RICHET, Charles. Le Savant. Paris: Hachette, 1923

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En moraliste du XVIIIe siècle, Charles Richet, physiologiste, membre de l'Institut, fondateur de la Société française d’eugénisme, présente une vue d'ensemble de la figure du savant au début du XXe siècle. Essentiellement, il revient à la délicate question, après la Guerre, des rapports entre progrès de la science et civilisation. Selon lui, ce progrès n'est pas une condition nécessaire, mais une condition suffisante du bonheur humain (p. 119). Le « bonheur des hommes dépend des progrès de la connaissance [...], mais à la condition qu'on ajoute ce correctif essentiel, que le bonheur des hommes ne dépend pas uniquement des progrès de la connaissance » (p. 119). Ainsi, si « Les progrès de la science dépendent des savants » (p. 124), il faudra garantir aux savants des conditions matérielles de travail plus riches (institutions, laboratoires, etc.). Selon Richet, il faut éventuellement affranchir les savants des tâches de l'enseignement, pour les faire progresser dans la recherche. Mais en instaurant un léger décalage entre bonheur et progrès de la connaissance (condition nécessaire et condition suffisante), Richet creuse le sillon de la morale et de la politique, dont « l’élite de nos jeunes » – on en déduit – devra être responsable. Alors, son engouement pour le génie, pour « l’étincelle divine des créateurs », ne saurait être plus clair : « L’avenir et le bonheur de l’humanité dépendent de la science » (p. 127).

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  • Richet, Charles (1850-1935). Le Savant, par le prof. Charles Richet,.... 1923.

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  • JL B S C AR.ACTERJBS2>E CE TEMPS

    LE SAVANT

    'PAR.

    LE PROF* CHARLES RICHE?'

    A PARIS'

    Chez HACHETTE

  • LE SAVANT

  • LES CARACTERES DECE TEMPS

    LE POLITIQUE, Par Louis BARTHOU,de l'Acadmie Franaise- LEPAYSAN, Par Henry BORDEAUX,del'AcadmieFranaise. LE PRTRE,Par l'Abb BRMOND,de l'AcadmieFranaise. ~ LE BOURGEOIS, ParAbel HERMANT. LE FINANCIER.Par R.-G. LVY,Membrede l'Institut.L'HOMME D'AFFAIRES, Par LouisLOUCHEUR.L'CRIVAIN, Par PierreMILLE. LE DIPLOMATE. ParMAURICEPALOLOGUE.LE SAVANT,Par le Prof. CH. RlCHET,Membredel'Institut. L'AVOCAT, Par HENRI-ROBERT,AncienBtonnier. L'OU-VRIER, Par Albert THOMAS.Etc., etc.

  • X, E S C A&A CfERESDE CE TEMPS

    LE SAVANT

    TAR

    LEfROF*- CHARLES RICHE?MgMgA* et L'INSTiTUT

    A PARISChez HACHETTE

  • Teu d^roitde tudutlion,dereproductier.cl d'tdaputiontktriii pourtoutptyi.CopyrighthyLibrairieHathtttt. 1923.// a Ui lire J* cil ouvrait itbanltixtmplelrettur popttr Je Hollande,numlrotliJe l i 60.

  • VANT-PROPOS

    A l'apogedu grand sicle, La Bruyre dcrivit

    XlUfeul, en un seul livre, la socit franaise^tout-entire.Il hsiterait, l'heure qu'il est, ou il chouerait.Tout a chang tellement/ Cette France deLouis XIV, discipline, relativement simple, elleest devenue si complexe! Viepolitique et intellec-

    tuelle, sociale et religieuse, artistique, conomique,vie civile et vie militaire, vie populaire et viemondaine : que de transformations, de multiplici-ts, de nouveauts en tous ces domaines!Et pourtant, au tournant de l'histoire o nous

    sommes, un inventaire s'impose, des organes neufsou rejeunis de notre existence collective untableau des conditions , comme disait Diderot,qui subsistent dans la brisure des ancieis cadres,une galerie des Caractres de ce Temps .Dsireux d'instituer cette enqute, o ne man-

    quera pas plus, croyons-nous, l'agrment que l'uti-lit, nous avons divis la besogne, et multipliLa Bruyre... Ce que sont les types essentielsoit se rsume et se personnifie ta France d'aujour-d'hui : le Politique et'le Financier/ /'Ouvrier etle Savant; le Soldat et /Homme d'Affaires; lePrtre, le Magistrat, /'Avocat, /'Ecrivain, /'Artiste,le Diplomate, etc. ce qu'est la Femme aussi,mle, sans que toujours on l'y appelle, toutesles formes de l'activit nationale, collaboratricede toutes les forces qu'elle subit ou domine; nous l'avons demand d'illustres penseurs, quisont en mme temps des acteurs' de l'histoire entrain. Acteurs assez mls au prsent pour le con-natre en ses dessous ; tmoins assez indpendantset dgags pour le juger... Qui sait mme, soitdit sans offenser la modestie de ces peintres aechoix, si le lecteur ne sent pas tent de salueren tel ou tel d'entre IUXle reprsentant te piuscomplet du Caractre qu'il aura accept dedfinir et de dcrire ?

  • Ce petit livre est ddie la mmoire d'ungrand savant, mon cher

    et Jtdle ami,GASTON BONNIER.

  • LE SAVANT

    A jCHAPlTRE PREMIER

    $U EST-CE, UN SAVANT ?

    LAlangue franaise indique avec prcision la

    diffrence qui spare un savant d'un hommesavant.Un homme peut tre savant en astronomie. S'il a

    une autre profession que celle d'astronome, s'il estofficier de marine, ou ingnieur hydrographe, il n'estpas un savant.Les Anglais et les Allemands n'ont pas cette exprs-

    sion de un savant, propre notre langue, de sorte quesouvent ils sont forcs de nous emprunter ce ternie :car scientistet Getehrter ne rpondent pas tout fait notre mot de un savant.Il n'est qu'un seul mtier compatible avec celui de

    savant : c'est le mtier de professeur. Et, en effet, lesavant ne peut pas vivre de sa seule science. Ilmourrait de froid, de faim et de misre. Donc il luifaut un gagne-pain, et c'est le professorat qui le luiapporte.

    7

  • LE SAVANT

    C'est mme l un vice redoutable de notre organisa-tion sociale. Nulle part il n'y a place pour le savant, entant que savant. Il faut qu'il se rsigne tre aussiun professeur.Je n'insiste pas ici sur cette dure ncessit. J'en

    parlerai la fin de ce livre.

    Il y a plusieurs sortes de savants. On est savantquand on tudie les palimpsestes, hiroglyphes, langueshtroclites, histoires anciennes. Mais crire sur l'his-toire moderne, et, plus forte raison, sur l'histoirecontemporaine, ce n'est presque plus faire de lascience ; car, dans les affaires de notre temps, l'appr-ciation personnelle, qui n'a rien de scientifique, tientune place prpondrante. Prparer un ouvrage surl'origine des trusques, c'est faire oeuvre de savant.Mais on aura quelque peine regarder comme unsavant l'historien qui racontera les pripties dutrait de Versailles, ce qui est pourtant presque aussidifficile qu'une dissertation sur les signes laisss parles trusques.Probablement, ce qui caractrise tous es savants,

    quels qu'ils soient, archivistes, mathmaticiens, chi-mistes, astronomes, physiciens, c'est qu'ils ne travail-lent pas pour aboutir par leurs travaux une conclu-sion pratique. Us ne mlent pas l'application lathorie L'ingnieur qui dirige la construction d'unnavire ou d'un pont, encore qu'il ait besoin d'tre trsvers dans les mathmatiques, n'est pas un savant;

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  • QUI EST-CE, U N S AVANT?

    car il n'a pas pour objet la poursuite d'une vritinconnue. Il recherche un rsultat pratique, matriel,immdiat. Le mdecin qui tudie sur son malade lamarche d'une maladie, le chirurgien qui mdit unegrave opration, ne sont pas des savants, puisque ilscherchent autre chose que la connaissance. Cons-truire un navire, ou sauver un malade, c'est agir aulieu de penser.Ce n'est pas du tout les diminuer que de dire

    aux ingnieurs et aux chirurgiens qu'ils ne sont pasdes savants. Ils peuvent tre trs savants. Toutefois,comme ils ont un autre but que la dcouverte de lavrit, ils ne font pas mtier de savants, mais d'ing-nieurs ou de chirurgiens.Ce sont nuances un peu dlicates, mais, aprs mre

    rflexion, on reconnatra la ralit de ces nuances.D'ailleurs, qu'importe ? Les grandes inventions

    scientifiques ne sont pas ncessairement dues dessavants. Loin de l. Lannec n'tait pas un savant, etcependant il a dcouvert l'auscultation.

    Parfois mme il se trouve qu'un savant fait uneimportante dcouverte dans d'autres domaines que lesien. Pasteur tait minralogiste ; mais U a plus faitpour la mdecine en vingt ans que les plus habilesmdecins n'avaient pu faire en vingt sicles.

    C.RICHIT,U Stttnl,

  • CHAPITRE II

    VERTUS ET VICES DES SAVANTS

    ONsera peut-tre surpris si je dis que les

    savants sont de mme farine que les communsmortels. Ni meilleurs, ni pires. Il en est de merveilleuse-ment intelligents ; il en est quelques-uns d'assezbtes. On en trouve qui sont avares; d'autres quisont prodigues. Les uns sont chastes ; les autres, d-bauchs ; les uns, violents ; les autres, pacifiques ;quelques-uns sont bavards ; d'autres, silencieux. Il y ales savants enjous et les savants mlancoliques.

    Il est donc presque impossible de leur assignerquelque caractre spcifique.

    D'autant plus que les sciences diverses ont des disci-plines trs diffrentes, influant sur le mode d'existencedes savants divers. Celui-l est plong dans les math-matiques les plus abstraites, voire fumeuses. Tel autreest gologue, casse les pierres, et arpente les grandesroutes. Le chimiste s'enferme dans son laboratoire,distille, pse, fait cristalliser, filtre. Le physiologistes'entoure d'animaux malodorants et criards, fait desdosages de sucre et d'azote, mesure des pressions art-rielles et surveille l'alimentation de ses cobayes. Lebotaniste court travers champs et forts pour recueillirdes plantes, et, plus tard, l'oeil fix sur un microscope,

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  • VERTUS ET VICES DES SAVANTS

    cherche pntrer les mystres de la cellule. L'astro-nome s'acharne sur des colonnes et des pages dechiffres. Le palographe s'obstine dchiffrer desparchemins indchiffrables.La diversit de ces occupations et de ces proccupa-

    tions, si loignes lesunes des autres, empche qu'on nevoie tout d'abord quel est le lien qui runit ces hommessi divers. Pourtant, sans bien subtile analyse, on finitpar dcouvrir qu'ils ont une marque commune, qui esttrs noble. Qu'ils soient jeunes ou vieux, franais,amricains, italiens, anglais ou allemands ; qu'ilssoient loquents ou diffus, riches ou pauvres, cliba-taires ou maris, avides de louanges ou mprisant lescritiques, tous ils ont, des degrs divers, cettevertu rare et superbe qu'on appelle le dsintressement.Non pas videmment qu'on n'ait jamais vu de savants

    pres au gain, assoiffs d'argent et d'honneurs. On envoit. On en verra. Ils sont hommes : par consquent nuldesdfauts humains ne leur est tranger ;mais la cupiditet l'avidit sont normment exceptionnelles chez eux.Et puis, en dpit de leurs dfauts et de leurs vices,

    les savants ont tous peu prs la mme me. Tousils ont le culte de la vrit en soi. La science est poureux une religion.Si diffrents entre eux que peuvent tre des catho- {

    liques fervents, ils sont anims d'une pense commune :l'adoration de Jsus-Christ et la soumission l'Eglise.Si diffrents entre eux que peuvent tre des savants,ih sont anims d'une pense commune: l'amour de la

    il

  • LE SAVANT

    vrit cache dans les choses. Ce n'est pas pour avoirdes rentes, des dcorations, ou une.chaire dans uneUniversit qu'un savant travaille pendant des jours,des mois, des annes : c'est parce qu'il voit devant luides problmes rsoudre, dont la solution sera peut-tre sublime. Il s'imagine que par son travail et parson talent il va dcouvrir ce que nul n'avait dcouvertencore ; un fait nouveau, une loi inattendue, unerelation imprvue, un phnomne jusque-l encoreincompris. Et cette esprance (si souvent trompeuse)le soutient et le protge.

