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Les faux prophètes Jean-François Revel Le Point , 11 octobre 1997, pp. 120-121. Sciences humaines - Deux physiciens, Alan Sokal et Jean Bricmont, dénoncent l’arrogance, le jargon, le flou de la pensée des philosophes à la mode. " Impostures intellectuelles " est une attaque sans merci. L’affaire, ou plutôt, l’explosion Sokal, depuis ses débuts, il y a dix- huit mois, a débordé le cercle des intellectuels pour atteindre celui du public qui les lit, ou les admire sans les lire. Elle restera devant la postérité comme un exemple d’évaluation expérimentale de la validité d’une culture ou d’une école. Rappelons les faits - et le forfait. Alan Sokal, professeur de physique à l’université de New York, avait fini par se lasser de voir les mathématiques et la physique invoquées abusivement, sans pertinence ni compétence, par de faux prophètes en sciences humaines. Il était par ailleurs agacé par leur jargon, souvent vide de tout sens - mais c’est là un travers bien antérieur à notre époque. Pour soumettre à une épreuve les philosophes à la mode, il compose alors une parodie dans le style de leurs élucubrations, multipliant les exploitations erronées de notions mathématiques ou physiques et les imbécillités volontaires dans l’extrapolation de ces notions aux sciences sociales. Il truffe son canular de citations authentiques, sélectionnées pour leur absurdité et tirées des auteurs mêmes qu’il moque. Ces derniers sont pour la plupart français, hélas ! Sokal couronne son pastiche d’un titre ronflant, " Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ", énoncé dépourvu de sens, mais non de bouffonnerie. Puis il adresse son article à l’une des revues les plus prestigieuses dans les milieux universitaires américains, Social Text. Surprise : les directeurs de la revue et son comité " scientifique " ne s’aperçoivent pas de la supercherie. Ils publient avec empressement leur propre mise en boîte. Mieux : aucun des lecteurs de Social Text, à savoir le gratin des maîtres penseurs de l’Ancien et du Nouveau monde, ne flaire non plus l’horrible piège. Des semaines passent. L’expérience ayant réussi au-delà de toute attente, Sokal révèle, en mai 1996, qu’il s’agissait d’une sottise intentionnelle à fins démonstratives.

Revel J.F. - Les Faux Prophetes. Sur Sokal Hoax

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Revel J.F. - Les Faux Prophetes. Sur Sokal Hoax

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Les faux prophtes

Jean-Franois Revel

Le Point, 11 octobre 1997, pp. 120-121.

Sciences humaines- Deux physiciens, Alan Sokal et Jean Bricmont, dnoncent larrogance, le jargon, le flou de la pense des philosophes la mode. "Impostures intellectuelles" est une attaque sans merci.

Laffaire, ou plutt, lexplosion Sokal, depuis ses dbuts, il y a dix-huit mois, a dbord le cercle des intellectuels pour atteindre celui du public qui les lit, ou les admire sans les lire. Elle restera devant la postrit comme un exemple dvaluation exprimentale de la validit dune culture ou dune cole.

Rappelons les faits - et le forfait. Alan Sokal, professeur de physique luniversit de New York, avait fini par se lasser de voir les mathmatiques et la physique invoques abusivement, sans pertinence ni comptence, par de faux prophtes en sciences humaines. Il tait par ailleurs agac par leur jargon, souvent vide de tout sens - mais cest l un travers bien antrieur notre poque. Pour soumettre une preuve les philosophes la mode, il compose alors une parodie dans le style de leurs lucubrations, multipliant les exploitations errones de notions mathmatiques ou physiques et les imbcillits volontaires dans lextrapolation de ces notions aux sciences sociales. Il truffe son canular de citations authentiques, slectionnes pour leur absurdit et tires des auteurs mmes quil moque. Ces derniers sont pour la plupart franais, hlas! Sokal couronne son pastiche dun titre ronflant, "Transgresser les frontires: vers une hermneutique transformative de la gravitation quantique", nonc dpourvu de sens, mais non de bouffonnerie.

Puis il adresse son article lune des revues les plus prestigieuses dans les milieux universitaires amricains,Social Text. Surprise: les directeurs de la revue et son comit "scientifique" ne saperoivent pas de la supercherie. Ils publient avec empressement leur propre mise en bote. Mieux: aucun des lecteurs deSocial Text, savoir le gratin des matres penseurs de lAncien et du Nouveau monde, ne flaire non plus lhorrible pige. Des semaines passent. Lexprience ayant russi au-del de toute attente, Sokal rvle, en mai 1996, quil sagissait dune sottise intentionnelle fins dmonstratives.

Aujourdhui, dans "Impostures intellectuelles", livre crit en collaboration avec Jean Bricmont, un physicien belge, Sokal tire les enseignements de laccablant succs de sa ruse. Bricmont et Sokal dveloppent et prcisent leurs critiques des auteurs "postmodernes" ou classs comme tels.

Par exemple, Jacques Lacan - lanctre fondateur - recourt sans arrt des notions mathmatiques quil ne comprend pas lui-mme. Ecrivant:"Dans cet espace de jouissance, prendre quelque chose de born, ferm, cest un bien, et en parler cest une topologie". Lacan trace une phrase qui ne veut rien dire dun point de vue mathmatique et a fortiori moins que rien comme application des mathmatiques la psychologie. Il ne justifie par aucun raisonnement ses analogies entre topologie et psychanalyse. De plus, ses noncs mathmatiques sont par eux-mmes dnus de sens.

