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Du même auteur

AU X M Ê M E S É D I T I O N S

Figures I« Tel Quel », 1966

et « Points Essais », no 74, 1976

Figures II« Tel Quel », 1969

et « Points Essais », no 106, 1979

Figures III« Poétique », 1972

Mimologiques« Poétique », 1976

et « Points Essais » no 386, 1999

Introduction à l’architexte« Poétique », 1979

Palimpsestes« Poétique », 1982

et « Points Essais », no 257, 1992

Nouveau Discours du récit« Poétique », 1983

Fiction et Diction« Poétique », 1991

L’Œuvre de l’art*Immanence et Transcendance

« Poétique », 1994**La Relation esthétique

« Poétique », 1997

Figures IV« Poétique », 1999

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Gérard Genette

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Éditions du Seuil

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La première édition de cet ouvrage a été publiéeen 1987 dans la collection « Poétique »

ISBN 2-02-052641-7(ISBN 2-02-009525-4, 1re publication)

© Éditions du Seuil, 1987

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisationcollective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédéque ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue unecontrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com

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Introduction

L’œuvre littéraire consiste, exhaustivement ou essentielle-ment, en un texte, c’est-à-dire (définition très minimale) enune suite plus ou moins longue d’énoncés verbaux plus oumoins pourvus de signification. Mais ce texte se présenterarement à l’état nu, sans le renfort et l’accompagnementd’un certain nombre de productions, elles-mêmes verbalesou non, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, desillustrations, dont on ne sait pas toujours si l’on doit ou nonconsidérer qu’elles lui appartiennent, mais qui en tout casl’entourent et le prolongent, précisément pour le présenter,au sens habituel de ce verbe, mais aussi en son sens le plusfort : pour le rendre présent, pour assurer sa présence aumonde, sa « réception » et sa consommation, sous la forme,aujourd’hui du moins, d’un livre. Cet accompagnement,d’ampleur et d’allure variables, constitue ce que j’ai baptiséailleurs 1, conformément au sens parfois ambigu de ce préfixeen français 2 – voyez, disais-je, des adjectifs comme « para-fiscal » ou « paramilitaire » –, le paratexte de l’œuvre. Leparatexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait livre

1. Palimpsestes, Éd. du Seuil, 1981, p. 9.2. Et sans doute dans quelques autres langues, si j’en crois cette remarque

de J. Hillis-Miller, qui s’applique à l’anglais : « Para est un préfixe antithé-tique qui désigne à la fois la proximité et la distance, la similarité et ladifférence, l’intériorité et l’extériorité [...], une chose qui se situe à la foisen deçà et au-delà d’une frontière, d’un seuil ou d’une marge, de statut égalet pourtant secondaire, subsidiaire, subordonné, comme un invité à son hôte,un esclave à son maître. Une chose en para n’est pas seulement à la foisdes deux côtés de la frontière qui sépare l’intérieur et l’extérieur : elle estaussi la frontière elle-même, l’écran qui fait membrane perméable entre lededans et le dehors. Elle opère leur confusion, laissant entrer l’extérieur etsortir l’intérieur, elle les divise et les unit » (« The Critic as Host », inDeconstruction and Criticism, The Seabury Press, New York, 1979, p. 219).C’est une assez belle description de l’activité du paratexte.

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et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralementau public. Plus que d’une limite ou d’une frontière étanche,il s’agit ici d’un seuil, ou – mot de Borges à propos d’unepréface – d’un « vestibule » qui offre à tout un chacun lapossibilité d’entrer, ou de rebrousser chemin. « Zone indé-cise 1 » entre le dedans et le dehors, elle-même sans limiterigoureuse, ni vers l’intérieur (le texte) ni vers l’extérieur (lediscours du monde sur le texte), lisière, ou, comme disaitPhilippe Lejeune, « frange du texte imprimé qui, en réalité,commande toute la lecture 2 ». Cette frange, en effet, toujoursporteuse d’un commentaire auctorial, ou plus ou moins légi-timé par l’auteur, constitue, entre texte et hors-texte, une zonenon seulement de transition, mais de transaction : lieu pri-vilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une actionsur le public au service, bien ou mal compris et accompli,d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente– plus pertinente, s’entend, aux yeux de l’auteur et de sesalliés. Cette action, c’est peu de dire que nous y reviendrons :dans tout ce qui suit, il ne sera question que d’elle, de sesmoyens, de ses modes et de ses effets. Pour en indiquer icil’enjeu à l’aide d’un seul exemple, une innocente questiondevrait suffire : réduits à son seul texte et sans le secoursd’aucun mode d’emploi, comment lirions-nous l’Ulysse deJoyce s’il ne s’intitulait pas Ulysse ?

Le paratexte se compose donc empiriquement d’un ensem-ble hétéroclite de pratiques et de discours de toutes sorteset de tous âges que je fédère sous ce terme au nom d’unecommunauté d’intérêt, ou convergence d’effets, qui me paraîtplus importante que leur diversité d’aspect. La table desmatières de cette étude me dispense sans doute d’une énu-

1. L’image semble s’imposer à quiconque a affaire au paratexte : « zoneindécise [...] où se mêlent deux séries de codes : le code social, dans sonaspect publicitaire, et les codes producteurs ou régulateurs du texte »(C. Duchet, « Pour une socio-critique », Littérature, I, févr. 1971, p. 6) ;« zone intermédiaire entre le hors-texte et le texte » (A. Compagnon, laSeconde Main, Éd. du Seuil, 1979, p. 328).

