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1 RFDA 2008 p. 87 Limites des mesures d'ordre intérieur en matière pénitentiaire : déclassements d'emploi et changements d'affectation des détenus (1) Conclusions sur Conseil d'Etat, Assemblée, 14 décembre 2007, M. Planchenault (1 re espèce), et Garde des sceaux, ministre de la Justice c/ M. Boussouar (2 e espèce) Mattias Guyomar, Maître des requêtes au Conseil d'Etat. Commissaire du gouvernement Dans son Cours de contentieux administratif (p. 982), le président Odent expliquait que la plupart des mesures d'ordre intérieur « représentent le vestige d'une vieille tradition qui, dans les services publics où la discipline doit être particulièrement ferme, conserve aux autorités responsables une marge de pouvoirs dont elles peuvent user discrétionnairement, arbitrairement même, sans aucun contrôle juridictionnel ». Ce temps est heureusement révolu. Les deux affaires qui viennent d'être appelées, sur lesquelles nous prononcerons des conclusions communes et dont les plaidoiries que vous venez d'entendre soulignent la portée, ont été inscrites à votre rôle d'aujourd'hui car elles posent la délicate question, s'agissant des mesures prises à l'encontre des détenus, de la frontière entre décisions susceptibles de faire l'objet d'un recours et mesures d'ordre intérieur. L'intérêt de ces litiges tient d'une part à ce qu'ils ont pour objet deux types de mesures sur lesquelles vous n'avez pas encore été amenés à prendre position depuis votre décision Marie (CE, Ass., 17 févr. 1995, Lebon 83 ) : le transfert d'un détenu d'une maison centrale à une maison d'arrêt et un déclassement d'emploi. Il tient d'autre part à ce que les deux cours d'appel dont les arrêts sont frappés de pourvois devant vous ont adopté, s'agissant de la recevabilité des requêtes dont elles étaient saisies, deux positions à front renversé. Après avoir cité les dispositions qui encadrent juridiquement les mesures de transfert, la Cour administrative d'appel de Paris a estimé que « dans les termes où elles sont rédigées, les dispositions législatives et réglementaires précitées impliquent que le juge de l'excès de pouvoir, saisi d'un recours contre une décision de transfèrement d'un condamné d'un établissement de peines vers une maison d'arrêt, en contrôle la légalité » (CAA Paris, plén., 19 déc. 2005). Saisie d'une mesure de déclassement d'emploi, la Cour administrative d'appel de Nantes, après avoir relevé que cette décision, « dont il n'est pas établi qu'elle ait eu des incidences sur le bénéfice des remises de peines spéciales pouvant être accordées à l'intéressé, n'a pas affecté de manière substantielle la situation [du requérant], lequel a, d'ailleurs, été ultérieurement affecté, au sein du centre pénitentiaire, dans un emploi d'auxiliaire d'étage lui ouvrant droit à rémunération », en a déduit « que, dans ces conditions, et alors même que ses propres mentions la qualifient de "mesure faisant grief", la décision en date du 12 juillet 2001 présente, comme l'ont estimé les premiers juges, le caractère d'une mesure d'ordre intérieur qui n'est pas susceptible d'être déférée au juge administratif par la voie du recours pour excès de pouvoir » (29 juin 2005). A l'approche systématique et purement juridique de la cour de Paris s'oppose la démarche casuistique et concrète de la cour de Nantes. Cette divergence de méthode illustre la grande variété des solutions apportées par les juges du fond, douze ans après l'arrêt de principe Marie, à la question de la justiciabilité des mesures pénitentiaires. Le déplacement au gré des espèces et au gré des tribunaux de la frontière entre mesures d'ordre intérieur et mesures susceptibles de recours heurte l'exigence de prévisibilité juridique (2).

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RFDA 2008 p. 87 Limites des mesures d'ordre intérieur en matière pénitentiaire : déclassements d'emploi et changements d'affectation des détenus (1) Conclusions sur Conseil d'Etat, Assemblée, 14 décembre 2007, M. Planchenault (1

re

espèce), et Garde des sceaux, ministre de la Justice c/ M. Boussouar (2e espèce)

Mattias Guyomar, Maître des requêtes au Conseil d'Etat. Commissaire du gouvernement Dans son Cours de contentieux administratif (p. 982), le président Odent expliquait que la plupart des mesures d'ordre intérieur « représentent le vestige d'une vieille tradition qui, dans les services publics où la discipline doit être particulièrement ferme, conserve aux autorités responsables une marge de pouvoirs dont elles peuvent user discrétionnairement, arbitrairement même, sans aucun contrôle juridictionnel ». Ce temps est heureusement révolu. Les deux affaires qui viennent d'être appelées, sur lesquelles nous prononcerons des conclusions communes et dont les plaidoiries que vous venez d'entendre soulignent la portée, ont été inscrites à votre rôle d'aujourd'hui car elles posent la délicate question, s'agissant des mesures prises à l'encontre des détenus, de la frontière entre décisions susceptibles de faire l'objet d'un recours et mesures d'ordre intérieur. L'intérêt de ces litiges tient d'une part à ce qu'ils ont pour objet deux types de mesures sur lesquelles vous n'avez pas encore été amenés à prendre position depuis votre décision Marie (CE, Ass., 17 févr. 1995, Lebon 83 ) : le transfert d'un détenu d'une maison centrale à une maison d'arrêt et un déclassement d'emploi. Il tient d'autre part à ce que les deux cours d'appel dont les arrêts sont frappés de pourvois devant vous ont adopté, s'agissant de la recevabilité des requêtes dont elles étaient saisies, deux positions à front renversé. Après avoir cité les dispositions qui encadrent juridiquement les mesures de transfert, la Cour administrative d'appel de Paris a estimé que « dans les termes où elles sont rédigées, les dispositions législatives et réglementaires précitées impliquent que le juge de l'excès de pouvoir, saisi d'un recours contre une décision de transfèrement d'un condamné d'un établissement de peines vers une maison d'arrêt, en contrôle la légalité » (CAA Paris, plén., 19 déc. 2005). Saisie d'une mesure de déclassement d'emploi, la Cour administrative d'appel de Nantes, après avoir relevé que cette décision, « dont il n'est pas établi qu'elle ait eu des incidences sur le bénéfice des remises de peines spéciales pouvant être accordées à l'intéressé, n'a pas affecté de manière substantielle la situation [du requérant], lequel a, d'ailleurs, été ultérieurement affecté, au sein du centre pénitentiaire, dans un emploi d'auxiliaire d'étage lui ouvrant droit à rémunération », en a déduit « que, dans ces conditions, et alors même que ses propres mentions la qualifient de "mesure faisant grief", la décision en date du 12 juillet 2001 présente, comme l'ont estimé les premiers juges, le caractère d'une mesure d'ordre intérieur qui n'est pas susceptible d'être déférée au juge administratif par la voie du recours pour excès de pouvoir » (29 juin 2005). A l'approche systématique et purement juridique de la cour de Paris s'oppose la démarche casuistique et concrète de la cour de Nantes. Cette divergence de méthode illustre la grande variété des solutions apportées par les juges du fond, douze ans après l'arrêt de principe Marie, à la question de la justiciabilité des mesures pénitentiaires. Le déplacement au gré des espèces et au gré des tribunaux de la frontière entre mesures d'ordre intérieur et mesures susceptibles de recours heurte l'exigence de prévisibilité juridique (2).

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Il vous appartient, en votre qualité de cour suprême régulatrice de la juridiction administrative, de mettre de l'ordre dans cette hétérogénéité de la jurisprudence. L'application uniforme de la règle de droit et, partant, l'égalité entre justiciables le commandent. Le souci de clarifier les critères de recevabilité le justifie également. L'administration pénitentiaire comme les détenus et leurs conseils doivent être à même d'anticiper raisonnablement de quelle catégorie relève telle ou telle mesure. Nous tenterons aujourd'hui de rendre, sur ce point, la jurisprudence plus prévisible. Il en va de la garantie des droits comme de la bonne administration du service public pénitentiaire. Cet effort s'inscrit dans un contexte général de rétrécissement du champ des mesures d'ordre intérieur. L'ouverture croissante du prétoire tout à la fois constitue la tendance naturelle de la jurisprudence administrative, correspond à un mouvement général dans les Etats européens et reflète une dynamique conforme aux exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. A cela s'ajoute le fait qu'elle correspond profondément aux évolutions politiques et sociales qui caractérisent depuis une dizaine d'années la question pénitentiaire. Votre jurisprudence est marquée par le développement des cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir. Vous avez longtemps répugné à vous reconnaître compétents dans le domaine de l'exécution des peines, qui vous semblait inséparable de leur prononcé par le juge judiciaire. C'est ainsi que vous avez décliné la compétence de la juridiction administrative pour connaître de la décision de transférer un détenu, comme « relative aux conditions d'exécution des peines prononcées par l'autorité judiciaire » (CE 26 janv. 1927, Sieur Brochard, Lebon 99). C'est le Tribunal des conflits qui a fait évoluer votre jurisprudence en estimant que le fonctionnement administratif du service pénitentiaire relevait du contrôle de la juridiction administrative (T. Confl., 22 févr. 1960, Dame Fargeaud d'Epied, Lebon 855 ; s'agissant des mesures prises à l'encontre des détenus T. Confl. 4 juillet 1983, Caillol, Lebon 541 ). Ainsi que l'écrivaient les chroniqueurs à l'Actualité juridique Droit administratif à propos de cette dernière décision : « il existe [...] une double compétence juridictionnelle pour connaître des litiges survenus au sein des établissements pénitentiaires : judiciaire lorsque l'action contentieuse trouve sa source dans un acte de l'administration inséparable d'une procédure judiciaire (3) ; administrative lorsqu'elle a pour origine toute autre décision de l'autorité pénitentiaire » (chron. B. Lasserre et J.-M. Delarue, AJDA 1984. 72). Mais la reconnaissance de votre compétence juridictionnelle ne s'est pas immédiatement accompagnée de l'élargissement de votre contrôle de légalité en dépit des attentes de la doctrine (V. not. la note du professeur Serge Regourd, D. 1983. 597) et des invitations à ce faire de certains de vos commissaires du gouvernement (4). Regrettable hypothèse d'absence de recours effectif : il existe bien un juge compétent mais il estime ne pas devoir connaître du litige. L'irrecevabilité qui frappe la requête prive d'effet concret la compétence juridictionnelle. La prison a ainsi continué de constituer l'un des domaines d'élection des mesures d'ordre intérieur. Restaient irrecevables les requêtes dirigées contre les sanctions infligées à un détenu (CE 28 juill. 1932, Sieur Brunaux Lebon 816 ; CE, Sect., 4 mai 1979, Comité d'action des prisonniers, Lebon 182 ), l'interdiction de correspondre avec une oeuvre (CE 2 mars 1938, Sieur Abet, Lebon 224), les mesures relatives au transfert d'un détenu et au retrait d'un régime spécial de détention (Lebon 8 déc. 1967, Sieur Kayanakis, Lebon 475 ) ou encore la décision de placer un détenu dans un « quartier de haute sécurité » (CE, Ass., 27 janv. 1984, Caillol, Lebon 28 aux conclusions contraires de Bruno Genevois ). A cet état de la jurisprudence, nous voyons deux raisons principales, étant donné que l'adage De minimis non curat praetor, fréquemment sollicité pour justifier la qualification de mesure d'ordre intérieur, n'en constitue pas, en matière pénitentiaire, le fondement. En prison, rien n'est véniel.

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En premier lieu, la prison présente la double caractéristique d'être une institution fermée - bien davantage que l'école ou même la caserne- où l'impératif disciplinaire est particulièrement fort (5). L'ordre intérieur carcéral -pour reprendre la formule de David Bouju dans sa très intéressante étude « Le détenu face aux mesures d'ordre intérieur » (RD Publ. 2005, n° 3, p. 597) - justifie tout spécialement que les mesures relatives à « la police interne » (6) de l'institution bénéficient d'une immunité juridictionnelle. Comme l'expliquait Patrick Frydman : «[...] un tel principe permettait de mettre l'autorité hiérarchique mieux à même d'assurer la discipline interne indispensable au bon fonctionnement des institutions concernées [...] ». En second lieu, ces solutions reflétaient un choix de politique jurisprudentielle fondé sur le refus délibéré du juge administratif de pénétrer l'univers carcéral : il s'agissait, pour reprendre les termes de Patrick Frydman, d'une « jurisprudence d'opportunité plutôt que de droit ». Dans son étude précitée, David Bouju écrit que « la qualification de mesure d'ordre intérieur est utilisée en tant qu'étiquette contentieuse pour justifier le rejet du recours avant l'examen au fond ». Mais votre jurisprudence a su évoluer. Alors même que le principe restait l'injusticiabilité des mesures pénitentiaires, vous avez progressivement fait reculer les frontières de la mesure d'ordre intérieur. Sont ainsi susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir le refus de respecter le secret de la correspondance entre un détenu et son avocat (CE 12 mars 1980, Centre hospitalier spécialisé de Sarreguemines, Lebon 141 ), le refus de restituer des sommes bloquées sur le compte d'un détenu (CE 3 nov. 1989, Pitalugue, Lebon T. 722 ), l'interdiction de recevoir certaines publications (10 oct. 1990, Garde des sceaux c/ Hyver, Lebon T. 911 ) ou encore des décisions relatives à l'espacement et au contenu des repas des détenus (CE 15 janv. 1992, Cherbonnel, Lebon 19 ). Ces décisions manifestent votre souci croissant de contrôler l'institution carcérale pour vous préoccuper de la situation des détenus. Mais il s'agissait à chaque fois de solutions ponctuelles ne reposant pas sur une vision d'ensemble de la question. Le pas a été franchi par votre décision de principe Marie (CE, Ass., 17 févr. 1995, Lebon 83) par laquelle vous avez jugé que « eu égard à la nature et à la gravité de cette mesure, la punition de cellule constitue une décision faisant grief susceptible d'être déférée au juge de l'excès de pouvoir ». Patrick Frydman proposait de réserver l'accès au juge de l'excès de pouvoir aux décisions « qui, de par leur nature et leur gravité, rendent un tel contrôle effectivement nécessaire ». Et il ajoutait que les décisions susceptibles de recours devaient être définies « comme celles qui entraîneraient soit une atteinte sensible à des libertés ou droits protégés -critère qui intégrerait d'ailleurs notamment l'éventuelle aggravation sensible des conditions de vie de la personne punie-, soit une atteinte substantielle à la situation statutaire ou administrative de l'intéressé ». Sur ce fondement, vous avez admis qu'un détenu puisse attaquer la décision par laquelle le directeur d'un centre de détention a déterminé les conditions dans lesquelles les détenus peuvent acquérir du matériel informatique (CE 18 mars 1998, Druelle, Lebon 98 ). En revanche, vous avez qualifié de mesure d'ordre intérieur le refus d'acheminer un courrier d'un détenu à un co-détenu (CE 8 déc. 2000, Frérot, Lebon 589 ). Après avoir jugé, par votre décision Fauqueux (7) (CE 28 févr. 1996, Lebon 52 ), qu'un placement à l'isolement, qui, n'ayant pas pour effet d'aggraver les conditions de détention, n'est pas, par nature, susceptible d'exercer une influence sur la situation juridique de la personne qui en est l'objet, constitue une mesure d'ordre intérieur, vous avez abandonné cette solution par votre décision Ministre de la Justice c/ M. Remli (CE 30 juill. 2003, Lebon 366 ). Vous estimez désormais que le placement à l'isolement d'un détenu contre son gré constitue, eu égard à l'importance de ses effets sur les conditions de détention, une décision susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir.

