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Responsabilité civile En bref N O 11 – Avril 2013 EN MANCHETTE CHRONIQUE L’exercice procédural particulier de la mise en cause forcée : les enseignements principaux de la Cour d’appel du Québec des 10 dernières années, par M e  Alexandre Forest L’auteur, suivant une présentation générale du recours de la mise en cause forcée et incluant les distinctions entre ce dernier et le recours en garantie, analyse trois décisions majeures de la Cour d’appel du Québec concernant l’application du régime procédural de la mise en cause forcée. À travers cette analyse, on découvre l’aspect crucial de la distinction entre la mise en cause forcée et l’appel en garantie ainsi que l’évolution des critères d’analyse du caractère « nécessaire » de la mise en cause forcée. p.2 JURISPRUDENCE Papatie c. Québec (Procureur général), EYB 2013-219071 (C.S., 1 er mars 2013) Lemeurtred’undétenuparsoncompagnondecelluleentraînelacondamnationduprocureur généralduQuébecàpayerdesdommagesàlafamilledudéfunt. p.16 Gestion Émile inc. c. Parent, EYB 2013-217275 (C.S., 22 janvier 2013) LaCourconclutàlaprescriptiondurecoursdelalocataireenannulationd’uneententesignéesous lacontraintemodifiantlecoûtduloyerprévuaubail,maisaccueilleenpartiesaréclamationen dommages-intérêtspourpertedejouissancedeslieuxloués. p.7 Beauchamp c. Propriété Provigo limitée, EYB 2013-218833 (C.Q., 22 février 2013) LaCourconclutqu’unepersonnequiseblesseendéneigeantlerétroviseurdesavoitureestvictime d’unaccidentausensdelaLoi sur l’assurance automobile. p.9 75, rue Queen, bureau 4700, Montréal (Québec) H3C 2N6 Téléphone : (514) 842-3937 Télécopieur : (514) 842-7144 © LES ÉDITIONS YVON BLAIS TOUTE REPRODUCTION OU DIFFUSION INTERDITE SANS AUTORISATION ISSN : 1929-2422

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Responsabilité civileEn bref

NO 11 – Avril 2013

EN MANCHETTECHRONIQUEL’exercice procédural particulier de la mise en cause forcée : les enseignements principaux de la Cour d’appel du Québec des 10 dernières années, par Me Alexandre ForestL’auteur, suivant une présentation générale du recours de la mise en cause forcée et incluant les distinctions entre ce dernier et le recours en garantie, analyse trois décisions majeures de la Cour d’appel du Québec concernant l’application du régime procédural de la mise en cause forcée. À travers cette analyse, on découvre l’aspect crucial de la distinction entre la mise en cause forcée et l’appel en garantie ainsi que l’évolution des critères d’analyse du caractère « nécessaire » de la mise en cause forcée.� p.�2

JURISPRUDENCEPapatie c. Québec (Procureur général), EYB 2013-219071 (C.S., 1er mars 2013)Le�meurtre�d’un�détenu�par�son�compagnon�de�cellule�entraîne� la�condamnation�du�procureur�général�du�Québec�à�payer�des�dommages�à�la�famille�du�défunt.� p.�16

Gestion Émile inc. c. Parent, EYB 2013-217275 (C.S., 22 janvier 2013)La�Cour�conclut�à�la�prescription�du�recours�de�la�locataire�en�annulation�d’une�entente�signée�sous�la�contrainte�modifiant�le�coût�du�loyer�prévu�au�bail,�mais�accueille�en�partie�sa�réclamation�en�dommages-intérêts�pour�perte�de�jouissance�des�lieux�loués.� p.�7

Beauchamp c. Propriété Provigo limitée, EYB 2013-218833 (C.Q., 22 février 2013)La�Cour�conclut�qu’une�personne�qui�se�blesse�en�déneigeant�le�rétroviseur�de�sa�voiture�est�victime�d’un�accident�au�sens�de�la�Loi sur l’assurance automobile.� p.�9

75, rue Queen, bureau 4700, Mont réal (Québec) H3C 2N6 Téléphone : (514) 842-3937 Télécopieur : (514) 842-7144

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Résumé

L’auteur, suivant une présentation générale du recours de la mise en cause forcée et incluant les distinctions entre ce dernier et le recours en garantie, analyse trois déci-sions majeures de la Cour d’appel du Québec concernant l’application du régime procédural de la mise en cause forcée. À travers cette analyse, on découvre l’aspect cru-cial de la distinction entre la mise en cause forcée et l’ap-pel en garantie ainsi que l’évolution des critères d’analyse du caractère « nécessaire » de la mise en cause forcée.

