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270 Introduction La notion augustinienne de verbum in corde a joué un rôle central au mo- ment de la naissance de l’herméneutique ainsi que dans l’herméneutique contemporaine à travers sa réappropriation conduite par Gadamer notamment. Celle-ci est la thèse de Jean Grondin, qui voit dans la réhabilitation gadamé- rienne de la notion de verbum in corde un paradigme valide pour toute hermé- neutique ayant une prétention ontologique et une aspiration à la vérité 1 . Pour donner raison à Grondin au moins deux analyses s’imposent. Premièrement, il est nécessaire de se demander qu’est ce que le verbum in corde pour Augustin et dans quelle mesure Gadamer s’en réapproprie 2 . Deuxièmement – et sur ce point en particulier se concentre notre intervention – il est nécessaire de sou- mettre telle réhabilitation à l’épreuve de l’herméneutique de Paul Ricœur, qui peut être considérée la dernière parmi les herméneutiques philosophiques avec une certaine «véhémence ontologique» 3 . La question est de savoir si Ricœur également ait trouvé, et à quelles conditions, dans l’augustinien verbum in cor- de, un paradigme pour la défense de la prétention de vérité conduite par l’her- Alberto Romele Ricœur interprète d’Augustin. Sur la notion de verbum in corde 1. Cf. J. Grondin, Gadamer und Augustinus. Ursprung des hermeneutischen Universalität- sanspruches, in Jahresgabe der M. Heidegger Gesellschaft, 1990, p. 29-42; L’universalité de l’herméneutique, Puf, Paris 1993; L’universalité de l’herméneutique et de la rhétorique: ses sources dans le passage de Platon à Augustin dans Vérité et Méthode”, in Revue internatio- nale de philosophie 54 (2000), p. 469-485. Cf. aussi l’entretien de J. Grondin à Gadamer, Dia- logischer Rückblick auf das Gesammelte Werk und dessen Wirkungsgeschichte, in J. Grondin (Hrsg.), Gadamer Lesebuch, Mohr Siebeck, Tübingen 1997, p. 281-295, p. 286-287. 2. Sur ce point je me permets de renvoyer à mon étude Gadamer interprete di Agostino. Sulla nozione di “verbum in corde”, in Philosophical Readings III.1 (2011), p. 23-39. 3. Cf. M. Ferraris, Storia dell’ermeneutica, Bompiani, Milano 1988; G. Mura, Ermeneu- tica e Verità, Città Nuova, Roma 1990. Sur l’expression “véhémence ontologique” voir P. Ricœur, Métaphore et discours philosophique, in La métaphore vive, Seuil, Paris 1997 (1975), p. 323-399, p. 379; Vers quelle ontologie?, in Soi-même comme un autre, Seuil, Pa- ris 1996 (1990), p. 345-410, p. 350.

Ricœur interprète d’Augustin. Sur la notion verbum in …€¦ · mettre telle réhabilitation à l’épreuve de l’herméneutique de Paul Ricœur, qui peut être considérée

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Introduction

La notion augustinienne de verbum in corde a joué un rôle central au mo-ment de la naissance de l’herméneutique ainsi que dans l’herméneutiquecontemporaine à travers sa réappropriation conduite par Gadamer notamment.Celle-ci est la thèse de Jean Grondin, qui voit dans la réhabilitation gadamé-rienne de la notion de verbum in corde un paradigme valide pour toute hermé-neutique ayant une prétention ontologique et une aspiration à la vérité1. Pourdonner raison à Grondin au moins deux analyses s’imposent. Premièrement, ilest nécessaire de se demander qu’est ce que le verbum in corde pour Augustinet dans quelle mesure Gadamer s’en réapproprie2. Deuxièmement – et sur cepoint en particulier se concentre notre intervention – il est nécessaire de sou-mettre telle réhabilitation à l’épreuve de l’herméneutique de Paul Ricœur, quipeut être considérée la dernière parmi les herméneutiques philosophiques avecune certaine «véhémence ontologique»3. La question est de savoir si Ricœurégalement ait trouvé, et à quelles conditions, dans l’augustinien verbum in cor-de, un paradigme pour la défense de la prétention de vérité conduite par l’her-

Alberto Romele

Ricœur interprète d’Augustin. Sur la notionde verbum in corde

1. Cf. J. Grondin, Gadamer und Augustinus. Ursprung des hermeneutischen Universalität-sanspruches, in Jahresgabe der M. Heidegger Gesellschaft, 1990, p. 29-42; L’universalité del’herméneutique, Puf, Paris 1993; L’universalité de l’herméneutique et de la rhétorique: sessources dans le passage de Platon à Augustin dans “Vérité et Méthode”, in Revue internatio-nale de philosophie 54 (2000), p. 469-485. Cf. aussi l’entretien de J. Grondin à Gadamer, Dia-logischer Rückblick auf das Gesammelte Werk und dessen Wirkungsgeschichte, in J. Grondin(Hrsg.), Gadamer Lesebuch, Mohr Siebeck, Tübingen 1997, p. 281-295, p. 286-287.

2. Sur ce point je me permets de renvoyer à mon étude Gadamer interprete di Agostino.Sulla nozione di “verbum in corde”, in Philosophical Readings III.1 (2011), p. 23-39.

3. Cf. M. Ferraris, Storia dell’ermeneutica, Bompiani, Milano 1988; G. Mura, Ermeneu-tica e Verità, Città Nuova, Roma 1990. Sur l’expression “véhémence ontologique” voir P.Ricœur, Métaphore et discours philosophique, in La métaphore vive, Seuil, Paris 1997(1975), p. 323-399, p. 379; Vers quelle ontologie?, in Soi-même comme un autre, Seuil, Pa-ris 1996 (1990), p. 345-410, p. 350.

méneutique4. Si la réponse sera affirmative, par contrecoup l’herméneutiquephilosophique de Ricœur sera mise à l’épreuve par la notion augustinienne deverbum in corde.

