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Damien TOP Sergueï RACHMANINOV collection horizons

Sergueï RACHMANINOVboutique2.bne.fr/livres/9782913575998-extrait.pdf · 2016-09-26 · L’une des résultantes de ce fait sur la datation des événements est une différence appa-rente

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Damien TOP

SergueïRACHMANINOV

collection horizons

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Rakhmaninov au piano vers 1920.Photo DR.

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Avertissements

1) Translittération :Il existe plusieurs systèmes de translittération du russe :international (phonétique), slaviste, Norme ISO 9,... Pourfaciliter la lecture, nous employons ici la transcriptioncourante. Toutefois, pour certains noms d’origineétrangère au russe, nous nous en tenons à l’orthographeimposée par l’usage lorsque l’identification du person-nage pourrait s’avérer problématique :

Cui au lieu de KiouiRubinstein au lieu de RoubinchteinHorowitz au lieu de GorovitzHofmann au lieu de Gofman

de même pour certains noms de villes : Moscou,....

2) Datation :Au XIXe siècle, le calendrier julien (créé par Jules César en45 av. J.- C.), toujours utilisé en Russie, était en retard dedouze jours sur notre calendrier grégorien, réformé par lepape Grégoire III par la bulle Inter gravissimas du 24 février1582. Le 1er janvier 1901, la disparité entre les deux calen-driers se porta à treize jours, mais le 1er février 1918, laRussie s’aligna sur l’Occident. L’une des résultantes de cefait sur la datation des événements est une différence appa-rente selon le système employé. Ainsi la révolution socia-liste de Russie est-elle nommée Révolution d’Octobre :l’événement s’est produit le 25 octobre 1917 du calendrierjulien; pour le reste du monde, cette journée correspond au7 novembre 1917. Nous utilisons conjointement les deuxcalendriers pour éviter toute confusion, la première datecorrespond au calendrier julien en usage en Russiejusqu’en 1918, la seconde au calendrier grégorien.

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La morte, tableau de Giovanni Segantini, 1898.Musée St Moritz - Photo DR.

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OuvertureVoyageur sans bagage

Le 10/23 décembre1917, les Rakhmaninov1 accom-pagnés de Nikolaï Goustavovitch Struve quittaient laRussie pour la Suède, via la Finlande. Seul le fidèleChaliapine avait envoyé du caviar et du pain blanc pourla route. Le train ahanait, bondé de voyageurs paniquésà l’idée qu’on pût les arrêter et les renvoyer à Petrograd.Peu après Vyborg, ils arrivèrent à la frontière finlandai-se. Respectant à la lettre les nouvelles consignes bolche-viks, ils n’étaient munis que d’un seul petit bagage parpersonne : les enfants emportaient quelques livres sco-laires, Sergueï serrait contre lui le premier acte de saMonna Vanna, des esquisses de son Quatrième Concertopour piano et la partition de Zolotoï Petouchok [Le Coqd’Or] de Rimski-Korsakov. A leur grand étonnement,l’inspecteur des douanes se montra aimable, leur sou-haitant un bon voyage.

Après un interminable trajet par Tampere, contournantla région des lacs par Kokkola sur le golfe de Botnie,Oulu et Kemi, ils parvinrent au poste frontière de Torniooù la connexion ferroviaire avait été rompue. Ils furentcontraints de franchir un tronçon de parcours “dans unpetit traîneau attelé d’un seul cheval, avec une toute petite clochette sur la douga... La neige tombait... large etlente; elle encombrait les chemins et faisait peu à peucourber la tête des arbres; de temps en temps, il soufflaitune rafale de vent qui semblait raser la terre. Le ciel étaitbas et lourd; de gros nuages noirs voilaient à chaqueinstant la lune, dont le mince croissant semblait sauter del’un dans l’autre, comme fuyant devant un ennemi invisi-

1 Nous adop-tons ici la règlede transcriptionprésentée dansl’avertissementci-dessus, soitRakhmaninovau lieu de l’habituelRachmaninov.

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2 IVANSERGUEÏEVITCHTOURGUENIEV,Une fin, in LaNouvelleRevue, 1er

février 1886.

3 Entretien auMonthlyMusicalRecord, 1934.

ble. La lueur qu’elle projetait semblait tout aussi inquiè-te et incertaine; on croyait voir courir de petits lièvresblancs, ou des ombres rapides bondir à travers le chemin;les objets prenaient des formes étranges et pourtant fami-lières, s’allongeant démesurément ou se perdant tout àcoup. C’était un jeu bizarre de lumière et de ténèbres.2”Dans la nuit boréale, le traîneau filait, bondissant au-des-sus des trous et des ornières, la neige crissait sourdementsous les sabots du cheval. Un blizzard dense transperçaitles pelures. Le tintement guilleret de la clochette s’accor-dait mal avec les pensées lugubres des voyageurs, recro-quevillés sous les couvertures, offrant leurs dos aux flo-cons qui tombaient sans désemparer, et ajoutait à la fan-tasmagorie de la fuite. Ils reprirent un autre train aumilieu de la nuit avant d’atteindre enfin Stockholm à boutde forces. Là, ils ne tardèrent pas à apprendre que leurdatcha d’Ivanovka avait été saisie, pillée et brûlée, ce quiporta leur abattement à son comble.

