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LECTURE ET ÉCRITURE DANS LE GRAND MEAULNES Sylvie Sauvage P.U.F. | Revue d'histoire littéraire de la France 2002/2 - Vol. 102 pages 241 à 264 ISSN 0035-2411 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2002-2-page-241.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sauvage Sylvie, « Lecture et écriture dans Le Grand Meaulnes », Revue d'histoire littéraire de la France, 2002/2 Vol. 102, p. 241-264. DOI : 10.3917/rhlf.022.0241 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.5.8.119 - 06/01/2013 11h28. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.5.8.119 - 06/01/2013 11h28. © P.U.F.

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LECTURE ET ÉCRITURE DANS LE GRAND MEAULNES Sylvie Sauvage P.U.F. | Revue d'histoire littéraire de la France 2002/2 - Vol. 102pages 241 à 264

ISSN 0035-2411

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sauvage Sylvie, « Lecture et écriture dans Le Grand Meaulnes »,

Revue d'histoire littéraire de la France, 2002/2 Vol. 102, p. 241-264. DOI : 10.3917/rhlf.022.0241

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LECTURE ET ÉCRITUREDANS LE GRAND MEAULNES

SYLVIE SAUVAGE*

Pour peu qu’on lise attentivement Le Grand Meaulnes, il est difficile dene pas remarquer combien « la passion des romanesques aventures »1 setrouve au cœur de l’œuvre d’Alain-Fournier. Les allusions à la littérature ysont nombreuses, trop nombreuses pour ne pas être chargées de sens. LeGrand Meaulnes en effet n’est pas seulement un roman d’aventures à lafrançaise, mais un roman dans lequel les personnages sont eux-mêmes mar-qués par leur goût pour les livres d’aventures. Ne pas tenir compte de cettemise en abyme d’une fascination pour l’écriture et la lecture, qui fut dèsl’enfance celle d’Alain-Fournier, nous ferait courir le risque de méconnaîtrela dimension peut-être la plus complexe et la plus riche de son œuvre.

La critique a souvent souligné les ressemblances des héros du GrandMeaulnes avec leur créateur ou certaines figures littéraires qui marquèrentsa sensibilité, mais on a rarement pris garde au fait que le comportementdes personnages de ce roman reflète aussi la méditation d’Alain-Fourniersur les rapports entre littérature et vie, et finalement, les étapes essen-tielles de l’évolution de sa pensée à ce sujet. Pourtant, la nouvelle qu’ilrédigea en 1911, Portrait, soulevait déjà une telle question. Mais il fautexaminer la relation entretenue par Frantz, Augustin et François avecl’univers des livres, et les conséquences de cet amour de la littérature surleur rapport respectif au réel, pour apercevoir combien chacun d’euxincarne une manière différente de se trouver aux prises avec un désird’aventures hérité de ses lectures. Car d’une certaine façon, Fournier atrès subtilement illustré à travers le trio masculin du Grand Meaulnes cela

RHLF, 2002, n° 2, p. 241-264

* Paris.1. Alain-Fournier, Lettres au petit B…, Fayard, 1986, 16 février 1911, p. 226.

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2. Albert Béguin, Création et Destinée, Seuil, 1973, t. 1, p. 223.3. Le Grand Meaulnes, « Le domaine mystérieux », Classiques Garnier, 1986, p. 207.4. Ibid., « La fête étrange », p. 219.5. Ibid., « Frantz de Galais », p. 230.6. Ibid., « La fête étrange », p. 216.7. Ibid., p. 232.8. Quelques lignes d’une chronique littéraire publiée dans Paris Journal nous en donnent la

preuve : Fournier y dénonce les coupures faites dans les romans de la comtesse par un éditeurchoqué de leur « immoralité » et termine ainsi son article : « M. Pierre Jaudon va-t-il réussir ànous gâter nos plus chers souvenirs d’enfance ? » (Chroniques et critiques, Le Cherche-Midi,1991, 9 janvier 1912, p. 143). Ajoutons qu’Henri Massis mentionna justement la comtesse deSégur dans son compte rendu du Grand Meaulnes paru le 4 décembre 1913 dans L’Éclair :

« Le grand Meaulnes, Yvonne de Galais, singulières et douces figures que nous aimons toutcomme nous aimions les héros des beaux livres à images, au temps où nous découvrions la vie !L’enfance y apparaît comme une prodigieuse féerie (…). Ce sont des drames de Shakespearejoués par des personnages de Mme de Ségur. » Fournier apprécia ce commentaire au point d’yfaire allusion dans le « Prière d’insérer » destiné à présenter Le Grand Meaulnes qu’il rédigealui-même en 1913 : « On a parlé à propos de ce livre de Shakespeare et de Mme de Ségur…Autant dire qu’il fait penser à tout, ou plutôt qu’il ne ressemble à rien de connu et que c’est uneœuvre étrangement originale d’un jeune romancier de grand talent » (Autographe de la collectionArdouin, cité par Jean Loize, Alain-Fournier, sa vie et son œuvre, Hachette, 1968, p. 390).

même qui intéressait Albert Béguin, à savoir « la mystérieuse existenceque les œuvres accomplies mènent dans les âmes qui leur font accueil »2.

« LA PASSION DES ROMANESQUES AVENTURES »

SELON FRANTZ DE GALAIS

Si Augustin et Seurel sont souvent décrits en train de lire au fil duGrand Meaulnes, l’amour de l’excentrique Frantz pour la littérature nousest révélé autrement, par la juxtaposition de détails qui concourent à tra-cer le portrait d’un être baignant depuis son enfance dans l’univers mer-veilleux des livres au point d’aspirer, par nostalgie, à prolonger ses lec-tures jusque dans sa vie, l’âge d’homme venu. Le château desSablonnières semble en effet regorger d’ouvrages : le lit de « la chambrede Wellington » se trouve « couvert de vieux livres dorés »3, tout commela table de la salle à manger jonchée de « gros livres rouges »4, et lestiroirs que Frantz ouvre avant de quitter « La fête étrange » sont de même« pleins de vêtements et de livres »5. Les désirs de celui-ci nous éclairentlargement aussi sur son attachement excessif aux aventures idéales deslivres. Ne voulut-il pas, tel un prince charmant, que « la maison où safiancée entrerait ressemblât à un palais en fête »6 ? Aspiration à la féeriecontrecarrée par Valentine qui jugera nécessaire de rappeler qu’elle est« une couturière et non pas une princesse »7. Ce que nous apprenons del’enfance de Frantz l’apparente aux jeunes héros, châtelains capricieux etgâtés, de la comtesse de Ségur dont Fournier aimait l’œuvre8 :

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9. Le Grand Meaulnes, « Chez Florentin », p. 301.10. Ibid., « Le bohémien à l’école », p. 249.11. Ibid., « L’appel de Frantz », p. 335.12. Ibid., « Les gendarmes ! », p. 270.13. « Jacques Rivière critique de Fournier », Cinquantenaire de la mort de Jacques Rivière

1925-1975, AJRAF (c’est-à-dire Bulletin de l’Association des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier), n° spécial, p. 14.

14. Correspondance Fournier-Rivière, Gallimard, 1991, t. 1, fin janvier 1905, p. 55.

Oui, M. de Galais donnait des fêtes pour amuser son fils, un garçon étrange,plein d’idées extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait ce qu’il pouvait (…) etlui passai[t] toutes ses fantaisies9.

Il n’en faut pas plus pour que nous devinions un passé où souvent,pour contenter un enfant, le vieux Domaine s’animait d’un brouhaha subitcomme en écho à la première phrase des Vacances : « Tout était en l’airau château de Fleurville ».

La volonté de sceller un chevaleresque pacte d’entraide avec Meaulneset Seurel trahit encore le tour romanesque conféré à toutes choses parl’imagination de Frantz. Nous ne sommes donc guère étonnés de le voirapporter à l’école de Sainte-Agathe, entre autres « trésors étranges »10,trois romans. Mais même sans ces preuves de son goût pour les livres, ses« idées extraordinaires », son inclination pour le changement d’identité,enfin l’ensemble de son comportement des plus fantasques, nous auraientpermis de déceler chez lui un imaginaire peuplé de figures littéraires telcelui de Don Quichotte.

Ce « rôle absurde de jeune héros romantique »11 dans lequel nousvoyons Frantz s’enfermer avec l’illusion de « recommencer son enfance »12,Fournier fit l’amère expérience de le tenir durant son adolescence lorsqu’àl’image de tant de héros de romans d’aventures il voulut devenir marin.C’est ce que Jacques Rivière nous rappelle lorsqu’il parle de l’année oùson ami partit préparer l’Ecole navale à Brest : « Frantz de Galais person-nifie certainement ses rêves de cette période de sa jeunesse et représenteun aspect sous lequel il s’était un instant complu à s’imaginer lui-même »13. Mais l’on se tromperait en croyant que le retour de Bretagnedélivra Fournier de cette tentation de prolonger ses lectures jusque dans lavie. Il suffit d’ouvrir sa correspondance avec son beau-frère pour consta-ter que leurs premières lettres sont tout occupées à débattre de cette ques-tion, dans une totale sincérité de part et d’autre. Voici par exemple cequ’en janvier 1905 Fournier écrit à Rivière, alors soigné à l’infirmerie :

J’ai pas mal vécu, évolué intérieurement depuis ton exil.(…)Je me suis trouvé à lire pendant cette évolution que je te signale Le Triomphe

de la Mort et à voir La Gioconda où se trouvent des angoisses que j’admire — sansdésormais vouloir les imiter.