2. Le Pacte autobiographique, Éd. du Seuil, 1975, p. 45. La suite de cettephrase indique bien que l’auteur y visait en partie ce que j’appelle iciparatexte : « ... nom d’auteur, titre, sous-titre, nom de collection, nom d’édi-teur, jusqu’au jeu ambigu des préfaces. »

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mération préalable, n’était l’obscurité provisoire d’un oudeux termes que je ne tarderai pas à définir. L’ordre de ceparcours sera, dans la mesure du possible, conforme à celuide la rencontre habituelle des messages qu’il explore : pré-sentation extérieure d’un livre, nom de l’auteur, titre, et lasuite telle qu’elle s’offre à un lecteur docile, ce qui n’estcertes pas le cas de tous. Le rejet in fine de tout ce que jebaptise « épitexte » est sans doute à cet égard particulière-ment arbitraire, car bien des futurs lecteurs font la connais-sance d’un livre à la faveur, par exemple, d’une interview del’auteur – quand ce n’est pas d’un compte rendu journalis-tique ou d’une recommandation de bouche à oreille, qui,selon nos conventions, n’appartiennent généralement pas auparatexte, défini par une intention et une responsabilité del’auteur ; mais les avantages de ce groupement apparaîtront,je l’espère, supérieurs à ses inconvénients. Au surplus, cettedisposition d’ensemble n’est pas d’une rigueur bien contrai-gnante, et ceux qui lisent ordinairement les livres en com-mençant par la fin ou par le milieu pourront appliquer àcelui-ci la même méthode, si c’en est une.

D’ailleurs, la présence, autour d’un texte, des messagesparatextuels dont je propose un premier inventaire sommaireet sans doute nullement exhaustif n’est pas uniformémentconstante et systématique : il existe des livres sans préface,des auteurs réfractaires aux interviews, et l’on a connu desépoques où l’inscription d’un nom d’auteur, voire d’un titre,n’était pas obligatoire. Les voies et moyens du paratextese modifient sans cesse selon les époques, les cultures, lesgenres, les auteurs, les œuvres, les éditions d’une mêmeœuvre, avec des différences de pression parfois considé-rables : c’est une évidence reconnue que notre époque« médiatique » multiplie autour des textes un type de discoursqu’ignorait le monde classique, et a fortiori l’Antiquité et leMoyen Âge, où les textes circulaient souvent à l’état presquebrut, sous forme de manuscrits dépourvus de toute formulede présentation. Je dis presque, parce que le seul fait de latranscription – mais aussi bien de la transmission orale –apporte à l’idéalité du texte une part de matérialisation, gra-phique ou phonique, qui peut induire, nous le verrons, deseffets paratextuels. En ce sens, on peut sans doute avancer

9Introduction

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qu’il n’existe pas, et qu’il n’a jamais existé, de texte 1 sansparatexte. Paradoxalement, il existe en revanche, fût-ce paraccident, des paratextes sans texte, puisqu’il est bien desœuvres, disparues ou avortées, dont nous ne connaissons quele titre : ainsi de nombreuses épopées post-homériques outragédies grecques classiques, ou de cette Morsure del’épaule que Chrétien de Troyes s’attribue en tête du Cligès,ou de cette Bataille des Thermopyles qui fut l’un des projetsabandonnés de Flaubert, et dont nous ne savons rien d’autre,sinon que le mot cnémide n’y devait point figurer. Il y a biendans ces seuls titres de quoi rêver, c’est-à-dire un peu plusque dans bien des œuvres partout disponibles, et lisibles depart en part. Enfin, ce caractère inégalement obligatoire duparatexte vaut aussi pour le public et le lecteur : nul n’esttenu de lire une préface, même si cette liberté n’est pastoujours bienvenue pour l’auteur, et nous verrons que biendes notes s’adressent seulement à certains lecteurs.

Quant à l’étude particulière de chacun de ces éléments, ouplutôt de ces types d’éléments, elle sera commandée par laconsidération d’un certain nombre de traits dont l’examenpermet de définir le statut d’un message paratextuel, quelqu’il soit. Ces traits décrivent pour l’essentiel ses caractéris-tiques spatiales, temporelles, substantielles, pragmatiques etfonctionnelles. Pour le dire de façon plus concrète : définirun élément de paratexte consiste à déterminer son emplace-ment (question où ?), sa date d’apparition, et éventuellementde disparition (quand ?), son mode d’existence, verbal ouautre (comment ?), les caractéristiques de son instance decommunication, destinateur et destinataire (de qui ?, à qui ?),et les fonctions qui animent son message : pour quoi faire ?Deux mots de justification s’imposent sans doute sur ce ques-tionnaire un peu simplet, mais dont le bon usage définitpresque entièrement la méthode de ce qui suit.

Un élément de paratexte, si du moins il consiste en unmessage matérialisé, a nécessairement un emplacement, que

1. Je dis maintenant textes, et non seulement œuvres, au sens « noble »de ce mot : car la nécessité d’un paratexte s’impose à toute espèce de livre,fût-il sans aucune visée esthétique, même si notre étude se borne ici auparatexte des œuvres littéraires.

