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Saint Georges regardait ailleurs roman traduit de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols JABBOUR DOUAIHY ACTES SUD / Sindbad L’ORIENT DES LIVRES

Saint Georges regardait ailleurs

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Saint Georges regardait ailleurs

roman traduit de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols

JABBOUR DOUAIHY

ACTES SUD/ SindbadL’ORIENT DES LIVRES

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SAINT GEORGES REGARDAIT AILLEURS

MONDES ARABESsérie dirigée par Farouk Mardam-Bey

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Nizam naît dans une famille musulmane de Tripoli qui passe ses étés à Hawra, une bourgade maronite de la montagne. Là, un riche couple en mal d’enfants se prend de tendresse pour lui et se propose de l’élever, d’autant que son père, recherché pour quelque trafic, s’est enfui en Syrie. Nizam se retrouve ainsi dans une école chrétienne, puis il se fait baptiser afin que ses parents adoptifs le laissent partir pour la capitale.

À la fois musulman et chrétien, mais en fait ni l’un ni l’autre, Nizam vit d’abord à Beyrouth, la ville de tous les possibles, comme un fils à papa oisif et débonnaire. Mais il est rattrapé par la guerre civile, où son errance identitaire n’a pas de place. L’appartement qu’il loue à une descendante de Russes blancs – et qui sert de repaire à une joyeuse bande de communistes – a beau être sous la protection d’une icône de saint Georges, rien n’empêchera sa dérive, ni sa rencontre avec l’absurde, dans la ville disloquée.

Tragédie pétrie de dérision, Saint Georges regardait ailleurs est le roman d’un personnage, aussi insaisissable qu’attachant, incar-nant tous les paradoxes de son pays. Ce livre a été nominé en 2012 pour le Prix international du roman arabe et a reçu le prix Hanna-Wakim 2011 du meilleur roman libanais.

Jabbour Douaihy est né en 1949, à Zhgorta (Nord-Liban). Professeur de littérature française à l’université libanaise de Tripoli, traducteur et critique à L’Orient littéraire, il compte parmi les grands acteurs culturels du pays. Trois de ses romans ont déjà été traduits en français : Équinoxe d’automne (AMAM-Presses du Mirail, 2000), et chez Actes Sud Rose Fountain Motel (2009) et Pluie de juin (2010).

Photographie de couverture : © Marc Yankus

ACTES SUDéditeurs associés

www.actes-sud.frAvec le soutien du

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DU MÊME AUTEUR

ÉQUINOXE D’AUTOMNE, AMAM – Presses du Murail, 2000.ROSE FOUNTAIN MOTEL, Actes Sud, 2009.PLUIE DE JUIN, Actes Sud, 2010.

Titre original :Sharîd al-manâzil

© Jabbour Douaihy / Dâr An-Nahar, Beyrouth, 2010publié avec l’accord de Marco Vigevani Agenzia Letteraria

et RAYA agency for Arabic literature

© ACTES SUD, 2013pour la traduction française

ISBN 978-2-330-01636-4978-2-330-11560-9

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JABBOUR DOUAIHY

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roman traduit de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols

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Pour Gabriel, Jad, Ounsi, Bouchra et Emma.

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LA LAVANDE, ET D’AUTRES CHOSES ENCORE

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Soudain, tout le monde se mit à estiver à Hawra.Hawra, le village aux toits de tuiles installé tant bien que

mal entre un mont de roches que l’on appelle la “porte du vent” et le monastère de Saint-Jacques l’Abyssin, dont la vie reste entourée de mystère.

Au café du Brésil, à Tripoli, près de la vieille tour de l’Horloge*, on colportait des échos hilares des combats de lutte libre qui se tenaient sur la terrasse de l’Hôtel Palace, là-haut, entre “Aigle masqué” et le “Gaillard du Nil”, sur-noms évocateurs d’hommes à peu près amateurs qui fai-saient durer longtemps la joute et se partageaient les gains à parts égales.

On parlait aussi du tournage d’un film intitulé Cœur perdu dans les pommeraies foisonnantes des hauteurs de Hawra. On disait que les paysans avaient abandonné leurs travaux d’irrigation et que, la pioche à l’épaule, ils restaient là à dévorer du regard la belle actrice qui arrangeait sa toilette en attendant que le metteur en scène crie : “Silence ! Moteur !”

Des témoins relataient les paris insensés de deux riches Aleppins qui exigeaient d’être seuls à la table de roulette

* Qui remonte à l’époque des Ottomans. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

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classique, et tous ces chuchotis et ces clins d’œil qui s’échan-geaient autour des filles de grandes familles jouant au bac-cara en dos nu, sans lâcher leur verre de whisky glacé.

Mais Hawra ne trouva réellement grâce aux yeux des Tripolitains amateurs de villégiatures estivales, qu’ils soient marchands du souk Bazerkhan ou employés du port ou du gouvernorat, que le jour où le bruit circula que le frère du mufti de la ville y avait acheté une maison entourée de cerisiers.

“Acheté ?…”Oui, acheté, et même qu’il avait payé en liquide !Cet été-là, il ne resta pas une seule chambre vide.

Certains villageois allèrent jusqu’à dormir dans leur jardin, sous la tente, pour louer leur maison aux estivants. En outre, comme le mois de ramadan tomba à la belle saison, le maire donna un petit tambourin au marchand de limonade ambu-lant, qui se mit à taper dessus un peu avant l’aube dans le voisinage des maisons des familles musulmanes. Quelqu’un lui avait glissé qu’il fallait crier :

“Levez-vous pour le s’ hour*, le Prophète va vous rendre visite !”

Il réveillait tout le monde, musulmans comme chrétiens. Certains sortaient en colère sur leur balcon, en pyjama, mais aussitôt qu’ils comprenaient la raison de ce tintamarre, ils allaient se remettre au lit, tentant bon gré, mal gré de se rendormir pour “ne pas faire de tort au tourisme”, comme ils disaient.

