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Rondo Capriccioso

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Une histoire de famille vibrante d'humanité où l'humour et la solidarité l'emportent sur les blessures de la guerre. En cette belle journée de juin 1914, Julie Maréchal fête ses fiançailles au domaine de Misère, où vit sa famille. L'avenir lui sourit, elle aime Francis et ils seront bientôt mariés. Mais, le destin capricieux en a décidé autement et le 1er août, la guerre vient mettre un terme à cette douce euphorie. Les hommes sont mobilisés, obligeant les femmes à prendre en main leur propre destinée. Loin du front, dans ce village du littoral héraultais, la vie continue envers et contre tout. Julie nous entraîne, avec pudeur et tendresse, dans le quotidien des gens de l'arrière pris eux aussi dans la tourmente.

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Isabelle Huc-Vasseur

Roman

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Aux enfants de la guerre.À mes grands-parents.

Copyright © 2012 Editions Les Nouveaux Auteurs - Prisma MédiaTous droits réservés

ISBN : 978-2-8195-02913

Éditions Les Nouveaux Auteurs16, rue d'Orchampt 75018 Pariswww.lesnouveauxauteurs.com

ÉDITIONS PrISMA13, rue Henri-Barbusse 92624 Gennevilliers Cedex

www.prismamedia.com

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1914 CHAPITRE PREMIER

PROLOGUE BELLE ÉPOQUE

(Wagner – Chœur des fiançailles)

Tout tourbillonne et mon cœur, comprimé par un corset trop étroit, bat la chamade. Un sang bouillonnant martèle mes tempes comme de puissants coups de masse. J’en suis presque étourdie. Un rire nerveux s’échappe de mes lèvres serrées, qui fredonnent avec légèreté la chanson du bonheur. Les doigts tendus devant mon visage, j’ad-mire cette jolie bague, symbole de ma chance et de cette nouvelle vie, ce nouveau sentier vers l’inconnu que sera le mariage. Je suis Fiancée. Quel joli mot vraiment ! Je me le répète en tournoyant. Il commence par la même lettre que son nom, Francis Faugère. Julie Faugère, Faugère Julie, ça sonne bien, et je suis la plus heureuse, en ce beau jour de juin 1914. Toute la famille est réunie à la Grangette, les Faugère et les Maréchal. Après la petite cérémonie à Misère, le domaine où nous vivons, nous sommes venus

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ici, entre la plage et les vignes de la Cossette, dans ce cabanon entouré de canisses, où nous nous réunissons traditionnellement l’été pour les déjeuners dominicaux, ainsi que pour les repas de famille des grandes occasions. J’aime cet endroit malgré sa rusticité. Il porte en lui tant de souvenirs de moments heureux de l’enfance. Il est à lui seul l’âme familiale, l’album de notre petite histoire. J’aime à penser qu’il nous survivra, et que les générations futures y passeront également de doux moments de communion et de repos. Mais pourquoi penser à plus tard quand le présent se montre si riche en joie ? Je sors de ma cachette, derrière les peupliers, et j’observe de loin Francis assis à côté de ma place vide. Sa main pend négligemment sur le dossier de ma chaise. Ses jambes solides, étendues devant lui sous la table, se croisent délicatement au niveau des chevilles. Il discute avec mon père. Je ne sais de quoi ils parlent, mais leurs regards graves semblent perdus dans les mêmes perspectives, et contrastent avec la grâce paisible du moment. À côté de mon père, mon oncle Gaston, l’accordeur de pianos, fume paisiblement en les écoutant. C’est le cousin germain de ma mère. Elle a d’ailleurs pris soin de l’asseoir loin de sa place afin de l’éviter le plus possible, prétextant de craindre l’odeur du tabac. Ces deux-là se chamaillent depuis leur plus jeune âge et ne sont d’accord sur rien. D’après Gaston, elle n’est qu’une « testasse obtuse », alors qu’il n’est pour elle qu’« une cloche » qui vit au jour le jour comme une cigale. À mille lieues de ces querelles familiales, François, mon frère aîné, et Valentine, ma meilleure amie, se murmurent en riant des secrets d’amoureux, sans prêter la moindre attention aux regards inquisiteurs de leurs mères endi-manchées, qui ne sont pour l’instant disposées à céder leur progéniture respective, ni à une petite intellectuelle d’institutrice de Montpellier, ni à un fils de vigneron mal

