21
PHILOSOPHIQUES 27/2 — Automne 2000, p. 403-423 La science et le problème de la liberté humaine * PAUL AMSELEK Université de Paris II PHILOSOPHIQUES 27/2 — Automne 2000, p. Philosophiques / Automne 2000 RÉSUMÉ. — Le problème traditionnel de l’antinomie entre la liberté humaine et le déterminisme que suggère la science est un faux problème. Cette antinomie repose sur une double mystification, qui affecte les deux termes traditionnelle- ment mis en opposition : une mystification du côté du « déterminisme », d’une part, et une mystification du côté de la « liberté », d’autre part. ABSTRACT. — The traditional problem of the antinomy between human free- dom and the determinism suggested by science is a false problem that calls not for solution but for dissolution. This antinomy rests on a double mystification, which concerns both of the traditionnally contrasted terms: a mystification with respect to “determinism”, and a mystification with respect to “freedom”. Mon propos ici est d’évoquer une question très classique en philosophie morale et juridique, mais qui, malgré l’abondante littérature à laquelle elle a donné lieu, a conservé intact son caractère à la fois crucial et énigmatique. D’un côté, la science nous apparaît se placer sous le signe de la nécessité et postuler un déter- minisme des choses du monde : c’est parce que les choses obéissent — doivent inexorablement obéir — à des lois que la science est possible. D’un autre côté, nos expériences éthiques — et notamment juridiques — de direction des con- duites humaines se placent, elles, de toute évidence sous le signe de la liberté. C’est ce que William James a appelé le « dilemme du déterminisme » 1 . Ce dilemme est ressenti profondément dans nos esprits et il imprime, à la limite, une espèce de schizophrénie à nos attitudes de pensée : dans notre vie courante, en effet, nous éprouvons spontanément, comme une donnée immédiate de la conscience, le sentiment d’être libres, d’être maîtres et res- ponsables de nos actes, des faits et gestes que nous accomplissons — comme celui que j’accomplis présentement en vous parlant ; « la liberté est une sen- sation, cela se respire », disait en ce sens Paul Valéry 2 . Mais dès que nous pensons à la science, à l’expérience scientifique, surgit en nous l’idée — le spectre — d’un déterminisme et d’une absence de liberté dans le monde, y compris pour les êtres humains qui en font partie. Avant l’apparition des lois scientifiques de type probabiliste et alors que régnait à l’horizon de la science l’idée d’un déterminisme absolu, les tentatives pour surmonter ce dilemme et sauver la liberté humaine ne pouvaient être * Ce texte est une version remaniée d’une conférence prononcée le 23 avril 1998 à l’Institut de Philosophie du Droit de l’Université de Rome « La Sapienza ». 1. James, William, « The dilemma of determinism », in The will to believe, New-York, 1897. 2. Valéry, Paul, Chronique dans Le Figaro du 2 septembre 1944.

science et liberté humaine

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: science et liberté humaine

PHILOSOPHIQUES 27/2 — Automne 2000, p. 403-423

La science et le problème de la liberté humaine*

PAUL AMSELEKUniversité de Paris II

PHILOSOPHIQUES 27/2 — Automne 2000, p. Philosophiques / Automne 2000

RÉSUMÉ. — Le problème traditionnel de l’antinomie entre la liberté humaine etle déterminisme que suggère la science est un faux problème. Cette antinomierepose sur une double mystification, qui affecte les deux termes traditionnelle-ment mis en opposition : une mystification du côté du « déterminisme », d’unepart, et une mystification du côté de la « liberté », d’autre part.

ABSTRACT. — The traditional problem of the antinomy between human free-dom and the determinism suggested by science is a false problem that calls notfor solution but for dissolution. This antinomy rests on a double mystification,which concerns both of the traditionnally contrasted terms: a mystification withrespect to “determinism”, and a mystification with respect to “freedom”.

Mon propos ici est d’évoquer une question très classique en philosophie moraleet juridique, mais qui, malgré l’abondante littérature à laquelle elle a donné lieu,a conservé intact son caractère à la fois crucial et énigmatique. D’un côté, lascience nous apparaît se placer sous le signe de la nécessité et postuler un déter-minisme des choses du monde : c’est parce que les choses obéissent — doiventinexorablement obéir — à des lois que la science est possible. D’un autre côté,nos expériences éthiques — et notamment juridiques — de direction des con-duites humaines se placent, elles, de toute évidence sous le signe de la liberté.C’est ce que William James a appelé le « dilemme du déterminisme »1.

Ce dilemme est ressenti profondément dans nos esprits et il imprime, àla limite, une espèce de schizophrénie à nos attitudes de pensée : dans notrevie courante, en effet, nous éprouvons spontanément, comme une donnéeimmédiate de la conscience, le sentiment d’être libres, d’être maîtres et res-ponsables de nos actes, des faits et gestes que nous accomplissons — commecelui que j’accomplis présentement en vous parlant ; « la liberté est une sen-sation, cela se respire », disait en ce sens Paul Valéry2. Mais dès que nouspensons à la science, à l’expérience scientifique, surgit en nous l’idée — lespectre — d’un déterminisme et d’une absence de liberté dans le monde, ycompris pour les êtres humains qui en font partie.

Avant l’apparition des lois scientifiques de type probabiliste et alors querégnait à l’horizon de la science l’idée d’un déterminisme absolu, les tentativespour surmonter ce dilemme et sauver la liberté humaine ne pouvaient être

* Ce texte est une version remaniée d’une conférence prononcée le 23 avril 1998 àl’Institut de Philosophie du Droit de l’Université de Rome « La Sapienza ».

1. James, William, « The dilemma of determinism », in The will to believe, New-York, 1897.2. Valéry, Paul, Chronique dans Le Figaro du 2 septembre 1944.

Page 2: science et liberté humaine

404 · Philosophiques / Automne 2000

qu’illusoires et vaines ; on le voit chez les plus illustres penseurs qui se sontessayés à cet impossible exercice. Chez certains, c’est non pas la liberté elle-même mais tout au plus son nom qui est sauvegardé et, à la vérité, dévoyé puis-que utilisé pour désigner un état de non-liberté des hommes : ainsi, par exem-ple, dans son Léviathan, Hobbes développe l’idée qu’à l’instar des autresévénements du monde, « tout acte de la volonté d’un homme et tout désir ettoute préférence dérive d’une cause », de sorte que, nous dit-il, « pour celui quipourrait voir la connexion de ces causes, apparaîtrait manifeste la nécessité detoutes les actions volontaires des hommes ». Mais il y aurait, cependant, pré-tend-il, place chez l’homme pour une certaine « liberté » dans la mesure où sesdésirs ne rencontrent pas d’obstacles extérieurs à leur accomplissement3 : la« liberté », ce serait en somme l’absence d’écueils contrariant les mouvementsqui agitent la marionnette humaine. De même, selon Spinoza « les hommes nese croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions et non pas descauses qui les déterminent »4 ; mais, en réalité, tout ce qui advient dans lemonde se place sous le signe des lois naturelles et de la nécessité. Toutefois,rejoignant sur ce point les conceptions stoïciennes, ce philosophe soutientqu’en assumant de son plein gré cette nécessité, l’homme a la possibilité de ces-ser d’être passif et de devenir actif : la liberté serait la nécessité acceptée dansson for intérieur ; être libre, ce serait vivre en connivence avec son état de totaledépendance5. Comme si, du reste, ce consensus pouvait être discrétionnaire-ment donné à la nécessité omniprésente et donc lui échapper !

D’autres non moins illustres penseurs se sont essayés à sauver la libertéelle-même et pas seulement sa dénomination, mais le prix a dû en être chère-ment payé, au plan de la rigueur intellectuelle, par de véritables acrobaties duraisonnement, des tours de passe-passe de l’esprit : c’est ce qui apparaît defaçon caractéristique chez Kant. Le philosophe de Königsberg estimait, eneffet, que « toute chose dans la nature agit d’après des lois »6 ; mais il avaitconscience, d’un autre côté, de ce que l’expérience morale implique uneliberté de l’homme. Pour surmonter cette antinomie, il nous tient le raison-nement suivant. L’homme peut être considéré de deux points de vue : d’unepart, en tant qu’il appartient au monde sensible, il apparaît soumis au

3. Voir Skinner, Quentin, « Thomas Hobbes et le vrai sens du mot liberté », Archives dePhilosophie du Droit, 1991-36, p. 191 s.