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L'état de votre jurisprudence résulte aujourd'hui des arrêts Marie-Remli. Au-delà de la nature et des effets juridiques de la mesure, notamment la question de savoir si elle modifie la situation administrative ou le régime de détention du détenu, vous prenez désormais en compte, dans le cadre d'une démarche pragmatique, les répercussions de fait de la mesure et notamment ses effets sur les conditions matérielles de détention. Ainsi que le souligne Delphine Costa dans son commentaire (AJDA 2003. 2090 ) : « le mérite premier de l'arrêt du 30 juillet 2003 consiste en la prise en compte de la dimension factuelle de la situation des administrés que sont, en l'espèce, des détenus ». L'accès à votre prétoire peut n'être justifié que par la gravité des conséquences concrètes de la mesure sur la situation individuelle des détenus. Tel est bien le cas de la mise à l'isolement, qui ne modifie en rien la situation juridique des détenus. La décision de 2003 marque bien que les deux critères de la nature et de la gravité des effets de la mesure, consacrés par votre Assemblée en 1995, ne sont pas cumulatifs mais complémentaires. Comme le relèvent les auteurs des « Grands arrêts », « cette nouvelle orientation est tout à la fois plus protectrice des droits des intéressés et conforme à la Convention européenne ». Les mesures d'ordre intérieur n'ont pour autant pas totalement disparu de l'univers pénitentiaire. Vous avez ainsi jugé que n'était pas susceptible d'être déférée au juge de l'excès de pouvoir, « eu égard sa durée ainsi qu'à son caractère provisoire et conservatoire », la mise en cellule disciplinaire à titre préventif (CE 12 mars 2003, Garde des sceaux, ministre de la Justice c/ M. Frérot, Lebon 121 ). Vous disposez désormais d'une grille théorique - la combinaison des deux critères de la nature et des effets des mesures en cause - qui vous permet d'effectuer le départ entre décisions susceptibles de faire l'objet d'un recours et mesures d'ordre intérieur. Bien qu'en raison de l'interprétation plus ou moins restrictive dont elle fait l'objet, les frontières du champ des mesures d'ordre intérieur ne soient pas encore stabilisées, son application a conduit à l'ouverture de votre prétoire. Ce large accès au juge se retrouve dans de nombreux Etats européens. Patrick Frydman invoquait déjà, à l'appui de ses conclusions, certains exemples étrangers. Il prenait notamment l'exemple de l'Allemagne, où les décisions relatives aux détenus peuvent être déférées devant la chambre d'exécution des peines du tribunal régional du Land. En Espagne, la loi pénitentiaire de 1979 a créé une juridiction de surveillance chargée de l'exécution des peines et de statuer sur les recours des détenus mettant en cause l'application du régime pénitentiaire. De nombreux autres exemples révèlent l'étendue du contrôle juridictionnel en matière pénitentiaire. S'agissant de la Belgique, un certain nombre de mesures pénitentiaires peuvent être attaquées devant le Conseil d'Etat, qu'il s'agisse d'une mesure de transfert (CE 14 nov. 2002, Blanckers) ou de toute mesure ayant pour objet exclusif ou principal de punir un détenu (CE, Ass., 11 mars 2003, de Schmedt ; V. par exemple pour un retrait d'emploi à titre disciplinaire CE 20 nov. 2003, El Moatassim). Ce même arrêt qualifie en revanche de mesure d'ordre intérieur les mesures tendant au bon fonctionnement de l'établissement pénitentiaire ou au maintien de l'ordre. La Cour constitutionnelle italienne reconnaît des droits aux détenus et exerce un strict contrôle de proportionnalité sur les mesures législatives les restreignant. Par un arrêt du 24 juin 1993 (n° 349), la Cour rappelle que la liberté personnelle des détenus fait l'objet d'une protection constitutionnelle et en déduit, d'une part, l'existence de limites au pouvoir de l'administration pénitentiaire de restreindre cette liberté et, d'autre part, l'existence d'un contrôle juridictionnel des mesures relatives à la situation des personnes condamnées à une peine privative de liberté (V. pour une confirmation, l'arrêt n° 526 du 15 nov. 2000). Le Royaume-Uni se caractérise par un large accès des détenus à des mécanismes de contrôle.

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En cas de rejet de sa réclamation auprès de l'établissement, le détenu peut saisir un comité de surveillance. Il existe 150 independant monitoring boards qui ont succédé en 1992 aux comités de visiteurs. Le comité, dont les membres sont nommés par le ministre de la Justice depuis 2007, émet une recommandation à l'administration de l'établissement. Dans le cas où la décision prise par cette dernière ne satisfait pas le détenu, deux voies de contestations s'ouvrent à lui. Il peut saisir l'Ombudsman des prisons, autorité administrative indépendante mise en place en 1993. Celui-ci reçoit près de 5000 requêtes par an, qui donnent lieu à un règlement non contentieux. Le détenu peut préférer la voie du contrôle juridictionnel. Depuis un arrêt du 3 octobre 1978, Saint Germain, la cour d'appel a en effet ouvert la faculté de contester devant le juge les décisions des comités de visiteurs selon la procédure des mandats de certiorari. La Chambre des Lords a confirmé cette solution, par une décision Leech de 1988 qui ouvre le recours pour excès de pouvoir (judicial review) à l'encontre des mesures disciplinaires. Cette solution s'inscrit dans la ligne de la décision Raymond c/ Honey de 1982 par laquelle la Chambre des Lords a estimé que le règlement pénitentiaire anglais ne pouvait, sans excès de pouvoir, restreindre le droit d'un détenu à saisir sans entrave les tribunaux. La décision Hague de 1992 a ensuite ouvert le recours pour excès de pouvoir à l'encontre des mesures de mise à l'isolement et de transfert des détenus. Nous relevons en troisième lieu que ce mouvement général répond aux exigences qui découlent de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme telles qu'elles résultent de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Rappelons que l'article 5 relatif au droit à la liberté et à la sûreté traite expressément de la détention. Dès l'arrêt Golder c/ Royaume-Uni du 21 février 1975, la Cour européenne reconnaît l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention et le droit d'accès au juge qui en découle dans le domaine pénitentiaire. L'arrêt Campbell et Fell c/ Royaume-Uni du 28 juin 1984 donne lieu à une affirmation de principe : « comme le montre l'arrêt Golder, la justice ne saurait s'arrêter à la porte des prisons et rien, dans les cas appropriés, ne permet de priver les détenus de la protection de l'article 6 » (§ 69). Ainsi que le démontre Béatrice Belda dans sa remarquable thèse Les droits de l'homme des personnes privées de liberté - Contribution à l'étude du pouvoir normatif de la Cour européenne des droits de l'homme (Université de Montpellier, I. 31 oct. 2007), la Cour européenne n'a de cesse de faire pénétrer la légalité procédurale de droit commun - le droit à un procès équitable posé par l'article 6 § 1 et le droit à un recours effectif posé par l'article 13- dans l'ordre intérieur des prisons afin de protéger de manière effective les droits matériels des détenus : « la personne privée de liberté doit en effet pouvoir jouir, à l'instar du citoyen libre, du droit à un recours effectif, garantie procédurale élémentaire conditionnant une protection concrète de ses droits fondamentaux, dès lors qu'une mesure porte atteinte à ses droits matériels garantis par la Convention européenne » (8). Or la Cour entend de manière extensive les droits garantis par la Convention au premier rang desquels se trouvent, s'agissant des détenus, le droit posé par l'article 8 au respect de la vie privée (qui comprend notamment la liberté de correspondance, CEDH 27 avril 1988, Boyle et Rice c/ Royaume-Uni ou encore CEDH 30 août 1990, Mc Callum c/ Royaume-Uni) et familiale à propos de laquelle la Cour rappelle que si « toute détention régulière au regard de l'article 5 de la Convention entraîne par nature une restriction à la vie privée et familiale de l'intéressé », « il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l'administration pénitentiaire aide le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche » (CEDH 28 déc. 2000, Messina c/ Italie, § 61) ou la prohibition des traitements ou peines inhumains ou dégradants posée par l'article 3 dont la Cour estime qu'il « impose à l'Etat de s'assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d'exécution de la mesure ne soumettent pas l'intéressé à une détresse ou à une épreuve d'une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l'emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l'administration des soins

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médicaux requis » (CEDH 26 oct. 2000, Kudla c/ Pologne, § 94). Comme l'explique Béatrice Belda, « afin de protéger de manière tangible l'ensemble de ses droits de nature matérielle [...] le détenu doit pouvoir avoir accès et déclencher des mécanismes dont le but est d'assurer la sanction des atteintes à ces derniers ». De nombreux exemples jurisprudentiels illustrent cette exigence de pouvoir accéder à un juge lorsqu'un droit substantiel est affecté par la mesure litigieuse. La Cour a ainsi considéré qu'était méconnu l'article 6 § 1de la Convention dès lors que le recours d'un détenu tendant à purger sa peine sous le régime de détention normale avait été rejeté au motif que la soumission au régime spécial de surveillance devait être regardée « comme une manifestation du pouvoir discrétionnaire de l'administration dans le cadre de l'organisation de la vie au sein des pénitentiaires : « [...] la Cour ne peut que constater que le requérant n'a pas joui de la possibilité de contester sa soumission au régime Iev, acte constituant une ingérence dans ses droits de caractère civil » (CEDH 11 janv. 2005, Musumeci c/ Italie, § 50 et 51, qui s'inscrit dans la ligne de la décision du 30 octobre 2003, CEDH Ganci c/ Italie) (9). Mais la plupart des exemples renvoient au droit au recours effectif posé par l'article 13 de la Convention. Selon sa jurisprudence constante, la Cour considère que « l'article 13 ne saurait s'interpréter comme exigeant un recours interne pour toute doléance, si injustifiée soit-elle, qu'un individu peut présenter sur le terrain de la Convention : il doit s'agir d'un grief défendable au regard de celle-ci» (not. 27 avr. 1988, Boyle et Rice c/ Royaume-Uni préc.). La Cour a ainsi condamné le Royaume-Uni pour absence de recours effectif faute pour un détenu placé à l'isolement d'avoir pu bénéficier de l'assistance judiciaire et des services d'un avocat (3 avr. 2001, Keenan c/ Royaume-Uni). La France a également été condamnée en raison de l'absence, avant votre décision Remli, de recours ouvert contre les mises à l'isolement, pourtant susceptibles de méconnaître l'article 3 de la Convention : « compte tenu de l'importance des répercussions d'une mise à l'isolement prolongée pour un détenu, un recours effectif permettant à celui-ci de contester aussi bien la forme que le fond et donc les motifs d'une telle mesure devant une instance juridictionnelle est indispensable » (CEDH 27 janv. 2005, Ramirez Sanchez c/ France, § 165). Par un arrêt du 12 juin 2007 (Frérot c/ France), la France a également été condamnée (10) pour violation de l'article 8 en raison du contrôle de la correspondance du requérant, et pour violation de l'article 13 en raison de la qualification (11) du refus d'acheminer un courrier de mesure d'ordre intérieur alors qu'il était susceptible de porter atteinte à l'article 8 de la Convention : le requérant « a été privé de tout recours, s'agissant du grief tiré d'une violation de son droit au respect de sa correspondance ». Au moyen de sa jurisprudence, il ne fait nul doute que la Cour de Strasbourg exerce une pression sur les Etats parties à la Convention. Celle-ci est relayée, sur le plan politique, par l'adoption de règles pénitentiaires européennes. Adoptées pour la première fois en 1973 et révisées en 1987, elles ont fait l'objet d'une recommandation qui a été adoptée par le comité des ministres, le 11 janvier 2006. Ces règles pénitentiaires européennes consistent en cent-huit règles qui portent sur les droits fondamentaux des personnes détenues, le régime de détention ou encore le contrôle des prisons. Comme l'explique Jean-Manuel Larralde : « les règles constituent un document juridique de synthèse, tendant tout à la fois à imposer une perspective idéologique spécifique pour la prison : celle du traitement pénitentiaire et à promouvoir des standards de détention communs et progressistes pour tous les Etats membres du Conseil de l'Europe » (RTDH 2007. 72 ). Ces recommandations sont dépourvues de valeur contraignante et ne s'appliquent que « dans la mesure du possible ». L'ensemble de ces considérations doit être replacé dans un contexte social et politique que caractérise le souci croissant d'amélioration de la situation des détenus. Dans ses conclusions, Patrick Frydman se réclamait de Jean Favard, conseiller à la Cour de cassation, pour