Je crois que je vais à la simplicité14.

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15. Ibid., fin janvier 1905, p. 57.16. Fournier parle d’elle à deux reprises dans sa correspondance avec Jacques Rivière : « Il y

a en ce moment une catégorie de femmes que je soupçonne ou que j’imagine : les victimes dessymbolistes — comme il y a eu les victimes des romantiques — comme Madame Bovary a étéla victime du Romantisme » (t. 1, 13 octobre 1906, p. 531). Deux ans plus tard, il écrit encore :« A quatre heures du matin, sous le frais soleil, les arbres du parc font déjà, dans les allées, cetteombre noire où s’est glissée la passionnée et triste et romanesque Madame Bovary » (ibid.,26 mai 1908, p. 189).

17. En pleine rédaction du chapitre « La dispute et la nuit dans la cellule », finalement sup-primé du Grand Meaulnes, Fournier annonce à Rivière : « Ce matin (…), j’ai découvert parhasard, que l’intrigue était à peu près celle de L’Esprit Souterrain. Mais c’est pure coïncidence.Jamais personne n’y pensera parce que là-dedans il y aura tout moi, mes théories au passage etce qui n’est pas mes théories ; ce que j’ai voulu faire et — tant pis — ce que j’ai fait… »(Correspondance, t. 2, 19 septembre 1910, p. 400). L’Esprit Souterrain s’intitule aujourd’hui :Les Carnets du Sous-Sol.

Jacques lui répond aussitôt :

J’ai éprouvé une vraie joie en lisant dans ta lettre de ce matin : Je crois que jevais à la simplicité. Oh ! que tu as raison et que c’est bien là qu’il faut en venir àla fin des fins, quoi qu’on fasse, si l’on est sincère — Vois-tu, si j’avais eu quelquechose à te reprocher jusqu’ici ç’aurait été de ne pas être tout à fait selon toi-même— de te vouloir un peu trop original.

Notre premier devoir c’est, je crois, de ne pas faire de littérature dans notre vie.Et c’est notre devoir à nous surtout, dont c’est presque le métier d’être lettrés.

(…)Et puis, comme dit Maeterlinck, « le désir de l’extraordinaire est le grand mal

des âmes ordinaires ».Je ne parlerais pas ainsi, si je n’avais été moi-même aussi tourmenté de ce désir

de l’extraordinaire. Tout l’an dernier, il m’a fait mal. Maintenant j’en suis délivrépour toujours, un peu grâce à Sagesse et Destinée, beaucoup grâce à mon évolutionintérieure toute simple et naturelle.

Il faut avoir passé par-là, mais pour s’en souvenir avec horreur.Être selon soi-même. Être selon soi-même et ne pas faire de littérature dans

sa vie !15

Manifestement, Frantz, que gouvernent ses « idées extraordinaires »,incarne la relation négative à la littérature critiquée par Rivière et dontFournier donnait, semble-t-il, tous les signes avant de parvenir à se « déli-vrer ». Le drame de Frantz sera justement de ne jamais réussir à dépasserce stade où la vie imaginative, loin d’enrichir l’être, loin de l’encouragerà aller à la découverte du monde et de soi, l’incite à stagner, l’attire enarrière, en lui masquant son manque de sincérité et de force face au réel.

Condamné à l’immaturité et à jouer jusqu’au désespoir son « rôleabsurde de jeune héros romantique », Frantz, victime de ses livres de prixet de son amour immodéré du merveilleux, n’est pas sans affinité avecl’héroïne de Flaubert16 ; comme elle il tente d’ailleurs de se suicider. Ainsil’idée qu’à chaque art de lire correspond un art de vivre parcourt-elle LeGrand Meaulnes. Nous comprenons alors mieux la parenté que Fournieravait découverte entre son livre et L’Esprit Souterrain17 si l’on songe que

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18. Les Carnets du Sous-Sol, Actes Sud, 1997, Lecture de Francis Marmande, p. 173 et 180.19. Les Carnets du Sous-Sol, p. 11.20. Ibid., p. 133.21. Ibid., p. 67.22. Ibid., p. 69.23. Ibid., p. 156.24. Ibid., p. 165.25. Le Grand Meaulnes, « La bergerie », p. 203.26. Ibid., « La rencontre », p. 221.

le récit de Dostoïevski, « cette condamnation furibarde (…) de la culturelivresque, du barbouillage livreux, ce bourrage de l’âme », a pour princi-pal sujet, écrit Francis Marmande, « la tension de notre lien à la littéra-ture »18. En effet, tout au long de sa confession, le narrateur de L’EspritSouterrain, « homme repoussoir »19 brisé par sa cruauté et son égoïsme,ne cesse de dénoncer la fausseté de son rapport aux livres et à la vie :

Je sentais que mon discours était lourd, maniéré, livresque même, mais je neconnaissais rien d’autre, moi, que « les livres »20.

Ce que je faisais surtout à la maison, c’est que je lisais. Je voulais que desimpressions extérieures viennent étouffer ce qui bouillait sans cesse au fond demoi. Et, pour moi, les seules impressions extérieures venaient de la lecture. La lec-ture, cela va de soi, m’aidait beaucoup, elle me passionnait, elle me comblait, metorturait21.

Dieu sait ce que j’aurais donné alors pour une dispute plus normale, plusdécente, plus n’est-ce pas, littéraire !22

J’étais tellement habitué à penser, à imaginer comme dans les livres et à mereprésenter le monde comme je me l’étais créé auparavant dans mes rêveries23.

Ainsi jusqu’à l’explosion finale qu’on ne peut lire sans songer à Frantzde Galais, mais aussi à Meaulnes :

Laissez-nous seuls, sans livre et nous serons perdus, abandonnés, nous ne sau-rons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous retenir ; quoi aimer, quoi haïr, quoi res-pecter, quoi mépriser ? Même être des hommes, cela nous pèse — des hommesavec un corps réel, à nous, avec du sang ; nous avons honte de cela, nous prenonscela pour une tâche et nous cherchons à être des espèces d’hommes globaux et fan-tasmatiques24.

« LA PASSION DES ROMANESQUES AVENTURES »

SELON MEAULNES

Si Augustin évolue tout autrement que Frantz au fil du roman, il n’enmanifeste pas moins au début de son aventure un goût pour le romanesqueet le merveilleux comparable à celui qui caractérise le frère d’Yvonne. Entémoignent son désir de s’éveiller dans une « demeure enchantée »25, sonimpression d’être devenu, le matin de « la rencontre », un personnage« charmant et romanesque, au milieu d’un beau livre de prix »26 ou son

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éblouissement lors de « la fête étrange », parfaite matérialisation d’unidéal livresque pour ce garçon aimant lire27.

Une page du Grand Meaulnes révèle encore, de manière subtile, l’im-portance des réminiscences littéraires dans l’affectivité d’Augustin. Unintéressant parallèle existe en effet entre l’arrivée de Meaulnes aux Sablon-nières et celle de Charmant au château de la Belle au bois dormant :

Il pouvait être trois heures de l’après-midi lorsque [Meaulnes] aperçut enfin,au-dessus d’un bois de sapins, la flèche d’une tourelle grise. (…)

Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulness’engagea28.

Chez Perrault, nous lisons :

Au bout de cent ans, le Fils du Roi (…), étant allé à la chasse de ce côté-là,demanda ce que c’était que des Tours qu’il voyait au-dessus d’un grand bois fortépais. (…) un vieux paysan prit la parole et lui dit : « (…) qu’il y avait dans ce châ-teau une Princesse, la plus belle au monde ; qu’elle y devait dormir cent ans, etqu’elle serait réveillée par le fils d’un Roi, à qui elle était réservée.

Le jeune Prince, à ce discours, se sentit tout de feu ; il crut sans balancer qu’ilmettrait fin à une si belle aventure ; et poussé par l’amour et par la gloire, il réso-lut de voir sur-le-champ ce qui en était (…) : il marcha vers le Château qu’il voyaitau bout d’une grande avenue où il entra29.

Ces dernières lignes nous paraissent expliquer le mystérieux sentimentde joie éprouvé par Meaulnes lorsqu’il s’engage dans l’allée desSablonnières :

Il y fit quelques pas et s’arrêta, plein de surprise, troublé d’une émotion inex-plicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait leslèvres, le suffoquait par instant ; et pourtant un contentement extraordinaire le sou-levait, une tranquillité parfaite et presque enivrante, la certitude que son but étaitatteint et qu’il n’y avait plus maintenant que du bonheur à espérer30.

Alain-Fournier ne nous expliquera rien quant à ce « contentementextraordinaire » qui étonne le lecteur et Meaulnes lui-même. Maisl’ « émotion inexplicable » décrite ici n’est pas sans rappeler celle provo-quée en Marcel, le narrateur de A la recherche du temps perdu, par le goûtd’une madeleine imbibée de thé :

À l’instant même où la gorgée mêlée de miettes de gâteaux toucha mon palais,je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir déli-cieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu lesvicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de

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27. Meaulnes est décrit en train de lire à deux reprises : lors de « la fête étrange », « de groslivres rouges épars sur la table » (p. 219), puis avec François, les œuvres de « Rousseau et Paul-Louis Courier » (p. 239).

28. Le Grand Meaulnes, « Le Domaine mystérieux », p. 204.29. Contes de Perrault, Gallimard, « Folio », 1981, La Belle au bois dormant, p. 134-135.30. Le Grand Meaulnes, « Le Domaine mystérieux », p. 204.