4. Spinoza, L’éthique, trad. fr. C. Appuhn, Paris, Vrin, 1977, III, p. 109.5. Épictète disait déjà : « Ne demande pas que les événements arrivent comme tu le

veux, mais contente-toi de les vouloir comme ils arrivent, et tu couleras une vie heureuse » ; etcomparant la vie à une comédie conçue par Dieu, il recommandait : « Souviens-toi que tu es unacteur dramatique jouant un rôle que l’auteur a bien voulu te donner : court, s’il l’a voulu court ;long, s’il l’a voulu long. S’il t’a donné un rôle de mendiant, joue-le aussi avec naturel ; pour unrôle de boîteux, de magistrat, de simple particulier, fais de même. C’est ton affaire, en effet, debien jouer le personnage qui t’est confié ; mais le choisir est celle d’un autre » (Manuel, VIII etXVII, trad. fr. J. Souilhé et A. Jagu, Paris, Les Belles-Lettres, 1950).

6. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, trad. fr. Victor Delbos,Paris, Delagrave, 1976, p. 191 s.

Page 3: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 405

principe de causalité et aux lois de la nature pour toutes ses actions empiri-quement observables ; tous les phénomènes, y compris les phénomèneshumains, sont inéluctablement enchaînés les uns aux autres. Mais, d’autrepart, l’homme appartient aussi au monde intelligible et là, par hypothèse, iléchappe aux lois naturelles et se trouve, de par cet affranchissement même,en situation de liberté, capable d’initier ses comportements par sa seulevolonté et, notamment, de se soumettre librement à la loi morale. Commentcette liberté de l’homme en tant qu’être intelligible est-elle possible, commentest-elle explicable, alors que les actions accomplies par l’homme sous ces aus-pices de la liberté apparaissent par ailleurs, en tant qu’elles s’insèrent dans lemonde empirique, inexorablement prédéterminées ? On ne peut formulerd’explication, se contente de répondre Kant : la liberté est une suppositionnécessaire puisqu’elle est la condition même qui rend possible l’expériencemorale, mais si on essayait de l’expliquer, on ne pourrait que la détruire,l’altérer, par le fait même de vouloir ainsi l’introduire dans les rouages de lacausalité ; expliquer la liberté, ce serait la ramener à du déterminisme. Elleappartient au monde non empirique, au monde des noumènes où la scienceet ses schèmes d’explication n’ont pas accès7.

Il s’agit évidemment là d’une échappatoire astucieuse mais purementverbale que même des philosophes se situant dans la lignée de Kant n’ont pasosé reprendre à leur compte, ce qui les a d’ailleurs souvent amenés simple-ment à développer d’autres conceptions tout aussi verbeuses. C’est le cas, enparticulier, de Hans Kelsen qui a prétendu, dans sa Théorie Pure du Droit,que le déterminisme était un principe absolu parfaitement compatible avec laliberté de l’homme que postule l’expérience éthique : en effet, bien que tousses comportements lui soient implacablement dictés, l’homme apparaîtraitlibre dans la mesure où ses actes sont passibles de punitions ou de récompen-ses. La liberté ne serait pas la condition, mais l’effet — en quelque sorte lemirage — produit par l’application de règles éthiques à l’homme ; l’hommene serait pas soumis à des règles de conduite parce que libre, il serait tout aucontraire libre par le fait même d’être soumis à de telles règles : « l’homme,écrit le maître autrichien, est libre parce que et en tant que récompense,expiation, peine sont imputées à une certaine conduite humaine qui en est lacondition ; il est libre, non parce que cette conduite n’est pas causalementdéterminée, mais bien qu’elle soit causalement déterminée ... », « onn’impute pas à l’homme parce qu’il est libre, mais l’homme est libre parcequ’on lui impute »8. Il suffirait, en somme, d’adresser des commandements

7. Sur cette conception kantienne de la liberté, voir Peyron-Bonjan, Christiane, « De ladialectique de la responsabilité à la dialectique de la morale », Revue de la Recherche Juridique,1991-3, p. 675 s.

8. Kelsen, Hans, Théorie Pure du Droit, 2ème édit., trad. fr. Charles Eisenmann, Paris,Dalloz, 1962, p. 128 s. On observera que cette analyse n’empêche pas le même auteur desouligner par ailleurs qu’un ordre juridique qui s’adresserait à des hommes agissant sous le signe

Page 4: science et liberté humaine

406 · Philosophiques / Automne 2000

à un robot pour le faire accéder au statut d’être libre ! Dans cette étonnanteconception, Kelsen rejoint un autre penseur allemand néo-kantien du débutde ce siècle, dont il s’est du reste à bien des égards inspiré, Hans Vaihingeravec sa philosophie du « comme si » (als ob)9 : en obéissant à des normeséthiques, je me comporterais « comme si » j’étais libre, j’aurais une illusionde liberté, — une illusion précieuse, exaltante, méritant d’être entretenuepar-dessus mes éclairs de lucidité sur ma triste condition réelle. Cette manièrede voir a suscité chez un commentateur cette réflexion désabusée : « medemander d’obéir comme si j’étais libre est vraiment une des idées les plusétranges qu’on ait jamais inventées »10.

La voie du salut pour la liberté humaine, beaucoup ont cru la trouverdans l’idée d’un déterminisme seulement relatif ou fragmentaire suggéré parles développements de la science depuis le début de ce siècle : tout dans l’uni-vers ne serait pas entièrement et implacablement déterminé ; les productionsdu réel comporteraient des espaces — ou niveaux — intersticiels d’aléatoire,d’indéterminé, de chaos, opposant un défi à la science et à ses techniques tra-ditionnelles de réduction des phénomènes observés à du prévisible. Cesfailles du déterminisme classique sont apparues essentiellement, on le sait, àl’échelle des phénomènes microscopiques, dans la physique des quanta, puisplus récemment dans la microbiologie ; elles se sont signalées aussi de plus enplus au plan macroscopique, en particulier dans le domaine de l’astrophysi-que, où les certitudes classiques relatives à la mécanique céleste se trouventremises en cause à l’échelle de très longues périodes de temps de l’ordre deplusieurs centaines de millions d’années11.

Si le déterminisme du monde cesse ainsi d’apparaître absolu, s’il y a desespaces de « liberté » pour la nature12, ne peut-on pas prétendre aussi à uneplace pour la liberté humaine ? En vérité, les espoirs qui ont pu être nourrisdans cette voie se sont révélés bien faibles : d’une part, comment être sûr quece qu’on tient pour des failles du déterminisme ne correspond pas plutôt àdes failles de la science elle-même, à une limite — provisoire dans le meilleurdes cas — de ses moyens ? C’est en ce sens qu’Einstein, qui eut sur ce pointune controverse célèbre avec son collègue danois Niels Bohr, a pu resterjusqu’à la fin de sa vie un déterministe convaincu face au monde déroutantdes quanta, en estimant que la science parviendrait finalement à bout d’une

de la nécessité serait complètement absurde (ibid., p. 15 et 287 s. ; cpr. Théorie générale du droitet de l’Etat, trad. fr. B. Laroche et V. Faure, Bruxelles-Paris, Bruylant-LGDJ, 1997, p. 174).

9. Vaihinger, Hans, Die Philosophie des Als Ob, Stuttgart, 1911.10. Trottignon, Pierre, « La philosophie allemande », dans Yvon Belaval, dir., Histoire

de la philosophie, t. 3, Paris, Gallimard, 1974, p. 407.11. Voir Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l’harmonie, Paris, Fayard, 1998.12. L’indéterminisme auquel se heurtent les sciences de la nature est, en effet,

couramment assimilé à un statut de liberté de la nature. Voir, par exemple, Trinh Xuan Thuan,Le chaos et l’harmonie, p. 17 : « débarrassée de son carcan déterministe, la Nature peut donnerlibre cours à sa créativité ... C’est à elle de décider de son destin et de définir son futur ».

Page 5: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 407

imprévisibilité seulement apparente ; de même, pour bien des biologistesd’aujourd’hui l’indétermination du monde microbiologique correspond, nonpas véritablement à une absence de déterminisme, mais à une difficulté pourl’esprit humain de le cerner en raison du nombre considérable de facteurs encause13. D’autre part, les progrès qui ont été faits dans le même temps dansle domaine des sciences de l’homme (en sociologie, en psychologie, en neu-robiologie) ont renforcé les thèses négationnistes de la liberté humaine et ali-menté des courants de pensée divers prétendant proclamer définitivement la« mort du sujet ».

Est-on alors condamné, comme le disait Jean Hamburger, à un « débatsans fin »14 ? Doit-on se contenter de fonder l’expérience éthique en général etl’expérience juridique en particulier sur une illusion de liberté, au mieux sur unesimple hypothèse indémontrable — une espèce de pari comparable à celui queBlaise Pascal proposait à propos de l’existence de Dieu ? Mais comment envi-sager sérieusement, ne serait-ce qu’un seul instant, l’éventualité de dirigeants etde règles de conduite chez des peuples de pantins ? Comment se résigner àramener l’expérience juridique à l’image dérisoire de robots-gouvernants com-mandant à des robots-gouvernés, de robots-juges contrôlant et sanctionnant lesécarts de conduite de robots-justiciables ? Enterrer la liberté de l’homme, c’esten même temps enterrer l’entendement humain, supprimer l’intelligibilité denos comportements et nous condamner à être en quelque sorte les témoinsimpuissants et muets d’un déroulement absurde de notre vie.