INTRODUCTION

La mise en cause forcée d’un tiers à l’instance comporte un certain caractère ésotérique pour certains praticiens, contrai-rement à l’appel en garantie de ce même tiers, procédure plus commune s’il en est une. Si précédemment, l’exercice nécessi-tait la permission de la Cour, il est toutefois clair que depuis maintenant 10 ans, une telle permission n’est plus requise1. Or, au cours de ce même laps de temps, la Cour d’appel a eu l’occasion de clarifier quelque peu la notion de la mise en cause forcée même si le sujet reste le théâtre de quelques polémiques.

La présente chronique débutera par une présentation géné-rale des fondements de la mise en cause forcée et ses dis-tinctions par rapport à l’appel en garantie pour ensuite mettre l’accent sur trois décisions majeures de la Cour d’ap-pel du Québec des 10 dernières années qui ont défini le rôle de la mise en cause forcée et ses critères d’application. Ces décisions seront abordées en ordre chronologique, nommé-

* Me Alexandre Forest est sociétaire au sein du groupe de réor-ganisation commerciale et insolvabilité ainsi que du groupe de litige commercial du cabinet McMillan, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

1. Pour une discussion détaillée à ce propos, voir Donald BÉCHARD, « Commentaire sur la décision Factory Mutual Insurance Com-pany c. Gérin-Lajoie – Depuis le 1er janvier 2003, l’autorisation préalable du tribunal n’est plus requise pour introduire une requête introduction d’instance en intervention forcée », dans Repères, décembre 2003, EYB2003REP50.

ment Eclipse Bescom Ltd. c. Soudures d’Auteuil Inc.2, suivi de Kingsway General Insurance Co. c. Duvernay Plomberie et chauffage inc.3 et finalement Lafarge Canada c. Construc-tion Fré-Jean inc.4.

I– LA DISTINCTION ENTRE LA MISE EN CAUSE FORCÉE ET L’APPEL EN GARANTIE

De prime abord, les deux procédures sont regroupées dans un seul et même ar ticle du Code de procédure civile (« C.p.c. »), soit l’ar ticle 216. Nous estimons donc à propos de citer ce der-nier intégralement :

216. Toute partie engagée dans un procès peut y appeler un tiers dont la présence est nécessaire pour permettre une solu-tion complète du litige, ou contre qui elle prétend exercer un recours en garantie.

On reconnaîtra donc aisément que la première partie de l’ar-ticle liée à la solution complète du litige correspond à la mise en cause forcée tandis que la dernière partie de l’ar ticle vise plutôt le recours en garantie.

Les auteurs Ferland et Emery définissent les deux concepts de la manière suivante :

Mise en cause

La mise en cause est une forme d’intervention forcée d’un tiers qui vise à régler le litige principal entre les parties à l’instance de manière complète et finale et à éviter la répétition inutile et coûteuse des litiges, en rendant le jugement final à interve-nir dans l’instance opposable à toutes les personnes susceptibles d’être affectées juridiquement. Le tiers est ainsi forcé d’interve-nir, en étant mis en cause, pour que, dans l’instance principale, le jugement qui sera rendu soit final et complet et n’expose pas une partie à l’instance à recourir à de nouvelles procédures ou à y défendre relativement au droit d’action exercé dans cette instance [citation omise]. La mise en cause est en définitive l’ex-tension à un tiers du lien juridique d’instance déjà existant entre les parties à l’instance originaire.

[...]

Appel en garantie

L’appel en garantie représente une forme d’intervention forcée d’un tiers qui vise à rechercher contre ce tiers une condamnation et qui permet au défendeur principal d’être indemnisé par ce tiers de la condamnation qui pourrait être prononcée contre lui par jugement final sur la demande principale [citation omise].

