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Université de Rouen U.F.R. de Psychologie, Sociologie, Sciences de l’Education Département des Sciences de l’Education Laboratoire CIVIIC Scolarisation des élèves à besoins éducatifs particuliers : du compromis entre intégration et inclusion scolaire à l’émergence d’un nouveau modèle éducatif Thèse de Sciences de l’Education pour l’obtention du grade de Docteur de l’Université de Rouen Présentée et soutenue publiquement par M. Eric GILLES sous la direction de M. Jean-Pierre ASTOLFI 2007

Scolarisation des élèves à besoins éducatifs …shs-app.univ-rouen.fr/civiic/memoires_theses/textes/...de l’Éducation avec l’expérience de Pestalozzi au Neuhof, de l’accès

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  • Université de Rouen U.F.R. de Psychologie, Sociologie,

    Sciences de l’Education Département des Sciences de l’Education

    Laboratoire CIVIIC

    Scolarisation des élèves à besoins éducatifs particuliers :

    du compromis entre intégration et inclusion scolaire

    à l’émergence d’un nouveau modèle éducatif

    Thèse de Sciences de l’Education pour l’obtention du grade de

    Docteur de l’Université de Rouen

    Présentée et soutenue publiquement par M. Eric GILLES

    sous la direction de M. Jean-Pierre ASTOLFI

    2007

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    À Karine, Vivien, Flavie,

    pour leur soutien…

    « La nature de l’Autre était rebelle au mélange. Pour l’unir harmoniquement

    au Même, le démiurge usa de contrainte » (Platon, extrait des Dialogues)

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    REMERCIEMENTS

    Je tiens à remercier toutes les personnes dont le concours actif a permis de mener cette étude à son terme : M. le professeur Jean-Pierre ASTOLFI pour la confiance qu’il m’a témoignée en me chargeant de cette recherche, pour sa disponibilité et ses précieux conseils. M. le professeur Jean HOUSSAYE pour son aide et son soutien dans le cadre du MASTER II qui m’ont permis de donner des bases solides à cette recherche. L’équipe des professeurs qui sont intervenus dans les différents séminaires lors de ces années de recherche et qui ont contribué à l’étayage théorique de ce travail. L’ensemble des cadres de l’Éducation nationale et des professionnels de terrain qui m’ont permis, au travers de riches échanges, de nourrir ma réflexion. Mme. Fiorella REY, Inspectrice d’académie – Inspectrice pédagogique régionale qui m’a aidé à articuler les problématiques, auxquelles est confrontée l’institution scolaire, avec cette recherche universitaire, notamment lors de mon année de formation statutaire en tant qu’Inspecteur de l’Éducation nationale premier degré. Enfin, mon entourage familial, pour la patience et le soutien qu’il m’a accordés tout au long de ces années de travail.

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    TABLE DES MATIERES

    Dédicace P. 3

    Remerciements P. 5 Table des matières P. 7 Préface illustrée P. 11 Introduction P. 13 Première partie : Le combat pour l’éducabilité P. 19 I Enseignement et conceptions éducatives avant les Lumières P. 20 1/ Du déclin des écoles antiques à l’éducation chrétienne P. 20 2/ L’affirmation de la suprématie de l’Église en éducation P. 21 3/ La rénovation pédagogique au XVI e siècle P. 23 II Les Lumières : un tournant dans les conceptions éducatives P. 26 1/ La mise en cause du primat du religieux dans l’enseignement P. 26 2/ La situation des petites écoles P. 27 3/ Le temps de la sécularisation de l’enseignement P. 28 4/ Acquis et concessions de la période révolutionnaire en éducation P. 29 5/ La philosophie des Lumières, terreau de la modernité P. 33 III Evolution des conceptions éducatives et Humanisme P. 35 1/ L’Emile ou la contribution de Rousseau au débat éducatif P. 35 2/ Pestalozzi : de la théorie à la pratique P. 39 3/ La reconnaissance du handicap sensoriel P. 43 4/ De Diderot à Haüy : vers une approche pédagogique du handicap P. 45 5/ Itard ou les débuts de l’éducation de l’enfance inadaptée P. 48 6/ Seguin : de l’incurabilité à l’éducabilité P. 53 IV Educabilité : de l’entreprise individuelle à l’action publique P. 55 1/ La politique éducative de la Restauration à la III e République P. 55 2/ De la démonologie à l’approche psycho - thérapeutique P. 59 3/ Loi du 30 juin 1838 : entre prise en charge et exclusion P. 64 4/ Bourneville ou le combat pour la réadaptation médico-pédagogique P. 66 Première synthèse P. 71

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    Deuxième partie : De l’éducation pour tous à l’inclusion scolaire P. 74 I L’Éducation pour tous : Une mission de l’État P. 75 1/ La politique éducative à l’aube du XX e siècle P. 75 2/ Les lois Ferry sur l’éducation P. 78 3/ Les idées modernes sur les enfants et la pédagogie P. 80 4/ La question de la prise en charge de l’enfance inadaptée P. 84 II La création d’un enseignement spécial en France P. 88 1/ Bourneville au cœur de la bataille de l’enseignement spécial P. 88 2/ Les conditions de l’adoption de la loi de 1909 P. 91 3/ 1909 ou la rupture à l’origine du concept d’inclusion P. 94 4/ Une autre rupture : l’opposition entre pédagogie et psychologie P. 97 III L’engagement de l’État en faveur d’une politique d’intégration scolaire P. 100 1/ Les débuts de l’enseignement spécial en France P. 101 2/ Les années 70 et l’émergence de la notion d’intégration scolaire P. 105 3/ La pédagogie au service de l’intégration scolaire P. 110 4/ Le tournant des années 90 ou la volonté d’une intégration massive P. 113 IV L’institution scolaire entre intégration et inclusion P. 115 1/ Le débat autour de l’intégration collective P. 115 2/ L’émergence du concept d’inclusion scolaire P. 119 3/ La radicalisation du débat entre intégration et inclusion P. 123 4/ L’inclusion scolaire : une réponse à la Loi du 11 février 2005 ? P. 127 Deuxième synthèse P. 130

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    Troisième partie : Vers une nouvelle politique de l’intégration P. 134 I L’inclusion scolaire ou la permanence d’une conception éducative P. 135 1/ Entre refonte des annexes XXIV et Loi d’orientation de 1989 P. 135 2/ Intégration scolaire : le bilan contrasté des années 90 P. 141 3/ Le plan Handiscol’ et la relance de l’intégration scolaire P. 144 4/ Le problème de l’évaluation statistique de l’intégration scolaire P. 151 II Les supports de la politique inclusive au XXIe siècle P. 155 1/ Une évolution statistique encourageante P. 155 2/ Le développement des unités pédagogiques d’intégration P. 162 3/ L’accompagnement de l’intégration scolaire en milieu ordinaire P. 166 4/ Vers une refonte des dispositifs de l’AIS dans le 1er degré P. 174 III La relance du débat à l’aube de la loi du 11 février 2005 P. 183 1/ La question du positionnement des auxiliaires de vie scolaire P. 184 2/ Le problème de la formation des auxiliaires de vie scolaire P. 189 3/ La position des associations de parents d’enfants handicapés P. 196 4/ Des Auxiliaires de Vie Scolaire aux Emplois Vie Scolaire P. 199

    IV Loi du 11 février 2005 : mise en œuvre d’une politique inclusive ? P. 203 1/ Le contexte de l’adoption de la Loi du 11 février 2005 P. 204 2/ Le débat parlementaire et l’émergence du compromis P. 211 3/ Les principes généraux de la loi du 11 février 2005 P. 224 4/ Les positions divergentes des acteurs du handicap P. 238 Troisième synthèse P. 250

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    Quatrième partie : L’émergence d’un nouveau modèle éducatif P. 256 I L’expression du compromis éducatif dans les textes officiels P. 257 1/ Les décrets d’application de la loi du 11 février 2005 P. 257 2/ Application de la loi n° 2005-102 : compromis ou compromission ? P. 269 3/ La nouvelle figure du compromis dans l’institution scolaire P. 282 4/ L’ambivalence du discours ou l’expression d’une tension P. 289 II La scolarisation spéciale ou l’exception éducative française P. 295 1/ L’institution scolaire au cœur d’une double contrainte P. 297 2/ La scolarisation spéciale : un nouveau modèle éducatif P. 306 3/ L’ambivalence des dispositifs collectifs d’intégration P. 322 4/ La formation des enseignants aux besoins éducatifs particuliers P. 341 5/ La question de la spécificité des enseignants spécialisés P. 358

    III Le concept de besoins éducatifs particuliers en France P. 363 1/ Les enjeux liés aux questions de terminologie P. 366 2/ Les élèves à besoins éducatifs particuliers en France P. 372 3/ Les élèves handicapés P. 373 4/ Les élèves nouveaux arrivants P. 376 5/ Les enfants du voyage P. 391 6/ Les élèves en grande difficulté P. 404 7/ Les élèves précoces P. 411 IV L’approche des besoins éducatifs particuliers en Europe P. 413 1/ Le panorama général des politiques d’intégration en Europe P. 414 2/ Le Royaume-Uni et les special educational needs P. 424 3/ L’Espagne et le développement des pratiques inclusives P. 429 4/ L’Italie à l’origine de l’inclusion scolaire P. 432 Quatrième synthèse P. 436 Conclusion P. 447

    Sources et bibliographie P. 490 Glossaire des sigles P. 522 Voyages d’étude P. 540 Annexe P. 541

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    Nous avons l’audace, nous, de promettre une grande didactique, je veux dire un traité de l’art complet d’enseigner tout à tous. Et de l’enseigner de telle sorte que le résultat soit infaillible. Et de l’enseigner vite, c'est-à-dire sans aucun dégoût et sans aucune peine pour les élèves et pour les maîtres, mais plutôt avec un extrême plaisir pour les uns et pour les autres.

    Comenius, Didactica magna, 1632

    On se plaint de l’état de l’enfance ; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être enfant.