En réalité, et c’est la thèse que je veux vous exposer15, ce problème lan-cinant de l’antinomie entre la liberté humaine et le déterminisme que suggè-rent classiquement la science et les lois scientifiques, est un faux problème.Wittgenstein disait qu’il y a des problèmes qu’il ne faut pas chercher à résou-dre, mais à dissoudre. C’est précisément ce que je me propose de tenter ici.L’antinomie qui nous hante me paraît, en effet, reposer sur une double mys-tification, qui affecte les deux termes traditionnellement mis en opposition :une mystification du côté du « déterminisme », d’une part, et une mystifica-tion du côté de la « liberté », d’autre part. Je vais m’attacher à dissiper tourà tour ces deux mystifications dans les deux parties de mon exposé.

13. Cf. Hamburger, Jean, La raison et la passion. Réflexions sur les limites de laconnaissance, Paris, Seuil, 1984, p. 47 s.

14. Ibid. p. 107.15. Thèse que j’ai déjà eu l’occasion d’esquisser lors d’un débat contradictoire avec Jean

Hamburger en octobre 1986 au Centre de Philosophie du Droit de l’Université de Paris II et quej’ai reprise dans mon ouvrage Science et déterminisme, éthique et liberté. Essai sur une fausseantinomie, préface de Jean Hamburger, avant-propos de Georges Vedel, Paris, P.U.F., 1988.

Page 6: science et liberté humaine

408 · Philosophiques / Automne 2000

1. Une mystification du côté du déterminisme

Je veux tout d’abord soutenir qu’à travers les conceptions déterministes dumonde que nous associons encore couramment à la science et aux lois scien-tifiques, nous restons prisonniers et victimes d’une très vieille mystificationà l’égard de laquelle notre sens critique paraît s’être complètement émoussé.Ma démonstration s’articulera, schématiquement, autour des trois proposi-tions que voici :

– première proposition : l’idée d’un déterminisme du monde est lefruit d’une assimilation anthropomorphique des lois scientifiquesà des espèces de lois juridiques en vigueur dans l’univers, aux-quelles les choses devraient obéir;

– deuxième proposition : les lois scientifiques sont, en réalité, desoutils de repérage construits par l’homme et pour l’homme ;

– troisième proposition : que le monde se prête à cette activité scien-tifique de construction d’outils de repérage efficaces, c’est sansdoute une donnée énigmatique, mais qui n’autorise pas à imaginerune « nécessité » à l’œuvre derrière ses productions.

Première proposition : l’idée d’un déterminisme du monde est le fruit d’uneassimilation anthropomorphique des lois scientifiques à des espèces de loisjuridiques en vigueur dans l’univers, auxquelles les choses devraient obéir.

À l’origine, dans toutes les sociétés antiques, les hommes ont eu ten-dance à tout ramener à leur propre image et, en particulier, à projeter leurexpérience éthique, et plus spécialement leur expérience juridique, sur lereste de l’univers : d’où les conceptions animistes et anthropomorphiquesselon lesquelles les choses de la nature, à l’imitation des hommes eux-mêmes,seraient soumises dans leurs comportements à des espèces de règles éthiques,de règles de conduite auxquelles elles auraient à obéir, à des « lois » auxquel-les elles auraient à se plier : soit des lois mises en vigueur par des actes divinsde commandement, du type de ceux qu’évoque la Bible dans le livre de laGenèse, soit des lois conçues comme naturellement en vigueur indépendam-ment de tout acte de commandement de Dieu et, pour ainsi dire, structurel-lement immanentes au monde, — qu’on se représente, d’ailleurs, ce derniercomme création divine ou qu’on le conçoive sur un fond athéiste comme, parexemple, dans la pensée bouddhiste tibétaine. Ce sont ces « lois de lanature », comme on a pris l’habitude de les appeler, qui seraient « derrière »les régularités établies dans le déroulement du cours des choses par les pre-mières démarches scientifiques humaines ; ces régularités ont été rapportéesau seul type de règles alors connu et utilisé par les hommes, les règles de con-duite, et spécialement les règles juridiques en vigueur dans les sociétéshumaines : elles correspondraient à l’observance de lois par les éléments dela nature. Il était, d’ailleurs, en même temps couramment imaginé que lanature peut parfois désobéir à ces lois, à l’instar de ce qui se passe dans les

Page 7: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 409

cités humaines16. À travers cette vision pan-juridique de l’univers s’est ainsiprofondément enracinée l’idée que la tâche de la science serait purement con-templative et descriptive : il s’agirait simplement de déceler et de décrire ceslois de la nature déjà présentes en tant que telles dans l’univers et transpa-raissant à travers les phénomènes qu’elles gouvernent.

Cette conception objectiviste de lois de la nature en vigueur dans lemonde s’est maintenue pendant longtemps dans la pensée occidentale avecdes connotations religieuses, théologiques : comme le rappelle le philosopheAndré Lalande, « le sens primitif reste présent chez les grands philosophesdu XVIIIe siècle, qui ont incorporé ce mot au langage technique de lascience : ils considèrent les lois du monde comme des Décrets du Créateur,dont on peut reconstituer les articles par suite de l’obéissance générale desêtres naturels à ce qui leur a été prescrit »17.

Par la suite, et surtout sous l’inspiration des idées positivistes, cetteconception s’est peu à peu désacralisée, épurée, en se débarrassant de touteréférence à Dieu, à un législateur transcendant : ce cordon ombilical com-promettant coupé, les lois de la nature n’ont plus été pensées que commepurement et simplement immanentes au monde, mais tout en conservantdans nos esprits la nature de règles éthiques, connotée par ce terme même de« loi », juridique par excellence. Par ailleurs, le positivisme issu d’AugusteComte a érigé la vérification par l’expérience en dogme désormais absolu : lesavant ne peut tenir pour valablement reconstituées par lui que les lois aux-quelles les comportements de la nature apparaissent toujours et invaria-blement conformes ; on a donc banni l’idée d’une possibilité dedésobéissance — à la fois résidu trop voyant d’animisme et porte ouverteaux théories scientifiques les plus extravagantes, et finalement facteur desape de la science privant ses démarches de tout socle fiable — mais tout enconservant l’idée générale que la nature obéit à des lois dont la science auraitseulement pour tâche de prendre acte, de dresser le constat.

C’est une telle conception mystificatrice de la science et des lois scien-tifiques qui a fait naître et accrédité la vision d’un déterminisme du monde :les choses du monde et les hommes eux-mêmes seraient contraints de se com-porter comme ils se comportent effectivement, en raison des lois naturelles envigueur auxquelles ils sont implacablement tenus de se conformer. La« nécessité » dans le monde vient des lois qui sont censées le régir : il suffitde cesser de concevoir les lois scientifiques comme des « lois de la nature »,comme des lois dans le monde — immanentes à lui — et pour le monde, des-tinées à l’assujettir et auxquelles il aurait à se plier, pour que s’évanouisse ànotre conscience toute idée de déterminisme associé à la science, toute réso-

16. Ce qu’illustre, par exemple, ce fragment d’Héraclite, cité par Kelsen (Théorie pure dudroit, p. 117) : « si le soleil ne se maintient pas dans le chemin qui lui est prescrit, les Erinnyes,instruments de la justice, sauront le remettre dans le droit chemin ».

17. Lalande, André, La raison et les normes, Paris, Hachette, 1948, p. 72 s.

Page 8: science et liberté humaine

410 · Philosophiques / Automne 2000

nance de contrainte. Mais cette conception naïve venue du fond des âgesreste encore de nos jours bien vivace, d’autant plus insidieusement incrustéedans nos esprits qu’elle y bénéficie précisément d’une très vieille familiarité.Comme l’observait Bergson — et ces lignes conservent la même pertinenceaujourd’hui —, « le savant lui-même peut à peine s’empêcher de croire quela loi préside aux faits et par conséquent les précède, semblable à l’idée pla-tonicienne sur laquelle les choses avaient à se régler. Plus il s’élève dansl’échelle des généralisations, plus il incline, bon gré mal gré, à doter les loisde ce caractère impératif : il faut vraiment lutter contre soi-même pour sereprésenter les principes de la mécanique autrement qu’inscrits de toute éter-nité sur des tables transcendantes que la science moderne serait allée cherchersur un autre Sinaï »18.

