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87 1 avril

Schiavetta-Bernardo_article traduction en français de_BORGES_Nuit_Cyclique_RevuePoésie2001- traduire_retraduire

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  • n 87 1avril

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    Retours sur l'ternel Retourpar Bernardo Schiavetta

    La marche me conduisit au coin d'une rue {...} le figuier faisait del'ombre l'angle. {...} Sur la terre trouble et chaotique, un mur rosesemblait non pas accueillir la lumire lunaire, mais pandre la siennepropre. Rien, je pense, ne saurait mieux nommer la tendresse, que cerose. {...} Je pensai, srement voix haute: cc C'est la mme chose qu'ily a trente ans. " {...) Cette pure reprsentation de faits homognes (nuitsereine, petit mur limpide, odeur provinciale de chvrefeuille, boue fon-damentale) n'est pas simplement identique celle qui se produit au coinde cette rue, il y a tant d'annes: c'est, sans ressemblance ni rptition,la mme. Si l'intuition d'une telle identit nous est possible, le temps estune tromperie : qu'un moment de son apparent hier ne soit ni diffrentni sparable d'un moment de son apparent aujourd 'hui, cela suffit pourle dsintgrer.

    Cette page crite en 1928 , dont je viens de citer quelques extraitssignificatifs, fut ensuite incluse par Borges dans sa Nouvelle rfuta-tion du temps 1.

    Le rose du mur deviendra bleu en 1940, dans La NuitCyclique , mais le coin de rue, le figuier, la mditation sur letemps resteront sensiblement les mmes.

    Borges affirme plusieurs reprises que certains de ses pomeset proses sont fondamentalement identiques 2 . Il crit, parexemple: " Alexander Selkir" ne diffre pas notoirement d" Ody-se, livre XXII", "Le Poignard" prfigure la milonga que j'ai inti-tule "Un couteau du Nord" et peut-tre le rcit "La Ren-contre " 3.

    En fait, Borges a souvent soutenu que les diffrences entre les formes de la prose et celles du vers lui paraissaient acciden-telles 4.

    1. uvres Compltes, Gall imard, 1993 (tome 1) et 1999 (tome Il), coll. La Pliade (ti t redsormais abrg en O.C.) tome l, page 809.2. Cf. O.C. Il. p. 1408.3. Cf. O.C. Il, pp. 65-66.4. Cf. O.C. Il, p. 152.

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    Paradoxalement donc, lorsqu'une prose de 1928 et un pomede 1940, sont fondamentalement identiques , l'important ne sesitue pas peut-tre au niveau de leur identit, mais de leurs dif-frences : les accidents qui les individualisent. Le plaisir littraireque ces textes procurent (qu'ils me procurent) pourra en cons-quence se doubler et se fonder sur une jouissance de leurs moyensformels.

    Dans le cas d'un texte en vers rguliers, comme La Nuitcyclique , l'important sera alors de percevoir que telles articula-tions d'une phrase sont soulignes par une csure, ou que tellesautres sont disloques par un enjambement, ou bien que ce mot-ci(et pas un autre) se trouve coupl par un effet de rime avec cemot-l (et pas un autre).

    Une telle conviction me pousse proposer une nouvelle ver-sion de La Nuit cyclique ,

    Ma dmarche est tmraire, car ce pome a dj t traduitpar Ibarra, version que Borges a explicitement choisie pour figurerdans l'dition canonique de ses uvres Compltes, dans la collec-tion de la Pliade.

    Il est amusant de rappeler ici que Borges, dans sa prface auCimetire Marin traduit par Ibarra en espagnol, proposait au lec-teur de considrer comme l'original le texte d'Ibarra, dont l'imita-tion ralise par Valry ne rendait qu'imparfaitement l'effet 5 ,

    Michel Lafond, dans Les Figures de l'Autre 6 dsapprouve: unrelev minutieux de tous les carts entre textes de dpart et textes d'arri-ve s'avrerait, avec un traducteur comme Ibarra, tout fait vain,dans la mesure o tout, ou presque, est cart .

    Certes, les textes de Ibarra sont infidles la lettre. Ils sontdes paraphrases plutt que des transcriptions. Mais pourquoiBorges les a-t-il lui-mme approuvs?

    Ibarra a suivi une certaine ide de la fidlit formelle entre letexte de dpart et le texte d'arrive, dans une transposition proso-dique qu'il appelle sa mise. en vers franais des pomes deBorges. Il s'en est expliqu longuement dans l'Avant-propos del'dition Gallimard (1970) des uvres Potiques (1925-1965) 7,5. Cf. 0.C.11, p. 441.6. M. Ramond, d., Toulouse, PUM, 1991 , p. 192.7. Cf. O.C. Il, p. 1121.