    J.-J. Rousseau, Emile, Livre Premier L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres ; et j’aimerais autant exiger qu’un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans. J.-J. Rousseau, Emile, Livre Deuxième, 1762

    Le Neuhof près de Birr – Gravure colorée de J. Aeschmann d’après J. H. Schulthess – 1780

    Centre de documentation et de recherche Pestalozzi – Yverdon-les-Bains - Suisse

    Aucune faiblesse corporelle, aucune faiblesse de l’esprit justifient qu’un homme soit dépouillé de sa liberté et soit casé en prison ou en hôpital […], car la place de ces êtres est dans des maisons d’éducation qui doivent évaluer ce dont ils sont capables.

    Pestalozzi – Neuhof – 1777

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    INTRODUCTION

    La scolarisation des élèves à besoins éducatifs particuliers préoccupe les

    pouvoirs publics depuis plus d’un siècle. C’est en effet en 1904, dans le

    prolongement des lois Ferry sur l’Éducation, qu’une première instance officielle, la

    commission Bourgeois, est instituée, pour étudier les conditions dans lesquelles les

    prescriptions de la loi du 28 mars 1882 sur l’obligation de l’enseignement primaire

    pourraient être appliquées aux enfants « anormaux » des deux sexes. Ce qui est

    plus nouveau, en revanche, c’est l’émergence, depuis quelques années, du terme

    d’inclusion. Ce concept d’origine anglo-saxonne apparaît de façon récurrente dans

    les débats qui animent les professionnels de l’éducation, non seulement dans le

    secteur de l’adaptation et de l’intégration scolaire (AIS), devenue en 2004 et surtout,

    en 2006, l’adaptation et la scolarisation des élèves handicapés (ASH), mais aussi,

    plus largement, dans les questionnements des enseignants du milieu ordinaire, en

    lien avec la gestion de l’hétérogénéité. La question s’affirme comme centrale, dans la

    mesure où elle concerne un très large éventail de la population scolaire, s’étendant

    des enfants en situation de handicap à des enfants confrontés à l’école à de grandes

    difficultés d’apprentissage, mais aussi aux élèves nouveaux arrivants non

    francophones, aux enfants du voyage, et même aux élèves précoces. Et, si cette

    notion d’inclusion fait ainsi irruption dans le débat éducatif, sans d’ailleurs que

    l’institution scolaire ne s’en empare clairement et officiellement, c’est qu’elle recouvre

    un certain nombre de principes qui semblent, a priori, pouvoir apporter une réponse

    satisfaisante, immédiate et peu coûteuse à la problématique apparue dans l’histoire

    de l’Éducation avec l’expérience de Pestalozzi au Neuhof, de l’accès à l’éducation

    des enfants en situation de handicap, que ce dernier soit d’origine sociale, physique,

    ou plus tard mentale. Cela fait en effet plus de deux cents ans que cette figure

    incontournable et visionnaire de la pédagogie moderne affirmait que « les pauvres

    souffrent généralement du fait qu’ils ne sont pas éduqués en vue de la satisfaction

    de leurs besoins », que « l’éducation des pauvres doit se faire, dans le cadre général

    de l’éducation humaine, en tenant compte de leur état » et que « l’éducation des

    pauvres exige une connaissance exacte, profonde et détaillée de la pauvreté, des

    besoins et des difficultés des pauvres, de la situation vraisemblable qu’ils connaîtront

    à l’avenir » (Pestalozzi, 1777).

  • 14

    Les conceptions dont sont porteuses ces citations extraites des Lettres écrites

    par Pestalozzi, à l’époque de l’expérience du Neuhof, s’inscrivent déjà dans une

    logique du traitement des difficultés auxquelles peut être confronté un enfant dans

    son parcours de formation. Même si Pestalozzi évoque ici le handicap social, il n’en

    restera pas à ce stade et s’intéressera, avec d’autres intellectuels, philosophes ou

    pédagogues, dignes héritiers des Lumières, à tout ce qui peut constituer une entrave

    à l’instruction des enfants. Ces prises de position préfigurent déjà les combats à

    venir pour l’éducabilité puis pour l’intégration, et vont même au delà. En effet,

    lorsqu’on considère ce que prône Pestalozzi, à savoir la « connaissance exacte,

    profonde et détaillée de la pauvreté, des besoins et des difficultés des pauvres » en

    préalable à leur éducation, comment ne pas y entrevoir déjà ce qui constituera l’un

    des principes de l’inclusion, c’est à dire l’adaptation de l’environnement scolaire et de

    l’action pédagogique, aux besoins éducatifs particuliers des élèves ?

    C’est bien l’un des premiers enjeux de cette recherche : tenter de montrer que

    la notion d’inclusion scolaire trouve ses racines bien antérieurement au débat récent,

    à savoir à l’époque du combat pour l’éducabilité. En ce début de XXIe siècle, le

    concept d’inclusion se positionne comme une réponse séduisante face aux questions

    de scolarisation des enfants à besoins éducatifs particuliers. Philosophiquement,

    l’inclusion emporte une adhésion large, en raison notamment des fondements

    idéologiques et des conceptions éducatives sous-jacentes, que le concept recouvre

    et dont il convient d’ébaucher une première définition.

    L’inclusion est un concept qui est apparu dans les années 1980/1990 aux

    États-Unis et dans certaines provinces canadiennes. Aujourd’hui, un bon nombre

    d’États européens se le sont appropriés et l’opposent à la notion d’intégration. C’est

    d’abord une conception éthique et philosophique de la différence, qui postule qu’en

    chaque enfant existe un potentiel qui ne demande qu’à être développé. Cette

    confiance en l’éducabilité cognitive amène à se positionner différemment face à

    l’hétérogénéité des élèves, en changeant notamment de regard sur l’enfant à besoin

    éducatif particulier qui n’a plus à « s’intégrer ». En effet, le concept d’inclusion

    implique que c’est, en l’occurrence, au système scolaire d’englober tous les élèves et

    de promouvoir leur réussite au sein même de l’école ordinaire.

  • 15

    Pour définir ce que recouvre cette notion d’école efficiente dans le domaine de

    l’inclusion, nous pouvons nous appuyer sur les travaux de l’Office of Standarts in

    Education cité par le professeur Mel Ainscow de l’Université de Manchester : « Une

    école est inclusive lorsque l’enseignement et l’apprentissage, la réussite et le bien

    être de chaque jeune, constituent autant de préoccupations majeures. Les écoles

    efficientes sont des écoles inclusives sur le plan éducatif. Cela n’apparaît pas

    seulement à travers les performances mais aussi dans l’éthique et la volonté d’offrir

    de nouvelles chances à des élèves qui ont pu rencontrer auparavant des difficultés…

    Les écoles les plus efficientes ne considèrent pas l’inclusion éducative comme

    donnée d’avance. Elles surveillent et évaluent constamment les progrès effectués

    par chaque élève. Elles identifient tout élève qui pourrait décrocher, éprouver des

    difficultés à s’investir ou se sentir d’une manière ou d’une autre à l’écart de ce que

    l’école s’efforce de transmettre » (Ainscow, 2003, p. 3).

    Comme nous le suggérions dans notre propre définition, les notions de

    réussite et de bien être de l’enfant s’articulent et sous-tendent le concept d’inclusion.

    On y trouve aussi cette dimension de conquête du progrès à partir d’un état des

    lieux, d’une évaluation diagnostique qui a permis d’identifier les difficultés. Mais la

    démarche inclusive implique aussi un suivi régulier des enfants afin d’adapter, si

    besoin est, les formes de l’enseignement et d’optimiser l’apprentissage. D’ailleurs, la

    place accordée aux protocoles d’évaluations nationales des élèves et aussi à la mise

    en œuvre de projets individualisés, dont le programme personnalisé de réussite

    éducative (PPRE) est l’expression la plus récente, montre que l’institution scolaire se

    situe dans la même logique éducative. La définition, reprise par Mel Ainscow, évoque

    aussi deux termes forts : « l’éthique » d’une part, car adopter une démarche inclusive

    implique un grand professionnalisme, où l’enseignant doit s’investir dans une mission

    difficile et sensible. D’autre part, « la volonté d’offrir de nouvelles chances », car cette

    entreprise implique l’adhésion complète du professionnel qui devra réussir là où

    d’autres ont échoué, là où « des élèves ont pu rencontrer auparavant des

    difficultés ». En fait, si un concept comme l’inclusion scolaire surgit de cette manière

    dans le débat autour de l’intégration scolaire, c’est que la scolarisation des élèves à

    besoins éducatifs spécifiques est une mission prioritaire de l’Éducation nationale,

    dont l’évaluation laisse parfois apparaître des failles plus ou moins visibles :

    difficultés des personnels, frustration de certaines familles et même déscolarisation.

  • 16

    Pourtant les efforts de l’institution sont indéniables : depuis cent ans voire

    même cent cinquante ans, si on y englobe les Lois Ferry sur l’école laïque, gratuite

    et obligatoire, les réponses apportées par l’Éducation nationale pour améliorer la

    scolarisation ou la prise en charge des enfants « inadaptés », sont nombreuses et

    variées. L’institution a clairement intégré les notions d’éducabilité et de perfectibilité

    de ces élèves, dont elle tente de favoriser l’accès à la connaissance, tout en tenant

    compte du projet individuel, autour d’une notion clé : l’intégration. Mais, le concept

    même d’intégration semble en panne, comme le notait déjà Jean Houssaye, il y a

    quelques années : « L’école n’a pas vraiment réussi à intégrer l’idée de la diversité

    de la reconnaissance du pluralisme culturel qui implique que l’on ne discrimine pas,

    mais qu’on englobe, qu’on ne classe pas, mais qu’on accepte, qui implique

    l’ouverture de l’école au monde qui l’entoure, l’ouverture également aux parents »

    (Houssaye, 1992, p. 299). Pour le moins, la question fait débat, comme le montre

    l’effervescence actuelle autour de la remise en cause des classes d’intégration

    scolaires dans le premier degré (CLIS). Celles-ci incarnent aux yeux de certains

    spécialistes, restés dans l’esprit du texte, des classes spéciales qui ont pour mission

    d’accueillir « de façon différenciée dans certaines écoles élémentaires ou

    exceptionnellement maternelles, des élèves handicapés physiques ou handicapés

    sensoriels ou handicapés mentaux qui peuvent tirer profit, en milieu scolaire

    ordinaire, d’une scolarité adaptée à leur âge et à leurs capacités, à la nature et à

    l’importance de leur handicap » (circulaire n°91-304, définition). Mais elles incarnent

    aussi, pour d’autres, des classes destinées à éviter de scolariser, dans une classe

    ordinaire, des enfants rencontrant des difficultés face aux apprentissages. De notre

    point de vue, ces classes s’inscrivent dans le modèle de la scolarisation spéciale,

    que nous tenterons de mettre en évidence à l’issue de ces travaux.

