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105 2 0 2 0 Dossier Cultures juridiques et pratique de l’enquête en sciences sociales Question en débat Où va l’université ? Études À propos REVUE INTERNATIONALE DE THEORIE DU DROIT ET DE SOCIOLOGIE JURIDIQUE REVUE SOUTENUE PAR L’INSTITUT DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES DU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ISSN 0769-3362

Revue Droit & Société N° 105-2020

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DossierCultures juridiques et pratique

de l’enquête en sciences sociales

Question en débatOù va l’université ?

Études

À propos

REVUEINTERNATIONALEDE THEORIEDU DROITET DE SOCIOLOGIEJURIDIQUE

REVUE SOUTENUE PAR L’INSTITUT DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALESDU CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

2 0 2 0105

Prix : 63 F ISBN 978-2-275-02941-2

Hommage à Étienne Le Roy Christoph Eberhard

Dossier Cultures juridiques et pratique de l’enquête en sciences sociales coordonné par Amélie Marissal et Charles Reveillere

Amélie Marissal, Charles Reveillere Les cultures juridiques à l’épreuve de l’enquête. Présentation du dossierCharles Reveillere Quelle place pour la critique à la Cour pénale internationale ? Analyse grammaticale de ce qui fait la force d’une institution faibleClaire Lemercier Transferts et cultures juridiques. Pourquoi l’Angleterre victorienne n’a-t-elle pas adopté les tribunaux de commerce ?Emmanuel Lazega L’usage dramaturgique de la culture juridique dans la construction d’une juridiction transnationaleAmélie Marissal Cultures juridiques et internationalisation des élites du droit. Le cas des juges de la Cour internationale de Justice

Question en débat Où va l’université ?

Corine Eyraud Université française : mort sur ordonnance ?

ÉtudesMarianne Blanchard, Aïcha Bourad, Les acteurs économiques dans les conseils d’administration Cécile Crespy, Marie-Pierre Bès des établissements d’enseignement supérieur. Du cadre juridique aux pratiquesHélène Piquet, André Laliberté La réactivation « par le haut » de la tradition de piété filiale en Chine : enjeux et défisAlexandre Jaunait Genèses du droit de l’identité de genre. Approche des configurations sociojuridiques

À proposLaurence Dumoulin, Cécile Vigour Émotions, droit et politique. Bilan et perspectives interdisciplinairesJean-Bernard Auby Pour une approche moins exclusivement positiviste de la jurisprudence administrativeAlbert Ogien Peut-on se déprendre du pouvoir du chiffre ?

Chronique bibliographique

ISSN 0769-3362

9 782275 029412

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Droit et SociétéRevue internationale de théorie du droit et de sociologie juridique fondée en 1985 par André-JeanArnaud †, Jacques Commaille et Jean-François Perrin. Nouvelle série de la Revue internationalede la théorie du droit, fondée en 1926 par Hans Kelsen, Léon Duguit, Franz Weyr.

Conseil scientifiqueRichard Abel (États-Unis), Jean-Guy Belley (Canada), Roger Cotterrell (Royaume-Uni), Elias Diaz (Espagne), Vincenzo Ferrari (Italie), Lawrence Friedman (États-Unis), Francis Snyder (France), Boaventura de Sousa Santos (Portugal), Gunther Teubner (Allemagne),Michel Troper (France), Michel Wieviorka (France).

Comité directeurJacques Commaille (France), François Ost (Belgique), Philippe Raimbault (France).

Comité éditorialLouis Assier-Andrieu (France), Frédéric Audren (France), Loïc Azoulai (France), Antoine Bailleux (Belgique), Benoit Bastard (France), Lucia Bellucci (Italie), Diane Bernard (Belgique), Dominique Bernier (Rédactrice en chef – langue française, Revue canadienne Droit et Société), Jean-Pierre Bonafé-Schmitt (France), John Bowen (États-Unis), Wanda Capeller (France), Francesca Caroccia (Italie), Émilie Cloatre (Royaume-Uni), Pierre-Yves Condé (France), Michel Coutu (Canada), Thierry Delpeuch (France), Marie-Sophie Devresse (Belgique), Daniel Dumont (Belgique), Hugues Dumont (Belgique), Baudouin Dupret (France), Rafael Encinas de Muñagorri (France), Anna Rosa Favretto (Italie), Casimiro Ferreira (Portugal), Claire de Galembert (France), Juan Antonio García Amado (Espagne), Mauricio García Villegas (Colombie), Werner Gephart (Allemagne), Pierre Guibentif (Portugal), Stéphanie Hennette-Vauchez (France), Liora Israël (France), Étienne Le Roy (France), Olivier Leclerc (France), Aude Lejeune (France), Xavier Marchand-Tonel (France), Éric Millard (France), Masayuki Murayama (Président du RCSL-ISA), David Nelken (Royaume-Uni), Pierre Noreau (Canada), Julien Pieret (Belgique), Alain Pottage (Royaume-Uni), Deborah Puccio-Den (France), Anne Revillard (France), Paola Ronfani (Italie), Frédéric Schoenaers (Belgique), Vincent Simoulin (France), Orlando Villas Bôas Filho (Brésil), Massimo Vogliotti (Italie).

Correspondants■ Amérique : Christine Rothmayr (Amérique anglophone), Pierre Noreau (Amérique francophone),

Mauricio García Villegas (Amérique hispanophone), Orlando Villas Bôas Filho (Amérique lusitophone).■ Aire Asie-Pacifique : Christoph Eberhard.■ Continent africain : André Cabanis.■ Europe : Werner Gephart (Allemagne), Margarita Vassileva (Bulgarie), Eugenia Rodríguez Palop (Espagne),

Francesca Caroccia (Italie), Massimo Vogliotti (Italie), Pierre Guibentif (Portugal), Ramona Coman (Roumanie), Peter Fitzpatrick (Royaume-Uni).

■ Monde arabe : Moussa Abou Ramadan (Cisjordanie, Israël), Nathalie Bernard-Maugiron (Égypte), Jean-Philippe Bras (Maghreb).

RédactionRédacteurs en chef : Pierre Brunet (Université Paris 1, École de Droit de la Sorbonne) ;Laurence Dumoulin (PACTE-CNRS, UGA, Sciences Po Grenoble).Pôle édition Droit et Société : Géraldine Doité (Secrétariat de rédaction) ; Nathalie Barnault (Responsable éditoriale web), Institut des Sciences sociales du Politique (ISP), Pôle de Saclay, ENS, 4 avenue des Sciences, F-91190 Gif-sur-Yvette, France ; Benn E.Williams (Traduction en anglais), University of Illinois at Chicago.■ Tél. : [33] (0)1 81 87 53 46 ■ e-mail : [email protected] ; [email protected]

Administration et abonnementsLibrairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Lextenso1, Parvis de La Défense, 92044 Paris La DéfenseRelations clients ■ Tél. : [33] (0)1 40 93 40 40Directeur de la publication : Philippe Raimbault

© Association Droit et SociétéLogo de couverture : Collectif Revues en lutte.