    De mme que l'explorateur s'enfonce dans le conti-nent noir sans avoir d'autre pense que d'aller plusloin, de mme le savant, grand ou petit, en face desmystres innombrables qui semblent barrer la route l'intelligence humaine, n'a pas d'autre ide qued'avancer.Donc les savants sont avant tout sans dsir de lucre,

    consacrant toutes leurs nergies la recherche de lavrit.Et cela est beau ! Et cela les spare des autres

    hommes, pour les mettre formidablement au-dessusdes autres hommes.Le dsintressement I Au milieu de notre socit

    vnale, c'est presque un miracle. Pourquoi un jeunehomme de vingt ans dit-il : Je veux tre un savant. Ne sait-il pas que jamais il n'atteindra toutes les joiesque donne le luxe ? Son lot, mme s'il russit, ne seraqu'un chtif bien-tre, presque le dnuement. Pour-

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  • VERTUS ET VICES DES SAVANTS

    tant il a pris son parti ; il passera des examens diffi-ciles ; il aura triompher de comptiteurs habiles,aussi mritants! aussi travailleurs que lui ; il travail-lera obscurment dans un laboratoire obscur. Pauvreil est entr dans la vie, pauvre il restera. Peu importeil aime la science : il sera un savant.Hlas 1ceux qui se rsignent la pauvret du savant,

    ce sont les pauvres. Je constate ce fait douloureux,amrement douloureux. Quand il est question d'unecarrire scientifique, les jeunes gens riches, les fils defamille, disent : C'est trop difficile. D'ailleurs ce n'estpas assez pay 1 (sic). Ils ne consentent jamais oupresque jamais, car il y a d'admirables exceptions faire en leur belle jeunesse le dur apprentissage dusavant. Ils aiment mieux tre oisifs, jouer dans descercles, ou entrer dans une compagnie financire. Lecommerce, l'levage, l'arme, la marine, la diploma-tie, le barreau, la mdecine, la politique, tout, pluttque la science 1 La science ! Quelle horreur ! Ce n'estpas un mtier. C'est une folie ! presque une honte 1Songez donc. Moi, le fils d'un richissime banquier ;moi, le fils d'un gentilhomme grand propritaire ;regarder dans un microscope, peser des cristaux,gratter des os, distiller des liquides nausabonds, etcela sans avoir d'autre espoir que de continuer cettebesogne toute ma vie, pour gagner enfin, si je passebrillamment (au prix de quelles souffrances I) tous mesexamens, toucher quinze mille francs par an 1Non I il faut laisser ce mtier fatigant et peu lucra-

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  • LE SA VA A T

    tif aux pauvres diables qui sont sans protecteurs. Tel est l'tat d'me, au moins en France, des jeunes

    gens riches d'aujourd'hui. Je n'ai ni colre, ni indi-gnation, mais grande piti pour une btise si im-mense qu'elle fait tristement sourire.Car c'est une btise colossale : un jeune homme

    trs riche, pour peu qu'il soit laborieux et d'intelligencehonnte, pourrait se donner le luxe d'tre un savant,c'est--dire de mener une existence agrable, et parsurcrot utile, et, par surcrot encore, glorieuse. Ilaurait l'indpendance, la divine indpendance ; ilvivrait dans l'espoir de faire une dcouverte : espoirqui est presque le bonheur. Et toute recherche luiserait relativement facile ; car il pourrait employer sesrevenus des oeuvres scientifiques plutt qu' des cra-vates, des colliers de perles, des chevaux de courseet des automobiles.Mais les jeunes gens riches ont pour la science

    l'me des potaches pour les pensums.

    Les savants sont travailleurs. Il en est parfois deparesseux, et c'est assez rare. Peut-tre quelques-uns, au dclin de leurs jours, ont-ils moins d'activitqu'aux beaux temps de leur aurore, mais en gnral laparesse, ce vice destructeur et frquent, est exception-nel chez les savants.Pourtantl'ardeurautravail est trs diffrente ; car il

    en est de la paresse comme de la mmoire. Il y a desmmoires t non une mmoire: mmoire de la musique,

    M

  • VERTUS ET VICES DES SAVANTS

    mmoire des chiffres, mmoire des vers, mmoire desfigures, mmoire des localits, mmoire des vne-ments, mmoire des raisonnements. Tel est admirable-ment dou d'une de ces mmoires, qui est dsastreuse-ment priv des autres.Pour la paresse, il y a des diffrenciations analogues.

    Certains savants sont d'une extrme paresse faireleur correspondance, ou s'ennuyer dans une visite,qui gardent leur zle pour une exprience nouvelle.Celui-l fait avec ardeur des recherches bibliographi-ques, qui ne se dcide pas recommencer un dosage.Parfois mme on est paresseux pour certaines exp-riences, et laborieux pour d'autres. Autrement dit, ily a 'des spcialisations dans l'activit comme dansl'apathie.

    Quelques savants, et non des moindres, sonttrs paresseux quand il s'agit d'crire un article ou unlivre. De vrai, ils ne sont nullement paresseux, puis-qu'ils travaillent vigoureusement, presque passionn-ment, tout le jour. Mais prendre la plume, rdiger,classer, rectifier, corriger, c'est un trop lourd fardeau,et ils accumulent des faits indits, parfois d'un relintrt, sans consentir au petit surcrot de travail quiconsisterait les ordonner et les publier.

    Le dsintressement et l'activit des savants com-portent quelques exceptions. La foi en la science n'en apas. Tous les savants croient leur science et lascience en gnral.

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  • LE SAVANT

    Ils criraient volontiers : Science . Confiancenave et robuste que rien ne peut branler. Ils s'amu-sent quelquefois, tnter pocula, car tout arrive afficher quelque scepticisme ; mais ce soir-l ils nesont pas sincres. Tous, tous, sans exception, sans uneseule exception, ils croient , la Science souveraine,qui, comme la grammaire de Martine, rgente jus-qu'aux rois, et les fait, la main haute, obir ses lois.

    Ils ont des opinions politiques, certes, mais ils en-trent rarement dans l'arne politique. Parfois mmeils exercent leur verve caustique, quand ils ont dela verve, ce qui n'est pas rare, contre les collguesassez imprudents pour se fourvoyer dans les marcageslectoraux.Ils dtestent et mprisent les prtendus articles

    scientifiques paraissant dans les journaux quotidiens,car notre pense est si imparfaitement traduite,vanteou critique tort et travers, dans les journaux dumatin ou du soir, que, si nous la voulons voir exacte-ment indique, il n'est pas d'autre moyen que deremettre au journaliste une note crite. Le journalisteest enchant, car c'est de la copie toute faite, et lesavant a la douce satisfaction de retrouver sa pensevritable, non altre.En thse gnrale, les savants n'aiment ni le* poli-

    ticiens, ni les journalistes. C'est une aversion qui neva pas sans une norme mfiance.Oserons-nous dire qu'ils ont tort ?

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  • VERTUS ET VICES DES SAVANTS

    Toutes les opinions religieuses sont reprsentes.On, trouve des catholiques, des juifs, des protestants,des libres penseurs. Mais il n'est jamais, dans aucunlaboratoire, question de religion.

    Au moins Paris. On dit qu'en province il n'enva pas tout fait de mme, mais je l'ignore.

    Les savants sont trs indpendants de pense, etc'est l encore une de leurs caractristiques. Ils n'ac-ceptent aucun joug. Les circulaires que les ministresleur envoient non seulement ne sont pas observes ;mais encore elles sont critiques, railles, dformes.Les savants sont, comme il convient des Franais et des chercheurs, prodigieusement individualistes. Onm'aassur qu'en Allemagne, au contraire, ils taientd'une docilit uniforme. Est-ce un loge ? Est-ce unecalomnie ? Et mme est-ce vrai ? Trs probablement,non !A vrai dire, l'individualisme exagr des savants

    franais n'est pas sans quelque inconvnient, car celaleur interdit de se prter des groupements, des asso-ciations. Ils ^n'aiment pas les dmonstrations collec-tives, et se tiennent l'cart de toute manifestation.

    D'ailleurs, iis ne sont pas trs rigides observateursde tous leurs devof _de professeur, examens, commis-sions, cours, sances de conseils. Ils retardent le plusqu'ils peuvent le moment o, aprs les vacances,recommence leur cours, et ils en avancent la fin,autant que la dcence le permet.

    17Cit.RICUIT. Lt Satunt, 3

  • LE SAVANT

    Mais ne nous indignons pas. Car c'est affaire deprofesseur, et non de savant. Fcheuse confusionentre ces deux fonctions si diffrentes. Il faut auxprofesseurs des hirarchies, des programmes, des disci-plines. Ils doivent suivre les traditions, obir aux rgle-ments, couter les injonctions du doyen, du recteur, duministre... Mais le savant n'a rien faire avec tous cesgens-l. Laissez-lui sa fire et fconde indpendance.C'est une absurdit dangereuse que de reprocherl'indiscipline un savant.

    En gnral, ils sont d'une honntet absolue, sup-rieure celle qu'on trouve dans les autres professions.Non seulement, ils ne recherchent pas l'argent, maismme ils en ont peur. Toute combinaison financireles effarouche. Rarement, ou vrai dire jamais, ils nes'enrichissent. En prenant la carrire de savant, ils ontaccept pour toute leur vie une existence modeste.

    Si grande que soit leur honntet es choses finan-cires, elle est, si possible, plus grande encore es ma-tires scientifiques. Je ne connais pas un seul savantayant l'odieux courage de falsifier une exprience.Mme ils poussent la conscience si loin qu'ils recom-mencent leurs calculs, et refont leurs essais, pour tresrs de ne pas s'tre tromps. Leur probit scienti-fique est mise souvent une rude preuve ; car, siune premire belle exprience a russi, il est bien durde reconnatre que la seconde a chou. Or vrai-

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  • VERTUS ET VICES DES SAVANTS

    ment elle a chou. Il faut. l'avouer, et ils l'avouent.Ou du moins ils se taisent, sans faire tat de la pre-mire exprience qui leur avait pourtant donn tantd'espoirs.Je rappelle souvent mes lves l'histoire de Don

    Quichotte, qui, ayant construit un armet de carton etde bois, en veut prouver la solidit. Hlas I le pauvrearmet vole en clats, quand la bonne pe de DonQuichotte s'abat sur lui. Alors le Chevalier, sans sedcourager, refait un nouvel armet plus solide. Il lveson pe... Non, dit-il, je ne chargerai pas. Monarmet serait capable d'tre bris. N'imitons pas DonQuichotte, et ne craignons pas de soumettre deux,trois, six preuves, et davantage peut-tre, l'armet(thorie et exprience) que nous avons difi.Dsintresss, laborieux, loyaux, fiers, indpendants,

    voil, n'est-il pas vrai, de bien beaux titres notreadmiration.Nemettrons-nous pas quelques ombres ce tableau ?

    H oui ! Il y a des ombres. Elles ne sont pas bien noires.Pourtant, il faut avoir le courage de les prsenter.Et je dirai sans aucun dtour que le savant est mala-

    divement susceptible, tout autant qu'un violoniste ouun tnor.S'il a crit un trait de chimie, n'allez pas lui dire

    que dans son beau livre la chimie organique est admi-rablement expose, mais que la chimie minrale aquelques toutes petites lacunes. Vous seriez perdu, etil ne vous le pardonnerait pas.