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encourager le passage d'un « détenu sujet » à un « détenu citoyen ». Les prises de position n'ont pas manqué, depuis douze ans, pour réclamer la consécration d'un « détenu justiciable ». Nous nous bornerons à évoquer le rapport de Guy Canivet de mars 2000 « Amélioration du contrôle extérieur des établissements pénitentiaires » (La Documentation française) qui appelait de ses voeux « [...] une autre logique juridique : celle d'un détenu qui, à l'exception de la liberté d'aller et venir, conserve tous les droits puisés dans sa qualité de citoyen » ; les deux rapports d'enquête parlementaire du 28 juin 2000 du Sénat et de l'Assemblée nationale (le juge administratif a « contribué en définissant les mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours à rejeter la prison dans le règne de l'arbitraire », page 146) ; les préconisations de la Commission nationale consultative des droits de l'homme de mars 2004 relatives à la définition du statut juridique de la personne privée de liberté : « une personne incarcérée est et demeure une personne humaine à part entière dont les droits fondamentaux ne peuvent être méconnus [...] une personne incarcérée demeure un citoyen [...] une personne incarcérée demeure un justiciable bénéficiant des droits procéduraux (principe du contradictoire, droit au recours juridictionnel) normalement prévus dans les matières considérées ». Ces préoccupations ne sont pas restées sans écho comme en témoigne un certain nombre d'évolutions du droit positif. Nous ne reviendrons pas sur « les progrès accomplis dans le sens de l'affirmation des droits et du respect de la dignité des détenus » décrits par Patrick Frydman en 1995 (12). Nous croyons plus utile d'insister sur l'adoption de nouveaux textes visant à formaliser et à garantir un certain nombre de droits, notamment procéduraux. Le décret du 2 avril 1996 a ainsi redéfini le régime disciplinaire des détenus (convocation par écrit devant une commission de discipline au vu du rapport établi après le compte-rendu d'incident ; convocation portant sur les faits reprochés et indiquant au détenu le délai dont il dispose - et qui ne peut être inférieur à trois heures - pour préparer sa défense ; possibilité, à titre préventif et sans attendre la réunion de la commission de discipline, de décider le placement du détenu dans une cellule disciplinaire dans certaines hypothèses ; notification par écrit et sans délai de la décision de sanction disciplinaire et indication, dans la décision, de ses motifs). Alors que le décret du 28 novembre 1983 avait expressément exclu de son champ d'application les services et établissements placés sous l'autorité du ministre de la Justice, la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations n'a pas réitéré une telle exclusion. La question de son applicabilité a donné lieu à un avis publié de la Section de l'Intérieur en date du 3 octobre 2000, aux termes duquel les services de l'administration pénitentiaire « entrent en principe dans le champ d'application de cette loi et, par conséquent, sont soumis aux prescriptions définies par son article 24 ». L'avis précise que l'ensemble des décisions visées par cet article 24 comprend « les sanctions disciplinaires » et que « les exigences propres au fonctionnement des établissements relevant de l'administration pénitentiaire [...] justifient que soit écartée l'application de celles des garanties dont la mise en oeuvre serait de nature à compromettre l'ordre public à l'intérieur de ces établissements ». C'est le décret du 25 juillet 2002, pris pour l'application de l'article 24 de la loi du 12 avril 2000, qui a tiré les conséquences du nouveau régime législatif et de l'avis du Conseil d'Etat. Deux hypothèses sont prévues : soit la procédure en cause est disciplinaire et alors le détenu ne peut se faire assister ou représenter que par un avocat ou un mandataire agréé ; soit elle ne l'est pas et dans ce cas il peut se faire représenter par un avocat ou tout mandataire de son choix. Le décret du 20 mars 2003 a modifié les dispositions relatives à la procédure disciplinaire pour tenir compte de l'intervention du décret de 2002. Enfin, ces dispositions ont été codifiées aux articles R. 57-9-1 à R. 57-9-8 du code de procédure pénale par le décret du 21 mars 2006 (entré en vigueur le 1

er juin 2006), qui a également introduit certaines

modifications sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement.

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La position que vous adopterez aujourd'hui doit être définie au vu de l'ensemble de ces considérations. Certes, c'est bien à vous qu'il appartient de décider de l'ampleur de l'ouverture de votre prétoire. Mais il serait regrettable, et même incompréhensible, que le choix de politique juridictionnelle que vous effectuerez aujourd'hui n'accompagne pas le mouvement général que nous venons de décrire. Pour notre part, nous souhaitons même que vos décisions l'accélèrent en contribuant à rapprocher encore davantage le détenu d'un justiciable de droit commun s'agissant des questions, aujourd'hui en litige, qui touchent à des éléments essentiels de la réalité carcérale : l'affectation et à l'emploi des détenus. Vous l'avez compris, la question qui vous est posée aujourd'hui n'est pas de savoir si les décisions relatives à l'affectation et à l'emploi des détenus constituent ou non des mesures d'ordre intérieur mais sur quel critère et dans quelle mesure elles sont susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Le critère que vous définirez aujourd'hui doit être un facteur de prévisibilité pour les acteurs du monde pénitentiaire ainsi que pour les juridictions subordonnées. Il doit à notre sens conduire à élargir l'accès à votre prétoire tout en permettant de borner l'ouverture du recours pour excès de pouvoir. Les deux arrêts frappés de pourvoi reposent, comme nous vous l'avons déjà dit, sur deux logiques frontalement contraires : à l'approche juridique et systématique de la Cour de Paris s'oppose la démarche concrète de la Cour de Nantes. Les partis pris par les juges du fond nous éclairent dans la recherche d'un critère pertinent, compte tenu des inconvénients qui s'attachent à l'un et l'autre. Commençons par examiner le raisonnement tenu par la Cour de Paris, siégeant en formation plénière, dans son arrêt du 19 décembre 2005. Après avoir cité l'article 717 et les articles D. 70, 80, 82 et 82-1 du code de procédure pénale, les juges d'appel ont considéré que, « dans les termes où elles sont rédigées, les dispositions législatives et réglementaires précitées impliquent que le juge de l'excès de pouvoir, saisi d'un recours contre une décision de transfèrement d'un condamné d'un établissement de peines vers une maison d'arrêt, en contrôle la légalité ». C'est ce raisonnement, qui a conduit la Cour à abandonner la qualification de mesure d'ordre intérieur qui prévaut encore dans votre jurisprudence (CE 8 déc. 1967 , Sieur Kayanackis, Lebon 475 ), que conteste le ministre de la Justice dans son pourvoi en cassation. Il soutient qu'en se fondant exclusivement sur l'encadrement juridique de la mesure attaquée sans prendre en compte ni sa nature ni la gravité de ses effets, les juges d'appel auraient commis une erreur de droit. La Cour a retenu le raisonnement que développait Bruno Genevois, dans ses conclusions sur votre décision précitée Caillol : « dès qu'une situation est appréhendée par des dispositions législatives et réglementaires qui viennent encadrer les pouvoirs de l'administration et conférer des garanties aux agents ou aux usagers des services publics, la notion de mesure d'ordre intérieur ne peut plus être utilement invoquée ». Mais, en 1984, l'Assemblée du contentieux n'a pas suivi son commissaire du gouvernement et a jugé que la décision de placer un détenu dans un quartier de plus grande sécurité constituait une mesure d'ordre intérieur. Elle a, pour ce faire, considéré, ainsi que l'expliquent les chroniqueurs à l'Actualité juridique Droit administratif, que la mesure attaquée n'avait « produit des effets qu'au sein de l'établissement pénitentiaire » et qu'elle n'avait pas modifié « la situation juridique de l'intéressé ». Et, depuis 1984, lorsque vous avez décidé d'ouvrir le recours pour excès de pouvoir à des mesures qui bénéficiaient auparavant d'une immunité juridictionnelle, vous n'avez jamais fait de l'encadrement juridique à lui seul le critère de la sortie du champ des mesures d'ordre intérieur.

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Il faut préciser que le critère adopté par l'arrêt ne correspond pas à la proposition principale du commissaire du gouvernement Bruno Bachini, dans ses très remarquables conclusions sur l'arrêt du 19 décembre 2005 (RFDA 2006. 981 ), qui se fondait pour admettre la recevabilité de la requête sur les « effets du changement d'affectation litigieux sur la situation juridique de M. Boussouar, et notamment sur le régime de détention applicable [...] ». Le choix de la Cour de retenir le terrain proposé à titre subsidiaire par le commissaire du gouvernement, consacré en formation plénière, est loin d'être anodin : « cette solution novatrice [est] fondée sur la nécessité absolue de garantir l'effectivité de dispositions offrant des garanties substantielles » (note de Bruno Bachini, AJDA 2006. 652 ). Nous reconnaissons qu'une telle solution, qui lie le statut juridique d'une décision et la faculté d'en saisir, le juge présente plus d'un mérite. Au regard de la logique en premier lieu puisqu'elle fonde la recevabilité du recours sur l'absence de l'un des trois critères de la mesure d'ordre intérieur telle que la définit le président Odent (13). Au regard de l'effectivité des droits ensuite dans la mesure où elle repose sur l'idée incontestable que l'existence de droits garantis implique l'existence d'un contrôle comme condition du respect de cette garantie. Et si nous citons à nouveau le commissaire du gouvernement de l'affaire Caillol : « dans la mesure où il existe un statut juridique du prévenu, il vous appartient de veiller à son respect. Opposer une fin de non recevoir à une décision qui porte atteinte à ce statut reviendrait à consacrer un déni de justice », c'est pour souligner que l'auteur de ces lignes, dont il faut replacer la portée dans le contexte où elles furent prononcées, onze ans avant l'avancée jurisprudentielle des arrêts Hardouin et Marie, fut cette fois-ci comme tant d'autres pionniers dans la volonté de concilier rigueur juridique et idéal de justice. Mais nous pensons qu'en 2007, le bien-fondé du critère du statut juridique doit nécessairement être apprécié au regard du choix que vous avez effectué en 1995 et réaffirmé constamment depuis lors. A la réflexion, et en dépit des avantages que procure, au regard de l'exigence de sécurité juridique, tout raisonnement systématique, nous ne vous proposons pas d'abandonner l'acquis de vos jurisprudences Marie-Remli, qui conduit à s'attacher, au-delà de l'existence ou non de règles définissant le cadre juridique de la mesure litigieuse, à sa nature et à la gravité de ses effets tant juridiques que matériels. Il nous semble en effet que le critère retenu par les juges d'appel n'est pas véritablement adapté à la question qui nous intéresse. Il est à la fois incertain, par certains aspects trop large et par d'autres trop réducteur. Le critère du statut juridique est, en premier lieu, trop incertain. Fonder la recevabilité d'une requête sur l'existence d'un cadre juridique pose en effet certaines difficultés dans le maniement du critère : les textes doivent-ils être nécessairement de droit interne ? quel doit être le degré de réglementation exigé ? le régime juridique doit-il nécessairement poser des règles de fond ou des règles de procédure suffisent-elles ? Faute de limites clairement définies, il ne nous paraît pas de nature à apporter la dose de prévisibilité que nous croyons souhaitable en matière d'accès au juge. Le critère du statut juridique est ensuite, selon nous, à la fois potentiellement trop large et, par d'autres aspects, réducteur. Ce critère est trop extensif. Il implique en effet que l'existence d'un cadre juridique implique mécaniquement que la mesure dont il traite soit, par nature et indépendamment des effets qu'elle entraîne, susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Bruno Bachini le souligne, dans sa note précitée à l'Actualité juridique Droit administratif : « Une telle solution devrait, en cas d'interprétation extensive, avoir pour effet de soumettre au contrôle de légalité du juge toute décision de transfert, y compris lorsque le statut de l'établissement ainsi que les conditions de détention demeurent inchangés et il est probable que le même raisonnement pourrait valoir pour bien d'autres mesures, prises en milieu pénitentiaire, mais aussi dans d'autres champs de l'action administrative traditionnellement associés aux mesures d'ordre intérieur ».

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Ce faisant, nous craignons que le recours à un tel critère ne dissuade le législateur ou le pouvoir réglementaire d'intervenir en matière pénitentiaire. Si toute règle de fond ou toute formalisation procédurale devait entraîner automatiquement l'ouverture du recours pour excès de pouvoir, le risque serait que cela puisse freiner l'édiction de nouvelles réglementations. A cela s'ajouterait que le recours exclusif à ce critère vous ferait potentiellement perdre la maîtrise des conditions d'accès à votre prétoire. Portant en germe une extension trop large du recours pour excès de pouvoir, le critère du statut juridique est aussi, par certains aspects, trop restrictif. Votre décision Remli précitée marque bien que les deux critères de la nature et des effets de la mesure litigieuse ne sont pas cumulatifs. On ne peut exclure que, par nature, une décision ne puisse bénéficier d'une immunité juridictionnelle. Mais, en jugeant que le placement à l'isolement d'un détenu contre son gré doit être regardé, eu égard à la gravité de ses effets sur les conditions de détention, comme une décision susceptible de recours, vous avez clairement admis que le seul critère des conséquences matérielles d'une décision pouvait suffire à la faire sortir du champ des mesures d'ordre intérieur. En neutralisant le critère des effets concrets de la mesure attaquée, la seule prise en compte de l'existence d'un statut juridique empêche de saisir des hypothèses où l'administration pénitentiaire aurait agi en dehors de tout cadre juridique. Le monde carcéral est un espace rempli de contraintes et de prescriptions mais toutes ne découlent pas d'une règle du droit. Certains phénomènes infra-juridiques, qu'ils se traduisent par des actes ou des agissements de l'administration pénitentiaire, ne doivent pas échapper au contrôle juridictionnel. Il est des cas, notamment de bouleversement de la situation du détenu ou d'atteinte substantielle à ses droits protégés, qui doivent pouvoir donner prise à un contentieux indépendamment de toute accroche textuelle. L'exemple qui fait l'objet de la dernière affaire du rôle d'aujourd'hui, des rotations de sécurité décidées en l'absence de toute base légale, en est l'illustration. Vous l'avez compris, nous estimons que, trop incertain, le critère retenu, à titre exclusif, par la cour d'appel n'est ni suffisant ni nécessaire pour définir les limites du champ des mesures d'ordre intérieur. C'est pourquoi nous vous proposons de juger qu'il est entaché d'erreur de droit. Passons maintenant à l'examen du raisonnement tenu par la Cour administrative de Nantes dans son arrêt en date du 29 juin 2005. Comme nous vous l'avons dit tout à l'heure, les juges d'appel ont retenu une approche totalement casuistique. Afin de décider de la recevabilité de la requête dirigée contre la mesure de déclassement d'emploi, ils se sont attachés aux effets qu'elle avait produits en l'espèce sur la situation du requérant. Et dans la mesure où il apparaissait qu'elle ne l'avait pas affectée de manière substantielle, ils en ont déduit qu'il s'agissait d'une mesure d'ordre intérieur. Une telle démarche consiste, dans chaque hypothèse, à déterminer si la mesure attaquée constitue un acte administratif susceptible de recours en en appréciant, au-delà de sa nature, les effets qu'elle a précisément produits sur les conditions de détention de l'intéressé. En la retenant, la Cour de Nantes a poussé jusqu'à l'extrémité la logique de votre jurisprudence Marie-Remli en en déduisant la nécessité d'un examen in concreto au cas par cas, mesure par mesure. Le déclassement d'emploi attaqué par M. Planchenault est, dans les circonstances de l'espèce, une mesure d'ordre intérieur mais rien ne permet d'exclure que telle autre mesure de déclassement puisse faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Cette démarche purement casuistique cherche à définir le plus exactement les contours de la notion de mesure susceptible de recours. Elle peut s'autoriser de la logique de la Cour de Strasbourg qui apprécie a posteriori et in concreto si la mesure litigieuse a ou non heurté un droit garanti par la convention.