Outre les articles parus dans la rubrique « Études », rappel des thèmes traités dans les numéros précédents

■ Le management dans la pénalité : pénalité managériale ou management N° 90/2015

du système pénal ? // Les enjeux symboliques et rituels judiciaires de la CPI

■ Les styles judiciaires. Une analyse comparée // Désobéissance et non-respect N° 91/2015

des normes juridiques (30e anniversaire de la revue)

■ Politique et droit de l’État en perspectives N° 92/2016

■ Les autorités administratives indépendantes N° 93/2016

Les juristes ont-ils leur place dans le débat sociopolitique ? //

Les risques d’une déréglementation

■ L’actualité de la pensée de Georges Gurvitch sur le droit // À propos de la liberté d’expression N° 94/2016

■ Justice familiale et inégalités sociales N° 95/2017

■ Gérer les risques au travail : place et rôle du droit N° 96/2017

■ Les relations police-population // La police en banlieue N° 97/2017

■ Recompositions territoriales // Actualité de l’université anglaise N° 98/2018

■ Les violences de genre à l’épreuve du droit N° 99/2018

■ After Legal Consciousness Studies : dialogues transatlantiques et transdiciplinaires // N° 100/2018

Entretiens avec Mao Lin et Iain Stewart

■ Comment penser un droit pour l’alimentation ? // Entretien avec James Q. Whitman N° 101/2019

■ Les victimes au tribunal : du témoignage à la preuve judiciaire // Discriminations et travail N° 102/2019

■ Le droit à l’épreuve des algorithmes // N° 103/2019

Justice et intelligence artificielle – Analyse juridique de (x)

■ Justice et managérialisation outre-Manche N° 104/2020

Quelques thèmes prévus pour les prochains dossiers■ Des justiciables inégaux ?

■ Le droit de la migration et ses intermédiaires

■ « Devoir de vigilance ». La responsabilité des entreprises reformulée par la Loi

Collection « Droit et Société ». Derniers ouvrages57. L. Dumoulin et C. Licoppe, Les audiences à distance. Genèse et institutionnalisation d’une innovation dans la justice

58. A. Casimiro Ferreira, La société d’austérité. L’avènement du droit d’exception

59. W. Capeller, J. Commaille et L. Ortiz (dir.), Repenser le droit. Hommage à André-Jean Arnaud

Collection « Droit et Société. Recherches et Travaux ». Derniers ouvrages31. S. Cadiou (dir.), Gouverner sous pression ? La participation des groupes d’intérêt aux affaires territoriales

32. J. Colemans et B. Dupret (dir.), Ethnographies du raisonnement juridique

33. Emilia Schijman, À qui appartient le droit ? Ethnographier une économie de pauvreté

Collection « Droit et Société. Classics ». Derniers ouvragesR. Pasquier, V. Simoulin, J. Weisbein, La gouvernance territoriale. Pratiques, discours et théories

J. Chevallier, L’État post-moderne, 5e éd.

J. Commaille et B. Jobert (dir.), Les métamorphoses de la régulation politique, 2e éd.

Collection « Droit et Société. Les Petits Manuels ». Derniers ouvragesA.-J. Arnaud, La gouvernance. Un outil de participation

M. Garcia-Villegas, Les pouvoirs du droit. Analyse comparée d’études sociopolitiques du droit

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Droit et Société

N° 105/2020

Hommage à Étienne Le RoyChristoph Eberhard

DossierCultures juridiques et pratique de l’enquête en sciences socialescoordonné par Amélie Marissal et Charles Reveillere

279 Les cultures juridiques à l’épreuve de l’enquête. Présentation du dossierAmélie Marissal, Charles Reveillere

289 Quelle place pour la critique à la Cour pénale internationale ?Analyse grammaticale de ce qui fait la force d’une institution faibleCharles Reveillere

309 Transferts et cultures juridiques. Pourquoi l’Angleterre victoriennen’a-t-elle pas adopté les tribunaux de commerce ?Claire Lemercier

325 L’usage dramaturgique de la culture juridique dans la constructiond’une juridiction transnationaleEmmanuel Lazega

343 Cultures juridiques et internationalisation des élites du droit.Le cas des juges de la Cour internationale de JusticeAmélie Marissal

Question en débatOù va l’université ?

363 Université française : mort sur ordonnance ?Corine Eyraud

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266 Droit et Société 105/2020

Études

383 Les acteurs économiques dans les conseils d’administration des établissementsd’enseignement supérieur. Du cadre juridique aux pratiquesMarianne Blanchard, Aïcha Bourad, Cécile Crespy, Marie-Pierre Bès

407 La réactivation « par le haut » de la tradition de piété filiale en Chine : enjeux et défisHélène Piquet, André Laliberté

429 Genèses du droit de l’identité de genre. Approche des configurations sociojuridiquesAlexandre Jaunait

À propos

455 Émotions, droit et politique. Bilan et perspectives interdisciplinairesLaurence Dumoulin, Cécile Vigour

473 Pour une approche moins exclusivement positiviste de la jurisprudenceadministrativeJean-Bernard Auby

479 Peut-on se déprendre du pouvoir du chiffre ?Albert Ogien

Chronique bibliographique*

493 Liste des nouvelles recensions à consulter sur le blog Droit et Société

495 Reçu au bureau de la rédaction

Les opinions émises dans cette revue n’engagent que leurs auteurs.

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Droit et Société

# 105/2020

Homage to Étienne Le RoyChristoph Eberhard

Special ReportLegal Cultures and Investigatory Practice in the Social Sciencecoordinated by Amélie Marissal and Charles Reveillere

279 Legal Cultures Resisting Investigation. Presentation of the Special ReportAmélie Marissal, Charles Reveillere

289 Is Critisism Possible at the International Criminal Court?The Force of a Weak Institution: A Grammatical AnalysisCharles Reveillere

309 Legal Transfers and Legal Cultures. Why Did Victorian England Not AdoptCommercial Courts?Claire Lemercier

325 The Dramaturgical Use of Legal Culture in the Construction of a TransnationalJudicial InstitutionEmmanuel Lazega

343 Legal Cultures and Legal Elites’ Internationalization.The Judges of the International Court of Justice as a Case StudyAmélie Marissal

Current DebateWhere is the University Going?