dégrossi et pauvre de surcroît. Guillaume, mon petit frère de huit ans, joue avec son ami Jules, de deux ans son aîné. Ils vont à l’école ensemble dans la classe de Mlle Calmette, la directrice, qui, me semble-t-il, instruit la population du village depuis sa fondation dans la Grèce antique. Sèche et noueuse comme un vieux cep de vigne rabougris, elle régnait en maître absolu sur notre savoir, jusqu’à ce que son despotique destin ne croise le chemin caillouteux de Jules. Jules est sur la route droite de mademoiselle Calmette, la racine traîtresse qui vous jette à terre sans ménagement. Mon frère, plus fin et subtil, physiquement et intellectuellement, se délecte de cette lente descente aux enfers, tant souhaitée par tous. Son amitié pour Jules s’en voit chaque jour renforcée. Jules, cette petite force de la nature, est notre vengeur, tout le village suit avec une hilarité à peine dissimulée les déboires de cette terrifiante harpie.

Pourquoi penser à mademoiselle Calmette ? Parce que je prends le même chemin qu’elle. Je suis institutrice dans une école publique d’Agde depuis le mois d’octobre dernier. C’est à l’École normale de Montpellier, à cinquante kilomètres environ de mon village, que j’ai rencontré Valentine Faugère. Elle est devenue ma grande amie, après m’avoir été présentée par son frère Francis, lui-même maître d’école dans notre village. Entre Francis et moi, ce ne fut pas le coup de foudre. Francis n’était pas à l’image du prince de mes rêves. De plus, il était plus âgé que moi de huit ans et cela m’intimidait autant que sa stature impo-sante…

Francis… J’ai tout à coup envie de pleurer. Mes yeux troublés se posent à nouveau sur la main où luit la bague d’or blanc surmontée d’un petit diamant translucide qui scelle nos destins. Un rire un peu forcé me tire de mes

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pensées, celui de ma future belle-mère, assise droite comme un piquet au bord de sa chaise. Elle vient de poser son verre en discutant avec mon frère Louis, qui tente, non sans malice, de la resservir. À sa droite, le verre tendu vers le goulot de la bouteille, se tient Léon Faugère, mon futur beau-père, un peu éméché, le faux col de travers et un sourire béat collé sous sa petite moustache impecca-blement taillée. Ses yeux sombres pétillent de bonheur et recherchent désespérément la complicité de ceux de sa femme. Mais elle est trop occupée à guetter les mouve-ments de Louis, qui la taquine depuis un bon moment pour détourner son attention, et s’amuse de ses manières un peu collet monté. Attirée par les rires, ma mère esseulée interrompt son inutile surveillance, rapproche sa chaise pour se mêler avec curiosité à la conversation. Je regagne ma place. Je pose la main sur la cuisse ferme et musclée de Francis, qui entoure mes épaules de ses bras réconfor-tants. Louis me propose un fond de vin de noix. J’accepte et goûte le breuvage du bout des lèvres. Mon père verse quelques gouttes de rhum dans sa tasse à café, puis y trempe un sucre qu’il laisse fondre sur sa langue avec délectation. Francis finit son café et se tourne vers moi en souriant. Je lui montre ma bague qu’il examine avec minutie, en malaxant mon annulaire sous le regard répro-bateur de sa mère, dont l’air guindé nous agace un peu. Rien, de toute façon, ne viendra gâcher la fête, pas même les rumeurs de guerre qui se propagent comme une traînée de poudre funeste. Éclats de rire et éclats de voix réson-nent dans l’air chaud et la brise du front de mer avant de s’envoler vers les cirrus, qui nous observent d’un œil bien-veillant aux portes du ciel, au-dessus de nos têtes légèrement enivrées.

Seul Riquet, l’épagneul de François, ne semble pas partager notre allégresse. Allongé aux pieds de son maître,

la gueule posée sur sa patte droite, il nous observe d’un air accablé en laissant échapper de temps à autre un soupir désespéré auquel mon frère répond en riant par une caresse appuyée sur la tête.

— Qu’est-ce qu’il te prend, mon vieux Riquet, tu deviens neurasthénique ?

— Il craint que la guerre n’éclate pendant la chasse ! lance Guillaume, en le faisant s’allonger sur le dos pour lui caresser le ventre.

— Regarde ! Prince à l’air tout ramolli aussi… dis-je en me penchant sous la table, pour jeter un coup d’œil au chien de mon père. Il est possible que ce soit tout simple-ment la chaleur. Il fait particulièrement lourd aujourd’hui.

Le sang me monte à la tête, et je me redresse sans attendre, la respiration coupée par ma robe trop serrée, après ce repas si copieux.