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la même façon qu’opère l’amour (…). J’avais cessé de me sentir médiocre, contin-gent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ?31

L’explication sera trouvée peu après, dans une première expérience dela mémoire involontaire fondatrice de toute la Recherche du temps perdu,Proust s’efforçant de reconstruire à partir d’elle « l’édifice immense dusouvenir » : « Certes ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit êtrel’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jus-qu’à moi »32.

Or, en 1906, à l’occasion d’une visite au Salon d’automne où untableau de Laprade l’avait bouleversé, Fournier avait pu connaître uneexpérience comparable dont le compte rendu destiné à Rivière préfigure laréflexion proustienne : « Laprade ! Une toile m’a saisi (…). Il doit y avoirun souvenir au fond de mon émotion, mais si ancien sans doute, que monémotion m’apparaît comme absolument pure »33.

La mystérieuse joie qui envahit Meaulnes à la vue des tourelles duchâteau laisse pareillement l’impression d’être liée à un souvenir sous-jacent. Ne serait-ce pas la réminiscence d’autres arrivées au châteaumagique lues dans les livres, celles des héros des contes et des romans dechevalerie ? Hypothèse d’autant plus vraisemblable que juste avant etjuste après son arrivée aux Sablonnières, Meaulnes rêve au monde descontes merveilleux.

Rappelons qu’encore enfants, Fournier et sa sœur avaient vécu, lorsd’une promenade en forêt, l’entrée dans l’allée d’un château abandonnéexactement comme Augustin, telle une plongée dans l’univers de La Belleau bois dormant, l’un de leurs contes préférés34. Le romancier se souve-nait certainement de cet épisode, premier signe en lui de cette « faim deparadis, jamais apaisée »35, lorsqu’il expliquait à Madame Simone : « J’ai

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31. Du côté de chez Swann, Gallimard, « Folio », 1984, p. 58.32. Ibid., p. 61 et 60.33. Correspondance Fournier-Rivière, t. 1, 13 octobre 1906, p. 530.34. Isabelle Rivière relate cette découverte de Loroy — modèle selon elle des « Sablon-

nières » — dans ses Images d’Alain-Fournier (chap. « Le Domaine inconnu », voir en particulierp. 139 à 142). Tout son récit est hanté par le souvenir de La Belle au bois dormant, conte auquelfont encore référence d’autres pages de son livre (p. 96-97 et 222). Il semble qu’Isabelle et sonfrère aient été profondément marqués par cette histoire dont Bruno Bettelheim met en relief lecaractère initiatique dans sa Psychanalyse des contes de fées. Il faut dire qu’un phénomèned’identification avec les héros du conte put jouer pour les enfants Fournier, nés sur la Principautéde Boisbelle, célèbre justement pour ses châteaux (cette Principauté, assez semblable à ce quenous voyons aujourd’hui à Monaco, subsista jusqu’à la veille de la Révolution. Elle appartint auXVIIe siècle à Sully qui y fonda, en l’honneur d’Henri IV, la ville d’Henrichemont, voisine de LaChapelle d’Angillon où les Fournier passaient les vacances. Nul doute qu’Henri et sa sœur,enfants d’instituteurs, n’aient connu cette particularité de l’histoire locale qui ne se laissed’ailleurs pas oublier : nombre de rues, de lieux, de boutiques portent toujours le nom deBoisbelle à Henrichemont comme dans les environs).

35. Isabelle Rivière, Images d’Alain-Fournier, Fayard, 1989, « Le Pays sans nom », p. 317.

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voulu que le monde mystérieux découvert par Meaulnes fût en effet voi-sin de ces contes français des livres de prix, Nodier, Perrault et lesautres »36.

On comprend alors qu’Augustin, dont l’aspiration à entrer en féeries’est vue comblée lors de « la fête étrange », ait gardé de son séjour auxSablonnières l’impression — dira-t-il à Seurel — d’avoir fait « un bonddans le Paradis »37. Le mot « paradis » n’est pas exagéré si l’on songe que« le monde mystérieux » où parviennent les héros des contes se situe tra-ditionnellement hors de la temporalité, dans un espace ouvert sur l’éter-nité. Comme le remarque Raymond Christinger : « Le thème du paradis,berceau mythique de l’humanité, explique peut-être la démarche du hérosdu conte. Ne s’agirait-il pas de la manière populaire d’exprimer un retourau centre, dans ce lieu où le temps est aboli et qui constitue à la fois lepoint de départ et d’arrivée du voyage ? »38

Loin d’être de simples détails, la propension de Meaulnes à s’identi-fier à un héros littéraire et son « contentement extraordinaire » à se trou-ver soudain, ainsi que Charmant, dans l’allée du château, révèlent lanature de ses désirs profonds : la soif de perfection, le désir d’éternité,c’est-à-dire, en définitive, son inaptitude foncière à se satisfaire du tem-porel bonheur humain. L’inefficacité et le caractère non méthodique desrecherches menées par Meaulnes après son retour à Sainte-Agathe poursituer les Sablonnières ne trahissent-ils pas, d’ailleurs, le refus d’inscrireson aventure idéale dans le temps, et la crainte, obscurément ressentie parlui dès ce moment, de ne pouvoir être pleinement heureux même en rejoi-gnant Yvonne ? Il y a lieu de le croire si l’on songe à la remarque deFournier après que son espoir de retrouver Yvonne de Quièvrecourt (lemodèle de son héroïne), en mai 1906, au jour anniversaire et à l’endroit deleur rencontre, se soit effondré : « D’ailleurs fût-elle venue qu’elle n’au-rait pas été la même »39. Hantise de la répétition impossible : hantise dutemps destructeur. On songe inévitablement à Meaulnes et à son créateuren lisant ces propos de Ferdinand Alquié dans Le désir d’éternité :

Tout amour passion, tout amour du passé, est illusion d’amour et, en fait, amourde soi-même. (…) Il est infantile, possessif, cruel. Aussi le passionné aime-t-il, nonl’être réel et présent qu’il dit aimer, mais ce qu’il symbolise (…), il aime cetterecherche même du passé dans le présent, il aime alors l’amour ce qui n’estpas aimer40.

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36. Correspondance Alain-Fournier-Madame Simone, Fayard, 1992, 15 août 1913, p. 180.37. Le Grand Meaulnes, « La grande nouvelle », p. 315.38. Le voyage dans l’imaginaire, Stock, 1981, p. 140.39. Correspondance Fournier-Rivière, t. 1, 27 mai 1906, p. 412. Quelques mois plus tard,

Fournier écrit à Rivière : « Quand j’étais très petit, [j’arrivais] après bien des efforts à me repré-senter quelque chose qui était, j’en suis sûr maintenant, l’éternité » (15 octobre 1906, t. 1, p. 537).

40. PUF, 1987, p. 62 et 63.

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Cette difficulté à aimer Yvonne véritablement, en dehors de toute« passion des romanesques aventures », de tout regret du passé, est évi-dente lors de « la partie de plaisir » : « la passion insolite » avec laquelleMeaulnes questionne la jeune femme « au supplice », à propos de « toutesles merveilles de jadis » — son « idée fixe »41 note Seurel — génère unetristesse qui gâche leurs retrouvailles, bien logiquement puisque « le passéest mort et que n’aimer que lui, c’est se condamner à n’aimer rien de ceque présente la vie »42. Yvonne ne manque pas de le pressentir lorsquedouloureusement elle interroge Meaulnes :

« Mais le passé peut-il renaître ? »« Qui sait ! » dit Meaulnes, pensif. Et il ne demanda plus rien43.

C’est bien parce que quête mystique et quête amoureuse se confondentpour Meaulnes et pour Fournier qu’aucune femme, fût-elle la plus aimée,ne saurait les combler. Quelques lignes de Shelley, adressées à son amiJohn Gisborne au moment de la parution de L’Epipsychidion, nous sem-blent à ce propos très éclairantes :

Si toutefois vous êtes curieux d’apprendre ce que je suis et ai été, le poèmevous en dira quelque chose. C’est une histoire idéalisée de ma vie et de mes senti-ments. Je crois que l’on est toujours amoureux d’un objet ou d’un autre ; l’erreur— et je reconnais que pour des objets logés dans la chair et le sang il n’est pasfacile de l’éviter — consiste à chercher en une image mortelle la ressemblance dece qui peut-être est éternel44.

Telle est l’erreur d’Augustin dont la cruauté envers les femmes— reconnue par Fournier qui écrivait : « Meaulnes est un grand ange cruelmais (…) il n’est pas un homme »45 — découle aussi de son goût pour leromanesque et le merveilleux. Les abandons successifs de Valentine etYvonne indiquent en effet que Meaulnes « préfère une image de la femmeà sa réalité »46, conséquence d’une difficulté à accepter la dimension char-nelle de l’amour, manifeste dans le chapitre écarté du Grand Meaulnes,« La dispute et la nuit dans la cellule ». C’est à propos de ces pages, quirelatent le comportement cruel de Meaulnes vis-à-vis de Valentine et lessentiments violents, contradictoires, inspirés au jeune homme par le corpsde sa maîtresse, que Fournier établit un parallèle avec l’intrigue deL’Esprit Souterrain. De fait, l’attitude d’Augustin envers Valentine illustrebien l’aveu douloureux du narrateur du récit de Dostoïevski pareillementtyrannique avec la jeune Lisa :

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41. Le Grand Meaulnes, « La partie de plaisir », p. 324.42. Ferdinand Alquié, Le désir d’éternité, p. 62.43. Le Grand Meaulnes, « La partie de plaisir », p. 325.44. Lettre de janvier 1821, citée par Charles du Bos, Du spirituel dans l’ordre littéraire, Corti,

1967, p. 47.45. Correspondance Fournier-Rivière, t. 2, 4 avril 1910, p. 359.46. Daniel Leuwers, Introduction générale au Grand Meaulnes, Classiques Garnier, p. 34.