    C’est dans ce contexte que l’inclusion scolaire s’affirme, chez certains

    professionnels éminents, comme l’évolution indispensable pour garantir une

    intégration effective de l’enfant dans le milieu ordinaire. Plus largement, à la lumière

    de l’étude de l’histoire des idées éducatives, l’émergence du concept d’inclusion peut

    apparaître comme l’aboutissement logique d’une dynamique qui a vu passer l’enfant,

    du statut d’ infans, « celui qui ne parle pas », dont il fallait préserver l’âme de la

    perversion, au statut d’être éducable, à la nature et au développement spécifiques.

  • 17

    Un être encore dont l’éducation va progressivement intéresser quelques

    philosophes, pédagogues ou médecins, qui apprendront bientôt que le

    développement de ses facultés physiques ou intellectuelles est parfois entravé, mais

    que cela ne doit pas remettre en cause la notion d’éducabilité et de perfectibilité de

    l’individu. Et les pouvoirs publics accorderont bientôt une attention particulière à la

    prise en charge de la « différence », en instituant une Éducation spéciale, incarnée

    par la loi du 15 avril 1909, créant les classes de perfectionnement. L’un des objets de

    cette recherche est donc bien de montrer la filiation du concept d’inclusion avec

    d’autres concepts plus anciens qui ont constitué des évolutions positives dans

    l’histoire de l’Éducation. Nous postulons ici que l’inclusion scolaire est le fruit d’une

    lente évolution des mentalités d’abord, des connaissances sur l’enfant ensuite et de

    la volonté de l’État enfin. Mais nous intégrerons également les débats parfois

    virulents qui opposent, d’une part, les tenants de l’intégration et, d’autre part, les

    défenseurs de l’inclusion. Cette opposition, presque philosophique, constitue en effet

    un élément pouvant remettre en cause l’hypothèse de la filiation entre les concepts.

    Dans une première partie, basée sur l’histoire de l’Éducation depuis les débuts

    de notre ère, nous nous livrerons à un état des lieux des différentes mesures prises

    en faveur de l’instruction des enfants jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Nous montrerons

    de quelle manière on passe de l’infans à la notion d’éducabilité de l’enfant, puis à

    celle de besoin éducatif spécifique. Nous mettrons en évidence le décalage qui

    existe entre les politiques mises en œuvre par les pouvoirs publics successifs et

    l’œuvre concrète de grandes figures de l’Éducation comme Pestalozzi, Itard,

    Bourneville ou Buisson. Nous leur consacrerons plus de lignes parce que nous

    avons la conviction qu’ils sont les artisans du changement de regard porté sur

    l’enfant. Dans la deuxième partie, nous verrons de quelle façon l’institution scolaire

    s’empare définitivement de la problématique de l’instruction pour tous. Nous nous

    attarderons sur la période à laquelle on assiste à une transition entre des

    expériences isolées et un enseignement spécial, à destination des enfants à besoins

    spécifiques, conçu à une échelle plus globale. Cette partie sera notamment

    l’occasion de l’étude des grands textes fondateurs de l’école de la République et de

    l’enseignement spécial. Nous tenterons d’y déceler les évolutions incontournables

    qui constitueront, quelques décennies plus tard, les fondements de la politique

    d’intégration mais aussi le terreau du concept d’inclusion.

  • 18

    Nous soulignerons les enjeux, les luttes et les contradictions qui ont entouré

    l’adoption de ces lois. Nous y proposerons aussi une analyse succincte du débat qui

    anime la notion d’inclusion aujourd’hui en faisant dans un premier temps un état des

    lieux des conceptions des usagers de l’école, qu’ils soient parents ou enseignants.

    Puis nous tenterons de mettre en évidence les ruptures et les continuités liées à

    l’émergence de ce concept. Dans la troisième partie, nous mettrons en évidence la

    nouvelle politique d’intégration scolaire mise en œuvre par l’état français, à partir de

    la loi d’orientation de 1989, du plan Handiscol’, et jusqu’à l’adoption de la loi du 11

    février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté

    des personnes handicapées. Nous insisterons particulièrement sur la permanence

    des conceptions inclusives notamment au début des années 2000. Nous

    analyserons surtout les débats qui ont entouré la loi n° 2005-102, destinée à rénover

    la loi de 1975 sur le handicap. Nous tenterons notamment de déterminer si cette loi

    de février 2005 constitue une loi inclusive, incarnant l’aboutissement d’un processus

    éducatif, ou si elle participe davantage d’une rupture. Enfin, dans la quatrième partie

    de ces travaux, nous mettrons en lumière l’émergence d’un nouveau modèle

    éducatif. Nous tenterons alors de montrer, comment la France a d’abord mis en

    place un compromis entre intégration et inclusion scolaire, pour aboutir à un nouveau

    modèle éducatif dans le domaine de la scolarisation des élèves handicapés. Nous

    opposerons, d’une part, ce modèle aux dispositions qui entourent la scolarisation des

    autres publics d’élèves à besoins éducatifs particuliers. D’autre part, nous mettrons

    en perspective la politique d’intégration de l’État français avec les politiques

    européennes en la matière. Et, pour mettre en évidence le passage du compromis

    éducatif à l’émergence du modèle de la scolarisation spéciale, la méthodologie mise

    en œuvre consistera à analyser l’ensemble des textes officiels qui régissent

    l’institution scolaire, dans le domaine de la scolarisation des élèves à besoins

    éducatifs particuliers, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Nous

    montrerons notamment comment s’exprime la rupture du processus inclusif dans ces

    textes et la manière dont l’Éducation nationale traduit les nouvelles exigences

    législatives concernant la prise en charge du handicap. Nous nous appuierons

    également sur ces analyses pour mettre en évidence la modularité de la politique

    éducative française d’intégration en fonction de la catégorie d’enfants pris en charge

    et la place qu’occupe réellement la scolarisation en milieu ordinaire.

  • 19

    Première partie : Le combat pour l’éducabilité

    La loi du 15 avril 1909 qui institue les écoles et les classes de

    perfectionnement est, de l’avis de nombreux professionnels de l’Éducation spéciale,

    une date charnière pour l’adaptation et l’intégration scolaires. Elle incarne le texte

    fondateur de l’enseignement spécialisé qui, pour la première fois dans l’histoire de

    l’Éducation, va se préoccuper du sort des enfants « différents ».

    Pourtant, le fait de postuler que ces enfants sont, pour une partie d’entre eux,

    « éducables » et qu’il faut que l’Institution apporte une réponse, n’est pas une idée

    nouvelle. En revanche, on peut noter que, d’une manière générale, l’intérêt pour

    ceux qu’on nomme « débiles », « arriérés » ou « instables », est très variable selon

    les lieux et les époques et que leur devenir est souvent lié aux préoccupations d’une

    personne, souvent médecin ou pédagogue, sans que sa position reflète la posture de

    l’Institution ou de l’époque dans son ensemble. Comme nous le rappelle Jean

    Houssaye, l’histoire de l’Éducation se cristallise souvent autour de l’action de ces

    grandes figures.

    Le postulat d’éducabilité a germé chez Rousseau qui place l’enfant au centre

    du processus éducatif et se concrétise quelques années plus tard chez Pestalozzi,

    son disciple. C’est une véritable révolution intellectuelle qui s’opère, un renversement

    dans les conceptions éducatives en vigueur depuis la naissance de l’enseignement

    en France. Dans ce cadre, un bref historique de l’organisation et des principes sous-

    jacents de l’enseignement avant l’entrée de la société dans le siècle des Lumières

    est nécessaire pour mieux comprendre ce basculement des mentalités

    principalement. La mise en évidence de l’évolution nette de la société par rapport

    aux questions d’éducation permet aussi d’expliquer la raison pour laquelle nous

    avons souhaité situer le point de départ du processus de modernité pédagogique au

    début du XVIII e siècle, c’est à dire au siècle des Lumières.

  • 20

    I ENSEIGNEMENT ET CONCEPTIONS EDUCATIVES AVANT LES LUMIERES

    1/ Du déclin des écoles antiques à l’éducation chrétienne

    Jusqu’à la chute, au Ve siècle de l’Empire Romain d’occident, on observe une

    certaine cohabitation entre les écoles antiques qui se distinguent par leur nombre

    assez élevé et leur statut public, et les écoles chrétiennes, dont l’émergence a été

    favorisée au début du IV e siècle par l’Edit de Milan (313) qui proclamait la liberté de

    tous les cultes. Dans le système éducatif antique, les écoles primaires tenues par

    des magister, voire même des instituteurs (sous Dioclétien), accueillent des garçons

    et des filles de 7 à 11/12 ans. Cet enseignement est destiné à des enfants issus de

    milieux privilégiés puisqu’ils se rendent en cours accompagnés d’un esclave, sorte

    de répétiteur, le paedagogus. Comme chez les Grecs et malgré les améliorations

    pratiques qu’apporteront les Romains, l’enseignement revêt le plus souvent une

    forme passive et coercitive. Après l’effondrement de l’empire Romain d’occident

    (476), Rome accroît son prestige et son autorité, ce qui laisse à l’Éducation

    chrétienne le champ libre pour se développer. Avec les invasions Barbares, l’Église

    s’emploie à convertir les barbares. Pourtant, si l’expansion de l’éducation chrétienne

    est indéniable à cette époque, elle a moins été dictée par des motivations

    pédagogiques que par l’urgence que présentait à ses yeux l’édification des dogmes

    et de la liturgie. C’est aussi pour cette raison qu’on assiste durant les premiers

    siècles de notre ère à une cohabitation entre christianisme et culture classique,

    pourtant d’origine païenne. En ce qui concerne le statut de l’enfant, c’est la traduction

    même du terme latin infans qui semble le mieux refléter la conception bien

    particulière, qu’en a la société à cette époque : « celui qui ne parle pas », une

    interprétation qu’on peut, par extension, comprendre aussi comme « celui qui doit se

    taire et rester à sa place ». N’oublions pas, en outre, qu’à cette époque, les pères

    gaulois avaient droit de vie et de mort sur leurs enfants. Quant aux enfants

    présentant un handicap, ils étaient perçus, durant l’antiquité gréco-romaine, comme

    une punition infligée par les dieux. Cela justifiait, dans le meilleur des cas, une mise

    à l’écart de la communauté ou, au pire, des pratiques eugénistes, visant à supprimer

    de la société ces enfants « différents », qui constituaient une « menace » pour

    l’espèce humaine.