Sans doute, aucun philosophe de la science ni aucun scientifiquen’admettront, ouvertement et de propos délibéré, que les lois de la naturesont assimilables aux lois juridiques, à des règles éthiques ; ils considére-raient même une telle assimilation comme totalement extravagante. Maisc’est pourtant bien de cette mystification qu’ils sont victimes par ailleurs,sans qu’ils s’en rendent compte, à travers leurs manières usuelles de voir et deparler : en témoigne, pour citer quelques exemples, le langage purement éthi-que et juridique constamment utilisé par eux lorsqu’ils disent que la natureest « gouvernée » ou « régie » par des « lois », qu’elle « obéit à des lois »,qu’elle leur est « soumise »19. On voit, de même, des penseurs aussi éminents

18. Bergson, Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, dans Œuvres, Paris,P.U.F., 1959, p. 984.

19. Dès l’avant-propos de son ouvrage Commencement du temps et fin de la physique ?(trad. fr. Catherine Chevalley, Paris, Flammarion, 1992), l’éminent physicien StephenHawking écrit ainsi : « Mon but était de donner une idée générale de l’importance des progrèsque nous avons faits dans la compréhension des lois qui gouvernent l’univers ». Cpr. cespropos tenus par le sociologue et philosophe de la science Edgar Morin lors d’un colloqued’épistémologie : « le principe de la science classique est de légiférer, poser des lois quigouvernent les éléments fondamentaux de la matière, de la vie ... Ceci correspond au principedu droit peut-être. C’est une législation, mais anonyme n’est-ce pas, qui se trouve dansl’univers, c’est la loi ». (« Épistémologie de la complexité », Revue de la Recherche Juridique,1984-1, p. 48-51) : ce qui est le plus significatif dans ces propos, c’est que l’intéressé ne se rendaucun compte de leur contradiction même ! Autre exemple caractéristique : celui del’astrophysicien Trinh Xuan Thuan lorsqu’il revendique haut et fort son appartenance au« camp réaliste qui pense que les lois existent indépendamment de nous et attendent d’êtredécouvertes », qu’elles sont — à l’instar des Idées dans la conception de Platon — universelles,absolues, éternelles et intemporelles, mais aussi « omnipotentes. Rien, dans l’Univers,n’échappe à leur emprise, du plus petit atome au plus grand super-amas de galaxies. Enfin, ellessont omniscientes en ce sens que les objets matériels dans l’Univers n’ont pas à les informer deleurs états particuliers pour que ces lois agissent sur eux. Elles savent à l’avance » (Le chaos etl’harmonie, p. 416 s.). C’est encore, dernier exemple, le même type de conception des loisscientifiques que l’on retrouve sous la plume d’un autre astrophysicien de renom, LaurentNottale, dans son ouvrage La relativité dans tous ses états, Paris, Hachette, 1998, p. 90 s. :pour ce savant, « l’existence des lois de la nature » ne fait pas non plus de doute, même si elle

Page 9: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 411

et divers que le biologiste français Jacques Ruffié ou l’économiste autrichienFriedrich Hayek nous exposer très sérieusement que les sociétés animalesdiffèrent des sociétés humaines en ce que les comportements des animauxseraient régis par des règles innées, observées aveuglément, spontanément,tandis que les hommes, eux, observent consciemment et délibérément desrègles de conduite forgées par eux-mêmes : telle serait, à leurs yeux, la seuledifférence fondamentale entre les règles du droit ou de la morale et les lois dela zoologie20 ! Dernier exemple, le fameux « principe anthropique », tarte àla crème de la pensée scientifique contemporaine, mais très révélateur luiaussi : si les lois physiques gouvernant le monde, nous dit-on, avaient étélégèrement différentes, elles auraient donné lieu à un autre monde danslequel nous n’aurions pu exister, d’où l’on prétend déduire que tout l’universse trouve orienté, dirigé, en vue de l’émergence de l’homme21.

On le voit, dans le domaine de la science nous restons encore, à notreinsu, enfermés dans les cadres conceptuels de l’expérience éthique et juridi-que. Comment s’explique — il me paraît intéressant de s’y arrêter — la per-sistance de cette insoutenable confusion dans nos esprits ? Sans doute,d’abord, par l’ancienneté même de son enracinement : la familiarité multi-

reste indémontrable ; « leur existence, écrit-il, est une hypothèse fondatrice, sous-jacente à laphysique et plus généralement à la connaissance scientifique. C’est un présupposé nécessaire à ladémarche scientifique. Les progrès de la science, les succès mêmes de l’approche expérimentale,l’approfondissement de notre compréhension, soutiennent cette hypothèse, montrent sonefficacité, mais ne peuvent la démontrer ». On pourrait toutefois, observe-t-il, apporter une sortede preuve a contrario à ce postulat en se demandant si un monde sans loi pourrait exister : ils’agirait, explique-t-il, d’un monde où régnerait le hasard et où les comportements de la natureseraient aléatoires ; or dans un tel cas de figure il est encore possible, comme le montre l’exemplede la physique quantique, de dégager des lois statistiques à partir d’un calcul des probabilités ; etdonc, conclut Nottale, « là où le hasard règne, règnent les lois du hasard... un monde sans loiaucune semble difficilement imaginable » (ibid., p. 95).

20. Ruffié, Jacques, Traité du vivant, Paris, Fayard, 1982, p. 769 ; Friedrich Hayek,Droit, législation et liberté, trad. fr. Raoul Audouin, Paris, P.U.F., t. 1, 1980, p. 50 s. et 90 s.

21. Cf par exemple, Hawking, Stephen, Commencement du temps et fin de la physique, p.34 s. et 55 s. (le savant critique ce principe anthropique, mais parce qu’il l’estime faux — un monderégi par des lois différentes pourrait être viable pour l’homme — et non en raison de son arrière-plan anthropomorphique, ni du finalisme naïf qui s’y rajoute) ou encore Trinh Xuan Thuan, Lechaos et l’harmonie, p. 317 (qui s’extasie de la « précision » avec laquelle le monde est ainsi régléaux fins d’être comme il est : « cette précision du réglage, écrit-il, se révèle époustouflante »).Einstein lui-même, qui avait pourtant souligné « l’abîme logiquement insurmontable entre lemonde du sensible et celui du conceptuel et de l’hypothétique » et fermement reconnu que lesconcepts fondamentaux et les lois fondamentales de la science sont de pures créations de l’esprit(Comment je vois le monde, trad. fr. M. Solovine et R. Hanrion, Paris, Flammarion, 1979, p. 42s. et 132 s.), avait du mal à échapper à ce mirage : « le savant, observe-t-il (ibid., p. 20), convaincude la loi de causalité de tout événement, déchiffre l’avenir et le passé soumis aux mêmes règles denécessité et de déterminisme. La morale ne lui pose pas un problème avec les dieux, maissimplement avec les hommes. Sa religiosité consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie deslois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et touteleur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire ».

Page 10: science et liberté humaine

412 · Philosophiques / Automne 2000

millénaire et donc l’espèce de complicité ou connivence que nous entretenonsavec cette idée d’un monde régi par des lois ont totalement endormi notresens critique à son égard, lui permettant ainsi de bénéficier d’un complaisantdroit d’asile dans nos structures mêmes de pensée. À quoi s’ajoute que chezbeaucoup de penseurs et de savants cette conception des lois scientifiques setrouve confortée par les arrière-plans religieux auxquels ils adhèrent parailleurs et dont ces conceptions ont précisément découlé à l’origine : idéed’un Dieu législateur suprême ayant mis en vigueur des lois gouvernant lemonde. Mais il faut aussi évoquer trois autres données.

La première, c’est ce qu’on appelle depuis Kant, puis Husserl,« l’illusion transcendantale » : l’homme a, en effet, pour ainsi dire tout natu-rellement tendance à occulter l’écran de sa propre subjectivité, de ses propresdémarches mentales, dans ses relations avec le monde. Il est, en particulier,facilement enclin à croire que les choses qu’il voit sont réellement comme illes voit, qu’elles sont ainsi objectivement et absolument, indépendamment delui-même, oubliant par là qu’il s’agit de vues que nous donne notre esprit,vues qui dépendent certes du monde lui-même que nous percevons, maisaussi de notre propre équipement sensoriel et mental à travers lequel nous lepercevons et nous le représentons sur le théâtre intérieur de notre conscience.De même, on est porté couramment à imaginer que les classements des cho-ses que nous opérons et dont nous nous servons ne sont pas des produits denotre esprit, mais existent objectivement indépendamment de nous, que leschoses « se divisent » d’elles-mêmes objectivement en telles et telles catégo-ries que nous ne ferions que recueillir, dont nous nous contenterions de pren-dre passivement acte, — comme si ces classements ou découpages du mondeet les catégories correspondantes n’étaient pas en réalité l’oeuvre de notrepropre esprit et pour nos propres besoins, d’ailleurs variables selon les lieuxet les époques. C’est la même illusion transcendantale qui tend à nous fairecroire que les règles ou « lois » que nous élaborons à partir des donnéesd’observation du monde, font partie de ces données elles-mêmes : commecelui qui porte des lunettes jaunes est incité à penser que ce qu’il voit estobjectivement jaune, qu’il y a du jaune dans les choses en face de lui, lesavant qui regarde le monde à travers les règles théoriques qu’il a élaboréesa naturellement tendance à croire que le monde est objectivement réglé,ordonné, qu’il obéit à des lois, qu’il y a du rationnel, de la rationalité dans lemonde indépendamment de notre propre raison, de nos propres démarchesrationalisatrices. C’est cette illusion transcendantale qui pousse facilement lesavant vers des horizons teintés de métaphysique et de religieux22.