L’appel en garantie présuppose l’existence d’un lien de droit entre le demandeur et le défendeur en garantie, entre le garanti et le garant [citation omise], et l’existence d’un lien de connexité entre l’appel en garantie et l’action principale, c’est-à-dire un lien tel que la demande en garantie et la demande principale ne pourraient, sans danger de jugements contradictoires, être jugées par des tribunaux différents [citation omise].5

[Nos soulignements]

2. REJB 2002-30655, [2002] R.J.Q. 855 [Bescom].3. EYB 2009-158810, 2009 QCCA 926 [Kingsway].4. EYB 2012-208840, 2012 QCCA 1264 [Lafarge].5. Denis FERLAND et Benoît EMERY, « De la participation de tiers

au procès », dans Précis de procédure civile du Québec, 4e éd., vol. 1 (Art. 1-481 C.p.c.), 2003, EYB2003PPC24.

L’exercice procédural particulier de la mise en cause forcée : les enseignements principaux de la Cour d’appel du Québec des 10 dernières années

Me ALEXANDRE FOREST*Avocat

CHRONIQUE

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En résumé, la distinction majeure entre la mise en cause forcée et l’action en garantie se situe principalement au niveau du lien de droit entre le demandeur, soit principal ou en intervention forcée, et le défendeur à l’intervention forcée.

En effet, dans le cadre de l’appel en garantie, un lien de droit entre le demandeur en garantie et le défendeur en garan-tie est une condition sine qua non pour que le recours ait la moindre chance de succès. Or, dans le cadre de la mise en cause forcée, ce n’est pas le lien entre le demandeur en mise en cause forcée et le défendeur en mise en cause forcée qui est primordial pour l’analyse de la demande, mais plutôt le lien entre le demandeur principal à l’action et le défen-deur en mise en cause forcée, en plus de la nécessité de la présence de la partie mise en cause pour obtenir une solu-tion complète du litige6. Tel qu’il a été précisé plus haut, la mise en cause forcée aura pour résultat d’étendre à un tiers le lien juri dique existant entre le demandeur principal et le deman-deur en mise en cause forcée. Cette différence dans l’analyse du lien de droit entre les parties à l’instance est la clef de voûte de la distinction de chacun de ces recours7.

Les deux recours différenciés, nous pouvons maintenant passer à l’analyse des trois décisions de la Cour d’appel sus-mentionnées.

II– L’ARRÊT BESCOM

Dans Bescom, la Cour d’appel devait se pencher sur la déter-mination de la responsabilité des différentes parties en cause relativement à un incendie survenu dans les fumoirs à viande d’une assurée de la compagnie d’assurances Chubb. Cette dernière, suivant le paiement de l’indemnité compen-satoire à son assurée et conséquemment, subrogée dans ses droits, a poursuivi Soudures d’Auteuil Inc. (« Auteuil »), allé-guant l’installation dangereuse des fumoirs et des conduites de chaleur. En réaction à cette poursuite, Auteuil s’est tour-née vers Eclipse Bescom Ltd. (« Eclipse ») en la faisant inter-venir au dossier par le biais d’un appel en garantie, estimant que cette dernière, en sa qualité de superviseure de l’instal-lation, avait fait défaut de constater la non-conformité des travaux de Auteuil et d’en aviser tant celle-ci que l’assurée.

En première instance, le juge a imputé la responsabilité de l’incendie à raison d’un tiers chacun aux trois parties, à

6. À ce propos, il est intéressant de consulter la décision Fonds d’assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Qué-bec c. Gariépy, EYB 2005-85932, 2005 QCCA 60, par. 33, où la Cour d’appel souligne l’importante différence entre l’utilité d’avoir une partie mise en cause dans une instance en opposi-tion à un ajout qui serait nécessaire à la solution complète du litige, seul le dernier respectant le critère de l’art. 216 C.p.c.

7. C’est d’ailleurs de cette manière que la Cour supérieure dis-tinguait les deux recours dans Groupe Thomas Marine inc. c. Lalonde-Pilon, EYB 2010-171459, 2010 QCCS 1133, par. 9 (confirmé en appel par Lalonde Pilon c. Ultramar ltée, EYB 2010-180956, 2010 QCCA 1902) :

[9] La mise en cause forcée suppose un lien de droit entre le demandeur principal et la personne qu’on veut mettre en cause. L’appel en garantie suppose un lien de droit entre les défendeurs et la personne appelée en garantie.

savoir l’assurée, Auteuil et Eclipse. Cette décision s’est ensuite retrouvée devant la Cour d’appel.