363 A Death Decree for the French University?Corine Eyraud

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Studies

383 Representatives of the Economic Worlds in Boards of Higher Education Institutions.From Legal Framework to PracticesMarianne Blanchard, Aïcha Bourad, Cécile Crespy, Marie-Pierre Bès

407 The Top-Down Revival of the Tradition Of Filial Piety In China:Issues And ChallengesHélène Piquet, André Laliberté

429 Genealogies of Gender Identity Law: Contemporary Social and Legal Configurationsof Gender IdentityAlexandre Jaunait

On the Subject of

455 Emotions, Law, and Politics. Overview and Interdisciplinary PerspectivesLaurence Dumoulin, Cécile Vigour

473 A Less Exclusively Positivistic Approach to Administrative JurisprudenceJean-Bernard Auby

479 Can We Shake the Power of Numbers?Albert Ogien

Book Reviews*

493 List of New Book Reviews Available on the Blog of Droit et Société

495 Books Received

The opinions expressed in this journal are the sole responsibility of their authors.

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Hommage à Étienne Le Roy(1941-2020)

Étienne Le Roy nous a quittés et a rejoint nos ancêtres du monde de l’anthro-pologie du Droit. Il laisse un grand vide. Mais il laisse aussi un legs très importantqui constitue une plénitude à découvrir et à redécouvrir.

Ses approches sont plus que jamais d’actualité. Elles le sont d’autant par leurportée scientifique que par leur portée éthique et politique. Étienne Le Roy auraœuvré pendant toute sa carrière à une élaboration d’une anthropologie politique dela juridicité, à travers l’approfondissement de multiples terrains et de probléma-tiques qui interrogent les mises en forme du partage de notre vivre ensemble.

Autant son objet de recherche – les modalités de notre vivre ensemble et l’élabo-ration de projets de société inclusifs – que les démarches mises en œuvre pourl’aborder et pour communiquer les résultats étaient profondément inscrits dans unelogique du partage. Bien qu’enraciné principalement au laboratoire d’Anthropologiejuridique de Paris (LAJP) de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, d’abord commeassistant de Michel Alliot, son fondateur, puis comme directeur adjoint depuis 1971,et enfin comme son directeur de 1988 jusqu’à sa retraite en 2007, son cheminementde chercheur, d’enseignant et d’expert s’est toujours fait avec les autres. Car com-ment aborder seul les grandes questions de notre vivre ensemble, de commentvitam instituere, comment instituer la vie dans notre grand « jeu des lois » ?

Il est parlant que ses premiers ouvrages publiés aient été des ouvrages collectifssur le foncier et que ses derniers portent sur la juridicité des communs. Commentpartager avec les autres notre vie sur notre planète ? Comment en comprendretoute la complexité ? Comment en dégager les implications autant politiques etjuridiques que scientifiques ? Comment refonder nos institutions et notre Droitpour une époque transmoderne où il s’agit d’articuler prémodernité, modernité etpostmodernité dans un dialogue interculturel avec les cultures du monde ?

Pour Étienne Le Roy l’anthropologie n’était pas une quête de l’exotisme. Si sedonner les moyens de penser l’altérité en remettant en cause nos présupposésimplicites, et plus spécialement notre « philosophie spontanée de juristes » et enconstruisant des modèles théoriques les moins ethnocentriques était au cœur de sadémarche, il n’enfermait néanmoins pas « l’autre » dans une image figée et idéali-sée. Pour Étienne Le Roy : « Le droit dit positif, celui proposé ou reconnu par l’État, nerépond pas à l’exigence d’universalité que ses zélateurs juristes lui ont attribué 1. »Pour lui : « Les membres de nos sociétés, comme de toutes les sociétés à des degrésdivers, peuvent vivre sous des régimes de juridicités originaux, combinant les régula-tions étatiques et celles que ces peuples ont héritées d’un passé plus ou moins lointain

1. Étienne LE ROY, Pourquoi et comment la juridicité des communs s’est-elle imposée dans nos travauxfonciers ?, Paris : Comité technique « Foncier & développement », AFD, MEAE, coll. « Regards sur le foncier »,8, 2019, p. 12.

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et glorieux ou qui sont le produit de leurs adaptations, bricolages ou “bidouillages” lesplus contemporains. » Le détour anthropologique par l’autre était fondamentalementpour lui une manière de mieux se comprendre soi-même, ainsi que l’humanitédans sa généralité. Il permettait de dégager des bases pour une théorie non ethno-centrique de la juridicité.

Reconnaissant l’importance des approches structuralistes dans la lignée du travailsur les archétypes et logiques juridiques de Michel Alliot, Étienne Le Roy a néanmoinsplus particulièrement porté son attention sur le développement d’une compréhen-sion dynamique des phénomènes sociaux et de leurs règles du jeu, passant ainsid’une lecture en « arrêt sur image » à l’analyse du film de la fabrique sociale. Pouraborder la complexité dynamique de la juridicité dans une démarche anthropolo-gique qui a vocation à produire des généralisations valables dans toutes les cultures,Étienne Le Roy rappelait souvent l’exigence interculturelle de non seulement penserl’autre, mais de le penser autrement – ce qui le mena à profondément transformersa démarche de juriste et d’anthropologue.

C’est ainsi qu’au fil des ans, son anthropologie juridique s’est petit à petit muéeen une anthropologie du Droit, puis en une anthropologie politique et dynamiquede la juridicité. Sa démarche, qu’il voyait plus comme un point de vue que commeune discipline, et dont le but était de contribuer au niveau de la recherche fonda-mentale à la connaissance générale de l’homo juridicus, l’être humain dans sa dimen-sion juridique, constituait pour lui aussi un outil de recherche appliquée pour abor-der des questions de société contemporaines hautement complexes et éminem-ment politiques.

Complexes ses questionnements l’étaient car ils se situaient toujours dans desentre-deux dynamiques et s’attelaient à penser l’articulation de réalités, de pra-tiques, de logiques, de visions du monde au premier abord incompatibles, voireconstruites comme opposées selon le principe de l’englobement du contraire dégagépar Louis Dumont. Étienne Le Roy n’aura jamais cessé de traquer les implications dece dernier dans nos constructions dichotomiques telles que modernité / tradition,universalisme / particularisme, secteur formel / informel, bien / chose, public / privé,théorie / pratique. Il a continuellement travaillé à les faire exploser en postulant commeconsigne de toujours tenter au minimum d’introduire un élément tiers pour s’éman-ciper des cadres de lecture dichotomiques et de transformer nos logiques sponta-nées d’opposition des contraires en logiques de complémentarité des différencespour aborder le jeu dynamique d’interactions et d’articulations multiples et de lesmodéliser dans la mesure du possible dans toute leur complexité.