22. On le voit de manière caractéristique chez Eisntein, notamment lorsqu’il évoque « àla base de tout travail scientifique d’une certaine envergure une conviction bien comparable ausentiment religieux, puisqu’elle accepte un monde fondé en raison, un monde intelligible »(Comment je vois le monde, p. 186).

Page 11: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 413

Une deuxième donnée à souligner tient à l’absence d’une théorie géné-rale des règles. Les hommes ont originairement forgé, à partir de leur expé-rience juridique et plus généralement éthique, non pas le concept génériquede règle, mais directement le concept spécifique de règle de conduite, de règlepratique à fonction directive, pour encadrer l’action. Lors des premiers bal-butiements de la science, la pensée théologique et animiste régnant alors, leslois scientifiques ont été elles-mêmes immédiatement assimilées à des règlesde conduite prescrites par des dieux ou naturellement immanentes aumonde. Et finalement, à défaut des approfondissements théoriques nécessai-res, a toujours manqué jusqu’ici l’échelon conceptuel générique, la catégoriegénérique de règle, c’est-à-dire d’outil mental ayant pour fonction d’indiquerla marge ou degré de possibilité de survenance de choses, catégorie génériquequi recouvre deux espèces différentes de règles : les règles de conduite ourègles pratiques qui visent à servir de support à la volonté des hommes dansles réalisations qu’elle initie, et les lois scientifiques ou règles théoriques quivisent — on va le voir — à servir de support à l’intelligence humaine et à luipermettre de se repérer dans les flux entremêlés que la réalité lui donne à voir.On n’a toujours pas su édifier, de manière claire et systématique, cette théoriegénérale faisant apercevoir que les règles pratiques ne sont pas toutes lesrègles, qu’elles ne sont qu’une variété d’espèce. Faute de distinguer l’espècedu genre, les règles scientifiques restent ainsi condamnées à être syncrétique-ment et obscurément conçues, à l’image des règles de conduite, comme« gouvernant » le monde, cette altération brouillant complètement leurnature véritable et viciant les discours qu’on tient à leur propos23.

Une troisième donnée doit, enfin, être mentionnée : cette sourde assi-milation des lois scientifiques à des règles de conduite ne gêne plusaujourd’hui et depuis longtemps le travail des savants, même si elle parasitel’idée qu’ils s’en font et la manière dont ils s’expriment à ce propos ; et doncils sont d’autant moins enclins à remettre en cause ce mode de pensée qui leshabitent. Dès lors, en effet, qu’on a résolument renoncé à l’idée d’une possi-bilité de désobéissance de la nature aux lois la régissant, se trouve éliminé ledanger de ne reconnaître à la confirmation par l’expérience qu’une portéerelative. À partir du moment où ce handicap a été levé, la conception éthiquedes lois scientifiques est devenue inoffensive, insusceptible de compromettrel’efficacité des démarches des savants et d’altérer les services rendus par leslois qu’ils construisent, même s’ils sont amenés à prétendre qu’il s’agit de« lois de la nature » simplement « découvertes », retrouvées par eux à partirdes comportements d’observance de la nature. Cette interprétation surréa-liste de leur travail est sans prise aucune sur lui.

23. Voir à ce sujet ma contribution intitulée « Philosophie du droit et théorie des actes delangage », dans Paul Amselek, dir., Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, P.U.F.,1986, p. 138 s.

Page 12: science et liberté humaine

414 · Philosophiques / Automne 2000

Deuxième proposition : les lois scientifiques sont, en réalité, des outils derepérage construits par l’homme et pour l’homme.

Ces lois ne doivent pas être assimilées à des espèces de règles de conduiteque la science trouverait déjà toutes faites en face d’elle, qu’elle « con-staterait » dans le monde : elles correspondent à une variété de règles construi-tes par l’esprit humain, comme les règles de conduite elles-mêmes, mais dontla fonction et, par suite, les modes d’élaboration sont radicalement différents.Les règles de conduite ou règles pratiques ont pour fonction de fixer, à l’inten-tion de ceux à qui elles sont adressées, la marge de possibilité à l’intérieur delaquelle doivent se tenir, selon les cas considérés, leurs agissements, leurs faitset gestes : elles leur indiquent que, dans tel ou tel cas, ils peuvent, ne peuventpas ou doivent — c’est-à-dire ne peuvent pas ne pas — faire ceci ou cela. Ellesleur sont communiquées aux fins qu’ils ajustent — qu’ils règlent — sur ellesleur conduite. Il s’agit, comme on dit, d’outils de direction des conduites,visant à encadrer la volonté humaine dans ses déterminations. Les lois scien-tifiques sont aussi des règles, des indicateurs de marges de possibilité, mais quis’inscrivent dans une tout autre vocation instrumentale : il s’agit de règlesconstruites sur la base de l’observation de la réalité en vue de permettre à notreentendement d’en maîtriser le cours. Dans le flot incessant et luxuriant de cho-ses qui surviennent et se donnent à voir, l’esprit du savant essaye de se retrou-ver, d’introduire de l’ordre, des ratios, de la rationalité, et ce en tâchantd’établir des rapports entre la production de tel ou tel type de phénomène et laprésence de telles ou telles données circonstancielles, ce qui donne lieu à laconstruction de règles s’énonçant sur ce modèle : « lorsque telles circonstancessont données, tel type de phénomène doit se produire », ou « ne peut pas seproduire », ou encore en termes probabilistes « a tant de chances de seproduire ». Il s’agit d’outils mentaux destinés, non pas à encadrer la volontéhumaine et à diriger les conduites, mais à quadriller en quelque sorte, à lamanière de grilles de déchiffrement, les productions du monde (le « livre dumonde ») à l’intention de l’intelligence humaine, pour lui permettre de se repé-rer dans le flux événementiel, pour permettre à l’homme de se guider menta-lement à travers le dédale enchevêtré du cours des choses. C’est en ce sensqu’on doit parler de règles théoriques, qui interviennent au niveau de notrelanterne, de notre intelligence du monde, par opposition aux règles pratiquesqui interviennent au niveau de notre gouverne, de notre conduite de nous-mêmes, de nos accomplissements dans le monde.

Bien qu’élaborées à partir d’une observation du réel, les lois scientifiquessont des artéfacts de l’esprit qui ne sont pas davantage susceptibles d’être sim-plement déduits de l’observation que les règles juridiques ou morales : du Seinon ne peut tirer du Sollen proclame la philosophie juridique et morale depuisHume ; mais cela vaut également pour les lois scientifiques qui articulent aussi,en tant même que règles, des catégories modales, c’est-à-dire des catégoriespurement logiques sans référent dans le monde extérieur. Déjà bien avantHume, Aristote avait lumineusement compris que la possibilité, l’impossibilité

Page 13: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 415

ou la nécessité ne sont que des catégories que l’esprit humain surimpose aumonde, — ce qui montre au passage, et contrairement à ce qu’a prétendu Pop-per, que les lois scientifiques, à l’instar des règles de conduite, ne sont pasdavantage susceptibles d’être falsifiées, d’être dites fausses, que d’être vérifiées,d’être déclarées vraies : elles ne sont pas des tableaux ou descriptions dumonde, mais des mises en système ou systématisations de ses productions ; etce n’est pas leur vérité, mais plus exactement leur validité pragmatique d’outilsde repérage efficaces qui est susceptible d’être confirmée ou infirmée parl’expérience. Ce ne sont pas les lois scientifiques elles-mêmes qui sont vraies oufausses, mais les pré-visions qu’elles nous inspirent, les tableaux anticipés duréel que leur utilisation nous laisse entrevoir.