Sauf que le “tourisme” faillit bien péricliter cette année-là, quand le trésorier de la mairie vida le chargeur de son pistolet dans le ventre d’un officier de l’armée, après avoir

* Dernière collation prise avant le lever du jour pendant le mois de jeûne.

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acquis la certitude que celui-ci fréquentait secrètement sa femme, qui était aussi séduisante qu’écervelée. L’homme ayant pris la fuite à travers les hauts bois de pins, l’armée reçut pour ordre d’arrêter tous les hommes adultes du vil-lage, de sorte que des soldats firent même monter de force dans les fourgons, en les houspillant brutalement, les cita-dins en villégiature qu’ils trouvaient sur leur chemin. Ils eurent beau protester qu’ils étaient étrangers et qu’ils ne passaient que l’été au village, le capitaine, un Druze de la région du Chouf, pensa qu’ils mentaient pour se tirer d’affaire. Alors qu’il ordonnait au chauffeur de son fourgon de démarrer, un villageois crut bon d’intervenir en expli-quant au militaire que s’il avait le droit d’envoyer en prison les gens de Hawra, il devait relâcher les estivants parce qu’ils n’étaient pour rien dans cette histoire. Mais cela n’ébranla pas le capitaine. Ce n’est que lorsqu’il vint à l’esprit d’un des captifs de lui donner son nom, Abdel-Majid, ainsi que celui de son père, Ahmad, tout comme celui du camarade assis à côté de lui, Mohamed Ali, que l’autre se rendit compte de sa méprise. Il demanda à voir toutes les cartes d’identité et, les ayant vérifiées, il relâcha les musulmans au milieu de la route – ils furent obligés d’attendre que des automobilistes veuillent bien les ramener dans leurs familles. Le meurtrier ne trouva personne chez qui se réfugier en haut de la mon-tagne. Épuisé, il eut peur d’être surpris par la nuit en rase campagne et de mourir d’une attaque. Alors il ne tarda pas à se rendre, et la question fut réglée.

Au mois de mai suivant, Mahmoud Yasser Alami décida que la chaleur de Tripoli n’était plus tenable. Chaque jour à la tombée de la nuit, quand il rentrait de son agence de voyages, il prétendait qu’il étouffait dans le séjour. Se diri-geant vers le balcon à moitié nu, il demandait à sa femme

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Sabah de lui apporter dehors une assiette de ‘akkoub* au riz et au laban**. Parfois, il allait même jusqu’à endurer le frisson de la brise nocturne pour prouver qu’il n’était plus possible de passer l’été dans le quartier du Port***, près de la mosquée de la Mer, en face de la Pâtisserie Moderne.

Cela faisait quelques jours qu’il avait trouvé une maison d’été, grâce à un courtier qui l’avait attendu au grand café du village, le temps de se remettre de sa beuverie de la veille, afin de l’emmener visiter les maisons inoccupées dont il avait les clés. Il avait dû les essayer une à une dans chaque ser-rure, trébuchant et bougonnant, jusqu’à ce que Mahmoud se décide pour une grande maison au toit de tuiles possédée par un couple de vieux qui n’avaient pas eu d’enfants parce que Rakhimeh, la femme, comme l’avait déclaré le courtier titubant d’un ton sans appel, tenait de sa tante paternelle : elle avait la voix qui chevrotait et elle ne faisait pas d’enfants. Les deux époux avaient une autre maison toute proche où ils habitaient.

La fièvre de la villégiature avait gagné Mahmoud après que, pour la deuxième année consécutive, il avait organisé des pèlerinages aux lieux saints en avion – il se chargeait lui-même de l’obtention des visas et tenait à accompagner ses clients jusqu’à La Mecque, puis à Médine, pour visiter la tombe du Prophète. Pour la première fois depuis son mariage avec la fille d’un marchand de moutons de la ville syrienne de Homs, qui venait souvent voir son oncle au souk

* Espèce de chardon dont on cuisine les petites têtes coniques après les avoir nettoyées de leurs épines.** Espèce de chardon dont on cuisine les petites têtes coniques après les avoir nettoyées de leurs épines.*** Tripoli est composée de deux ensembles géographiques, Al-Mina, le quartier du Port, qui s’avance sur la mer comme une presqu’île, et à l’arrière, l’étendue de la ville.

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al-Attarine*, il s’apprêtait à goûter au bien-être. C’est alors qu’éclatèrent à Tripoli des manifestations commémorant le plan de partage de la Palestine. Une foule spontanée de jeunes en colère qui clamaient des slogans – et dont certains brandissaient le drapeau “arabe” – déferlait de la grande mosquée Mansouri, dans le quartier des vieux souks, pour rejoindre la place du Sérail. Pour un peu, ils auraient fra-cassé la porte de son agence de voyages au motif que le nom qu’il lui avait choisi, Orient Tours, était inscrit en lettres latines. Il fallut qu’il se plante sur le trottoir, perché sur une chaise, et qu’il leur hurle qu’il était le fils du hajj** Yasser Alami, qui avait mené la grande grève de 1936, pour qu’ils le laissent tranquille et se mettent en quête d’un objectif moins équivoque. Reste que ces troubles furent un prétexte tout trouvé pour Mahmoud, qui se hâta de faire monter sa famille dans sa Citroën DS 19 pour l’emmener vers sa nouvelle villégiature.

La route qui mène à Hawra serpente entre les hauteurs, surplombant des vallées peuplées de monastères. Le fils unique de Mahmoud Alami fermait les yeux de frayeur, tandis que sa sœur fixait pentes et ravins sans un battement de cils. La maison meublée qu’ils avaient louée avait une belle façade et de hauts plafonds. À l’avant s’étendait un perron sur lequel on pouvait sortir des chaises pour boire du café à la cardamome l’après-midi ou regarder la résidence d’été du patriarcat maronite disparaître peu à peu dans la splendeur du soir.

Du jour au lendemain, ce fut pour eux une nouvelle vie. Ils eurent du mal à dormir la première nuit – à mille deux

* Souk des parfums, essences, épices et plantes médicinales.** Un hajj (hajjeh au féminin) est quelqu’un qui a accompli le pèlerinage à La Mecque. Par extension, l’épithète sert aussi à désigner les personnes d’un âge vénérable.