Le juge Brossard, débutant son analyse, campe dès ce moment les fondations fondamentalement procédurales de l’appel :

[24] D’entrée de jeu, je souligne que si Chubb avait poursuivi à la fois Auteuil et Bescom, in solidum, et que le premier juge avait alors condamné les deux parties conjointement à payer chacune un tiers des dommages causés par l’incendie ou condamné les deux aux deux tiers in solidum tout en spécifiant que l’inexécu-tion de leurs obligations respectives à l’égard de Delstar [l’assu-rée] avait contribué, de façon égale, aux dommages, je n’aurais alors vu aucune raison d’intervenir à l’encontre d’un tel juge-ment, sur la base de ses conclusions de faits.

[25] Malheureusement, et ceci dit, tel n’est pas le cas.

[...]

[27] En l’espèce, la procédure en garantie intentée par Auteuil complique non seulement la détermination du lien juridique

entre les parties mais, et ceci dit avec égards pour le premier juge, est éga-lement source de confusion quant à la nature de cette relation.8

Se tournant ensuite vers la requête introductive d’instance en garantie, le juge Brossard se voit inca pable

d’y reconnaître une seule allégation supposant un lien de droit entre Auteuil et Eclipse. Suivant cette con statation et reprenant les mots de l’ar ticle 216 C.p.c., il poursuit de cette manière :

[33] Il me semble clair, en l’espèce, que c’est la première partie de cet ar ticle [216 C.p.c.] qui était applicable, soit d’appeler ou de mettre en cause Bescom, « dans le procès déjà engagé », donc comme codéfendeur sur l’action principale, « pour permettre la solution complète du litige ».9

Comme le juge le souligne lui-même10, ce dernier commen-taire va à l’encontre de ce que la Cour d’appel avait affirmé précédemment, à savoir que les deux recours prévus par l’ar-ticle 216 C.p.c. sont issus de la même origine procédurale et que seul le motif d’inclusion du tiers à l’instance est diffé-rent11. Il choisit plutôt de s’appuyer sur un autre courant juris-prudentiel qu’il décrit plus amplement dans les conclusions de son jugement à ce propos :

[44] Quelques années plus tard, dans l’affaire Allard c. Mozart Ltée12, notre Cour qualifiait fortement le raisonnement suivi dans l’arrêt Plessis-Bélair [citation omise] en soulignant, comme je le propose aujourd’hui en l’instance, que l’ar ticle 216 C.p.c. prévoit deux formes d’intervention forcée de nature essentiel-lement différente : il y était précisé que la mise en cause forcée consiste à ajouter, dans le litige principal, une nouvelle partie et ce, pour donner une solution complète et finale à ce litige ; l’action en garantie, d’autre part, qui constitue une instance dis-tincte de l’action principale, est intentée contre un tiers contre qui on prétend exercer un recours en garantie ou un recours qui pourrait être exercé plus tard par action récursoire [...]

[45] Tel que mentionné ci-haut, c’est la thèse que j’adopte sans hésitation en l’espèce.

8. Bescom, supra, note 2, par. 24-27.9. Bescom, supra, note 2, par. 33.10. Bescom, supra, note 2, par. 34-38.11. REJB 2001-25284, J.E. 2001-1531 (C.A.).12. EYB 1981-138701, [1981] C.A. 612.

La mise en cause forcée aura pour résultat d’étendre à un tiers le lien juridique existant entre le demandeur principal et le demandeur en mise en cause forcée.

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[46] Nous ne sommes pas ici en matière délictuelle. De fait, les droits invoqués en faveur de la demanderesse principale sont de nature strictement contractuelle et ne peuvent fonder une responsabilité solidaire et un recours récursoire anticipé fondé sur une telle solidarité.

[47] Bref, tel que mentionné, je suis d’avis que c’est la première partie de l’ar ticle 216 C.p.c. qui pouvait, en l’espèce, permettre la mise en cause forcée de Bescom dans le procès déjà engagé sur l’action principale et non un recours en garantie [...]

[Nos soulignements, caractères gras d’origine]

Compte tenu de ce qui précède, la Cour d’appel a accueilli l’appel d’Eclipse et a rejeté l’action en garantie à son encon-tre, aucune allégation soumise n’étant suffisante pour éta-blir son fondement, à savoir un lien de droit entre Auteuil et Eclipse.