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Laissez-nous seuls, sans livre et nous serons perdus. (…) Même être deshommes, cela nous pèse — des hommes avec un corps réel, à nous, avec du sang ;nous avons honte de cela47.

Toutefois, le refus de « cette vie humaine »48 qui étreint Meaulnes— là encore à l’image de son créateur — ce refus en partie dû à un idéa-lisme alimenté par les livres le conduit non à se satisfaire, comme Frantz,de l’illusion de « recommencer son enfance »49, mais à chercher au tempsdes illusions perdues « la clef de ces évasions vers les pays désirés »,objet même de la quête de Fournier. Celui-ci a expliqué à Jacques Rivièrecombien cette tension vers l’invisible l’inclinait à se demander « pourquoion n’aime et ne désire pas davantage la mort »50. « Avec quel amour j’airegardé la mort — la mort notre très cher patrimoine — »51 écrivait-il enjuin 1909 avant d’ajouter : « Je cherche la clef de ces évasions vers lespays désirés — et c’est peut-être la mort, après tout »52.

Augustin ne dit pas autre chose à Seurel lorsqu’il lui confie :

Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous donnera la clef etla suite et la fin de cette aventure manquée53.

J’en suis persuadé maintenant, lorsque j’avais découvert le Domaine sans nom,j’étais à une hauteur, à un degré de perfection et de pureté que je n’atteindraijamais plus. Dans la mort seulement, comme je te l’écrivais un jour, je retrouveraipeut-être la beauté de ce temps-là…54

Paroles susceptibles de nous faire sursauter tant elles sont davantagecelles d’un mystique que d’un aventurier. Comme l’écrit RobertChampigny : « Ainsi donc le mystère n’était pas dans l’aventure, maisdans le moment, non dans le lieu et les personnages qui n’étaient que descatalyseurs, mais dans Meaulnes lui-même, à l’extrême de l’intime »55. Detoute évidence, si Frantz personnifie les rêves maritimes et romantiquesentretenus par Fournier durant son adolescence, le comportement et lesparoles de Meaulnes dans la dernière partie du livre reflètent, à l’opposé,la crise religieuse qui domina la vie intérieure de l’écrivain vers 1909,crise au cours de laquelle, sous l’influence conjuguée de La Bible, de

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47. Les Carnets du Sous-Sol, p. 16548. Alain-Fournier, Correspondance Fournier-Rivière, t. 2, 28 septembre 1910, p. 413 :

« Seules les femmes qui m’ont aimé peuvent savoir à quel point je suis cruel. Parce que je veuxtout. Je ne veux même plus qu’on vive dans cette vie humaine. Vous voyez d’ici le héros de monlivre, Meaulnes ».

49. Le Grand Meaulnes, « Les gendarmes ! », p. 270.50. Ibid., t. 2, 1 janvier 1908, p. 167.51. Ibid., t. 2, 2 juin 1909, p. 305. Fournier cite ici approximativement Claudel. La phrase

exacte : « La mort, notre très précieux patrimoine » se trouve dans le Traité de la Co-naissanceau monde et de soi-même, Art poétique, Poésie/Gallimard, 1984, p. 128.

52. Ibid., 18 juin 1909, p. 311.53. Le Grand Meaulnes, « Les trois lettres de Meaulnes », p. 289.54. Ibid., « La grande nouvelle », p. 315.55. « Le Grand Meaulnes et son mystère », The French Review, 1951, t. 24, n° 3, p. 214.

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Claudel et de L’Idiot, il envisagea d’entrer dans les ordres et de devenirmissionnaire56.

L’idéal poursuivi par Fournier, quelques mots adressés à JacquesRivière nous en donnent l’idée : « la satisfaction parfaite, la beauté, lapureté, l’éternel que je cherche »57. De cet idéal situé hors des possibilitéshumaines, le désir de féerie d’Augustin Meaulnes est certes le reflet. « Ilne nous manque rien de moins que l’infini et le merveilleux — constataitVan Gogh, autre traqueur d’absolu — et l’homme fera bien de ne se satis-faire de rien de moindre et de ne pas se sentir en sécurité tant qu’il n’aurapas atteint cela »58. L’obéissance à pareille exigence, telle est la cruauté, lagloire et la douleur de Meaulnes, et de son créateur qui confiait à Isabelleen 1909 : « Il n’y a pas de sein si doux que l’éternité, pas de sécurité com-parable à celle de l’espace incirconscrit »59.

Fournier a incontestablement fait d’Augustin le porte-parole de sesconvictions profondes, qu’il s’agisse de sa conception de la mort vue, sesouvient Madame Simone, « comme une porte ouverte sur un monde pleinde promesses, (…) comme l’émerveillement suprême réservé aux fils deshommes »60, ou de la certitude, constamment réaffirmée, que « la véritablejoie n’est pas de ce monde ». Telle est l’explication très clairement donnéepar Fournier à la fuite de Meaulnes au lendemain de ses noces :

— Et le jour où le bonheur indéniable, inéluctable, se dresse devant lui, etappuie contre le sien son visage humain, le grand Meaulnes s’enfuit non point parhéroïsme mais par terreur, parce qu’il sait que la véritable joie n’est pas de cemonde61.

S’il quitte brusquement sa jeune femme, ce n’est donc pas parce que,à peine atteint, son idéal l’aurait déçu, ni pour respecter son serment d’ai-der Frantz, simple prétexte dissimulant des motivations infiniment plusprofondes. Un fragment des brouillons du Grand Meaulnes attested’ailleurs que Fournier songea un temps à éclairer de manière explicite,dans l’œuvre elle-même, l’attitude de son héros à qui il prête lesréflexions suivantes :

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56. Voir Correspondance Fournier-Rivière, t. 2, la lettre d’Alain-Fournier du 2 juin 1909,p. 306.

57. Correspondance Fournier-Rivière, t. 2, 27 juillet 1907, p. 85.58. Lettre de Van Gogh à son frère Théo, citée dans Van Gogh, œuvre complet, Taschen, 1997,

t. 1, p. 54.59. Lettres à sa famille, Fayard, 1986, 10 mai 1909, p. 446.60. Sous de nouveaux soleils, Gallimard, 1957, p. 261. Simone relate en effet une promenade

dans un cimetière faite en compagnie d’Alain-Fournier durant laquelle celui-ci parlait — à songrand effroi — de leur futur « double anéantissement (…) sur le ton que l’on réserve aux pers-pectives heureuses ».

61. Correspondance Fournier-Rivière, t. 2, 4 avril 1910, p. 357. Voir aussi lettre du 27 juillet1909 à Jacques Rivière et dans Le Dossier du Grand Meaulnes, Classiques Garnier, 1986, f° 4,p. 392.

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Parfois, je pense, comme dans un vertige, à ce que je ferais, si soudain tout ceque je sais parfaitement être impossible devenait possible soudain — si, etc.

Je m’enfuirais terrifié, je pense. Parce que le bonheur n’est pas de ce monde, iln’est pas fait pour les hommes. Et moi je l’ai mérité moins que quiconque.

Et maintenant il y a un être au monde devant qui je n’ai plus le droit de me pré-senter et c’est : Yvonne de Galais, mais c’est là la moindre de mes peines62.

Les dernières paroles surprenantes par lesquelles Meaulnes avoue quene plus jamais revoir Yvonne est « là la moindre de (s)es peines » donnentà comprendre que, contrairement à ce que nous pourrions croire, les tour-ments qui le déchirent ne sont pas uniquement d’ordre amoureux. A lalumière de ce que nous savons de la quête spirituelle de Fournier qui pro-jeta tant de lui-même dans son personnage, à commencer par cette convic-tion que « la véritable joie n’est pas de ce monde », nous pouvons imagi-ner combien angoisse existentielle et inquiétude métaphysique prévalentchez Augustin.

Ainsi l’aventure prend-elle avec lui une dimension nouvelle. Elledevient aventure profonde, aventure intérieure confinant à l’aventure mys-tique, comme l’indiquent encore une fois explicitement les brouillons del’œuvre dans lesquels Augustin parle de son « aventure (…) portéecomme une croix »63 et devient « missionnaire »64 à la fin du livre. Desorte que la pulsion de départ qui pousse continuellement Meaulnes loinde ceux qu’il aime, comme elle poussa Rimbaud, ce « mystique à l’étatsauvage »65, à parcourir la terre jusqu’à Aden — lieu présumé du tombeau

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62. Dossier du Grand Meaulnes, « Plans », f° 247, p. 419.63. Ibid., « Plans », f° 245 p. 416. On trouve aussi (p. 550) cette note : « L’amour mystique.

Pas de la même façon ».64. Ibid., f° 21, p. 401.65. Claudel cité par Jacques Rivière, Rimbaud, Dossier 1905-1925, Gallimard, 1977, p. 12.

En vertu de cette pulsion de départ nourrie de rêve qui le caractérise, Meaulnes se découvreparent de Phaéton et d’Icare, ces deux adolescents dont l’élan vers l’aventure retombe pareille-ment dans la tragédie car « les ailes nous manquent mais nous avons toujours assez de force pourtomber » (Claudel, Positions et propositions, Gallimard, 1934, t. 2, p. 237) ; vérité qu’illustre lapantomime de « l’Homme qui tombe » exécutée par Frantz sur la place du village.