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cents mètres d’altitude, par une chaleur encore plus étouf-fante que celle des nuits du port, où l’air de la mer, somme toute, apportait quelque fraîcheur. On entendit grincer les sommiers de fer jusqu’à une heure tardive : il devait bien être deux heures du matin quand, succombant au sommeil, ils cessèrent de se retourner dans leurs lits.

Le garçon, Nizam, se réveilla avant l’aube en pleurs, serrant contre lui une maquette d’avion à réaction que la British Airways avait offerte à son père, à titre d’encourage-ment, pour qu’il décore son agence. Le petit s’était agrippé à l’objet une de ces fois où sa mère s’était rendue au bureau par surprise, et il n’avait plus voulu dormir sans lui. Il ne se lassait pas d’en contempler les détails et de lire ce qui était écrit dessus avant de fermer les yeux. Mais il ne s’endormait pas non plus sans s’être assuré qu’il avait à côté de lui sa Jaguar miniature, ses trois singes farcis de coton – l’aveugle, le sourd et le muet – et un chapelet qu’il avait arraché des mains d’une de ses tantes paternelles, Zein al-Dar, un jour où elle l’égrenait en récitant les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu.

Il ouvrit les yeux comme si un cri l’avait tiré du sommeil. Se dirigeant vers le perron en hoquetant à gros sanglots, il réveilla sa grande sœur Maysaloun, qui le rattrapa pieds nus de peur qu’il ne se fasse mal, parce qu’il marchait en dormant. Ils se chamaillaient au moins une fois par jour, mais quand il avait besoin d’elle, elle était toujours là. Elle mit ses mains sur sa tête en marmottant un verset du Coran qu’elle avait entendu réciter par sa tante, et dont elle ne se souvenait plus très bien, puis s’assit à côté de lui. Il s’était un peu calmé, mais était encore sous l’emprise de son rêve. Il se mit à chuchoter :

— Pourquoi maman ne vient pas à mon secours quand je l’appelle ?

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— Où ça ?— Dans la rue Port-Saïd…— Qu’est-ce que tu fais là-bas ?— Je m’enfuis. Il pleut. Les gens du quartier se moquent

de moi, et elle, elle ne me répond pas. Elle ne m’entend même pas.

Il parlait en agitant son avion de la British Airways, de sorte qu’il manqua blesser sa sœur au visage – sa sœur qui, ne sachant quoi répondre, se contentait de le serrer dans ses bras. Il se rendormit ainsi, la tête posée contre sa poitrine. Elle aussi se mit à somnoler, jusqu’à ce que le soleil se lève et qu’ils soient réveillés par Mahmoud, surpris de les trouver là en sortant prendre l’air pour savourer ce premier matin à la montagne…

Le lendemain, avant même de mettre de l’ordre dans la maison, Sabah entreprit de remédier au dépaysement que leur causait ce déménagement soudain. Elle se renseigna sur les citadines en villégiature dans le voisinage afin de les convier à passer la matinée chez elle, dans l’espoir que l’usage se répande et qu’elle retrouve ainsi quelque chose du goût de la vie qu’elle connaissait.

Après la confusion des premiers jours, une routine commença à s’installer. Mahmoud descendait en ville chaque matin – on disait que s’il persistait à parcourir une telle distance, c’est qu’il ne pouvait pas rester éloigné de Mme Jeannette, l’une des deux employées qui géraient ses affaires à Tripoli… Aussitôt qu’il avait quitté le village pour rejoindre l’agence du Nouvel Orient – dont il s’était résigné à écrire l’enseigne uniquement en lettres arabes –, les femmes se mettaient à affluer, passant de maison en maison, avec une préférence pour celle de la famille Alami, où l’odeur du charbon et du tabac à narguilé ne tardait pas à embaumer au milieu des conversations, qui d’une façon générale portaient

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sur celles qui n’étaient pas là. Nizam et Maysaloun sortaient sur le perron. Plein d’ennui, le jeune garçon ne trouvait rien d’autre pour se distraire que de compter les voitures rou-lant vers la forêt des Cèdres en faisant vrombir leur moteur. Il restait là debout, son avion à la main, à guetter tout ce qui pouvait passer sur la route qui montait en lacet, pen-dant que sa sœur écrivait des choses dans un petit carnet, rêveuse et solitaire. Elle n’avait pas cherché à se faire des amies parmi les filles du village, mais à l’inverse de son frère, elle ne s’ennuyait pas : elle se satisfaisait de son sort. “Elle est née grande”, disait sa mère. Et elle ajoutait parfois, sans que l’on sache clairement pourquoi : “Maysaloun souffrira dans la vie…”

Maysaloun, Nizam, deux noms dont les voisins de la famille Alami, dans le quartier du Port, avaient longtemps plaisanté, avant de s’y habituer. Mahmoud, qui avait débuté dans le commerce en ouvrant une librairie dans la rue Ezzeddine, avait passé beaucoup de temps, après les ren-trées des classes, quand les ventes refluaient, à lire des livres en vogue comme La Genèse des nations d’Antoun Saadeh*, et Sur la voie du Baath de Michel Aflaq**. Il avait même tenté de s’attaquer au Capital de Marx, mais certaines de ses connaissances raillaient qu’il l’avait fait par vanité et préten-daient qu’il restait des heures à tourner les pages sans rien comprendre. Ils avaient sans doute raison  : le monde des idées n’avait jamais été le fort de Mahmoud Alami, même

* Homme politique libanais qui prônait une union de la Syrie, du Liban, de la Jordanie et de la Palestine au sein de la “Grande Syrie”. Arrêté par les autorités du mandat français en 1935, il rédigea son mani-feste, La Genèse des nations, pendant sa détention.** Homme politique syrien, cofondateur du parti Baath panarabe en 1943. Sur la voie du Baath, publié en cinq volumes en 1974, rassemble ses principaux écrits idéologiques.