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Nous ne vous proposons pas de consacrer une telle méthode au coup par coup qui, confinant à l'impressionnisme juridique, porte en elle le risque d'une certaine insécurité. En subordonnant la qualification juridique de la mesure à l'appréciation des circonstances de l'espèce, elle fait obstacle à toute prévision quant à sa justiciabilité ou son injusticiabilité. Seule une approche plus globale permettrait d'indiquer clairement à l'administration comme aux détenus si tel type de mesure est ou non susceptible de faire l'objet d'un recours. En jugeant que le déclassement attaqué constituait une mesure d'ordre intérieur du fait des circonstances particulières dans lesquelles il était intervenu et notamment du délai dans lequel le détenu avait été reclassé, les juges d'appel ont, à notre sens, commis une erreur de droit. Cette double censure nous guide dans la définition du critère et de la méthode que nous nous proposons de définir pour apprécier la recevabilité des requêtes dirigées contre une mesure pénitentiaire. Nous nous inscrivons dans la droite ligne de votre jurisprudence Marie-Remli dont nous vous invitons à réaffirmer le principe tout en en prolongeant la logique. Réaffirmation du principe en premier lieu : la justiciabilité d'une mesure découle de la combinaison de deux critères tirés respectivement de sa nature et de ses effets. Ces deux critères sont complémentaires et non cumulatifs. Dans certains cas, l'un ou l'autre pourra suffire à entraîner l'ouverture du recours ; dans d'autres hypothèses, c'est leur application combinée qui commandera l'accès à votre prétoire. Le critère de la nature de la mesure recouvre trois séries d'éléments : en premier lieu, son objet ; en deuxième lieu, son caractère (14); et, le cas échéant, en troisième lieu, son statut juridique. Nous insistons sur ce dernier point. Autant nous sommes convaincu qu'il n'est pas possible de faire de l'existence et du contenu d'un cadre juridique le critère exclusif de la qualification de la mesure litigieuse, autant nous croyons impossible de n'en tenir aucun compte. C'est au titre de la nature de la mesure qu'il appartient au juge de tirer les conséquences, en termes d'accès au juge, de l'existence d'un statut juridique de la mesure attaquée. Le critère des effets de la mesure renvoie non pas à sa qualité intrinsèque, comme le précédent, mais aux conséquences qu'elle est susceptible d'entraîner. Celles-ci doivent être appréciées, compte tenu de leur gravité, tant sur le plan juridique - la situation juridique ou administrative du détenu peut-elle être affectée ? - que sur le plan strictement matériel - ce qui renvoie aux conditions concrètes de détention. La réaffirmation de cette grille théorique doit s'accompagner, à notre sens, de l'évolution de ses conditions d'application dans le sens d'une certaine formalisation. Nous vous invitons aujourd'hui à abandonner la méthode, poussée jusqu'à l'extrême par la Cour de Nantes, qui consiste à appréhender la recevabilité du recours mesure par mesure au profit d'un raisonnement catégorie de mesures par catégorie de mesures. La prise en compte des contraintes de la gestion du monde carcéral ainsi que des considérations de bonne administration de la justice conduisent, selon nous, à retenir cette approche plus globale qui suppose un effort de catégorisation. Alors que la Cour de Strasbourg peut apprécier la justiciabilité d'une mesure a posteriori, les modalités de votre contrôle juridictionnel vous conduisent à devoir décider a priori si telle ou telle catégorie d'actes doit pouvoir vous être déférée. Cette répartition entre mesures susceptibles de recours et mesures d'ordre intérieur se fera au regard de la nature de la mesure et des effets qu'elle est susceptible de provoquer - et non de ceux qu'elle a effectivement engendrés. C'est dans cette systématisation que réside l'évolution à la jurisprudence Marie-Remli que nous vous invitons à consacrer aujourd'hui. Nous pensons que ces deux catégories - mesures attaquables, mesures inattaquables - ne sont pas de même nature. Lorsque vous aurez décidé qu'une catégorie de mesures est susceptible de faire, eu égard à la

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nature et aux effets de celles-ci, l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, pèsera sur elle une présomption irréfragable de justiciabilité. Cela aura pour effet, dans cette hypothèse, d'ouvrir votre prétoire de manière systématique. Mais cet élargissement des cas de recours sera gage de clarification et, partant, de simplification pour les acteurs du monde pénitentiaire comme pour les juges du fond. En revanche, lorsque l'application de vos critères débouchera, pour la catégorie en cause, sur une présomption de fermeture du recours, celle-ci ne pourra être que simple. Il n'est en effet pas envisageable, au regard du principe à valeur constitutionnelle du droit d'exercer un recours juridictionnel (V. not. CE 29 juill. 1998, Syndicat des avocats de France, Lebon 313 ), de décider que telle catégorie de mesures est insusceptible, dans tous les cas, d'être déférée au juge de l'excès de pouvoir. Il peut être des cas dans lesquelles une mesure, alors même qu'elle relève d'une catégorie sur laquelle pèse une présomption d'injusticiabilité, doit pouvoir faire l'objet d'un contrôle juridictionnel. Nous reconnaissons que la reconnaissance d'un régime de présomption simple risque d'affaiblir l'efficacité de la catégorisation que nous vous suggérons d'effectuer. A quoi bon définir des catégories de mesures d'ordre intérieur si l'on doit admettre que certains actes doivent y échapper ? Mais si le système que nous nous efforçons d'échafauder reste imparfait au regard de l'objectif de prévisibilité qu'il cherche à atteindre, une telle réserve est la condition qu'il ne soit pas inique. Quel critère retenir pour la définition de cette soupape de sûreté ? Il nous semble que la définition de catégories de mesures insusceptibles de recours ne peut se faire que sous réserve que ne soient pas en cause des libertés et droits fondamentaux des détenus. Cette réserve ne devrait jouer que dans des cas relativement exceptionnels et nous tenons à dire qu'il ne suffira pas que soit invoquée une violation de ces libertés et droits pour que la requête soit jugée recevable. Quatre séries de considérations militent en faveur du recours à un tel critère. La première relève de l'équité. S'il est bien une hypothèse dans laquelle un détenu doit pouvoir accéder au juge, indépendamment de l'acte ou de l'agissement en cause, c'est lorsque ceux-ci mettent en cause le noyau dur de ses droits protégés. La deuxième série de considérations tient à la cohérence d'une telle solution avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. En ouvrant le recours dans tous les cas de mise en cause des droits fondamentaux des détenus, vous ferez écho à l'exigence conventionnelle d'un recours effectif lorsqu'un droit garanti par la Convention (15) a été méconnu. Nous relevons en troisième lieu que la consécration, par votre formation, de la notion de libertés et droits fondamentaux des détenus répond aux nombreuses attentes exprimées en ce sens que nous avons évoquées précédemment. Ce faisant, vous vous inscrirez à la suite du législateur lui-même. La loi du 30 octobre 2007 a en effet institué un contrôleur général des lieux de privation de liberté, « chargé, sans préjudice des prérogatives que la loi attribue aux autorités judiciaires ou juridictionnelles, de contrôler les conditions de prise en charge et de transfèrement des personnes privées de liberté, afin de s'assurer du respect de leurs droits fondamentaux » (16). En quatrième et dernier lieu, la catégorie des libertés et droits fondamentaux qui recouvrent ceux qui sont garantis par la Constitution et les conventions internationales ne vous est pas inconnue. Vous avez ainsi été amenés à manier la notion de libertés fondamentales dans le cadre de référés-libertés présentés par des détenus sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. Il a ainsi été jugé « que si les personnes détenues dans des établissements pénitentiaires ne sont pas de ce seul fait privées du droit d'exercer des libertés fondamentales susceptibles de bénéficier de la procédure de protection particulière instituée par l'article L. 521-2 du code de justice administrative, l'exercice de ces libertés est subordonné aux contraintes inhérentes à

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leur détention »(CE, juge des référés, 27 mai 2005, Section française de l'Observatoire international des prisons et autres, Lebon 232 ). Le juge des référés a ainsi considéré que constituaient des libertés fondamentales « le consentement libre et éclairé du patient aux soins médicaux qui lui sont prodigués ainsi que le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle qui implique en particulier qu'il ne puisse subir de contraintes excédant celles qu'imposent la sauvegarde de l'ordre public ou le respect des droits d'autrui » (17) (CE 8 sept. 2005, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ B., Lebon 388 ). En revanche, il a été jugé que la modification temporaire du régime de détention « ne peut, en l'absence de circonstances particulières, être regardée par elle-même comme portant une atteinte grave à une liberté fondamentale (CE 10 févr. 2004, Garde des sceaux, ministre de la Justice c/ M. Soltani), que ne constituent pas une liberté fondamentale l'objectif de réinsertion des détenus (CE, juge des référés, 19 janv. 2005, Chevalier, Lebon 23 ), le droit à la santé (CE 8 sept. 2005, Garde des sceaux, ministre de la Justice c/ B., préc.) ou encore la liberté de réunion (CE, juge des référés, 27 mai 2005, Section française de l'Observatoire international des prisons et autres, préc.). Il appartiendra à la jurisprudence de compléter, au fil des litiges, la catégorie des libertés et droits fondamentaux des détenus dans laquelle, pour notre part, nous rangeons sans difficulté le droit au respect de la vie privée et familiale et le respect de la dignité de la personne humaine (CE, Ass., 27 oct. 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Lebon 372 ). L'institution du référé-liberté préfigure d'une certaine manière la réserve que nous vous proposons de consacrer dans le cadre du recours pour excès de pouvoir. Elle subordonne en effet l'accès au juge des référés non à la nature de l'acte ou de l'agissement en litige mais à la nature de la liberté en cause, à la gravité de l'atteinte qui y est portée ainsi qu'à l'existence d'une situation d'urgence. Cela a conduit à ce que puissent être portées devant le juge - indépendamment du bien-fondé des prétentions qui ont d'ailleurs toutes été rejetées par le juge des référés du Conseil d'Etat- des mesures telles que le refus d'un permis de visite, le refus de placement dans une cellule sans fumeur ou encore le refus d'organiser des débats sur la Constitution européenne. Après ces longs développements liminaires, nous pouvons faire application de la solution de principe que nous venons de dégager aux deux requêtes dont vous êtes saisis. Nous commencerons par le pourvoi du ministre de la Justice présenté sous le numéro 290730. M. Boussouar, incarcéré le 29 mars 1995, est condamné le 30 janvier 1997 par la Cour d'assises du Rhône à une peine de 20 ans de réclusion criminelle. Par une décision du 26 novembre 2003, le ministre de la Justice décide de le transférer de la maison centrale de Saint-Maur à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis. Saisi par l'intéressé, le président de la 7

ème

section du Tribunal administratif de Paris rejette sa demande d'annulation de la décision de transfert, par une ordonnance du 20 décembre 2004. Cette dernière est infirmée en appel par l'arrêt du 19 décembre 2005 de la Cour administrative d'appel de Paris dont nous vous avons déjà entretenu. Si vous nous avez suivi, vous censurerez l'erreur de droit commise par la Cour de Paris à s'être fondée exclusivement sur l'existence et le contenu des dispositions législatives et réglementaires relatives aux changements d'affectation des détenus, pour en déduire, sans s'attacher à en apprécier la nature et les effets, qu'une décision relative à un changement d'affectation d'un détenu d'un établissement de peines à une maison d'arrêt peut être contestée par la voie du recours pour excès de pouvoir. Vous ferez ensuite application de la méthode que nous venons de vous présenter. Pour déterminer si une décision relative à un changement d'affectation d'un détenu d'un établissement pénitentiaire à un autre constitue un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir, il y a lieu d'apprécier sa nature et l'importance de ses effets sur la situation des détenus. Attachons-nous à la catégorie des changements d'affectation d'un établissement de peines vers une maison d'arrêt.

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Il n'est pas inutile que nous présentions les grandes lignes de la procédure d'orientation et des décisions d'affectation des détenus. L'arrêt attaqué parle à tort de transfèrement puisqu'il s'agit de l'opération matérielle de transfert dont les conditions sont régies par les articles D. 297 à D. 313-1 du code de procédure pénale (18). Ce qui est en cause dans notre affaire est bien un transfert c'est-à-dire le changement d'affectation de M. Boussouar qui a été décidé par l'administration au vu du comportement de l'intéressé. « L'affectation consiste à déterminer [...] dans quel établissement le condamné doit exécuter sa peine » (art. D. 74 du CPP). Pour les détenus dont le temps d'incarcération restant à subir est supérieur à un an, « la procédure d'orientation est obligatoirement mise en oeuvre » (art. D. 75). Cette procédure « consiste à réunir tous les éléments relatifs à la personnalité du condamné, son sexe, son âge, ses antécédents, sa catégorie pénale, son état de santé physique et mentale, ses aptitudes, ses possibilités de réinsertion sociale et, d'une manière générale, tous renseignements susceptibles d'éclairer l'autorité compétente pour décider de l'affectation la plus adéquate » (art. D. 74 du CPP). « Chaque fois qu'ils l'estiment utile, le président de la juridiction qui a prononcé la condamnation ainsi que le représentant du ministère public peuvent exprimer leur avis sur l'affectation qui leur semble la mieux appropriée au condamné ou sur celle qui, au contraire, leur paraît inadaptée » (art. D. 78 du CPP). La compétence d'affectation est partagée, selon les cas, entre le ministre de la Justice (19) et le directeur régional des services pénitentiaires. L'article D. 82 du code de procédure pénale dispose que : « L'affectation peut être modifiée soit à la demande du condamné, soit à la demande du chef de l'établissement dans lequel il exécute sa peine » et précise que « l'affectation ne peut être modifiée que s'il survient un fait ou un élément d'appréciation nouveau » (20). Et l'article D. 82-1 précise : « Que la demande émane du condamné ou du chef d'établissement, ce dernier constitue un dossier qui comprend les éléments permettant d'établir la motivation de la demande. / Le ministre de la Justice, le directeur régional ou le chef d'établissement peuvent procéder ou faire procéder dans les conditions définies à l'article D. 79 à toute enquête sur la situation familiale ou sociale du condamné. / La décision de changement d'affectation est prise, sauf urgence, après avis du juge de l'application des peines et du procureur de la République du lieu de détention ». Les établissements pénitentiaires sont classés en deux grandes catégories : les maisons d'arrêt qui ont vocation à accueillir les prévenus et les établissements pour peines qui constituent normalement le lieu de détention des condamnés. La question de l'affectation est essentielle à plus d'un titre. Pour les détenus, elle détermine pour une grand part le déroulement de leur détention. Pour l'administration pénitentiaire, elle constitue une difficulté compte tenu des contraintes qui pèsent sur la gestion du parc pénitentiaire. Au 1

er octobre 2007, la population pénale s'élevait à 61 063 détenus dont 17

546 prévenus et 43 517 condamnés. A la même date, le parc pénitentiaire n'offrait qu'une capacité de 50 714 places dont environ 31 000 en maisons d'arrêt et le reste en établissements pour peines. Les décisions d'affectation initiale ont été, en 2006, d'environ 11 000. Les changements d'affectation des détenus prises à leur demande se sont élevés à environ 3000. La même année, l'administration pénitentiaire a pris environ 850 décisions de changements d'affectation sans l'accord du détenu (21). S'y ajoutent environ 300 transferts dits sur « requête ministère ». Les conditions d'affectation des condamnés sont encadrées par le code de procédure pénale. L'article 717 de ce code dispose que : « Les condamnés purgent leur peine dans un établissement pour peines. / Les condamnés à l'emprisonnement d'une durée inférieure ou égale à un an peuvent, cependant, à titre exceptionnel, être maintenus en maison d'arrêt et incarcérés, dans ce cas, dans un quartier distinct, lorsque des conditions tenant à la