— C’est dommage que votre sœur n’ait pas pu se joindre à nous, rajoute madame Faugère en portant son verre à ses lèvres fines. J’aurais été charmée de la rencon-trer. Elle habite Paris, si j’ai bien compris, et son mari est pharmacien ?

— Oui, en effet… Mais c’est un long voyage pour un repas de fiançailles, elle fera le déplacement pour le mariage.

— Je comprends, nous les commerçants, nous sommes un peu esclaves de notre boutique… Nous pouvons rare-ment nous absenter. C’est un travail exigeant, voyez-vous. Mais bon, il faut bien gagner sa vie…

— Je compatis, rétorque ma mère agacée, c’est vrai que nous autres, paysans, n’avons qu’à regarder la nature faire son travail, et de temps en temps, intervenir pour couper quelques grappes, pour justifier ainsi la maigre

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rétribution que nous offre généreusement le patron, pour nos longues périodes d’oisiveté…

Je ne peux m’empêcher de pouffer. Un tantinet vexée, ma belle-mère nous tourne le dos pour s’adresser à Louis qui rêvassait en se balançant sur sa chaise. Il sursaute et manque de tomber à la renverse.

— Je vous soupçonne de vouloir une autre petite goutte de vin, je le lis dans vos yeux, la taquine-t-il en lui lançant un regard mutin.

— Vous voulez me saouler, jeune malappris ! Je vois clair dans votre jeu ! s’esclaffe-t-elle joyeusement, flattée par l’attention que lui porte mon frère, si jeune et char-mant, et qui m’intrigue un peu, je dois l’avouer.

— Je veux juste que vous vous amusiez, je vous sens un peu tendue. Vous savez, François est un bon gars, il ne faut pas vous inquiéter comme ça… Il n’est pas très riche, certes, et Valentine vous a déjà déçue en embrassant la carrière d’institutrice… Mais vous avez du pouvoir, de l’argent… Vous pourrez les aider à bien vivre…

— Vous êtes bien insolent d’oser me parler de façon si directe… J’aurais aimé qu’au moins un de mes enfants reprenne le commerce, mais ils ont tous les deux choisi une voie bien peu glorieuse et fort mal payée… Ils vivront donc au-dessous de leur condition… Aucune mère ne peut se réjouir de voir ses enfants faire de mauvais choix…

— Ce siècle qui commence sera sans aucun doute celui de la liberté, vos enfants sont des pionniers, des précur-seurs qui ont choisi de vivre en suivant leur cœur, leurs aspirations…

— Vous confondez modernisme, avant-gardisme même, et irresponsabilité, mon petit… Vous vous égarez, comme mes enfants…

— Que voulez-vous, nous sommes jeunes et idéalistes, qui pourrait nous en vouloir ? Tendez-moi votre verre, trinquons au vingtième siècle et à l’avenir…

— Trinquons ! Mais permettez-moi de ne pas partager votre optimisme… Aux idéalistes !

— À la vôtre… s’écrie-t-il en levant son verre à moitié plein.

Je grignote quelques cerises en les observant, puis me penche vers Francis qui m’attire à nouveau contre lui. Louis est-il visionnaire quand il décrit le vingtième siècle comme celui de tous les espoirs ? Ou affiche-t-il un opti-misme feint dans le but de dérider ma future belle-mère ? Je pose un baiser tendre sur la joue de mon bien-aimé. Je veux croire au bonheur, à la paix, à une meilleure vie pour les gens de ma condition. Je veux croire à un monde plus juste. Riquet s’ébroue et bâille bruyamment. Guillaume et Jules jouent avec Prince, qui court dans tous les sens pour attraper le bâton qu’on lui lance. Gaston s’est assoupi, un mégot éteint collé à sa lèvre inférieure. Les heures s’étirent comme nos ombres entêtées accrochées au sol brûlant de ce début d’été plein de promesses.

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CHAPITRE 2 MOBILISATION

(Schubert – Concerto op. 100)

Le couperet vient de tomber, cruel, tranchant, irrémé-diable. Un froid immense m’a envahie. C’est l’hiver en plein mois d’août. Malgré le soleil ardent, dont les rayons brûlent mon visage découvert, tout n’est que glace et ténè-bres. Mon poing se crispe, mes ongles s’enfoncent dans ma paume douloureuse. Une voix ricane dans ma tête et me susurre que je n’avais pas droit à ce bonheur, la vie reprend ce que j’ai volé. Ce vingtième siècle si prometteur ne serait finalement pas celui de la paix et du progrès, ni celui de l’humanité et de l’équité. Le drapeau s’agite dans un silence de mort. Des femmes autour de moi éclatent en sanglots, nous nous regardons hagards, assommés, vides.