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s’il persistait à vouloir s’y frotter. Ses vieux amis ne se sou-venaient pas d’une seule intervention de sa part qui ait fait sens lorsque la librairie, aux mortes-saisons, se transformait en un salon où se rencontraient des professeurs des écoles publiques et des employés de la Compagnie des eaux ou d’autres services municipaux. Ne trouvant pas assez de sièges pour s’asseoir, ils restaient debout, appuyés contre les rayon-nages de livres, à fumer tout en débattant bruyamment de la nationalisation du canal de Suez ou de l’impact de la langue et de la religion sur l’unité des peuples. Retranché derrière son bureau, Mahmoud tentait en vain de prendre part à une discussion houleuse sur le devoir d’instruction des femmes ou le putsch des Officiers libres en Égypte. Parfois il réussis-sait à attirer l’attention des intervenants en frappant sur son bureau, alors ils le laissaient dire quelque chose, mais il se contentait de lâcher une banalité ou d’enfoncer des portes ouvertes, se dressant par exemple à brûle-pourpoint pour déclarer avec emportement : “Les juifs sont des ennemis de notre religion et de notre patrie !” – ceci quel que fût le sujet initial de la conversation. Alors les autres ne tardaient pas à l’interrompre pour se remettre à formuler leurs propres idées, et jamais il ne parvint à rivaliser avec eux sur ce terrain.

Mahmoud perdait le fil de la discussion dès qu’une de ses connaissances surgissait à la porte de la librairie. Le courtier, par exemple, ou le patron du cabaret aux yeux rougis par le manque de sommeil. Des amis qu’il avait honte de présenter à ces messieurs éloquents de la librairie et qu’il préférait recevoir dans l’arrière-boutique, avec les dictionnaires et les piles de vieux journaux locaux, où ils tenaient des conci-liabules aussi fervents qu’obscurs. Mefleh al-Hajj Hassan, en revanche, était pour Mahmoud un motif de fierté. Très corpulent, l’homme entrait par la porte en se tournant de côté, puis s’avançant dans la librairie, coiffé de son keffieh

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de Baalbek à cordelette, il saluait l’assemblée avec un fort accent de la plaine de la Bekaa. Mahmoud se levait aus-sitôt de sa chaise pour lui céder sa place, en prévenant les habitués du lieu que l’homme allait leur donner une belle leçon d’histoire et de politique. Ils restaient là à écouter ce Bédouin diplômé de l’Université américaine de Beyrouth, qui tenait dur comme fer à son accent et à son costume traditionnel, s’épancher sur l’intégrité militante et l’atta-chement à l’identité syrienne, jusqu’à ce que l’assistance se disperse à l’approche de l’heure du déjeuner, et que Mefleh reste seul avec Mahmoud pour s’entretenir de choses dont on ne découvrirait la nature que plus tard.

Il n’y avait qu’une seule autre personne à laquelle Mahmoud acceptait de donner sa chaise : le cheikh Bassem Khatib. Chaque fois qu’il passait par la “librairie des athées”, comme il se plaisait à dire avec malice, il clamait avec un rire retentissant qu’il était vain d’aspirer au progrès en dehors de la religion, que de grands remous se préparaient parce que les pauvres attendaient les puissants au tournant, et qu’Israël était le grand défi. Il ajoutait qu’il allait développer plus amplement sa théorie dans un livre qu’ils trouveraient bientôt sur les rayonnages de cette librairie, précisément. Un livre qui s’intitulerait La Justice en Islam, énonçait-il avec un accent de bravade, en appuyant bien sur la préposition, façon de dire qu’il n’y avait de justice qu’en Islam.

Quand sa fille était née, Mahmoud avait consulté les habitués de la librairie pour savoir comment il allait l’ap-peler – il voulait en finir avec les prénoms démodés de ses sœurs Najiha et Zein al-Dar. Les suggestions avaient été nombreuses. Mais entre Jamal, prénom porte-bonheur du valeureux président égyptien*, et Souria, en l’honneur de

* Gamal (dans la prononciation égyptienne) Abdel Nasser.

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la Grande Syrie, il préféra Maysaloun, même si la fameuse bataille s’était soldée par la mort de Youssef al-Azmeh et la débâcle de la jeune armée arabe face aux troupes françaises*.

Quand le garçon vint au monde, la Librairie de la Culture Moderne agonisait. Son propriétaire était la proie des usuriers, en particulier d’un qui portait un chapeau à l’européenne et qui bégayait tellement que lorsqu’il remet-tait de l’argent à Mahmoud et lui faisait signer des traites, celui-ci ne comprenait que des bribes de ce qu’il lui disait. Les intérêts ne cessaient d’augmenter et l’usurier bégayait toujours plus, menaçant de porter l’affaire devant les tri-bunaux, cependant que Mahmoud proposait des arrange-ments et des atermoiements sans comprendre les objections de l’autre. Jusqu’au jour où ils se mirent d’accord pour que l’usurier se fasse accompagner par quelqu’un qui explique-rait ce qu’il avait à dire. Mais ce qui était le plus pénible à Mahmoud, c’est que chaque fois que l’autre acceptait de reculer l’échéance d’une traite, il se servait dans la vitrine. Tel jour c’étaient les Mémoires de Churchill, tel autre Guerre et paix en deux volumes, et il sortait sans se retourner vers leur propriétaire, considérant que c’était le prix de son indulgence face aux retards de recouvrement de son argent.

Pour le prénom de son fils, Mahmoud décida de ne compter que sur lui-même, d’autant qu’entre-temps, à cause de ses déboires financiers, ses amis qui parlaient si bien s’étaient éloignés de lui. Le dernier roman qu’il avait lu lui avait laissé une forte impression : il relatait le destin du vizir perse réformateur Nizam al-Moulk, que la secte

* En juillet 1920 en Syrie, dans la vallée de Maysaloun, les troupes françaises écrasent l’armée syrienne menée par Youssef al-Azmeh. Quelques jours plus tard, le général Gouraud s’empare de Damas, chasse l’émir Fayçal (proclamé roi de Syrie, du Liban et de Palestine) en Irak et impose le mandat français sur la Syrie.