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préparation de leur libération, leur situation familiale ou leur personnalité le justifient. Peuvent également, dans les mêmes conditions, être affectés, à titre exceptionnel, en maison d'arrêt, les condamnés auxquels il reste à subir une peine d'une durée inférieure à un an ». L'article D. 70 du même code dispose que : « Les établissements pour peines, dans lesquels sont reçus les condamnés définitifs, sont les maisons centrales, les centres de détention, les centres de semi-liberté et les centres pour peines aménagées » et ajoute qu' « à titre exceptionnel, les maisons d'arrêt peuvent recevoir des condamnés dans les conditions déterminées par l'article D. 73 », lequel précise que « Les maisons d'arrêt peuvent recevoir des condamnés à l'emprisonnement d'une durée inférieure ou égale à un an dans les conditions prévues par le deuxième alinéa de l'article 717 ». Il résulte de ces dispositions que le régime de la détention en établissement pour peines constitue normalement le mode de détention des condamnés. La décision attaquée qui affecte un condamné en maison d'arrêt est donc susceptible d'être contrôlée au regard de ces dispositions. Son objet plaide donc en faveur de l'ouverture du recours. Contrairement au raisonnement de la Cour que nous venons de censurer, nous ne faisons pas de l'existence d'un régime juridique de nature à fournir un cadre de contrôle le critère exclusif de la justiciabilité de la mesure attaquée mais nous le prenons en compte au titre du critère relatif à sa nature. Reste à faire application du second critère tiré des effets de la mesure. Cela nous conduit à nous pencher sur les conditions de détention en maison centrale et en maison d'arrêt. L'article D. 71 du code de procédure pénale dispose que : « Les maisons centrales et les quartiers maison centrale comportent une organisation et un régime de sécurité renforcé dont les modalités internes permettent également de préserver et de développer les possibilités de réinsertion sociale des condamnés », tandis que l'article D. 72 du même code dispose que : « Les centres de détention comportent un régime principalement orienté vers la réinsertion sociale et, le cas échéant, la préparation à la sortie des condamnés ». Des textes applicables comme de la réalité carcérale (22), nous déduisons que le changement d'affectation d'un détenu d'une maison centrale à une maison d'arrêt entraîne d'importants effets, tant juridiques que matériels, sur les conditions de sa détention. Il existe en effet d'importantes différences dans les conditions de détention entre les établissements de peines et les maisons d'arrêts. Seuls les premiers offrent des conditions de détention adaptées aux longues peines d'emprisonnement. L'article 717-2 du code de procédure pénale prévoit que : « Les condamnés sont soumis dans les maisons d'arrêt à l'emprisonnement individuel du jour et de nuit, et dans les établissements pour peines, à l'isolement de nuit seulement, après avoir subi éventuellement une période d'observation en cellule ». L'article D. 95 du même code dispose que : « Le régime des maisons centrales et des centres de détention comporte l'isolement de nuit [...] ». Il y est prévu que « Pendant la journée, les condamnés sont réunis pour le travail et les activités physiques et sportives. Ils peuvent l'être aussi pour les besoins de l'enseignement ou de la formation, de même que pour des activités culturelles ou de loisirs. / Le contenu de l'emploi du temps, et notamment la part faite à ces diverses activités, doit permettre aux condamnés de conserver ou de développer leurs aptitudes intellectuelles, psychologiques et physiques pour préparer leur réinsertion ultérieure ». Enfin, l'article D. 95-1 du même code prévoit que : « Sans préjudice de l'application des dispositions de l'article D. 95 prévoyant la mise en oeuvre d'activités pendant toute la durée de l'exécution de la peine, les condamnés bénéficient, au cours de la dernière période de l'incarcération, d'une préparation active à leur élargissement conditionnel ou définitif, en particulier sur le plan socio-professionnel. Cette préparation comprend, le cas échéant, un placement à l'extérieur ou au régime de semi-liberté. Elle est effectuée soit sur place, soit après transfèrement sur un centre ou un quartier spécialisé ». Le régime de la détention en établissement pour peines se caractérise donc, par rapport aux maisons d'arrêt, par des modalités d'incarcération différentes et notamment par l'organisation

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d'activités collectives de travail, de formation, de sport ou de loisirs (23). Outre l'agrément qu'elles sont susceptibles à des personnes privées de liberté, ces activités, qui sont orientées vers la réinsertion ultérieure des personnes concernées, contribuent à préparer leur élargissement. A la détérioration des conditions matérielles de détention s'ajoute une atteinte à la situation juridique des détenus parfaitement décrite par Bruno Bachini, dans ses conclusions : « [...] le transfert d'un détenu condamné d'une maison de peines à une maison d'arrêt est susceptible d'avoir indirectement des conséquences particulièrement importantes sur sa situation juridique en le privant de facto de la faculté de témoigner de gages de réinsertion et de bonne conduite par sa participation à des activités de travail et de formation professionnelle comme le prévoient les dispositions de l'article 720 du code de procédure pénale ». Vous l'avez compris : nous estimons qu'eu égard à sa nature et à l'importance de ses effets sur la situation des détenus, une décision de changement d'affectation d'une maison centrale, établissement pour peines, à une maison d'arrêt constitue un acte administratif susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir et non une mesure d'ordre intérieur. Pèsera sur la catégorie des mesures de transfert d'un établissement de peines à une maison d'arrêt une présomption irréfragable de justiciabilité ce qui vous conduira à abandonner votre décision précitée Sieur Kayanackis (CE 8 déc. 1967, Lebon 475, préc. ). Vous substituerez ce motif, qui répond à un moyen invoqué devant le juge du fond et ne comporte aucune appréciation de fait nouvelle en cassation, à celui erroné en droit retenu par l'arrêt attaqué de la Cour administrative d'appel de Paris, dont il justifie légalement le dispositif (V. pour une substitution de motifs en cassation notamment CE, Ass., 2 juill. 1993, Milhaud, Lebon 194 ). Puisque nous concluons devant votre formation, nous croyons possible de saisir l'occasion que nous offre la présente affaire, non pour régler, une fois pour toutes, toutes les hypothèses relatives à l'affectation des détenus, mais pour envisager d'autres cas que celui que vous devez nécessairement trancher. Précisons tout d'abord que l'ensemble des considérations qui précèdent et qui suivent ne concernent que les décisions prises à l'initiative de l'administration pénitentiaire contre le gré d'un détenu. Il est de jurisprudence constante que le bénéficiaire d'une décision strictement conforme à sa demande n'a pas intérêt à en demander l'annulation (V. par exemple CE 18 oct. 2002, Diraison ; CE 26 avr. 2006 Marschalik, Lebon 2005 ). Un détenu serait donc irrecevable à attaquer une décision relative à son affectation qui serait consécutive à une demande de sa part et conforme à celle-ci. Est-il possible, au bénéfice des développements que nous venons de faire, d'identifier des catégories de décisions touchant à l'affectation des détenus pour lesquelles l'application du critère tiré de leur nature et de leurs effets déboucherait sur la qualification de mesure d'ordre intérieur ? Pour deux catégories au moins, nous ne nourrissons guère de doute. Il s'agit d'une part des décisions de changement d'affectation entre établissements de même nature et d'autre part des décisions de changement d'affectation d'une maison d'arrêt à un établissement pour peines. Compte tenu de leur nature et de leurs effets, ces décisions doivent en principe échapper à votre contrôle. En effet, le transfert d'une maison d'arrêt à une autre maison d'arrêt, d'une maison centrale à une autre maison centrale ou encore d'un centre de détention à un autre centre de détention reste sans effet sur les conditions de détention du détenu ainsi que sur sa situation administrative et juridique. Dans ces conditions, et compte tenu des contraintes auxquelles est confrontée l'administration pénitentiaire, il est souhaitable d'éviter toute contestation contentieuse de ce type de transfert qui peut être qualifié d'horizontal (24). C'est l'état actuel de votre jurisprudence (CE 23 févr. 2000, Glaziou). Les transferts de maison d'arrêt à établissement de peines constituent de ce point de vue un a fortiori : plaçant le condamné dans le mode de détention auquel il peut normalement prétendre, il améliore en outre ses conditions, tant juridiques que matérielles, d'incarcération.

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Afin d'éclairer les acteurs pénitentiaires, nous vous invitons à juger aujourd'hui que pèse sur ces deux catégories une présomption d'injusticiabilité. Mais rappelons que cette présomption n'est que simple et que l'immunité juridictionnelle dont bénéficient ces catégories de mesures devra céder si sont en cause des libertés et droits fondamentaux des détenus. Plusieurs exemples nous viennent à l'esprit : la nouvelle affectation d'un détenu gravement malade dans un établissement dépourvu de service médical approprié, un transfert entraînant un éloignement géographique de nature à porter une atteinte excessive au droit au respect de la vie familiale ou encore un changement d'affectation susceptible de placer le détenu dans des conditions de détention où il serait exposé à des risques personnels. Ces cas de figure ont vocation à rester exceptionnels. Il n'en reste pas moins vrai que doit être réservée la faculté de saisir le juge de décisions aux conséquences d'une exceptionnelle gravité (25). S'agissant des décisions d'affectation consécutives à une condamnation, l'hésitation est permise. A la réflexion, nous inclinons plutôt à les faire entrer dans la catégorie des mesures d'ordre intérieur pour trois séries de raisons. La première série de raisons tient à la perméabilité entre la première affectation et la condamnation pénale. Certes, il s'agit d'une décision administrative et non d'une décision inséparable d'une décision judiciaire qui échapperait dès lors à votre compétence juridictionnelle (V. par ex. 4 avr. 1979, Bertin, Lebon 148 ). Il n'empêche : immédiatement consécutive à la condamnation pénale, la première affectation en est le prolongement direct. D'une certaine manière, elle fait corps avec la peine d'emprisonnement. En autoriser l'immédiate contestation contentieuse, dans votre prétoire, à la sortie du procès pénal, ne nous paraît guère satisfaisant. La deuxième série de raisons tient aux difficultés liées à l'insuffisance du parc pénitentiaire et à la complexité de la tâche de l'administration pénitentiaire contrainte de concilier, dans un contexte général de pénurie, la prise en compte, dans le cadre de la procédure d'orientation, du profil personnel du détenu et le maintien de l'ordre et de la sécurité. C'est pourquoi la première décision n'est souvent que provisoire dans l'attente d'une affectation plus adéquate. Il est nécessaire de ne pas ouvrir, de manière prématurée, l'accès au juge. La dernière série de raisons relève de considérations de pure opportunité. Ouvrir le recours pour excès de pouvoir à l'encontre d'une dizaine de milliers de décisions annuelles risquerait d'entraver le bon fonctionnement du service public pénitentiaire et de submerger la juridiction administrative. Si vous n'étiez pas entièrement convaincus, nous vous rappelons que la fermeture de votre prétoire n'est pas absolue grâce à la réserve des droits fondamentaux. Ceci étant dit, une hypothèse délicate nous semble devoir être aujourd'hui réservée et qui fait l'objet d'un pourvoi, introduit par M. Boussouar, qui vient d'être admis en cassation (26). Il s'agit du cas du transfert d'un détenu d'un centre de détention vers une maison centrale, qui relèvent tous les deux de la catégorie des établissements de peines (27). Un transfert entre établissements de la même catégorie n'engendre pas les mêmes effets qu'un transfert d'un établissement de peines à une maison d'arrêt. Il entraîne cependant certaines modifications dans les conditions de détention. Revenons au pourvoi du ministre de la Justice. Contrairement à ce qui est soutenu, la procédure d'appel n'a pas été irrégulière. Quant à l'illégalité de la mesure de transfert, vous confirmerez l'arrêt attaqué. Pour ce faire, vous serez conduits à procéder à une nouvelle substitution de motifs. Pour déduire que la décision attaquée devait être motivée en application de l'article 1

er de la loi du

11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs, la Cour a estimé qu'une

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mesure de transfert d'un détenu d'un établissement pour peines à une maison d'arrêt était, par nature, au nombre des décisions qui « restreignent l'exercice des libertés publiques ou, de manière générale, constituent une mesure de police ». Elle a, ce faisant commis, une erreur de droit. La décision de transfert se trouve bien dans le champ de l'article 1

er de la loi du 11

juillet 1979 mais, selon nous, au titre des décisions qui imposent des sujétions. Vous effectuerez la substitution de motifs puis relèverez que les juges du fond n'ont pas dénaturé les pièces du dossier qui leur était soumis en considérant que la décision du 26 novembre 2003 ne comportait pas les indications de droit et de fait permettant d'estimer qu'elle avait satisfait aux exigences de motivation. Le moyen suivant est tiré de la méconnaissance de l'article 24 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l'administration dont nous vous avons dit qu'il était applicable à la mesure attaquée (28). Les juges d'appel n'ont pas entaché leur arrêt d'inexacte qualification juridique des faits en estimant la décision attaquée, qui ne résulte pas d'une demande de M. Boussouar, ne relevait d'aucun des trois cas énoncés par les dispositions de l'article 24. Elle ne pouvait donc être prise sans que l'intéressé ait été mis en même de présenter des observations. Cette formalité substantielle n'ayant pas été accomplie, la procédure était irrégulière comme ils l'ont exactement jugé. Le dernier moyen est tiré de l'inexacte qualification juridique des faits à avoir relevé une méconnaissance de l'article 717 du code de procédure pénale. Vous commencerez par préciser que les dispositions précitées de l'article D. 80 du code de procédure pénale ne permettent pas au ministre de la Justice d'affecter discrétionnairement un condamné relevant d'une maison pour peines dans une maison d'arrêt. Vous relèverez ensuite que M. Boussouar devait, eu égard à la nature de la peine à laquelle il avait été condamné, être détenu dans un établissement pour peines et qu'à la date de la décision attaquée, sa situation ne relevait d'aucune des hypothèses où il aurait pu être placé dans un quartier distinct d'une maison d'arrêt. Et vous en déduirez qu'en jugeant que la décision attaquée, qui ne peut être regardée comme ayant été prise à titre provisoire, dans l'attente d'une nouvelle mesure d'affectation, méconnaît les dispositions de l'article 717 précité, les juges du fond n'ont pas entaché l'arrêt attaqué d'inexacte qualification juridique des faits. Si vous nous suivez, vous rejetterez le pourvoi du Garde des sceaux. L'Etat succombant dans la présente instance, vous le condamnerez à verser une somme de 3000 € à M. Boussouar au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Venons-en à l'affaire n° 290240. M. Planchenault, condamné à huit ans d'emprisonnement, est incarcéré à la maison d'arrêt de Nantes. Cuisinier de son métier, il est affecté dans l'emploi d'auxiliaire de cuisine au service général. Le 12 juillet 2001, il fait l'objet d'un déclassement d'emploi « pour insuffisance professionnelle et comportement incompatible avec un esprit d'équipe ». Saisi d'un recours hiérarchique, le directeur régional des services pénitentiaires de Rennes confirme le déclassement motivé « par des difficultés relationnelles au sein des cuisines générées par le refus de [se] soumettre au fonctionnement de ce service et aux règles internes définies par les personnels », par une décision du 15 octobre 2001. M. Planchenault saisit le Tribunal administratif de Nantes qui, par un jugement du 4 août 2004, rejette sa requête comme irrecevable comme dirigée contre une mesure d'ordre intérieur. En appel, la Cour administrative de Nantes confirme cette irrecevabilité par un arrêt en date du 29 juin 2005 dont nous vous avons dit tout à l'heure qu'il était entaché d'erreur de droit. Contrairement à l'affaire précédente, vous n'avez jamais été amenés à prendre parti sur la nature d'une mesure de déclassement d'emploi. L'occasion vous en est aujourd'hui offerte. Attachons-nous, dans le cadre du raisonnement par catégorie, à la nature et aux effets d'une mesure de déclassement d'emploi.