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  • LE SAVANT

    II est attentif tout ce qu'on dit de lui ; il se faitrpter les propos des lves, des collgues. Le pro-fesseur X... a dit de lui un mot piquant, assez spirituel, peine mchant. C'en est fait. X est transform en unennemi personnel.

    A plus forte raison, si, au lieu d'tre une paroleimprudente, peut-tre inexactement rapporte, ils'agit d'une critique imprime, ou d'une observationpeu bienveillante prsente au cours d'une discussionscientifique.

    Un jour, il y a trs longtemps, la Socit de Biologie,un collgue, critiquant une communication que jevenais de faire, affirma qu'il ne croyait pas un seul motde ce que je venais d'avancer.

    Mais, mes chers confrres, ai-je rpondu, queM. S... y croie ou n'y croie pas, cela n'a pas la plusmince importance. Il s'agit de savoir si c'est exact ouinexact. De fait, ce que j'avais dit s'est trouv parfai-tement exact. Mais S... ne m'a pas pardonn mabien innocente riposte.Jadis, il y avait des discussions la Socit de Bio-

    logie, l'Acadmie de Mdecine, l'Acadmie desSciences mme. Aujourd'hui cette coutume a disparu.Et c'est dommage. Tout se borne une prsentationsche de notes qu'on lira quelques jours plus tard dansles Comptes rendus. Les sances ne sont pas animescomme lorsqu'une contradiction flagrante met auxprises deux thories, deux opinions, et que pour soute-nir l'une et l'autre il s'engage une joute oratoire.

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  • VERTUS ET VJCES DES SAVANTS

    Cette controverse est parfois instructive, fconde etattachante, car certains savants sont d'habiles ora-teurs.Les savants ne sont pas seulement susceptibles : ils

    sont jaloux, car ils sont des hommes, et ne peuvent pasvoir d'un regard satisfait les honneurs, les croix, lestitres, les privilges tomber, drus comme grle, surquelque collgue. Plus la science que cultive ce col-lgue est voisine de celle qu'ils professent, plus lajalousie est pre. Un astronome ne sera pas attristpar les honneurs confrs un botaniste, alors qu'iltrouvera peu justifis ceux qu'obtiendra un autreastronome.En tout cas, dans une assemble de professeurs et

    de savants, ds qu'un avantage budgtaire est attribu un laboratoire quelconque, aussitt tous les autrescollgues rclament bruyamment. Je ne crois pasqu'on puisse me citer un exemple du contraire. Onaccorde trois mille francs de plus au laboratoire deChimie minrale. H bien 1 Et la Chimie organique ?Et la Physiologie ? Et la Botanique ? Et la Zoologie ?Et la Physique 1 Et la Mcanique ? Et la Gologie ?Cette jalouse revendication est, aprs tout, lgitime.

    Le zoologiste pense qu'il a mission de dfendre laZoologie; le botaniste, la Botanique. Ils ont foi en leurscience, et ne veulent pas qu'on la traite de quantitngligeable.J'ai dit tout l'heure qu'ils taient dsintresss.

    Certes 1mais non pas pour les crdits allous leurs

    21

  • LE SAVANT

    laboratoires. L-dessus ils sont pres, intraitab es,trouvant toujours ces crdits infrieurs aux besoinsrels, demandant toujours au doyen, au recteur, auministre, c'est--dire finalement au pauvre contri-buable, des allocations supplmentaires. Ils ont raison.Us se font une trs juste ide des services que peutrendre leur science, et ils estiment bon droit qu'on nefera jamais assez pour elle. Us ont raison. On ne peutplus progresser dans les sciences, sauf dans les math-matiques, qu'au prix de gros sacrifices pcuniaires.Tout appareil est coteux, car, au fur et mesure desprogrs, les instruments se perfectionnent en se com-pliquant. Mais qu'importe ? Aucune dpense ne rap-porterait plus de gloire et de profit la patrie.

    Susceptibles, ombrageux, jaloux, ils sont pourvusen gnral d'une dose de vanit qui n'est pas mdiocre.Un d'eux, et non des moins illustres, nous disait unjour, en trs nave et charmante conviction : Ce quim'a toujours fait du tort, c'est queje n'aipas su appr-cier la valeur de mon oeuvre.La modestie est un dfaut dont les savants sont

    peu prs compltement dpourvus.Et c'est fort heureux. O en serions-nous si le

    savant se mettait douter de son intelligence? Sa timi-dit paralyserait tout progrs. Il faut qu'il ait foi nonseulement dans la science, mais dans sa science.Il ne lui est pas permis de se croire infaillible,mais, quand il exprimente ou quand il raisonne, il

    22

  • VERTUS ET VICES DES SAVANTS

    doit avoir une intangible confiance en ses forces intel-lectuelles.Onapubli dans YIllustration une admirable photo-

    graphie de Chevreul, le clbre chimiste mort centtrois ans. Au-dessous il y a comme pigraphe :Malebranche a dit : tendre l'infaillibilit, sans yprtendre. Je n'ai rien trouv de mieux. Le fait estqu'il y a l un merveilleux programme.

    Cette confiance, qui est le contraire de la modestie,reparait dans la conversation des savants. Ils n'admet-tent gure qu'ils se trompent... et cependant...

    A ce point de vue, comme beaucoup d'autres, lessavants ressemblent aux artistes ; et, en effet, ils sontdes artistes aussi, leur manire. Somme toute,idalistes, quoique tudiant ls mutations de lamatire. Idalistes, parce que, se librant des soucismatriels de la vie, ils cherchent dcouvrir, dans lamatire mme, les lois profondes, inexorables, subli-mes, qui rgissent l'univers. Les mystres de la matirene sont pas moindres que ceux de l'esprit.

    Ainsi souvent certains savants, malgr leur mrite,leur vertu, leur gnie, ont des ridicules flagrants etcommettent de graves erreurs. Mais, tout comptefait, les savants reprsentent ce qu'il y a de plus nobledans l'espce humaine.

    Ils ne sont pas des dieux, et il y a des trous lacuirasse. Mais ils sont sans haine et sans avidit. Ilsaiment le beau, le juste, le vrai. Ils savent que peut-

    23

  • LE SA V A N T

    tre, grce eux, quelque lueur apparatra sur lescrtes de l'Ocan tnbreux dans lequel l'humanitse dbat, ahurie. Et tous les savants, tous, sansexception, ont ce magnifique espoir, pour les souteniren leur dur labeur, qu'ils seront utiles leurs frreshumains.

    Raillez les savants : c'est parfois justice. Mais prenezgarde. Il y a derrire eux la Vrit ; la desse, la souve-raine, la toute-puissante, qui glace de terreur ceuxqui raillent.

  • CHAPITRE III

    DE QUELQUESCARACTRISTIQUES DES SAVANTS

    LESsavants de chaque pays ont des allures diff-

    rentes. En Allemagne, en Scandinavie, enHollande, en Russie, ils sont troitement spcialiss,presque fossiliss, dans leurs travaux, de sorte qu'ilsont perdu peu prs le contact avec le monde ext-rieur. Ils sont inlgants, d'allures un peu gauches ;mais ils rachtent cette maladresse par la simplicitet l'affabilit de leurs manires.

    Hlas ! le nationalisme froce qui a gar et conduitaux abmes la nation allemande, a fait disparatre del'Allemagne cette vieille Gemthlichkeit qui avaitquelque charme, de sorte que les savants allemandsont pris, m'a-t-on affirm de toutes parts, les moeursraides et cassantes des hobereaux prussiens. C'estdommage.

    En Amrique et en Angleterre, les savants ne man-quent certainement pas de simplicit et d'affabilit,mais, en outre, ils sont gens du monde, et peuvent fairefigure dans un salon.Il n'en est pas tout fait ainsi en France et en

    Italie.Jamais le pli professionnel n'a disparu. Il fau-

    25Ci. RICXH.L Savant. 4

  • LE SAVANT

    drait tre bien mdiocre observateur pour confondredes runions de diplomates, des runions d'officiers etdes runions de savants.Leur conversation n'est pas trs intressante : sauf

    exception, bien entendu. Ils sont timides, et ne parlentavec animation que des questions par eux tudies.Leur mise est dcente, mais nglige ; car ils n'en ontcure. Ils ne posent jamais. Ils hsitent formulerdes conclusions prcises. Le doute scientifique estune qualit de premier ordre, mais qui n'est pas faitepour mettre du piquant dans la controverse.

    Et puis ils sont peu verss dans les menus faits dujour, mdisances, racontars, anecdotes, et autressottises dont s'alimente une conversation mondaine.Ils aiment les questions gnrales, alors que toutesquestions gnrales inspirent grande terreur auxgens du monde. Souvent, ils sont distraits, inattentifs,muets ; ne retrouvant mme pas quelque facondequand on les fait parler sur l'objet de leur culte. Ilss'ennuient dans le monde, o ils sont aussi ennuyeuxqu'ennuys.Mais il y a tant d'exceptions ! (i).Leur logis est modeste, conforme l'exiguit de

    leurs ressources. A Paris, ils demeurent presquetoujours dans le quartier des coles, surtout aux V*et VI* arrondissements. Ils vont quelquefois jus-

    (i) A toutes les affirmations que je me permets, onpourra trouver toujours maintes brillantesexceptions.

    26

  • CARACTRISTIQUES DES SAVANTS

    qu'aux VIIe et XIVe, mais rarement au del (i).Les savants aiment les livres ; mais ils sont rarement

    bibliophiles. Leur bibliothque est un instrument detravail, rien de plus, mais un instrument qu'ils aimentet respectent. Souvent mme ils en sont fiers ; car ilsont choisi les livres qui leur sont utiles, et ils sontenclins en exagrer l'utilit.Ils ont pour classer les mmoires, tirs part, bro-

    chures innombrables qui leur sont adresses de par-tout, des classifications spciales, parfois bizarres,connues d'eux seuls, et qui deviennent indchiffrablesaprs leur mort, de sorte que toute cette organisationdisparat avec eux. Peu importe, puisqu'elle leuraura servi.Le dsordre de leur bibliothque est donc plus appa-

    rent que. rel.En gnral, ils aiment les collections compltes, qui

    s'alignent en longues files sur des rayons presqueinaccessibles. Elles sont rarement consultes ; maisc'est un vif plaisir que de savoir qu'on les possde.Les bibliothcaires des grandes bibliothques pu-

    (i) Voici une petite statistiquepour les domicilespari-siensdes savants qui sont membres de l'Institut :

    Au V 19Au VI* 16AuVII 6Au XIV* 5

    Il n'y en a que quatre dans les seize autres arron-dissementsde Paris.

    27

  • LE SAVANT

    bliques ont souvent fait cette curieuse remarque, para-doxale en apparence, que les plus grands emprunteursde livres sont en gnral les savants dont la biblio-thque personnelle est le mieux fournie, C'est trsexplicable ; ceux qui n'ont pas de livres ne se soucientpas de la bibliographie.Ce qui est assez singulier, et mme assez triste, c'est

    qu'en gnral les savants n'ont adopt le noble mtierde savant que par hasard. Les vocations ont t rares.Ce n'est gure sur les bancs du lyce qu'on prend

    la rsolution de faire de soi un savant. Car ce n'estpas un mtier bien dfini. Or, comme il faut un mtierle jeune collgien se dit : Je serai ingnieur, oumdecin, ou avocat, ou officier, ou professeur. Bienrarement il dit : Je serai un savant. Plus tard, si, dans le cours de ses tudes, il a senti

    quelque amour pour une des sciences qui se trouventsur sa route, il s'y abandonne et s'y adonne. Le ha-sard aidant, plus que la volont, il devient gologue,botaniste, chimiste, physiologiste ou mathmaticien.

    A vrai dire, pour la mathmatique, la vocation appa-rat de trs bonne heure. Mais, parmi les jeunes genstrs bien dous pour la mathmatique, combien peudeviennent de grands savants !