1. Ricœur et le refus de la notion de verbum in corde

Ricœur n’a certainement jamais nié sa dette envers l’herméneutique de Hei-degger et Gadamer, notamment aux égards de leur perspective ontologique:

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4. Bien que la présence de la notion de verbum in corde n’ait jamais été traitée de manièreexplicite à propos de l’herméneutique de Paul Ricœur (Jean Greisch a même regretté l’absen-ce d’une telle notion chez Ricœur dans son Paul Ricœur. L’itinérance du sens, Millon, Gre-noble 2001, p. 173), nombreuses déjà sont les études concernant la présence d’Augustin chezla pensée du philosophe. Cf. R. Kearney, Temps, mal et récit. Ricœur à propos d’Augustin, inJ.D. Caputo e M.J. Scanlon (dir.), Jaques Derrida – Saint Augustin. Des Confessions, Stock,Paris 2007 (2005 première version en anglais), p. 281-309; I. Bochet, Augustin dans la penséede Paul Ricœur, Éditions facultés jésuites de Paris, Paris 2004; J.M. da S. Rosa, Da indentita-de narrativa. Paul Ricœur, leitor de Santo Agostinho, in C. Reimão, C. Pimentel (edd.), OsLongos Caminhos do Ser. Homenagem ao Professor Doutor Manuel Barbosa Costa Freitas,Universidade Católica Editora, Lisboa 2003, p. 557-597; I. Bochet, Paul Ricœur. Soggetto enegatività, in L. Alici, R. Piccolomini, A. Pieretti (edd.), Verità e linguaggio. Agostino nella fi-losofia del Novecento, vol. III, Città Nuova, Roma 2002, p. 157-185; F. Henriques, A presençado Livro XI das Confissões em Temps et récit, de Paul Ricœur, in Actas do Congresso Inter-nacional. As Confissões de Santo Agostinho. 1600 Anos Depois: Presença e Actualidade, Uni-versidade Católica Editora, Lisboa 2001, p. 427-436; L. Alici, Agostino e Ricœur, in L’altronell’io. In dialogo con Agostino, Città Nuova, Roma 1999, p. 237-262; L. Alici, Temporalità ememoria nelle Confessiones. L’interpretazione di Paul Ricœur, in Augustinus 39 (1994), p. 5-19; J. Wilson, Converting Time, in Contemporary Philosophy 15 (1993), p. 19-23; P. Rigby,Crìtica a la interpretación de Paul Ricœur sobre la doctrina augustiniana del pecado original,in Augustinus 31 (1986), p. 245-252; D. Capps, Augustine as Narcissist: Comments on PaulRigby’s Paul Ricœur, Freudianism and Augustine’s Confessions, in Journal of the AmericanAcademy of religion 53 (1985), p. 125-127; P. Rigby, Paul Ricœur, Freudianism and Augusti-ne’s Confessions, in Journal of the American Academy of religion 53 (1985), p. 93-114; G.Madec, Ricœur Paul, Temps et récit, tome I, in Bulletin augustinien, Revue des Études augus-tiniennes 30 (1984), p. 373-374; J.C. Stark, The problem of evil: Augustine and Ricœur, in Au-gustinian Studies 13 (1982), p. 111-121; C.P. Walhout, On simbolic Meanings: Augustine andRicœur, in Renascence. Essays on Values in Literature 31 (1979), p. 115-127. Je cite égale-ment les textes dans lesquels Ricœur reprend explicitement Augustin mais qui, pour économiede discours, ne seront pas traités dans cette intervention. Sur le problème du mal L’image deDieu et l’épopée humaine, in Histoire et vérité, Seuil, Paris 2001 (1964), p.128-149; Liberté, inEncyclopedia Universalis 9 (1971), p. 979-985; Le mal. Un défi à la philosophie et à la théo-logie, in Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Seuil, Paris 1994, p. 211-233; sur l’Écri-ture Penser la Bible, Seuil, Paris 1998, sp. p. 95-99 et 347-352; sur la mémoire La marque dupassé, in Revue de métaphysique et de morale 103 (1998), p. 7-31; La mémoire, l’histoire etl’oubli, Seuil, Paris 2000, sp. p. 115-122 e 554-574. Enfin, sur la dette intellectuelle de Ricœurà l’égard d’Augustin voir La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marcde Launay, Calmann-Lévy, Paris 1995, p. 211-212; Réflexion faite. Autobiographie intellec-tuelle, Esprit, Paris 1995, p. 67. Les ouvrages de Ricœur seront cités, sauf là où il y a des va-riations significatives, dans l’édition la plus facilement accessible.

C’est sur l’arrière-plan de la nouvelle ontologie herméneutique que j’aimerais placermes analyses […] ces analyses présupposent sans cesse la conviction que le discoursn’est jamais for its own sake, pour sa propre gloire […] Cette véhémence à fracturer laclôture du langage sur lui-même, je l’ai héritée de Sein und Zeit de Heidegger et deWahrehit und Methode de Gadamer5.

Cependant, il est notoire à quel point Ricœur, déja á la fin des annéesSoixante, ait tenté de considérer l’herméneutique philosophique au delà de l’in-guérissable fracture que Heidegger et Gadamer avaient interposée entre véritéet méthode, entre la perspective ontologico-existentielle de la compréhension etcelle épistémologique de l’interprétation6. D’une part, pour Ricœur, tout com-me pour Heidegger et Gadamer, une question s’impose: savoir ce qu’il en estde nous en tant qu’êtres à la recherche de la compréhension, ce qu’il en est duDasein à la recherche de (son) sens. D’autre part, contrairement à Heidegger etGadamer, cette perspective ontologico-existentielle a un sens pour Ricœur ex-clusivement là où elle ne refuse pas, mais au contraire se réapproprie, de la di-mension méthodologique que les sciences dites de l’esprit ont été entretempsen mesure de développer. La «voie longue», chemin «plus détourné et plus la-borieux», qui passe à travers les interprétations des déterminations objectivesde l’esprit, est constamment préférée par Ricœur à la «voie courte» de la phé-noménologie, celle de l’Husserl de la Krisis et surtout celle du premier Heideg-ger, qui nous donne aucun moyen de retourner de la compréhension originaireà l’interprétation proprement historique7. Cette préférence pour le détour estmanifestée par exemple dans les trois volumes de Temps et récit.