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Cela nous conduit à vous entretenir un instant du travail en prison. Il existe trois types d'activité rémunérée dans les établissements pénitentiaires. L'article D. 103 du code de procédure pénale dispose que « le travail est effectué dans les établissements pénitentiaires sous le régime du service général, de la concession de main-d'oeuvre pénale ou dans le cadre d'une convention conclue entre les établissements pénitentiaires et le service de l'emploi pénitentiaire ». L'article D. 105 du même code prévoit que : « Dans chaque établissement, des détenus sont affectés au service général de l'établissement pénitentiaire, en vue de maintenir en état de propreté les locaux de la détention et d'assurer les différents travaux ou corvées nécessaires au fonctionnement des services ». Les activités de service général, qui recouvrent des tâches de maintenance ou d'hôtellerie, représentent 6600 postes de travail (soit 12 % des détenus et 30 % des actifs rémunérés). La concession qui est régie par l'article D. 104 du CPP emploie environ 9000 détenus (soit 16 % de la population pénale et 40 % des actifs rémunérés). Des entreprises privées signent des contrats de concession de main-d'oeuvre pénale portant sur des travaux techniques (montage, assemblage), du conditionnement ou du façonnage. Enfin, le travail réalisé dans les ateliers du service de l'emploi pénitentiaire est effectué pour le compte de la régie industrielle des établissements pénitentiaires, compte spécial du Trésor. Environ 1100 détenus y sont employés. Le volume de travail offert ne permet pas de satisfaire toutes les demandes. Ainsi que le relève la Cour des comptes dans un rapport sur « La gestion des prisons » de janvier 2006 : « Quel que soit le mode de gestion retenu, il apparaît que la totalité des demandes des détenus qui souhaitent travailler ne peut être satisfaite [...] Nombre de détenus sont réduits à une inactivité forcée, toute la journée, [...] et ils se trouvent dans une situation de précarité qui les empêche de procéder à l'indemnisation des parties civiles et de s'engager dans une démarche active de réinsertion » (page 52). Un certain nombre de dispositions encadrent l'organisation du travail en prison. L'article 717-3 du code de procédure pénale dispose que : « Au sein des établissements pénitentiaires, toutes dispositions sont prises pour assurer une activité professionnelle, une formation professionnelle ou générale aux personnes incarcérées qui en font la demande » et ajoute que « Les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l'objet d'un contrat de travail ». L'article D. 99 du CPP précise que : « Les détenus, quelle que soit leur catégorie pénale, peuvent demander qu'il leur soit proposé un travail. Aux termes de l'article D. 100 du même code : « Les dispositions nécessaires doivent être prises pour qu'un travail productif et suffisant pour occuper la durée normale d'une journée de travail soit fourni aux détenus ». Enfin, l'article D. 102 du code de procédure pénale précise que : « L'organisation, les méthodes et les rémunérations du travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures afin notamment de préparer les détenus aux conditions normales du travail libre ». Le fait d'affecter un emploi à un détenu est appelé classement. Le nombre de mesures de classement est estimé à environ 50 000 par an. Le retrait d'un emploi est qualifié de déclassement. Une mesure de déclassement peut être prise soit à titre disciplinaire, sur le fondement de l'article D. 251-1 du CPP (29) soit dans l'intérêt du service, sur le fondement de l'article D. 99 précité qui prévoit que : « L'inobservation par les détenus des ordres et instructions donnés pour l'exécution d'une tâche peut entraîner la mise à pied ou le déclassement de l'emploi ». Le nombre de déclassements prononcés chaque année n'est pas répertorié. Un déclassement prononcé à titre de sanction relève, en vertu de la décision Marie, d'une catégorie de mesures par nature, attaquables. Mais qu'en est-il de la catégorie des déclassements prononcés dans l'intérêt du service ?

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La décision attaquée prise à la demande du chef de travaux des cuisines et non pour réprimer une quelconque faute du requérant relève de cette dernière catégorie. Priver un détenu de l'emploi qu'il exerçait engendre trois séries de conséquences sur sa situation individuelle dont la gravité justifie, selon nous, l'ouverture du recours pour excès de pouvoir. La première série de conséquences est d'ordre pécuniaire. Même si la rémunération en milieu pénitentiaire répond à des règles exorbitantes du droit commun, le travail procure au détenu un revenu dont le prive le déclassement. Pour les travaux exécutés en concession et en régie, il existe un taux horaire minimum qui est indexé sur le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) et dont le montant est de 3,70 € en 2007. Il s'agit d'une simple référence pour contrôler les rémunérations pratiquées par les concessionnaires qui recourent fréquemment à la rémunération à la pièce. Les détenus qui travaillent au service général perçoivent une rémunération dont le montant a varié, en 2007, selon les tâches effectuées, de 7, 6 à 13,65 € journaliers. Les détenus possèdent un compte nominatif ouvert à l'établissement pénitentiaire auquel est inscrit l'ensemble des ressources qu'ils perçoivent. L'article D. 320 du code de procédure pénale prévoit que : « Toutes les sommes qui échoient aux détenus sont considérées comme ayant un caractère alimentaire, dans la mesure où elles n'excèdent pas chaque mois 200 EUR. Cette somme est doublée à l'occasion des fêtes de fin d'année ». Il s'agit de la provision alimentaire mensuelle qui a été étendue aux produits du travail par le décret du 5 octobre 2004 (30). Il en résulte clairement que le déclassement d'emploi prive le détenu d'une source d'alimentation de son compte nominatif. Il est indéniable que cela affecte les conditions matérielles de la détention, notamment la faculté de cantiner, c'est-à-dire acquérir, sur le fondement de l'article D. 343 du CPP « divers objets, denrées ou prestations de service en supplément de ceux qui leur sont octroyés ». La deuxième série de conséquences tient à l'importance que revêt le travail en milieu carcéral. Dans un monde où le risque de désocialisation est permanent, occuper un emploi permet, au-delà de toute considération matérielle, de créer une forme de sociabilité. Que ce soit en atelier collectif ou dans les services généraux, le travail est un facteur de lien social pour les détenus qui peuvent quitter leur cellule et rencontrer d'autres personnes. Il procure en outre un sentiment d'utilité sociale, véritable facteur d'insertion là où le désoeuvrement est destructeur. Le PACTE 2 (plan d'amélioration des conditions de travail et d'emploi), lancé en 2000, comporte deux objectifs : procurer une activité rémunérée à chaque détenu qui en fait la demande et améliorer la cohérence du dispositif d'insertion sociale. Cet ambitieux programme souligne que les activités de travail « s'inscrivent dans un parcours professionnel individualisé du détenu et dans une dynamique de préparation à la sortie et de lutte contre la récidive ». La troisième série d'effets concerne la situation administrative du détenu. Le déclassement d'emploi n'est en effet pas sans conséquence sur le devenir pénitentiaire des détenus. Le premier alinéa de l'article 717-3 du code de procédure péanle dispose en effet que : « les activités de travail et de formation professionnelle sont prises en compte pour l'appréciation des gages de réinsertion et de bonne conduite des condamnés ». L'article 721-1 du code de procédure pénale prévoit des réductions de peine supplémentaires pour les condamnés « qui manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale ». Dans le même sens, l'article 729 du code prévoit que les condamnés peuvent bénéficier d'une libération conditionnelle « s'ils manifestent des efforts sérieux de réadaptation sociale notamment lorsqu'ils justifient soit de l'exercice d'une activité professionnelle [...] soit de leurs efforts en vue d'indemniser leurs victimes ». Alors même qu'elle ne modifie pas le régime juridique de détention, la mesure de déclassement est susceptible d'affecter la situation juridique des détenus.

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Dans la mesure où le travail auquel les détenus peuvent prétendre constitue pour eux non seulement une source de revenus mais encore un mode de meilleure insertion dans la vie collective de l'établissement, tout en leur permettant de faire valoir des capacités de réinsertion, nous estimons qu'une décision de déclassement d'emploi constitue, eu égard à sa nature et à l'importance de ses effets sur la situation des détenus, un acte administratif susceptible, dans tous les cas, de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Si vous acceptez de traiter d'autres cas que celui que présente cette affaire, nous vous proposons de juger aujourd'hui que sous réserve que ne soient pas en cause des libertés et droits fondamentaux des détenus, les décisions de classement et les refus opposés à une demande d'emploi constituent en principe des mesures d'ordre intérieur. En premier lieu, s'agissant des décisions de classement, nous sommes convaincu qu'elles relèvent par nature de l'ordre intérieur de la prison. L'article D. 101 du CPP dispose en effet que : « Le travail est procuré aux détenus compte tenu du régime pénitentiaire auquel ceux-ci sont soumis, des nécessités de bon fonctionnement des établissements ainsi que des possibilités locales d'emploi. Dans la mesure du possible, le travail de chaque détenu est choisi en fonction non seulement de ses capacités physiques et intellectuelles, mais encore de l'influence que ce travail peut exercer sur les perspectives de sa réinsertion. Il est aussi tenu compte de sa situation familiale et de l'existence de parties civiles à indemniser (...) ». La répartition du travail doit pouvoir servir, au-delà de la recherche de la meilleure adéquation entre les besoins et les compétences et les motivations des détenus, d'élément de gestion interne de l'établissement. En second lieu, la solution que nous vous invitons à adopter en matière de déclassement n'implique en rien que vous ouvriez votre prétoire aux mesures de refus de classement dans un emploi. Le raisonnement par symétrie ne s'impose pas pour deux raisons au moins. En premier lieu, il ne heurte, en tant que tel, aucun droit au travail qui serait posé ou garanti par les textes. En second lieu, alors qu'un déclassement repose sur une initiative de l'administration pénitentiaire qui vient modifier une situation établie dans une telle mesure que cela justifie l'ouverture du recours, un refus n'engendre aucune modification de la situation du détenu qui était sans emploi et le demeure. Faute de bouleversement, il n'y a pas de prise au contentieux sauf dans les hypothèses réservées où le statu quo serait, par lui-même, générateur de troubles mettant en cause les libertés et droits fondamentaux du détenu. Si vous nous suivez pour faire sortir, dans tous les cas, la catégorie du déclassement d'emploi du champ des mesures d'ordre intérieur, vous annulerez l'arrêt attaqué. Réglant l'affaire au fond, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, vous annulerez, pour les mêmes motifs, le jugement du Tribunal administratif de Nantes en date du 4 août 2004. Après évocation, vous statuerez directement sur la demande présentée en première instance par M. Planchenault. Si elle est recevable, elle n'est en revanche pas fondée. Les moyens de légalité externe qu'il soulève sont voués au rejet. Votre contrôle en la matière ne déstabilisera pas l'administration pénitentiaire. Il ressort en effet de la circulaire du 9 décembre 1998 du ministre de la Justice que le déclassement est regardé comme une décision individuelle susceptible de faire grief et pouvant être déféré au juge de l'excès de pouvoir : « la décision doit être précisément motivée et notifiée au détenu concerné ». Et la circulaire du 9 mai 2003 range le déclassement parmi les mesures relevant du champ de l'article 24 de la loi du 12 avril 2000. Tout cela s'est vérifié au cas d'espèce. Il ressort en effet des pièces du dossier que la décision attaquée a été précédée par une audience au cours de laquelle l'intéressé a présenté ses observations écrites. Par ailleurs, elle mentionne l'ensemble des circonstances qui la justifient. Les moyens tirés de son insuffisante motivation et de ce que le requérant n'a pas été mis à même de présenter préalablement ses observations doivent donc être écartés. Il en va de même du moyen tiré de ce que les décisions attaquées auraient été signées par des autorités incompétentes.