  • CHAPITRE IV

    LES FEMMES DES SAVANTS

    Ls'agit des femmes lgitimes ; car nous n'allons

    pas supposer qu'il y en a d'autres.Elles sont trs diverses ; celles de la France et celles

    des autres pays ; celles de Paris et celles de la province.Comme leurs maris, elles ne sont pas caractrisespar des signes quelconques.En gnral, elles mnent une vie peu mondaine,

    exemplaire, s'occupant exclusivement de leur mnage,de leurs enfants. Elles n'ont pas d'histoire, ni d'histoires.Elles n'interviennent presque jamais dans les travauxde leur poux, et, si elles ne les ignorent pas, elles fei-gnent de n'y rien comprendre, ce qui est le plus souventtrs vrai.Pourtant, au moment d'une candidature trs com-

    battue, elles sortent de leur coquille, et trouvent desarguments excellents, peu scientifiques, mais puissants,pour dfendre le mari, dblatrer et fulminer contre lerival.Qu'il y ait dans l'intimit conjugale de frquents

    conflits entre la femme et le laboratoire, c'est possible ;c'est mme probable. Mais on n'en sait pas grandchose, car le savant ne parle pas volontiers desa femme.J'ai souvent entendu ce dilemme irrprochable :

    29

  • LE SAVANT

    On ne peut parler de sa femme qu'en bien ou enmal. Si c'est en bien, on est ridicule ; si c'est en mal,on est odieux. Mieux vaut n'en rien dire. De fait, c'est peine si nous savons les uns et les

    autres que notre collgue est mari. Sa vie de famillene nous intresse pas. Il n'en va peut-tre pas ainsi enprovince ; mais Paris une cloison tanche spare lavie familiale et la vie du laboratoire.Avouons qu'il faut beaucoup de courage une

    femme de savant; car son rle est ngatif, ce qui estpeu agrable. Son mari ne peut gure lui donner le luxeet l'clat que d'autres professions apportent, et l'tudedes sciences est devenue trop dure pour qu'une femmepuisse avoir la grande joie intellectuelle de s'intresseravec quelque comptence aux travaux qui occupentle compagnon de sa vie.

    Les femmes de savants s'effacent devant les tu-diants, mais beaucoup moins devant les tudiantes,car maintenant il n'est pas de professeur qui n'ait son cours ou son laboratoire des jeunes filles, ou desjeunes femmes. La malveillance de l'pouse envers cesdangereuses personnes n'est pas dissimule, et, avecquelque raison d'ailleurs, elle surveille leurs agisse-ments.

    Quant aux amours des savants, mon spirituel amiM. de Fleury a crit sous ce titre un livre ingnieux :mais il s'agit plutt d'tudiants en mdecine, de

    30

  • LES FEMMES DES SAVANTS

    carabins, que de savants. Et puis les amours dont ilparle sont plutt des fantaisies, trs passagres,que de vritables amours.Je serais tent de croire que dans leurs amours,

    comme dans leurs mnages, les savants ressemblentfort aux autres hommes.

  • CHAPITRE V

    LES VISITES ACADMIQUES

    QUELQUEFOIS,sinon toujours, les savants ont

    des ambitions acadmiques. Alors, ils perdent lesens des ralits. Ils se laissent emporter par des craintesou des esprances aussi mdiocres que chimriques.Ils s'puisent en fastidieuses visites, harclent leurslecteurs, se font recommander tort et travers,sollicitent l'appui que peut apporter cle btard deleur apothicaire . Ils supputent les voix, en construi-sant des listes, et multiplient de fragiles pointages.

    La science se voile la face ; mais, dans sa clmence,elle pardonne ces heures d'garement ses enfants, carelle sait que c'est une aberration passagre.

    Les savants, quand ils sont ardents candidats unechaire, sont plus excusables que quand il s'agit d'unfauteuil acadmique, car une chaire, c'est un labo-ratoire, c'est--dire un moyen de travail presque indis-pensable; un gagne-pain peut-tre ncessaire, et unavenir assur, tandis qu'un fauteuil acadmique, cen'est gure qu'un titre.En tout cas, si l'on veut tre d'une Acadmie, il

    aut faire des visites acadmiques.C'est un usage trs ancien, et, quoique j'en aie pti

    comme candidat et comme lecteur, ce vieil usage tant

    32

  • LES VISITES ACADMIQUES

    raill me parait parfaitement justifi. Avant de voterpour ce Monsieur qui veut entrer dans notre com-pagnie, il est tout naturel que je sache quels sont lacourtoisie de son langage, la finesse de ses propos,la correction de sa tenue et mme le timbre de savoix. On ne juge pas sans avoir entendu l'avocat, et,dans une lection, chaque candidat est l'avocat de sacause.Si je faisais de la statistique, je raisonnerais ainsi ;

    il y a chaque anne, dans une Facult, une Acadmie,une cole, peu prs 4 places pourvoir, et pourchaque place 4 candidats. Si chaque candidat fait deuxvisites chaque lecteur, le total est peu prs de2 000 visites 2 kilomtres de distance, ce qui fait4 000 kilomtres. Or il y a plusieurs Acadmies, plu-sieurs Facults, et le Musum, et le Collgede France,et l'cole des Mines, et l'Institut Agronomique, etl'cole Polytechnique. Tout compte fait, on ne serapas loin de 30 000 kilomtres parcourus chaque annepar les candidats.

    Le contraste esv singulier entre les divers logis danslesquels on est introduit; tantt un htel luxueux,presque un palais; tantt un petit rduit, au haut d'unescalier sombre, presque une chambre d'tudiant*Parfois c'est un laboratoire. Souvent aussi, c'est undificepublic, la direction d'une cole officielle,majes-tueuse, solennelle.On est toujours bien reu. Rien n'est plus faux que

    33On.RICHIT.~ t* Sataut, 5

  • LE SAVANT

    cette lgende d'aprs laquelle le candidat est forcd'avaler des couleuvres. Il rcolte plutt trop de fleurs.L'lecteur n'a pas oubli qu'il a d, lui aussi, sonheure, tout comme le candidat qui s'assoit devant lui,subir cette formalit fatidique. Et ce souvenir le rendplein d'indulgence.

    Voici peu prs le dialogue qui s'engage :

    LE CANDIDAT.Vous m'excuserez, Monsieur le Professeur, de vous

    dranger au milieu de vos admirables tudes. Je viensvous faire ma visite de candidat. Je postule pour lachaire de Palontologie du Collge de France.

    L'LECTEUR.En effet, nous avons perdu notre pauvre Rampon-

    neau. C'tait un homme minent tous gards. Maisparlons de vous. Je sais que vous avez votre actifdes travaux fort importants. A quel moment se feral'lection ?

    LE CANDIDAT.Cela dpendra de vous, plus que de moi, Monsieur

    le Professeur,.. Je me suis permis de vous apportermon Expos de titres.

    L'LECTEUR,feuilletant t'Expose des titres.Merci. Je vois que vous travailltes beaucoup !

    34

  • LES VISITES ACADMIQUES

    Je ne suis pas trs comptent, car je m'occupe deslangues orientales, mais je sais que la Palontologieest une science fort belle.

    LE CANDIDAT.

    Est-ce que M. Simonide, votre collgue, mon matre,ne vous a pas parl de moi ?

    L'LECTEUR.

    Certes. Il m'a fait de vous le plus grand loge, etl'opinion de M. Simonide psera d'un grand poidssur ma dcision.

    LE CANDIDAT.

    Puis-je esprer que votre suffrage... ?

    L'LECTEUR.

    Je ne peux rien vous promettre de formel ; il faudraattendre la discussion, la prsentation. Mais ma sym-pathie pour vous est trs grande. Quels sont vos com-ptiteurs ? Ont-ils des chances autant que vous ?

    LE CANDIDAT.

    A vrai dire, je ne le crois pas.

    35

  • LE SAVANT

    L'LECTEUR.

    Pourtant M. Lhuillier, votre rival, prtend qu'il adj 31 voix : or la majorit n'est que de 24.

    LE CANDIDAT,tchant de se remettre.

    M. Lhuillier se fait beaucoup d'illusions.

    L'LECTEUR.

    Il a publi un gros livre sur les Arachnides du Crtacsuprieur. Il me l'a apport hier. Le voici.

    LE CANDIDAT,

    Oh I je ne conteste pas son mrite. Mais puis-je vousrappeler que mon mmoire sur les Orthoptres du Lias,dont je vous apporterai un exemplaire, a t couronnpar l'Acadmie. D'ailleurs, M. Lhuillier exagre encroyant que les Arachnides du Crtac suprieur sontcaractristiques.

    L'LECTEUR.

    Je serai heureux de recevoir votre livre..., maisLhuillier est trs protg par Bourgues, mon collgue,professeur de langue hbraque.

    36

  • LES VISITES ACADMIQUES

    {Ici LECANDIDAT,visiblement attrist, 3e lve.)Monsieur le Professeur, je craindrais d'abuser de

    votre temps, qui est si prcieux. Et je vous remercie devotre grande bienveillance.

    L'LECTEUR.Elle n'est pas douteuse. Si vous tes nomm, per-

    sonne, plus que moi, n'applaudira votre nomination.Votre place est toute dsigne au Collge de France...Laissez-moi votre Expos de titres... Je prtends leregarder de trs prs, le mditer, si barbare que je soisen palontologie.

    LE CANDIDAT,ravi.

    Quoi ! vous daigneriez...

    L'LECTEUR.Mais certainement... je ne veux me dcider qu'en

    connaissance de cause...

    LE CANDIDAT.Oh ! Monsieur le Professeur, je n'en demande pas

    davantage, et je suis sr que, si vous jugez d'aprsles titres...

    L'LECTEUR.Au revoir, cher Monsieur, bientt mon cher collgue.

    Au revoir, et bonne chance.

    37

  • CHAPITRE VI

    DES DIVERSES MANIRES D'TREUN SAVANT

    TfL est plusieurs sortes de savants : l'inventeur, le technicien, l'rudit, le professeur.C'est la fusion harmonieuse de ces diverses moda-

    lits qui constitue le grand savant ; mais il n'estgure probable qu'elles soient toutes runies en lamme personne, de sorte qu'on pche presque toujourssoit par excs de l'une, soit par dfaut des autres.

    A. L'invention.L'invention est la vertu matresse.Avoir des ides quen'ont pas eues les autres hommes ;

    imaginer des rapports imprvus ; instituer une exp-rience nouvelle ; reprendre une exprience anciennepour y dcouvrir des vertus inattendues, cela estpresque divin I Dans l'histoire des sciences, nul nelaisse de traces s'il n'a t un inventeur.L'invention est la vertu matresse.La puissance d'invention apparat de trs bonne

    heure : le dmon de la recherche parle dj chez lestrs jeunes gens. Il leur fait parfois proposer des chosesabsurdes, s'puiser en tentatives striles. Mais tout demme, pour tre crateur plus tard, legrand savant a d,

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  • MANIRES D'TRE UN SAVANT

    dans sa jeunesse, concevoir des choses audacieuses,irralisables, incohrentes. Plus tard, il s'assagira.Xnophon avait deux disciples : L'un, disait-il, abesoin de frein, et l'autre d'peron. Pour moi, jeprfre les lves qui ont besoin de frein.Le frein ncessaire l'inventivit, c'est l'esprit

    critique. L'inventeur qui ne sait pas se critiquer svre-ment n'aboutira qu' des inepties. Aprs tout, quandon nonce un fait nouveau, on est toujours sr derencontrer des objections, des contradictions. Alorsne vaut-il pas mieux faire soi-mme cette critique,plutt que de l'abandonner des rivaux, des enne-mis peut-tre, des indiffrents coup sr? Que l'inven-teur soit amoureux de son exprience, c'est bien juste ;mais qu'il ne lui accorde son amour qu' bon escient,aprs en avoir prouv la solidit.En tout cas, il lui faut une grande persvrance, car

    trop souvent les inventeurs n'ont pas la tnacit quiconvient. Ils ont tant d'ides qu'ils ne savent pasconcentrer leurs efforts sur l'une d'elles. L'inventionsans la persvrance ne mne pas bien loin.Pasteur,Claude Bernard, Berthelot, Marey, qui furent

    de grands inventeurs, furent d'une obstination admi-rable.Pasteur, aprs avoir tudi la fermentation des

    tartrates, s'attaqua la fermentation lactique. Ils'entta prouver que les infiniment petits, qu'onn'appelait pas encore des microbes, jouaient un rleprpondrant dans les actions chimiques, dans les

    39

  • LE SAVANT

    fonctions vitales, dans les phnomnes pathologiques.C'est ainsi qu'il a pu construire le magnifique dificede la mdecine et de la chirurgie modernes.Claude Bernard ne fut pas moins tenace. Tout jeune

    encore, il essayait des procds exacts pour doser lesucre dans les humeurs (1843), et le dernier mmoirequ'il a crit, mmoire qui ne fut publi qu'aprs samort, porte encore sur le dosage du sucre (1878).Berthelot, aprs avoir institu les expriences

    fondamentales de la thermochimie, en a, pendanttrente ans, et sans se lasser, poursuivi toutes les phases,perfectionn la technique, dtaill les applications.Et Marey 1Marey, qui fut presque l'inventeur de la

    mthode graphique, lui est rest frocement fidlejusqu' son dernier souffle.Ce n'est donc que par l'obstination, la tnacit,

    presque l'enttement, que les inventeurs peuvent fairefructifier leur oeuvre.Pourtant cette tnacit ne doit pas tre aveugle.