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l’on peut situer par rapport à celui du texte lui-même : autourdu texte, dans l’espace du même volume, comme le titre oula préface, et parfois inséré dans les interstices du texte,comme les titres de chapitres ou certaines notes ; j’appelleraipéritexte 1 cette première catégorie spatiale, certainement laplus typique, et dont traiteront nos onze premiers chapitres.Autour du texte encore, mais à distance plus respectueuse(ou plus prudente), tous les messages qui se situent, au moinsà l’origine, à l’extérieur du livre : généralement sur un sup-port médiatique (interviews, entretiens), ou sous le couvertd’une communication privée (correspondances, journauxintimes, et autres). C’est cette deuxième catégorie que jebaptise, faute de mieux, épitexte, et qui occupera les deuxderniers chapitres. Comme il doit désormais aller de soi,péritexte et épitexte se partagent exhaustivement et sans restele champ spatial du paratexte ; autrement dit, pour les ama-teurs de formules, paratexte = péritexte + épitexte 2.

La situation temporelle du paratexte peut elle aussi sedéfinir par rapport à celle du texte. Si l’on adopte commepoint de référence la date d’apparition du texte, c’est-à-direcelle de sa première édition, ou originale 3, certains élémentsde paratexte sont de production (publique) antérieure : ainsides prospectus, annonces « à paraître », ou encore des élé-ments liés à une prépublication en journal ou en revue, quiparfois disparaîtront au volume, comme les fameux titreshomériques des chapitres d’Ulysse, dont l’existence officielleaura été, si j’ose dire, entièrement prénatale : paratextes anté-rieurs, donc. D’autres, les plus fréquents, apparaissent enmême temps que le texte : c’est le paratexte original, disonsla préface de la Peau de chagrin, produite en 1831 avec leroman qu’elle présente. D’autres enfin apparaissent plus tardque le texte, par exemple à la faveur d’une deuxième édition,

1. Cette notion recoupe celle de « périgraphie », proposée par A. Com-pagnon, op. cit., p. 328-356.

2. Encore faut-il préciser que le péritexte des éditions savantes (généra-lement posthumes) contient parfois des éléments qui ne relèvent pas duparatexte au sens où je le définis : ainsi des extraits de comptes rendusallographes (Sartre, Pléiade ; Michelet, Flammarion ; etc.).

3. Je négligerai ici les différences techniques (bibliographiques et biblio-philiques) parfois marquées entre première édition courante, édition origi-nale, édition princeps, etc., pour appeler sommairement originale la premièreen date.

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comme la préface de Thérèse Raquin (quatre mois d’inter-valle), ou d’une réédition plus lointaine, comme celle del’Essai sur les révolutions (vingt-neuf ans). Pour des raisonsfonctionnelles sur lesquelles je reviendrai, il y a lieu ici dedistinguer entre le paratexte simplement ultérieur (premiercas) et le paratexte tardif (deuxième cas). Si ces élémentsapparaissent après la mort de l’auteur, je les qualifierai,comme tout le monde, de posthumes ; s’ils sont produits deson vivant, j’adopterai le néologisme proposé par mon bonmaître Alphonse Allais : paratexte anthume 1. Mais cette der-nière opposition ne vaut pas seulement pour les élémentstardifs, car un paratexte peut être à la fois original et pos-thume, s’il accompagne un texte lui-même posthume, commefont le titre et l’indication générique (fallacieuse) de la Viede Henry Brulard, écrite par lui-même. Roman imité duVicaire de Wakefield.

Si un élément de paratexte peut donc apparaître à toutmoment, il peut également disparaître, définitivement ou non,par décision de l’auteur ou sur intervention étrangère, ou envertu de l’usure du temps. Bien des titres de l’époque clas-sique ont ainsi été réduits par la postérité, jusque sur la pagede titre des éditions modernes les plus sérieuses, et toutes lespréfaces originales de Balzac ont été volontairement suppri-mées en 1842 lors du regroupement dit Comédie humaine.Ces suppressions, très fréquentes, déterminent la durée devie des éléments de paratexte. Certaines sont fort brèves : lerecord est ici, à ma connaissance, détenu par la préface dela Peau de chagrin (un mois). Mais j’ai écrit plus haut « défi-nitivement ou non » : c’est qu’un élément supprimé, parexemple lors d’une nouvelle édition, peut toujours resurgirlors d’une édition ultérieure ; certaines notes de la NouvelleHéloïse, disparues à la deuxième édition, n’ont pas tardé àrevenir ; et les préfaces « supprimées » par Balzac en 1842se retrouvent aujourd’hui dans toutes les bonnes éditions. Ladurée du paratexte est souvent à éclipses, et cette intermit-tence, j’y reviendrai, est très étroitement liée à son caractèreessentiellement fonctionnel.

1. Ainsi Allais désigne-t-il celles de ses œuvres qui avaient paru en recueilde son vivant. Je dois aussi rappeler que posthumus, « postérieur à la miseen terre », est une très ancienne (et superbe) fausse étymologie : postumusest simplement le superlatif de posterior.