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S'agissant de la légalité interne, nous vous invitons à tenir compte de la situation particulière du travail en détention pour définir l'étendue de votre contrôle. La situation de pénurie qui caractérise le travail pénitentiaire et les contraintes inhérentes au monde carcéral justifient, selon nous, que vous limitiez votre contrôle à celui de l'erreur manifeste d'appréciation (31). Qu'en est-il en l'espèce ? Il ressort des pièces du dossier que le comportement du requérant était caractérisé par une mauvaise volonté à accomplir les tâches qui lui étaient demandées, en particulier d'apporter son aide aux autres détenus, et par le climat conflictuel qu'il entretenait par ses gestes et commentaires. Dans ces conditions, l'intérêt du service justifiait le déclassement de l'intéressé sur le fondement de l'article D. 99 précité. En décidant ce déclassement, la directrice de la maison d'arrêt de Nantes n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation. Vous rejetterez la demande de M. Planchenault y compris les conclusions à fin d'injonction et à ce qui s'il soit fait application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Nous voudrions terminer ces longues conclusions par trois séries de considérations. En premier lieu, l'évolution jurisprudentielle que nous vous proposons qui prolonge les acquis de vos décisions Marie-Remli nous paraît de nature à prémunir la France contre toute condamnation de la Cour de Strasbourg. Les deux logiques de contrôle- la vôtre et celle de la cour européenne (32)- ne coïncident pas exactement. La prise en compte de la jurisprudence européenne vous conduit, dans une certaine mesure, à aller au-delà de ce que la Cour exige dans le cadre de son contrôle a posteriori et in concreto. Ce faisant, elle constitue, selon nous, un utile aiguillon. Refuser de contrôler les décisions aujourd'hui attaquées reviendrait à accepter de fermer les yeux en attendant qu'on les ouvre pour vous à Strasbourg. Telle n'est pas la conception que nous avons de votre office. Des évolutions préventives du type Remli nous semblent préférables à de regrettables condamnations du type Frérot. En outre, en élargissant l'accès à votre prétoire, vous conférez sa pleine portée au caractère subsidiaire du contrôle de la cour européenne, prenant en charge dès les instances nationales la vérification du respect des droits conventionnellement garantis. Nous soulignons, en deuxième lieu, que nous suivre aujourd'hui n'engendre aucun risque de déstabilisation de l'administration pénitentiaire. Celle-ci veille d'elle-même à respecter les droits individuels dans l'exercice de sa mission. Le principal enjeu des litiges réside dans la formalisation des procédures - motivation et contradictoire. Mais ce n'est pas l'ouverture du recours qui impose le respect de ces règles, ce sont les textes en vigueur. Le décret du 21mars 2006, pris pour l'application de la loi du 12 avril 2000, a modifié un certain nombre de dispositions du code de procédure pénale. L'article R. 57-9-1 du code de procédure pénale dispose ainsi que : « Lorsque l'administration pénitentiaire envisage de prendre une décision individuelle défavorable au détenu qui doit être motivée conformément aux dispositions des articles 1

er et 2 de la loi n° 79-587 du 11 juillet

1979, le détenu peut se faire représenter ou assister par un conseil ou, dans les conditions prévues aux articles R. 57-9-2 à R. 57-9-8, par un mandataire de son choix ». L'administration a déjà pris toute la mesure de ces obligations comme le démontrent la circulaire du 9 mai 2003 et celle du 31 janvier 2007 qui traite du cas spécifique de l'affectation et du changement d'affectation des détenus. Compte tenu du degré de formalisation des procédures déjà mis en place, l'ouverture de votre prétoire n'entraînera pas des annulations en chaîne, comme le démontre le rejet de la demande de M. Planchenault. Rappelons au surplus que ces garanties peuvent céder en cas d'urgence ou si leur mise en oeuvre risque de compromettre l'ordre public. Quant à la légalité interne, votre contrôle saura préserver la marge d'appréciation dont doit pouvoir disposer l'administration pénitentiaire dans le cadre d'un pouvoir qui reste largement discrétionnaire.

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Ajoutons qu'il existe des mécanismes internes de nature à permettre le règlement non contentieux des différends et à éviter que tout litige ne soit mécaniquement porté devant le juge, qu'il s'agisse de la procédure de réclamation régie par les articles D. 260 et suivants du code de procédure pénale ou du recours administratif préalable prévu, en matière disciplinaire, à l'article D. 250-5 du code de procédure pénale - qu'un avis contentieux du 29 décembre 1999 a qualifié d'obligatoire. Enfin, le projet de loi pénitentiaire actuellement à l'étude offrira au législateur la possibilité de tirer toutes les conséquences de vos décisions et de procéder aux ajustements qu'il estimerait devoir y apporter. En troisième et dernier lieu, les réponses apportées aujourd'hui à la question qui vous est posée nous paraissent équilibrées. Si nous vous avons rappelé que votre contrôle doit être sans faille, nous vous avons démontré qu'il n'était pas pour autant sans limite. Le critère et la méthode retenus conduisent à l'élargissement de votre contrôle en matière pénitentiaire, contribuant à faire en sorte que la prison ne soit plus « cette région la plus sombre dans l'appareil de justice » que décrit Michel Foucault (Surveiller et punir p. 297). Mais ils intègrent, dans leur définition et pour leur application, les lourdes contraintes de gestion qui pèsent sur l'administration pénitentiaire et dont nous avons veillé à tenir compte pour délimiter l'étendue et la portée du contrôle du juge de l'excès de pouvoir. Dans ces conditions, votre contrôle n'entravera pas la bonne marche du service public pénitentiaire : il contribuera à l'encadrer pour mieux le guider dans sa difficile mission. Votre intervention juridictionnelle n'affaiblit pas l'autorité de l'Etat : renforçant sa légitimité, elle la conforte. Nous croyons personnellement nécessaire une progressive cristallisation juridique des mesures pénitentiaires. Dans une telle perspective, l'ouverture du recours pour excès de pouvoir reste le meilleur moyen d'atteindre le juste équilibre entre la nécessaire prise en compte des spécificités et des contraintes du monde carcéral et la garantie des droits des détenus. Cet équilibre doit se faire sous le contrôle du juge et non à son insu. Tel est le sens de nos conclusions sur les présentes affaires. Annexe 1) Conseil d'Etat, Assemblée, 14 décembre 2007 M. Planchenault Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que par une décision en date du 12 juillet 2001, confirmée sur recours hiérarchique par le directeur régional des services pénitentiaires le 15 octobre 2001, la directrice de la maison d'arrêt de Nantes a, dans l'intérêt du service, déclassé M. Planchenault, alors détenu dans cet établissement, de son emploi d'auxiliaire de cuisine au service général ; Considérant qu'aux termes de l'article D. 99 du code de procédure pénale : « Les détenus, quelle que soit leur catégorie pénale, peuvent demander qu'il leur soit proposé un travail./ L'inobservation par les détenus des ordres et instructions donnés pour l'exécution d'une tâche peut entraîner la mise à pied ou le déclassement de l'emploi » ; qu'aux termes de l'article D. 100 du même code : « Les dispositions nécessaires doivent être prises pour qu'un travail productif et suffisant pour occuper la durée normale d'une journée de travail soit fourni aux détenus » ; qu'aux termes de l'article D. 101 : « Le travail est procuré aux détenus compte tenu du régime pénitentiaire auquel ceux-ci sont soumis, des nécessités de bon fonctionnement des établissements ainsi que des possibilités locales d'emploi. Dans la mesure du possible, le travail de chaque détenu est choisi en fonction non seulement de ses capacités physiques et intellectuelles, mais encore de l'influence que ce travail peut exercer sur les perspectives de sa réinsertion. Il est aussi tenu compte de sa situation familiale et de l'existence de parties civiles à indemniser (...) » ; qu'aux termes de l'article D. 102 : « L'organisation, les méthodes et les rémunérations du travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures afin notamment de préparer les détenus aux conditions normales du travail libre » ; qu'il résulte de ces dispositions que le travail auquel les détenus peuvent prétendre constitue pour eux non seulement une source de

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revenus mais encore un mode de meilleure insertion dans la vie collective de l'établissement, tout en leur permettant de faire valoir des capacités de réinsertion ; Considérant qu'ainsi, eu égard à sa nature et à l'importance de ses effets sur la situation des détenus, une décision de déclassement d'emploi constitue un acte administratif susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir ; qu'il en va autrement des refus opposés à une demande d'emploi ainsi que des décisions de classement, sous réserve que ne soient pas en cause des libertés et des droits fondamentaux des détenus ; qu'en jugeant que le déclassement de M. Planchenault, du fait des circonstances particulières dans lesquelles il était intervenu et notamment du délai dans lequel l'intéressé avait été reclassé, constituait une mesure d'ordre intérieur, la cour a entaché son arrêt d'une erreur de droit ; que, par suite, M. Planchenault est fondé à demander l'annulation de cet arrêt ; Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ; Considérant qu'il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que la mesure de déclassement d'emploi contestée est de nature à faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir ; que, par suite, M. Planchenault est fondé à demander l'annulation du jugement par lequel le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande comme irrecevable ; Considérant qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par M. Planchenault devant le tribunal administratif de Nantes ; Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que la décision de déclassement de M. Planchenault, précédée par un entretien au cours duquel l'intéressé a présenté ses observations écrites, mentionne l'ensemble des circonstances qui la justifient ; qu'ainsi, les moyens tirés de son insuffisante motivation et de ce que le requérant n'a pas été mis à même de présenter préalablement ses observations doivent être écartés ; qu'il ressort des pièces du dossier que les décisions attaquées n'ont pas été signées par des autorités incompétentes ; Considérant qu'il ressort également des pièces du dossier que le comportement de M. Planchenault, affecté aux cuisines de la maison d'arrêt de Nantes, se caractérisait, deux mois après son arrivée dans ce service, par une mauvaise volonté à accomplir les tâches qui lui étaient dévolues, en particulier s'agissant de l'aide aux autres détenus, ainsi que par le climat conflictuel qu'il entretenait par ses gestes et commentaires ; qu'en décidant, pour ces raisons, dans l'intérêt du service et non pour des motifs disciplinaires, le déclassement de l'intéressé sur le fondement de l'article D. 99 précité, la directrice de la maison d'arrêt de Nantes n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation ; que, par suite, M. Planchenault n'est pas fondé à demander l'annulation des décisions attaquées ; que ses conclusions aux fins d'injonction et ses conclusions tendant à ce qu'il soit fait application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par voie de conséquence, qu'être également rejetées ; Décide : Article 1

er : L'arrêt en date du 29 juin 2005 de la Cour d'appel administrative de Nantes est

annulé. Article 2 : Le jugement en date du 4 août 2004 du Tribunal administratif de Nantes est annulé. Article 3 : La demande présentée par M. Planchenault devant le tribunal administratif de Nantes est rejetée. Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de M. Planchenault devant le Conseil d'Etat est rejeté. Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. Franck Planchenault et au Garde des sceaux,

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ministre de la Justice. (M. Decout-Paolini, rapporteur ; M. Guyomar, commissaire du gouvernement) 2) Conseil d'Etat, Assemblée, 14 décembre 2007 Garde des sceaux, ministre de la Justice c/ M. Boussouar Considérant que M. Boussouar a été condamné le 30 janvier 1997 par la Cour d'assises du Rhône à une peine de 20 ans de réclusion criminelle ; que par une décision du 26 novembre 2003, le Garde des sceaux, ministre de la Justice a décidé de transférer M. Boussouar de la maison centrale de Saint-Maur, établissement pour peines, à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis ; que le Garde des sceaux, ministre de la Justice se pourvoit contre l'arrêt du 19 décembre 2005 par lequel la Cour administrative d'appel de Paris, faisant droit à la requête présentée par M. Boussouar, a, d'une part, censuré l'ordonnance du président de la 7

ème

section du Tribunal administratif de Paris du 20 décembre 2004 qui avait rejeté comme irrecevable la demande d'annulation formée par l'intéressé contre la décision du 26 novembre 2003 et, d'autre part, annulé cette décision ; Sur la régularité de l'arrêt attaqué : Considérant qu'aux termes du dernier alinéa de l'article R. 611-1 du code de justice administrative : « Les répliques, autres mémoires et pièces sont communiqués s'ils contiennent des éléments nouveaux » ; qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le Garde des sceaux, ministre de la Justice a produit, le 8 novembre 2005, en réponse à une mesure supplémentaire d'instruction, la décision de changement d'affectation de M. Boussouar à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis ; qu'après avoir pris connaissance de cette décision, M. Boussouar a déposé un mémoire complémentaire, enregistré le vendredi 25 novembre 2005, et transmis le jour même au Garde des sceaux, ministre de la Justice ; qu'au regard du contenu de ce mémoire complémentaire, qui reprenait en partie l'argumentation du mémoire en défense de M. Boussouar enregistré le 2 mars 2005, le Garde des sceaux, ministre de la Justice a disposé d'un délai suffisant pour en prendre utilement connaissance, alors même que l'instruction de l'affaire, appelée à l'audience publique le vendredi 2 décembre 2005, était close trois jours francs avant cette date, en application de l'article R. 613-2 du code de justice administrative; que la cour administrative d'appel de Paris n'a donc pas méconnu le principe du caractère contradictoire de l'instruction ni, par suite, entaché d'irrégularité la procédure au terme de laquelle est intervenu son arrêt ; que, dès lors, le Garde des sceaux, ministre de la Justice n'est pas fondé à en demander l'annulation pour ce motif ; Sur le bien-fondé de l'arrêt attaqué : Considérant qu'aux termes de l'article 717 du code de procédure pénale : « Les condamnés purgent leur peine dans un établissement pour peines./ Les condamnés à l'emprisonnement d'une durée inférieure ou égale à un an peuvent, cependant, à titre exceptionnel, être maintenus en maison d'arrêt et incarcérés, dans ce cas, dans un quartier distinct, lorsque des conditions tenant à la préparation de leur libération, leur situation familiale ou leur personnalité le justifient. Peuvent également, dans les mêmes conditions, être affectés, à titre exceptionnel, en maison d'arrêt, les condamnés auxquels il reste à subir une peine d'une durée inférieure à un an » ; qu'aux termes de l'article D. 70 du même code : « Les établissements pour peines, dans lesquels sont reçus les condamnés définitifs, sont les maisons centrales, les centres de détention, les centres de semi-liberté et les centres pour peines aménagées (...) » ; qu'aux termes de l'article D. 80 du code : « Le ministre de la justice dispose d'une compétence d'affectation des condamnés dans toutes les catégories d'établissement. Sa compétence est exclusive pour les affectations dans les maisons centrales (...) » ; qu'aux termes de l'article D. 82 du code : « L'affectation peut être modifiée soit à la demande du condamné, soit à la demande du chef de l'établissement dans lequel il exécute sa peine. (...)/ L'affectation ne peut être modifiée que s'il survient un fait ou un élément d'appréciation nouveau » ; qu'aux termes de l'article D. 82-1 du code : « Que la demande émane du condamné ou du chef d'établissement, ce dernier constitue un dossier qui