    Certains savants se sont parfois, pendant maintesannes, striliss sur une mdiocre invention quin'avait pas de lendemain....

    B. La technique.Le technicien est aussi un inventeur, un inventeur de

    petites choses. Il s'intresse aux dtails d'un appareilplus qu' une thorie. Il pousse jusqu' la minutiel'tude des conditions rigoureuses d'une exprience. Ilest ingnieux imaginer des dispositifs nouveaux.

    40

  • MANIERES D'TRE UN SAVANT

    Et il est ncessaire d'tre un technicien habile,persvrant, expriment. Lavoisier, le plus grandnom de toute science, fabriquait lui-mme ses four-neaux, ses balances, ses thermomtres, ses calori-mtres. Regnault tait le type du technicien. Il sepassionnait pour le millimtre de mercure. Je pourraisciter un physicien minent qui a pass deux ans desa vie construire un appareil absolument tanche.En gnral, une invention, pour produire tous ses

    fruits, exige une technique irrprochable, laborieuse-ment obtenue. Mais il ne faut pas que le technicien seperde dans les dtails, au point de considrer ses instru-ments autrement que comme des moyens. Le but dela science est la connaissance du phnomne. L'instru-ment, si parfait qu'il soit, n'est qu'un instrument.Pour prendre un exemple concret, je suppose qu'un

    physiologiste, habile physicien, ait construit un calo-rimtre excellent, aussi prcis que celui d'Atwater, maisplus maniable. Il n'aura fait, somme toute, que pr-parer ses expriences. C'est un prambule, une prface.

    En effet, un calorimtre doit servir des tudesde calorimtrie. S'il n'est pas mis en usage, quoibon ? Le grand physicien, dont je parlais tout l'heure,qui, avec six lves assidus, a consacr deux ansentiers assurer l'tanchit de ses rcipients, s'estservi de ces appareils tanches pour faire la distillationdes gaz liqufis, ce qui l'a conduit des expriencesingnieuses et profondes. Son habilet technique apermis son gnie inventif de se dvelopper.

    41CH,RICHIT,U S*v*nt 6

  • LE SAVANT

    C. L'rudition.Vrudii ne fait d'expriences qu'aprs avoir lu

    peu prs tout ce qui est connu sur la question. Avantd'entreprendre un travail, il veut tre au courant detout ce qui a t crit l-dessus en France ou l'tran-ger. Il a trois bibliothques : la sienne d'abord ; puiscelle de sa Facult, qu'il connat par le menu ; enfin laBibliothque Nationale qu'il frquente.Cette extrme rudition paralyse un peu son initia-

    tive ; car, dans l'immense et confus trsor des docu-ments scientifiques, il n'est gure de sujet qui n'ait tdj abord. L'inventeur s'expose, s'il n'est pas rudit, refaire des expriences dj mentionnes, et ensuite constater avec regret qu'on avait, avant lui, trouvdepuis maintes annes le trs intressant phnomnequ'il s'imaginait navement avoir dcouvert. C'esttoujours assez douloureux, mme quand on n'a rienpubli encore. Mais c'est terrible, quand on a publi,comme nouveau, ce qui tait dj connu, et lors-qu'un collgue peu bienveillant exhume ce mmoire quiavait pass inaperu.L'rudit ne s'expose pas ces tristes dconvenues.

    En revanche, pour tre vraiment inventif, il sait tropbien tout ce qui a t imprim dj par d'autres.L encore il faut une juste proportion entre les

    qualits diverses du savant. S'il est dou de la facultd'invention, il doit en outre tre habile technicien,et savoir tant bien que mal ce qui a t dit avantlui sur la question. Peut-tre conviendrait-il de ne

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  • MANIRES D'TRE UN SAVANT

    jamais publier une exprience qu'aprs une tudeapprofondie de la bibliographie affrente, et de ne pastrop s'en encombrer avant l'exprience mme... Maisje m'arrte, car les prceptes gnraux ne servent rien. C'est affaire de mesure, de tact, et nous n'avonspas de conseils donner.

    D. L'enseignement.Le professeur se plat tre entour de ses lves,

    leur indiquer des travaux faire ; il cause avec eux, -leur fait partager ses ides, leur donne des conseils.Il est heureux quand il peut tracer le plan d'unerecherche. Il passe volontiers des heures avec ses disci-ples pour leur inspirer des travaux qui lui sont aussichers que les siens. Il fait cole. Il aide techniquementet bibliographiquement les lves de son laboratoire.Pour leur apporter une mince documentation, iln'hsitera pas remuer sa bibliothque de fond encomble.Et puis il aime l'enseignement. Il consacre beau-

    coup de temps la prparation de son cours. Il assisteaux travaux pratiques des commenants, et son plaisirest de montrer d'apprentis chimistes comment ondose l'argent ou le chlore, et quelles sont les conditionsd'une bonne analyse.Ce n'est pas parce qu'on est trs savant qu'on doit

    tre indiffrent aux efforts de sei lves. Ludwig Leipzig, Sainte-Claire-Deville, Wrtz, Paris, quoiquecrateurs et inventeurs, ont eu autour d'eux des dis-

    43

  • LE SAVANT

    ciples chris, qui ont contribu pour une bonne part grandir leur nom et enrichir loir oeuvre.Quand le matre a russi former autour de lui

    un groupe de jeunes gens, avides de science et derecherche, il s'tablit bientt entre tous une cama-raderie charmante. Un laboratoire, c'est un endroito on travaille ensemble. Heureuse dfinition.

    Travailler ensemble 1 mais c'est dlicieux ! On estjeune, plein d'enthousiasme. On a toute la vigueur dela sant et toutes les esprances d'un optimisme queles soucis de la vie n'ont pas encore entnbr. Etalors, pendant qu'on travaille, on cause, on se critique,on s'intresse avec plus ou moins de scepticisme auxefforts de ses camarades. On plaisante avec bienveil-lance les travers du matre; on se raconte discrte-ment quelque aventure amoureuse. On dmolit unethorie ancienne, dmode. On ridiculise une thorienouvelle, imparfaite encore. Quelquefois on la portoaux nues. Et alors des discussions passionnes s'en-gagent. On n'ose pas parler de gloire...., c'est unedesse trop lointaine...., mais on espre que le travailentrepris va russir. Ah ! le bon temps I

    Longtemps, longtemps aprs, le savant, devenu vieux,charg d'annes et de titres, se rappellera avec recon-naissance ces heures d'autrefois, et il tchera degrouper autour de lui, dans ce grand laboratoire quemaintenant il dirige, des lves dont il veut faire desamis, studieux, actifs, pleins d'enthousiasme et d'ar-deur, qui lui rappelleront un cher et lointain pass.

    44

  • MANIRES D'TRE UN SAVANT

    En dfinitive, il faut que le savant soit d'abord etavant tout un inventeur, puis, s'il est possible, un cri-tique, un technicien, un rudit et un professeur. S'ila toutes ces vertus, il est grand parmi les plus grands.Mais est-ce possible ?Oui 1 Puisque nous avons eu Claude Bernard et

    Pasteur.S'il fallait d'un mot rsumer leur manire, je dirais

    qu'ils ont mis autant d'audace dans l'hypothse quede rigueur dans l'exprience.

    C'est excellent ! c'est parfait ! c'est admirable !Mais heureusement, ils avaient quelque chose de plus,qui a donn l'impulsion leur gnie et qui a fcondleur oeuvre. Ils avaient de l'enthousiasme.Et j'avais tort tout l'heure de dire que l'invention

    est la qualit matresse. La vertu essentielle, primor-diale, sans laquelle rien ne se fait, c'est la foi en lascience.La science doit tre pour le savant une religion.

    Toute dcouverte, grande ou petite, a cette foi pourorigine. Pour prendre une expression banale, mais quirendra bien ma pense, il faut croire que c'est arriv.

    Jeune tudiant imberbe, qui commences fairedesdosages, des peses, des mesures, et toi, vieux profes-seur cheveux gris, dont le visage est ravag par lesrides, si vous besognez les mains molles, les yeux dis-traits, par devoir ou par habitude, par passe-temps ou

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  • LE SAVANT

    par gagne-pain, vous n'aboutirez qu' des rsultatspiteux, et votre labeur n'enfantera que des mdio-crits. Si vous voulez que votre nom vive dans lammoire des hommes, entrez dans votre laboratoireavec la foi ardente du nophyte qui court au martyrepour sacrifier sa vie son Dieu.

  • CHAPITRE Vil

    UN PEU DE FANTAISIE

    ICIje m'excuse vhmentement.J'ai t trs srieux jusqu' prsent dans ces

    courtes pages destines faire aimer la science et lessavants. Mais je vais cesser d'tre srieux en traantquelques portraits trs fantaisistes de savants qui n'ontjamais exist.Il n'y a pas chercher une clef ces carac-

    tres, une ralit ces fantasmagories. Ces portraitsm'ont amus, voil tout. Je voudrais bien qu'ils amu-sassent aussi mon lecteur, si j'ai un lecteur. Mais coup sr, il ne se divertira pas les lire autant que jeme suis diverti les crire.

    MLOTIMEse plaint de tout. Or rien ne justifie saplainte, car il occupe une place importante dansl'Universit, et pourtant MHLOTIMEn'est que de mincemrite, puisqu'il n'a jamais pu trouver sur son che-min une ide nouvelle. Mais il crie partout qu'il estmconnu, perscut, poursuivi par des hostilitslatentes ou clatantes. Il gmit sur tout. Son cabinetde travail est sombre et humide, et donne sur une courqu'empestent tantt les manations de l'hydrognesulfur, tantt les puanteurs des chenils. Il suffiraitpourtant aux professeurs de chimie et de physiologie

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  • LE S A V A NT

    du dire un mot leurs lves I mais non ! on le traitetoujours comme un paria.On est rest six mois avant de rparer une conduite

    d'eau. On ne lui a pas encore donn l'lectricit. Est-cepossible, en 1923 ? D'ailleurs, c'est toujours lui qui estcharg des examens, des rapports, des commissions,des contrles. On le dsigne pour toutes les besognes lesplus ingrates. Il n'a qu'un seul prparateur, et encorelui a-t-on presque impos ce mdiocre tudiant. Ilest chevalier de la Lgiond'honneur, parce qu'on n'a paspu faire autrement, mais tous ses collgues ont ungrade plus lev..., et quels collgues !C'est une piti 1Et il a un sourire amer. Il harcle les ministres suc-cessifs de sollicitations inassouvies, et, comme iln'obtient pas tout ce qu'il demande. Voil ce qu'ongagne, dit-il, tre indpendant. Mais son indpen-dance se borne tre insupportable.