  • 21

    2/ L’affirmation de la suprématie de l’Église en Éducation

    À partir du VIe siècle, l’Église affirme son autorité en matière d’Éducation et la

    multiplication de ses écoles est proportionnelle à l’accentuation de son autorité tout

    au long du Moyen Âge.

    L’une des caractéristiques de l’Éducation à cette époque est sa sévérité qui se

    trouve renforcée, d’une part, par le pouvoir discrétionnaire du père sur ses enfants

    et, d’autre part, par les représentations qu’a l’Église de « la nocivité du péché originel

    chez le jeune être ». Cependant on peut noter que cette suspicion s’adresse surtout

    à l’encontre des adolescents soumis à l’éveil de la sexualité. Et les auteurs de

    l’Histoire de l’enseignement en France d’ajouter que les moines tempèrent la

    discipline à laquelle sont soumis les enfants en considérant que l’enfant « ne

    persévère pas dans ses colères, n’est pas rancunier, ne se délecte pas de la beauté

    des femmes et dit ce qu’il pense » ! (Léon – Roche, 2003, p. 15)

    Cette Éducation ne concerne là aussi qu’une frange privilégiée de la

    population. Quant aux méthodes, comme à l’époque antique, elles ne tiennent

    toujours pas compte du niveau de développement ou de l’âge de l’enfant, de ses

    besoins ou de ses aspirations et sont toujours aussi contraignantes : approche

    frontale de l’enseignement de la lecture, mémorisation de textes sacrés dès le plus

    jeune âge, copie de psaumes qu’il doit apprendre puis réciter par cœur, recours au

    latin. Les pauvres des campagnes, illettrés, ne bénéficient pas de cet enseignement

    mais d’une initiation religieuse qui s’exprime au travers de la « prédication muette »,

    c’est-à-dire qui s’appuie sur une pédagogie de l’image, sur le chant et sur la danse ;

    une pédagogie adaptée en somme…

    Mais cette situation n’est qu’une étape et l’Église va se lancer dans un

    processus de centralisation et d’homogénéisation culturelle dont l’Éducation va

    constituer l’un des leviers principaux et intervenir à la fin du VIII e siècle avec l’arrivée

    de Charlemagne. L’action la plus connue de Charlemagne en matière d’Éducation

    est l’ouverture d’écoles et la modification des programmes.

  • 22

    En 789, il ordonne l’établissement de classes où les enfants pourront

    apprendre à lire. Mais là encore, l’enseignement est asservi à des fins religieuses. Le

    souverain souhaite en effet que dans chaque monastère et dans chaque évêché, les

    enfants apprennent les psaumes, les chants, le comput et qu’ils y disposent de

    « livres catholiques bien corrigés ». Mais sa volonté de tisser par l’intermédiaire de

    l’Église un véritable réseau d’écoles paroissiales restera un vœu pieux comme en

    témoigne la célèbre Ecole du Palais qui, contrairement à la légende, n’est pas le lieu

    de rencontre des différentes classes sociales de la société de l’époque mais plutôt

    une « académie ambulante » où de jeunes nobles, déjà instruits, « viennent enrichir

    leur culture auprès de maîtres prestigieux » (Léon – Roche, 2003, p. 17). On est bien

    loin de l’école démocratique et laïque.

    Avec la monarchie capétienne, l’État se centralise autour de sa capitale et le

    Haut clergé renforce son emprise sur l’enseignement. L’administration scolaire relève

    directement de la compétence de l’évêque dont les prérogatives se sont accrues en

    même temps que se féodalisait la société. Néanmoins, et c’est une évolution

    nouvelle et relativement positive, des œuvres caritatives se développent, grâce aux

    richesses de l’Église, qui prévoit d’ouvrir ses écoles aux enfants pauvres. Nous

    sommes à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle quand se développe, d’une part,

    au sein de chaque cathédrale, un service ecclésiastique gratuit à destination des

    écoliers sans ressources et, d’autre part, les premières corporations enseignantes,

    signe d’une certaine structuration de l’enseignement.

    À partir du XVe siècle, sous l’impulsion du roi qui se préoccupe de plus en plus

    des questions d’Éducation, les universités et les collèges se développent et avec eux

    une pédagogie nouvelle (répartition des élèves par classe de niveau, exercices

    physiques et récréation pour compenser la discipline de fer par exemple). À Paris, on

    trouve quatre facultés dont la plus connue est la faculté des Arts qui accueille un

    public très hétérogène au regard de l’âge des écoliers (enfants à partir de 7/8 ans) et

    du niveau d’instruction (certains ne sachant ni lire ni écrire). Malgré la réputation de

    sévérité de la discipline dans les collèges, ce n’est qu’à la fin du XVe qu’on voit « se

    généraliser l’usage de verges et de la férule » (Léon – Roche, 2003, p. 27). Ce

    phénomène est dû à un mouvement de régression d’établissements repliés sur eux-

    mêmes et fermés à tout esprit libéral.

  • 23

    3/ La rénovation pédagogique au XVIe siècle

    Le mouvement de rénovation que connaît l’Éducation au XVI e siècle s’intègre

    dans un ensemble plus vaste de transformation de la société. Pour parvenir à une

    « meilleure compréhension de l’homme », selon l’expression des auteurs de

    l’Histoire de l’enseignement en France, on place l’homme au centre des

    préoccupations morales et philosophiques, on encourage les sciences et les arts et

    on doit pouvoir étudier les grandes œuvres classiques. Tout ceci a inévitablement

    des répercussions sur les finalités de l’Éducation. On oppose alors à la pédagogie

    scolastique des universités médiévales, la conception humaniste de l’éducation.

    C’est principalement dans les collèges Jésuites que s’expriment ces nouveaux

    principes pédagogiques. D’un point de vue politique, le roi continue de s’appuyer sur

    le clergé catholique et la noblesse féodale mais un nouvel ordre commence à se

    développer dont la monarchie ne pourra faire abstraction : la grande bourgeoisie

    d’affaires. Avec l’essor économique, celle-ci se développe et va permettre d’instaurer

    progressivement un renouvellement des valeurs éducatives qui s’exprime

    principalement par un enseignement plus ouvert et des programmes réalistes, c’est à

    dire moins asservi au prosélytisme religieux. Ces tendances « modernes »

    s’expriment principalement dans les collèges Oratoriens.

    Malgré ces modestes évolutions, l’enseignement primaire, lui, ne se

    développe pas. Les petites écoles sont avant tout conçues comme une œuvre de

    charité et ce n’est qu’à la fin de l’Ancien Régime que la nécessité de l’organisation

    d’une véritable Éducation nationale verra le jour dans les esprits. La mort de

    François 1er en 1547 est marquée par les premiers affrontements entre catholiques

    et protestants. Ces derniers, à l’image de Luther, se préoccupent des questions

    d’éducation et comme lui, ont compris que c’est dans l’instruction obligatoire que se

    réalisera l’Éducation chrétienne. De nombreuses écoles en France sont

    « conquises » par la nouvelle religion protestante ce qui va entraîner une réaction de

    l’Église catholique.

  • 24

    Le Concile de Trente, convoqué par le Pape Paul III pour répondre au

    développement de la Réforme protestante, décide, entre autres mesures, de mettre

    en place dans chaque église l’enseignement d’un « Maistre choisi par l’Evesque,

    avec l’avis du Chapitre, qui enseigne gratuitement la Grammaire aux Clercs & autres

    pauvres Ecoliers, pour les mettre en estat de passer en suite à l’étude des saintes

    Lettres, si Dieu les y appelle » (V. Session du Concile de Trente tenue le 17 juin

    1546, Décret de Réformation, Chapitre I). La tenue de ce concile n’endiguera pas la

    division des deux Églises et on voit bien que les répercussions de ces propositions

    sur l’organisation de l’enseignement sont minimes et surtout conçues, nous l’avons

    déjà évoqué, comme un instrument du prosélytisme religieux comme l’illustrent ces

    quelques extraits de la première session du Saint Concile de Trente où il est

    question de « l’accroissement & de l’exaltation de la Foy & de la Religion

    Chrestienne ; pour l’extirpation des Hérésies ; » et de « l’humiliation & l’extinction des

    Ennemis du nom Chrestien » (sic). C’est toujours sur fond de conflits d’intérêts

    religieux que de nouvelles réformes éducatives voient le jour, sans qu’on ne se

    préoccupe pour autant du développement ou de l’intérêt de l’enfant. Le Roi Louis XIV

    va même jusqu’à proclamer en 1698 l’obligation scolaire jusqu’à 14 ans. Mais, là

    encore, les fondements idéologiques ne sont pas éducatifs, philanthropiques ou

    philosophiques mais stratégiques : il s’agit avant tout pour la monarchie de convertir

    les enfants vivant dans les régions où s’est implantée la religion protestante.