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comprend les éléments permettant d'établir la motivation de la demande. (...)./ La décision de changement d'affectation est prise, sauf urgence, après avis du juge de l'application des peines et du procureur de la République du lieu de détention. » ; Considérant que, pour déterminer si une décision relative à un changement d'affectation d'un détenu d'un établissement pénitentiaire à un autre constitue un acte administratif susceptible de recours pour excès de pouvoir, il y a lieu d'apprécier sa nature et l'importance de ses effets sur la situation des détenus ; qu'en se fondant exclusivement sur l'existence et le contenu des dispositions législatives et réglementaires précitées relatives aux changements d'affectation des détenus, pour en déduire, sans s'attacher à en apprécier la nature et les effets, qu'une telle mesure peut être contestée par la voie du recours pour excès de pouvoir, la cour administrative d'appel de Paris a entaché son arrêt d'une erreur de droit ; Considérant, toutefois, qu'aux termes de l'article 719 du code de procédure pénale, dans sa rédaction alors applicable : « Les condamnés sont soumis dans les maisons d'arrêt à l'emprisonnement individuel de jour et de nuit, et dans les établissements pour peines, à l'isolement de nuit seulement, après avoir subi éventuellement une période d'observation en cellule./ Il ne peut être dérogé à ce principe qu'en raison de la distribution intérieure des locaux de détention ou de leur encombrement temporaire ou des nécessités d'organisation du travail. » ; qu'en vertu de l'article 720 du même code dans sa rédaction alors applicable : « Les activités de travail et de formation professionnelle sont prises en compte pour l'appréciation des gages de réinsertion et de bonne conduite des condamnés (...) » ; qu'aux termes de l'article D. 83 du même code : « Le régime appliqué dans les maisons d'arrêt est celui de l'emprisonnement individuel de jour et de nuit (...)/ Cette règle ne fait pas obstacle, toutefois, à ce que soient organisées des activités collectives ou des activités dirigées (...) » ; qu'aux termes de l'article D. 95 du même code : « Le régime des maisons centrales et des centres de détention comporte l'isolement de nuit (...)/ Pendant la journée, les condamnés sont réunis pour le travail et les activités physiques et sportives. Ils peuvent l'être aussi pour les besoins de l'enseignement ou de la formation, de même que pour des activités culturelles ou de loisirs./ Le contenu de l'emploi du temps, et notamment la part faite à ces diverses activités, doit permettre aux condamnés de conserver ou de développer leurs aptitudes intellectuelles, psychologiques et physiques pour préparer leur réinsertion ultérieure » ; qu'aux termes de l'article D. 95-1 du même code : « Sans préjudice de l'application des dispositions de l'article D. 95 prévoyant la mise en oeuvre d'activités pendant toute la durée de l'exécution de la peine, les condamnés bénéficient, au cours de la dernière période de l'incarcération, d'une préparation active à leur élargissement conditionnel ou définitif, en particulier sur le plan socio-professionnel. Cette préparation comprend, le cas échéant, un placement à l'extérieur ou au régime de semi-liberté. Elle est effectuée soit sur place, soit après transfèrement sur un centre ou un quartier spécialisé » ; Considérant qu'il résulte de l'ensemble des dispositions législatives et réglementaires précitées que le régime de la détention en établissement pour peines, qui constitue normalement le mode de détention des condamnés, se caractérise, par rapport aux maisons d'arrêt, par des modalités d'incarcération différentes et, notamment, par l'organisation d'activités orientées vers la réinsertion ultérieure des personnes concernées et la préparation de leur élargissement ; qu'ainsi, eu égard à sa nature et à l'importance de ses effets sur la situation des détenus, une décision de changement d'affectation d'une maison centrale, établissement pour peines, à une maison d'arrêt constitue un acte administratif susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir et non une mesure d'ordre intérieur ; qu'il en va autrement des décisions d'affectation consécutives à une condamnation, des décisions de changement d'affectation d'une maison d'arrêt à un établissement pour peines ainsi que des décisions de changement d'affectation entre établissements de même nature, sous réserve que ne soient pas en cause des libertés et des droits fondamentaux des détenus ; que ce motif, qui répond à un moyen invoqué devant le juge du fond et ne comporte aucune appréciation de fait nouvelle en cassation, doit être substitué au motif erroné en droit retenu par l'arrêt attaqué de la cour administrative d'appel de Paris dont il justifie légalement le dispositif ; Considérant qu'en jugeant, pour en déduire qu'elle doit être motivée en application de l'article 1

er de la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs, qu'une mesure

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de transfert d'un détenu d'un établissement pour peines à une maison d'arrêt est, par nature, au nombre des décisions qui « restreignent l'exercice des libertés publiques ou, de manière générale, constituent une mesure de police », la Cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit ; que, toutefois, une telle mesure constitue une décision qui impose des sujétions et doit être motivée en vertu de cette même disposition ; que ce motif, qui répond à un moyen invoqué devant le juge du fond et ne comporte aucune appréciation de fait nouvelle en cassation, doit être substitué au motif erroné en droit retenu par l'arrêt attaqué de la Cour administrative d'appel de Paris dont il justifie légalement le dispositif ; Considérant qu'aux termes de l'article 24 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l'administration : « Exception faite des cas où il est statué sur une demande, les décisions individuelles qui doivent être motivées en application des articles 1

er et 2 de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 (...) n'interviennent qu'après que la

personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales (...)/ Les dispositions de l'alinéa précédent ne sont pas applicables :/ 1° En cas d'urgence ou de circonstances exceptionnelles ;/ 2° Lorsque leur mise en oeuvre serait de nature à compromettre l'ordre public ou la conduite des relations internationales ;/ 3° Aux décisions pour lesquelles des dispositions législatives ont instauré une procédure contradictoire particulière » ; qu'en jugeant que la décision contestée, qui ne résulte pas d'une demande de M. Boussouar et qui ne relève d'aucun des trois cas d'exception énoncés ci-dessus, ne pouvait être prise sans que l'intéressé ait été mis à même de présenter des observations, la Cour administrative d'appel de Paris a fait une exacte application de ces dispositions législatives ; Considérant que, pour juger que l'article 717 du code de procédure pénale qui prévoit l'affectation des personnes condamnées dans des établissements pour peines avait été méconnu, la Cour administrative d'appel de Paris a retenu, d'une part, que ni le motif relatif au comportement de M. Boussouar avancé par l'administration ni la durée de sa détention à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis ne pouvaient faire regarder la décision litigieuse comme ayant été prise à titre provisoire et, d'autre part, que l'intéressé devait, eu égard à la nature de la peine à laquelle il avait été condamné et à sa situation administrative au moment de la décision attaquée, être détenu dans un établissement pour peines ; qu'ainsi, la cour, qui n'avait pas à interpréter la disposition législative en cause en fonction des conditions pratiques de sa mise en oeuvre, en a fait une exacte application ; Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le Garde des sceaux, ministre de la Justice n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt du 19 décembre 2005 de la Cour administrative d'appel de Paris ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à M. Boussouar de la somme de 3 000 € qu'il demande en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; Décide : Article 1

er : Le recours du Garde des sceaux, ministre de la Justice est rejeté.

Article 2 : L'Etat versera à M. Boussouar la somme de 3 000 € en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Article 3 : La présente décision sera notifiée au Garde des sceaux, ministre de la Justice et à M. Miloud Boussouar. (M. Decout-Paolini, rapporteur ; M. Guyomar, commissaire du gouvernement) Mots clés : PROCEDURE CONTENTIEUSE * Introduction de l'instance * Acte susceptible de recours * Mesure d'ordre intérieur * Prison PRISON * Détenu * Transfèrement * Mesure d'ordre intérieur * Déclassement d'emploi * Mesure d'ordre intérieur

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(1) Dans son numéro 1/2008, la Revue française de droit administratif a publié un dossier relatif aux mesures d'ordre intérieur en matière pénitentiaire qui, outre la présente contribution, comporte l'article suivant : Le cas des rotations de sécurité par Claire Landais (2) V. l'article de Francis Fournié et Eric Massat, Les mesures d'ordre intérieur et l'institution carcérale : observations sur une jurisprudence mouvante, D. 2006. 1352 . (3) Il s'agit « des litiges relatifs à la nature et aux limites d'une peine infligée par une juridiction judiciaire ». (4) Patrick Frydman le dénonçait en ces termes : « on ne peut évidemment manquer de voir quelque paradoxe, en logique, dans une démarche consistant ainsi, pour une juridiction expressément désignée à l'effet de statuer sur une requête, à rejeter aussitôt celle-ci comme irrecevable pour un motif de principe [...] ». (5) « la prison, figure concentrée et austère de toutes les disciplines » écrit Michel Foucault inSurveiller et punir, Tel, Gallimard, p. 297. (6) L'expression est du doyen Ch. Debbasch dans son Contentieux administratif Précis Dalloz. (7) Qui a valu une condamnation rétrospective de la France par la Cour de Strasbourg (CEDH 27 janv. 2005, Ramirez Sanchez c/ France), sur laquelle nous reviendrons. (8) Béatrice Belda ajoute : « La protection offerte par l'article 13 de la Convention présentera de surcroît une importance fondamentale pour le détenu justiciable lorsque celui-ci ne pourra point bénéficier des garanties contenues au sein de l'article 6 de la Convention relatif au droit au procès équitable précisément lorsque ni le volet pénal ni le volet civil de l'article 6 (au sens proprement européen) ne pourront s'appliquer. Au-delà de l'effectivité conférée au statut de détenu justiciable, l'applicabilité de l'article 13 contribue par ailleurs à consolider la protection des droits matériels du détenu grâce à l'application indirecte du principe de subsidiarité contenu dans cet article ». (9) Sur ces arrêts, Béatrice Belda écrit : « ce régime spécial de détention relevant de l'exécution des peines, et l'exécution des peines stricto sensu relevant du pouvoir de l'administration pénitentiaire et donc de l'ordre intérieur des prisons, la jurisprudence Ganci révèle par conséquent de manière significative la volonté du juge de promouvoir l'introduction de la légalité procédurale de droit commun au sein des prisons afin de protéger de manière effective les droits matériels des personnes privées de liberté ». (10) La Cour a également relevé une violation de l'article 3 de la Convention à raison des fouilles intégrales subies par le requérant. (11) Par votre décision précitée du 8 décembre 2000, Frérot. (12) Accès au vote par procuration en 1975, allègement de certaines contraintes par le décret du 28 janvier 1983, reconnaissance du droit aux activités culturelles et sportives, réforme du service médical des prisons. (13) « les mesures individuelles d'ordre intérieur, insusceptibles de recours contentieux, sont celles qui, d'une part, ont un caractère exclusivement interne à l'administration qui les prend, d'autre part, n'ont aucun effet sur la situation juridique de ceux qui les subissent et enfin sont purement discrétionnaires » (Cours préc. p. 982). (14) Revêt-elle ou non un caractère disciplinaire ? Revêt-elle ou non un caractère civil ou pénal au sens de la Convention européenne ? Revêt-elle ou non un caractère conservatoire ? (15) Nous pensons en particulier aux droits protégés par les articles 3 et 8 de la Convention.

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(16) L'article 9 de la loi prévoit que le contrôleur général doit communiquer sans délai aux autorités compétentes ses observations « s'il constate une violation grave des droits fondamentaux d'une personne privée de liberté ». (17) En précisant « qu'en outre, s'agissant des personnes détenues dans les établissements pénitentiaires, leur situation est nécessairement tributaire des sujétions inhérentes à leur détention ». (18) Il y a lieu de distinguer les translations judiciaires et les transfèrements administratifs. (19) L'article D. 80 du CPP précise que : « Le ministre de la justice dispose d'une compétence d'affectation des condamnés dans toutes les catégories d'établissement. Sa compétence est exclusive pour les affectations dans les maisons centrales. (20) Il est précisé à cet article que : « La décision de changement d'affectation appartient au ministre de la Justice, dès lors qu'elle concerne : 1° Un condamné dont il a décidé l'affectation dans les conditions du deuxième alinéa de l'article D. 80 et dont la durée de l'incarcération restant à subir est supérieure à trois ans, au jour où est formée la demande visée au premier alinéa [...] ». (21) Auxquelles s'ajoutent près de 3000 décisions dites de « désencombrement ». (22) Alors que le taux d'occupation des établissements pour peines n'excède jamais les 100 %, celui des maisons d'arrêt va de 120 à 140 %. (23) Précisons toutefois que si l'article D. 83 du CPP prévoit que « le régime appliqué dans les maisons d'arrêt est celui de l'emprisonnement individuel de jour et de nuit », il ajoute que « cette règle ne fait pas obstacle, toutefois, à ce que soient organisées des activités collectives ou des activités dirigées ». (24) Nous notons que par une décision d'irrecevabilité Hakkar c/ France du 27 novembre 1996, la Commission a considéré que la Convention ne garantit comme tel aucun droit d'être détenu dans un établissement déterminé. (25) Cette réserve ne doit pas conduire le juge à faire précéder l'examen de la recevabilité de la requête de celui de son bien-fondé. La condition que soient en cause des libertés et droits fondamentaux n'implique pas nécessairement qu'il y ait été porté une atteinte illégale. (26) Pour trancher la question, nous croyons préférable d'être saisi d'un litige permettant de l'incarner. C'est au vu du dossier contentieux, de sa réalité que vous serez le mieux à même de régler le cas en faisant application de la grille théorique que vous aurez aujourd'hui consacrée. (27) Par un arrêt en date du 25 avril 2006, la Cour administrative d'appel de Bordeaux a jugé qu'un tel transfert constituait une mesure d'ordre intérieur dès lors qu'elle « ne modifie pas de façon substantielle le régime de détention applicable. (28) Qui dispose que : « Exception faite des cas où il est statué sur une demande, les décisions individuelles qui doivent être motivées en application des articles 1

er et 2 de la loi n°

79-587 du 11 juillet 1979... n'interviennent qu'après que la personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales... / Les dispositions de l'alinéa précédent ne sont pas applicables : / 1° En cas d'urgence ou de circonstances exceptionnelles ; / 2° Lorsque leur mise en oeuvre serait de nature à compromettre l'ordre public ou la conduite des relations internationales ; / 3° Aux décisions pour lesquelles des dispositions législatives ont instauré une procédure contradictoire particulière... ». (29) Aux termes duquel : « Lorsque le détenu est majeur, peuvent être prononcées, en

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fonction des circonstances de la faute disciplinaire, les sanctions disciplinaires suivantes : 1° La mise à pied d'un emploi pour une durée maximum de huit jours lorsque la faute disciplinaire a été commise au cours ou à l'occasion du travail ; 2° Le déclassement d'un emploi ou d'une formation, lorsque la faute disciplinaire a été commise au cours ou à l'occasion de l'activité considérée [...] ». (30) Pour le surplus, les valeurs pécuniaires sont divisées en trois parts : la première sur laquelle seules les parties civiles et les créanciers d'aliments peuvent faire valoir leurs droits ; la deuxième, affectée au pécule de libération, qui ne peut faire l'objet d'aucune voie d'exécution ; la troisième, laissée à la libre disposition des détenus encore appelée part disponible. (31) Si le déclassement avait été prononcé à titre disciplinaire, vous devriez exercer un contrôle normal. (32) Qui peut, s'agissant du respect de l'article 13, s'accommoder dans certains cas, de seuls recours administratifs.

RFDA © Editions Dalloz 2011