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La question du statut substantiel sera ici réglée, ou éludée,comme elle l’est souvent dans la pratique, par le fait quepresque tous les paratextes considérés seront eux-mêmesd’ordre textuel, ou du moins verbal : titres, préfaces, inter-views, autant d’énoncés, d’étendues fort diverses, mais quitous partagent le statut linguistique du texte. Le plus souvent,donc, le paratexte est lui-même un texte : s’il n’est pas encorele texte, il est déjà du texte. Mais il faut au moins garder àl’esprit la valeur paratextuelle qui peut investir d’autres typesde manifestations : iconiques (les illustrations), matérielles(tout ce qui procède, par exemple, des choix typographiques,parfois très signifiants, dans la composition d’un livre), oupurement factuelles. Je qualifie de factuel le paratexte quiconsiste, non en un message explicite (verbal ou autre), maisen un fait dont la seule existence, si elle est connue du public,apporte quelque commentaire au texte et pèse sur sa récep-tion. Ainsi de l’âge ou du sexe de l’auteur (combien d’œuvresont dû, de Rimbaud à Sollers, une part de leur gloire ou deleur succès au prestige de la jeunesse ? Et lit-on jamais un« roman de femme » tout à fait comme un roman tout court,c’est-à-dire un roman d’homme ?), ou de la date de l’œuvre :« La vraie admiration, disait Renan, est historique » ; dumoins est-il certain que la conscience historique de l’époquequi vit naître une œuvre est rarement indifférente à sa lecture.Je brasse là de grosses évidences caractéristiques du paratextefactuel, et il en est bien d’autres, plus futiles, telles quel’appartenance à une académie (ou autre corps glorieux), oul’obtention d’un prix littéraire ; ou plus fondamentales, et quenous retrouverons, comme l’existence, autour d’une œuvre,d’un contexte implicite qui en précise ou en modifie peu ouprou la signification : contexte auctorial, constitué, par exem-ple, autour du Père Goriot, par l’ensemble de la Comédiehumaine ; contexte générique, constitué, autour de cetteœuvre et de cet ensemble, par l’existence du genre dit« roman » ; contexte historique, constitué par l’époque dite« XIXe siècle », etc. Ces faits d’appartenance contextuelle, jen’entreprendrai pas ici d’en préciser la nature ou d’en mesu-rer le poids, mais il nous faut au moins retenir en principeque tout contexte fait paratexte. Leur existence, comme pourtoute espèce de paratexte factuel, peut être ou non portée àla connaissance du public par une mention relevant elle-

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même du paratexte textuel : indication générique, mentionde prix sur une bande, mention d’âge dans un prière d’insérer,révélation indirecte du sexe par le nom, etc., mais elle n’apas toujours besoin d’être mentionnée pour être connue parun effet de « notoriété publique » ; ainsi, pour la plupart deslecteurs de la Recherche, ces deux faits biographiques quesont la demi-ascendance juive de Proust et son homosexua-lité, dont la connaissance fait inévitablement paratexte auxpages de son œuvre consacrées à ces deux sujets. Je ne dispas qu’il faut le savoir : je dis seulement que ceux qui lesavent ne lisent pas comme ceux qui l’ignorent, et que ceuxqui nient cette différence-là se moquent de nous. De même,bien sûr, pour les faits de contexte : lire l’Assommoir commeune œuvre indépendante et le lire comme un épisode desRougon-Macquart constituent deux lectures fort différentes.

Le statut pragmatique d’un élément de paratexte est définipar les caractéristiques de son instance, ou situation, de com-munication : nature du destinateur, du destinataire, degréd’autorité et de responsabilité du premier, force illocutoirede son message, et sans doute quelques autres qui m’aurontéchappé. Le destinateur d’un message paratextuel (commede tout autre message) n’est pas nécessairement son produc-teur de fait, dont l’identité nous importe peu, comme sil’avant-propos de la Comédie humaine, signé Balzac, avaitété en fait rédigé par un de ses amis : le destinateur est définipar une attribution putative et par une responsabilité assumée.Il s’agit le plus souvent de l’auteur (paratexte auctorial), maisil peut s’agir également de l’éditeur : sauf signature del’auteur, un prière d’insérer ressortit habituellement au para-texte éditorial. L’auteur et l’éditeur sont (entre autres, juri-diquement) les deux personnes responsables du texte et duparatexte, qui peuvent déléguer une part de leur responsabi-lité à un tiers : une préface écrite par ce tiers et acceptée parl’auteur, comme celle d’Anatole France pour les Plaisirs etles Jours, appartient encore, me semble-t-il (du fait de cetteacceptation), au paratexte – cette fois allographe. Il estencore des situations où la responsabilité du paratexte est enquelque sorte partagée : ainsi, dans une interview, entre l’au-teur et celui qui l’interroge et qui généralement « recueille »et rapporte, fidèlement ou non, ses propos.

Le destinataire peut être grossièrement défini comme « le

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public », mais cette définition est beaucoup trop lâche, carle public d’un livre s’étend virtuellement à l’humanité toutentière, et il y a là matière à quelques spécifications. Certainséléments de paratexte s’adressent effectivement (ce qui nesignifie pas qu’ils l’atteignent) au public en général, c’est-à-dire à tout un chacun : c’est le cas (j’y reviendrai) du titre,ou d’une interview. D’autres s’adressent (même réserve) plusspécifiquement, et plus restrictivement, aux seuls lecteurs dutexte : c’est typiquement le cas de la préface. D’autres,comme les formes anciennes du prière d’insérer, s’adressentuniquement aux critiques ; d’autres, aux libraires ; tout celaconstituant (péritexte ou épitexte) ce que nous appellerons leparatexte public. D’autres s’adressent, oralement ou par écrit,à de simples particuliers, connus ou inconnus, qui ne sontpas censés en faire état : c’est le paratexte privé, dont la partla plus privée consiste en messages adressés par l’auteur àlui-même, dans son journal ou ailleurs : paratexte intime, parson fait d’autodestination, et quelle qu’en soit la teneur.