Politiques ses questionnements l’étaient au point que, déjà tout au début de sacarrière de chercheur, suite à la rédaction de sa thèse de doctorat sur le foncier auSénégal, il y fut interdit de recherche dans les années 1970, ses approches semblantmenaçantes à l’idéologie du progrès et du développement alors en cours. En décou-vrant et en modélisant l’influence pérenne d’une position non propriétariste domi-nante dans le monde rural, ne remettait-il pas en cause les efforts de constructionnationale au lendemain des indépendances, enracinée dans les idéologies dominantesdu capitalisme et de la propriété privée qui saturaient à l’époque l’environnement

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Hommage à Étienne Le Roy

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national et international ? Le savoir n’est jamais neutre. Et il l’est d’autant moins lors-qu’il éclaire les ressorts profonds de notre vivre ensemble et par là ébranle nos idéo-logies dominantes, voire nos mythes fondateurs. Politique son anthropologie de lajuridicité l’était ensuite dans ses efforts incessants de comprendre des situationscomplexes telles que les transferts des modèles juridiques (État de droit, Justice,droits de l’homme), les enjeux de la sécurisation foncière et du développementdurable, les modalités d’une Justice inclusive confrontée au pluralisme en France etdans le monde, l’exploration d’une base de relations renouvelées avec les peuplesautochtones pour en tirer des conclusions quant à la mise en place de modalitésd’organisation juridique et de projets de société plus inclusifs. Son analyse ne le menapas seulement à proposer des réformes à court ou moyen terme. Il appela même àune refondation de la Justice et plus généralement de nos représentations juri-diques pour faire face aux enjeux de société émergents.

La démarche – « rebelle » d’après ses propres mots – d’Étienne Le Roy a deman-dé beaucoup de courage et de persévérance.

Rompre l’omerta peut être dangereux tant qu’on a une carrière à faire à l’uni-versité, dans la fonction publique ou dans les cabinets d’affaires. Par ailleurs, les réac-tions provoquées depuis des décennies par nos analyses n’ont provoqué qu’un silenceassourdissant, parfois quelques commentaires gênés à propos de ces chercheurs idéa-listes qui manquent de « sens commun », en détournant même la notion de sens pra-tique pour justifier que ce sont eux et eux seuls, les juristes des grands cabinetsd’affaires, qui maîtrisent et contrôlent la vérité du droit par leurs pratiques, synonymeici de clients donc du sens des affaires. Mais à des considérations carriéristes s’ajouteaussi la très réelle difficulté à avancer sur des questions aussi délicates sans verserdans les facilités des bons sentiments qui font finalement les mauvaises recherches.Le chercheur avance ici comme un marathonien, avec la beauté posée de l’effort ducoureur à pied mais aussi l’extrême solitude face au risque de se tromper et de« prendre des vessies pour des lanternes », des facilités langagières pour ses exercicesscientifiquement éprouvés par leur réplicabilité, et vérifiés 2.

Retraçons ici succinctement les grands axes de recherche et terrains d’ÉtienneLe Roy qui ont permis la cristallisation lente et progressive de sa contribution auxréflexions théoriques du domaine « Droit et société » pour donner l’envie à ceux quiles connaissent de les redécouvrir et de les approfondir, et pour les faire découvrir àceux qui ne les connaîtraient pas encore. En effet, depuis l’avènement du nouveaumillénaire, les transformations politico-juridiques et les vocabulaires et grammairesde la gouvernance, du développement durable, de la participation et de la responsa-bilisation des acteurs rendent de plus en plus pertinentes – ou devrait-on dire au-dibles – des démarches qui pendant longtemps sont restées confinées dans le cercledes anthropologues. Quelles sont les pistes à explorer qu’il nous lègue et qui legarderont vivant parmi nous si nous les empruntons ?

Les années 1970-1980, sous le signe de l’africanisme, sont les années où Étienne LeRoy soutient ses deux thèses de doctorat en droit (1970) et en ethnologie (1972) sur lessystèmes fonciers chez les Wolofs du Sénégal. Il commence dès cette époque, à côtéde ses recherches individuelles, de travailler avec un groupe de thésards africains

2. Ibid., p. 12-13.

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et africanistes sur un modèle de systèmes d’exploitation, de circulation et de répar-tition des sols. Les années 1972-1973 lui permettront, dans le cadre de son coursd’« Histoire des institutions d’Afrique noire », à Brazzaville d’élaborer une théorie desinstitutions africaines où il valorise les modes endogènes de règlement des différends.Un détachement de quatre ans au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)fin 1978 lui permettra d’approfondir sa recherche fondamentale. Ce sont ces annéesde 1970 à 1980 qui permettent de stabiliser les bases scientifiques des démarchesdu laboratoire d’Anthropologie juridique de Paris (LAJP) et de contribuer à asseoirles fondements d’une anthropologie du droit francophone.

Dans les années 1980, de nombreuses dynamiques importantes sont lancées.Étienne Le Roy réalise plusieurs missions pour l’Organisation des Nations uniespour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la Banque mondiale, le Programme desNations unies pour le développement (PNUD), la Caisse centrale de coopérationéconomique (qui deviendra l’Agence française de développement - AFD) sur les ques-tions de la gestion foncière en Afrique. En 1986, il fonde avec des amis l’Associationpour la promotion des recherches et études foncières en Afrique (APREFA) dont ilest le président jusqu’en 1997. Composée autour d’un noyau dur d’une vingtaine demembres, l’APREFA intervient en expertises foncières sur des programmes de déve-loppement ou des politiques de réformes à l’échelle nationale et internationale.C’est à la suite de colloques et séminaires internationaux qu’Étienne Le Roy publieses premiers ouvrages en collaboration avec certains chercheurs de l’APREFA, ou-vrages qui constitueront les soubassements des nouvelles approches des années1990. Ce travail sur le foncier en Afrique se double de son investissement sur lapolitique africaine qui se cristallise dans la création de la revue Politique africainedont il est un cofondateur et dont il fut le président de 1985 à 1988. En France, lesannées 1980 sont l’occasion d’une étude sur la justice des mineurs et la différenceculturelle. Celle-ci posera les bases d’une belle dynamique d’intermédiation cultu-relle au tribunal de grande instance de Paris dans les années 1990 – programme quidurera de 1992 à 2002 et qui, dans les mots d’Étienne Le Roy, « fut humainement etéthiquement le plus beau projet auquel ma carrière de chercheur m’a permis d’êtreassocié ». Elle contribuera également à développer ses recherches sur les modalitésnégociées de règlements des conflits et la refondation de la Justice en Francecomme en Afrique, en lien aussi avec la collaboration dans cette période à unelongue enquête pour la Banque mondiale sur les dysfonctionnements de la justice.C’est ici aussi qu’émergent les questionnements d’Étienne Le Roy sur la médiationqu’il reprendra dans ses derniers travaux en lien avec les communs et les nouveauxenjeux de la gouvernance. En effet, loin d’être uniquement un mode négocié derèglement des conflits, la médiation commence à lui apparaître comme un méca-nisme juridique original intégrant les quatre ordonnancements sociaux qui fondentla juridicité : les ordonnancements imposé, négocié, accepté et contesté.