L’hypothèse guidant les recherches de Ricœur dans les trois volumes desTemps et récit, exposée à plusieurs reprises, est la suivante: «le temps devienttemps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif; […] le ré-cit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existencetemporelle»8. Spéculation sur le temps et poétique du temps, comme dans lecas de la perspective ontologico-existentielle et de celle épistémologique, s’im-pliquent l’une l’autre en donnant vie à la circularité herméneutique des trois

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5. P. Ricœur, De l’interprétation, in Du texte à l’action, Seuil, Paris 1998 (1986), p. 38.Sur ce point cf. C. Berner, Au détour du sens. Perspectives d’une philosophie herméneu-tique, Éditions du Cerf, Paris 2007, p. 73-84. A l’entrée Langage, in Encyclopedia Univer-salis 9 (1971), p. 771-780, sp. p. 779-780, Ricœur se place du côté de l’herméneutique mé-thodologique et non pas de l’herméneutique ontologique. Cependant, selon sa perspectiveparticulière, l’herméneutique méthodologique «ne saurait être séparée […] d’un souci de re-collection du sens authentique comme dans l’école d’herméneutique ontologique de Heideg-ger et de Gadamer» (Ivi, p. 780).

6. Dans son écrit du 1981 «Logique herméneutique?», ensuite reportée dans le recueilÉcrits et conférences 2. Herméneutique, Seuil, Paris 2010, p. 123-196, Ricœur offre une lec-ture moins antithétique du rapport entre vérité et méthode, entre perspective ontologico-exis-tentielle et perspective épistémologique en ce qui concerne Sein und Zeit (p. 128-133), toutcomme Wahrheit und Methode (p. 141-145).

7. Cf. P. Ricœur, Existence et herméneutique, in Le conflit des interprétations, Seuil, Pa-ris 1969, p. 7-28, p. 14.

8. P. Ricœur, Temps et récit I, Seuil, Paris 1991 (1983), p. 105.

mimésis. Dans le premier volume de Temps et récit et notamment dans le para-graphe Le contraste de l’éternité se trouve la seule – à ma connaissance – réfé-rence explicite de Ricœur à la notion augustinienne de verbum in corde:

Entre le Verbum éternel et la vox humaine, il n’y a pas seulement différence et distance,mais instruction et communication: le Verbe est le maître intérieur, cherché et entendu«au-dedans» (intus) ([Conf. XI, 8, 10) […] Ainsi, notre premier rapport au langagen’est pas que nous parlions, mais que nous écoutions et que, au-delà des «verba» exté-rieurs, nous entendions le Verbum intérieur9.

La notion de verbum in corde, à juste titre identifiée avec l’image du Christmaître intérieur – elle en est en effet une radicalisation –, représente selon Ri-cœur celle qui Augustin définie comme la troisième fonction de l’éternité deDieu10. A une première fonction où l’éternité contraste avec la temporalité, suitune deuxième fonction où l’éternité, en traversant la temporalité, attire à soi,les intensifiant sur le plan existentiel, l’intentio et la distentio de l’âme humai-ne. A cette deuxième fonction, il en suit à son tour une troisième et dernière oùil est question finalement de la ressemblance, par instruction, entre le Verbumdivin et la vox humaine: ceci permet de hiérarchiser l’expérience humaine dutemps selon qu’elle se trouve plus ou moins éloignée de l’éternité divine.

Ricœur a le mérite de comprendre que l’augustinien verbum in corde a unlien avec la présence, par l’intermédiaire du langage, de Dieu et de son éternitédans l’homme et dans la temporalité. En effet, ceci est le sens de la réflexion laplus complète autour de la notion de verbum in corde exposée dans le livre XVdu De Trinitate, où il est question d’une âme frappée et convertie par le Verbede Dieu, qui seulement par telle grâce divine est induite, dans l’extériorité, auxbonnes paroles et actions11. De même, lorsque Gadamer parle de verbum cordisdans Warheit und Methode, son intention est de défendre la dimension véri-dique, ontologico-transcendantale et anti-méthodologique de sa propre hermé-neutique, selon la fascination subie et jamais cachée pour le second Heidegger,qui parle de l’événement (Ereignis), et pour la théologie de la grâce sans méri-te12. Ricœur lui-même souligne que, dans l’économie de Temps et récit, la pré-sence de Dieu chez l’homme à travers le verbe est toute autre que secondaire,lorsqu’il dit que «le thème de la distension et de l’intention reçoit de son en-châssement dans la méditation sur l’éternité […] une intensification dont toutela suite du présent ouvrage se fera l’écho»13. La notion augustinienne de ver-bum in corde éclaire un «au delà» de la circularité herméneutique entre letemps et le récit que Ricœur, dans les conclusions de son ouvrage, n’hésite pasà définir comme une aporie que «est restée si dissimulée dans nos analysesqu’aucun développement distinct ne lui a été consacré: elle émerge seulement

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9. Ivi, p. 62-63.10. Ivi, p. 50-51. 11. Cf. De Trin. XV, 11, 20.12. Cf. H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, GW 1, p. 422-431; G. Moretto, La di-

mensione religiosa in Gadamer, Queriniana, Brescia 1997.13. P. Ricœur, Temps et récit I, cit., p. 64.

de point en point, lorsque le travail même de la pensée paraît succomber sousle poids de son thème»14. D’autre part, Ricœur insiste sur le fait que la ressem-blance avec l’éternité «n’est pas telle qu’elle abolisse la narration encore tem-porelle dans une contemplation soustraite aux contraintes du temps»15.