Que les lois scientifiques soient des construits, des artéfacts, des outilsélaborés par l’esprit humain pour ses propres besoins, et non des lois pour lemonde, visant à le gouverner, cela devrait faire d’autant moins de doute queleur artificialité même saute aux yeux, ainsi que l’a magistralement exprimé,là encore, Bergson : « on n’insistera jamais assez, écrit-il, sur ce qu’il y ad’artificiel dans la forme mathématique d’une loi physique, et par consé-quent dans notre connaissance scientifique des choses. Nos unités de mesuresont conventionnelles et, si l’on peut parler ainsi, étrangères aux intentionsde la nature : comment supposer que celle-ci ait rapporté toutes les modalitésde la chaleur aux dilatations d’une même masse de mercure ou aux change-ments de pression d’une même masse d’air maintenue à un volume constant ?Si l’ordre mathématique était chose positive, s’il y avait, immanentes à lamatière, des lois comparables à celles de nos codes, le succès de notre sciencetiendrait du miracle. Quelles chances aurions-nous, en effet, de retrouverl’étalon de la nature et d’isoler précisément, pour en déterminer les relationsréciproques, les variables que celle-ci aurait choisies ? »24.

Il reste qu’il y a, malgré tout, quelque chose de miraculeux dans la réus-site de la science humaine : j’en viens ici à ma troisième proposition.

Troisième proposition : que le monde se prête à cette activité scientifique deconstruction d’outils de repérage efficaces est sans doute une donnée énigma-tique, mais qui n’autorise pas pour autant à imaginer une « nécessité » à l’œu-vre derrière ses productions.

« Le plus incompréhensible, disait Einstein, c’est que le monde soitcompréhensible » ; et Bergson lui-même parle sur ce point de « mystère »25.Il est effectivement mystérieux et miraculeux que le monde puisse fairel’objet d’un traitement scientifique, qu’il soit rationalisable, qu’on puisse éla-borer des règles à propos de l’enchaînement événementiel des choses et queces règles rendent effectivement les services qu’on en attend, c’est-à-dire

24. Bergson, Henri, L’évolution créatrice, dans Œuvres préc., p. 680 s.25. Ibid., p. 692.

Page 14: science et liberté humaine

416 · Philosophiques / Automne 2000

permettent de se repérer avec succès, de faire des prévisions ou des reconsti-tutions fiables au sujet des séquences du réel à venir ou passées.

Il est vrai que si le monde s’était révélé réfractaire à toute rationalisation,s’il était apparu impossible de se repérer dans ses productions, on ne se seraitjamais lancé dans l’entreprise scientifique ; l’idée même n’en serait pas venueà notre esprit ou en aurait été vite écartée26. L’existence de la science impliquela possibilité que le monde se prête à une mise en système, qu’il est possible dele quadriller de rapports, d’équations établies par notre esprit. Quand on ditqu’« il n’y a pas d’effet sans cause », que « tout phénomène a une cause », celaveut exprimer précisément qu’a priori on peut soumettre (ou espérer soumet-tre) toutes les productions du monde à un traitement scientifique : c’est le pos-tulat de l’entreprise scientifique, le credo de tout savant27.

En tout cas, que la science soit possible, qu’il soit possible d’élaborer deslois théoriques permettant de se repérer efficacement dans l’écheveau du réel etque, par là, la réalité apparaisse se développer en accord ou conformité avecces lois, cela n’autorise pas à formuler une hasardeuse hypothèse ontologiqueau sujet du monde : à savoir qu’il y aurait une espèce de nécessité immanenteà lui, qui pousserait les choses à se produire d’une certaine façon, d’une façonconforme aux lois qu’on a élaborées. Il ne faut pas confondre le statut épisté-mologique du monde avec un statut ontologique : que notre esprit puisse sou-mettre le monde à un traitement scientifique et jalonner ses productions derapports ou ratios éclairant efficacement notre lanterne est une chose ; que lemonde soit soumis à des règles auxquelles il devrait inexorablement se plier, estune tout autre chose. En vérité, il n’y a aucune nécessité dans le monde : lemonde est ce qu’il est ; ou, comme disait Wittgenstein, « le monde est tout cequi arrive », il « se dissout en faits »28. C’est par un surajout de notre propreesprit que nous y voyons de la nécessité, lorsque nous travestissons les loisthéoriques que nous construisons à partir de l’observation de ses manifesta-tions, en règles de conduite en vigueur — c’est-à-dire impérativement applica-bles, à suivre obligatoirement — à l’œuvre derrière ces manifestations, quicorrespondraient ainsi à un assujettissement du monde à ces lois. Aux promo-teurs du « principe anthropique » prétendant que des lois légèrement différen-tes auraient donné lieu à un monde différent sans viabilité pour l’homme, ondoit objecter catégoriquement qu’ils raisonnent à l’envers et que si le monde

26. Sans doute aussi, d’ailleurs, n’aurions-nous pas été dotés des mêmes facultésmentales : nous ne sommes pas venus au monde en étrangers, mais en ressortissants, comme desenfants du monde lui-même, en synergie avec lui à travers notre constitution et nos équipementsphysiques et mentaux — ou, comme dit Prigogine, en « alliance » avec lui (Prigogine, Ilya etStengers, Isabelle, La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1979).

27. Encore que ce credo s’exprime le plus souvent en termes ambigus ou impropres, ainsiqu’on a déjà eu l’occasion de l’entrevoir (cf. supra notes 19 et 22 les citations de Nottale etd’Einstein).

28. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. Pierre Klossowski, Paris,Gallimard, 1961, § 1 et 1-2.

Page 15: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 417

avait été différent, nous n’aurions pas construit à partir de son observation leslois en question et qu’on n’en parlerait donc pas.

De l’existence de la science et des lois scientifiques on peut d’autantmoins tirer l’idée d’un déterminisme du monde que, parmi ces lois, figurentles lois probabilistes qu’on associe couramment à un indéterminisme dumonde. À ce sujet, il n’est pas inutile de faire une mise au point : contraire-ment à ce qu’on croit généralement, les lois probabilistes sont des lois scien-tifiques à part entière, parfaitement normales, sans aucun caractèreexceptionnel, même si elles sont apparues plus tardivement que les autres,après d’ailleurs que les progrès dans le domaine de la statistique et du calculdes probabilités les aient rendues possibles. Elles n’introduisent aucuneforme de dichotomie dans la science, qui conserve au contraire à travers ellesune parfaite identité dans le principe de sa démarche. La science classique,certes, construisait seulement des lois donneuses de certitude (souvent appe-lées « lois déterministes ») du type : « lorsque telles circonstances sont don-nées, tel type de phénomène doit se produire » ou « ne peut pas seproduire ». Les lois de ce type, par le fait même qu’elles procurent des certi-tudes absolues, suggèrent au plus haut point l’idée d’une nécessité dans lemonde. Mais avec les lois probabilistes introduites dans la science moderne,il n’y a, contrairement aux idées reçues29, aucune rupture : les lois détermi-nistes indiquent un degré maximum de possibilité (« doit se produire » signi-fie « a 100 % de chances de se produire », — ce qui exclut toute chance denon survenance) ou un degré minimum de possibilité (« ne peut pas seproduire » signifie « a 0 % de chance de se produire », — ce qui exclut toutechance de survenance). Entre 100 % et 0 %, qui sont des degrés absolus deprobabilité aux extrémités de l’échelle bipolaire du possible, il y a sur cettemême échelle tout un éventail de degrés intermédiaires, des degrés par hypo-thèse même non absolus et correspondant chacun à un certain partage entreles chances de se produire et les chances de ne pas se produire : c’est ce cré-neau que balayent les lois dites probabilistes. En dépit de cette particularitépar rapport aux autres lois, elles s’inscrivent, on le voit, dans une parfaitecontinuité avec elles et permettent pareillement de se repérer, comme entémoignent les applications pratiques auxquelles elles ont donné lieu et quicomptent parmi les plus importantes de ces dernières décennies (qu’il s’agissed’électronique, de télévision, d’ordinateur, de conquête de l’espace, etc.).

Pourquoi les associe-t-on généralement, non pas à un déterminisme,mais au contraire à l’indéterminisme ? Elles indiquent pourtant des degrés

29. Voir par exemple Bernard, Claude, Introduction à l’étude de la médecineexpérimentale, 1865, Paris, éd. Garnier-Flammarion, 1966, p. 194 s. : « j’avoue, écrit cet illustresavant, que je ne comprends pas pourquoi on appelle lois les résultats qu’on peut tirer de lastatistique ; car la loi scientifique, suivant moi, ne peut être fondée que sur une certitude et surun déterminisme absolu et non sur une probabilité ». Cpr. plus récemment Prigogine, Ilya, Lafin des certitudes. Les lois du chaos, Paris, Odile Jacob, 1996.

Page 16: science et liberté humaine

418 · Philosophiques / Automne 2000

rigoureusement précis sur l’échelle du possible, même s’il s’agit de degrésintermédiaires et non absolus (certains, d’ailleurs, parlent en ce sens de« déterminisme statistique »). N’est-ce pas, en réalité, parce qu’elles ne selaissent pas assimiler à des règles de conduite, à des espèces de règles juridi-ques gouvernant le monde ? N’est-ce pas parce qu’elles dérangent ces résidusd’anthropomorphisme et de panjuridisme que nous portons au fond denous ? Il est difficile, en effet, d’imaginer une direction statistique des com-portements de la nature.