Orphelin de père ainsi qu’il est précisé (p. 162), Meaulnes se serait-il comme Rimbaud réin-venté « fils du Soleil » ? On peut se le demander. Dans une lettre à Rivière, Fournier parle de sonhéros comme d’ « un jeune dieu mystérieux et insolent » (4 avril 1910, p. 357) et surtout le décritlors de son évasion tel un nouveau Phaéton : « Un pied sur le devant, dressé comme un conduc-teur de char romain, secouant à deux mains les guides, il lance sa bête à fond de train et dispa-raît en un instant de l’autre côté de la montée » (p. 176). Peu avant de s’élancer vers les cieuxavec l’attelage du Soleil, son père, Phaéton s’imagine « fièrement debout dans ce char prodi-gieux, ses mains guidant triomphalement (l)es coursiers » (Edith Hamilton, « Phaéton », Lamythologie, Editions Marabout, 1987, p. 158). Ajoutons qu’à aucun moment du Grand Meaulnesil n’est question du père d’Augustin. Cette béance dans la généalogie du personnage laisse le lec-teur étrangement libre de lui réinventer une filiation mythique et/ou mystique selon les imageséveillées dans son imaginaire par le texte. Quoi qu’il en soit, Alain-Fournier semble avoirretrouvé le symbolisme profond du conducteur de char qui représente la nature spirituelle del’homme, « il dirige ses chevaux vers une destination connue de lui seul et qui se trouve au-delàdu monde sensible » (Marguerite Loeffler-Delachaux, Le symbolisme des contes de fées,

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d’Adam (Abouna Adem)66 — nous rappelle irrésistiblement les paroles deKleist : « Il nous faut faire notre voyage autour du monde pour voir s’iln’y a pas, quelque part derrière le Paradis, une nouvelle entrée »67.

C’est précisément l’erreur de François Seurel de méconnaître la diffé-rence entre le goût puéril de l’aventure chez Frantz et l’élan, autrementspirituel, qui arrache toujours Meaulnes aux siens. Il est donc parfaite-ment logique que rien de cette quête mystique ne soit explicitement ditdans la version définitive du livre, à l’inverse des brouillons, puisque LeGrand Meaulnes, nous aurions tort de l’oublier, se trouve être une narra-tion du très faillible François Seurel.

« LA PASSION DES ROMANESQUES AVENTURES »

SELON FRANÇOIS SEUREL

Pour être très différent du lien d’Augustin et Frantz à la littérature,celui de François n’en est cependant ni moins profond, ni moins com-plexe. Par rapport à ses deux compagnons, le narrateur du GrandMeaulnes incarne en effet une autre relation possible aux livres : celle dulecteur nourrissant le désir d’écrire. La manière dont Fournier définit lesujet de son œuvre dans ses « notes préliminaires » est sur ce point desplus claires :

L’histoire d’un homme qui est en train d’écrire un roman. Qui est presque sonroman. Les deux personnages sont : la femme qu’il aime, et un homme qui lui res-semble mais il fait ce héros plus admirable qu’il n’est lui-même68.

Telle sera bien la position de Seurel entre Yvonne, à qui il voue « uneamitié plus pathétique qu’un grand amour »69, et Meaulnes, dont il fait lit-téralement son héros. Ainsi les premières lignes du récit de François,toutes hantées par le souvenir d’Augustin, semblent-elles répondre à laquestion posée d’entrée de jeu par David Copperfield, cet autre narrateur

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L’Arche, 1949, p. 57). Nous le croyons d’autant plus volontiers qu’Augustin, blessé au genoudurant son voyage, arrive aux Sablonnières en boitant. Or la claudication a elle aussi une valeursymbolique universelle : elle est l’infirmité qui caractérise le surnaturel et la connaissance du sur-naturel ; après son combat avec l’ange, Jacob se met à boiter, cela pour avoir contemplé de tropprès la lumière de la connaissance comme l’explique le Sepher-Ha-Zohar.

66. Voir Les Voyages de Rimbaud de Claude Jeancolas, Balland, 1991, p. 217.67. Kleist cité (p. 7) en exergue du livre Terres de l’Enfance de Max Primault, Henry Lhong

et Jean Malrieu, PUF, 1961.68. Dossier du Grand Meaulnes, f° 14, p. 397. Soulignons au passage l’intérêt de la seconde

phrase : « … un homme qui est en train d’écrire un roman. Qui est presque son roman ». C’est-à-dire, presque l’histoire de sa vie, presque son autobiographie. Mais Alain-Fournier ne dit pas« son histoire », mais « son roman », dévoilant ainsi, chez Seurel comme chez lui, les liens desplus étroits tissés entre littérature et vie.

69. Le Grand Meaulnes, « Chez Florentin », p. 305.

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(cher à Fournier depuis l’enfance) en qui l’amour des livres suscite unevocation de romancier :

Deviendrai-je le héros de ma propre vie, ou bien cette place sera-t-elle occupéepar quelque autre ?70

Nous connaissons la réponse de Seurel. Mais cet apparent effacementde l’écolier timide derrière son grand compagnon, son inconditionnelleadmiration pour lui, que recouvrent-ils d’attentes et de désirs ? Et quellesconséquences ont-ils sur l’histoire personnelle d’Augustin ? Questionsd’autant plus intéressantes que nous devinons combien s’interroger sur larelation de François à Meaulnes et à la littérature revient à s’interroger surle sens même du roman d’Alain-Fournier.

En premier lieu, deux constatations s’imposent lorsqu’on prête atten-tion au personnage de Seurel, à savoir qu’il est un grand lecteur et qu’àl’inverse d’Augustin et Frantz, il assouvit sa « passion des romanesquesaventures » en vivant ces aventures, non par lui-même, mais par procura-tion, dans la mesure où il attend de Meaulnes qu’il satisfasse son propredésir de l’extraordinaire. François explique clairement ceci après queMouchebœuf ait été désigné pour l’accompagner chercher les grands-parents Charpentier à Vierzon :

« J’aurais voulu que ce fût Meaulnes » confie-t-il avant d’ajouter : « C’était enmoi un mélange de plaisir et d’anxiété : je craignais que mon compagnon ne m’en-levât cette pauvre joie d’aller à La Gare en voiture ; et pourtant j’attendais de lui, sansoser me l’avouer, quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout bouleverser71. »

De là à charger Meaulnes d’être un héros d’aventures à sa place, il n’ya qu’un pas ; la façon dont un portrait de Robinson Crusoé remonte irré-sistiblement à la mémoire de François lorsqu’il observe son ami dans laboutique du forgeron, la veille de sa fugue, témoigne d’ailleurs de ce désirlatent. Le pas est ensuite vite franchi : dès le retour d’Augustin, Seurel sepersuade que « c’est à une jeune fille certainement qu’il pensait la nuit,comme un héros de roman »72. Cette comparaison en dit long sur le rôleéminemment romantique assigné à Meaulnes par François. On ne s’enétonne plus si l’on prend garde à la place des livres dans la vie de celui-ci.

Lui-même nous apprend qu’avant l’arrivée de son compagnon àSainte-Agathe, chaque fin de journée était consacrée à la lecture : « tantqu’il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la Mairie, enfermé

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70. David Copperfield, Le Livre de Poche, 1969, t. 1, première phrase du livre, p. 17.71. Le Grand Meaulnes, « Je fréquentais la boutique d’un vannier », p. 170.72. Ibid., « Le gilet de soie », p. 192. On peut lire dans les brouillons du roman à propos du

retour de Meaulnes à Sainte-Agathe : « Son air de voyageur fatigué, affamé mais émerveillé, toutcela fit passer sur nous un désir d’aventures, un frisson de délices comme quand on commence /au coin du feu / un livre / un grand récit de voyages » (Dossier du Grand Meaulnes, f° 72, p. 460).

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dans le Cabinet des Archives plein de mouches mortes, d’affiches battantau vent, et je lisais assis sur une vieille bascule »73.

Cette passion perdure durant le séjour de Meaulnes : « Les jeudismatins, chacun de nous installés sur le bureau d’une des salles de classe,nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier »74.

Plus tard, lorsque Frantz amène des romans « tout neufs » à l’école,François reconnaît aussitôt qu’il s’agit de ceux dont il avait « avec convoi-tise, lu les titres derrière la couverture des rares bouquins de [leur] biblio-thèque »75.

Les allusions à la littérature qui parsèment son récit révèlent l’omni-présence de modèles livresques dans sa pensée, notamment les contes defées. Ainsi lorsque lancé à la trace du sentier perdu, il avoue chercher —allusion discrète à La Belle au bois dormant — « le passage dont il estquestion dans les livres, l’ancien chemin obstrué, celui dont le princeharassé de fatigue n’a pu trouver l’entrée »76, ou lorsqu’il admire l’aisanced’Yvonne à « parler des choses délicates, de ce qui est secret, subtil, etdont on ne parle bien que dans les livres »77. Certaines de ces références àla littérature restent implicites, comme lorsque François demande à Frantzde revenir aux Sablonnières « dans un an exactement, à cette mêmeheure »78, proposition inspirée d’une tradition en usage dans les contesmerveilleux79. De même, lorsque la mort d’Yvonne — « princesse » et« fée (…) de toute notre adolescence »80 dit-il — lui arrache ces parolesdouloureuses :

Tout est pénible, tout est amer (…). Le monde est vide, les vacances sont finies.Finies, les longues courses perdues en voiture ; finie, la fête mystérieuse… Toutredevient la peine que c’était81.