III– L’ARRÊT KINGSWAY13

Dans cette décision, la Cour d’appel devait trancher la ques-tion suivante : un assureur peut-il forcer l’intervention du res-ponsable supposé d’un sinistre (ici, un dégât d’eau) à titre de mise en cause forcée, malgré le fait que ledit assureur n’a que partiellement dédommagé son assuré et donc, n’est pas complètement subrogé dans ses droits ?

En l’espèce, l’assureur n’avait assumé que certaines mesures destinées à limiter les dégâts suivant le sinistre. Il avait ensuite refusé de payer pour tout autre dommage, alléguant que son assuré aurait fait de fausses déclarations au sujet des circons-tances du dégât d’eau et de l’étendue des dommages qui en auraient découlé. Poursuivi par son assuré, l’assureur a insti-tué un recours en mise en cause forcée à l’encontre du plom-bier ayant fait des travaux à l’endroit précis où le sinistre a pris naissance, estimant que la présence de ce dernier serait indispensable à la solution complète du litige, plus précisé-ment à la détermination de la cause véritable du sinistre et de l’identité de son auteur et, de manière accessoire, parce que ladite mise en cause forcée aurait l’effet d’interrompre la prescription d’un potentiel recours de l’assuré à l’en contre du plombier. Malgré ces arguments, la Cour supérieure a rejeté la requête de l’assureur.

Dans une analyse surprenante, la Cour d’appel a pourtant tranché en faveur de l’assureur, lui permettant de mettre en cause le supposé responsable des dommages sans que la subrogation ait été complétée ou, en d’autres termes, per-mettant ce qui pourrait être qualifié de recours subrogatoire anticipé, pourtant source de polémique au sein de la juris-prudence14.

Suivant une analyse détaillée des distinctions entre mise en cause forcée et appel en garantie, la Cour a mis l’accent sur le caractère « nécessaire » de la mise en cause, faisant le lien entre cette nécessité et la connexité entre les assises du

13. Pour une discussion détaillée à propos de cet arrêt, axé sur le recours subrogatoire anticipé dans le domaine du droit de l’assurance et complémentaire au présent bulletin, voir Isa-belle HUDON, « Commentaire sur la décision Kingsway General Insurance Co. c. Duvernay Plomberie et chauffage inc. – Une mise en cause forcée qui a des allures de recours subrogatoire anticipé », dans Repères, juillet 2009, EYB2009REP841.

14. La Cour d’appel souligne d’ailleurs elle-même cette polémique au par. 49 de la décision.

recours principal et celles de la demande de mise en cause15. Citant Bescom, la Cour décide d’élargir ladite notion de néces-sité, tentant toutefois de restreindre cet élargissement aux faits de l’espèce :

[44] La vision plus étroite du concept de « nécessité », telle qu’ap-pliquée dans Consolidated Bathurst Inc. [citation omise] doit céder le pas à la perspective plus large expliquée par le juge Brossard dans Eclipse Bescom Ltd. c. Soudures d’Auteuil inc.

[...]

[45] Il est exact qu’en reconnaissant ici la possibilité de mettre en cause l’intimée, comme le demandent les appelants, on élar-git encore la notion de nécessité, puisque l’action de Sanum vise l’exécution du contrat d’assurance, alors que la mise en cause a pour but de faire statuer sur la responsabilité civile de l’in-timée dans la survenance du sinistre, ce qui paraît a priori un autre débat. Dans les circonstances précises de l’espèce, cepen-dant, alors que la faute de l’intimée est alléguée dans l’action principale et en sera un des enjeux, il est opportun d’aller plus loin dans l’idée qu’on doit se faire de ce qui est nécessaire à la solution complète d’un litige, au sens de l’ar ticle 216 C.p.c., et ce, autant afin d’éviter la multiplication de procédures tournant autour d’une même situation ou cause factuelle (en l’espèce, la survenance d’un dégât d’eau chez Sanum) qu’afin d’éviter des jugements contradictoires. Cela est compatible, certainement, avec les principes véhiculés par le Code de procédure civile, et notamment par son ar ticle 2, particulièrement depuis la réforme de 2003, qui cherche clairement, en limitant les procédures et les recours, à favoriser une meilleure gestion des affaires judi-ciaires et une meilleure utilisation des ressources.16

[Nos soulignements]

La Cour d’appel prend donc une position pragmatique dans Kingsway en élargissant la notion de nécessité de l’ar-ticle 216 C.p.c. De surcroît, il semble émaner de ce jugement la préoccupation pressante de la Cour liée à la prescription potentielle du recours de l’assuré (et donc, en cas de subro-gation, de l’assureur) face au plombier17.