Pour Ricœur les traces d’un «au delà» du temps et du récit sont toujours àrechercher du côté de la poétique du temps, c’est-à-dire de l’expérience propre-ment humaine de dire le temps. Pour cette raison, il ne peut que refuser une no-tion, celle de verbum in corde, qui semble faire de la parole un événement quin’est pas à dire, mais simplement à écouter.

Ricœur dans la 10ème des Gifford Lectures revient sur l’image du maîtreintérieur et par conséquence sur son interprétation de la notion augustinien-ne de verbum in corde16. Dans ce texte, par ailleurs, il propose une relectu-

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14. P. Ricœur, Temps et récit III, Seuil, Paris 1991 (1985), p. 467. Non seulement Ricœurun peu plus loin se réfère de manière explicite à la notion d’éternité et de son rapport avec letemps chez Augustin (Ivi, p. 472-476); pour donner une définition de cette aporie, se réfèred’autre part à la notion du mal chez Kant, un mal résistant à toute explication. L’échec quenotre pensée subit à la tentative de penser le mal jusqu’au fond est le même échec que notrepensée subi à la tentative de penser jusqu’à sa fin le temps, qui «s échappant à notre volontéde maîtrise, surgit du côté de ce qui, d’une manière ou d’une autre, est le véritable maître dusens» (Ivi, p. 467). Dans ce cas une référence à Augustin est implicite, en particulier à la vi-sion tragique du mal élaborée par Augustin notamment dans la période antipélagienne. A cet-te vision du mal, Ricœur en oppose une autre, éthique, élaborée par Augustin notammentdans la période anti-manichéenne (Cf. P. Ricœur, Le «péché originel»: étude de signification,in Le conflit des interprétations, cit., p. 265-282). En ce qui concerne cette dernière, l’hommeest intégralement responsable du mal. Selon la vision tragique, au contraire, le mal est tou-jours déjà présent, antérieur à toute faute personnelle et lié à l’événement même de la nais-sance. Le jugement sur la vision tragique apparaît ambivalent. D’une part celui du “péché ori-ginel” est «un faux-savoir et il doit être assimilé, quant à la structure épistémologique, auxconcepts de la gnose» (P. Ricœur, Herméneutique des symboles et réflexion philosophique(I), in Le conflit des interprétations, cit., p. 283-310, p. 301). Cependant, de ce pseudo-concept «il faut sonder sa ténébreuse richesse analogique; sa force est de renvoyer intention-nellement à ce qu’il y a de plus radical dans la confession des péchés, à savoir que le mal pré-cède ma prise de conscience» (Ivi, p. 302). Pour cette raison celui de Kant est nul autre qu’uncomplètement de la notion tragique d’Augustin: «Ainsi Kant accomplit Augustin; d’abord, enruinant définitivement l’enveloppe gnostique du concept de péché originel; ensuite, en tentantune déduction transcendantale du fondement des maximes mauvaises; en fin, en replongeantdans le non-savoir la recherche d’un fondement du fondement» (Ivi, p. 304). Pour une cri-tique solide de l’interprétation ricœurienne du mal tragique chez Augustin voir P. Rigby, Crì-tica a la interpretaciòn de Paul Ricœur, cit., p. 252; L. Alici, Ricœur e Agostino, cit., p. 260.

15. P. Ricœur, Temps et récit I, cit., p. 63.16. P. Ricœur, Le sujet convoqué. À l’école des récits de vocation prophétique, in Revue

de l’Institut Catholique de Paris 28 (1988), p. 83-99. La même conférence, avec quelque va-riation et une annexe, a été publiée sous le titre de Le soi «mandaté». O my prophetic soul!,in Amour et justice, Seuil, Paris 2008, p. 75-110. L’exclamation «o my prophetic soul!» estemployée par Ricœur dans d’autres contextes pour décrire le «vecteur téléologique» dessymboles. Ces-ci «ont en quelque sorte deux vecteurs: d’un côte, ils répètent notre enfance[…]; de l’autre, ils explorent notre vie adulte: O my prophetic soul, dit Hamlet. Sous cettedeuxième forme, ils sont le discours indirect de nos possibilités les plus radicales […]» (P.Ricœur, Le conscient et l’inconscient, in Le conflit des interprétations, cit., p. 101-121, p.

re du De Magistro, centrée exclusivement sur la dernière partie du dia-logue17.

L’image du maître intérieur représente selon Ricœur une référence dans lapensée occidentale «sur la voie de l’intériorisation de la relation de correspondan-ce entre le pôle divin de l’appel et le pôle humain de la réponse»18. D’une part Ri-cœur souligne la nouveauté de l’image du maître intérieur par rapport à la rémi-niscence platonique, en tant que capable de garantir la supériorité de Dieu mêmedans l’intériorité de son rapport avec le soi. D’autre part, il en souligne néanmoinsl’inactualité après l’«invention» kantienne du Gewissen: «pour nous qui venonsaprès l’Aufklärung, la tension est divenue aiguë au sein de la structure dialogaleentre le pôle de la conscience autonome et l’obéissance de la foi»19. L’institutiond’une conscience autonome, préfigurée par ailleurs selon Ricœur déjà chez Paul,garantie un trait relationnel minimal par lequel «la transcendance du kérygme estsymétriquement tempérée par le procès incessant d’interprétation de l’espacesymbolique ouvert et délimité par le canon biblique»20. La notion augustiniennede verbum in corde est refusée par Ricœur dans la mesure où elle exclut le moyende l’interprétation humaine dans l’acceptation de la foi:

La foi chrétienne ne consiste pas à dire tout simplement que c’est Dieu qui parle dans laconscience. Cette immédiateté professé par Rousseau dans la Profession de foi du vi-caire savoyard: Conscience! Conscience! Voix divine…, méconnaît la médiation del’interprétation entre l’autonomie de la conscience et l’obéissance de la foi21.