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des assassins avait fait poignarder à mort par un jeune ado-lescent. Il choisit donc d’appeler le nouveau-né Nizam el-Moulk*, en entier, pour que les anciens fidèles de la librairie soient épatés par l’étendue de ses connaissances. Au début, Sabah refusa de crainte que le nom de l’enfant ne se trans-forme en un sujet de raillerie, mais à la réflexion, elle se souvint qu’une amie de sa mère à Hama, en Syrie, s’appelait Emm Nizam**, et qu’elle lui apportait souvent de la barbe à papa. Alors elle donna son accord pour Nizam tout court, sans al-Moulk, en faisant tout de même remarquer qu’il ne serait pas facile de lui trouver un diminutif.

Avec sa naissance, la chance se remit à sourire à son père, qui, désespérant de trouver du travail, finit par écouter les conseils de son usurier. Chaque fois qu’il entrait dans la librairie pour recouvrer une de ses maudites créances, l’homme lui faisait la leçon. Pointant les livres du doigt en secouant la poussière de sa veste, il s’écriait que ces choses-là n’étaient bonnes qu’à attirer les mites. Puis soudain, ses traits se détendaient et il suggérait à Mahmoud de se lancer dans le commerce des voyages, tout en ouvrant les bras comme un oiseau battant des ailes. C’est ainsi que la librairie se métamorphosa en une agence de voyages. Cette fois, ses vieux amis disparurent pour de bon, à l’exception de Mefleh al-Hajj Hassan, qui en hiver venait drapé dans une cape en feutre de poils de chameau, un long chapelet à la main, pour reprendre ses pourparlers avec Mahmoud.

À présent, le commerce des voyages lui assurait des gains qui le délestaient de ses dettes. Il avait même commencé à mettre de l’argent de côté sur un compte qu’il avait ouvert à la banque de la rue d’en face. Quand il rentrait d’un tournoi

* Que l’on pourrait traduire par “Ordre de l’Empire”.** “La mère de Nizam”.

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de trictrac à l’Hôtel Palace de Hawra, où il jouait contre un ami marchand de tissus à Tripoli, il s’asseyait sur le perron de sa maison d’été, face au couchant, et pour la première fois de sa vie, il avait un léger sentiment d’aise et de satisfac-tion. Il câlinait Maysaloun comme il ne l’avait jamais fait et s’enquérait de Nizam, qui, ne sachant pas où se mettre dans la maison avant le déjeuner, descendait dans la cour à l’arrière de la bâtisse. Comme on ne pouvait pas le voir du perron, sa sœur devait aller se poster à la fenêtre de la chambre à coucher pour vérifier ce qu’il faisait chaque fois que l’on n’entendait plus sa voix ni son tapage. Mais Nizam ne fut pas long à découvrir cette tour de guet et à déplacer ses jeux dans un coin où elle ne pouvait pas l’apercevoir.

Quand ils le trouvaient dans la rue ou dans l’épicerie du quartier, les voisins le dévisageaient sans la moindre pudeur. Certaines femmes allaient même jusqu’à l’attraper par le menton pour rapprocher sa frimousse et se pâmer devant ses jolis traits et ses yeux bleus. Quant à celles qui étaient enceintes, elles priaient le ciel de leur donner un enfant à son image. Lui s’éloignait en haussant les épaules, tandis qu’elles marmonnaient :

— Sainte Croix !…En leur for intérieur, les gens s’étonnaient qu’un enfant

musulman puisse être aussi blond. On disait que sa famille devait avoir des origines kurdes. Quand ils le voyaient du balcon de leur maison, ils le hélaient en faisant “pst”, ou même en l’appelant par son prénom, et s’ils venaient à passer devant la maison, ils glissaient la main dans ses boucles et lui caressaient la joue à la dérobée, jusqu’à ce qu’il s’échappe pour aller frapper son ballon contre le mur, tout seul, avec une ardeur qui ne faiblissait pas.

Il lançait le ballon, il rebondissait ; il le lançait encore plus fort, il rebondissait à nouveau, et ainsi de suite. Jusqu’au

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jour où Maysaloun découvrit, en jetant un œil pour s’as-surer que tout allait bien, que le mur était couvert de dessins au fusain figurant des têtes de femmes, chacune avec deux tresses, sous lesquelles il avait écrit les noms de sa mère, de sa sœur et des visiteuses du matin – Emm Ahmad, Fatmeh Halawani ou la hajjeh Iftikhar. Se reculant pour taper dans le ballon, il hurlait de joie quand il en touchait une ! Maysaloun s’était mise à rire sous cape, mais elle n’en avait rien dit à personne. Elle n’était pas non plus allée répéter à sa mère que Nizam jouait avec deux garçons du voisinage qu’elle avait entendus blasphémer contre la “toute-puissance divine” et insulter les morts, ni que leurs injures le mettaient en joie, qu’il en riait longuement, et même renchérissait, en inventait d’autres qu’il essayait sur tout ce qui bougeait dans les parages : un oiseau qui battait des ailes, un tracteur qui n’arrêtait pas de ronfler… Il les débitait à la chaîne, en riant aux éclats, et ses deux camarades ne se lassaient pas d’imiter son accent de Tripoli, répétant les mots à sa suite en s’esclaffant à leur tour. Avec eux, il faisait la chasse aux chats et aux chiens, et il traquait les nids de moineaux. Quand les visiteuses s’en allaient, il continuait à jouer dehors aussi longtemps que possible, jusqu’à ce qu’il entende corner la voiture de son père. À ce moment-là, il jetait le ballon à ses deux acolytes cachés dans le fond pour qu’ils puissent jouer sans lui, et il se dépêchait de rentrer déjeuner avec la famille, engloutissant tout ce que ses mains pouvaient atteindre sur la table – il faut dire qu’il restait toute la matinée sans penser à manger. Après cela, il était réduit à un silence absolu parce que aussitôt que son père avait fini de raconter à sa femme comment un caïd du souk de l’or, par exemple, venait d’être tué en ville par un jeune qui n’avait pas supporté que l’autre l’humilie, il s’allongeait sur le canapé du salon plutôt que dans la chambre à coucher, prétendant chaque fois qu’il ne

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dormirait pas longtemps. Alors on ne pouvait plus écouter la radio, ni même se parler, de crainte de le réveiller – car ses allers et retours quotidiens l’épuisaient.