C’est aussi dans les années 1980 qu’Étienne Le Roy commence à travailler lesquestions théoriques du pluralisme juridique, ce qui le mènera petit à petit à formulersa propre théorie qui pourrait plus adéquatement être appelée une approche plura-liste de la juridicité et le conduira à aborder la juridicité comme tripode : reposant sur

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Hommage à Étienne Le Roy

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les interactions entre habitus (systèmes de dispositions durables), modèles de con-duite et de comportement et normes générales et impersonnelles.

La décennie 1990 est celle de l’approfondissement de ses travaux dans le cadrede réseaux tels que le Groupement pour l’étude de la mondialisation et du dévelop-pement (GEMDEV), l’International Network for Cultural Alternatives to Develop-ment (INCAD) – coordonné par l’Institut interculturel de Montréal, le Réseau euro-péen Droit et Société. En lien avec le GEMDEV seront publiés un certain nombred’ouvrages importants sur les questions du développement et de la construction del’État en Afrique. Cette période marquera la maturité scientifique de ses démarchesavec ses découvertes emblématiques, telle la théorie des maîtrises foncières et frui-tières qui sera l’aboutissement de décennies de recherche visant à articuler desmodèles communautaires observés en Afrique et le modèle importé du Code civil etceci dans l’optique d’une gestion patrimoniale s’émancipant de l’ancien modèlepropriétariste et s’inscrivant dans une perspective d’intérêt général et de développe-ment durable. Ce travail et son approfondissement des représentations d’espaces, del’intermédiation culturelle en milieu judiciaire, des enjeux des droits de l’hommedans le dialogue interculturel et de la refondation de l’État en Afrique et ailleurspour dégager des nouveaux projets de société à la hauteur de la complexité con-temporaine aboutissent à une première synthèse scientifique à travers la publica-tion en 1999 dans la collection « Droit et Société » de son manuel Le jeu des lois. Uneanthropologie « dynamique » du Droit. Cet ouvrage reste à ses yeux son œuvre ma-jeure. C’est là qu’il présente son approche dynamique de la juridicité, juridicité quidevient pour lui le cadre englobant de ses recherches sur le Droit.

C’est aussi lors des années 1990 que les Bulletins de liaison du laboratoired’Anthropologie juridique de Paris se « professionnaliseront » pour pouvoir se trans-former dans les années 2000 en Cahiers d’Anthropologie du droit publiés par Karthala,contribuant ainsi à une visibilité accrue des démarches du LAJP et plus largementde l’anthropologie du Droit francophone.

La décennie 2000 commence pour Étienne Le Roy par un retrait de la commu-nauté scientifique suite à une méningite contractée lors d’un terrain en Afrique.C’était une période difficile où il n’était pas sûr qu’il puisse un jour refaire de larecherche. Probablement, sa passion pour la recherche – il était vraiment chercheurdans l’âme ! – contribua à ce que son cerveau se reconstruise complètement. Devantabandonner ses terrains africains, sa démarche anthropologique se focalisera sur despistes plus domestiques et commencèrent alors à se structurer les matériaux d’unmodèle des communs, en lien avec sa prise en charge de l’un des grands chantiersdu programme « Peuples autochtones et gouvernance » financé à l’échelle fédéraledu Canada, qui lui permet principalement d’approfondir les représentations del’espace. C’est aussi cette décennie qui vit émerger ses deux ouvrages sur Les Africainset l’institution de la Justice, entre mimétismes et métissages et La terre de l’autre. Uneanthropologie des régimes d’appropriation foncière.

Dans cette dernière décennie, suite à son départ à la retraite en 2007, Étienne LeRoy continue sa recherche et ses publications. Malgré sa maladie qui rendait parti-culièrement difficiles ses dernières années, il continua à porter son flambeau de

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chercheur pour continuer à éclairer des questionnements essentiels et à ouvrir desnouvelles pistes de réflexion. Fidèle à lui-même, il continua aussi à questionner sonpropre cheminement pour en perfectionner les résultats et les communiquer de lamanière la plus adaptée pour les enjeux de société actuels. Dans l’introduction àson dernier ouvrage, Étienne Le Roy précise :

Dans ce mouvement de pensée et de pratiques, on situe notre action contestatricepuis refondatrice non dans les marges du droit mais au cœur du mystère juridique. Onrompt donc avec les associations d’idées et les préjugements qui font de l’anthropologiejuridique la servante des disciplines nobles, droit privé, droit public ou histoire des insti-tutions. Plutôt que de nous situer « Aux confins du droit » (Rouland, 1991), pour syn-thétiser nos travaux, cette recherche s’inscrit au centre de la machinerie, au cœur duréacteur, donc de tous les dangers 3.

Si nous avons brossé maintenant un tableau impressionniste d’Étienne Le Roychercheur rebelle et refondateur, il faut dire quelques mots de son activité de péda-gogue. Outre les nombreux cours qu’il a dispensés dans diverses institutions in-cluant (sans s’y limiter) l’Académie européenne de théorie du droit à Bruxelles,l’École nationale de la magistrature à Bordeaux, l’Institut international des Droitsde l’Homme à Strasbourg, sans compter bien sûr son alma mater, l’Université Pa-ris 1 Panthéon-Sorbonne, Étienne Le Roy a dirigé un nombre très important dethèses de doctorat. Étant un rebelle avec une assise dans le système, il a utilisé sonenracinement institutionnel pour créer un espace de liberté pour ses étudiants : unespace où toutes les questions heuristiques pouvaient être posées et approfondies,où il n’existait aucun tabou quant à la remise en question de théories ou de mo-dèles existants… à condition de mener ce travail de déconstruction / reconstruc-tion avec la plus grande rigueur scientifique. Au fil des années, cet espace auracontribué à créer des ouvertures importantes dans le monde académique et institu-tionnel plus large.