    EUPHOKMIONest un savant. Personne n'en peutdouter ; car il est professeur dans une Facult, maisce n'est pas la science qui domine et dirige son idation.Avant tout, il est ractionnaire, et il est ractionnaireen tout. Il ne veut pas du progrs, car ce que le publicappelle le progrs, n'est qu'une dcadence. Il repoussetoutes les inventions nouvelles sans les connatre, et ilne veut pas les connatre. Avant qu'on eut prouvqu'on peut construire des machines volantes, il s'in-dignait que des hommes de bon sens pussent croireau plus lourd que l'air, et maintenant encore il enre-

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  • UN PEU DE FANTAISIE

    gistre pieusement tous les accidents de l'aviation, caril ne sera jamais possible que cette absurdit ne soitpas constamment un instrument de mort. Il n'admetni le stylographe, qui rpand l'encre partout, ni ladactylographie qui te toute personnalit l'criture,ni les automobiles, coteuses machines qui assassi-nent les passants. Les viandes frigorifies sont nausa-bondes et malsaines, et les divers laits concentrs,qu'on dbite dans les plus sales piceries, sont despoisons. Rien ne trouve grce devant son universellenophobie. C'est manquer au respect de ses auditeursque de ne pas faire son cours en habit. Quant auxides gnrales et gnreuses que certains penseursont mises, elles sont pestilentielles. Une langue auxi-liaire commune, c'est la plus infme des monstruo-sits, et il faudrait mettre en prison les gens qui laproposent. Il ne veut pas entendre parler du tlphone.Le tunnel sous la Manche, quelle horreur ! Pour leschoses de l'art, tout est bien pis encore. Depuis Ros-sini, il n'y a pas de bonne musique, et en fait de litt-rature, aprs Racine et Molire, il n'y a eu que dugchis. Les folies des romanciers trangers ont jetle dsarroi dans toutes les littratures.

    SIMONIDE,en sa jeunesse, a pass plusieurs annesdans des rgions lointaines, dangereuses, inhospita-lires, afin d'tudier les faunes marines de ces payspeu connus ; et maintenant il enseigne la zoologie dansune de nos grandes Facults. Personne ne peut donc

    49C.Sicnr. lt Sttant 7

  • LE SAVANT

    lui reprocher d'tre poltron, et cependant il vit dansune crainte perptuelle. Il a peur des journaux et desjournalistes. Chaque fois qu'il publie quelques obser-vations nouvelles, il tremble l'ide qu'il va tre cri-tiqu sans bienveillance. A la suite d'une certaineenqute sur les laboratoires mene par un petit jour-naliste inconnu, SIMONIDEa t malade pendant plu-sieurs jours, parce que, dans une feuille de chou quepersonne ne lit, ce journaliste a trait SIMONIDEdefarceur. A ses leons, il regarde anxieusement dans lasalle pour voir si quelqu'un de ces odieux folliculairesne se dissimule pas parmi les tudiants. Heureusement,cette terreur ne paralyse pas son initiative, et il amis des idfes hardies, car il est novateur. Mais c'est unnovateur effar. Il ne sait pas, malgr toute sa science,que l'opinion de la foule est celle d'une gourgandinemene par une trentaine de malfaiteurs ignorants.

    EPISTMONenseigne la botanique, et cet enseigne-ment le passionne. Aussi chrit-il les lves qui assis-tent ses leons. En revanche, il ne cache pas sonaversion pour les absents. C'est pourquoi il aime siger le plus souvent possible dans les jurys d'exa-men afin de constater que les candidats ont t sesauditeurs. Certains dimanches d't, il conduit desexcursions botaniques, et, comme il a une mmoireexcellente, il se remmore les figures de ceux quiviennent. Malheur ceux qui, pour une cause quel-conque, ont manqu I car, quand ils sont assis devant

    $0

  • UN PEU DE FANTAISIE

    lui, la table de l'examen, il les colle sans piti, enleur posant, avec grande douceur, des questions insi-dieuses. Et, s'ils rpondent mal, il n'a pas perdu sajourne. Les lves n'ont pas trop peur d'EpiSTMON,sachant qu'il suffit d'avoir assist ses leons et sespromenades botaniques pour tre reu coup sr.Ils ont, au contraire, grande frayeur de MARCELLUS,qui est trs laid, et fut copieusement tromp par safringante femme, ce que MARCELLUSn'ignore pas.Aussi, quand, l'examen, se prsentent des tudiantsqui n'ont pas trop vilaine tournure, a-t-il une joieamre d'abord leur dire des choses dsagrables,et ensuite les coller.

    De bonne heure, GILDASentre silencieusement dansson laboratoire, mais il ne s'arrte pas aux vastes picesqui prcdent son cabinet particulier. C'est dans cettepetite salle obscure qu'il se retire pour tout le jour.Une fois qu'il est l, il ne veut pas tre drang, et laconsigne est de dire qu'il est absent. Il a cependantun jour de rception, tous les premiers jeudis dechaque mois, sauf pendant les vacances, entre dixheures et midi. Aux travaux que ses lves ont entre-pris, il ne s'intresse nullement ; c'est peine s'il con-nat les noms de ses prparateurs. Il ne communiquepas avec eux, et ne veut admettre aucun confident dsa recherche. Il publie de loin en loin quelque mmoireabondant en rticences, car aucun prix il ne voudraitdivulguer ses mthodes. Il est hant par une constante

    5i

  • LE SAVAN2^

    terreur, c'est qu'on lui chipe ses ides. Il enferme soncahier d'expriencesdans un tiroir triple serrure, etil prend toutes dispositions pour que personne ne sacheexactement ce qu'il fait. D'ailleurs, il a bien tort decraindre, car il faudrait tre dnu de tout bon senspour vouloir chiper une ide GiLDAS,qui n'en a point.

    Ce qui distingue MNIPPE,c'est qu'il n'a pas decaractre distinctif. Il est tout le monde. Il fait d'hon-ntes recherches, et, tous les trois ou quatre ans, publieun mmoire correct. Il a crit un Trait de chimiebiologique, qui rpte, avec quelques additions nonngligeables, ce que disaient les prcdents traits.MNIPPEest assidu son laboratoire, mais son assi-duit ne va jamais jusques venir avant deux heureset demeurer aprs six heures. Avec ses lves,avec sescollgues,il a les rapports les plus rguliers, sans quejamais une parole pittoresque, ou discourtoise, ou pro-fonde, ou amicale, lui chappe. Sa vie prive est calme,discrte, peu connue. On sait qu'il est mari et qu'il afils et fille. Voil tout. Son cours est sans erreurs, niomissions graves ; mais rien n'y est dit qui ne soitdans les ouvrages classiques. On ne peut pas prten-dre que MNIPPEn'aime pas la science ; car il ne litque des journaux de chimie biologique, et il est con-venablement instruit dans toutes les parties de lascience qu'il enseigne. Aux conseils de la Facult, onl'coute, car il est sage. En suivant ses avis, on ne secompromettra jamais : il est dans la moyenne, et dans

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  • UN PEU DE FANTAISIE

    le milieu de la moyenne. Aussi a-t-il toujours, sansheurt, atteint la premire place.

    ALCIDASest dans les nuages. Il n'est cependant pasmtorologiste, mais physicien. Tout de mme il nevoit dans la physique que des lois mathmatiques. Ila des formules pour tous les phnomnes, car il saitque Dieu est gomtre. La couleur, la viscosit, l'las-ticit, la cohsion, la densit, l'lectricit, l'affinit,le mouvement, sont proprits et fonctions qu'onpeut toujours mettre en intgrales. Dans la rue,ALCIDASrisque vingt fois par jour de se faire craser,car, au lieu de regarder les automobiles qui arriventcomme des trombes, il pense une quation nouvelleplus complique que les autres. Quand il tient uneformule, il ne la lche pas qu'il n'en ait extrait tout cequ'elle contient, et il oublie, en la rsolvant, le sensde ce qu'elle signifie et son adaptation la ralit.Ainsi il est plus platonicien que Platon, car il vit etraisonne comme s'il n'y avait d'autres vrits que lesabstractions.

    ARCHIBALDest minralogiste, et il s'intresse auxvolutions de la lumire polarise travers les cris-taux les plus singuliers. Mme il a trouv des moyensingnieux pour faire cristalliser magnifiquement descorps jusque-l rebelles. Mais il a une autre passion,celle du jeu, que ce soit bridge ou poker. Qu'un amivienne le chercher au laboratoire pour une partie, ilabandonne soudain tous ses goniomtres. Il se ddouble.

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  • LE SAVANT

    Quand il fait sa partie de bridge, il pense au sesqui-chlorure de lanthane et d'ytterbium qui va cristal-liser l-bas sans lui ; et, quand il a l'oeil sur son micro-scope, il rve des sans-atout formidables, Dans savaste poche, la rgle calculs fraternise avec un jeude cartes, et il donne toute son me ces deux divinitsqui vivent en bonne intelligence,

    AATHONest chimiste habile, assez avis cependantpour ne pas exagrer le mrite de ses travaux person-nels. Il est svre pour lui-mme, certes, mais il estplus svre encore pour les autres. Sa verve caustiques'exerce sans piti sur tous les chimistes contempo-rains, Il met toute son application et son rudition dcouvrir les erreurs qu'ils ont commises, ce qui n'estpas bien difficile, et surtout dterrer les chercheursobscurs qui ont devanc dans leurs soi-disant inven-tions les matres illustres d'aujourd'hui. Il a ainsidcouvert que PHILIBERT,son rival, n'est pas l'auteurde la fameuse thorie de l'hexatomicit du chrome(1896), car elle tait dj connue, cette thorie, commeon peut le constater en se reportant la page 322 duBulletin de l'Acadmie de Cracovie (1892). Quant MGAPHORE,qu'honore d'un grand respect tout unpublic ignorant, AOATHONsourit avec amertume dsqu'on en fait l'loge. Car MGAPHOREn'a rien inventOn parie souvent de la polymrisation partielle,qu'on lui attribue. Quelle erreur 1 MGAPHOREn'yest pour rien, et une des grandes joies d'AGATHONest

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  • UN PEU D K FANTAISIE

    de citer certaine phrase, imprime, il y a dix ans,par un jeune ingnieur bolivien, phrase mmorablequi enlve MGAPHOREtous droits la priorit.

    EUSTHNE serait irrprochable s'il avait assezde force d'me pour rsister au charme fminin. Cen'est pas qu'il soit dbauch !Veuf, et pre de deuxcharmantes filles qu'il adore, il mne une vie trsrange ; mais il attire dans son laboratoire les jeunestudiantes, et il s'intresse d'autant plus leurs travauxqu'elles sont plus jolies. Pour des prtextes futiles, illes fait venir dans son cabinet, et il coute aveo mo-tion l'expos de leurs expriences. Les plus naves deses lves ne peuvent ignorer la faiblesse d'EusTHNE;car, dans ce cabinet du professeur, encombr de fioleset de microscopes, quoique rien d'inconvenant ne sepasse, les deux chaises se sont rapproches, et parfoisles mains se frlent.EUSTHNE,qui n'estplus ji'ine, se rend compte qu'il

    est ridicule. Mais il est incorrigible. Vainement, un deses collgues lui rpte le conseil de Don Quichotte Sancho Pana. Siune jolie femme te demande justice,ferme les yeux en l'coutant. Jamais l'examenEUSTHNEne ferme les yeux, et son indulgence est sanslimites, quand la candidate est gentillement mue.Si PHARISTEn'a pas beaucoup d'ides, en revanche

    il en a une qui est tenace, et laquelle il subordonnetout. C'est que les Allemands ne sont presque pas deshommes. Lorsque leurs noms paraissent dans un

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  • LE SAVANT

    ouvrage scientifique, c'est indment, et parce qu'ilsont vol leurs prtendues dcouvertes aux savantsfranais. L-bas, il n'y a pas de savants, il n'y a quedes pirates de la science. Quand ils crivent, c'est tan-tt un fatras incomprhensible, tantt un larcinhont. On a le choix. Gauss, Kronecker, Helmholtz,Hertz, Rntgen, n'ont invent quoi que ce soit. Carl'invention est contraire au gnie allemand. D'ailleurs,la moralit des lves et des professeurs d'outre-Rhinest encore au-dessous de leur capacit intellectuelle.C'est donc tre un imbcile d'abord, et un mauvaisFranais ensuite, que de croire ces gens-l capablesdequelque chosequi n'est pas misrable. Jamais, dans sescours ou dans ses confrences, PHARISTEne prononcele nom d'un savant germanique. Mme il a apprisquelque peu la langue barbare de ces barbares pourrecueillir les inepties qui se dbitent de l'autre ct dugrand fleuve ; et il en a facilement compos undossier formidable, et authentique, qui s'enrichitchaque jour de monstruosits invraisemblables.