On voit bien, en tout cas, combien est artificielle cette prétendue césureentre déterminisme et indéterminisme ou liberté du monde, associée à deuxvariétés de lois scientifiques participant d’une seule et même démarche fon-damentale de l’esprit humain. En réalité, la liberté n’a rien à voir avec leséquations d’incertitude de la mécanique quantique, ainsi que Heideggerl’avait vigoureusement dénoncé avec une ironie féroce30. J’en arrive ici ausecond volet mystificateur auquel je veux m’attaquer et qui concerne, préci-sément, la liberté.

2. Une mystification du côté de la liberté

Là encore, j’articulerai schématiquement ma thèse autour de troispropositions :

– première proposition : la liberté est un attribut ontologique del’être humain ;

– deuxième proposition : il est totalement dépourvu de pertinencede confondre, comme on le fait couramment, cet attribut de l’hom-me avec le statut épistémologique du monde et de l’homme lui-même dans le monde ;

– troisième proposition : paradoxalement, le déterminisme négateurde la liberté humaine a été historiquement inspiré à partir de laprojection anthropomorphique de cet attribut de l’homme surl’univers.

Première proposition : la liberté est un attribut ontologique de l’être humain.

Selon les conceptions les plus couramment répandues, il n’y auraitd’une manière générale liberté, liberté des hommes comme liberté des chosesde la nature, que dans la mesure où les comportements des hommes ou lescomportements de la nature ne seraient pas réductibles à des lois déterminis-tes permettant de les prévoir avec un degré de certitude absolu : c’est cetteconception dominante qu’exprime Jean Hamburger lorsqu’il écrit que« l’imprévisibilité est le seul signe scientifiquement acceptable du concept

30. Heidegger, Martin, Concepts fondamentaux, trad. fr. Pascal David, Paris, Gallimard,1985, p. 79 s.

Page 17: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 419

abstrait de liberté »31. En réalité, la liberté n’appartient qu’à l’être humain etréduire cet attribut propre à l’ontologie humaine à l’idée d’imprévisibilitérevient à en donner une idée tout à fait caricaturale.

La liberté correspond, en effet, à la faculté particulière dont l’homme setrouve doté de s’autodéterminer, c’est-à-dire la faculté de se déterminer lui-même de l’intérieur à agir d’une certaine façon et dans un certain but.L’homme possède en lui-même un pouvoir de mobilisation intentionnelle desa personne, de ses capacités physiques et psychiques, un pouvoir intime decontrôle de son agir aux fins de réaliser des projets ou desseins formés par luiintérieurement. La liberté n’est rien d’autre que cet attribut ontologique del’être humain, ce pouvoir de « libérer » des desseins qu’il conçoit intérieure-ment, de les faire sortir de cet intérieur de lui-même, de leur donner unaccomplissement, une réalisation à travers les mouvements, les faits et gestesde sa personne. L’étymologie même est tout à fait éclairante à cet égard : dansla mythologie latine, en effet, le dieu Liber était le dieu de la germination,ayant pouvoir sur les processus de venue au monde et de croissance des êtresvivants par éclosion à partir d’un germe initial ; ce dieu incarnait le caractèreprofondément prodigieux de cette éclosion aux yeux émerveillés des hom-mes. C’est tout naturellement que s’est inscrite dans cette lignée emblémati-que la faculté tout aussi prodigieuse de l’homme de pousser au-dehors de lui-même et de faire s’épanouir au grand jour, au travers de ses actes, les desseinsayant germé dans l’intériorité de son esprit.

Sans doute, tous les mouvements de notre personne ne sont pas le fruitd’intentions préconçues : certains se produisent à l’insu de notre volonté, enfonction de pulsions internes, de flambées passionnelles instinctives, de réac-tions-réflexes se déclenchant involontairement, qu’elles soient innées ou acqui-ses (tics, manies, conditionnements de toutes sortes) ; nous sommes parfois lesjouets d’une espèce de tropisme, lorsque nos mouvements se déclenchent spon-tanément en réponse à des stimuli extérieurs sans aucune médiation de notrevolonté (quand, par exemple, le passage furtif d’un oiseau nous fait spontané-ment lever la tête ou qu’un fracas insolite derrière nous nous fait sursauter etnous retourner). A quoi il faut ajouter, bien entendu, les pathologies de lavolonté, notamment du fait d’altérations neurophysiologiques et spécialementde lésions du lobe frontal du cerveau32. Il reste que ce qui constitue la marquecaractéristique de l’être humain, ce ne sont pas ces automatismes qu’il peut êtreamené à développer dans ses comportements, mais tout au contraire

31. Hamburger, Jean, La raison et la passion, p. 107.32. Cf.Lhermitte, François, « Utilization behaviour and its relation to lesions of the

frontal lobes », Brain, 1983-106, p. 237 s., et « Autonomie de l’homme et lobe frontal »,Bulletin de l’Académie Nationale de Médecine, 1984-168, n° 1 et 2, p. 224 s. et 235 s. ;Damasio, Antonio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 79 s. ; Karli, Pierre, Lecerveau et la liberté, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 252 s.

Page 18: science et liberté humaine

420 · Philosophiques / Automne 2000

l’existence en lui d’un pouvoir d’autocontrôle lui permettant, du reste, d’exer-cer une certaine maîtrise sur ces automatismes eux-mêmes.

C’est cette donnée fondamentale de notre ontologie qui se trouve miseen image dans une métaphore d’usage courant, depuis longtemps ancréedans nos esprits, mais à laquelle nous avons, malheureusement, cessé de prê-ter attention, — qui est devenue, comme diraient Ricœur ou Derrida, unemétaphore « blanche », « démonétisée »33 : je veux parler de la métaphorede la « conduite humaine ». Être animé qui va et qui vient, qui bouge et sedéplace, l’homme a été de longue date conçu sur le modèle des véhiculesconstruits et utilisés par lui, c’est-à-dire autrefois sur le modèle des chars oudes navires ; mais à la différence de ceux-ci, il a toujours été conçu comme unvéhicule qui se conduit lui-même, un véhicule en quelque sorte livré avec unchauffeur ou conducteur incorporé — le fameux « fantôme dans lamachine » —, un véhicule doté d’une instance intérieure de pilotage qui fixeles lignes ou itinéraires à suivre et qui impulse en conséquence à l’engin lesmouvements appropriés. Tel est le sens profond et lumineux de la métaphorede la conduite humaine, c’est-à-dire de l’homme représenté comme se con-duisant lui-même, autoconducteur du véhicule de sa propre personne.

Et c’est précisément parce que nous nous autoconduisons que l’éthiqueest possible : autrui ne cherche à diriger notre conduite que parce que et dansla mesure où nous nous conduisons et ne sommes pas de simples automates :c’est aux autoconducteurs que nous sommes qu’on adresse des règles de con-duite fixant les marges à l’intérieur desquelles nous devons tracer nos lignesde route et maintenir le cheminement de notre véhicule.

Après cette mise au point sur la liberté, j’en arrive à la mystification quiconduit, contre l’évidence même, à la nier.

Deuxième proposition : il est totalement dépourvu de pertinence de confondre,comme on le fait couramment, cet attribut de l’être humain avec le statutépistémologique du monde et de l’homme lui-même dans le monde.

L’indétermination des choses du monde, c’est-à-dire l’impossibilitépour l’esprit humain de soumettre leur survenance à un traitement scientifi-que, et plus particulièrement d’élaborer à leur sujet des lois théoriques don-neuses de certitude, n’a rien à voir avec la liberté humaine, avec la facultéd’autocontrôle dont est doté l’être humain : il ne faut pas confondre cet attri-but ontologique de l’homme, qui fait partie de la structure constitutive typi-que de l’être humain, avec le statut épistémologique du monde, c’est-à-direavec les possibilités qu’offre le monde d’être apprivoisé par notre raison,d’être mis en système par elle, d’être enfermé dans ses grilles de repérage,dans ses « filets », ainsi que Popper appelle les lois scientifiques34.

33. Ricœur, Paul, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 362 s. ; Derrida, Jacques,« Mythologie blanche (la métaphore dans le texte philosophique) » dans Marges de laphilosophie, Paris, Éd. de Minuit, 1972, p. 247 s.