À côté de sa passion de chercheur qu’il a transmise à des générations de« jeunes » – plus ou moins jeunes en années, mais certainement en cœur – et soncorollaire de la célébration de la liberté académique, Étienne Le Roy a aussi profon-dément transmis le sens du partage, ceci de manière individuelle dans son attentionportée à tous ses étudiants et collègues, mais aussi de manière collective dans sagestion du laboratoire d’Anthropologie juridique de Paris et le DEA d’études afri-caines, qui deviendra ensuite le Master d’études africaines de l’Université Paris 1Panthéon-Sorbonne, comme dans les dynamiques collectives, notamment au seinde l’Association francophone d’anthropologie du Droit (AFAD).

Le souci du partage d’Étienne Le Roy ne se manifestait pas uniquement de manièreintellectuelle. Tout le DEA d’études africaines dont il était le directeur était structu-ré autour de cette notion, encourageant la complémentarité des différences de tousles étudiants et chercheurs. Au-delà de sa disponibilité pour ses amis, collègues etétudiants, Étienne Le Roy a incarné son souci du partage dans ses actions. Je merappellerai toujours comment, lors des cours de méthodologie de la rechercheanthropologique, il faisait circuler à ses étudiants ses propres carnets de terrain, et

3. Ibid., p. 13-14.

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Hommage à Étienne Le Roy

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comment il partageait l’évolution de l’écriture d’un article en cours… ne cachantpas les remises en question parfois fondamentales qui se produisaient au cours dela recherche. Pour Étienne Le Roy, toutes les questions heuristiques devaient pou-voir être posées. Et une attention soutenue à ses propres aveuglements était tou-jours de mise : il ne cessait d’insister sur l’importance de ne jamais s’endormir surses lauriers et de constamment revoir ses propres démarches, pour entre autres ymener une chasse impitoyable à tous les ethnocentrismes qui pouvaient s’y cacherà des niveaux plus ou moins profonds : c’est quand on pense maîtriser une problé-matique qu’elle nous échappe ! En même temps, plus ces questions étaient origi-nales et sortaient des prêts à penser, plus s’imposaient des exigences de rigueurscientifiques qui se manifestaient dans son appréciation de la construction de mo-dèles anthropologiques. Pour Étienne Le Roy, le chercheur devait – aussi – être un« empêcheur de penser en rond », dont la seule justification était de « faire avancerle schmilblick » pour être à la hauteur de sa responsabilité de chercheur ainsi quede sa responsabilité comme acteur social. C’est probablement son goût pour la libertéet le partage qui lui fit faire confiance à ses étudiants et thésards en leur laissant laliberté de s’organiser entre eux. Le séminaire des thésards – bien en avance sur sontemps – où ils avaient un espace pour approfondir et partager leurs démarches ausein du LAJP était représentatif de son approche : il s’interdisait d’y venir sauf à y êtreinvité de manière expresse, afin de donner une liberté totale aux jeunes chercheursen devenir. D’un point de vue personnel, la confiance qu’il m’a faite de lancer encomplément de ce séminaire de thésards un groupe de travail « Droits de l’Hommeet dialogue interculturel » pendant la période où je préparais ma thèse de doctoratsous sa direction a pour moi été un élément essentiel pour ma propre démarche etm’a permis de constituer le noyau d’un réseau de recherche international que jedévelopperai par la suite et dans lequel j’ai essayé de rester fidèle à ses enseigne-ments. J’espère que j’ai été et que je continuerai à être à la hauteur de ce qu’il nousa transmis. Et je suis sûr de ne pas être seul dans cette situation ! À nous de conti-nuer à le faire vivre en nous rappelant de deux injonctions qui me semblent encoreet toujours primordiales ! Premièrement, rappelons nous toujours, comme ne ces-sait de nous le répéter Étienne, que « le droit n’est pas tant ce qu’en disent les textesque ce qu’en font les acteurs et les citoyens. » Ensuite et pour terminer cet hom-mage, j’aimerais citer la dernière injonction qu’Étienne Le Roy m’a adressée paremail début 2020 alors que je lui demandais si je pouvais partager son dernier ouvragesur les communs qu’il m’avait communiqué : « Partagez, c’est le principe même descommuns ! »

Christoph Eberhard

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Bibliographie indicative d’Étienne Le Roy

— Enjeux fonciers en Afrique noire (avec Émile LE BRIS et François LEIMDORFER),Paris : ORSTOM-Karthala, 1982.

— Espaces disputés en Afrique noire, pratiques foncières locales (avec Bernard CROUSSE

et Émile LE BRIS), Paris : Karthala, 1986.

— L’appropriation de la terre en Afrique noire, manuel d’analyse, de décision et degestion foncières (avec Émile LE BRIS et Paul MATHIEU), Paris : Karthala, 1991.

— La sécurisation foncière en Afrique, pour une gestion viable des ressources renou-velables (avec Alain KARSENTY et Alain BERTRAND), Paris : Karthala, 1996.

— Le jeu des lois. Une anthropologie « dynamique » du Droit, Paris : LGDJ, 1999.

— Les Africains et l’institution de la Justice, entre mimétismes et métissages, Paris :Dalloz, 2004.

— La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière, Paris :LGDJ, 2011.

— Une juridicité plurielle pour le XXIe siècle. Une approche anthropologique d’une

propédeutique juridique, Sarrebruck : Éditions universitaires européennes, 2017.

— Pourquoi et comment la juridicité des communs s’est-elle imposée dans nos travauxfonciers ?, Paris : Comité technique « Foncier & développement », AFD, MEAE,coll. « Regards sur le foncier », 8, 2019.

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Dossier

Cultures juridiqueset pratique de l enquête

en sciences sociales

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Les cultures juridiques à l épreuve de l enquête

Présentation du dossier

Amélie Marissal *, Charles Reveillere **Centre de sociologie des organisations (CSO)* 84 rue de Grenelle, F-75007 Paris.<[email protected]>** 19 rue Amélie, F-75007 Paris.<[email protected]>

Les critical legal studies et les approches culturelles en droit comparé trouventdans l’idée de culture un cri de ralliement attractif, face aux tendances homogénéi-santes de la globalisation économique et à l’affirmation d’un « constitutionnalismeglobal » qui ne serait que le voile des rapports de domination du droit internatio-nal 1. L’affirmation de la pluralité des identités culturelles apparaît comme une armede résistance face à ce qui est présenté comme un mouvement de convergence etd’uniformisation des systèmes juridiques, qui accompagnerait naturellement le pro-cessus de rationalisation des sociétés capitalistes 2. S’inscrivant dans une démarchede rupture vis-à-vis des mythes de l’autonomie et de la neutralité du droit, et dansun geste critique vis-à-vis des formes d’hégémonie culturelle qui s’imposent dans ledroit international, les approches culturelles sont tentantes pour les sociologues. Lanotion de culture juridique a en effet été mobilisée dans les analyses critiques desphénomènes que ce dossier prend pour objet, qu’il s’agisse des juridictions trans-nationales, des trajectoires des élites du droit international, ou encore des phéno-mènes de circulation des pratiques juridiques.