Paradoxalement, alors que la Cour fait abondamment allusion à Bescom dans sa décision, elle ne mentionne pas le fait que ce dernier arrêt soulignait aussi l’importance d’user de la pro-cédure appropriée et de s’assurer des droits clairs des parties entre elles, mentionnant que l’adage voulant que le droit ne doive pas être au service de la procédure se devait de con naître certaines exceptions dans le cas d’absence de lien de droit, par exemple. Il nous semble pourtant que Kingsway penche en faveur du contraire, reposant sur un droit partiel compte tenu du caractère incomplet de la subrogation exécutée.

15. Kingsway, supra, note 3, par. 41.16. Ibid., par. 44-45. Un peu plus loin, au par. 60, la Cour répète

d’ailleurs que sa conclusion « élargit peut-être l’institution de la mise en cause au sens de la première portion de l’ar ticle 216 C.p.c. ». Voir aussi CGU c. Wawanesa, compagnie mutuelle d’assurances, EYB 2005-88364, 2005 QCCA 320, par. 13, où la Cour d’appel avait déjà pris la position que l’évolution du droit judiciaire militait pour une interprétation « large et généreuse » de l’ar ticle 216 C.p.c.

17. Kingsway, supra, note 3, par. 62-69. La Cour estime d’ailleurs que comme l’inaction de l’assuré se bornant à poursuivre son assureur sans y inclure le supposé responsable des domma-ges ne pourrait être considérée comme un fait qui, en empê-chant la subrogation, éteindrait potentiellement l’obligation d’indemniser de l’assureur. C’est à l’assureur de protéger son droit d’action contre le tiers responsable.

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IV– L’ARRÊT LAFARGE

Dans ce dernier arrêt, la Cour d’appel, bien que consciente de ses décisions antérieures élargissant la notion de nécessité et les critères d’application de la mise en cause forcée, vient préciser que cet élargissement n’est pas sans limites.

En effet, dans ce dossier aux méandres procéduraux complexes visant à faire la lumière sur de multiples problèmes de dégra-dation prématurée de solages dans la région de Trois-Rivières, la Cour d’appel devait trancher sur la mise en cause forcée de Lafarge Canada Inc. (« Lafarge ») et Marie De Grosbois (« De Grosbois ») par Construction Fré-Jean Inc. (« Fré-Jean »). Cette dernière désirait la mise en cause forcée des premières, plai-dant que, à l’époque pertinente, Lafarge était actionnaire de la codéfenderesse Béton Laurentide inc. et qu’elle déte-nait aussi un siège sur son conseil d’administration, ce dernier occupé par De Grosbois. Fré-Jean reprochait aussi à Lafarge et De Grosbois d’avoir eu connaissance dès 2002 des pro-blèmes de qualité du granulat uti-lisé par Béton Laurentide inc. et de ne pas avoir agi de façon prudente en ne dénonçant pas la situation, tant à Béton Laurentide inc. qu’au public en général.

En première instance, la Cour supérieure, s’appuyant forte-ment sur l’arrêt Kingsway et son interprétation large de la nécessité, avait accepté la mise en cause forcée.

En appel toutefois, la Cour, reconnaissant les principes de Kingsway, précise toutefois que le critère de nécessité reste un préalable sérieux au recours en mise en cause forcée. En effet, elle mentionne :

[30] En pareil contexte, la présence de Lafarge et De Grosbois est-elle nécessaire à la solution complète du litige, comme l’exi-gent l’ar ticle 216 du Code de procédure civile et les nombreux arrêts qui l’ont commenté [citation omise] ? La Cour estime que non, et ce, même si la simple opposabilité à Lafarge et De Gro-bois du jugement à intervenir pourrait ultimement se révéler utile dans la perspective que soutiennent les mises en cause SNC-Lavallin et Alain Blanchette.18

La Cour d’appel s’en remet donc encore une fois à la distinc-tion entre l’utilité et la nécessité dont nous avons fait men-tion précédemment19, encadrant l’interprétation large et généreuse de Kingsway.