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118). Cette conférence, tout comme la précédente, ne fut pas inclue dans Soi-même commeun autre afin de maintenir le discours philosophique autonome par rapport au discours reli-gieux (Cf. Soi-même comme un autre, cit., pp 36-37). L’auteur lui préfère l’étude Vers quel-le ontologie?, qui «consiste dans une investigation ontologique qui ne prête à aucun amalga-me ontothéologique» (Ivi, p. 37). Cependant les deux essais sont jumeaux, en particulierdans la description de l’altérité de la conscience.

17. P. Ricœur, Le soi «mandaté», cit., p. 88-92. Il s’agit d’une exception par rapport auxlectures contemporaines du De Magistro, centrées, au moins à partir de Wittgenstein, sur lathéorie du signe contenue dans la première partie du dialogue. Ricœur reprend ainsi une tra-dition médiévale, comme est le cas de Bonaventure avec son Unus est magister nosterChristus (1254-1257) ou de Thomas d’Aquin dans la quaestio XI de ses Questiones disputa-tae de veritate (1256-1259). Le second en particulier s’efforce de démontrer que selon Au-gustin un homme demeure capable d’enseigner à un autre homme. Dans le fond ces auteurss’appuient sur ce qui, pour Augustin même, dans ses Retractationes, était le thème du DeMagistro: «Dans le même temps j’ai écrit un livre intitulé: du Maître. On y examine, on yrecherche et on y trouve cette vérité qu’il n’y a, pour enseigner la science à l’homme,d’autre maître que Dieu […] (I, 12)». Quand les auteurs médiévaux se référaient à Augustinà propos du signe, les ouvrages de référence étaient notamment De dialectica, De doctrinachristiana e De Trinitate. Entre autres, Malebranche plus tard dans La recherche de la véri-té (1674) et dans les Méditations chrétiennes (1680) reprendra avec force l’image du Christmaître unique, en rencontrant par ailleurs les âpres critiques d’Arnault menées au long desRéflexions Philosophiques et Théologiques (1686).

18. Ivi, p. 88. 19. Ivi, p. 98.20. Ivi, p. 95.21. Ivi, p. 98-99.

Le refus de la notion augustinienne de verbum in corde éclaire la doublerupture de Ricœur avec Heidegger et avec la plus radicale théologie de la grâ-ce. En ce qui concerne Heidegger, Ricœur approuve sans doute l’effort démon-tré au cours des §§ 54 et 60 de Sein und Zeit dans le but de penser la conscien-ce au delà de la distinction morale entre «bonne» et «mauvaise» conscience. Lamoralité présuppose, depuis toujours, une «ontologie de la dette»22. Et pour-tant, l’affirme Ricœur, «il faudrait alors pouvoir faire le chemin inverse et mon-trer comment la moralité dérive de l’être-en-dette»23. L’ontologie de la Schuld(dette/faute) doit être pensée comme «ouverture préalable à l’alternative à la-quelle toute action est soumise, celle d’être soit bonne, soi mauvaise»24. Néan-moins, contrairement aux propos de Heidegger, «une telle ouverture à l’alterna-tive ne veut pas dire neutralité; mais, bien au contraire, obligation de trancherentre l’une et l’autre évaluation par le jugement»25. La voix de conscience n’estpas, comme au contraire semble l’être la notion de verbum in corde, indice demon serf arbitre et de l’absence de tout mérite même dans les bonnes actions;elle témoigne, au contraire, de la capacité de chacun de choisir à tout instantentre le bien et le mal. «Voilà», conclut Ricœur, «une des significations qu’ilest possible d’attribuer à ce verset du prologue de l’Évangile de Jean: “Le Ver-be était la lumière véritable qui éclaire tout homme”»26.

En ce qui concerne la théologie de la grâce, déjà à la fin des années Soixan-te, Ricœur, bien que fasciné par une théologie de l’événement, avait critiquéKarl Barth qui «en reconstituant une théologie dogmatique, il a reconstituépeut-être quelque chose comme une sorte de positivisme religieux, où l’on dé-crit les structures de la trinité comme une sorte de réalité en soi»27. Par ailleurssans se refugier dans la théologie de Rudolf Bultmann, coupable, à l’avis deRicœur, «de n’avoir pas assez suivi le “chemin” heideggérien, d’avoir pris unraccourci pour s’emparer de ses “existentiaux”, sans prendre le long détour dela question de l’être […]»28. A ces deux extrêmes, Ricœur préfère la théologiede Gerard Ebeling, dont le «word event» concerne en même temps Dieu etmoi-même, selon cette ressemblance que la notion augustinienne de verbum incorde instaure entre le Verbum divin et la vox humaine29.

A la fin des années Quatre-Vingt, suite à un intérêt croissant pour la fonc-tion herméneutique de la distanciation, garantie notamment par les textes, la

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22. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, cit., p. 402.23. P. Ricœur, Le soi «mandaté», cit., p. 108.24. Ivi, p. 110.25. Ibidem.26. Ibidem.27. P. Ricœur, Mythe et proclamation chez R. Bultmann, in Cahiers du CPO 8 (1967), p.

21-33, p. 32. 28. P. Ricœur, Préface à Bultmann, in Le conflit des interprétations, cit., p. 373-392, p.