« Tout redevient la peine que c’était » : voilà bien la formule même dudésenchantement, le vivant écho de contes — tel Cendrillon82 — dans les-

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73. Ibid., « Après quatre heures », p. 166.74. Ibid., « Le grand jeu », p. 239.75. Ibid., « Le bohémien à l’école », p. 249.76. Ibid., p. 275.77. Ibid., « Chez Florentin », p. 303.78. Ibid., « L’appel de Frantz », p. 335.79. Par exemple dans Les trois frères, l’un des Contes du Pays d’Armor, de Marie Delorme,

volume que Fournier avait reçu en prix au lycée Voltaire.80. Le Grand Meaulnes, « La maison de Frantz », p. 347.81. Ibid., « Le fardeau », p. 357.82. Chacun garde encore en mémoire, comme un demi-songe, cet avertissement donné à

Cendrillon par la fée le soir du bal : « Sa marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et enmême temps ses habits furent changés en des habits de draps d’or et d’argent tout chamarrés depierreries (…) mais [elle] lui recommanda sur toutes choses de ne pas passer minuit, l’avertissantque si elle restait un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux dessouris, ses laquais des lézards, et que ses vieux habits reprendraient leur première forme »(Contes, Perrault, p. 173-174).

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quels un souffle magique transforme merveilleusement êtres et chosesavant de les ramener, une fois le charme brisé, à leur premier état.

La page du Grand Meaulnes qui nous montre Seurel plongé dans leslivres pour la dernière fois, peu avant la mort d’Yvonne, est particulière-ment intéressante :

Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence déjà finie, raconte-t-il.Pendant de longues journées jaunies, je m’enfermais comme jadis, avant la venuede Meaulnes, dans le Cabinet des Archives, dans les classes désertes. Je lisais,j’écrivais, je me souvenais… (…) dans le silence absolu de la classe, (…) les cou-ronnes de papier vert déchirées, les enveloppes des livres de prix, (…) tout disaitque l’année était finie83.

Rien de très nouveau dans cette description d’une vieille habitudereprise — lire dans le Cabinet des Archives — s’il ne s’y glissait, presquefurtivement, une information de taille : « … j’écrivais, je me souvenais ».Nous devinons bien quels souvenirs alimentent la plume de François enl’absence de Meaulnes. Voilà donc Seurel devenant écrivain sous nosyeux, secret désir qui explique a posteriori son inclination à voir son com-pagnon « comme un héros de roman » et à s’approprier à deux reprises,de façon étonnante, l’histoire de celui-ci :

En février, (…) la neige tomba, ensevelissant définitivement notre romand’aventures de l’an passé.

Nous avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l’avions conquise84.

Mais trahir Meaulnes en contant son histoire à Delouche et Boujardonétait déjà une première tentative de Seurel pour s’en instituer l’auteur,comme l’indique sa question inquiète et dépitée devant l’indifférence deses auditeurs :

Est-ce que je raconte mal cette histoire ? Elle ne produit pas l’effet quej’attendais85.

Le souci de François semble moins d’accéder à la réalité profonded’Augustin que d’en faire son personnage et de narrer l’histoire de ce gar-çon fascinant, en la réinventant au besoin. C’est d’ailleurs ce qu’il faitlorsqu’il déclare dans la dernière partie du livre :

J’ai dû reprendre moi-même et reconstituer toute cette partie de son histoire86.

Ne pas tenir compte de la subjectivité de Seurel, c’est courir le risquede plus d’un contresens concernant Le Grand Meaulnes : celui deconfondre le narrateur avec Alain-Fournier, et Meaulnes avec Frantz, en

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83. Le Grand Meaulnes, « Conversation sous la pluie », p. 348.84. Ibid., respectivement « Les trois lettres de Meaulnes », p. 290, et « Le fardeau », p. 357.85. Ibid., « Je trahis », p. 284.86. Ibid., « Le secret », p. 368.

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prenant pour une vérité objective l’image au contraire strictement person-nelle que François nous propose d’Augustin. La meilleure preuve quecette image est fausse, c’est qu’à diverses reprises Seurel ne comprend passon ami. Ainsi lorsqu’il annonce qu’Yvonne est retrouvée sans prêter suf-fisamment attention à l’extrême gêne de Meaulnes : il le pousse au mau-vais moment vers la jeune fille, croyant bien faire, parce qu’il continue àvoir en lui un héros romantique. De même durant sa conversation sous lapluie avec Yvonne, où l’interprétation qu’il donne de la fuite de son com-pagnon au lendemain des noces — « Tant de folies dans une si noble tête.Peut-être le goût des aventures plus fort que tout… »87 — fait deMeaulnes précisément celui qu’il n’est pas : un autre Frantz de Galais.

A l’évidence, François n’a pas deviné, malgré les trois significativeslettres d’Augustin, que le comportement de celui-ci trahissait avant toutun pessimisme nourri par une douloureuse méditation sur la pureté et parla conviction que « la véritable joie n’est pas de ce monde ». Il n’a pasréalisé que, contrairement à Frantz, « le démon de l’aventure (…) cache[chez Meaulnes] un violent besoin de savoir »88 et illustre finalement ceque Léon Duesberg nommait « la mystique de l’aventure »89.

Aveugle à la dimension spirituelle de la quête de son ami ainsi qu’àson évolution morale, Seurel ne discerne en lui qu’un héros de romanaimant l’aventure pour l’aventure et tout au long du livre il ne change pasde grille de lecture. La dernière phrase du Grand Meaulnes est de ce pointde vue remarquable ; en effet, alors qu’Augustin vient à peine de reveniraux Sablonnières, voici comment Seurel termine son récit :

Et déjà je l’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partantavec elle pour de nouvelles aventures90.

Ne nous y trompons pas : Seurel, comme il le dit bien, ne fait ici qu’« imaginer » de la manière la plus subjective, la plus romanesque, l’ave-nir de Meaulnes dont nous ne saurons rien. Le « Et déjà » qui précède « jel’imaginais » révèle l’incorrigible empressement avec lequel il projette surson compagnon une aura de héros d’aventures. Cette ultime phrase nousrenseigne donc uniquement sur l’imaginaire de François et sur le regardlourd de réminiscences littéraires qu’il porte sur Meaulnes. La prendre àla lettre, lire dans ce qui n’est que pure extrapolation de Seurel l’affirma-tion d’une vérité concernant le comportement d’Augustin, c’est com-mettre un contresens d’autant plus regrettable qu’il conduit immanquable-ment à méjuger le roman entier. Cette confusion entre le narrateur Seurel

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87. Ibid., « Conversation sous la pluie », p. 350.88. Léon Duesberg, « La mystique de l’aventure », Le Disque vert-Nord, tome III, juillet

1929, p. 158.89. Voir note précédente.90. Le Grand Meaulnes, « Epilogue », p. 381.

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et l’écrivain Alain-Fournier conduisit par exemple Albert Thibaudet, cri-tique pourtant des plus avisés, à estimer que :

Le Grand Meaulnes a peut-être cent pages de trop, celles où le romanesque pro-longe l’aventure quand l’aventure a donné tout son effet : le romanesque est jetésur les marcs de l’aventure pour en faire une seconde cuvée. Et la dernière phrasequi nous montre Meaulnes engagé dans le romanesque pour sa vie entière diminuepar un choc en retour l’intérêt de la première et pure aventure d’enfant qui devraitdemeurer l’unique91.

Même confusion chez Marie Forestier l’amenant aussi à une critiquesévère de l’œuvre d’Alain-Fournier :

Meaulnes repart vers de nouvelles aventures avec son bébé dans les bras, refu-sant une fois de plus de céder aux lois de la vie92.

« On ne lit jamais assez soigneusement »93 constatait Claudie Husson.Cela semble particulièrement vrai à propos du Grand Meaulnes où lacomplexité des liens des trois héros avec leur créateur, et entre eux, esttelle qu’elle en arrive parfois à faire oublier le double statut d’Augustin,personnage d’Alain-Fournier certes, mais aussi personnage du narrateurFrançois Seurel. Pour apprécier toute la finesse et la richesse de ce romansouvenons-nous donc, comme l’écrivait Robert Champigny, que « le pointde vue de François Seurel faisant de Meaulnes un héros d’aventures pourjeune fille anémique n’est évidemment pas celui d’Alain-Fournier. (…)entre Seurel et Fournier il y a en somme la même différence qu’entreFrantz et Meaulnes. Frantz est en fait le véritable idéal de Seurel commeMeaulnes est celui d’Alain-Fournier »94.

Précisons ici, ainsi que Fournier prend soin de le faire : le « Meaulnesde la 1re partie — (…) gonze auprès de qui tout est possible »95, car siAugustin représente bien alors l’idéal de son créateur, il apparaît dans lesdeux parties suivantes davantage comme son double que comme sonidéal. En effet, l’oscillation douloureuse, torturée, de Meaulnes entre cesdeux contraires que sont François et Frantz, illustre admirablement cet« éternel conflit entre l’instinct de stabilité et l’instinct d’évasion »96 dontl’homme est le théâtre. L’écrivain avait pu l’observer chez ses parents97,

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91. Réflexions sur le roman, Gallimard, 1963, p. 76.92. « Le Grand Meaulnes ou le refus de vivre », La Revue nouvelle, t. 3, n° 7, 1946, p. 517.93. « Adolescence et création littéraire chez Alain-Fournier », RHLF, 1985, n° 4, p. 637.94. « Le Grand Meaulnes et son mystère », The French Review, t. 24, n° 3, 1951, p. 213.95. Lettres au petit B…, 2 novembre 1912, p. 274. « Il faut dire aussi, à ma charge — ajou-

tait-il après avoir donné son héros en exemple à Bichet — que si j’étais toujours ce gonze là, jen’aurais pas besoin qu’un autre le soit à ma place ».