L’Allemagne et la France sont en guerre. Je voudrais qu’il pleuve, je voudrais pouvoir respirer, j’étouffe, enterrée vivante, immobile, sans voix. Je quitte la place de la mairie. J’avance comme un fantôme, puis une fois parvenue sur l’avenue de la mer, je m’arrête à nouveau pour reprendre mon souffle. Une bicyclette, qui arrive à vive allure,

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s’arrête derrière mon dos et une main délicate se pose sur mon épaule. Je la couvre de mes doigts glacés et la serre avec force. Francis m’attire alors contre lui et m’enlace en silence. Nous savons que l’encre qui écrira notre histoire sera rouge sang et qu’aucun mot de toute façon ne traduit l’indicible. Nous restons ainsi, perdus, désespérés, au milieu du chant des cigales qui se rient de la bêtise humaine, de la haine et du malheur.

Quand nos deux corps se séparent enfin, les cloches se sont tues. Nous regardons un instant autour de nous, un peu égarés dans cette vie nouvelle qui vient de démarrer et qui nous prend de court, bouleversant nos repères. Francis récupère sa bicyclette, hésite entre rentrer à l’école, chez lui ou m’accompagner, profiter jusqu’à la dernière seconde de ce laps de temps ténu qu’il nous reste à vivre ensemble. J’enroule mon bras autour de sa taille. Il me suit. Sur le chemin du domaine, nous parlons peu, nous admirons le paysage, mais le Canal du Midi, que nous longeons, nous semble tout à coup moins familier… Tout est identique et pourtant nous ne reconnaissons plus rien. J’essaie de compter le nombre de fois que nous avons parcouru ce chemin pour nous rendre au domaine de Misère ou pour retourner au village. Je suis submergée alors par des souve-nirs qui, il y a quelques heures à peine, ne l’étaient pas encore. Je nous revois rêvant à notre maison, à la noce, et nous interrogeant sur nos futurs enfants. Le garçon ressem-blerait-il à son père ? Pourvu qu’aucune fille ne ressemble à grand-tante Hortense qui avait plus de moustache que son pauvre époux ! Comme nous riions en imaginant le bébé à moustache et toutes sortes de sottises qui transformaient le long parcours en promenade pleine de joie. Francis me tire de mes pensées, penché au-dessus de mon visage grave, il me lance soudain :

— J’espère qu’à chaque fois que tu prendras cette route, tu penseras à nos petites conversations et à nos plaisante-ries ; moi, ce sont ces images de nous que je garderai au fond de moi quand tu seras loin. Quand tu n’auras pas le moral, pense à tante Hortense…

L’allusion n’a pas l’effet escompté, au contraire ma gorge se serre à nouveau.

Misère se profile enfin derrière son rempart de peupliers. C’est un domaine de taille moyenne dont mon père est régisseur. Toute la famille travaille la vigne.

Quand nous pénétrons dans la cour, un calme assez inhabituel nous accueille. J’ouvre la porte de la maison et trouve dans la pièce principale, ma mère qui renifle au-dessus de son fourneau, mes deux frères aînés, Louis et François, assis à la grande table de bois, et Guillaume qui joue avec un chaton né il y a quelques jours à peine.

Guillaume se précipite joyeusement vers la porte en criant : « Vous voilà enfin ! »

Louis et François interrompent leur conversation et nous font signe de les rejoindre à table. Ma mère embrasse Francis comme si c’était la dernière fois.

— Tu veux boire un coup, mon pauvre petit… propose-t-elle en hoquetant en patois.

— Mère ! Allons, attends que nous soyons morts pour pleurer, c’est déjà assez dur comme ça, bougonne Fran-çois.

— Quand tu auras des enfants, et Dieu sait maintenant si cela arrivera ! Tu verras !

— Et voilà, elle m’enterre encore… Tiens mère, bois un coup avec nous, ça nous fera du bien !

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— François a toujours été mon préféré et vois comme il me parle, aucun respect pour sa pauvre mère ! Qué malheur boudiiiiou ! lance-t-elle à Francis amusé.