Il est nécessaire à la définition d’un paratexte de toujoursporter une responsabilité, de la part de l’auteur ou de l’un deses associés, mais cette nécessité comporte des degrés. J’em-prunterai au vocabulaire politique une distinction courante,et plus facile à utiliser qu’à définir : celle de l’officiel et del’officieux. Est officiel tout message paratextuel ouvertementassumé par l’auteur et/ou l’éditeur, et dont il ne peut esquiverla responsabilité. Officiel, ainsi, tout ce qui, de source auc-toriale ou éditoriale, figure au péritexte anthume, comme letitre ou la préface originale ; ou encore les commentairessignés par l’auteur dans un ouvrage dont il est intégralementresponsable, comme par exemple le Vent Paraclet de MichelTournier. Est officieuse la plus grande part de l’épitexte auc-torial, interviews, entretiens et confidences, dont il peut tou-jours dégager plus ou moins sa responsabilité par des dénéga-tions du genre : « Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit »,ou : « C’étaient des propos improvisés », ou : « Ce n’était pasdestiné à la publication », voire par une « déclaration solen-nelle » comme celle de Robbe-Grillet à Cerisy 1, déniant enbloc toute « importance » à ses « articles de journaux plus oumoins ramassés en volume sous le nom d’Essais », et « à plus

1. Colloque Robbe-Grillet (1975), 10/18, 1976, t. I, p. 316.

15Introduction

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forte raison » aux « déclarations orales que je puis faire ici,même si j’admets qu’on les publie ensuite » – celle-ci com-prise, j’imagine, nouvelle version du paradoxe du Crétois.Officieux encore, et peut-être surtout, ce que l’auteur laisse oufait dire par un tiers, préfacier allographe ou commentateur« autorisé » : voyez la part prise par un Larbaud ou un StuartGilbert dans la diffusion, organisée mais non assumée parJoyce, des clés homériques d’Ulysse. Il existe naturellementbien des situations intermédiaires ou indécidables dans ce quin’est réellement qu’une différence de degré, mais l’avantagede ces nuances est indéniable : on a parfois intérêt à ce quecertaines choses « se sachent », sans (être censé) les avoir ditessoi-même.

Une dernière caractéristique pragmatique du paratexte estce que j’appelle, en empruntant très librement cet adjectifaux philosophes du langage, la force illocutoire de son mes-sage. Il s’agit encore ici d’une gradation d’états. Un élémentde paratexte peut communiquer une pure information, parexemple le nom de l’auteur ou la date de publication ; il peutfaire connaître une intention, ou une interprétation auctorialeet/ou éditoriale : c’est la fonction cardinale de la plupart despréfaces, c’est encore celle de l’indication générique portéesur certaines couvertures ou pages de titre : roman ne signifiepas « ce livre est un roman », assertion définitoire qui n’estguère au pouvoir de quiconque, mais plutôt : « Veuillezconsidérer ce livre comme un roman. » Il peut s’agir d’unevéritable décision : Stendhal, ou le Rouge et le Noir, ne signi-fie pas « Je m’appelle Stendhal » (ce qui est faux devantl’état civil) ou « Ce livre s’appelle le Rouge et le Noir » (cequi n’a aucun sens), mais « Je choisis pour pseudonymeStendhal », et « Moi, auteur, je décide d’intituler ce livre leRouge et le Noir ». Ou d’un engagement : certaines indica-tions génériques (autobiographie, histoire, mémoires) ont, onle sait, une valeur de contrat plus contraignante (« Je m’en-gage à dire la vérité ») que d’autres (roman, essai), et unesimple mention comme Premier volume ou Tome I a forcede promesse – ou, comme dit Northrop Frye, de « menace ».Ou d’un conseil, voire d’une injonction : « Ce livre, dit Hugodans la préface des Contemplations, doit être lu comme onlirait le livre d’un mort » ; « Tout ceci, écrit Barthes en têtede Roland Barthes par Roland Barthes, doit être considéré

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comme dit par un personnage de roman », et certaines per-missions (« Vous pouvez lire ce livre dans tel ou tel ordre,vous pouvez sauter ceci ou cela ») indiquent aussi nettement,quoique en creux, la capacité jussive du paratexte. Certainséléments comportent même la puissance que les logiciensnomment performative, c’est-à-dire le pouvoir d’accomplirce qu’ils décrivent (« J’ouvre la séance ») : c’est le cas desdédicaces. Dédier ou dédicacer un livre à Untel, ce n’estévidemment rien d’autre qu’imprimer, ou écrire sur l’une deses pages une formule du genre : « À Untel. » Cas limite del’efficace paratextuelle, puisqu’il y suffit de dire pour faire.Mais il y a bien déjà de cela dans l’imposition d’un titre oule choix d’un pseudonyme, actions mimétiques de toute puis-sance créatrice.