Il faut toutefois mettre cette décision dans son contexte pro-cédural. En effet, il émane fortement du jugement de la Cour d’appel que cette dernière considérait l’ajout de Lafarge et De Grosbois, sur la base d’un lien de droit « au mieux, éloigné »20 avec toutes les parties dont la responsabilité est recherchée, comme pouvant desservir la justice en créant des retards inu-tiles (et inacceptables pour les demandeurs principaux, qui par ailleurs s’opposaient à la mise en cause forcée21) alors

18. Lafarge, supra, note 4, par. 30.19. Supra, note 6.20. Lafarge, supra, note 4, par. 29.21. À ce propos, il est intéressant de constater que l’opposition

de la demanderesse principale à une mise en cause forcée était considérée comme pertinente dans la décision Cogerco Constructeur inc. c. Tetra Pak Canada inc., REJB 2002-29821, J.E. 2002-656 (C.A.), par. 42. Ce même argument est toutefois d’un pouvoir persuasif limité depuis Bescom et les conclusions

qu’un contrat judiciaire procédural liait déjà les parties à l’instance22.

CONCLUSION

Quelles conclusions doit tirer le praticien des décisions ana-lysées ci-haut ?

En ce qui a trait à Bescom, la leçon principale à tirer est l’im-portance de la différence fondamentale entre le recours en garantie et la mise en cause forcée. En l’absence de lien de droit entre le demandeur en garantie et le défendeur en garantie, le recours en garantie ne peut être que voué à l’échec. En cas de doute sur ledit lien de droit, l’adjonction d’une partie à titre de mise en cause forcée s’avère donc plus prudente.

La décision Kingsway, quant à elle, vient démontrer que la procédure en mise en cause forcée peut être utilisée dans des circonstances diverses. Généreusement interprétée, elle

pourrait ainsi permettre d’inclure une partie alors que les droits du demandeur en mise en cause forcée ne sont pas encore cristallisés envers la défenderesse en mise en cause

forcée, le tout sous le couvert de l’économie de la justice. Bien que la Cour d’appel elle-même ait tenté de circonscrire l’ap-plication de sa décision, l’élargissement de l’application du caractère de nécessité de l’ar ticle 216 C.p.c. y étant contenu reste applicable au-delà de ce cas d’espèce.

Enfin, Lafarge nous apparaît mettre une limite à l’interpré-tation large de Kingsway. Une mise en cause forcée basée sur un lien de droit au mieux douteux entre le deman-deur principal et la défenderesse en mise en cause forcée ne pourra être conservée si elle a pour effet de retar-der indûment des procédures complexes déjà bien enta-mées. Il faut toutefois se rappeler qu’en première instance, quasi à contrecœur, le juge avait tout de même accepté de maintenir la mise en cause suivant les principes établis par Kingsway, prouvant du même coup son applicabilité au-delà du domaine de l’assurance et des faits particuliers du jugement.

Enfin, en guise de conclusion, il convient de souligner que le statut d’une partie mise en cause est encore considéré comme un sujet controversé en droit. Si certains considèrent une telle partie comme une codéfendresse en bonne et due forme, d’autres, au contraire, considèrent plutôt que son statut doit être restreint à celui de défenderesse en mise en cause forcée23. Sans développer plus longuement cette ques-tion, le praticien trouvera toutefois pratique de consulter la décision Girard c. Girard24 afin de s’en inspirer pour adapter ses conclusions en ce qui a trait au statut à donner à la mise en cause forcée.

sans équivoque du juge Brossard à cet effet : « [...] il me paraît un peu théorique, en 2001, d’opiner qu’il serait contraire aux droits du demandeur de lui imposer un codéfendeur addition-nel. » Voir Bescom, supra, note 2, par. 35.

22. Lafarge, supra, note 4, par. 14-17.23. Lafarge, supra, note 4, par. 19-22.24. EYB 2007-117435, 2007 QCCA 473.

Le statut d’une partie mise en cause est encore considéré comme un sujet controversé en droit.