À nouveau, Nizam s’éclipsait pour aller jouer au ballon dans la cour en visant les têtes de ces femmes. Il s’était d’ail-leurs mis à associer au jeu ses deux camarades. Un jour, l’un d’eux envoya le ballon si haut qu’il alla se perdre derrière le mur. Nizam en fit le tour, agacé et essoufflé, en menaçant le fautif. C’est là qu’il trouva ouverte la porte de fer.

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Se hasardant à l’intérieur du jardin, il fit quelques pas puis s’arrêta pour tendre l’oreille, repérer s’il y avait quelqu’un, avant de continuer à s’avancer avec crainte, comme s’il péné-trait un monde de mystères insoupçonnés. Contemplant le noyer luxuriant transpercé par le soleil qui rendait ses feuilles translucides, dans la fine poussière flottant le long des fils de lumière s’étirant dans le jardin, il en oublia ce qu’il était venu chercher. Il s’approchait d’un énorme rosier rouge, à l’ombre duquel on pouvait s’asseoir, quand il entendit siffler un homme qui apparut avec un sécateur dans une main et le ballon de Nizam dans l’autre main. De taille moyenne, il avait les épaules hautes et sa mise fringante lui donnait l’air de quelqu’un au métier distingué : pantalon à bretelles, che-mise propre boutonnée jusqu’en haut, panama blanc. Seules ses bottes en caoutchouc, pleines de boue, trahissaient son travail au jardin.

C’est ainsi que Nizam fit la connaissance de Thomas* Bou-Chahine, qui l’appela par son prénom. Ayant récupéré le ballon, il ne se dirigea pas pour autant vers la porte : il resta là à considérer les perspectives offertes par le jardin. Son regard questionnait les petites caisses cubiques autour

* Touma, en arabe.

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desquelles tournoyaient des abeilles et guettait le chien de chasse noir et blanc qui suivait son maître en remuant les oreilles. Quelques instants plus tôt, il n’aurait pas imaginé l’existence de tout cela derrière ce pauvre mur.

Puis Thomas disparut derrière un bosquet. Nizam en profita pour imiter le miaulement du chat, histoire de nar-guer le chien, qui se mit subitement à lui aboyer à la face. C’est là que Thomas revint, ses larges paumes pleines de cerises rosées et riantes qu’il versa dans les mains du garçon, à peine assez grandes pour en recueillir quelques-unes. Il le raccompagna jusqu’à la porte, observant comment il s’était mis à les engloutir, les yeux luisants et presque fermés de plaisir.

Le lendemain, aussitôt descendu jouer, Nizam se précipita vers la porte du jardin, mais cette fois, il la trouva fermée. Il se mit à tambouriner dessus, d’abord avec son poing, puis en lançant des pierres. Rien ne se passa. Il resta un moment immobile, puis attrapant son ballon, il tira dedans pour l’envoyer très haut et très loin, comme si le faire tomber au milieu du jardin était la formule magique pour y pénétrer. Et en effet : quelques instants plus tard, il entendit grincer la porte, alors il accourut, joyeux et haletant. Thomas était en train de lui peler une poire d’une variété juteuse, dite “tête de mule”, qui lui éclaboussa le visage et les vêtements. Il se mit à croquer poire sur poire en riant – il en était déjà à trois –, et Thomas, qui les pelait à toute allure, manqua se couper la main. Tout en déglutissant, Nizam prenait garde au chien qui tirait inlassablement la langue à ses côtés. Mais Thomas commença à lui montrer comment s’approcher de lui pour l’apprivoiser.

— Rex, va fermer la porte !Et le chien de se dépêcher d’obéir. Thomas lui raconta

que les premières fois, il faisait claquer la porte de fer, mais

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il l’avait dressé pour qu’il apprenne à la fermer doucement. Il demanda à Nizam de le caresser puis de mettre sa main entre ses mâchoires. De ce moment-là, le chien se mit à courir à sa rencontre dès qu’il passait la porte du jardin et à l’y raccompagner quand il rentrait chez lui, toujours bien plus tard que l’heure fixée par ses parents.

Cette fois-là, Maysaloun l’avait bel et bien perdu. Comme elle criait son nom, il revint dans la cour pour qu’elle le voie, dans ses habits tachés de toutes les couleurs des fruits. Il demanda à rentrer plus tard parce qu’il était occupé à pré-parer de la glu pour capturer les oiseaux, mais Mahmoud intervint en personne pour le ramener à la maison avant le coucher du soleil.

Quand il revint le lendemain, Thomas lui apprit com-ment attraper les cigales au dos teinté de vert et de noir : on leur attachait la tête avec un fil très fin pour les enfermer dans des boîtes d’allumettes remplies de feuilles de rosier. Quand on les faisait sortir pour les laisser voler, en tenant le bout du fil, il fallait leur chanter une chanson pour qu’elles ne soient pas tristes d’être restées prisonnières :

Si tu es une femelle, dors, dorsSi tu es un mâle, lève-toi, lève-toi…La deuxième fois, Nizam fit exprès de lâcher le fil. La

cigale s’envola, mais le fil qui pendait derrière elle alla se prendre dans les branches d’un rosier. Alors, y plongeant la main, il endura les piqûres d’épines et la délivra, avant de redemander une cigale à emprisonner.