Ces remarques sur la force illocutoire nous ont donc insen-siblement conduits vers l’essentiel, qui est l’aspect fonction-nel du paratexte. Essentiel, parce que, de toute évidence, etsauf exceptions ponctuelles que nous rencontrerons çà et là,le paratexte, sous toutes ses formes, est un discours fonda-mentalement hétéronome, auxiliaire, voué au service d’autrechose qui constitue sa raison d’être, et qui est le texte. Quel-que investissement esthétique ou idéologique (« beau titre »,préface-manifeste), quelque coquetterie, quelque inversionparadoxale qu’y mette l’auteur, un élément de paratexte esttoujours subordonné à « son » texte, et cette fonctionnalitédétermine l’essentiel de son allure et de son existence. Mais,contrairement aux caractères de lieu, de temps, de substanceou de régime pragmatique, les fonctions du paratexte nepeuvent se décrire théoriquement, et en quelque sorte apriori, en termes de statut. La situation spatiale, temporelle,substantielle et pragmatique d’un élément paratextuel estdéterminée par un choix, plus ou moins libre, opéré sur unegrille générale et constante de possibles alternatifs, dont ilne peut adopter qu’un terme à l’exclusion des autres : unepréface est nécessairement (par définition) péritextuelle, elleest originale, ultérieure ou tardive, auctoriale ou allographe,etc., et cette série d’options ou de nécessités définit de façonrigide un statut, et donc un type. Les choix fonctionnels nesont pas de cet ordre alternatif et exclusif du ou bien/ou bien :

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un titre, une dédicace, une préface, une interview peuventviser à la fois plusieurs fins, choisies sans exclusive dans lerépertoire, plus ou moins ouvert, propre à chaque type d’élé-ment : le titre a ses fonctions, la dédicace a les siennes, lapréface en assure d’autres, ou parfois les mêmes, sans pré-judice de spécifications plus étroites : un titre thématiquecomme Guerre et Paix ne décrit pas son texte de la mêmemanière qu’un titre formel comme Épîtres ou Sonnets, lesenjeux d’une dédicace d’exemplaire ne sont pas ceux d’unedédicace d’œuvre, une préface tardive ne vise pas les mêmesfins qu’une préface originale, ni une préface allographequ’une préface auctoriale, etc. Les fonctions du paratexteconstituent donc un objet très empirique et très diversifié,qu’il faut dégager d’une manière inductive, genre par genreet souvent espèce par espèce. Les seules régularités signifi-catives qu’on puisse introduire dans cette apparente contin-gence consistent à établir ces relations de dépendance entrefonctions et statuts, et donc à repérer des sortes de typesfonctionnels, et encore à réduire la diversité des pratiques etdes messages à quelques thèmes fondamentaux et fortementrécurrents, car l’expérience montre qu’il s’agit là d’un dis-cours plus « contraint » que beaucoup d’autres, et où lesauteurs innovent moins souvent qu’ils ne se l’imaginent.

Quant aux effets de convergence (ou de divergence) quirésultent de la composition, autour d’un texte, de l’ensemblede son paratexte, et dont Lejeune a montré, à propos de l’auto-biographie, la complexité parfois fort délicate, ils ne peuventrelever que d’une analyse (et d’une synthèse) singulière,œuvre par œuvre, au seuil de laquelle s’arrête inévitablementune étude générique comme la nôtre. Pour en donner une illus-tration très élémentaire, puisque la structure en cause s’y réduità deux termes, un ensemble titulaire comme Henri Matisse,roman contient de toute évidence, entre le titre au sens strict(Henri Matisse) et l’indication générique (roman), une discor-dance que le lecteur est invité à résoudre s’il le peut, ou dumoins à intégrer comme une figure oxymorique du type« mentir vrai », dont seul peut-être le texte lui donnera la clé,par définition singulière, même si la formule est appelée à faireécole 1, voire à se banaliser en genre.

1. Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Grasset, 1986.

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Une dernière précision, qu’on espère inutile : il s’agit icid’une étude synchronique, et non diachronique : un essai detableau général, et non d’histoire du paratexte. Ce proposn’est pas inspiré par un quelconque dédain pour la dimensionhistorique, mais une fois de plus par le sentiment qu’ilconvient de définir les objets avant d’en étudier l’évolution.Pour l’essentiel, en effet, notre travail consiste à dissoudreles objets empiriques hérités de la tradition (par exemple,« la préface »), d’une part en les analysant en objets plusspécifiés (la préface auctoriale originale, la préface tardive,la préface allographe, etc.), d’autre part en les intégrant à desensembles plus vastes (le péritexte, le paratexte en général)– et donc à dégager des catégories jusqu’ici négligées ou malperçues, dont l’articulation définit le champ paratextuel, etdont l’établissement constitue un préalable à toute mise enperspective historique. Les considérations diachroniques neseront pourtant pas absentes d’une étude qui porte, après tout,sur le versant le plus socialisé de la pratique littéraire (l’orga-nisation de son rapport au public), et qui tournera parfoisinévitablement à quelque chose comme un essai sur lesmœurs et les institutions de la République des Lettres. Maiselles ne seront pas posées a priori comme uniformémentdécisives : chaque élément du paratexte a son histoire propre.Certains sont aussi anciens que la littérature, d’autres ont vule jour, ou trouvé leur statut officiel après des siècles de « viecachée » qui constituent leur préhistoire, avec l’invention dulivre, d’autres avec la naissance du journalisme et des médiasmodernes, d’autres ont disparu entre-temps, et bien souventles uns se substituent aux autres pour tenir, mieux ou plusmal, un rôle analogue. Certains enfin semblent avoir connu,et connaître encore, une évolution plus rapide ou plus signi-ficative que certains autres (mais la stabilité est un fait aussihistorique que le changement) : ainsi, le titre a ses modes,très évidentes, qui font inévitablement « époque » à leur seulénoncé ; la préface auctoriale, au contraire, n’a guère changé,sinon dans sa présentation matérielle, depuis Thucydide.L’histoire générale du paratexte serait sans doute, rythméepar les étapes d’une évolution technologique qui lui offre sesmoyens et ses occasions, celle de ces incessants phénomènes