Ma mère nous sert en fait des cerises à l’alcool. Guillaume, qui veut à tout prix y goûter, en avale une en grimaçant. Il oublie de recracher le noyau et se fait gronder. Un peu vexé de n’avoir pas eu l’air aussi viril que prévu, il retourne s’asseoir près du panier des chatons de Roussette qui nous observe, alanguie et fière, les mamelles gonflées de lait, sur son coussin. Quelle chance elle a d’être un chat, me dis-je en serrant la main de Francis sous la table. Alors que mes pensées vagabondent, les garçons discu-tent. Cette guerre occupe tous les esprits. Chacun la voit à sa façon, selon son caractère.

François veut en découdre, c’est le plus viril, le plus bagarreur des trois. Il n’a jamais eu peur, il est fier et conquérant. Les filles le savent, et il plaît beaucoup. Grand, aux yeux bleus intenses mais durs, il sait se mettre en valeur et séduire son entourage par sa force et son caractère. Endurant et travailleur, il est apprécié au village pour sa fiabilité et son aide, bien que son entêtement le desserve parfois. Il est le seul à remettre ma mère à sa place et ne s’en prive jamais, ce qui est un vrai soulage-ment pour nous. Il se montre parfois très autoritaire et peu sont les téméraires qui tentent de se frotter à lui. Nous ne sommes pas très proches, mais dans nos campagnes, les bons sentiments ne sont guère de mise dans la rude vie quotidienne.

Louis, lui, se montre plus doux et attentif. De deux ans mon aîné, il a toujours partagé mes jeux d’enfant, ce qui nous rapproche. On le dit plus paresseux que son frère, moins serviable, car il faut toujours comparer, comme si un individu ne pouvait pas être simplement lui-même en

toute objectivité. Louis est tout simplement réservé et semble subir sa vie avec résignation. Son humour et son intelligence ne lui sont malheureusement que de peu d’utilité pour exécuter les tâches que ce métier, qu’il n’aime guère, lui impose. Ils ne lui apportent malheureu-sement que cette impitoyable lucidité, source de toutes les frustrations et de toutes les souffrances. Je sais qu’il se sent gâché et qu’il m’envie parfois. Mais les gens comme nous n’ont guère le loisir de faire des choix de carrière. Il faut vivre et gagner son pain. Dévier de la voie que votre nais-sance vous trace est un luxe que très peu peuvent se payer. Aussi, en l’observant assis là, paisible et concentré sur son verre de cerises à l’eau-de-vie, je me demande quelles idées traversent son esprit. Comme s’il m’entendait réflé-chir, il se tourne vers moi et me sourit avec douceur et complicité, comme soulagé… Soulagé de partir, même pour cette sinistre destination… Soulagé de sortir du sentier, de s’évader de cette vie, même au risque de la perdre.

— Viens, mon Guillaume, viens me faire un câlin.— Je ne suis plus un bébé ! Maman dit que mainte-

nant, c’est moi l’homme de la maison !Louis éclate de rire et lance à François :— C’est bien vrai que maman nous a déjà enterrés !

Sur ces paroles, mon père entre avec trois ouvriers agricoles. Tous semblent accablés. Ils se laissent lourde-ment tomber sur leur chaise et ma mère leur sert un verre de vin rouge qu’ils avalent cul sec. Elle les ressert et une longue conversation s’engage. Tous, finalement, veulent cette guerre, pour se venger, même si personne n’a envie de la faire. Tous pensent que, de toute façon, ce ne sera que l’affaire de quelques mois tout au plus. Francis me rassure en projetant de faire la rentrée. Le premier octobre,

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il sera devant son tableau, montrant à ses élèves sa nouvelle carte de France incluant de nouveau, et grâce à la bravoure des soldats français, l’Alsace-Lorraine. Quelle image patriotique ! Mais qu’elle me paraît loin l’Alsace, j’avoue que je m’en fiche pas mal en cet instant, mais j’approuve d’un hochement de tête. Tout ceci est irréel et quand Francis se lève et pousse sa chaise pour prendre congé, je l’accompagne vers la porte, comme bercée par ces mots échangés avec une banalité étonnante vu le contexte. Les hommes se saluent, s’encouragent. On se dit « à bientôt ! », on se serre la main avec poigne et vigueur. On a peur, on ne le montre pas.

Nous sortons du domaine et faisons quelques pas dans le crépuscule doré. Il fait encore chaud mais la mer charge l’air d’une fraîcheur humide qui me fait frissonner. C’est l’heure d’une dernière étreinte, d’un dernier baiser et déjà son image s’éloigne et disparaît. Je rentre, monte dans ma chambre m’isoler du présent et de ses contingences. Comme j’aimerais que Valentine soit à mes côtés en ces heures sombres ! L’inquiétude me tient éveillée une grande partie de la nuit. Dans la cour, Riquet s’agite et pleure comme un enfant qui verrait son père partir. Les grillons lancent dans l’obscurité de la nuit leur lancinante complainte qui me parvient par la fenêtre ouverte et me serre le cœur.