391; voir aussi R. Bultmann, in Foi et éducation 81 (1967), p. 17-35.29. Cf. P. Ricœur, L’événement de la parole chez Ebeling, in Cahiers du CPO 9 (1968),

p. 23-31; Ebeling, in Foi et éducation 78 (1967), p. 36-57.

théologie de Ebeling elle-même nécessite d’un correctif narratif30. Selon Ri-cœur, Ebeling

Il a certes raison de dire que, dans la bona conscientia, l’homme chrétien se réjouit quel’Évangile soit effectivement communique comme word event […] que dans cette ré-conciliation consiste le véritable soi-même (true self). Il a également raison d’affirmerque dans cette communication se réalise la véritable opposition entre Évangile et Loi,opposition chère à Paul et Luther. C’est pourtant ailleurs que je mettrais pour ma partl’accent principal. Si le salut est word event, la communication de cet événement de pa-role ne va pas sans une interprétation du réseau symbolique entier que constitue le don-né biblique31.

2. Ricœur et la récupération de la notion de verbum in corde

Au lieu d’établir une rupture définitive avec la notion augustinienne de ver-bum in corde, Ricœur s’en réapproprie non plus du côté de la subjectivité ou duDasein – avant qu’il ne soit perdu dans le souci pour les choses du monde –mais au contraire du côté de l’extériorité de la narration, suite au long détour àtravers les voies du sens32. Ainsi, dans le 3ème volume de Temps et récit, en reve-nant un instant sur les récits précédemment examinés – Mrs Dalloway, Der Zau-berberg, À la recherche du temps perdu – Ricœur affirme que la méthode de ré-duction de la phénoménologie amène à privilégier l’immanence subjective nonseulement face aux transcendances extérieurs, mais aussi face aux transcen-dances supérieurs, alors que «la fiction entraîne la phénoménologie dans une ré-gion qu’elle a cessé de fréquenter après Augustin […] l’éternité»33. Si d’unepart chez l’Heidegger du Sein und Zeit le Dasein lui-même en quelque sorte sedonne la mort prenant à son égard une décision résolue, de l’autre dans MrsDalloway, par exemple, ce n’est pas le temps qui est mortel, mais c’est plutôtl’éternité qui donne la mort34. Cette constatation nous ramène de Heidegger à

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30. Cf. P. Ricœur, La fonction herméneutique de la distanciation, in Du texte à l’action,cit., p. 75-117. Cf. aussi le paragraphe L’altérité d’autrui dans Vers quelle ontologie?, inSoi-même comme un autre, cit., p. 380-393, p. 381: «Il apparaît ainsi que l’affection du soipar l’autre que soi trouve dans la fiction un milieu privilégié pour des expériences de penséeque ne sauraient éclipser les relations “réelles” d’interlocution et d’interaction. Bien aucontraire, la réception des œuvres de fiction contribue à la constitution imaginaire et symbo-lique des échanges effectives de parole et d’action».

31. P. Ricœur, Le soi «mandaté», cit., p. 98.32. A titre de preuve supplémentaire du bouleversement de perspective, de la provenan-

ce intérieure du verbum in corde à celle extérieure, cf. P. Ricœur, L’attribution de la mé-moire à soi-même, aux proches et aux autres: un schème pour la théologie philosophique?,in Archivio di filosofia 69 (2001), p. 21-29. Dans ces pages Ricœur transforme la Trinité in-térieure augustinienne constituée par mémoire, intelligence et volonté dans la triade exté-rieure de l’attribution de la mémoire au soi, aux prochains, aux autres.

33. P. Ricœur, Temps et récit III, cit., p. 241-242.34. Ibidem.

Augustin35. Si vraiment l’ont peut parler de retour à Augustin, il s’agit certaine-ment de l’Augustin pour qui la médiation de l’Écriture et d’un contexte histo-rique, culturel et ecclésial pour les interpréter s’est rendue de plus en plus né-cessaire après l’ordination sacerdotale de 391: «Ne tentons point celui à quinous avons donné notre foi; trompés par les ruses et la perversité de l’ennemi,peut-être refuserions-nous, pour entendre et apprendre l’Evangile même, d’allerdans les églises en lire le texte sacré, ou en écouter la lecture et la prédication;peut-être attendrions-nous que nous fussions ravis jusqu’au troisième ciel[…]»36. Pour Ricœur il s’agit de retourner à l’Augustin de la première partie dulivre III du De doctrina christiana, où «les symboles ne symbolisent que dansdes ensembles [de règles] qui limitent et articulent leurs significations»37.

Encore en Temps et récit, dans le premier volume, Ricœur se soucie de ré-pondre à l’accusation de «cercle vicieux» des trois mimésis constituées par ladialectique entre temps et récit38. Pour répondre en particulier à l’accusation de«redondance» de l’interprétation, Ricœur introduit la notion des «histoires po-tentielles»39. Parmi les exemples d’histoires potentielles, Ricœur, se référant àl’ouvrage de Frank Kermode The genesis of secrecy, parle des paraboles desévangiles synoptiques40. L’idée de Kermode, reprise et partagée par Ricœur, estque certains récit peuvent viser non à éclaircir mais au contraire à obscurcir et àdissimuler41. Ceci précisément est le cas des paraboles, selon ce qui est dit dansl’évangile de Marc «à vous a été donné le secret du royaume de Dieu, mais pourceux qu’ils sont dehors tout est dit en parabole, de manière qu’ils puissent voirmais pas percevoir, entendre mais pas comprendre (4, 11-12)»42. De façon ana-

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35. Ibidem.36. De doct. christ., Prologue, 5. A ce propos cf. le classique H.-I. Marrou, Saint Augus-

tin et la fin de la culture antique, Éditions de Boccard, Paris 1937, p. 283-284. Voir aussil’introduction de L. Alici au De doctrina christiana, Edizioni Paoline, Milano 1989, p. 9-65,sp. p. 9-25.