— Pour qu’ensuite tu la laisses s’envoler ?Le prenant par les épaules, Thomas lui faisait faire le tour

du jardin. Il lui mettait son chapeau sur la tête. Il lui mon-trait comment les voisins négligeaient leur terrain, envahi par les broussailles qui attiraient les serpents. Il lui disait de ne pas toucher au prunier à fruits jaunes, là-bas, même si

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l’une de ses branches passait par-dessus la frontière de son jardin :

— Il n’est pas à nous, celui-là.Nizam s’arrêtait près d’un pommier sauvage et tapotait

son tronc en demandant :— Et lui, il est à nous ?Thomas se mettait à sourire, et le cœur rempli d’aise, il

lui faisait goûter ses petits fruits verts à la saveur aigrelette.Ses parents avaient fini par être rassurés qu’il passe tout

ce temps au jardin de Thomas. Ainsi ils ne l’entendaient plus ronchonner à longueur de journée comme aux premiers temps de leur installation – ils avaient bien cru qu’il allait leur gâcher l’été. Et il avait cessé de se réveiller plusieurs fois par nuit en pleurant de terreur. Maysaloun s’était rendu compte que les jours où on le laissait rester à sa guise dans le jardin, il n’avait pas de cauchemars. Mais si on l’en privait, il se voyait à nouveau courant à perdre haleine sous la pluie, au beau milieu de la nuit, le long de la rue Port-Saïd dans le quartier du Port. Ils connaissaient son rêve par cœur… À présent, ils fermaient les yeux quand il s’attardait un peu au jardin, voire quand il rentrait après la tombée du soir. Thomas en profitait pour lui montrer les lucioles qui vole-taient à portée de main en clignotant dans le noir. Il le met-tait au défi de les attraper, mais le garçon avait beau essayer cent fois, il n’y arrivait jamais. Cela faisait rire Thomas. Il lui expliquait que lorsqu’il refermait sa paume sur la luciole, croyant qu’elle ne pourrait pas s’en échapper, elle s’était déjà éteinte et envolée ailleurs. Il essayait encore et encore, et à la fin il s’énervait, boudait, pleurait, prêt à se frapper la tête contre le tronc du noyer. Pour le calmer, Thomas en attrapait une d’un geste vif, puis il la lui donnait. Seulement Nizam insistait pour les chasser lui-même, alors le temps filait sans qu’il s’en aperçoive. Quand on l’appelait une

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énième fois de la fenêtre de la maison, il finissait par rentrer chez ses parents, une paume pressée contre l’autre, persuadé qu’il tenait là cette petite chose scintillante et retardant le plus possible le moment de relâcher son étreinte. Jusqu’à ce qu’il soit obligé de se laver les mains pour passer à table. Alors il se rendait compte que depuis qu’il avait quitté le jardin, c’était de l’air qu’il tenait enfermé.

Dès les premiers jours, il avait été tellement curieux et insistant que Thomas avait dû lui expliquer comment il tirait sur les taupes avec son fusil de chasse pour mettre fin à leurs nuisances. Quand le petit s’aventurait à fourrer sa main dans une butte de terre pour en dénicher une, il l’en empêchait parce qu’il pouvait se faire mordre. Il lui montra la courtilière, ennemie des tomates, le ver des arbres, qui ronge et dessèche le bois des cerisiers, et les pucerons qui recouvrent les feuilles de noyer. Voilà que le jardin se trans-formait en un terrain de bataille ; bataille sans repos contre des ennemis que Thomas surveillait de près, avec un remède et une arme pour chacun.

Dès qu’il s’éloignait quelques instants pour dévier une rigole d’irrigation, Nizam se dépêchait de grimper dans le mûrier pour se gaver de mûres. Quand Thomas revenait, il le trouvait là avec son visage, ses mains et ses vêtements tout tachés. Rentré à la maison, il se faisait punir : il n’irait pas au jardin le lendemain. Mais quand il y retournait, la mine épanouie, roulant ses regards de tous côtés, Thomas le portait sur ses épaules pour lui éviter d’escalader les arbres – même s’il lui salissait ses chemises et tirait sur ses bretelles qu’il relâchait en lui meurtrissant les épaules –, et il le hissait à bout de bras pour que sa petite main puisse atteindre le sommet du prunier reine-claude. Un jour, du haut de son perchoir, le garçon demanda :

— Qui est-ce ?

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Il pointait du doigt saint Mamma*, le soldat romain qui avait embrassé le christianisme. Parce qu’il avait été fait martyr le jour de ses noces, c’était le saint patron des jeunes mariés de Hawra. Pas un cortège nuptial ne passait devant son sanctuaire sans que les mariés mettent pied à terre pour y allumer un cierge. Or son icône se trouvait aussi dans le jardin de Thomas, à l’intérieur d’une réplique miniature du sanctuaire, taillée dans la roche et fermée par un portique de fer devant lequel brûlait un cierge… Son nom fit rire Nizam, mais son histoire l’effraya.

— Rakhimeh l’aime beaucoup. Elle dit qu’il éloigne le mauvais œil de nous et du jardin, dit Thomas avec un sou-rire, l’air de dire qu’il ne croyait pas à ces choses.

Rakhimeh Bou-Chahine. Il l’avait entendue avant de la voir.

— Thomas, criait-elle de sa petite voix chevrotante.Elle avait les pommettes rouges, comme si un jour elle

avait eu terriblement honte et que ses joues aient gardé cette couleur inaltérable. Rakhimeh était délicate, elle portait des robes à pois, sa mantille était noire avec des broderies. Elle la pliait et la dépliait d’un geste lent et humble ; elle ne la mettait devant son visage que pour entrer à l’église Saint-Joseph. Ses cheveux avaient toujours l’air humides, comme s’ils venaient d’être lavés. Elle sentait la lavande, et d’autres choses encore.

Tous ceux qui serraient Nizam contre leur poitrine, sa mère, ses tantes, et même son père, mais rarement, uni-quement quand il rentrait d’un voyage organisé de deux semaines où il avait accompagné ses clients – Sabah ne com-prenait pas pourquoi il les accompagnait –, tous l’embras-saient avec ardeur ou l’attrapaient avec leurs grosses mains.

* Ou saint Mammès.