    CALLIMNEest professeur d'histologie, et il a faitdans ce domaine des dcouvertes assez importantes.Son cours est suivi ; son laboratoire, frquent ; seslivres, lus par un public scientifique trs suffisant.Mais CALLIMNEn'aime pas l'histologie. Il s'est prisd'un grand amour pour l'astronomie, encore qu'ilne comprenne rien aux mathmatiques. Tout cequi touche l'histoire du ciel le passionne. Il est

    5

  • UN PEU DE FANTAISIE

    le correspondant assidu des socits Flammarion. Ilne lit dans les Comptes rendus de l'Acadmie desSciences que ce qui porte la rubrique astronomie ;il plit sur les chiffres et les quations. Les taches duSoleil, les canaux de Mars, les queues des Comtes, lesapparitions d'toiles nouvelles, tous ces phnomneslointains, sur lesquels il n'a que des notions primaires,envahissent sa pense, et il en vient mpriser lamorphologie du foie chez les mollusques, et l'histoge-nse des globules rouges, qu'il a mission d'enseigner.

    PHRCYNTHEn'a pas d'ambition. Il ne brigueaucun titre: il n'est d'aucune Acadmie. Jeune encore,il a abandonn le commerce des fourrures, qui le lais-sait trs froid, pour se consacrer l'histo-chimie decertaine matire colorante rouge particulire desponges mditerranennes. Cette curieuse substanceest devenue l'objet de toute sa pntrante attention.Quoique un ami lui ait rserv une petite salle dansun de nos grands laboratoires, il travaille plus souventchez lui que dans cette vaste maison. Comme il estclibataire, il peut dans son troit domicile se livrertout entier sa passion pour le rouge des Subrites.Avec un bon microscope, quelques tubes essai etune lampe alcool, il peut filtrer, prcipiter, redissoudre,de manire analyser les nuances diverses que prendle rouge des subrites sous l'action des ractifs les plusdivers. Il est d'ailleurs d'une admirable probit scien-tifique et ne publie que ce qu'il a cent fois vrifi. Le

    57Ca.RICHBT.U Savent, 8

  • LE SAVANT

    voici au dclin de la vie, et il a dj donn quatre notessur les subrites, peu prs une tous les dix ans. Maisil reconnat qu'il n'est qu'au dbut de son tude.PHOCIDIONa de nombreux lves, et c'est com-

    prhensible, car il leur sacrifie tout, mme la justice ;PHOCIDION,quand il est juge d'un concours, donnetoujours le maximum son lve, quelles que soientses rponses, et il dnigre les preuves du concurrentavec une pret et une partialit qui feraient scandale,si ce n'tait, dans certains milieux, presque un usage.PHOCIDIONn'a donc pas l'me d'un savant, car l'med'un savant, mme quand elle est ptrie d'orgueil,garde toujours un certain respect de l'quit.NICIASa l'esprit profond et curieux. Il connat dans

    le dtail tout ce qui a t crit sur les sujets qu'il tudie.Travailleur infatigable, il ne se laisse rebuter par aucunedifficult. Sa critique est pntrante, et sa perspicacit,incomparable. Il a le double don, parfois contradictoire,de la gnralisation hardie, et de la scrupuleuse exacti-tude. Pourtant il n'a jamais fait que des travaux moyensdont la porte est mdiocre. De l'aveu unanime,NICIASest une des plus vastes et des plus sres intelli-gences de ce sicle. Mais le hasard l'a mal servi, et ilest suprieur son oeuvre.ARAMISal'esprit born d'un petit commerant. Il tra-

    vaille peu, sans got, et il ne connat que par bribes lascience qu'il est charg d'enseigner. C'est d'ailleurs unhomme ttu, rebelle aux Ides modernes qu'il n'a pas

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  • UN PEU DE FANTAISIE

    comprises, et qu'il ne veut pas comprendre. Pourtant,il a fait l'autre jour une grande dcouverte qui trans-forme une vieillethorie sculaire et rgnre la science.Le hasard l'a bien servi, et il est infrieur son oeuvre.

    RAYMONDa eu la fois le sort de NICIASet d'ARA-MIS.Il a consacr trente ans de sa vie des travauxquiont abouti peu de chose. Pourtant, toute son nergie,tout son talent, tout son espoir, s'y taient concentrs.Entre temps, il s'est diverti une autre recherche, quilui a pris quelques semaines de travail, et qui rendra sonnom immortel.

    MONIUS,dans sa jeunesse, fut un grand travailleuret cra une oeuvre trs belle. Chaque anne marquaitune dcouverte. Aussi les honneurs lgitimes sont-ilstombs sur lui comme une pluie bienfaisante. Mais, cinquante ans, soudain il a pris en aversion les justesrcompenses. Le dgot des hommes l'a men jusqu'audgot de la science. Il s'est enfui loin des Acadmies,des laboratoires et des disciples, dans une obscureretraite, o il savoure, en regardant pousser ses fleurs,le plaisir de n'avoir plus rien donner, ni rien demander aux humains et aux choses.EURYLASa fait il y a longtemps une intressante

    tude sur les sons mis par certains papillons de nuit.Il a remarqu que ce bruit strident est produit par lefrottement d'une patte contre une membrane tendue entambour. Sa dcouverte est toute petite,maisielle.Ellel'a cependant enchant et absorb au point qu'il lui

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  • LE SAVANT

    consacre tous ses efforts et toute son admiration.Elle est devenue le pivot central sur lequel tourne

    son existence. Depuis quarante ans qu'il mdite cephnomne, il l'a largi, au point d'en faire une desbases de la zoologie et par consquent de la Natureentire. La voix des papillons est le lien qui runit lesvertbrs aux invertbrs, et c'est par l qu'une desgrandes nigmes de l'univers sera claircie. Il n'est pasde problme qu'on ne puisse, par un ct quelconque,rattacher cette sonorit des papillons. C'est de laphysique, puisqu'il s'agit de vibrations sonores. C'estaussi de la sociologie, puisque la reproduction desinsectes malfaisants est lie l'intgrit de leursorganes vocaux. A vrai dire, EURYLAS,qui se piqued'tre psychologue, n'ignore pas qu'il a une marotte.Mais il ne s'en trouble gure, et, si vous venez le voir : Tout le monde, dit-il, a sa marotte. Moi, j'ai lamienne. Il est vrai qu'elle est excusable par l'impor-tance du sujet. Et l-dessus il parle, il dcrit sa dcou-verte pour la millime fois, il se passionne, il 'enivre,il a oubli toute la psychologie des marottes.

    ARISTEvend du charbon ; PHALANOR,des toffes ;MATHIAS,des lampes ; POLYCORfait commerce descience. C'est un mtier qu'il a pris et qui, somme toute,n'est pas plus pnible qu'un autre. Un picier est labo-rieux et assidu son picerie. De mme, POLYCTORson laboratoire. Il vaque chaque jour ses devoirs desavant, et il tudie en toute conscience, par les mthodes

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  • UN PEU DE FANTAISIE

    classiques, un des problmes scientifiques du jour. Ila excut ainsidestravauxhonorablesdontlenombreetla valeur suffisent pour lui donner quelque notorit etune place dont il vit, petitement, mais suffisamment.Voil tout ce que POLYCTORdemande la science. Aforce d'conomie, il a pu doter sa fille, et acqurir unepetite villa aux environs de Paris. En attendant saretraite, il se repose, et ne veut plus entendre parlerd'un mtier qu'il a toujours trouv ennuyeux et inutile.Le scepticisme de POLYCTORme fait prendre en

    grand respect la navet d'EuRYLAS.

    EPHIDOREest un savant vritable, et de plus unexcellent homme. Il a fait des dcouvertes intressantesqui le mettent presque au premier rang. Tout lui asouri, les vnements et les hommes, et rien ne paraitmanquer sa belle carrire. Pourtant EPHIDOREn'estpas heureux. Un souci le ronge ; c'est qu'on ne faitpas EPHIDOREla place qui lui est due. Toute l'estimequ'on lui accorde est, en effet, trs loin de celle qui luiparait lgitime, car ses dcouvertes, mme les moindres,sont des rvolutions qui ouvrent des avenirs illimits.On n'avait rien compris avant lui. Par lui, tout a tclaire!, et on le mconnat cruellement quand on nele met pas bien au-dessus du premier rang. Ce qui estplus triste encore, comme il l'avoue dans ses momentsde franchise, c'est que lui-mme ne se rend pas comptede toute la porte de son oeuvre, et il se dclare impuis-sant mesurer toute l'tendue de son gnie.

    6

  • CHAPITRE VIII

    LES SAVANTS RELS

    SIj'ai donn des portraits de fantaisie, ce n'est pasque, dans ma longue vie, je n'aie connu beaucoup

    de savants, et de grands savants, comme Marey,Berthelot, Claude Bernard. Pourtant, hlas I je n'aijamais t dans leur intimit. Pour des raisons diverses,peut-tre parce que j'tais indpendant de caractreet de situation, je n'ai vraiment t l'lve, c'est--direle familier, de personne. J'ai travaill dans les labora-toires de Wtirtz, de Berthelot, de Marey, de Vulpian,mas ce fut au dbut de ma carrire, et mon trs grandregret il ne m'a pas t donn d'tre leur collaborateur.Ils ne m'ont gure initi leurs recherches, et ils ontencore moins connu les obscurs travaux de mon ado-lescence.

    C'est Marey que j'ai vu le plus.Ce fut un homme suprieur. Quand il vivait, on

    n'apprciait pas, comme il et convenu, sa magni-fique supriorit intellectuelle. Sa gloire grandit avecle temps.Il a son actif ces trois simples choses, la cinma-

    tographie, l'aviation, la mthode graphique. Voiltout. On pensera peut-tre que c'est assez.