96. Raymond Christinger, Le voyage dans l’imaginaire, p. 8.97. Tout en étant engagés dans une vie des plus sédentaires, les parents d’Henri Fournier

entretenaient le désir de partir à l’aventure, de « rompre avec tout », comme Isabelle Rivièrel’explique dans ses Images : « Ne s’étaient-ils pas depuis toujours nourris devant nous de ces

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mais surtout en lui-même. Ses premiers poèmes laissent apparaître deuxaspirations opposées ; d’une part l’attrait pour une sédentarité sage donttémoigne « Ronde » :

Mon âme est la fillette blonde :Nous n’irons pas courir le monde !Restons danser au pas des portes !…98

et d’autre part le désir éminemment rimbaldien de partir, de s’abandonnerà l’appel de l’horizon, exprimé dans « Chant de route » (écrit un moisaprès « Ronde ») :

Nous avons préféré la déroutesans findes horizons et des routes,des horizons défaits qui se refont plus loinet des kilomètres qu’on laisse en arrièredans la poussièrepour attraper ceux qu’on voit plus loin,avec leurs bornesindicatrices de villes aux noms lointains… 99

Tels les deux héros du célèbre conte des Mille et une nuits, Sindbad leMarin et Sindbad le Portefaix, parfois simplement appelé Sindbad leMarin — ce que déplore Bruno Bettelheim car « le vrai titre suggèreimmédiatement qu’il s’agit de deux aspects d’une seule et même per-sonne : celui qui le pousse à s’échapper dans un monde lointain d’aven-tures fantastiques, et l’autre qui le tient attaché au caractère pratique de lavie quotidienne ; son ça et son moi, la manifestation du principe de réalité

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rêves de départ ? C’était papa qui commençait — le soir au moment d’aller se coucher… (…) Onallait demander un poste en Algérie, le traitement était magnifique… (…) Toute notre enfancenous avions été embarqués ainsi périodiquement pour l’Algérie, pour le Canada, quelquefoispour le Soudan » (p. 170).

Par son penchant à la puérilité et à l’irresponsabilité, Auguste Fournier n’est pas sans rappe-ler Frantz de Galais. Le romancier écrivait à Rivière : « Mon père est revenu aujourd’hui. Mamère te demande de te résigner à cela. Il faut se dire que c’est un enfant, un malheureux être sansraison dont il faut endurer la présence » (31 juillet 1910, p. 374).

Alain Rivière évoque d’ailleurs les « rêves romanesques » de ce « grand enfant (…), vraiFrantz de Galais qui toute sa vie poursuivit ses chimères » dans Isabelle Rivière ou la passiond’aimer, Fayard, 1989 (p. 220).

98. Miracles, Classiques Garnier, 1986, p. 69. Sa vie durant, Fournier rêva « au bonheur tran-quille des campagnes » (Miracles, p. 67). Dans une lettre écrite de La Chapelle d’Angillon, ilexplique, à la veille de son retour vers Paris : « Cela me fait quelque peine (…). J’ai trouvé àl’entrée du bois du gouvernement une petite propriété (…) où il faudrait passer sa vie. Dès main-tenant je suis pris d’un fort désir de passer mes jours là. Je ne sais où cela va me conduire. Entous cas, dès que j’aurai six mille francs j’achèterai cela. Tu n’imagines pas le rêve que c’est ! »(Lettres à sa famille, 18 septembre 1912, p. 507).

99. Miracles, p. 74. Dans une lettre à Rivière, Fournier confiait : « Je suis hanté par le désir,par moments fou, de me libérer de tout, de toutes mes attaches » (Correspondance, t. 2, 2 janvier1911, p. 421).

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et du principe de plaisir »100 — Frantz et François incarnent chacun unpôle opposé de l’âme de Fournier. La significative ressemblance de leursprénoms était d’ailleurs encore plus frappante dans les brouillons duGrand Meaulnes où Frantz s’appelle « France »101.

A Seurel revient d’assumer « l’instinct de stabilité », l’amour de lapermanence qui dominaient chez Fournier enfant, si l’on en croit lesparoles de son grand-père insérées dans les ébauches de l’œuvre :

Toi, petit Henri ; je sais bien ce que tu feras. Tu habiteras toujours ici. Vallon dece côté et Saulzais de l’autre, ce sera toujours pour toi la fin du monde, puis tu temarieras. Tu es un sage petit enfant. Tu sais bien qu’il n’y a pas de pays plus beauque celui-ci102.

A Frantz revient d’incarner « l’instinct d’évasion », le goût de l’aven-ture, qui poussèrent l’écrivain à vouloir devenir marin dès sa treizièmeannée.

Entre ces deux antipodes, Meaulnes oscille continuellement. L’alter-nance des sentiments de plaisir et d’angoisse éprouvés par lui lorsqu’auplus fort de « la fête étrange », déguisé, il se croit devenu « un autre per-sonnage »103, éclaire bien cette oscillation entre les pôles opposés quereprésentent ses deux amis. Augustin penche en effet tantôt vers l’un, tan-tôt vers l’autre, selon qu’il s’enivre, tel Frantz le comédien, du change-ment d’identité104 et de poursuivre follement, dans un vertige nervalien,« le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine, comme dans les cou-lisses d’un théâtre où la pantomime, de la scène se fût partout répan-due »105 ou selon que, plus semblable à François, il s’en inquiète : « Unpeu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s’offrait à lui, (…)[Meaulnes] alla se réfugier un instant dans la partie la plus paisible et laplus obscure de la demeure »106.

La multiplicité des situations qui montrent Augustin hésitant, partagéentre le désir de partir ou de sortir et celui de rester ou d’entrer, attesteaussi de cette oscillation. Ces hésitations perpétuelles manifestent la diffi-culté du personnage à trouver une paix intérieure et une unité de moins enmoins accessibles si l’on en juge par la gradation qui rend ses hésitationstoujours plus déchirantes107. Fournier connaissait bien cette souffrance liée

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100. Psychanalyse des contes de fées, Hachette, 1976, p. 135. Fournier fait justement allusionà Sindbad le Marin dans une lettre à Jacques Rivière (tome 1, 27 août 1905, p. 119).

101. Dossier du Grand Meaulnes, f° 247, p. 149, f° 245, p. 417, f° 88, p. 477, f° 151, p. 523.102. Dossier du Grand Meaulnes, « Ébauches première partie », f° 44, p. 446.103. Le Grand Meaulnes, p. 218.104. C’est le cas à deux reprises (p. 218 et 221).105. Le Grand Meaulnes, p. 218. Impossible de ne pas songer ici à ces lignes de Nerval : « Ici

a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle » (Aurélia,Garnier-Flammarion, 1986, p. 135).

106. Ibid., p. 218.107. Voir Le Grand Meaulnes, p. 191, 195, 200, 213, 229, 339 et 379.

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à l’obligation de choisir, de prendre une décision. « Ne crois pas— confiait-il à Bichet en 1910 — que “je trouve tout plus simple que toi”.Je trouve tout au contraire terriblement complexe et il n’y a peut-être per-sonne au monde de plus tourmenté que moi. Ce n’est qu’en paroles et enactes que j’ai l’air décidé, comme on dit à la campagne. Mais ma penséeprofonde est un enfer où je rumine »108. Les hésitations de Meaulnesoffrent un reflet de cet « enfer » de ruminations. Les aspirations contra-dictoires qui le déchirent apparaissent encore plus clairement si l’on songeque, tout en portant en lui le désir d’une sédentarité heureuse (il cherchetout au long du roman une femme et une maison109), Meaulnes ne cesse des’en aller.

Cette dualité trouve d’autant moins de solution que s’exercent sur luide façon exactement inverse l’influence, d’une part d’Yvonne et François(figures de la permanence invitant à rester), et d’autre part de Valentine etFrantz (êtres de métamorphoses, instables et fuyants, inclinant à partir).Parmi ces quatre personnages, qui s’opposent deux à deux en reflet de ladiscordance des aspirations d’Augustin, Yvonne, liée à la fois à Frantz età François, est la seule à pouvoir concilier les désirs antagonistes de sonmari, tel un pont unissant deux rives. Mais Meaulnes n’a pas réussi àretrouver le château. C’est Seurel qui l’y ramène en le poussant presquepar les épaules.

A la différence du héros des contes merveilleux, dont les voyages sonttoujours la métaphore des chemins intérieurs à parcourir pour atteindre àla connaissance et à la réalisation de soi — dimension initiatique à l’évi-dence très bien perçue par Fournier, grand lecteur de contes de fées110 —

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108. Lettres au petit B…, 11 septembre 1910, p. 213.109. « C’est donc ici la maison tant cherchée » songe-t-il au soir de ses noces (p. 338). En ce

qui concerne la pulsion de départ de Meaulnes, rappelons qu’avant même d’être entrée chez lesSeurel, la mère d’Augustin craint que son fils ne se soit « peut-être sauvé » (p. 162). Suit l’éva-sion de l’adolescent vers les Sablonnières. Après son retour à Sainte-Agathe, Meaulnes part brus-quement à Paris. Lorsque Seurel retrouve son ami à La Ferté d’Angillon, celui-ci s’apprêtait àpartir « pour un très long voyage » (p. 315). Meaulnes s’enfuit de nouveau, le lendemain de sesnoces. C’est donc avec justesse que sa mère le comparait à un « oiseau sauvage » (p. 163).