Pour autant, s’agit-il d’une notion opérationnelle pour décrire, comprendre etexpliquer les phénomènes juridiques ? Telle est l’épreuve 3 que chaque contributionde ce dossier fait passer à la notion de culture juridique : celle de l’enquête. Ce dossierpropose ainsi une contribution sociologique aux thématiques qui animent les socio-legal studies et le droit comparé depuis le début des années 2000, quant à l’interna-tionalisation des professionnel·le·s du droit, à l’harmonisation des systèmes juridiques,à la transnationalisation et aux transferts des pratiques de régulation économique,ou encore au pluralisme juridique.

1. Approches présentées notamment par Ugo MATTEI, « Comparative Law and Critical Legal Studies », inMathias REIMANN et Reinhard ZIMMERMANN (eds.), The Oxford Handbook of Comparative Law, Oxford :Oxford University Press, 2019 et Roger COTTERRELL, « Comparative Law and Legal Culture », in ibid. Voirnotamment Pierre LEGRAND, « The Same and the Different », in Pierre LEGRAND et Roderick MUNDAY (eds.),Comparative Legal Studies: Traditions and Transitions, Cambridge : Cambridge University Press, 2003,p. 240-311.

2. Lawrence M. FRIEDMAN, « Is There a Modern Legal Culture? », Ratio Juris, 7 (2), 1994, p. 117-131.

3. Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris : Gallimard, 1991.

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I. La tentation de l approche culturelle : de l instrument à la méthodeI.1. Encastrer le droit dans le social

Insistant sur l’encastrement du droit dans un fait social qui le dépasse, l’idée deculture juridique est tentante pour les sociologues. Elle porte en effet la critique dumythe de l’autonomie du droit 4, et les recherches en droit comparé publiées depuisle début des années 1990 y voient une alternative aux conceptions positivistes etfonctionnalistes 5. Pour les tenant·e·s de l’approche culturelle 6, l’analyse de la normedu droit positif ou des problèmes sociaux auxquels le droit aurait pour fonction derépondre ne saurait être menée en faisant abstraction des traditions et croyancespartagées dans lesquelles il prend forme. Soulignant que la signification du droit està chercher dans la culture de ses professionnel·le·s et de ses usager·e·s, cette approcherappelle le caractère socialement construit de la matière juridique, et permet des’intéresser aux rapports ordinaires au droit des membres d’une société 7. Elle estd’autant plus séduisante pour les contributeur·rice·s de ce dossier du fait de la spé-cificité de leurs objets, les juridictions transnationales, souvent abordées commedes espaces privilégiés d’observation des phénomènes de rencontres ou de circula-tion des cultures juridiques.

I.2. Critiquer l hégémonie du droit internationalLes critical legal studies ont par ailleurs dénoncé les représentations homogé-

néisantes du droit international, en soutenant qu’elles voileraient l’hégémonieexercée par certaines cultures juridiques sur d’autres. Elles ont notamment associél’étude de l’émergence et des usages du droit international à l’analyse des processuscoloniaux et post-coloniaux 8. Les processus d’intégration supranationale ont égale-ment été un terrain propice au développement des approches culturelles en droitcomparé. Alors que certains travaux ont défendu la thèse de la convergence des sys-tèmes juridiques, en Europe ou ailleurs 9, les approches culturelles leur ont reproché

4. Pierre BOURDIEU, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de larecherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19.

5. Konrad ZWEIGERT, Hein KÖTZ et Tony WEIR, An Introduction to Comparative Law, Oxford : OxfordUniversity Press, 3e éd., 1998.

6. Voir par exemple Vivian GROSSWALD CURRAN, « Cultural Immersion, Difference and Categories in U.S.Comparative Law », The American Journal of Comparative Law, 46 (1), 1998, p. 43-92.

7. Lawrence M. FRIEDMAN, Law and Society: An Introduction, Englewood Cliffs : Prentice-Hall, coll. « Pren-tice-Hall Foundations of Modern Sociology Series », 1977 ; ID., « Is There a Modern Legal Culture ? », articlecité. Chez Lawrence Friedman, la culture juridique est d’abord définie comme l’ensemble des idées, va-leurs, attitudes et opinions que les individus d’une société donnée adoptent par rapport au droit et ausystème juridique.

8. Antony ANGHIE, Imperialism, Sovereignty, and the Making of International Law, Cambridge : CambridgeUniversity Press, coll. « Cambridge Studies in International and Comparative Law », 2007 ; Sundhya PAHUJA,Decolonising International Law: Development, Economic Growth, and the Politics of Universality, Cambridge :Cambridge University Press, coll. « Cambridge Studies in International and Comparative Law », 2011.

9. Une approche par les transferts juridiques en droit privé européen : Alan WATSON, Legal Transplants:An Approach to Comparative Law, Athens : University of Georgia Press, 1993 ; ID., Legal Transplants andEuropean Private Law. 4, Maastricht : Metro, 2000 ; une approche des phénomènes de convergence en droitconstitutionnel, empruntant la notion de « constitutionnalisme global » plutôt utilisée en droit international :

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Les cultures juridiques à l épreuve de l enquête. Présentation du dossier

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une tendance à gommer les différences et à manquer « d’empathie » pour l’altéritéculturelle 10. Arguant en faveur d’une politique de la diversité, elles se sont oppo-sées aux approches instrumentales du droit, accusées de le promouvoir comme unsimple outil au service du marché globalisé 11 – préconisations juridiques des rap-ports Doing Business 12 – et de la domination des grandes puissances – rule of lawqui voile la partialité des poursuites à la Cour pénale internationale 13.

I.3. De la critique instrumentale à la critique méthodologiqueLa notion de culture a été ainsi tantôt mobilisée pour célébrer l’émergence

d’une « European legal culture » 14 ou d’une « modern legal culture » 15, tantôt utili-sée pour promouvoir les pratiques de résistance et d’affirmation de l’autonomie degroupes sociaux et la pluralité des identités. Ces deux postures politiquement oppo-sées sont donc restées très marquées par la recherche d’un positionnement dans cedébat classique du droit comparé qui consiste à promouvoir ou à s’opposer à uneconvergence des modèles juridiques. Avec Annelise Riles, nous partageons le cons-tat que la critique de l’instrumentalisme par la notion de culture est finalement elle-même restée prisonnière de la « cage de fer » de l’instrumentalisme 16. La notion deculture est utilisée comme un moyen en vue d’une fin – la critique des approchesinstrumentales et des phénomènes hégémoniques du droit international –, plutôt

David LAW et Mila VERSTEEG, « The Evolution and Ideology of Global Constitutionalism », The Californian LawReview, 99, 2011, p. 1163.