La Révolution avait tué son plus grand compositeur.“En quittant la Russie, j’ai laissé derrière moi l’envie decomposer. En perdant mon pays, je me suis aussi perdumoi-même.3”

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La Place rouge prise par les révolutionnaires, 1917.Photo DR.

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Lioubov Petrovna Rakhmaninova et son fils Sergueï.Photo DR.

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Chapitre ILes jeunes années

Une région d’une intense beauté naturelle s’étend dansla Russie du Nord, une plaine aussi fertile que riche decontes et de folklore. Longtemps les écoliers apprirent àvénérer « Novgorod la Grande », une des premières cités-Etats russes établie avant l’invasion tatare du XIIIe siècle.Rimski-Korsakov tira un opéra de la légende de la sirèneVolkhova. Abandonnée par son bien-aimé Sadko, lefameux joueur de gousli, elle pleura toutes les larmes deson corps avant de se dissoudre dans la Volkhov qui sejette dans le Lac Ilmen. La ville fortifiée en dominait lesrives où s’amarraient en essaims les bateaux à aube. AuMoyen Âge y régna Aleksandr Nevski dont la victoire surles chevaliers teutons inspira Eisenstein et Prokofiev en1938. L’imaginaire et le monde réel s’y interpénétraientsans heurts.

Vassili Arkadievitch Rakhmaninov et LioubovPetrovna Boutakova appartenaient tous deux au mêmemilieu aristocratique dont les origines se confondaientavec l’histoire de l’Empire. Dans les districts de Moscouet de Tver, la racine rakhmani signifie hospitalier, géné-reux. Guerassim et Fiodor Rakhmaninov, officiers desGardes de Saint-Pétersbourg, avaient vivement soutenul’accession au trône d’Elisabeth, fille de Pierre le Grand(le 25 novembre/6 décembre 1741). L’impératrice lesrécompensa en leur attribuant des terres fertiles, vingt-neuf serfs et des armes arborant la devise : Za vernost irevnost [Loyauté et Dévotion] pour services rendus. Ledomaine de Znamenskoïe dans le district de Tambov restatoujours dans la famille.

Leur descendant, le général Piotr Ivanovitch

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Boutakov, chef de l’école du Kadetski Korpous [Corpsdes Cadets] de Novgorod où il enseignait l’histoire, étaitplus que réticent à accorder la main de sa fille LioubovPetrovna, considérablement dotée en argent comme enterre (cinq propriétés dont Semionovo et Oneg), à un futurdont la réputation de coureur de femmes et de dépensiers’étalait notoirement. Vassili, brillant officier s’étantnaguère illustré lors de la guerre du Caucase, espéraitcouler une vie de plaisirs à Saint-Pétersbourg plutôt quede s’enterrer à la campagne. Il quitta pourtant l’arméepour s’établir propriétaire terrien et se consacrer à l’ad-ministration des domaines familiaux.

Leur premier enfant, Ielena Vassilievna, vint au mondeen 1868 suivie deux ans plus tard par sa sœur SofiaVassilievna. L’aîné des garçons, Vladimir Vassilievitch,naquit en 1871. Sergueï Vassilievitch Rakhmaninov vit lejour le 20 mars/1er avril18731 à Semionovo dans l’une despropriétés de ses parents. Il fut baptisé en l’égliseDegtiarevskaïa. Peu après, la famille regagna Oneg, àquelque soixante kilomètres au nord de Novgorod. Vassilise réjouissait par avance de voir en ses fils se perpétuer latradition militaire qui faisait l’honneur de la lignée.

Les premières impressions de Serioja eurent pour décorle domaine de ses grands-parents Boutakov sur les berges

1 Rakhmaninovfêtait son anni-versaire le 2(ajoutant 13jours au lieu de12) et c’estcette date quifigure sur lesdocuments offi-ciels ainsi quesur sa pierretombale.

Lioubov et Vassili

ArkadievitchRakhmaninov.

Photos DR.