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de glissement, de substitution, de compensation et d’innova-tion qui assurent au fil des siècles la permanence et, dansune certaine mesure, le progrès de son efficacité. Pour entre-prendre de l’écrire, il faudrait disposer d’une enquête plusvaste et plus complète que celle-ci, qui ne sort pas des limitesde la culture occidentale, et même trop rarement de la litté-rature française. Ce qui suit n’est donc bien qu’une explora-tion toute inchoative, au service très provisoire de ce qui,grâce à d’autres, le suivra peut-être. Mais trêve d’excuses etde précautions, thèmes ou poncifs obligés de toute préface :assez musardé au seuil du seuil 1.

1. Comme on peut s’en douter, cette étude doit beaucoup aux suggestionsdes divers auditoires avec la participation desquels elle fut élaborée. À touset toutes, ma gratitude profonde et mes remerciements performatifs.

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Le péritexte éditorial

J’appelle péritexte éditorial toute cette zone du péritextequi se trouve sous la responsabilité directe et principale(mais non exclusive) de l’éditeur, ou peut-être, plus abstrai-tement mais plus exactement, de l’édition, c’est-à-dire dufait qu’un livre est édité, et éventuellement réédité, et pro-posé au public sous une ou plusieurs présentations plus oumoins diverses. Le mot zone indique que le trait caractéris-tique de cet aspect du paratexte est essentiellement spatialet matériel ; il s’agit du péritexte le plus extérieur : la cou-verture, la page de titre et leurs annexes ; et de la réalisationmatérielle du livre, dont l’exécution relève de l’imprimeur,mais la décision, de l’éditeur, en concertation éventuelleavec l’auteur : choix du format, du papier, de la compositiontypographique, etc. Toutes ces données techniques relèventen elles-mêmes de la discipline nommée bibliologie, surlaquelle je ne souhaite nullement empiéter ici, n’ayantaffaire qu’à leur aspect et à leur effet, c’est-à-dire à leurvaleur proprement paratextuelle. D’autre part, le caractèreéditorial de ce paratexte lui assigne pour l’essentiel unepériode historique relativement récente, dont le terminus aquo coïncide avec les débuts de l’imprimerie, soit l’époqueque les historiens appellent ordinairement moderne etcontemporaine. Ce n’est pas à dire que l’ère (beaucoup pluslongue) prégutenberguienne n’ait rien connu, sur ses copiesmanuscrites qui étaient bien déjà une forme de publication,de nos éléments péritextuels – et nous aurons, par la suite,à nous interroger sur le sort fait dans l’Antiquité et le MoyenÂge à des éléments comme le titre ou le nom de l’auteur,dont le siège principal est aujourd’hui le péritexte éditorial.Mais ce qu’elle n’a pas connu, du fait précisément de lacirculation manuscrite (et orale) de ses textes, c’est la mise

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en œuvre éditoriale de ce péritexte, qui est d’ordre essen-tiellement typographique et bibliologique 1.

Formats

L’aspect le plus global de la réalisation d’un livre – etdonc de la matérialisation d’un texte à l’usage du public –est sans doute le choix de son format. Le mot a changé uneou deux fois de sens au cours de l’histoire. À l’origine, ildésigne à la fois la manière dont une feuille de papier est oun’est pas pliée pour aboutir aux « feuillets » d’un livre 2 (ou,pour parler comme tout le monde, à ses pages, un feuilletrecto-verso faisant naturellement deux pages, même si l’unedes deux reste blanche) et la dimension de la feuille initialeelle-même, désignée conventionnellement par un type de fili-grane (coquille, jésus, raisin, etc.). Le format-pliage n’indi-quait donc pas à lui seul les dimensions planes d’un livre ;mais l’usage s’est vite établi d’estimer les unes par référenceà l’autre : un volume in-folio (plié une fois, d’où deux feuil-lets ou quatre pages par feuille) ou in-quarto (plié deux fois,d’où huit pages par feuille) était un grand livre, un in-8 étaitun livre moyen, un in-12, un in-16 ou un in-18 était un petitlivre. À l’âge classique, les « grands formats » in-quartoétaient réservés aux œuvres sérieuses (c’est-à-dire plutôt reli-gieuses ou philosophiques que littéraires), ou aux éditions deprestige et de consécration des œuvres littéraires : ainsi, lesLettres persanes paraissent en deux volumes in-8, maisl’Esprit des lois en deux volumes in-quarto ; les Lettres per-sanes n’auront les honneurs du quarto que dans la grandeédition collective des Œuvres de Montesquieu (1758) en troisvolumes. La Nouvelle Héloïse et l’Émile paraissent in-12,puis la grande édition des œuvres « complètes » de 1765 en

1. Sur ces questions d’histoire et de préhistoire du livre, et parmi l’abon-dante bibliographie du sujet, je renvoie particulièrement à L. Febvre etH.-J. Martin, l’Apparition du livre, Albin Michel, 1958 ; A. Labarre, Histoiredu livre, PUF, 1970 ; et à H.-J. Martin et R. Chartier, Histoire de l’éditionfrançaise, Promodis, 1983-1987.