110. Comme Marie Maclean et Michel Guiomar l’ont signalé (voir Le Jeu suprême.Structures et thèmes dans Le Grand Meaulnes, Corti, 1973, et Inconscient et imaginaire dans LeGrand Meaulnes, Corti, 1964), on trouve en effet dans Le Grand Meaulnes un scénario initia-tique proche de ceux des contes et des romans de chevalerie qui permet de penser qu’en les lisantFournier fut des plus sensibles à leur dimension initiatique. L’égarement de Meaulnes dans unecampagne déserte, quasi labyrinthique, la traversée d’un gué, les blessures reçues au cours de sonvoyage, constituent autant d’épreuves traditionnellement réservées aux princes des contes et auxchevaliers arthuriens en quête du château où attend quelque inaccessible dame dont il faut serendre digne. Quelques lignes du romancier nous confirment qu’il était bien fait pour lire dansl’égarement du héros (point de départ obligé des contes) « le symbole de la nécessité de se trou-ver soi-même » (Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, p. 322) : au fil d’une lettreà Bichet, Fournier dit se figurer Peer Gynt comme « un voyage à la recherche de sa personna-lité » (31 août 1906, p. 23) et dans les brouillons de son roman, lorsque Seurel, lancé « à la

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Meaulnes n’a pas mené à bien sa quête, abandonnée lors de son séjour àParis. « Il a renoncé au bonheur »111 expliquera Fournier. Le Domainemystérieux retrouvé par l’intermédiaire de François ne pouvait doncqu’être ce château dévasté, ce « château noir », image du « désircondamné à rester à jamais inassouvi », image du « destin fixé sans espoirde retour, ni de changement »112.

Ne voir en Meaulnes qu’un autre Frantz de Galais — comme le faitSeurel — ou seulement l’idéal de Fournier, nous paraît donc occulterbeaucoup la richesse du Grand Meaulnes et sa profonde vérité humaine.Car de même que dans les contes de fées où chacun des personnages— de la fée à la sorcière en passant par la Princesse — représente unaspect différent de la psyché113, Alain-Fournier a exprimé à travers l’écar-tèlement d’Augustin entre ses deux compagnons, ainsi qu’à travers leurattirance mutuelle et leur impossibilité à demeurer ensemble, toute l’in-tensité des conflits intérieurs qui le tourmentaient et sa difficulté à conci-lier les tendances opposées de sa personnalité. Comme le soulignait JeanGaulmier :

Au lieu de recourir à l’analyse, Alain-Fournier a imaginé trois personnages (…)dont chacun représente un aspect de lui-même et qui se correspondent comme dansun jeu de miroir. Chacun d’eux, par la réussite extraordinaire du romancier, resteparfaitement lui-même et pourtant ressemble aux autres. (…) Ces substitutions dis-crètement suggérées donnent au roman l’allure non plus d’un roman d’aventures,mais d’une recherche angoissée, de cette quête tragique de soi qu’a été la vied’Alain-Fournier114.

Ainsi, de même que l’arc-en-ciel nous offre toutes les couleurs duprisme en décomposant la lumière, Le Grand Meaulnes contient toutel’expérience humaine de son auteur diffractée à travers trois héros. Alain-

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recherche du sentier perdu », fait allusion à l’impraticable sentier menant au château de la Belleau bois dormant, nous lisons : « je cherche quelque chose de plus caché ; et de plus précieuxencore : ce passage dont il est question dans les livres, le sentier le plus obstrué qui se découvreà l’heure la plus perdue de la matinée, quand on a depuis longtemps oublié l’heure (…) et qu’ilvous semble (…) traverser le coin le plus ignoré de son / vôtre / âme » (Dossier du GrandMeaulnes, p. 505).

111. Lettre à J. Rivière, 4 avril 1910, t. 2, p. 357.112. Dictionnaire des symboles, Éditions Laffont, 1989, p. 216.113. Nul mieux que Bruno Bettelheim n’a étudié cette capacité du conte merveilleux à deve-

nir pour le lecteur miroir où intuitivement reconnaître les divers mouvements de son âme :« Lorsque les désirs les plus ardents de l’enfant sont personnifiés par une bonne fée, lorsquetoutes ses pulsions destructrices le sont par une mauvaise sorcière, toutes ses peurs par un loupvorace, toutes les exigences de sa conscience par un sage rencontré par aventure, (…) l’enfantpeut alors commencer à mettre de l’ordre dans ses tendances contradictoires ». « Tout conte defées est un miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarchesqu’exige notre passage de l’immaturité à la maturité » (Psychanalyse des contes de fées, p. 106et 442).

114. « Alain-Fournier et Le Grand Meaulnes, poésie de la vérité », Europe, mars 1963,n° 407, p. 11.

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Fournier s’en émerveilla le premier, comme l’indique une lettre à JacquesRivière où il exprime sa joie de découvrir que dans ce livre « il y a (…)tout moi et pas seulement une de mes idées, abstraite et quintessen-ciée »115. Pour cela même, il eût été étonnant que les livres, l’écriture et lalecture, qui occupèrent une place centrale dans la vie du romancier, n’eus-sent pas une importance considérable aussi dans son œuvre. De fait, latension du lien à la littérature chez les trois personnages masculins s’estavérée chaque fois des plus intéressantes à observer dans la mesure où nosanalyses n’ont cessé de confirmer que loin d’être un « conte bleu »116, LeGrand Meaulnes, comme Portrait, « invite à un acte de lecture quidénonce en sous-main les dangers de certaines lectures promptes à privi-légier l’évasion irresponsable et la solitude suicidaire qu’on risque d’ytrouver »117.

Malgré cette critique du romanesque, cette défiance du romantismeexprimées dans son œuvre, Fournier ne renia jamais son attachement auxlivres de sa jeunesse qui contribuèrent pourtant « à lui faire cette âmeromanesque et un peu chimérique, dont il a tant souffert mais dont aussison talent fut alimenté »118. Ses démarches auprès de la maison Hachetteen vue de publier « une magnifique édition du Grand Meaulnes pourenfants »119 en témoignent. Fournier alla jusqu’à proposer de concevoir lafin de son œuvre « dans un tout autre esprit »120, expliquant à l’éditeur :« J’ai pensé que ce livre d’aventures ainsi modifié pourrait vous intéresseret prendre place soit dans vos publications pour enfants, soit parmi voslivres de prix »121. Nous devinons sans peine derrière ces lignes la recon-naissance du romancier envers une littérature qui éveilla son désir créateuret forma sa sensibilité, mais aussi comme l’espoir d’un secret triomphepour celui qui, enfant, rêva de « récrire »122 certaines délicieuses histoiresd’un volume du Petit Français illustré.

Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des mérites d’Alain-Fournierd’avoir su conférer aux pages d’un roman grave de toutes les interroga-tions humaines, la fraîcheur, le mystère et la grâce des aventures enfan-tines. Cette capacité du Grand Meaulnes à ranimer en chacun le souvenirdes livres aimés dans l’enfance, de David Copperfield à Tom et le jardin

LECTURE ET ÉCRITURE DANS LE GRAND MEAULNES 263

115. Correspondance Fournier-Rivière, t. 2, 20 septembre 1910, p. 406. Les italiques sont deFournier.

116. Gustave Lanson, Le Matin, 24 décembre 1913, AJRAF, n° 30, 1983, p. 45.117. Daniel Leuwers, Introduction générale au Grand Meaulnes, Classiques Garnier, p. 32.118. « Rivière critique de Fournier », AJRAF, n° 1, p. 16.119. La peinture, le Cœur et l’Esprit, William Blake and Co, 1986, t. 2, lettre d’Alain-

Fournier à André Lhote du 26 juin 1914, p. 176.120. Lettre d’Alain-Fournier à la maison Hachette du 27 mars 1914, AJRAF, n° 56/57, p. 64.121. Du même au même destinataire, ibid., avril 1914, p. 65.122. Isabelle Rivière, Images d’Alain-Fournier, « Le Petit Français illustré », p. 52.

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de minuit123 en passant par Le Cirque Piccolo124 ou La Belle au bois dor-mant, n’est sans doute pas étrangère à la fascination qu’il exerce sur desgénérations de lecteurs. Comme l’écrit si justement Dominique Barbéris :

L’enfance que raconte Le Grand Meaulnes nous rappelle à nous-même parcequ’elle rejoint l’enfance de nos lectures. Elle a la vérité plus vraie et plus parfaitedes images et des archétypes. Pourquoi ne pas le dire après tout ? A la lecture duGrand Meaulnes, il semble que se rejoue et s’éprouve le plaisir aigu, oublié, del’exploration du grenier enfantin. Jusque dans la structure du roman, divisé en cha-pitres aux titres alléchants — L’Évasion, On frappe au carreau, L’Aventure, Noustombons dans une embuscade — quelque chose des lectures de l’enfance, le sus-pense des vieux romans de cape et d’épée, des romans d’aventures, ce plaisir-là, etdonc l’enfance, nous sont rendus125.

Découvrir ces lignes eût été une joie profonde pour Fournier : elles luiauraient donné à comprendre combien son but était atteint.

REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE264

123. De l’écrivain anglais Phillipa Pearce, publié chez Fernand Nathan en 1969. Ce romanfantastique d’une intense poésie a reçu en 1958 la « Carnegie Medal » outre-Manche.

124. De Marguerite du Genestoux, Hachette, 1934.125. « Présentation du Grand Meaulnes », AJRAF, n° 82, p. 15.

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