37. Cf. P. Ricœur, Structure et herméneutique, in Le conflit des interprétations, cit., p.31-63, p. 63. Ricœur se réfère au De doctrina christiana également dans le texte Existence etherméneutique placé en ouverture du Le conflit des interprétations, cit., p. 8: «l’exégèse im-plique toute une théorie du signe et de la signification, comme on le voit par exemple dans leDe doctrina christiana de saint Augustin. Plus précisément, si un texte peut avoir plusieurssens, par exemple un sens historique et un sens spirituel, il faut recourir à une notion de si-gnification beaucoup plus complexe que celle des signes dits univoques que requiert une lo-gique de l’argumentation». Dans son article Symbolic Meanings: Augustine and Ricœur(cit.), C.P. Walhout trouve des relations strictes entre l’allégorie augustinienne et le symbo-le ricœurien.

38. P. Ricœur, Temps et récit I, cit., Le cercle de la “mimèsis”, p. 137-144.39. Ivi, p. 141-144.40. Ivi, p. 143-144.41. Ivi, p. 143.42. Cf. F. Kermode, The genesis of secrecy. On the interpretation of narrative, Harvard

University Press, Oxford (Massachusetts)-London 1979, p. 29. Kermode souligne que notrenotre tendance à traduire le grec hina, qui habituellement signifie dans le grec de la koiné“de manière que”, comme s’il avait la valeur de hoti (parce que), rend le passage cité del’évangile de Marc clairement plus soft: «je dois leurs parler en paraboles parce que ils peu-

logue, Jean Pépin identifie les paraboles des évangiles synoptiques avec les ex-pressions allégoriques qui n’ont certainement pas la fonction de rendre discursi-vement le message de Jésus plus clair à la pluralité, mais de traduire en imagesun enseignement abstrait, interdit aux indignes et réservé aux élites43. Ricœurtrouve précisément dans ce «scandale» l’inépuisabilité de la poétique du temps,le «potentiel herméneutique des récits»: «N’y a-t-il pas une complicité cachéeentre la secrecy engendré par le récit lui-même […] et les histoires non encoredites des nos vies? En d’autres termes, n’y a-t-il pas une affinité cachée entre lesecret d’où l’histoire émerge et le secret auquel l’histoire retourne?»44. Si l’onpeut vraiment parler d’un retour à Augustin, il ne s’agit pas pour Ricœur de re-tourner simplement à l’Augustin pour qui la médiation des Écritures et de soninterprétation s’est rendue nécessaire. Il s’agit plus profondément de retourner àl’«autre» Augustin pour qui le respect pour le sens littéral – de l’expression allé-gorique! – s’est fortifié de plus en plus45. Dans ce second Augustin, l’expressionallégorique n’a plus comme but d’«exciter la curiosité et le désir de la connais-sance humaine, mais elle est surtout un voile qui empêche a l’intelligence hu-maine la vraie compréhension de Dieu, voile que seulement la grâce de Dieu, etnon pas l’intelligence de l’homme, peut soulever»46.

Dans la 9ème des Gifford Lectures, qui porte le titre de Le soi dans le miroirdes Écritures, Ricœur ne se réfère pas exclusivement à Augustin47. Néanmoins,le titre lui-même de cette conférence évoque en soi un thème augustinien: ilsuffit de penser aux nombreux textes où Augustin compare les Écritures à unmiroir afin d’exhorter le croyant à s’y refléter pour voir les progrès dans le do-maine des bonnes actions48. Toutefois Augustin, avec le terme speculum, dansle XV livre de De Trinitate, indique aussi une «obscure allégorie», c’est-à-direune expression allégorique où le sens profond se soustrait à toute tentative hu-

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vent comprendre des histoires, mais il ne peuvent pas comprendre directement des doc-trines» (Ibidem). Néanmoins, cela n’est qu’un désir surgi en nous suite au “scandale” face àl’exclusion arbitraire et totale de non-initiés (Ivi, p. 33).

43. J. Pépin, Mythe et allégorie, Aubier, Paris 1953, p. 258. Selon Pépin, les interprètesses contemporains repoussent généralement telle hypothèse, en voyant dans la parabole unrécit clair et discursif, accessible à chacun et qui instruit sans effort. A ce propos voir la po-sition plus radicale de J.-L. Nancy dans le Prologue de Noli me tangere. Essai sur la levéedu corps, Bayard, Paris 2003.

44. P. Ricœur, Temps et récit I, cit., p. 115. Sur le «scandale logique» comme source dudiscours religieux afin de le rendre intéressant aux yeux du philosophe cf. P. Ricœur, PaulRicœur et l’herméneutique biblique, in L’herméneutique biblique, Seuil, Paris 2005, p. 145-255, p. 229; sur le “secret” qui est révélation cf. P. Ricœur, Herméneutique de l’idée de ré-vélation, in Écrits et conférences 2, cit., p. 197-269, p. 230.

45. Cf. M. Simonetti, Lettera e/o allegoria. Un contributo alla storia dell’esegesi patris-tica, Institutum patristicum «augustinianum», Roma 1985, en part. p. 338 sq.; M. Marin, Al-legoria in Agostino, in La terminologia esegetica nell’antichità, Edipuglia, Bari 1987, p.135-161, sp. p. 149-153.

46. G. Lettieri, L’altro Agostino. Ermeneutica e retorica della grazia dalla crisi alla me-tamorfosi del De doctrina christiana, Morcelliana, Brescia 2001, p. 177.

47. P. Ricœur, Le soi dans le miroir des Écritures in Amour et justice, cit., p. 43-74.48. I. Bochet, Augustin dans la pensée de Paul Ricœur, cit., p. 56.

maine d’interprétation allégorique et qui peut être dévoilé seulement par la grâ-ce de Dieu49. L’«allégorie obscure», à son tour, est l’élément par lequel Augus-tin définie, dans le même livre, la notion de verbum in corde50. Le speculum,représenté par les Écritures, n’inaugure donc pas simplement une herméneu-tique du sujet, mais ouvre la circularité herméneutique entre sujet et Écritures àcet événement d’être, de parole et de grâce, exprimé dans la notion de verbumin corde51. De même, Ricœur reconnaît d’une part la dialectique entre le soi etles Écritures «précisément parce que le texte ne vise aucun dehors, il n’a quenous-mêmes pour dehors, nous-mêmes qui, en recevant le texte, nous assimi-lons à lui et faisons du Livre un Miroir»52. D’autre part, il reconnaît en mêmetemps que cette dialectique est ouverte par une donation qui la précède tou-jours, du côté des Écritures: «car un miroir n’est jamais là par hasard: il est ten-du par quelque main invisible»53.