Bruno Latour nous apprend, pour sa part, que le pauvre Einstein ne sest pas compris lui-mme. Heureusement, Latour vint pour rvler que"la thorie de la relativit est sociale de part en part". Autrement dit, elles nest pas scientifique. Cest une reprsentation sociale, un peu comme la chanson dElton John en lhonneur de Diana. Dans sa bont, Latour rend Einstein le service posthume de lui apporter la lumire."Avons-nous appris quelque chose Einstein?"se demande-t-il en toute modestie. Oui, car"sans la position de lnonciateur... largument technique dEinstein lui-mme est incomprhensible". Quil le soit pour Latour parat certain.

Deleuze et Guattari semptrent pour leur part dans des distinctions entre quations linaires et non linaires quils confondent, dailleurs, les unes avec les autres et dont ils font une application aux sciences humaines forcment des plus oiseuses. Lors de la guerre du Golfe, Baudrillard nous dvoile de son ct que"lespace de la guerre est devenu dfinitivement non euclidien". Comme les gomtries non euclidiennes se construisent dans un espace purement conceptuel et diffrend de celui de notre perception, on aimerait savoir en quoi le Moyen-Orient se distingue gomtriquement des autres parties du monde. Par un point donn, peut-on y mener une infinit de parallles une droite donne?

Sokal et Bricmont se demandent galement comment Paul Virilio, tout en cherchant pater le lecteur laide de rfrences scientifiques, peut confondre vitesse et acclration, deux notions soigneusement distingues au dbut de chaque cours de physique lmentaire. Ils diagnostiquent chez Virilio un"mlange de confusions monumentales et de fantaisies dclinantes", preuves lappui. Et ils stonnent donc queLe Mondecrive en 1984:"Avec une rudition tonnante, qui mle les distances-espaces et les distances-temps, ce chercheur[Virilio]ouvre un important champ de questions philosophiques, quil appelle la dromocratie (du grecdromos, vitesse)."Encore nos deux physiciens ne se sont-ils pas aperus que, par dessus le march,dromos, en grec, ne signifie pas du tout vitesse, mais course, ou encore lieu dans lequel se droule une course. Cesttachosqui signifie vitesse.

Dresser le sottisier de laFrench theory, comme on nomme aux Etats-Unis cette forme de pense, ou, pour mieux dire, cet ensemble de procds, naurait t quun passe-temps satirique fort amusant, mais limit. Nos deux physiciens vont plus loin. Certes, arriver refiler un faux des faussaires, cest dj un peu venger lart authentique. Mais il est prfrable de rappeler ensuite avec nergie ce quest celui-ci.

Car toute larrogance postmoderne consiste expliquer en termes sociologiques le contenu des thories scientifiques. Il ny aurait pas de diffrences entre les croyances vraies et les croyances fausses. Selon lun des postmodernes cits, par exemple, la rotation du Soleil autour de la Terre a t longtemps"considre comme un fait". Lequel a t remplac "par un autre fait": la rotation copernicienne de la Terre autour du Soleil. Les deux faits sont vrais - ou faux, comme on voudra. Donc un fait"considr"comme vrai et un fait vrai se valent.

"Toute connaissance, crit un autre des auteurs analyss dans ce livre,est produite par des sujets dans un contexte historique... La science manifeste certains choix, certaines exclusions dues notamment au sexe des savants."

Voil ce que dcrte Luce Irigaray dans son piquant essai "Le sujet de la science est-il sexu?". La vrification exprimentale des lois dpend du sexe de lexprimentateur.

En somme, tout se passe comme si, la suite de lchec de la philosophie, les philosophes voulaient montrer que la science aussi a chou; quil ny a pas de diffrence entre le dmontrable et lindmontrable; que tout nonc rsulte de conditions la fois subjectives et sociales; quil ny a pas de vrit, mais seulement des opinions. Naturellement, les postmodernes se gardent bien dattribuer ce relativisme leurs propres thories. Ils nous les assnent avec une morgue dogmatique o le seul argument devient largument dautorit, baptis "audace".

Cest pourquoi ils ont contre-attaqu en usant darmes trangres lintelligence, consistant surtout traiter Sokal de ractionnaire"poujadiste", et - cela ne saurait tarder - de sympathisant du Front national et de "rvisionniste". Pitoyables garements! Il est vrai, lorsquon a rig la tricherie en systme et quon est pris la main de la sac, comment riposter, sinon en changeant de terrain avec la plus constante mauvaise foi? Lhonntet intellectuelle serait un suicide. De plus, ce sont les postmodernes qui sont ractionnaires. Car sil ny a aucune diffrence entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et linjuste, toutes les ides, tous les comportements deviennent lgitimes, y compris le racisme et le totalitarisme. Lenracinement dans son identit dfinit la seule vrit et la morale? Cest retomber dans les conceptions nazies. Cest tourner le dos toutes les conqutes de la vraie gauche depuis trois sicles.

Car, concluent Sokal et Bricmont,"souvenons-nous quil y a bien longtemps il tait un pays o des penseurs et des philosophes taient inspirs par les sciences, pensaient et crivaient clairement, cherchaient comprendre le monde naturel et social, sefforaient de rpandre ces connaissances parmi leurs concitoyens et mettaient en question les iniquits de lordre social. Cette poque tait celle des Lumires et ce pays tait la France".

De lAcadmie Franaise

Le Point, 1997.