CHAPITRE 3 DÉPARTS

(Schubert – Symphonie N° 8 Inachevée)

Louis et François partent ce matin. Ma mère est dans tous ses états et toute tentative pour la consoler reste vaine. Guillaume regarde ses frères avec une admiration de petit garçon devant les valeureux soldats. Il faut croire que dès leur plus jeune âge les hommes se sentent fascinés par tout ce qui touche aux armes et à la guerre. Pour ma part, je ne partage pas son enthousiasme puéril. Louis non plus, il explique à Guillaume qu’il devra sûrement tuer des hommes, qu’il sera souvent en danger, que ce n’est pas drôle. Mais Guillaume lui rétorque que ce n’est pas grave de tuer les méchants et que c’est bien fait pour eux. François sourit et tape sur l’épaule de son cadet en soupi-rant, amusé. Louis serre Guillaume dans ses bras et lui répond qu’il porte le nom du chef des ennemis, qu’il devrait bien faire attention qu’on ne les confonde pas !

Mon petit frère effrayé se jette contre ma jupe en me suppliant de le protéger pendant que les hommes seront partis. Je jure devant Dieu d’accomplir cette mission, sur

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quoi ma mère gronde Louis et me réprimande pour avoir fait allusion à Dieu.

— Voilà, tu lui as fait peur, maintenant, il va nous faire la vie ! « Qué piót ! »1

— Comme ça, il comprendra que la guerre n’est pas un jeu… lui rétorque Louis en prenant son frère sur les genoux.

— Je suis triste que tu partes mon Louis, je vais languir sans toi…

— Tu n’auras pas le temps de languir, tu devras t’oc-cuper de Julie et de maman, des chats, des chiens, aider papa dans les vignes, aller à l’école. Tu devras nous écrire aussi, le plus souvent possible, et nous raconter ce qui ce passe ici.

— Mais ça prendra du temps, je n’écris pas vite !— Ta sœur t’aidera…— Et Francis aussi ?— Non, Francis sera avec nous, pour tuer les

méchants.— Ils sont nombreux, dis, les méchants ? Que vous

partez tous… Ils sont combien ?— Ouh ! Tu demanderas à Francis, lui, il sait, c’est écrit

dans ses journaux !— Et dans les livres d’histoire ?— Peut-être bien !— Tu dis n’importe quoi, ça, ce n’est pas de l’histoire !

Ce n’est pas avant ! C’est la guerre avec les méchants qui veulent la bagarre, très très loin. La maîtresse dit qu’ils nous ont volé la reine et autre chose, je sais plus quoi…

— L’Alsace-Lorraine ! Mon Dieu ce petit, il écoute rien en classe… À cause de ce Jules… Il me fera devenir chèvre !

1. Quel dindon !

— Oui, c’est ça ! Alsace « aux reines »… répète Guillaume, sans comprendre le moins du monde de quoi il s’agit.

— Quoi qu’il en soit, mon grand, je te confie ce que j’ai de plus cher en ce bas monde, j’espère que tu t’en occu-peras bien car il va être perdu sans moi, s’écrie François avec un enthousiasme feint, en attrapant son chien pour une dernière caresse.

— Je veillerai sur lui jusqu’à ton retour… répond Guillaume ému, avec gravité.

— Si je ne suis pas revenu d’ici là, amène-le chasser à ma place, tu es grand maintenant. Papa pourra te prendre avec lui !

— Et puis quoi encore ! gronde ma mère, dépêche-toi de partir avant de lui remplir la tête d’idées folles !

— Mais maman, si je suis l’homme de la maison, à présent, il faudra que j’apprenne à chasser pour vous nourrir, en cas de disette ! rétorque Guillaume, prenant son nouveau rôle très au sérieux.

— Boudiou ! Si c’est toi qui dois nous nourrir, je vais bientôt flotter dans mes robes ! Qu’est-ce qui faut pas entendre !

Cette conversation, au moins, a le mérite de faire ressurgir le quotidien dans nos vies chambardées et, l’es-pace d’un moment, nous oublions la séparation prochaine en riant, ensemble, des jolis mots de l’enfance.