2. La pratique des feuilles pliées et brochées ou reliées est en fait anté-rieure à l’usage du papier : elle remonte à la substitution, aux IIIe et IVe siècles,du codex de parchemin au volumen de papyrus ; mais les techniques defabrication du papier ont contribué à la standardiser, et donc à la codifier.

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dages » ou de « pilotis », et soigneusement rubriqués for me,dont le plus célèbre est, hélas, cette réponse auctoriale àMme de Chasteller se demandant d’où lui vient l’horriblepensée de porter à ses lèvres la main de Lucien : « De lamatrice, ma petite ! » ; Zola, par ce qu’Henri Mitteranddécrit 1 comme un « dispositif à peu près immuable » : ébau-che programmatique, notes documentaires, « documents fic-tionnels » (listes de titres possibles ou de noms de lieux etde personnages), un plan sommaire de l’ensemble, et desplans détaillés chapitre par chapitre (ce qui semble manquerici, c’est la part des états rédactionnels multiples, comme siZola, une fois le terrain dûment préparé, rédigeait au fil dela plume et sans ratures) ; James – à en juger d’après sesseuls Carnets –, par un lent travail d’amplification à partirde l’anecdote initiale, de motivation psychologique, de choixtechniques très médités (« point de vue », personne, réparti-tion des scènes dramatiques et des sommaires narratifs), et,pour finir, de rédaction souvent si subtile et « indirecte »qu’elle aboutit à brouiller dans l’allusif et l’évanescent unegrande part de la construction psychologique intermédiaire ;Proust, enfin, par un processus indéfini de gonflement et de« surnourriture », à grand renfort de béquets et de « pape-roles 2 », d’une trame narrative conçue dès l’origine dans sesgrandes lignes, et par un jeu incessant de déplacements et detransferts, pages erratiques à toutes fins qui font le désespoirdes généticiens et des éditeurs. Pour un texte plus bref, laFabrique du Pré témoigne d’une évolution sans doute plusspécifique, et peut-être typique de la « méthode créative »de Ponge 3 : d’août à octobre 1960, une série d’esquissesd’après nature ; en octobre, recours au Littré, recherched’étymologies et d’homophonies ; le 12 octobre, une remar-

1. « Programme et préconstruit génétique : le dossier de l’Assommoir »,in Essais de critique génétique, op. cit.

2. Très souvent introduits par une formule de mise en place qui devientune sorte de tic : « Capital, quand je dis... » (ou « Quand je fais... », car leje, ici encore, désigne aussi bien le héros que l’auteur : « À mettre quandje rencontre Bloch... »), dont l’usage systématique entraîne une superlativi-sation (capitalissime, capitalissime, issime, issime) qui détourne d’y voirune appréciation toujours bien significative.

3. Un autre dossier d’avant-texte pongien, Comment une figue de paroleset pourquoi, Flammarion, 1977, est actuellement beaucoup moins utilisable,car la plupart des états s’y présentent sans date.

401L’épitexte privé

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que de Philippe Sollers introduit la formule empruntée àRimbaud, « le clavecin des prés », diversement intégrée dansles états de novembre-décembre ; puis, interruption de deuxans jusqu’à une nouvelle série pendant l’hiver 1962-1963 ;nouvelle interruption, jusqu’à l’hiver suivant, puis en mai-juin 1964, dernière campagne (la version finale sera publiéeen 1967 dans le Nouveau Recueil).

À ces dossiers génétiques, dont l’étude est sans aucundoute destinée à s’amplifier, il faut ajouter ceux des œuvresinachevées 1, dont nous ne possédons rien d’autre que lesavant-textes sans aboutissement final assuré, comme LucienLeuwen, Lamiel, Bouvard et Pécuchet, l’Amérique de Kafkaou l’Homme sans qualités – et à vrai dire toute la Rechercheà partir de la Prisonnière –, pour lesquels le travail d’éta-blissement du « texte » est largement conjectural, la pratiquedes éditeurs s’orientant progressivement vers une plus grandefidélité à l’état brut du manuscrit. L’épisode le plus récent(et le plus déviant) dans cette évolution est la publication,au printemps 1986, d’une « édition 2 » de The Garden ofEden, deux cent quarante-sept pages tirées par Tom Jenksd’un dactylogramme de mille cinq cents pages trouvé en1961 dans les papiers d’Hemingway. Mais, comme cet avant-texte est certainement conservé, il reste là du pain sur laplanche des généticiens, et la perspective d’une édition sansdoute moins lisible, mais plus instructive, sur les sentiers – etles impasses – de la création littéraire.

Un dernier type d’avant-textes consiste, je l’ai annoncé,en révisions et corrections apportées à un texte déjà publié ;c’est la raison pour laquelle je parle ici d’« après-textes »,mais il va de soi que cet après d’une édition est (ou sepropose d’être) l’avant d’une édition ultérieure. Quand cescorrections sont utilisées du vivant de l’auteur pour une nou-velle édition anthume, le dernier texte authentifié devientgénéralement « le » texte officiel de l’œuvre, les états anté-rieurs n’étant conservés qu’à titre de variantes, sauf raisonssérieuses (esthétiques ou autres) de rééditer parfois la version

1. Voir le Manuscrit inachevé, L. Hay éd., CNRS, Paris, 1986.2. Scribner’s Sons, New York.

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