10. Vivian GROSSWALD CURRAN, « Cultural Immersion, Difference and Categories in U.S. Comparative Law »,article cité ; Pierre LEGRAND, Fragments on Law-as-Culture, Deventer : WEJ Tjeenk Willink, 1999, p. 11 ; ID.,« The Impossibility of “Legal Transplants », Maastricht Journal of European and Comparative Law, 4 (2),1997, p. 111-124 ; ID., « European Legal Systems are not Converging », International & Comparative LawQuarterly, 45 (1), 1996, p. 52-81. L’idée d’empathie est formulée par Pierre Legrand. Il la mobilise pourcritiquer les approches fonctionnalistes, en arguant que les règles juridiques ne doivent pas être seulementconçues comme des règles définies en réponse à un problème juridique donné. Elles doivent être encas-trées dans leur contexte culturel d’émergence. Le droit n’est par ailleurs pas uniquement défini par lesrègles juridiques : Pierre Legrand propose d’inscrire l’étude des systèmes juridiques dans une analyseglobale des « mentalités » qui, en ce qu’elles dépassent les simples règles juridiques, rendent bien plusdifficiles les tentatives de transplantation ou d’uniformisation juridique. Pour une reconceptualisation desquestions de transplantation à partir de la notion de culture juridique voir par exemple Maximo LANGER,« From Legal Transplants to Legal Translations: The Globalization of Plea Bargaining and the AmericanizationThesis in Criminal Procedure », Harvard International Law Journal, 45 (1), 2004, p. 1-64.

11. Pierre LEGRAND, « European Legal Systems are not Converging », article cité.

12. On peut penser à la critique du rapport Doing Business publié par la Banque Mondiale en 2004, cedernier adressant à la civil law le reproche d’être « contre-productive pour le monde économique » et lajugeant à l’aune d’un critère d’efficience. Voir Bénédicte FAUVARQUE-COSSON, « Development of ComparativeLaw in France », in Mathias REIMANN et Reinhard ZIMMERMANN (eds.), The Oxford Handbook of ComparativeLaw, op. cit. Voir aussi Nathan GENICOT, « L’Index de la sécurité juridique, ou comment promouvoir le droitcontinental par le biais d’un indicateur », Droit et Société, 104, 2020, p. 211-234.

13. Tor KREVER, « International Criminal Law: An Ideology Critique », Leiden Journal of International Law,26 (3), 2013, p. 701-723.

14. Franz WIEACKER, « Foundations of European Legal Culture », The American Journal of ComparativeLaw, 38 (1), 1990, p. 1-29.

15. Lawrence M. FRIEDMAN, « Is There a Modern Legal Culture? », article cité.

16. Annelise RILES, « Anthropology, Human Rights, and Legal Knowledge: Culture in the Iron Cage »,American Anthropologist, 108 (1), 2006, p. 52-65.

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que comme une catégorie scientifique. Si elles ont emprunté à la conceptualité dessciences sociales pour nourrir leurs critiques, les approches culturalistes ont alorstrop souvent entretenu un rapport distant aux méthodes d’enquête de ces disciplines.

II. L enquête comme mise à l épreuve : la culture juridique au c ur de la controverseLe parti pris de ce dossier est donc de se démarquer d’un usage instrumental de

la notion de culture, pour lui préférer un usage méthodologique. Cette notion n’estpas utilisée comme un moyen pour atteindre une fin – la critique du droit interna-tional –, mais comme une catégorie qui ne pourra venir nourrir une critique socio-logique du droit international que si elle est opérationnelle scientifiquement. Alorsque les débats sur la notion de culture s’intéressent principalement aux relationsentre droit et société – celle-ci étant souvent désignée par le terme de culture –, cedossier ajoute donc un troisième terme à la discussion : l’enquête. Chaque contri-buteur·rice de ce dossier se montre ainsi réflexif quant au fait que la signification dela notion de culture est un processus qui se construit dans l’enquête, et qui l’amèneà opérer un « décalage critique » 17 avec la mobilisation habituelle de la culturejuridique en droit comparé, dans les socio-legal studies ou par les acteur·rice·s.

Cette démarche implique trois efforts, permettant d’éviter trois pièges dans les-quels la tentation de l’approche culturelle peut faire tomber le·la chercheur·euse. Lepremier effort consiste à saisir les cultures juridiques en action, c’est-à-dire tellesqu’elles sont mobilisées par les acteur·rice·s dans leurs pratiques. Cela évite de postu-ler l’existence d’entités abstraites du monde social auxquelles on prêterait un pouvoircausal, et que l’on appellerait cultures. Le deuxième consiste à s’efforcer de saisir lescultures comme des phénomènes vivants, constamment transformés et circonscritsdans le cours de la vie sociale. Cela évite de se perdre dans l’ambition d’une définitionscientifique des cultures qui les fige souvent dans des frontières civilisationnelles,géographiques ou nationales tenues pour acquises, et qui tend paradoxalement à lesnaturaliser. Le troisième consiste à mettre les cultures juridiques à l’épreuve del’enquête, comprise comme une situation dans laquelle les usages de la notion deculture doivent sortir du cela va de soi pour se justifier et être jugés à l’aune de leuropérationnalité scientifique. Cela évite de courir le risque d’arrêter l’explication despratiques juridiques à l’affirmation selon laquelle « c’est une question de culture », etpermet d’ouvrir une véritable controverse autour de la notion de culture juridique.

II.1. Saisir les cultures juridiques dans leurs contextes d actionLa culture juridique est souvent abordée à travers la question de son pouvoir

causal, ou de la place à lui accorder dans l’explication des caractéristiques d’un sys-tème juridique, et du changement ou de l’inertie de ses formes 18. Elle est alors conçue

17. Cyril LEMIEUX, « Problématiser », in Serge PAUGAM (dir.), L’enquête sociologique, Paris : PUF, coll. « Quadrige »,2012.

18. Roger COTTERRELL, « Comparative Law and Legal Culture », op cit., p. 719. Comme exemples de travaux surcette question, voir Lawrence M. FRIEDMAN, « Legal Culture and Social Development », Law and Society Review, 4,1969, p. 29-44 ; Alan WATSON, « Legal Change: Sources of Law and Legal Culture », University of Pennsylvania LawReview, 131 (5), 1983, p. 1121-1157. En ce qui concerne l’approche culturelle de Pierre Legrand, elle n’adopte pas

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