    C’est dans un contexte social caractérisé par

    l’abîme séparant la pauvreté des uns et les

    privilèges des autres que Jean-Baptiste de

    La Salle va se consacrer à l’enseignement

    désintéressé des pauvres et fonder à Reims

    en 1678 l’Institut des Frères des Ecoles

    chrétiennes. Au plan pédagogique, on y

    abandonne le « mode individuel » au profit

    du « mode simultané » qui vise à instruire en

    même temps un groupe d’élèves de même

    niveau en les occupant à une même activité.

    J.-B. de La Salle et le « mode simultané »

    Gravure en ligne sur le site www.la-communale.com

  • 25

    Pourtant, même si certains spécialistes datent de cette époque la naissance

    des classes élémentaires et notent que ces initiatives contribuent à l’alphabétisation

    d’un plus grand nombre d’individus, l’enfant, en tant qu’être aux besoins éducatifs

    particuliers, nécessitant une pédagogie adaptée qui tienne compte de son niveau de

    développement, n’a pas véritablement d’existence. À l’aube de ce XVIII e siècle si

    important dans l’histoire des idées éducatives, seule compte, aux yeux de la

    monarchie et du clergé, la capacité de conversion à la morale chrétienne, dont

    l’enseignement peut être porteur.

    L’école et la morale – Tableau de Léopold CHIBOURG - Huile sur toile (1823) – Musée nationale de l’Éducation

  • 26

    II LES LUMIERES : UN TOURNANT DANS LES CONCEPTIONS EDUCATIVES

    1/ La mise en cause du primat du religieux dans l’enseignement

    Le XVIII e siècle est primordial dans l’histoire de l’éducation qui va voir évoluer

    son cadre de référence grâce à la volonté de plus en plus affirmée de l’État de

    séculariser l’enseignement sous la pression d’ouvrages doctrinaux abordant

    l’organisation de celui-ci. Parmi les contributions les plus citées, on trouve l’Essai

    d’Éducation nationale (1763) du Procureur Général du Parlement de Bretagne L. - R.

    Caradeuc de La Chalotais, qui dénonce l’enseignement donné par les religieux dans

    les collèges en raison de son éloignement des réalités du monde. Il y a aussi

    l’ouvrage de L.- B. Guyton de Morveau, Mémoire sur l’éducation publique qui

    confirme, comme le précédent ouvrage cité, le vaste mouvement de séparation de

    l’instruction et du religieux, incarné en 1762 par l’expulsion des Jésuites du domaine

    scolaire.

    Parallèlement, ces bouleversements illustrent le retour de l’initiative royale qui

    crée des écoles prestigieuses (Ecole Royale, ancêtre de l’école polytechnique, Ecole

    des Ponts et Chaussées ou encore Ecole des Mines) dont l’enseignement plus

    proche des réalités et des évolutions scientifiques est censé servir les besoins de

    l’administration civile et militaire. Une nouvelle fois, ce n’est pas l’intérêt de l’élève qui

    dicte l’élaboration des orientations éducatives, mais bien un intérêt supérieur qui

    passe cette fois de la raison religieuse à la raison d’État. Comme Rousseau à

    l’époque de l’Emile, des intellectuels comme La Chalotais pensent qu’une Éducation

    de masse n’est pas utile. Le seul acquis au final de cette période est que l’Église

    perd son monopole sur l’enseignement et qu’on débat enfin de la responsabilité de

    l’État en matière d’éducation.

  • 27

    2/ La situation des petites écoles

    La question de la démocratisation du système n’est pas tranchée au siècle

    des Lumières et deux types de positions s’opposent. D’un côté, les philosophes

    comme Rousseau ou Voltaire estiment que les gens du peuple et les pauvres n’ont

    pas besoin d’instruction, sans doute par crainte des éventuelles velléités

    d’émancipation sociale. De l’autre côté, les hommes politiques retournent l’argument

    et considèrent au contraire que la généralisation de l’enseignement élémentaire peut

    être un moyen pour maintenir l’ordre social. Quoi qu’il en soit, les petites écoles

    cristallisent toutes les ségrégations de la société à la veille de la Révolution. Elles ne

    fonctionnent pas en continuité avec le collège et s’adressent à des publics différents.

    On sait par exemple qu’un élève (pauvre) scolarisé dans une de ces écoles a peu de

    chances d’accéder à l’enseignement secondaire. Elles sont victimes de l’irrégularité

    de la fréquentation scolaire en raison des besoins de main d’œuvre saisonnière. De

    plus, le principe d’éducation mixte est rejeté, ce qui aboutit, dans certaines

    communes qui ne peuvent entretenir deux écoles, à la scolarisation des seuls

    garçons au détriment des filles.

    Cependant la situation va s’améliorer dans la deuxième moitié du XVIII e siècle

    en raison de l’accroissement des exigences intellectuelles de nombreux métiers.

    L’histoire de l’éducation est une histoire d’hommes mais aussi une histoire

    d’évolution économique et technique. Ainsi, les enfants de toutes conditions se

    verront ouvrir une nouvelle perspective : celle d’accéder, après l’instruction

    dispensée dans les petites écoles, à un enseignement technique dont l’émergence

    symbolise en même temps les progrès d’une pédagogie concrète, réaliste et moins

    discriminante. L’étude des cahiers de doléances des États généraux nous montre

    que c’est aussi que l’éducation devient, durant la période révolutionnaire, une

    préoccupation des citoyens. On y évoque notamment les questions de l’obligation et

    de la gratuité scolaires dont on peut supposer qu’elles vont s’affirmer comme deux

    principes incontournables de la politique éducative. L’analyse de cette période va

    nous montrer le contraire, ce qui permet de dire que l’histoire de l’éducation ne suit

    pas un déroulement linéaire, mais qu’elle est au contraire sans cesse perturbée par

    les soubresauts politiques auxquels est soumise la société. La volonté de certains de

    généraliser l’instruction du peuple se heurte souvent à des objections d’ordre social.

  • 28

    3/ Le temps de la sécularisation de l’enseignement

    Pourtant l’enjeu est d’importance car la thèse que nous défendons dans ce

    mémoire est qu’un concept éducatif comme l’inclusion scolaire est l’aboutissement

    logique d’une évolution lente mais régulière des mentalités et des conceptions

    éducatives qui sont elles – mêmes issues de l’idée d’éducabilité de l’enfant, de tous

    les enfants. Or l’étude de cette période fait davantage référence, nous allons le voir,

    à une régression de ces conceptions démocratiques et progressistes de la notion

    d’instruction publique, alors que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et

    du Citoyen entrée en vigueur en 1789 proclamait expressément « le droit à

    l’éducation et à la culture pour tous ». Notons d’ailleurs sur ce point que ce texte

    continue d’être mis en avant en ce début de XXI e siècle notamment par les

    associations de parents d’enfants en situation de handicap ou même confrontés à

    des difficultés d’adaptation dans le milieu ordinaire.

    Lorsque l’on considère cette période, on s’aperçoit, du côté des positions de

    l’État et des décrets publiés, que l’on ne se préoccupe pas de la situation des enfants

    à besoins éducatifs spécifiques, bien que le débat éducatif soit très dense. Au delà

    de ce constat, on assiste même à un certain recul des dispositions dans le domaine

    éducatif pendant la période post-révolutionnaire comme si la concrétisation de la

    pensée des Lumières était douloureuse. En fait, le XVIII e siècle a pensé ce que le

    XIX e réalisera quelques décennies plus tard.

    Au départ, il y a une volonté affirmée du pouvoir révolutionnaire de faire table

    rase de l’ancienne organisation scolaire parce qu’elle est une émanation de l’Ancien

    Régime. Dès lors, le champ semble libre pour l’édification d’institutions nouvelles

    comme le laisse supposer la Constitution du 3 septembre 1791, qui proclame qu’ « il

    sera créé une Instruction publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard

    des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes ». On fait ici

    référence à une sorte de « socle commun » auquel chacun aurait le droit d’avoir

    accès quelle que soit sa condition. Ce mouvement se concrétisera d’ailleurs par un

    nombre assez important de plans en faveur de l’Éducation qui, malheureusement, ne

    seront jamais mis en application, du moins dans leur intégralité.

  • 29

    4/ Acquis et concessions de la période révolutionnaire en éducation

    Cette situation instable aura, nous le verrons par la suite, des répercussions

    importantes sur l’action de figures marquantes de l’éducation comme Valentin Haüy.

    Parmi les multiples plans qui vont voir le jour, la contribution de Condorcet semble

    essentielle. Alors que le rapport Talleyrand (septembre 1791) prévoit la création

    d’une Commission générale de l’Instruction publique, que le but de l’éducation

    devient « d’apprendre à vivre heureux et utile » (Léon – Roche, 2003, p. 52) et que,

    dans ce cadre, la vocation de conversion religieuse semble s’estomper, les principes

    d’obligation scolaire et de laïcité ne sont toujours pas promulgués lorsque Condorcet

    présente son plan à l’assemblée en avril 1792.

    Ce plan comprend de réelles avancées. Fidèle à l’esprit des encyclopédistes,

    il fixe des fins à l’éducation : celle de développer les capacités individuelles et celle

    de contribuer au perfectionnement de l’espèce humaine. Les propositions de ce

    républicain convaincu, disciple de Rousseau, s’avèrent d’une grande originalité pour

    l’époque et surtout d’une grande actualité. En témoignent ces extraits du discours sur

    les principes de l’instruction publique prononcé devant l’Assemblée en février 1792 :

    « […] établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique

    reconnue par la loi : tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; […] Nous

    avons observé, enfin, que l’instruction ne devrait pas abandonner les individus au

    moment où ils sortent des écoles ; qu’elle devait embrasser tous les âges».

    Condorcet souhaite en outre que l’école soit un organe de la République sans être

    un rouage du pouvoir politique. Au niveau pédagogique, cela implique pour chaque

    enfant une instruction civique qui s’appuiera sur la méthode suivante : le maître lira

    ou racontera de courtes histoires morales et c’est à l’enfant qu’il appartiendra de

    donner du sens. Au sujet de cette « transposition narrative », Condorcet indique

    dans le second Mémoire de son plan que la méthode employée est nécessaire dans

    l’enseignement de la morale, parce que les idées ne se forment ni par la vue d’objets

    concrets ni par des combinaisons précises d’idées abstraites mais par la réflexion de

    chaque individu sur son « sentiment intérieur ».

  • 30

    Cette part de la réflexion dans l’instruction, ce « regard réflexif sur la parole »

    comme dirait Bernard Rey (1986, p. 206), représente une évolution importante par

    rapport aux conceptions pédagogiques de l’époque. Condorcet apporte au travers de

    ce plan la notion de progressivité et de sens dans l’instruction : l’enfant écoute, lit,

    comprend puis explique les principes moraux. Ainsi la République et l’Ecole seront à

    la fois indépendantes l’une de l’autre et s’articuleront l’une l’autre car « le but de

    l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais

    de les rendre capables de l’apprécier et la corriger » (extrait du premier Mémoire du

    plan de Condorcet). Enfin, pour garantir cette complémentarité entre la République,

    les citoyens et l’école, Condorcet introduit quatre principes :

    • l’égalité scolaire (l’Ecole républicaine s’adresse à tous les enfants) • la gratuité (au nom de l’égalité sociale) • la laïcité (les savoirs élémentaires font abstraction des idées religieuses) • la citoyenneté éclairée (les citoyens peuvent critiquer les institutions

    publiques).

    Ce plan est éminemment politique et tente de faire basculer définitivement les

    questions d’éducation dans le giron de l’état. Pourtant, même si ses conceptions

    éducatives et les principes véhiculés dans ses textes influenceront

    considérablement, un siècle plus tard, les textes fondateurs de l’école gratuite et

    laïque, même si les déclarations d’intention prônant l’accessibilité du plus grand

    nombre à l’éducation restent nombreuses, le plan proposé par Condorcet reste lettre

    morte. Il est en effet vivement critiqué au niveau notamment des dispositions sur

    l’enseignement primaire qui ne satisfont pas des révolutionnaires comme

    Robespierre. Ce dernier, déplorant l’inégalité persistante dans l’accès à l’instruction

    entre les enfants des campagnes et ceux des villes, souhaite aller plus loin. Il affirme

    notamment que « depuis l’âge de 5 ans jusqu’à 12 ans pour les garçons et jusqu’à

    11 ans pour les filles, tous les enfants sans distinction et sans exception » seront

    élevés « aux dépens de la République » et que « tous, sous la sainte loi de l’égalité,

    recevront les mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins ».

    C’est à cette époque qu’on commence aussi à parler de « maisons d’Éducation

    nationale » (Léon – Roche, 2003, p. 56).

  • 31

    La nécessité d’offrir une instruction à l’enfant, dès le plus jeune âge, semble

    devenir un acquis solide. Nous ne pouvons cependant pas nous empêcher d’attirer

    l’attention sur les contradictions éducatives de la période en évoquant quelle vision

    de l’enfant prédomine chez les décideurs de l’époque. S’éloignant à bien des égards

    de la philanthropie des Lumières, elle s’oppose clairement aux idées modernes sur

    l’Éducation qui animaient des intellectuels comme Condorcet, Rousseau ou

    Pestalozzi. Nous en voulons pour témoignage ce qu’en rapportent les auteurs de

    l’Histoire de l’enseignement en France qui nous relatent par exemple que « des

    sanctions sociales – isolement, humiliation publique – sont prévues à l’égard des

    élèves dont le rendement n’atteindrait pas la norme » ! (Léon et Roche, 2003, p. 56).

    À la sévérité des dispositions prévues s’ajoute la terminologie employée comme

    l’illustrent ces propos de Robespierre à l’endroit des adolescents se destinant aux

    professions manuelles : « ce n’est plus dans les écoles qu’il faut les enfermer ; c’est

    dans les divers ateliers, c’est sur la surface des campagnes qu’il faut les répandre ».

    C’est bien la fonction sociale et économique et non un quelconque intérêt éducatif

    qui détermine la scolarisation de l’enfant, réduit ici à un vulgaire moyen de

    production. Ces éléments symbolisent toute la contradiction de cette période où

    l’instruction n’est qu’une façon comme une autre de mener la politique décidée par le

    pouvoir. Ainsi, les préoccupations au départ égalitaires ne suffisent pas à améliorer

    la situation éducative de la France, comme en atteste la suite des événements

    suivants : la fin du XVIII e et le début du XIX e siècle vont en effet connaître un certain

    nombre de mesures qu’on pourrait qualifier de régressives.

    C’est le cas avec la Législation Lakanal tout d’abord (novembre 1794) qui

    conserve la liberté de l’enseignement et la gratuité mais supprime l’obligation

    scolaire, préalable indispensable à toute politique éducative ambitieuse. Que dire

    aussi de la création de l’Ecole normale supérieure de Paris dont l’ouverture date de

    janvier 1795 et qui n’accorde aucune place à la pédagogie ? Mais le coup de grâce

    vient sans doute de la Législation Daunou (août 1795) qui supprime à la fois

    l’obligation scolaire et la gratuité ! La situation de l’enseignement primaire est

    qualifiée alors de catastrophique et, signe de ce délabrement, le secteur privé recrute

    un plus grand nombre d’enfants que le secteur public. Malgré cela, l’État poursuit ses

    efforts de sécularisation de l’enseignement scolaire et, sous le Consulat, parvient,

    malgré tout, à renforcer les structures de l’enseignement public.

  • 32

    L’enseignement primaire continue en revanche de stagner, notamment en

    raison de sa mise au ban d’une organisation scolaire centrée sur les Universités qui

    ne réservent par exemple aucune place aux maîtres d’école dans la hiérarchie, signe

    que ce degré n’est pas considéré comme un échelon essentiel de instruction

    publique. Le latin, comme les préceptes de la religion chrétienne, continue à former

    la base de l’éducation et les filles sont toujours exclues des établissements gérés par

    l’État. En outre, les faveurs du pouvoir vont toujours aux Frères des Ecoles

    chrétiennes, une institution fondée plus de cent ans auparavant par J-B. de La Salle.

    Jusqu’à la fin du XVIII e. siècle et même jusqu’à la fin du règne de Napoléon,

    la situation de l’enseignement primaire n’est pas stabilisée . D’une part,

    quantitativement, puisqu’une majorité d’enfants n’a pas accès à une instruction

    primaire (c’est le cas des pauvres et des filles). D’autre part, qualitativement, puisque

    les préceptes de la religion chrétienne restent à la base de l’éducation et, même

    quand le mouvement de sécularisation amorcée par la Révolution donne l’impression

    que l’Instruction ne sera plus asservie à l’intérêt religieux, la raison d’État et les

    enjeux économiques prennent le relais et placent au second plan l’intérêt de

    l’individu. Enfin, c’est l’amalgame et l’exclusion qui prévalent : qu’ils soient pauvres,

    arriérés, vagabonds, aliénés ou criminels, toute personne, y compris les enfants,

    vivant en marge de la société, se retrouve dans des hospices, qui sont, en réalité,

    des lieux d’enfermement insalubres, inadaptés aux besoins des internés.

    Malgré tout, l’éducation des enfants devient la préoccupation majeure de

    l’époque et quelques grandes figures, penseurs, médecins ou philosophes vont

    contribuer à poser les bases d’une rénovation éducative d’envergure : d’une

    pédagogie au service de l’édification des âmes, on passe peu à peu à de nouvelles

    démarches pédagogiques centrées sur l’enfant où priment l’observation et

    l’expérience. D’une éducation censée brider l’affectivité des enfants au nom de la

    morale chrétienne, on commence à tenir compte des contributions de la psychologie

    dans la pédagogie : la philosophie des Lumières facilite la propagation de ces

    conceptions qui attendent maintenant leur mise en pratique.

  • 33

    5/ La philosophie des Lumières, terreau de la modernité

    Ce terme de « Siècle des Lumières » est tout d’abord utilisé par de nombreux

    écrivains et intellectuels, persuadés qu’ils viennent d’émerger d’une époque

    d’obscurité et d’ignorance pour entrer dans le siècle de la connaissance, des

    sciences et de la raison. Le siècle des Lumières désigne ainsi une période de

    l’histoire de la culture européenne, dont la France va représenter la tête de pont et

    qui est marquée au niveau idéologique par le rationalisme philosophique et

    l’exaltation des sciences. D’un point de vue politique, on assiste à une remise en

    cause de l’ordre social et de la hiérarchie religieuse : on comprend mieux la raison

    pour laquelle ce mouvement aboutira à la Révolution Française.

    Dans le débat d’idées qui anime la société, il est un sujet dont s’emparent

    rapidement les intellectuels de l’époque : l’éducation. L’État et l’Église verrouillent à

    cette époque le système éducatif autour d’un lieu de formation unique (l’école

    paroissiale), un programme, des contenus et surtout des méthodes similaires faisant

    parcourir à l’enfant le même cursus en fonction de sa classe d’âge. Les objectifs

    éducatifs de l’époque s’inspirent, en France comme dans toute l’Europe, des

    objectifs définis par Luther en 1524 dans son ouvrage Libellus de instituendis pueris

    qui est un véritable plaidoyer pour l’instruction obligatoire : « Vous le comprenez, il

    nous faut en tous lieux des écoles pour nos filles et nos garçons, afin que l’homme

    devienne capable d’exercer convenablement sa profession, et la femme de diriger

    son ménage et d’élever chrétiennement ses enfants. Et c’est à vous, Seigneurs, de

    prendre cette œuvre en main, car si l’on remet ce soin aux parents, nous périrons

    cent fois avant que la chose ne se fasse. » (Luther, 1558, pp. 438-447). Pour

    Montaigne aussi, une « institution des enfants » est nécessaire car l’homme n’arrive

    pas tout fait. Mais pour le philosophe, précurseur de l’Éducation nouvelle et de

    Rousseau, Il faut en plus doter l’élève d’une capacité de jugement, lui apprendre à

    douter pour former son intelligence. Dans Les essais, écrits en 1595, il insiste sur

    cette dimension en préconisant que le maître ne demande pas seulement à l’enfant

    « compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du

    profit qu’il en aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie… que

    rien ne loge en sa tête par simple autorité et à crédit » (Montaigne, Les Essais, 1595,

    Livre I, Chapitre XXVI).

  • 34

    Même si la conviction qu’il faut donner du sens aux apprentissages progresse,

    même si on assiste à une tentative de structuration de l’enseignement du peuple qui

    prévoit l’obligation légale de scolarisation des enfants et la prise en charge des frais

    d’instruction par l’État ou la commune, il n’en demeure pas moins que cette

    Éducation possède avant tout des fondements religieux, que l’enseignement ne tient

    absolument pas compte du développement de l’enfant et que le latin est la base de

    toute instruction ! Deux cents ans après Luther, le XVIII e siècle et les Lumières vont

    constituer un tournant en matière de théorie éducative. Une nouvelle vision du

    monde centrée sur l’homme et de nouveaux domaines de connaissances vont

    apparaître. Parmi ces derniers on trouve la philosophie, la linguistique et ce qui nous

    intéresse en premier lieu ici, la psychologie et la pédagogie. Le rationalisme et

    l’esprit critique se développent parallèlement à la diffusion des sciences dans la

    société, ce qui va induire de nouvelles démarches pédagogiques. Sous la pression

    d’intellectuels comme John Locke qui souhaite substituer à l’enseignement des mots

    celui des choses par l’observation et l’expérience, un vent éducatif nouveau souffle

    sur toute l’Europe qui tend à se détacher de l’emprise religieuse incarnée par

    l’éducation traditionnelle dispensée par les Jésuites et met en valeur l’unicité du

    corps et de l’esprit chez l’enfant.

    Mais le pouvoir politique, à partir de 1789, ne va pas parvenir à orchestrer ces

    avancées conceptuelles issues de la philosophie des Lumières. Il ne va pas non plus

    réussir à accompagner le mouvement de démocratisation de l’enseignement. Les

    encyclopédistes ne font en fait qu’effleurer les questions d’éducation. Le rapport sur

    l’instruction publique présenté par Condorcet entérine bien la volonté de l’État de

    généraliser l’enseignement. On décide même qu’une école sera créée pour chaque

    village de plus de 400 habitants et, pour la première fois dans l’histoire de

    l’enseignement, le terme d’ « instituteur » apparaît pour désigner le maître d’école.

    Pourtant, cette dynamique sera rapidement dévoyée par Napoléon Premier qui

    instaurera un enseignement totalement asservi aux intérêts de son pouvoir. Il

    abandonnera le premier degré (primaire) à l’institution des Frères des écoles

    chrétiennes. Face à ces aléas politiques, le combat pour l’éducabilité ne sera donc

    pas livré par l’État mais bien par quelques personnalités qui tenteront de faire

    émerger les vertus des sciences et de l’éducation pour tous. Cette lutte se déroulera

    en dehors de l’école toujours verrouillée par le clergé et le pouvoir politique.

  • 35

    III EVOLUTION DES CONCEPTIONS EDUCATIVES ET HUMANISME

    1/ L’Emile ou la contribution de Rousseau au débat éducatif

    L’une des contributions majeures dans le débat sur l’Éducation en ce milieu de

    XVIII e siècle est incarnée en 1762 par l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau Emile ou

    De l’Éducation même si, on le verra, les théories éducatives qu’il développe

    provoquent des réactions d’opposition virulentes chez ses contemporains, y compris

    chez ses amis philosophes. L’Emile s’inscrit tout d’abord dans une pléiade

    d’ouvrages de littérature pédagogique ainsi que de livres pour enfants qui montrent

    que l’Éducation des enfants est la grande préoccupation de l’époque. Initié par Locke

    à la fin du XVII e siècle avec ses Pensées sur l’Éducation, l’œuvre de Rousseau

    s’intègre dans un genre nouveau, celui du traité d’éducation. Le traité de Rousseau

    n’est que théorie car tous ses personnages sont fictifs et le récit n’est pas le reflet de

    la mise en pratique de principes éducatifs.

    Cela dit, ces théories constituent autant d’éléments fondateurs de la

    pédagogie moderne que des pédagogues comme Johann Heinrich Pestalozzi,

    disciple de Rousseau, vont s’efforcer de mettre en pratique. L’Emile est le moyen

    pour Rousseau de mettre en relief quelques aspects de ses conceptions

    pédagogiques : il postule notamment la bonté originelle de l’homme, mais aussi la

    nécessaire dénaturation de cette bonté tout en affirmant la faculté qu’a l’homme de

    se perfectionner. Ce postulat de perfectibilité est essentiel et nous rappelle le

    postulat d’éducabilité, notion fondamentale du concept d’inclusion. Rousseau attribue

    à l’éducation une fonction de médiation entre la nature et la société, dans laquelle

    l’enfant devra nécessairement s’intégrer. Une fonction de médiation qu’il assigne

    aussi au précepteur de l’enfant qui doit rester en retrait et se contenter d’organiser

    les conditions d’un apprentissage réussi. Pour Rousseau, l’enfant doit en effet faire

    ses découvertes par lui-même grâce à l’expérience, point de départ de toute étude.

  • 36

    Le deuxième principe fondateur de cette «Éducation naturelle », chère à

    Rousseau et qui intéresse particulièrement le sujet de notre étude, est le suivant :

    l’enfant n’est pas un adulte en réduction, c’est un être aux besoins particuliers qui

    manifeste des satisfactions spécifiques. Face à cette spécificité, le pédagogue doit,

    là aussi, savoir se mettre en retrait et se limiter à observer les aptitudes de l’enfant

    en cherchant à favoriser son développement. « On façonne les plantes par la culture

    et les hommes par l’éducation » nous rappelle Rousseau qui assigne en outre

    comme finalité à l’éducation de laisser le temps à l’enfant de se développer. La

    méthode employée est intitulée par Rousseau « l’éducation négative », qui consiste

    à « suivre la marche de la nature » en adaptant l’action pédagogique aux différents

    stades de développement de l’enfant.

    Cette action pédagogique est censée préserver la conscience de l’enfant ainsi

    que sa liberté naturelle et c’est en cela que Rousseau s’oppose aux philosophes

    comme Condillac, représentant français du courant sensualiste, qui voit dans la

    sensation l’intégralité de l’origine des faits psychiques. Rousseau critique l’image

    selon laquelle la conscience se verrait passivement et inexorablement imprimer les

    facultés supérieures de l’esprit. Dans ce cadre, nous l’avons déjà évoqué, le

    pédagogue doit savoir rester en retrait et se cantonner à l’organisation de

    l’environnement de l’enfant et à la mise en place d’outils pédagogiques. Ainsi les

    actions de l’enfant ne dépendront pas de l’adulte, mais tout d’abord de la nécessité

    de l’action, puis de son utilité et enfin de la raison. On voit clairement apparaître

    avec l’Emile de Rousseau l’idée de développement progressif des facultés de

    l’enfant, à l’endroit même où Condillac affirmait que « les facultés de l’entendement »

    sont les mêmes chez un enfant que chez un homme et que Nihil est in intellectu,

    quod non antea fuerit en sensu (c’est à dire qu’il n’y a rien dans l’intelligence qui ne

    fût auparavant dans les sens). En d’autres termes, là où les représentants du courant

    sensualiste prônaient le tout sensoriel, le passage du concret à l’abstrait, Rousseau

    pensait que les méthodes devaient être avant tout pratiques et fonctionnelles et

    répondre aux besoins vitaux de l’enfant.

  • 37

    Cette confiance en la bonté naturelle de l’enfant va d’ailleurs avoir des effets

    sur la pédagogie et va inspirer de nombreux pédagogues contemporains. C’est le

    cas du refus de la contrainte, de la valorisation de la spontanéité et de l’initiative chez

    l’enfant. Les méthodes sur lesquelles va s’appuyer cette pédagogie sont attrayantes,

    progressives et basées sur les besoins de l’enfant. En cela, elles ne sont pas si

    éloignées de la philosophie des Lumières, même si elles s’opposent quelque peu à

    l’optimisme pédagogique de l’époque que portent des encyclopédistes comme

    Diderot. Notons enfin que les théories éducatives de Rousseau contribuent à

    « laïciser » l’éducation en repoussant l’éducation religieuse de l’enfant à

    l’adolescence, ce qui dépossède de fait l’Église de l’une de ses prérogatives.

    Au travers de cette incursion dans l’œuvre de Jean Jacques Rousseau, on

    remarque que, si on ne peut encore parler d’un intérêt pour l’éducation des enfants à

    besoins éducatifs spécifiques, il n’en demeure pas moins qu’on a affaire à un texte

    fondateur d’une idée moderne de l’éducation de l’enfant. Celle-ci devrait en effet

    relever de démarches pédagogiques spécifiques et adaptées aux différentes phases

    de son développement biologique. L’Emile met en valeur le rôle de l’observation

    psychologique des enfants et exige des méthodes éducatives qui intègrent deux

    principes : l’existence d’une nature enfantine, ainsi que la nécessité de centrer la

    pédagogie sur l’apprenant. Enfin, et ce n’est pas la moindre des contributions de

    l’œuvre, l’Emile permet d’abandonner la conception négative de l’éducation visant à

    empêcher les perversions de l’âme de l’enfant, et permet d’insuffler une conception

    plus positive, convaincue des potentialités et de la bonté naturelle de l’enfant.

    Même si l’omniprésence de la nature dans l’approche éducative de Rousseau

    heurte ses contemporains, ses conceptions basées sur le respect des

    développements psychique et physique de l’enfant, accompagnées des progrès de la

    médecine enfantine de la deuxième moitié du XVIII e siècle, continuent de nourrir le

    débat éducatif aujourd’hui et ont même favorisé au XIX e siècle l’émergence d’un

    enseignement adapté à la petite enfance (l’école maternelle) ainsi que l’avènement

    d’une spécialité médicale : la pédiatrie.

  • 38

    Dans cette réflexion autour de l’émergence du concept d’inclusion scolaire, il

    était indispensable de passer en revue les apports de la théorie de Rousseau sur

    l’éducation, dont l’Emile est encore une source de réflexion pour la pédagogie

    moderne. Roger Gal, directeur du département de recherche de l’institut

    pédagogique national en 1962 affirmait d’ailleurs à son propos que l’œuvre de

    Rousseau était tout entière à l’origine de l’Éducation nouvelle développée au XX e

    siècle par les pédagogues réformateurs, « ne serait-ce que par ce renversement qui

    met l’enfant au centre de tout […], qui, au lieu de partir des buts à atteindre, des

    connaissances à donner, part de l’enfant, de ce qu’il est, de son évolution, de ses

    intérêts, de ses capacités » (Gal, 1962, pp. 77-78).

    Les écrits de Rousseau ont posé les fondements d’un changement de regard

    sur l’enfant et, par extension, ont amorcé le changement de regard sur les enfants

    dont le développement, physique d’abord puis psychique, n’était pas dans la norme.

    C’est précisément pour cette raison que nous avons intégré l’œuvre de Rousseau

    dans cette étude sur l’émergence du concept d’inclusion car, comme les théories de

    Rousseau, l’inclusion est avant tout une philosophie de l’éducation, la conviction

    profonde que non seulement tout enfant mérite d’être éduqué, mais que, au delà, il

    est perfectible à condition de respecter le rythme de son développement et de veiller

    à lui fournir un environnement à la fois adapté et stimulant. L’inclusion ira bien sûr

    plus loin en prônant l’immersion des enfants à besoins éducatifs spécifiques dans

    des classes ordinaires, ce qui était à l’époque bien éloigné des conceptions de

    Rousseau. Ce dernier affirmait notamment dans l’Emile que « le pauvre n’a pas

    besoin d’éducation ». Pourtant, à travers son œuvre, on perçoit tout le modernisme

    de sa pensée, fondatrice de la pédagogie moderne qui, elle-même, est en phase

    avec le concept d’inclusion scolaire.

  • 39

    2/ Pestalozzi : de la théorie à la pratique

    « Pestalozzi apprend à compter aux enfants » – Gravure sur bois d’après un dessin d’Albert Anker Centre de documentation et de recherche Pestalozzi – Yverdon-les-Bains – Suisse

    «L’expérience m’a montré que des enfants totalement découragés, faibles et

    pâles à force d’oisiveté et de mendicité, malades, retrouvaient cependant très vite

    leur bonne humeur, leur santé et une belle croissance, grâce au travail régulier

    auquel ils n’étaient pourtant pas habitués, simplement parce que leur situation avait

    changé et qu’ils avaient été éloignés des sources de leurs passions. L’expérience

    m’a montré qu’ils passaient très vite des rudesses d’une profonde misère à des

    sentiments d’humanité, de confiance et d’amitié, ce qui prouve qu’une attitude

    humaine envers les êtres les plus humbles élève leur âme. L’étonnement sensible

    qui fait briller le regard d’un malheureux enfant abandonné quand, après des années

    d’adversité, une main humaine s’offre doucement à le guider – telle est l’expérience

    qui m’a montré qu’au sein de la misère il reste une sensibilité qui peut être de la plus

    grande conséquence pour la moralité et l’éducation des enfants » (Pestalozzi, 1775,

    Ecrits sur l’expérience du Neuhof). Voilà ce qu’écrit, en 1775, Johann Heinrich

    Pestalozzi, le père de la pédagogie moderne, dans son Appel aux philanthropes et

    aux bienfaiteurs de l’humanité en faveur d’un institut d’éducation et de travail pour les

    enfants pauvres de la campagne, dans le cadre de l’expérience du Neuhof.

  • 40

    Non seulement ces propos illustrent une évolution par rapport à l’opinion de

    Rousseau sur l’éducation des pauvres, mais ils confirment en outre le changement

    de regard porté sur l’enfant dans la pratique. Pestalozzi est en effet celui qui tente de

    mettre en application les principes éducatifs développés par Rousseau dans l’Emile

    et notamment avec son fils Jacob qu’il aurait voulu voir incarner le héros de l’œuvre

    de Rousseau. Mais le disciple de Rousseau va plus loin encore : son entreprise

    d’éducation, centrée sur l’enfant, respectant son développement, le valorisant,

    s’adresse pour la première fois à des enfants exclus de la société Suisse et a fortiori

    du système éducatif parce qu’ils viennent de la campagne et parce qu’ils sont

    pauvres. Il affirme ainsi qu’un enfant, même meurtri par les avatars de la vie, peut

    être éduqué et peut progresser à la condition qu’on l’aide, qu’on l’accompagne en y

    consacrant du temps. Même si l’expérience de « l’entrepreneur-éducateur » du

    Neuhof, comme le nomme Michel Soëtard (2001, p.120), fondée sur le travail social

    conçu comme l’instrument de désaliénation du processus éducatif, connaît un échec

    retentissant parce que les exigences de rentabilité de l’atelier finissent par prendre le

    pas sur les buts éducatifs de l’expérience, elle illustre en même temps le

    bouillonnement d’idées sur l’éducation qui anime l’Europe en ce siècle. Elle illustre le

    combat pour l’éducabilité qui s’oppose à l’attitude dominante d’exclusion, qui prévaut

    dans la société. Ce combat est le fait de personnalités isolées comme Pestalozzi qui

    l’exercent en dehors de l’école, verrouillée encore par le pouvoir politique et le

    clergé. C’est un combat pour l’enfant mais aussi pour tous les laissés pour compte.

    C’est une évolution lente mais une évolution qui marque l’amorce d’un changement

    dans les mentalités, sans doute à l’origine du regard contemporain porté sur la

    différence et sur la conviction que chacun peut se perfectionner grâce à l’éducation.

    Entre l’Emile et l’expérience du Neuhof, dix années se sont écoulées et pourtant

    l’évolution est sensible entre la sentence de Rousseau qui affirmait que « le pauvre

    n’a pas besoin d’éducation » et la volonté de Pestalozzi de proposer à ces mêmes

    enfants un institut d’éducation par le travail. Dès lors, on peut dire qu’en cette fin de

    XVIII e siècle s’amorce un mouvement qui va poser les bases de l’organisation que

    nous connaissons aujourd’hui, au rythme de l’évolution des mentalités, des progrès

    de la science qui enrichit nos connaissances sur l’enfant en particulier, et enfin des

    impulsions décisives données par de grandes figures de l’éducation à partir de la

    période des Lumières. Au delà de l’échec qu’elle a constitué, l’expérience du Neuhof

    a mis en avant la posture pédagogique de Pestalozzi

  • 41

    Car, comme le rappelle Loïc Chalmel, « si l’on veut bien accepter l’idée selon

    laquelle, en pédagogie le faire est la source du dire, alors les écrits du Neuhof sont

    éminemment pédagogiques et la posture épistémologique traduite par le discours

    pestalozzien nous présente de fait une figure charismatique jusqu’à la caricature d’un

    pédagogue qui tente de s’ériger en analyste de sa propre pratique » (Chalmel, 2001,

    p.136). Ce qui est intéressant dans l’œuvre de Pestalozzi, c’est qu’elle constitue la

    première démarche réellement pédagogique, centrée sur l’enfant, qui ne se contente

    pas de l’expérience pragmatique sur les pauvres ou des orphelins mais remet

    constamment en cause son modèle éducatif. C’est une problématique qu’on retrouve

    dans le concept d’inclusion où les ajustements sont constants pour coller aux

    besoins des enfants.

    Lorsque le conseil municipal d’Yverdon offre à Pestalozzi la possibilité de

    mettre de nouveau en pratique son savoir-faire pédagogique et lui offre le château

    permettant d’ouvrir l’institut en 1805 qui acquerra rapidement une réputation

    européenne, on se presse pour découvrir la « méthode Pestalozzi ». Pourtant on ne

    peut parler de méthode au sens des outils censés l’accompagner : il n’y a ni matériel,

    ni techniques spécifiques et encore moins de théorisation des méthodes. Comme le

    dit Michel Soëtard dans des écrits consacrés au grand pédagogue, Pestalozzi n’a

    rien inventé et « son expérience s’inscrivait dans un vaste mouvement de rénovation

    de l’enseignement qui touchait jusqu’au plus humble pasteur de village » (Soëtard,

    1994, p. 5). Comme pour le concept d’inclusion, la méthode Pestalozzi réside avant

    tout dans un certain état d’esprit qui se traduit dans la pratique par une attitude ; et

    Soëtard d’ajouter que « Pestalozzi a saisi que la méthode et toutes ses composantes

    ne devraient jamais être plus que des instruments entre les mains du pédagogue,

    afin que celui-ci produise « quelque chose » qui n’est pas dans la méthode et se

    révèle d’une tout autre nature que son processus mécanique : la liberté autonome »

    (Soëtard, 1994, p. 6). La méthode n’est pas pour autant un instrument inutile de

    l’éducation et peut se traduire par des principes concrets comme la nécessité

    d’observer l’enfant, d’en dégager les lois de son développement, de mettre en place

    un environnement apte à stimuler ce développement et de permettre à l’enfant d’agir.

    Sur le terrain, on peut ainsi voir des enfants travailler en petits groupes après avoir

    travaillé en classe entière (selon les disciplines), pratiquer la gymnastique, cultiver un

    jardin à un rythme journalier soutenu (environ dix heures de leçon par jour).

  • 42

    Mais la variété des activités, le recours à des formes ludiques de travail, les

    sorties éducatives ainsi qu’un suivi très rigoureux des élèves par des maîtres qui se

    réunissent fréquemment, sans oublier le suivi médical, permet à l’institut d’Yverdon

    de connaître un grand succès qui fait oublier l’expérience désastreuse du Neuhof.

    On voit bien les répercutions qu’ont pu avoir de telles conceptions chez des

    pédagogues comme Montessori ou Freinet. Ces derniers se sont d’ailleurs employés

    à les décliner techniquement et à en faire des règles, ce qui mène au concept

    d’inclusion qui, lui aussi, se caractérise avant tout par u