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  • LES SAVANTS RELS

    Bien entendu, il n'a pas cr de toutes pices cesgrandes oeuvres. Janssen avait photographi les phasesdu passage de Vnus sur le Soleil. Muybridge avaitphotographi les mouvements des chevaux. MaisMarey a perfectionn ces ides un peu frustes. Il apu par son Justl photographique noter les phases dumouvement pour l'aile du pigeon, pour la course del'homme, pour la bulle de savon qui crve, pour lechat qui tombe de grande hauteur. On sait ce que, grce Lumire, la cinmatographie est devenue. Mais ils'agit ici de 1883. Il y a quarante ans, personne n'etpu prvoir qu'il y aurait de par le monde, en 1923,mille fois plus de thtres cinmatographiques que dethtres ordinaires.Certes Marey n'a pas dcouvert l'aviation. Il n'a pas

    construit de machine volante. Il y a eu Cayley, Renard,Lilienthal, et surtout les frres Wright. Mais Mareya inspir et dirig V.Tatin. Un jour, il me dit : Asso-ciez-vous avec Tatin; travaillez avec lui, car il est.dansla bonne voie. Et, en effet, Marey, seul, seul, absolu-ment seul parmi les physiologistes, seul parmi les phy-siciens, seul parmi les mathmaticiens, seul parmi lessavants de tous pays, tait persuad de cette vritqui nous parait, l'heure actuelle, d'une navetenfantine, ridicule, savoir que l'oiseau ne vole quepar des procds naturels et simples, que par cons-quent, les conditions de ce vol tant mcaniques, onpeut raliser le vol par des appareils mcaniques. Defait, avec Tatin nous fmes d'abord des expriences

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  • LE SAVANT

    dans la cour du Collge de France avec une machine ailes battantes. Les rsultats furent excrables. Il falluty renoncer et recourir l'aroplane. Alors nous cons-truismes de 1892 1895 plusieurs aroplanes (nonmonts), tout fait identiques aux aroplanes actuels,mus par la vapeur au lieu d'tre mus par la dtonationdes gaz. Le principe de la machine tait absolumentle mme que pour les machines d'aujourd'hui (1).Marey mourut sans avoir vu se raliser son rve.Mais, quelque intrt qu'il attacht la cinmato-

    graphie et l'aviation, la pense qui domina toute lavie de Marey, ce fut la mthode graphique. Il la retout-nait en tout sens, sans relche, lui dcouvrant deshorizons inattendus.Il y fut sinon tout fait initi, du moins encourag

    par Donders, le grand physiologiste hollandais, dontil garda toujours un souvenir mu.A partir du moment o il connut Donders, la m-

    thode graphique fit dsormais partie de l'individua-lit intellectuelle de Marey. Il en avait le ftichisme. Quand un graphique est mauvais, disait-il, c'est quel'exprience est incertaine. Personne n'a su mieuxque lui' prendre un graphique lgant, dmonstratif.Il y savait dcouvrir des subtilits secrtes.Aussi aimait-il travailler seul. Sans se laisser dis-

    traire par quelque collaborateur maladroit, il s'enfer-

    (1) Nous prparions une grande machine volante pou-vant emporter un pilote,quand est survenue la dcouvertedes Wright.

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  • LXS SAVANTS RELS

    niait dans son atelier, pour bibeloter, commeil disait,Il avait commenc sa carrire dans un appartemenlpriv. Plus tard, il continua dans le mme isolement,Il fuyait les grandes salles du Collgede France, ol'on est troublpar des visiteurs de passage, des impor.tuns, mal initis la mthode graphique.Il ne se proccupait gure de la bibliographie, et

    ne perdait pas son temps fouiller dans les travauxd'autrui, car tout de suite, s'ils ne contenaient pas degraphique, il les ddaignait.D'ailleurs, il jugeait avec la plus grande perspicacit

    les choses de la physiologie, et quoiqu'il ne ft pastrs rudit en physiologie,il l'avait trs profondmentpntre.Il n'tait nullement ambitieux, et mprisait passa-

    blement les choses acadmiques. Quand il se pr-tenta l'Acadmie des Sciences,un des acadmicienslui dit : Vous vous prsentez contre Paul Bert..., celame suffit, je voterai pour vous. Et, quoique ayantobtenu ce suffrage, Marey en tait indign.Il dtestait l'enseignement, les cours, les discours,

    les confrences. Il hassait plus encore les phrasesbanales et les conversations oiseuses. Il ne prononaitjamais quelque parole emphatique. Son ironie taitdouce, bienveillante, un peu sceptique. Il cachait labont de son me gnreuse sous des dehors d'indif-frence.Il parlait avec motion des grands amis de sa jeu-

    nesse, Lorain, Brouardel, Alphonse Milne Edwards.

    *5CB.RJCIUI.LeStvnt. g

  • LE SAVANT

    Sensible aux belles oeuvres de la littrature et del'art, comme aux beauts de la nature, il aimait l'ItalieetlecieldeNaples : etsa Villa de Pausilippelui taitchre.Ce qui dominait chez ce grand savant, c'tait la

    simplicit. Nul faste; nul orgueil; nulle vanit ; nulsentiment d'envie et de haine. Un grand beau fleuve,profond, trs profond, qui suit paisiblement son courset laisse sa trace fcondante partout o il passe.

    Marcelin Berthelot fut un homme de prodigieuxgnie. Et, en effet, si puissante et forte que soit sonoeuvre, l'homme me parat encore suprieur l'oeuvre.Pasteur, qui laisse une oeuvre bien plus grande encoreque celle de Berthelot, puisque c'est, sans contredit, laplus belle des oeuvres humaines, ne peut pas treregard comme suprieur en intelligence Berthelotet Claude Bernard.Je n'ai gure connu Berthelot que lorsqu'il tait

    dj au faite de la gloire, des honneurs et des occu-pations. Snateur, secrtaire perptuel de l'Acadmiedes Sciences, membre de l'Acadmie Franaise, pr-sident du Conseil suprieur de l'Instruction publique,il n'avait alors que peu de temps consacrer sonlaboratoire. Il y venait en passant, trouvant toujoursquelque ingnieuse modification indiquer ses lves, ses aides, qu'il faisait travailler vigoureusement, etpresque impitoyablement. Jadis je m'en tonnais unpeu, mais je crois bien qu'il avait raison.Tous les domainw de toutes sciences lui taient

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  • LES SAVANTS RELS

    familiers, et c'tait alors, quand on causait avec lui,des aperus gnraux, des vues profondes, rehaus-sespar une rudition merveilleuse et une mmoireimpeccable.On ne se lassait jamais. J'eus l'honneurd'tre reu chez lui plusieurs fois aux soires dudimanche. C'tait un charme de l'entendre. MadameBerthelot l'coutait avec admiration et adoration. Onsait quel point ces deux belles destines furentunies dans la vie comme dans la mort. MadameBerthelot mourut aprs une courte maladie. LorsqueM. Berthelot, malade, connut cette mort, il ne ditrien, mais demanda rester seul. Il s'tendit sur uncanap, et, quand on revint, deux heures aprs, il taitmort (i).Je ne parle pas de Berthelot commeprofesseur. Plus

    encore que Marey, il dtestait l'enseignement.Au contraire, Wtirtz, son mule, avait la passion de

    l'enseignement : c'tait un admirable professeur.D'ailleurs, on ne saurait imaginer de contraste plus

    saisissant qu'entre ces deux grands chimistes. Wrtzarrivait dans son laboratoire, bruyant, jovial, apos-

    (i) MadameBerthelot,qui fut d'une beautrare,taitunefemmedenobleintelligence,de grce exquiseet de hautevertu.Un pauvrediablede poterat, qui ne savait d'ail-leurspas faire les vers, famlique,piteux,laid, promenantavecorgueilsonvieuxchapeaucir et sesbottinescules,venait souventme demanderquelqueaumne. Je suistriste, me dit-il un jour, de vivre seul. Trouvez-moidoncune femme. Et, commej'hsitais,il ajouta : Dans legenre de MadameBerthelotll

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  • LE SAVANT

    trophant les uns et les autres, n'inspirant pas plus decrainte qu'un bon camarade, tandis que Berthelot,froid, svre, rflchi, n'tait abord qu'avec quelquefrayeur.Ni l'un ni l'autre ne se sont contents de faire des

    dcouvertes qui immortalisent leurs noms, et 1I3ontvoulu tre quelque chose dans l'tat. Wrtz a tdoyen de la Facult de Mdecine, ce qui est une tchelourde et dplaisante (i). Berthelot a t ministrede l'Instruction publique, et mme ministre desAffaires trangres.

    Puisque je parle des savants qui m'ont, au tempslointain de ma jeunesse, accueilli dans leur laboratoire,e ne saurais oublier Vulpian. Mais je l'ai connu peine. Si l'abord de Berthelot tait froid, celui de Vul-pian tait plus froid encore. Il fut, comme Berthelot,secrtaire perptuel de l'Acadmie des Sciences, et,comme Wrtz, doyen de la Facult de Mdecine. Mesera-t-il permis de penser que ces hommes remar-quables eussent mieux employ leur temps qu' cesbesognes o il faut une forte dose d'abngation ?Quand j'ai connu Vulpian, il tait trop occup pour

    (i) Brouardel, qui fut longtemps doyen, et excellentdoyen,disait qu'un doyenest aux prises avec les tudiants,le gouvernement et les collgues. Avec les tudiants, medisait-il, je m'arrange toujours. Avec le gouvernement,c'est souvent bien difficile; mais enfin on s'en tire,....tandis qu'avec les collgues.,.I t

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  • LES SAVANTS RELS

    consacrer beaucoup de temps des travaux de labo-ratoire. Assez rarement je l'ai vu exprimenter. Iltait mticuleux, minutieux, prcis, comme les myopes,disait-il, son esprit critique tait trs dvelopp, etmme tellement aigu que l'invention en tait para-lyse. Ses cours taient trs savants, d'une granderudition, d'une critique judicieuse. Ils taient dignesd'tre publis, et ils le furent.En somme, Vulpian, d'une rare intelligence, tait

    bien suprieur l'oeuvre qu'il a laisse ; car il n'a faitque de petites dcouvertes de dtail. Il mritait mieux,car aucun physiologiste, pour la sret du jugementet l'rudition, ne peut lui tre compar. Et on peut sedemander alors s'il n'y a pas quelque contradictionentre l'esprit de critique et l'esprit d'invention.

    Que d'autres noms je pourrais citer encore I Quede faits I Que d'anecdotes sur les uns et les autres IEn gnral, ces rcits montreraient que l'me dessavants est nave, gnreuse, enthousiaste, de sortequ'il faut leur pardonner quelques travers, qui ne dimi-nurent ni leur gnie, ni leur coeur.

    Quand j'tais directeur de la Revue Scientifique,je rsolus, avec mes excellents amis Gaston Tissandier,directeur de la Nature, et Max de Nansouty, directeurdu Gnie civil, de fonder une sorte de runion prio-dique que nous appelmes Scientia. C'taient d'assezmodestes banquets offerts tous les deux mois unsavant minent.

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    Le premier savant qui chut cette prsidenced'honneur, fut le doyen d'ge Chevreul (il avait alorscent deux ans). J'allai donc" l'inviter. Il fut fortaimable, mais de conversation assez trange, que songe explique... Je n'accepte votre dner, me dit-il,qu' deux conditions. Je m'inclinai. D'abord,il n'y aura pas de poisson.aNon,Monsieur Chevreul,je vous le jure, ai-je rpondu avec vivacit ; il n'y aurapas de poisson. Quant la seconde condition, c'estqu'on ne fera pas de politique. Pas plus de poli-tique que de poisson , ai-je rpondu. Alors il accepta.A ce banquet, M. Chevreul, au dessert, se leva, etpronona un discours qui ne se terminait pas. Il parlait,il parlait ; il parlerait peut-tre encore, si M. Frmy,qui prsidait, ne l'avait interrompu, en se levant, etdisant haute voix : Au plus grand chimiste dumonde. Hommage M. Chevreul. (i)Un autre dner Sctentta fut offert M. Pasteur; un

    autre, M. Berthelot. Ce jour-l, Renan, l'ami intimede Berthelot, qui nous prsidait, fit un discours dli-cieux. Jeunes gensl jeunes gens, dit-il en terminant...attachez-vous la science. C'est encore ce qu'il y a deplus srieux. >Un autre dner fut offert M. H. de Lacaze-Duthiers.

    (i) Ce premier banquet Scieniia ncessita plusieursvisites.M. Chevreulme posa brle-pourpointcette ques-tion embarrassante. Savez-vous ce que c'est qu'unfait ?... Je fus Interdit. Unmouton est-il un fait ?...Et je ne me souvienspas de ma rponse.

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  • LES SAVANTS RELS

    J'avais t son lve, et j'tais son admirateur. Noncertes qu'il ft sans dfaut ; mais il rachetait Ppretde son caractre et la vigueur de ses haines par l'amourdu travail et la fidlit dans ses amitis, tout aussifortes que ses antipathies. Ses leons taient pitto-resques, images : il entretenait ses auditeurs de sesefforts pour constituer les laboratoires de Roscoffet de Banyuls. J'ai fait cette anne, nous disait-il,de Roscoff Banyuls et Paris, prs de six mille kilo-mtres; et je ne compte pas mes visites au ministre. Sur chacun de ses confrres de l