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    Examines de prs (grce aux outils mis au point par JacquesRoubaud dans sa Vieillesse d'Alexandre, Ramsay, 1988) les caract-ristiques formelles d'Ibarra sont celles d'une prosodie franaisecorrespondant aux pratiques noclassiques de Valry. Cette pro-sodie n'admet pas le hiatus; elle compte les syllabes selon uneprononciation la fois tymologique et arbitraire, s'oblige res-pecter l'alternance de rimes terminaisons masculines et fmi-nines et surtout pratique la rime pour l'il et pour l'oreille , cequi revient viter de rimer des pluriels avec des singuliers, desfminins avec les masculins, etc. Bref, Ibarra reprend Malherbe etBoileau, mais il laisse passer quelques trimtres hugoliens etadmet souvent une csure mobile de l'alexandrin, selon unepratique dj prsente, occasionnellement, chez Mallarm etVerlaine.

    Peut-tre (et ce peut-tre se veut trs modestement borgsien),si pour Borges les paraphrases d'Ibarra ont pu devenir en quelquesorte les originaux franais de ses pomes, c'est tout simple-ment parce qu'elles respectent une certaine prosodie franaise,laquelle lui semblait tre l'quivalent de la sienne.

    Je pense que Ibarra d'abord, et que Borges sa suite, se sonttromps sur ce point.

    En effet, dans la tradition de langue espagnole, l'alexandrin(alejandrino ou verso de catorce) ne possde pas les mmes connota-tions historiques que l'alexandrin franais. Quasiment inconnudes grands classiques, ce mtre est typique de Modernismehispano-amricain, cole littraire dont l'panouissement datedu dbut du xx" sicle. Il est toujours, par ailleurs, un verscompos dont les deux hmistiches restent ncessairement ind-pendants, sans jamais connatre les phnomnes d'lision aprsl'accent tonique de sixime syllabe qui solidarisent les deux hmi-stiches franais; pour cette raison, sa csure est toujours du typedit pique , et elle n'est jamais mobile. Or dans La Nuitcyclique Borges efface totalement la csure :

    Las repblicas, los caballos y las mafianasPar ailleurs, le pome prsente une frquente discordance entreles structures syntaxiques et les structures mtriques. Cela rsultedu taux trs lev d'enjambements et de contre-enjambements,

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    non seulement l'intrieur des strophes, mais la frontire entredeux strophes.

    Ces trois faits : le choix de l'alejandrino moderniste, l'efface-ment total d'une csure (phnomne rarissime en espagnol) et ladiscordance syntaxico-mtrique font que la prosodie de La Nuitcyclique ne peut nullement tre considre comme noclassiquedans le contexte de la tradition de langue espagnole.

    Il est donc erron de traduire le pome au moyen d'une pro-sodie homologue celle de Valry. Autrement dit, le type de pro-sodie franaise utilis par Ibarra est totalement anachronique parrapport celle utilise par Borges.

    Il me semble donc plus logique (comme l'a fait parfois ClaudeEsteban traduisant certains des derniers recueils potiques deBorges) d'adopter un tat plus rcent de la prosodie franaise .Cette prosodie admet le hiatus, lide les e muets l'intrieurdes mots (rue, armes) et compte les syllabes selon la prononcia-tion contemporaine; elle ne garde que les rimes pour l'oreille, etabandonne surtout l'alternance masculin/fminin, source de tantd'carts chez Ibarra.

    Cette souplesse dans le choix des rimes m'a permis de suivreune rgle personnelle de traduction, celle de conserver, au hasarddes ressemblances entre les deux langues, les quivalents franaisdes couplages de rimes de l'original espagnol.

    La deuxime, la quatrime et la cinquime strophes en sont lemeilleur exemple. La squence centauro / lapita / infinita / mino-tauro , par exemple, peut tre parfaitement rendue par centaure/ Lapithe / sans limites / Minotaure . Toutes ces rimes sont fmi-nines en franais. Ibarra, ayant choisi de respecter l'alternancemasculin/ fminin, ne pouvait pas, videment, retenir cetteoption.

    Une telle proximit de son et de sens n'est gure possible ail-leurs. Ainsi, dans la huitime strophe, le couple palace / espace aurait pu reproduire, du point de vue strictement phonique, palacio / espacio , mais l'cart smantique entre les deux fauxamis palacio / palace aurait t norme (et ridicule).

    L o nul couplage de rimes franaises ne pouvait reproduirele couple original, j'ai choisi de garder l'un des deux mots commelment de base. Ensuite, lorsque c'tait possible, je l'ai fait rimer

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    avec quelque autre mot dj prsent dans le contexte. Ainsi, dansla cinquime strophe, j'ai conserv la solution de Ibarra, qui rem-place espace ) par vide ), permettant ainsi la rime avec aride ),mot qui traduit l'adjectif rido ), prsent l'intrieur dudeuxime vers de la strophe originale. Une solution semblable m'apermis de faire rimer Soler / militaire ) dans la septime strophe.En d'autres occasions, j'ai gard comme lment de base les motstypiquement borgsiens : suefio i (songe), incesante i (inces-sant), ou bien les mots les plus significatifs: abismo ), dianas ),etc.