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de la Volkhov, qui suscita son amour de la nature. Le par-fum du foin fraîchement fauché, l’odoriférante fumée desfeux de pêcheurs, les cloches de l’église paysanne réson-nant sur l’étendue des prairies, le galop effréné des che-vaux fougueux : souvenirs d’une enfance heureuse et pri-vilégiée de la petite aristocratie provinciale. « On ressentl’éveil du printemps russe, cette saison douce et âpre,farouche, timide, riche de douces tentations.2 »

Capitaine de cavalerie pour qui une carrière musicalesérieuse était naturellement exclue, Vassili n’en fut pasmoins un pianiste accompli, tout comme son père ArkadiAleksandrovitch, interprète exceptionnel et compositeuroccasionnel, qui délaissa l’armée pour s’adonner à sa pas-sion : n’avait-il pas été l’élève de l’Irlandais John Field,lui-même disciple de Muzio Clementi, dont il hérita le“jeu perlé”? Les amateurs de haut niveau étaient légiondans la Russie de la première moitié du XIXe siècle :Glinka, Dargomyjski avant Moussorgski ou Borodine. Lavie musicale se développait, fortement influencée par l’é-cole allemande. Pour procurer une formation artistiqueéquivalente à celle que l’on dispensait dans les académiesde l’ouest européen, Anton Grigorievitch Rubinsteinfonda en 1862 le Conservatoire de Saint-Pétersbourg, pre-mier établissement du genre en Russie. Celui de Moscousortit de terre en 1866. Le jeune Tchaïkovski en fut le pre-mier professeur appointé.

Lioubov, musicienne distinguée formée au Conser-vatoire de Saint-Pétersbourg, avait pris des leçons avecRubinstein. Elle inculqua à son fils les rudiments du pianolorsqu’il atteignit l’âge de quatre ans. Serioja aimait seglisser dans les coins quand Vassili jouait des après-midientières des airs d’opéras et des morceaux populaires :une certaine polka qu’il se plaisait à ressasser marqua l’oreille de son jeune fils... Ses préceptrices lui apprirentà parler couramment allemand et français. Ses dons écla-tèrent lorsqu’il reproduisit par cœur l’accompagnementde Des Mädchens Klage [La Plainte de la jeune fille] deSchubert, que chantait Mlle L. Defert, jeune gouvernante

2 KLAUS MANN,SymphoniePathétique. EinTschaikowsky-Roman,Querido,Amsterdam1935.

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suisse. Une ancienne condisciple de sa mère auConservatoire, Anna Dmitrievna Ornatskaïa fut immédia-tement engagée pour lui dispenser de bénéfiques leçons.Et le bambin joua même pour son grand-père peu avant ladisparition de celui-ci.

Saint-PétersbourgEn 1880, les Rakhmaninov emménagèrent à

Pétersbourg où les aînés furent scolarisés. Malgré lesnaissances de Varvara (1873?) et d’Arkadi (1880), le cou-ple se désintégrait lentement. Vassili Rakhmaninov pas-sait pour un être « sociable avec une nature gaie et unincroyable fantaisiste. Que n’inventait-il pas et ne reliait-il pas à lui-même et à sa vie! Les contes de chasseurspâlissaient d’insignifiance à côté des siens!3 » Son épou-se, au contraire, était tenue pour « intelligente, réservée,peu bavarde, calme, peu sociable et plutôt distante.4 » Cesdeux tempéraments vraiment très dissemblables se reflé-tèrent dans le caractère de leur fils.

Personnifiant l’exubérance de la vie mondaine russe,Vassili avait dilapidé au jeu la quasi totalité des biensfamiliaux (rakhmani signifie également prodigue!). Aprèsles avoir hypothéquées, il fallut peu à peu se séparer dequatre propriétés. Ses extravagances et ses frasques dis-tendirent les liens conjugaux. Malgré l’état de discorde deleur relation, le divorce n’était aucunement envisageabledu point de vue social et religieux. La seule solutionacceptable pour Vassili était donc de se séparer de safamille. Le sérum de Behring n’avait pas encore étédécouvert lorsqu’une épidémie de diphtérie s’abattit surla ville au printemps 1882. Si les deux garçons en réchap-pèrent, la petite Sofia mourut à sept ans. Nul doute auxyeux de Lioubov : Vassili était l’unique fautif de leurdéchéance.

Cette situation digne de l’Anna Karenina de Tolstoïeut des conséquences profondes sur toute l’existence ulté-rieure de Serioja. Bien des années plus tard, il reconnaîtra

3 BORIS S.NIKITINE, DveJizni, Klassika-XXI, 2008.4 idem

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avoir été injuste envers Lioubov : les enfants préféraientla bonhomie facile, les gâteries et plaisanteries paternellesà une mère leur imposant une ferme discipline.

En 1882, elle s’installa avec ses enfants et sa mère, quisubvint à leurs besoins, dans un modeste appartement aucoin du canal Fontanka et de la rue Nikolskaïa. Pour d’é-videntes raisons financières, il était hors de question pourles garçons d’intégrer le prestigieux Corps des Pages oùune place leur était pourtant réservée en tant que petits-enfants du général Boutakov. En conséquence, Vladimirrejoignit le Corps des Cadets de l’École militaire, dont les

Sergueïau piano en 1880.

Photo DR.