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Il y en avait même qui tiraient ses joues rebondies en guise de cajolerie. Tous ces gens l’étouffaient. À bout de patience, il se mettait à pousser un long refrain plaintif, et se débattait à coups de pieds et de mains pour leur échapper.

Il n’y avait qu’avec Rakhimeh… Parfois quand elle lui enlaçait la tête, il aurait voulu qu’elle prolonge son étreinte et que son visage reste enfoui dans sa poitrine. Il ne se lassait pas de son odeur. Comme ce jour où elle lui dit de fermer les yeux pour lui passer une chaîne autour du cou. Une chaîne avec une pierre bleue en pendentif qu’elle avait demandé à son époux d’acheter au souk de l’or, à Tripoli – où il allait de temps à autre faire des provisions d’engrais, de produits contre les taches noires des agrumes et de pièges à mulots. À vrai dire, elle lui avait parlé de cette chaîne dès le jour où il l’avait conduite à la fenêtre pour lui montrer le garçon, à l’arrière de la maison, qui s’exerçait à lancer son ballon avec la tête contre les portraits de sa mère et de ses compagnes.

— C’est qu’il y a des yeux avides ! avait-elle déclaré en lui attachant le collier et en lui embrassant les joues, sans presser son visage entre ses mains.

Il n’avait pas compris ce qu’elle avait dit, mais il avait bien senti qu’elle voulait le protéger des envieux. Bien qu’elle ne lui ait pas demandé de garder la chose secrète, il avait pré-féré cacher cette pierre à ses parents, et même à Maysaloun – pour éviter qu’elle ne se moque de lui. Sa mère l’avait découverte deux jours plus tard en l’aidant à faire sa toilette. Elle s’était abstenue de la lui enlever pour ne pas défier le sort. Elle ne lui avait pas demandé non plus qui la lui avait donnée : elle s’était plu à croire qu’elle avait été envoyée à son fils par quelque puissance occulte qui veillait sur lui.

Rakhimeh mettait toujours de la lavande dans la poche du tablier qu’elle portait par-dessus sa robe. Nizam lui en volait quelques brins dont il égrenait les petites fleurs

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violettes dans le vent. Elle prenait soin de son odeur. C’était quelqu’un d’agréable, Rakhimeh… Sa mère, elle, passait son temps à se faire belle. Comme elle était toujours tirée à quatre épingles, il ne pouvait pas s’approcher d’elle sans qu’elle lui crie :

— Enlève tes mains de là !Quand il la touchait, il fallait toujours qu’il lui abîme

quelque chose : la coiffure, les ongles, le fard à joues, les plis de la robe qu’elle venait d’arranger patiemment avec son fer à repasser. Avec Rakhimeh, tout était permis. Il pouvait lui faire ce qu’il voulait, lui abîmer ce qu’il voulait, rester assis une heure sur ses genoux, gribouiller sur son visage et ses mains, lui tortiller les cheveux, essuyer sa bouche pleine de jus de mûres contre son tablier.

Son premier été, il l’avait surtout passé en compagnie de Thomas. Mais un jour où il était las du jardin, il avait voulu entrer dans la maison. Rakhimeh l’avait emmené dans la cuisine et, à son tour, elle lui avait montré les pots de confiture et les bocaux de conserves alignés sur une éta-gère bien haute. Rakhimeh faisait des réserves de toutes les choses qu’elle aimait. Comme Nizam se mettait sur la pointe des pieds pour essayer de les atteindre, elle le fit monter sur une chaise. Il s’étonna des minuscules tomates vertes. Elle lui ouvrit une conserve de petites aubergines farcies de noix et d’amandes, lui fit goûter les abricots et les raisins au sirop.

— Tout ça, c’est à toi, comme le pommier sauvage…Thomas lui avait tout raconté.À l’approche de la rentrée des classes, elle se proposa de

l’aider à travailler sa lecture et son écriture. Thomas l’avait menacé de ne plus le porter sur ses épaules, et de ne plus l’encou rager à prendre dans sa main l’oisillon nu – à condi-tion de le remettre ensuite dans son nid par pitié pour sa

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mère –, s’il ne s’appliquait pas pendant les leçons que lui don-nait Rakhimeh, fût-ce une demi-heure par jour. S’agissant des exercices de calcul, c’était bien le maximum de supplice qu’il pouvait endurer. Après cela, il se dissipait, un cortège de fourmis détournait son attention, l’envie lui prenait de siffler un moineau, ou de donner une tâche à faire au chien.

Elle apportait un vieux cahier ligné, et s’asseyant à côté de lui sur le banc de pierre du jardin, elle lui prenait la main, ses jolis doigts guidant les siens pour qu’il ne dépasse pas les lignes. Quand il était au soleil, elle essuyait sa sueur et lui donnait de l’eau à boire avant qu’il n’en réclame. S’il avait bien écrit, elle lui promettait un tour du village sur cet âne blanc que son propriétaire – un homme en sarouel coiffé d’un tarbouche rouge – sortait le dimanche pour pro-mener, contre quelques pièces, les petits vacanciers dont le bonheur n’était à son comble que s’ils avaient chacun une petite girouette de papier coloré, qu’ils se brandissaient les uns aux autres tout le long du trajet.

Jour après jour, les amies de Sabah commençaient à s’étonner de ne jamais voir son fils. Tout en leur servant de la knafeh* au fromage, elle leur expliquait que “les voi-sins” étaient des gens tout à fait charmants – et elle priait le Seigneur pour qu’il leur donne des enfants et qu’il en donne à tout le monde. Elle affirmait qu’elle préférait que Nizam passe son temps au jardin d’à côté, parce que, au moins, cela lui évitait d’avoir de mauvaises fréquentations. Baissant la voix, elle disait que “les gens du coin” – et là elle dessinait

* Dessert sucré-salé cuit dans un grand plateau rond, consistant soit en une couche de fromage fondant recouverte d’une couche de semoule croquante, soit en une couche de fromage fondant entre deux couches de cheveux d’ange croquants. Dans les deux cas, le dessert est servi chaud, arrosé de sirop de miel ou de sucre et parsemé d’éclats de pistaches.