Mais, tout comme l’enfance, les doux moments qui précèdent les adieux s’achèvent un jour, et c’est le cœur lourd que je regarde la charrette s’éloigner sur le chemin sablonneux, entre les haies immenses et mouvantes de peupliers. Mon père conduit, à ses côtés, François agite une dernière fois la main. Derrière lui, Louis et Guillaume,

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très fier, me saluent puis m’envoient un baiser. Que j’aime-rais être encore petite, comme mon frère. Que j’aimerais ne pas tout comprendre et ne voir dans ce conflit qu’une grosse bagarre pour sauver la reine.

CHAPITRE 4 SOLITUDES

(Wagner – Tristan et Isolde : « Mild und Leise. »)

Francis est parti lui aussi, ce matin. Je garde sur mes lèvres le goût doux-amer de son dernier baiser. Et puis plus rien. Le train s’est éloigné lentement vers ces régions inconnues qui seront bientôt son paysage quotidien. Loin de la mer, des vignes, du Canal du Midi et de ses rangées d’arbres à perte de vue, de ses berges ombragées où nous regardions passer les péniches halées par les chevaux. Loin de nos lectures, des poèmes et des chansons, des plaisanteries, des disputes d’amoureux. Loin de la salle de classe, du parfum de la craie, du bois, de l’encre et des cahiers, du vieux poêle qui fume le matin quand le ciel de novembre est bas et sombre.

Je suis rentrée à pied de la gare bondée. J’ai traversé le village et me suis assise sur les marches de l’école, un long moment. Puis, j’ai parcouru avec un nouveau regard les quelques kilomètres qui mènent à Misère. J’ai admiré

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chaque image, enregistré chaque détail pour les lui envoyer dans chaque lettre. Cela m’a aidée momentanément à vaincre l’inquiétude.

Maintenant, je suis rentrée. La maison, à présent silen-cieuse, résonne encore des voix des absents. La vue d’une des chemises de Louis, sur la boîte à couture de ma mère, m’arrache un soupir plein de désarroi. Je traverse la maison vide et après avoir poussé négligemment la porte de ma chambre, je m’assois sur mon lit et éclate en sanglots.

Allongée, j’écoute les bruits dans la cuisine. Maman vient de revenir du village. Les casseroles s’entrechoquent, elle prépare la pâtée des chiens qui attendent en remuant la queue avec enthousiasme. Les ouvriers agricoles qui restent s’interpellent sans discrétion dans la cour en rame-nant les mules à l’écurie. J’essaie de comprendre leur conversation en patois, mais l’agitation qui règne en bas m’empêche de tout discerner.

— Julie, tu es là-haut ?— Oui !— Va t’occuper des lapins, puis tu viendras m’aider à

préparer le repas !

Je descends, la vie de la ferme reprend ses droits, tant mieux finalement, s’activer comble le vide.

« Montpellier, le 13 août 1914

Ma Chère Julie,J’espère que tu vas bien malgré le départ des hommes. J’ai

eu la chance de pouvoir embrasser mon frère et François à Montpellier avant qu’ils ne rejoignent leur garnison. Tout a été

si soudain que je n’arrive pas à réaliser ce qui se passe. Si j’avais pu me douter de l’imminence de la guerre, je serais restée au village et j’aurais profité pleinement des derniers moments avec Francis et François. Maintenant c’est trop tard, et mes parents, très déprimés par le départ de mon frère, veulent me garder avec eux. J’espère que mon père est assez vieux pour échapper à la conscription, comme le tien, sinon maman devra tenir le magasin toute seule. Et vous, comment se déroule la vie à la ferme ? Combien d’hommes sont partis ? Oh ! Tu me manques, si tu savais, je me sens si solitaire et désœuvrée. Vivement l’école ! D’ici là, la guerre sera certaine-ment terminée.

J’attends de tes nouvelles et t’embrasse tendrement. Amitié à ta famille.

Ton amie, Valentine. »

Quand le facteur est arrivé ce matin, j’ai d’abord cru à une lettre des garçons. Mais, la déception passée, j’ai lu avec réconfort la courte missive de Valentine, et me suis remise à mes tâches domestiques, m’occupant le plus possible pour éviter de penser. Je réponds le soir même à mon amie et me couche tôt. Alors que je commence à m’assoupir, la porte s’entrouvre. Une petite voix triste s’élève doucement dans le silence.

— Je peux venir contre toi, je n’arrive pas à dormir, chuchote Guillaume.

Je soulève le drap et l’invite à s’allonger près de moi. Je caresse lentement ses cheveux clairs et épais, les yeux mi-clos.

— Dis, Julie, ils vont bientôt revenir, les garçons ?— Je ne sais pas, mon petit, pas tout de suite, en tout

cas…— Qui décide qu’il y a la guerre ?