    En dehors de cette rgle concernant les rimes, j'ai tent d'ensuivre une autre, celle de reproduire les caractristiques spci-fiques du style et de la syntaxe borgsiennes, parfois la mmeplace que l'original, parfois avec un certain d calage.

    Le style de La Nuit cyclique ) comporte, comme soncontenu thmatique, de bien tranges alliages. Ainsi, une ava-lanche d'rudition grco-romaine sert d'introduction un tableaude couleur locale d'une promenade portgne, ponctue de quel-ques perplexits m taphysiques . De mme, une loquence direc-tement sortie du Sicle d'Or, parseme de tournures archasanteset de latinismes prcieux (par exemple l'adjectif agravadas )),cxiste avec d 'humbles mots du parler argentin (comme vereda )) qui pourraient servir pour une milonga. Et, sans criergare, voil une prosaque note de manuel philosophique sur DavidHume.

    Du mme sein natra l'homme qui cette rimeVient. Des armes de fer difieront l'abme.(David Hume d'Edimbourg a dit la mme chose.)

    Dans cet exemple, j'ai volontairement introduit une in~ersion sui-vie d'un enjambement violent (qui reproduit un enjambementviolent de l'original). Cela donne une ide du ton trs recherchde certaines parties du pome ; cela permet galement de mieuxsouligner l'allusion sibylline, apocalyptique, la Deuxime GuerreMondiale (le pome est de 1940), et l'incongruit de la parenthsefinale. La magie borgsienne, en espagnol, est faite de cesincongruits.

    Par souci de bon got, force de vouloir viter les lourdeurs,

  • de faire lgant , beaucoup de traductions franaises gommentles dissonances stylistiques et rduisent nant les particularitsdes auteurs traduits. Ainsi, on a pu dire rcemment qu'un certaintraducteur avait transform les sonnets de Shakespeare en badi-nages d'un terne pote du XVIII e sicle. Pour Borges, l'absencevoulue de discordances stylistiques est le dfaut le plus constantdes lettres franaises 8 .

    Traduire, retraduire / Bernard o Sc h iavetta,

    8. Cf. O.C. II, p. 51.

    La version franaise que je propose ic i doit beaucoup Jan Baetens et Gabriel Saad,mais el le doit beaucoup plus Franois-Michel Durazzo, avec qui j' ai chang unelongue correspondance ce sujet. Nous avons parfois t en dsaccord, mais il m'aconvaincu de la justesse de beaucoup de ses opinions. Parmi bien d'a utres dtails, ilm'a suggr, en bon hellniste, de mett re l'Aphrodite d'or la rime dans la premirestrophe, pour souligner la rfrence l'Aphrodit chryseia homrique. Je lui dois l'excel-lente solution ne me vaut 1cheveau de la sixime strophe, ainsi que, dans la c in-quime strophe, le choix de la couleur bleu cleste ; je tro uvais que la nuance ainsidsigne en franais ta it trop intense par rapport aux nuances du celeste argen-t in; mais garder la sonorit d'un couplage de rimes est une ralit plus forte que levague souvenir de ces murs aux tons dlavs, que j'ai pu encore voir enfant, et qui nesont plus depu is longtemp s.

    Franois-Michel Durazzo a galement servi d' intermdiaire avec Madame MariaKodama, laquelle a bien voulu autoriser la publicat ion de cette nouvelle traduct ion de la Nuit cyclique , Je leur en exprime ici toute ma grat itude.

    Bernardo Schiavetta

    Bernardo Sch iavetta est n en Arg ent ine. Il a publi en espagnol plu-sieurs livres de nouvelles et de posie, dont Formulas para Cratilo(Madrid, Visor, 1990) qui a reu le prix Loewe. Il crit dsormais enfranais et dirige une publication annu elle en format livre (272 pages) :Formules, revue des littratures contraintes (d. Nosis). Le numro 2(1998) de Form ules a t consacr Tradui re la Contra inte .

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  • Traduire, retraduire:Michel Orcel! Le TasseBorges! Bernardo SchiavettaAndr Markowicz ! Pouchkine

    Champ libre:Claude BerJean SeisserAlain Suied

    Deux potes bulgares:Kiril KadiiskiNikola Kantchev

    Chants du monde:Posie tlougoue moderne

    Voix Vives

    Peintures de Riccardo Licata

    revue bimestriellefonde par Pierre SeghersBorges 1Bernardo SchavettaAndr Markowicz ! Pouchkine

    Champ libre:Claude BerJean SeisserAlain Suied

    Deux potes bulgares: