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Séminaire n°11 (Première année) - Le journalisme dans Illusions Perdues Exemple de commentaire composé Illusions Perdues - extrait p. 318-24 (cf. également l’exemplier du séminaire) Introduction Rappelons avant de commencer que Lucien vient de montrer juste avant ces pages toute l’étendue des qualités de sa plume dans l’article sur Coralie et par là même, il s’est déjà fait des ennemis sans le savoir, à commencer par Lousteau. On sait depuis les préfaces de Balzac l’importance accordée à la critique du journalisme dans Illusions Perdues. Aussi ce passage est-il primordial, et le lecteur l’attendait avec impatience depuis la sinistre image qu’en donnait les membres du Cénacle. Ces pages doivent en effet être lues en diptyque (antithétique) avec la découverte du Cénacle par Lucien quelques cent pages plus tôt. Dans les deux cas, le jeune provincial passe soudain au second plan pour quelques pages tandis qu’un homme charismatique domine le passage : d’un côté D’Arthez (qui parle peu) de l’autre Vignon (qui monopolise la parole). Tous deux fonctionnent en oppositions aussi pleines que celles de leurs groupes respectifs. L’intervention du narrateur qui clôt la soirée des journalistes souligne explicitement cette dualité tranchante. Mais nous sommes ici dans la première description du journalisme de l’intérieur après les prémices déjà offertes par les coulisses du panorama dramatique. Sur un mode paradoxal qui emprunte surtout au narcissisme exacerbé mais aussi à une certaine auto-flagellation, les journalistes apportent des contributions majeures à l’analyse de leur activité à tel point que ce passage constitue à la fois le tronc et les racines de l’étude de ce milieu dans le roman. Toutes les manifestations du journalisme jusqu’à la fin du Grand homme à Paris ne sont que les ramifications visibles des principes divers suggérés ou théorisés dans ces six pages. Nous étudierons la place du journalisme dans ce passage sous trois angles : d’abord il s’agira de montrer sa relation à la morale héritée du christianisme et la manière dont il en détourne les valeurs tout en s’illustrant par une conception toute païenne de l’ « esprit »; ensuite, c’est aux rouages mêmes du journalisme que nous nous attacherons, c’est-à-dire à ses lois propres et son caractère autophage; enfin, nous étudierons les rapports de Lucien à sa nouvelle vocation qui, dès ce passage, s’affiche comme la preuve par l’exemple du fonctionnement du journal.

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Séminaire n°11 (Première année) - Le journalisme dans Illusions Perdues

Exemple de commentaire composé

Illusions Perdues - extrait p. 318-24 (cf. également l’exemplier du séminaire)

Introduction

Rappelons avant de commencer que Lucien vient de montrer juste avant ces pages

toute l’étendue des qualités de sa plume dans l’article sur Coralie et par là même, il s’est déjà

fait des ennemis sans le savoir, à commencer par Lousteau. On sait depuis les préfaces de

Balzac l’importance accordée à la critique du journalisme dans Illusions Perdues. Aussi ce

passage est-il primordial, et le lecteur l’attendait avec impatience depuis la sinistre image

qu’en donnait les membres du Cénacle.

Ces pages doivent en effet être lues en diptyque (antithétique) avec la découverte du

Cénacle par Lucien quelques cent pages plus tôt. Dans les deux cas, le jeune provincial passe

soudain au second plan pour quelques pages tandis qu’un homme charismatique domine le

passage : d’un côté D’Arthez (qui parle peu) de l’autre Vignon (qui monopolise la parole).

Tous deux fonctionnent en oppositions aussi pleines que celles de leurs groupes respectifs.

L’intervention du narrateur qui clôt la soirée des journalistes souligne explicitement cette

dualité tranchante.

Mais nous sommes ici dans la première description du journalisme de l’intérieur après

les prémices déjà offertes par les coulisses du panorama dramatique. Sur un mode paradoxal

qui emprunte surtout au narcissisme exacerbé mais aussi à une certaine auto-flagellation, les

journalistes apportent des contributions majeures à l’analyse de leur activité à tel point que ce

passage constitue à la fois le tronc et les racines de l’étude de ce milieu dans le roman. Toutes

les manifestations du journalisme jusqu’à la fin du Grand homme à Paris ne sont que les

ramifications visibles des principes divers suggérés ou théorisés dans ces six pages.

Nous étudierons la place du journalisme dans ce passage sous trois angles : d’abord il

s’agira de montrer sa relation à la morale héritée du christianisme et la manière dont il en

détourne les valeurs tout en s’illustrant par une conception toute païenne de l’ « esprit »;

ensuite, c’est aux rouages mêmes du journalisme que nous nous attacherons, c’est-à-dire à ses

lois propres et son caractère autophage; enfin, nous étudierons les rapports de Lucien à sa

nouvelle vocation qui, dès ce passage, s’affiche comme la preuve par l’exemple du

fonctionnement du journal.

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I. Détournement de l’esprit et détournement des valeurs

Ce passage abonde en références mythiques et religieuses et ce n’est pas sans raison

qu’il possède un véritable aspect apocalyptique. On verra plus loin que les révélations des

journalistes (particulièrement Blondet et Vignon) sont moins des produits de l’atmosphère

avinée, pourtant non négligeable, que ceux d’une froide conscience de leur pouvoir et de la

fatalité qui les diriges (le narrateur parle lui de « froide analyse »). Mais, avant d’aborder la

logique interne du journalisme, ses buts et ses moyens, il m’apparaît nécessaire de souligner

son rapport aux valeurs canoniques qui sont détournés à travers ce passage, principalement

celles issues de la religion.

A première vue, c’est à une inversion des valeurs à laquelle nous assistons ici :

Blondet n’hésite pas à utiliser des métaphores tirées de la genèse pour montrer le pouvoir

moral du journalisme sur la sphère politique que représente le diplomate allemand. Mais ce

qu’il démontre surtout par le biais de sa nonchalance dans l’usage des images biblique c’est la

distance prise vis-à-vis des textes sacrés du christianisme qui ne jouent ici que le rôle d’une

arme certes dangereuse, mais dont le journalisme, lui, ne craint plus rien. Un peu plus loin,

Blondet évoque encore (p. 320) que les « journaux ont de plus que l’esprit de tous les

hommes spirituels, hypocrisie de Tartuffe ». L’absence de foi apparaît donc comme la grande

force des journalistes vis-à-vis d’éventuels rivaux qui seraient empêtrés dans les contraintes

de valeurs religieuses. Cette critique ne vise pas nécessairement le Cénacle et D’Arthez, mais

ce dernier vient immédiatement à l’esprit car la moelle épinière de son ethos, si je puis dire,

est bien la rigueur morale qui le tient éloigner du journalisme.

Attardons-nous sur le terme d’esprit. Il y a dans ce texte deux type d’« esprit » :

d’abord, celui, juste évoqué, des « hommes spirituels » (on pense toujours à D’Arthez puisque

la narration évoque « le ciel de l’intelligence noble » ce dernier adjectif renvoyant en miroir à

une intelligence qui l’est beaucoup moins). Cet esprit, même s’il est profane, reste l’héritier

de la tradition chrétienne en ce qu’il s’agit d’un intellect de l’ascèse. Ensuite, il y a celui, bien

supérieur aux yeux de Blondet, duquel participe Tartuffe et qui fait de la ruse et de

l’hypocrisie les valeurs suprêmes. Cet esprit là n’est pas pour autant littéraire, même si le

travail des journalistes est de s’exprimer avec la plume. C’est un esprit qui ne trouve sa

finalité ni dans l’idée abstraite de la gloire des mots, ni dans celles des idées. Ses occurrences

sont bien plus nombreuses : « bah! Que peut la loi contre l’esprit français (p.320); cet esprit là

renverse les valeurs chrétiennes : la pensée flétrira tout, nous dit Blondet (cf. p. 319) « Les

journaux sont un mal, dit Claude Vignon (p. 320). Les journalistes ne nient donc pas l’aspect

néfaste de leur travail, mais le décrivent tel qu’il est sans s’en désolidariser (Blondet : « si la

Presse n’existait point faudrait-il ne pas l’inventer, mais la voilà, nous en vivons »). Si Finot

qui n’aime pas évoquer la réalité des journaux en présence d’abonnés (sa phrase est peut-être

ironique mais, de fait, il reste le moins loquace), Blondet et Vignon peuvent parler sans

crainte - derrière une apparente critique du monde des journaux (« entrepôts de venin »;

moyen de partis au lieu de « sacerdoce »), il est évident que ces deux là font plus que

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cautionner cet univers : le pouvoir maléfique des mots les enivrent1. L’arsenal rhétorique

qu’utilise Vignon pour montrer les vices du journalisme est au sein d’un dialogue une sorte

de tour de force qui illustre parfaitement son propos sur le pouvoir des mots : à l’amorce de

personnification du Journalisme qui a lieu dans une phrase du diplomate (p.319), fait écho le

portrait allégorique bien plus développé et même hyperbolique du Journal par Vignon (cf. p.

321, 26 lignes de « Ainsi le roi fait du bien… » à la fin de ce monologue, son second).

Rappelons que l’’allégorie est une figure stylistique majeur du style apocalyptique.

A l’allégorie succède une prophétie sur l’avenir du journalisme qui est véritablement

le point d’orgue de ce passage : si l’on devait comparer ce texte à une phrase périodique, la

protase s’achèverait avec l’allégorie et l’apodose ne commencerait qu’après le long

monologue prophétique de Vignon (p. 321-2). A lors que Finot cherche à mettre en valeur

poétiquement l’émergence du journalisme (il n’en est, dit-il, « qu’à son aurore »), Vignon

évoique un tableau apocalyptique du journalisme en fixant une date très proche : dix ans.

Cette description, appuyée par l’allégorie qui la précède fait du journal une sorte d’être

autonome dont la puissance croissante se nourrit de la chute progressive de ceux qui le font

exister (« les journalistes parvenus seront remplacés par des journalistes affamés et

pauvres »).

Vignon semble plus proche de la vérité que Finot eu égard à la phrase qui clôture le

repas des journalistes au petit matin dans des effluves dionysiaques : « Le jour surprit les

combattants, ou plutôt Blondet, buveur intrépide, le seul qui pût parler et qui proposait aux

dormeurs un toast à l'Aurore aux doigts de rose. ». Il est donc bien question d’une aurore du

journalisme, mais qui s’ouvre sur des dormeurs qui seront sous peu frappés d’une sévère et

bien symbolique gueule de bois.

L’entretien d’un mythe de l’esprit français est aussi là pour souligner le narcissisme

exacerbé des journalistes qui s’identifient tous à ce concept. Blondet : « En France, l’esprit est

plus fort que tout »; Nathan « que peut la loi contre l’esprit français »; Vignon : « La terreur et

le despotisme peuvent seuls étouffer le génie français dont la langue se prête admirablement à

l'allusion, à la double entente. » Il est clair que Balzac met dans leur bouche ces termes

volontairement très flous pour montrer qu’un mythe est ici à l’œuvre : en effet, par génie

français, il n’est guère question ici de celui des écrivains et des poètes. Rappelons que la

France n’est plus le modèle européen qu’elle a pu être le siècle précédent, et que les années

1820 sont sous la domination littéraire de l’Allemagne romantique et de l’Angleterre

gothique. Mais alors, qu’est-ce donc que ce génie français, cet esprit que divinisent les

journalistes?? Quelques décennies plus tard, Baudelaire n’écrira-t-il pas dans Mon cœur mis à

nu (XVIII) que la France est toute entière semblable à Voltaire ce « roi des badauds, prince

des superficiels » et donc qu’elle est porteuse d’un génie médiocre? Ne nous y trompons pas,

ce n’est pas un hasard d’entendre aussi Rimbaud s’écriant « Français c’est-à-dire

haïssable… Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean de La

Fontaine commenté par Taine ». C’est selon nous dans ce génie besogneux de la verve et du

pamphlet, dans cette plume simplifiant à l’extrême les idées qu’elles condamne mais dont

1 Finot de part son statut même est exclu de ce culte du mondain : sa priorité est financière, et il est de toute

manière incapable de faire de l’esprit ou même de le comprendre (quand Blondet l’interrompt pour un mot

d’esprit, Vignon est obligé de servir de traducteur : « c’est un mot… »).

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l’efficacité est certaine que l’on trouve le plus proche exemple de la conception de l’esprit des

journalistes.

Et nous irons plus loin en disant que celui qui triomphe dans le journalisme est proche

d’un Renart moderne - Renart dont on sait qu’il était représenté au Moyen-âge trônant seul au

sommet de la roue de Fortune, couronnée par la ruse, cette forme d’esprit si dévastatrice.

Ecoutons Vignon parlant du journal : Il se servira de la religion contre la religion, de la charte

contre le Roi, il bafouera la magistrature quand la magistrature le froissera […]. Pour gagner

des abonnés il inventera les fables les plus émouvantes ».

La scène finale de l’orgie est tout à fait significative de ce point de vue. Tous les

éléments ou presque de l’isotopie du carnavalesque bakhtinien émergent progressivement :

nous avions déjà la moquerie de la religion (chez Blondet) celle de la loi (Nathan), la parodie

de la prophétie (chez Vignon) mais c’est l’orgie surtout qui associée à ce qu’il est convenu

d’appeler dans la terminologie de Bakhtine le bas corporel : l’ivrognerie, la gloutonnerie et

même les débordements luxurieux, sont au rendez-vous. Durant le dialogue, comme le

précise la narration qui le suit, « tout le monde avait remarquablement bien mangé,

supérieurement bu »; ensuite, lorsque le flot de paroles de Vignon s’est tarit, on glisse des

« plaisanteries acerbes » jusqu’à l’image frappante du ronflement des bêtises, qui annonce les

scène dites grotesques - Balzac trop pudiquement n’en décrit que quelques - tout ceci dans un

registre proche de l’univers des fabliaux. Nous avons alors, cette description narrative, la

seule du passage2 quasi picturale où ici Coralie et Lucien « se comportèrent en amoureux de

quinze ans »; là-bas Camusot es sous la table, tandis que Blondet tel un Goliard médiéval

couronné par le texte du titre de « buveur intrépide » peut tutoyer le divin en assénant un

épithète homérique au petit jour…

Pourtant, il est un point majeur qui nous empêche de considérer ce repas comme

réellement carnavalesque : il n’y a pas, pour ainsi dire, d’inversion des valeurs car celles de la

religion sont déjà caduques pour les journalistes (dépeignant les vices du Journal, Vignon dit

au moment de le juger : « ce phénomène moral ou immoral comme il vous plaira »). Ainsi

envisageons plutôt un mépris des valeurs anciennes ; et si les trois monologues de Vignon,

revêtent un aspect terrifiant, l’ambiguïté propre au statut du dialogue peut parfaitement

suggérer un aspect parodique dans le ton du personnage. Quelles sont donc les valeurs qui,

chez les journalistes, ont remplacé la religion? La question est ambiguë et constituera notre

seconde partie.

II. La logique du Journal : ses valeurs et ses modèles

Vignon décrit d’abord le journal comme étant « sans foi ni loi » mais il ne faut pas

s’égarer sur le sens de cette expression : s’il est sans foi ni loi, c’est vis-à-vis du sacerdoce

qu’il devrait être et donc dans un cadre d’interprétation des termes « foi » et « loi » qui

relèvent de valeurs chrétiennes. Cela n’empêche pas le journal d’avoir son fonctionnement

interne, et quelques lignes plus loin dans le même monologue, Vignon définit par une citation

2 Puisque le narrateur s’est d’abord focalisé sur les émotions de Lucien.

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de Napoléon la logique du journal, en somme la loi fondatrice de sa réussite : « Les crimes

collectifs n’engagent personne ». Cette phrase, la seule que Balzac ait mise en exergue par

l’italique dans notre passage, paraît primordiale à plus d’un titre. Tout d’abord, on sait

combien les études de mœurs balzaciennes mettent l’accent sur la banalisation du crime au

sein de la société. Une autre phrase emblématique de l’univers de la Comédie humaine est

celle qui tiré du Père Goriot inspirera Le Parrain de Mario Puzo : « Le secret des grandes

fortunes sans causes apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait. »3 Le

crime dans une société qui ne craint plus la religion, n’est plus vraiment un crime. Et dans ce

monde des journalistes qui en ont définitivement fait le deuil, la phrase de Napoléon ne peut

qu’être sublime puisqu’elle ouvre la porte sur de nombreux possibles.

La relation qu’entretiennent les journalistes les plus lucides - surtout Vignon et

Blondet - avec leur métier est un subtil mélange de sentiments de puissance et de dégoût; de

fatalité et de ferveur quasi religieuse envers cette nouvelle divinité païenne et destructrice

nommée Journal. La puissance que tirent les journalistes de leur métier est la première idée

qui leur est associée dans ce passage : on la découvre à la peur du diplomate (« Aussi ce soir,

me semble-t-il que je soupe avec des lions et des panthères ») et elle est immédiatement

relayée par les journalistes eux-mêmes qui n’en attendaient pas mieux : la première

fanfaronnade de Blondet sur le pouvoir du mensonge est complétée par Lousteau qui montre

celui de la corruption du raisonnement par le caractère trompeur du langage (illustration de

cette capacité à la double entente de la langue française qu’évoque plus loin Vignon, p. 321).

Ensuite, Vernou renchérit à nouveau sur le pouvoir du mensonge (« Nous pourrions

montrer un serpent quelconque dans ce bocal de cerises à l'eau-de-vie ») et, comme pour

appuyer le proverbe, Vignon souffle au diplomate que cette submersion de mensonge peut

s’affirmer en tant que vérité au point de troubler les certitudes les plus ancrées (en

l’occurrence celle de la vue). Plus loin, Lousteau et le diplomate soulignent le pouvoir

politique de la Presse (« Elle fera des rois »; « elle défera des monarchies »). Corollaire de la

puissance, la gloire ne laisse pas les journalistes insensibles, ainsi que le montre le premier

monologue de Vignon où les journalistes sont comparés aux hommes illustres de Plutarque.

Cependant, un malaise est également perceptible chez ces journalistes si gouailleurs : la

décadence irréversible qu’entame le journalisme dès sa naissance en termes politiques et

idéologiques les entraînera tous vers le bas et ils en sont conscients (« elle flétrira tout » dit

Lousteau de la publicité; Vignon, p. 322 « nous sommes paresseux, contemplateurs

méditatifs, jugeurs : on boira notre cervelle et on l’accusera d’inconduite »). La fatalité qui

semble lier les journalistes à leur travail fait aussi d’eux des victimes sacrificielles de leur

propre création : « Le journal servirait son père tout cru à la croque au sel de ses

plaisanteries ». En fait, chacun des journalistes est partiellement le père de cette monstrueuse

créature -dont les crimes ne les engagent pas - qui les dépassera et les engloutira (on verra par

exemple comment Lucien sera la victime de sa propre plume par le biais des journaux qui

publieront, entre autres, le sonnet du Chardon). Autre exemple de ce sacrifice : « Nous

savons, tous tant que nous sommes que les journaux iront plus loin que les en ingratitude,

plus loin que le plus sale commerce en spéculations et en calculs, […] cérébral ; mais nous y

3 L’épigraphe du romande Puzo est une reprise modifiée de cette citation : « Derrière chaque grande fortune, il y

a un crime. »

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écrirons tous, comme ces gens qui exploitent une mine de vif-argent en sachant qu'ils y

mourront. » L’association des journaux à la confusion des langues de Babel - il ne faudrait

évidemment pas croire que Vignon veuille souligner ici une éventuelle punition divine : c’est

de l’intérieur que viendra la confusion, par la prolifération des journaux.

Derrière la divinité du journal, deux valeurs dominent la communauté des journalistes

: le modèle de Napoléon et le mépris du peuple. En effet, s’il y a une figure mythique à

laquelle les journalistes prêtent encore foi, c’est celle de Napoléon. Indirectement présent dès

le début du passage dans le discours du diplomate allemand (« pardonnez-moi de vous

reporter à ce jour fatal »), il est l’auteur de la phrase qui comme nous l’avons vu, sert de

justification quasi morale aux pires exactions des journalistes mais surtout il est le seul

politique respectable pour avoir compris le danger de la presse et su la dominer (« Napoléon

avait bien raison de museler la Presse », dit Vignon, p. 321). En effet, les lois répressives que

du Bruel évoque et dont se moquent aussi bien Nathan que Vignon sont celles d’une époque,

la Restauration, qui de part sa mollesse politique est incapable de lutter contre les journaux.

C’est encore Napoléon que sous-entend Vignon dans la terreur et le despotisme capables

d’étouffer « le génie français ». Le diplomate a bien perçu que la fin de l’empire, si proche,

est la grande plaie qui blesse l’orgueil de ces hommes (« la conquête de l’Europe que votre

épée n’a pas su garder ») et les poussent à attaquer systématiquement le gouvernement

(« vous êtes un peuple trop spirituel pour permettre à quelques gouvernement que ce soit de

se développer »). Est-ce autre chose que cet orgueil déchu qui pousse Vignon à dire que

« sous un gouvernement élevé par elles, les feuilles de l’Opposition battraient en brèche, par

les mêmes raisons et par les mêmes articles qui se font aujourd’hui contre celui du Roi, ce

même gouvernement au moment où il leur refuserait quoi que ce fût ».

Ce n’est donc pas contre la Restauration en soi que le journalisme vitupère mais

contre le désert que laisse derrière lui le dernier grand mythe de l’histoire de France, car les

libéraux pas plus que le Roi ne sauraient être digne de succéder à la gloire de Napoléon. La

rage des journalistes est celle du sentiment de la sortie du monde mythique et de la médiocrité

de la France des années 1820.

Enfin, c’est encore la figure napoléonienne qui est à la base de la folie des grandeurs

qui berce la jeunesse : quand Vignon prophétise que « dans dix ans le premier gamin sorti du

collège se croira un grand homme », c’est l’ombre de Napoléon qui justifie cette idée.

Indirectement, c’est par lui que des malheureux se jetteront à corps perdu dans le journalisme.

Lucien est le précurseur de ces pseudo-Bonaparte qui pulluleront quelques années plus tard.

Coïncidant avec la nostalgie de Napoléon, le mépris du peuple et le culte de

l’individualité est au cœur de l’idéologie du journal : Vignon dans son délire narcissique se

compare aux hommes illustres avant ses collègues, là où l’ordre traditionnel de la phrase

aurait commandé qu’il se place pudiquement à la fin de l’énumération. Plus loin, il déclare :

« Le peuple hypocrite et sans générosité ». Il s’agit de faire de l’argent sur le peuple méprisé

comme le montre, par exemple, la louange des bossus.

C’est surtout à cause de l’émergence du peuple dans le journalisme que Vignon voit la

raison de la chute de ce dernier, aussi est-il moins que Nathan en désaccord avec les alarmes

du diplomate (« Vous en mourrez […] », p. 319)? Ce peuple est haï parce qu’il est l’avenir

nécessaire du journal et donc le bourreau des journalistes actuels. Ne nous trompons pas :

c’est bien lui, ce peuple, qui prendra la place des Vignon et Blondet lesquels trop clairvoyants

noient leur lucidité dans l’alcool. Le journal n’entraîne pas à strictement parler de loi du

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talion, car à ce jeu-là Vignon, qui n’est pas Lucien, n’aurait guère de souci à se faire. Certes

les vengeances sont nombreuses mais elles entraînent à la manière de boules de neiges une

avalanches qui les dépasse de beaucoup, emporte tout, et ne s’explique que comme la volonté

implacable et hermétique du Dieu Journal.

III. Lucien et le journalisme

Nous avons déjà évoqué la prophétie de Vignon quant à l’avenir du journalisme, mais

pas encore la dernière partie de son monologue exalté et théâtralisé qui concerne Lucien.

Tandis que Vignon se compare (avec Lousteau, Blondet et Finot) aux figures mythiques du

passé, il fait un sort tout particulier au jeune provincial en prophétisant avec une acuité

incroyable sa déchéance à venir :

« Voilà là-bas, à côté de Coralie, un jeune homme... comment se nomme-t-il ? Lucien ! il est beau, il est

poète, et, ce qui vaut mieux pour lui, homme d'esprit ; eh ! bien, il entrera dans quelques-uns de ces mauvais

lieux de la pensée appelés journaux, il y jettera ses plus belles idées, il y desséchera son cerveau, il y corrompra

son âme, il y commettra ces lâchetés anonymes qui, dans la guerre des idées, remplacent les stratagèmes, les

pillages, les incendies, les revirements de bord dans la guerre des condottieri . Quand il aura, lui, comme mille

autres, dépensé quelque beau génie au profit des actionnaires, ces marchands de poison le laisseront mourir de

faim s'il a soif, et de soif s'il a faim »

Les « lâchetés anonymes » et surtout les « revirement de bords dont il est question se

réaliseront effectivement et sont aisément identifiables: on pense avant tout à son passage du

camp des libéraux aux monarchistes. Lucien comparé aux mercenaires du moyen-âge italien

n’en aura pourtant pas la rigueur amorale en se vautrant constamment dans des mea culpa

qu’il ne pourra jamais assumer. En ce sens, et malgré son rôle bien plus restreint dans le

roman, Vignon, peut apparaitre ainsi qu’on l’a dit dans l’introduction, comme un double

négatif de D’Arthez - lequel avait déjà prédit également la chute de Lucien par le journalisme

quoique sur un autre mode : « Là serait la tombe du beau et suave Lucien que nous aimons et

connaissons », p. 249)

Si blondet est qualifié de buveur intrépide, digne donc de sa condition de journaliste,

il en va tout autrement de Lucien dont l’incapacité à assumer son ivresse est décrite juste

après ce passage et montre qu’il n’est pas du même acabit de dépravation4. Alors que le

cerveau de Lucien est voué à être desséché par le journal, Vignon évoquant Blondet et lui-

même utilise une image antithétique : « on boira notre cervelle ». Entre parenthèses : sans

chercher systématiquement le cratylisme, doit-om supposer que les consonances

dionysiaques du nom « Vignon » relèvent d’un pur hasard? Lucien, donc, n’a pas l’envergure

nécessaire pour survivre dans ce monde de lions et de panthères.

Nulle part dans Illusions perdues le lecteur ne peut se faire d’illusions sur le sort de

Lucien. Pas simplement à cause de l’abondance des Vignon, D’Arthez, Lousteau ou David

4 Trop faible face à Bacchus, il sera malade toute la nuit dans les pages qui suivent juste notre passage et Coralie

bien plus habituée à la vie de ce milieu le soignera maternellement.

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qui sont autant de Cassandre pour le jeune provincial, mais aussi par le rôle de martèlement

continu auquel se prêtent les commentaire du narrateur : frappante dans ce passage est la

manière sentencieuse avec laquelle ce dernier reprend les rênes de l’énonciation : à la

prophétie de Vignon succède une prolepse de l’auteur qui encre plus encore la chute de

Lucien dans le réel : « Ainsi, par la bénédiction du hasard, aucun enseignement ne manquait à

Lucien sur la pente du précipice où il devait tomber. » Et plus loin, la description des

journalistes prenant la place du Cénacle dans le cœur de Lucien peut apparaître bien évidente

au lecteur puisque tout était déjà joué depuis l’abandon de D’Arthez au profit de Lousteau. Si

l’on adoptait la théorie manichéenne de Barthes sur le scriptible et le lisible, ce ne serait pas

ici au bénéfice de la narration balzacienne. Mais ce martèlement relève d’une autre éthique de

la relation littéraire : le lecteur n’a certes pas d’effort à produire pour atetindre au cœur

signifiant du passage - la description d’un monde implacable et tentateur qui sera la perte de

Lucien - mais il peut, au gré de la voix narrative, approfondir sa perception de la situation

dans le détail.

En effet, la narration se rapproche ici de la technique musicale de la variation sur un

thème en revenant sur le repas mais à travers ce qu’en retiendra Lucien. Elle devient aussi le

théâtre d’interférences de voix contradictoires : ponctuellement, il y a celle de Lucien qu

cherche à se disculper de succomber au monde5 : « cette fille était d’ailleurs la plus jolie, la

plus belle actrice de Paris. Le Cénacle, ce ciel de l’intelligence noble, dut succomber sous une

tentation si complète.» Si la première de ces deux phrases peut éventuellement être considérée

comme un énoncé gnomique - ce qui n’est aucunement certain -, la seconde tient bien de

l’auto-persuasion de Lucien… A l’opposé une voix, qui ressemble à celle de Balzac lui-même

traverse la narration : « D’Arthez avait mis le poète dans la noble voie du travail en

réveillant le sentiment sous lequel disparaissent les obstacles. »

Lucien est-il moins conscient que le lecteur? Oui et non. Non, car le narrateur montre

qu’il a bien écouté Vignon (« Lucien n'avait pas voulu croire à tant de corruptions cachées ;

mais il entendait enfin des journalistes criant de leur mal, il les voyait à l'œuvre, éventrant

leur nourrice pour prédire l'avenir. »). Et cependant oui, car il n’en tire aucune leçon. Le

lecteur est en droit de se demander pour quelle raison pêche-t-il? On pourrait croire à

première vue qu’il s’agit d’orgueil (« il sentit une horrible démangeaison de dominer ce

monde de rois, il se trouvait la force de les vaincre »), mais ceci n’est en fait qu’une

conséquence du vrai problème : celui de l’incapacité à déchiffrer l’appareil discursif de

Vignon… Lucien n’en retient que la flamboyance de son maniement du verbe : ainsi, lorsque

Vignon s’écrit « je suis dans le bagne et l’arrivée d’un nouveau forçat me fait plaisir »,

Lucien ne voit sans doute qu’un artifice rhétorique (théâtral, même), et qui cacherait son

envers, c’est-à-dire « un monde de rois ». Pire encore, cette expression indique que le procédé

allégorique de Vignon ne lui a pas permis de saisir combien les journalistes sont les esclaves

de ce qu’ils contribuent à créer, et que l’unique roi est le journal. « La force de les vaincre »?

Mais quoi vaincre dans une nébuleuse d’actants s’entredéchirant au seul profit du papier.

Définir la marge de lucidité de Lucien n’est pas chose aisée : de fait, certaines phrases montre

à la fois un abandon volontaire de la droiture morale et une méconnaissance du vice : « Ces

5 Cela montre bien , du reste, qu’il sent un danger, tout en le sous-estimant.

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hommes extraordinaires sous l'armure damasquinée de leurs vices et le casque brillant de leur

froide analyse, il les trouvait supérieurs aux hommes graves et sérieux du Cénacle. » Ces

métaphores sont significatives : le vice est paré d’une beauté incontestable mais qui reste de

surface, à la manière d’un travestissement. Cependant, c’est un travestissement qui tient à la

fois de la protection (c’est l’armure du vice qui permet de ne pas sombrer dans la folie) et de

l’isotopie guerrière. Ici Lucien est conquis par le caractère esthétique du vice et l’aspect

dépaysant, exotique même de sa beauté sans percevoir qu’il s’agit d’un simple vêtement

mondain et ornemental. Hypnotisé par l’atmosphère (comme nous le suggère l’adjectif

damasquinée), il n’en perçoit plus son corollaire : l’arrière-fond guerrier.

Enfin, l’outrance langagière des journalistes joue un rôle dans l’incapacité de Lucien à

reconnaître les dangers pour ce qu’ils sont : la terrible parole de Vignon qui domine le repas

est presque entièrement désamorcée par une boutade de Lousteau qui réinterprète les mots de

Vignon comme un simple protocole d’entrée dans le monde du journal. Les rires qui

accueillent cette « saillie » achèvent totalement de balayer la sensation de danger qui aurait pu

naître. Pourquoi ce mot de Lousteau? Peut-être y verra-t-on la volonté d’évacuer un malaise

instauré par les propos de Vignon (voir Florine qui s’écrit : « j’ai cru que vous seriez plus

drôle » après les délires logorrhéens du journalistes); plus sûrement Lousteau veut maintenir

dans l’illusion d’un succès celui qu’il considère désormais comme un rival.

Conclusion

En niant le Verbe chrétien, c’est-à-dire Jésus, le Journal s’y substitue comme un

nouveau verbe fielleux. Ce n’est plus un verbe créateur, mais un verbe de la création qui

enivre et punit ses nombreux démiurges. Ceux-ci, conscients du pouvoir que leur confèrent ce

« petit bonhomme coiffé de papier », n’en demeurent pas moins remplaçables.

Si le journal, après Napoléon, est la source des illusions des gamins à venir, la vie de

Lucien se place en précurseur à cette génération d’ambitieux non dépourvus de talent mais

dénués de force - la quelle n’est d’ailleurs pas suffisante comme en témoignent les cas de

Vignon et Blondet (« Blondet et moi nous sommes plus fort que... »).

Ce qui différencie Vignon et Lucien dans leur don d’esprit est cependant crucial : le

premier a une conscience parfaitement lucide du milieu dans lequel il évolue et de ses règles

propres. Vignon n’est pas homme à se laisser duper par l’avenir : trop clairvoyant, il se sait lié

par un dieu capricieux tandis que Lucien se jette spontanément dans une fosse aux lions où il

ne saurait figurer en Daniel.

Enfin, on notera pour terminer la singularité de ce personnage, Vignon, si central dans

ce passage et dont le caractère déjà magistralement ébauché, s’effacera aussitôt du roman

derrière d’autres figures journalistiques (comme Lusteau et Blondet). Significativement,

lorsque Balzac lui offrira à nouveau la parole, ce sera à la sortie de chez Flicoteaux, dans un

court mais magnifique monologue mettre Lucien face à l’accomplissement de sa prophétie.

L.A.