34. Popper, Karl, L’univers irrésolu, trad. fr. Renée Bouveresse, Paris, Hermann, 1984, p. 36.

Page 19: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 421

Que l’exercice de la liberté puisse lui-même faire l’objet d’un traitementscientifique ne doit pas davantage induire en erreur. Il se révèle effectivementpossible, en pratique, d’établir des rapports, des corrélations, au moins entermes de probabilités tendancielles approximatives et non chiffrées, entrecertaines données, certains paramètres, et les décisions et actions humaines ;il est possible de se servir des équations même rudimentaires ainsi établies etde parvenir grâce à elles à se repérer, et notamment à faire des prévisions dansle domaine de l’agir humain. De telles prévisions imprègnent constammentnotre vie sociale, soutiennent les stratégies de nos relations avec autrui. Ellessont, en particulier, monnaie courante dans le cadre de l’expériencejuridique : par exemple, en fonction des traits psychologiques, des originessociales, des orientations idéologiques, etc., que l’on connaît à tel ou tel juge,l’on n’hésite pas à conjecturer que, dans tel ou tel cas, il y a de très forteschances pour qu’il se prononce dans tel sens plutôt que dans tel autre. Celane veut évidemment pas dire que ce juge n’est qu’un pantin, une marionnette,un automate qui n’agit pas de lui-même mais est agi : cela signifie seulementqu’on a quadrillé de ratios, établis sur la base de données expérimentales,l’exercice par ce juge de son pouvoir de décision ; on ne peut pour autant pré-tendre que ce juge n’a pas de pouvoir de décision.

Mais, de même que les sciences de la nature nous font croire que cettedernière obéirait implacablement à des lois en vigueur à l’œuvre derrière sescomportements, de même les sciences de l’homme nous font imaginer quecelui-ci obéirait pareillement, à son insu, aveuglément mais inexorablement àde semblables lois naturelles, opérant dans son ombre, en amont de sa volonté.Il serait en quelque sorte manipulé par leur jeu. Derrière ce mode de penséedéveloppé par les courants déterministes classiques, historicistes, matérialistes,psychologiques, structuralistes et autres courants colportant le sinistre constatde la « mort du sujet », il y a une illusion naïve, comme si l’on prétendait qu’unchauffeur au volant de son automobile ne la conduit pas réellement dès lorsque sa conduite peut être rationnellement mise en rapport avec toute une sériede données circonstancielles, avec les mécanismes de sa voiture et de son pilo-tage, avec les caractéristiques physiques et psychologiques de sa personne, avecles données du milieu extérieur ; ces différents « facteurs » seraient les vérita-bles « agents » de conduite tenant le volant de la voiture par-dessus les épaulesde ce malheureux conducteur fantoche. C’est à ce tableau délirant qu’on abou-tit lorsqu’on assimile les outils de repérage que nous établissons, pour nos pro-pres besoins, à partir du spectacle du monde, à des outils localisés derrière lemonde, dans de mystérieuses et problématiques coulisses, des outils quiseraient destinés au monde lui-même et qui présideraient à ses productions35.

35. On observera, au passage, que les chantres de la « mort de l’homme » ne se rendentpas compte que ce constat de décès lui-même et toutes les autres idées qu’ils exposentdoctement, dans la perspective déterministe où ils se placent, se trouvent affectés, comme toutesles productions de l’homme et de la raison humaine, d’une dérisoire relativité : ces productions

Page 20: science et liberté humaine

422 · Philosophiques / Automne 2000

Mais il me reste encore une dernière observation à présenter pour donnerle coup de grâce à cette mystification. J’en viens à ma troisième proposition.

Troisième proposition : paradoxalement, le déterminisme négateur de la liber-té humaine a été historiquement inspiré à partir de la projection anthropomor-phique de cet attribut de l’homme sur l’univers.

La nature, ainsi que je l’ai rappelé, a été originairement conçue àl’image de l’homme : on lui a prêté, selon des vues animistes, la même facultéde s’autoconduire et donc la même aptitude à être « gouvernée », à être sou-mise à des « lois » auxquelles elle devrait obéir et auxquelles on a longtempsimaginé qu’il pourrait lui arriver de désobéir36. C’est à partir de là que s’estdéveloppée l’idée d’un déterminisme général du monde, étendu des élémentsnaturels aux êtres humains eux-mêmes qui seraient également soumis à deslois immanentes en vigueur dans le monde, auxquelles ils auraient à se plier :on en est venu à prétendre, assez bizarrement, que l’assujettissement des unset des autres à ces lois naturelles excluerait toute liberté, pour la naturecomme pour les hommes. En d’autres termes, on est passé d’une extension dela liberté humaine à l’univers tout entier à la négation de cette même libertéhumaine ! Ce paradoxal cheminement de pensée repose, de toute évidence,sur un contresens final, qui vient en quelque sorte couronner, à la manière dela cerise sur le gâteau, les affabulations qui ont constitué le point de départ :en effet, à supposer — supposition parfaitement extravagante faite ici pourles seuls besoins du raisonnement — que les choses de la nature, comme leshommes, aient à obéir à de prétendues lois en vigueur dans le monde, à sup-poser que les unes et les autres se trouvent en situation de strict asservisse-ment, cela ne serait certainement pas le signe d’une absence de liberté, c’est-à-dire de faculté d’autodétermination, mais tout le contraire. La servitude, eneffet, est une forme d’exercice de cette faculté : celui qui agit servilement sousla loi d’autrui, l’esclave, le sujet du pire tyran, c’est celui qui, sous l’inspira-tion de certains motifs, et en particulier — mais pas nécessairement — lapeur de châtiments dont on le menace, consent bon gré mal gré à se mettreau service d’un maître et à exécuter tous ses ordres. Si l’homme n’était pasautoconducteur de lui-même, cet asservissement ne serait évidemment pas

ne devraient jamais être, en effet, selon leurs propres vues, que les simples effets de causes oucirconstances contingentes ; autrement dit, la théorie déterministe se sape elle-même à lamanière du serpent qui mord sa queue (cf. en ce sens les conceptions post-modernistes réduisantla science au statut d’un simple discours commandé par l’arrière-plan social et culturelsurplombant chaque savant dans ses œuvres).

36. Comme le soulignait Émile Meyerson, « la conviction que ces lois ne sont sujettes àaucune exception, à aucune désobéissance analogues à ce qu’est le crime ou le délit par rapportaux lois civiles est une conviction récente, et à laquelle on trouverait encore des exceptions chezquelques esprits » (dans Lalande, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie,Paris, P.U.F., 14° édit., 1983, p. 585).

Page 21: science et liberté humaine

La science et le problème de la liberté humaine · 423

possible et il serait complètement déraisonnable de chercher à l’obtenir enbrandissant des menaces face à un simple pantin.

À cet égard, on peut prendre à la lettre — ou mieux inverser — le motprovocateur qu’Alfred Jarry met dans la bouche de son célèbre personnage,le Père Ubu : « la liberté c’est l’esclavage » ; il faudrait dire plutôt que« l’esclavage, c’est la liberté » : c’est parce que l’homme s’autoconduit qu’ilpeut être dirigé, asservi, contraint sous la violence de se conduire conformé-ment à des lois qu’on veut lui imposer. La direction la plus implacable, la plusdespotique des conduites est bien obligée de passer, précisément et par hypo-thèse même, par l’entremise de la conduite que les intéressés exercent sur levéhicule de leur propre personne : à travers les pressions même les plusodieuses que le despote exerce sur ses sujets, il rend hommage d’une certainefaçon à leur irréductible pouvoir de s’autodéterminer37. De sorte qu’il estparfaitement contradictoire de traiter les lois scientifiques comme des règlesde conduite auxquelles les choses du monde doivent obéir et de considérer,dans le même temps, qu’elles excluent la liberté dans le monde. Le fait mêmed’« obéir » à des lois, c’est-à-dire littéralement de consentir à y prêterl’oreille (ob-audire), suppose nécessairement, si les mots ont un sens, unefaculté d’autodétermination.

On voit, en définitive, au terme de ce trop long exposé, que c’est sur debien piètres fondements, faits d’affabulations — ou de résidus fossilisésd’affabulations — à dormir debout et de faux-semblants, qu’on a cru etqu’on croit encore pouvoir sceller le sort de la liberté humaine et enterreravec elle la dignité de l’homme et de ses expériences éthiques et juridiques.Ma conclusion sera très brève ; j’utiliserai, en effet, pour la formuler simple-ment les titres, suffisamment évocateurs par eux-mêmes, de deux célèbrespièces de Shakespeare : d’une part, « beaucoup de bruit pour rien » ; maisaussi, d’autre part, « tout est bien qui finit bien », ou, pour citer un titre durépertoire de Pirandello, « tutto per bene », — tutto per bene dans la mesureoù cette inconsistance des thèses déterministes est en même temps un grandréconfort pour les théoriciens de l’éthique et du droit que nous sommes.

37. On ne peut manquer d’évoquer ici les pénétrantes analyses de La Boétie développésil y a plus de quatre cents ans et mettant admirablement en lumière comment la puissance dessouverains est subordonnée à l’allégeance, c’est-à-dire au consentement de la volonté, dessujets : « si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ilsdemeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeurou aliment, la branche devient sèche et morte »(Discours de la servitude volontaire, Paris,Flammarion, 1983, p. 137).