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— Les chefs, les gens qui gouvernent…— Alors, ils ne nous aiment pas ?— Pourquoi dis-tu ça ?— Parce qu’ils séparent les papas de leur famille et font

de la peine aux petits enfants. Toi, ils te prennent ton fiancé et vous ne pouvez pas vous marier, moi, ils me prennent mon Louis et mon François… et… et, sanglote-t-il soudain.

— Ne pleure pas, mon ange, le pays passe avant et les hommes sont là pour le défendre. Tu sais bien que Fran-çois est très fort et courageux, il défendra Louis et Francis… Ils vont s’entraider et tout ira bien…

— Et s’ils ne sont pas ensemble !— Ils seront ensemble… Comme les trois mousque-

taires…— Pour sauver « la reine »… Mais les trois mousque-

taires, ils étaient quatre…— Peu importe… Je crois que, de toute façon, tous les

soldats sont solidaires…— Tu crois que je vais y aller aussi ?— Je ne pense pas, non, tu es bien trop petit.— Mais si elle dure cinquante ans ?— Et pourquoi pas cent tant que tu y es !— Francis m’a parlé d’une guerre de cent ans, tu vois,

ça existe !— Ah oui ! Tu parles de la guerre de cent ans avec

Francis, toi ?— Oui, même que c’était au Moyen Âge, il y a très très

longtemps !— Soit ! Mais, là, on est en 1914, ce n’est pas le Moyen

Âge et la guerre sera finie à la rentrée des classes !— Dommage !— Pourquoi ?

— On aurait pu envoyer mademoiselle Calmette, elle aurait terrorisé l’ennemi en brandissant sa grande règle comme un Teuton sanguinaire !

— Gros bêta, allez, dors maintenant, tu peux rester avec moi cette nuit.

— Je peux te poser une autre question ?— Oui, mais c’est la dernière !— Promis. Dis-moi, les gens qui décident de faire la

guerre, mènent-ils les soldats sur les champs de bataille comme les chevaliers ? Ces grands généraux, sont-ils des hommes courageux ? Où se battent-ils ? Sont-ils auprès de François et Louis ?

— Nous sommes déjà à trois questions…— Je voudrais tant comprendre…— Il n’y a rien à comprendre malheureusement… Les

hommes qui envoient nos parents et nos amoureux sur le front, sont souvent de vieux hommes politiques et de vieux généraux qui ne font pas la guerre sur le terrain…

— Comment prennent-ils les décisions alors ?— Je ne sais pas trop, ce que je sais, c’est qu’ils pren-

nent souvent leurs décisions bien à l’abri des combats, à l’arrière et surtout à Paris… Tu sais, tout ceci est très compliqué…

— C’est toujours ce que vous dites quand vous ne savez pas, vous, les grands… Mais il n’y a rien de compliqué là-dedans… Ces hommes sont des lâches qui se fichent de faire tuer les autres, ce ne sont pas de vrais guerriers, voilà… Des pleutres qui envoient des pauvres types se faire tuer à leur place… Qui ne pensent pas aux hommes.

— Ne t’énerve pas, mon ange, nous n’y pouvons rien, c’est ça, la guerre, un jeu cruel et mortel.

— Mais si ! S’ils risquaient leur propre vie, ils feraient plus attention avant de lancer des assauts ! Là, ils s’en

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moquent ! sanglote-t-il soudain, oscillant entre désespoir et révolte.

— Tu vas te rendre malade, pourquoi raisonnes-tu avec autant de lucidité à ton âge ? Il n’y a pas idée d’être aussi intelligent… Tu verras que l’humanité est souvent déce-vante, mais il faudra l’accepter, et œuvrer pour faire le bien autour de toi, envers et contre tout. Tu es une bonne personne, Guillaume, et je sais que tu ne te laisseras pas aveugler par la haine. Tu devras toujours faire preuve de sang-froid, pour défendre au mieux tes idées. N’y pense plus maintenant, tout cela nous dépasse, nous ne sommes qu’un pion dans l’échiquier… Que faire ?

— Les mettre échec et mat, avant qu’ils n’aient mangé tous les pions !

— Il est temps de dormir maintenant, cesse de te tracasser. Il y a des hommes de valeur au pouvoir, qui se battront pour la victoire.

— Je t’aime fort, Julie.— Moi aussi, poussin.— Pas poussin, Guillaume. Je suis un grand, mainte-

nant.— Oui, plus grand que je ne voudrais… Bonne nuit…

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