Conclusion

La thèse de Jean Grondin, comme nous l’avons dit dans l’introduction, estque la réhabilitation de la notion augustinienne de verbum in corde est le fon-dement de la prétention de vérité et universalité de toute herméneutique philo-sophique. Cependant, contrairement à la thèse de Grondin, le verbum in cordene nous dit absolument pas qu’«il y a comme un dialogue “derrière”, ou, mieux“avec” tout énoncé»54. Au contraire, l’augustinien verbum in corde semble sug-gérer que derrière tout dialogue il y a seulement un monologue55.

Dans la première partie de notre intervention, nous avons démontré commeRicœur, au nom d’une nouvelle dialectique entre vérité et méthode, ait rompuavec une notion qui risquait de faire précipiter toute herméneutique dans lasimple écoute d’un événement de parole (comme est le cas de l’Heidegger II).Dans la deuxième partie, nous avons ensuite démontré comme Ricœur, au nomde la «véhémence ontologique» de l’herméneutique, se réapproprie à nouveaude la notion de verbum in corde suite à un détour à travers les voies du sens. Lathèse de Grondin est ainsi confirmée, en résistant à l’épreuve de l’herméneu-

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49. De Trin. XV, 10, 19. Cfr. J. Pépin, Mythe et allégorie, cit., p. 247.50. Ibidem.51. Sur la naissance de l’intérêt pour l’herméneutique augustinienne cf. I. Bochet, De

l’exégèse à l’herméneutique augustinienne, in Revue d’Études Augustiniennes (50/2) 2004,p. 349-369. Sur l’herméneutique augustinienne en tant qu’herméneutique existentielle entrele soi et les Écritures cf. I. Bochet, Le cercle herméneutique, Note complémentaire, in Ladoctrine chrétienne, Institut d’Études Augustiniennes, Paris 1997, p. 438-449; «Le firma-ment et l’Écriture». L’herméneutique augustinienne, Institut d’Études Augustiniennes, Paris2004.

52. P. Ricœur, Le soi dans le miroir des Écritures, cit., p. 59.53. Ivi, p. 51. 54. J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, cit., p. 38.55. Cf. C. Berner, Au détour du sens, cit., p. 61-62.

tique de Ricœur. Néanmoins, à la suite de cette validation, l’herméneutique deRicœur elle-même doit être soumise à l’épreuve de l’augustinien verbum incorde.

Premièrement, il est nécessaire de se demander si la distanciation, opéréenotamment par les textes, garantisse vraiment l’autonomie du sujet interprétant,soit-il individu, groupe ou institution, face même à une notion qu’en mortifie àtel point le désir d’«autoglorification». Ricœur semble liquider avec trop de lé-gèreté le doute raisonnable selon lequel, avec la notion de «secrecy», «potentielherméneutique» de tout récit, il réintroduit «[…] une nouvelle forme de surna-turalisme, plus ou moins à la manière de Karl Barth, le “surnaturalisme” duTout Autre»56. Si d’une part Ricœur insiste sur le fait que «l’irruption de l’in-ouï dans notre discours […] constitue précisément une dimension de notre dis-cours et de notre expérience» de l’autre, il ne clarifie vraiment jamais comme(wie) cette constitution puisse exister sans que notre discours devienne unsimple écho57.

Qu’en est-il de nous qui interprétons là où «l’expérience ordinaire s’est re-connue comme signifiée dans sa largeur, sa hauteur, sa profondeur, par le dit dutexte»?58 Qu’en est-il de nous lorsque quelque chose «nous envahit, nous re-couvre, au-delà de notre contrôle et de notre maîtrise, au-delà de notre volontéet de notre planification»59? A ce propos il serait sans doute nécessaire de me-ner une analyse et une critique de la tentative ricœurienne d’articuler entre ellesla distanciation opérée au moyen de l’ordre spéculatif du langage et l’apparte-nance opérée par le langage poétique et métaphorique qui inclut l’homme dansle discours et le discours dans l’être60. Nous ne pouvons que renvoyer une telletâche à une prochaine occasion.

En deuxième lieu, quand bien même nous acceptions que la secrecy destextes intensifie, sans l’englober, notre expérience quotidienne, comme pour-rons-nous avoir la certitude que celle-ci nous serve, selon les mots de Ricœur,comme «le lieu de l’insertion […] d’une demande que nous pouvons valide-ment interpréter en termes d’utopie»61? Ne pourrait-elle pas, au contraire, selonles mots de Kermode, nous servir à l’idéologie, «prise en charge des sens pardes gens où des institutions qu’ils s’arrogent le droit de le faire, et que continueencore aujourd’hui dans les institutions, autant scolarisée que sacrée»62? En cecas également nous ne pouvons que renvoyer à une autre occasion l’analyse etla critique de la tentative ricœurienne d’articuler entre elles idéologie et utopie.

Texte traduit de l’italien par Stella Merlin

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56. P. Ricœur, Paul Ricœur et l’herméneutique biblique, cit., p. 235.57. Ibidem.58. Ivi, p. 236.59. P. Ricœur, À l’écoute des paraboles: une fois de plus étonnés, in L’herméneutique

biblique, cit., pp. 256-265, p. 260.60. Cf. P. Ricœur, Métaphore et discours philosophique, cit., in part. 374 sq. Le passage

cité est à la page 398. 61. P. Ricœur, Paul Ricœur et l’herméneutique biblique, cit., p. 235.62. F. Kermode, The genesis of secrecy, cit., p. 19.