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1 Société du malaise ou malaise dans la société ? Réponse à Robert Castel Alain EHRENBERG Pour Alain Ehrenberg, la lecture que Robert Castel a proposée de son livre dans La Vie des Idées repose sur un contresens. Loin d’ériger l’Amérique en modèle, sa démarche comparative vise à dégager les significations sociales de l’autonomie pour dépasser l’opposition libéralisme/antilibéralisme. Il s’agit alors de substituer à la sociologie individualiste une sociologie de l’individualisme. Ce texte est une réponse au compte rendu de Robert Castel sur le livre d’Alain Ehrenberg (La Société du malaise, Odile Jacob, 2010), paru sous le titre « L’autonomie, aspiration ou condition ? », La Vie des Idées, 26 mars 2010 (http://www.laviedesidees.fr/L-autonomie-aspiration-ou.html). Je suis plus qu’un autre sensible aux compliments que me décerne Robert Castel. Cependant l’étendue et le caractère systématique du contresens qu’il semble faire sur mon travail me poussent à tenter de construire avec lui une controverse que j’espère éclairante. Car c’est un contresens que tout le monde peut faire, et je le crains, fera 1 , tellement, en France, les rôles sont distribués d’avance, et les habitudes de pensée enracinées dans les routines dès que l’on parle d’« individualisme », de « souffrance psychique », etc. Mon livre vise à bousculer ces routines, mais il faut bien reconnaître qu’il vient de subir un premier échec, et un échec cuisant, vu le prestige de Robert Castel. 1 À preuve le débat entre le psychanalyste Roland Gori et moi-même dans Le Nouvel Observateur, 25-31 mars 2010.

Société Du Malaise Ou Malaise Dans La Société

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    Socit du malaise ou malaise dans la socit ? Rponse Robert Castel

    Alain EHRENBERG

    Pour Alain Ehrenberg, la lecture que Robert Castel a propose de son livre dans La Vie des Ides repose sur un contresens. Loin driger lAmrique en modle, sa

    dmarche comparative vise dgager les significations sociales de lautonomie pour dpasser lopposition libralisme/antilibralisme. Il sagit alors de substituer la

    sociologie individualiste une sociologie de lindividualisme.

    Ce texte est une rponse au compte rendu de Robert Castel sur le livre dAlain Ehrenberg (La Socit

    du malaise, Odile Jacob, 2010), paru sous le titre Lautonomie, aspiration ou condition ? , La Vie

    des Ides, 26 mars 2010 (http://www.laviedesidees.fr/L-autonomie-aspiration-ou.html).

    Je suis plus quun autre sensible aux compliments que me dcerne Robert Castel.

    Cependant ltendue et le caractre systmatique du contresens quil semble faire sur mon

    travail me poussent tenter de construire avec lui une controverse que jespre clairante. Car

    cest un contresens que tout le monde peut faire, et je le crains, fera1, tellement, en France, les

    rles sont distribus davance, et les habitudes de pense enracines dans les routines ds que

    lon parle d individualisme , de souffrance psychique , etc. Mon livre vise bousculer

    ces routines, mais il faut bien reconnatre quil vient de subir un premier chec, et un chec

    cuisant, vu le prestige de Robert Castel.

    1 preuve le dbat entre le psychanalyste Roland Gori et moi-mme dans Le Nouvel Observateur, 25-31 mars 2010.

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    Castel me prte la thse suivante2. Je donnerais lAmrique comme le modle dont

    nous devrions nous rapprocher et jaurais construit une opposition entre une configuration

    amricaine qui ferait le maximum pour raliser une vritable autonomie et une configuration

    franaise qui sacharnerait la refuser . Ds lors, je postulerais que lautonomie est en soi

    une prrogative du self et [] entrine[rait] le discours, effectivement libral, selon lequel

    chacun doit tre lagent de son propre changement et agir comme un entrepreneur de lui-

    mme . Pour ce qui concerne les personnes en dsarroi, victimes de souffrance sociale

    (voir les chapitres 7 et 8 de mon livre), je ngligerais ce fait lmentaire quelles manquent

    des ressources minimales pour sinsrer. Et Robert Castel de mobjecter qu il est donc ds

    lors un peu lger de leur demander de se prendre en charge elles-mmes sans voir que cette

    injonction dautonomie risque daggraver leur condition dchec . Mon but thorique, de bon

    libral , je suppose, serait plus ou moins de remettre en cause les protections dont elles

    disposent, afin de les pousser se prendre en charge, de telle sorte quelles puissent saisir des

    opportunits. Je cde donc la clbration inconditionnelle de lautonomie

    dcontextualise et j lude le poids des dynamiques conomiques et des contraintes

    sociales qui dtruisent lautonomie .

    Avec cette lecture, chacun est bien sa place dans un casting parfaitement hexagonal :

    le libral de droite (moi), qui prne le culte de la performance, et lantilibral de gauche

    (Robert Castel), qui prne le culte de la protection. Chaque lecteur peut retourner dans son

    coin bien rassur sur la distribution des rles.

    Seulement voil, cette lecture na aucun rapport avec ce que je dveloppe dans

    mon livre, dont les hypothses de travail napparaissent nullement dans le compte rendu de

    Castel. Au contraire, tout mon argument vise sortir du jeu de miroir

    libralisme/antilibralisme qui nous enferme dans ce que Marcel Mauss appelait la mystique

    des mots .

    2 En mettant de ct les contresens sur mon prcdent livre, le plus courant tant que jaurais mis en relief une modification de la structure psychique des individus, alors quil sagissait de comprendre comment, via la dpression, la souffrance psychique pouvait occuper une telle place dans la vie sociale.

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    Les deux grands reproches3 que madresse Castel portent en premier lieu sur mon

    usage de lAmrique comme terme de comparaison pour la situation franaise (comme si je

    voulais aligner la France sur les tats-Unis), et en second lieu sur linjonction

    dautonomie quil me prte, et qui consisterait dtruire des protections (en excs ?) pour

    favoriser la prise dautonomie. Je vais dabord lever ce que je crois tre des malentendus

    graves sur ces deux points, puis terminer sur la question sociologique que pose mon livre.

    Les raisons dune comparaison : lorigine sociale des catgories et des concepts

    En somme, il est grand temps de nous rapprocher du modle amricain ! , voil la

    leon que je propose, selon Castel. Eh bien non !

    La mthode comparative a pour but de faire ressortir une vrit par contraste. Cette

    mthode est tellement classique que je mtonne de devoir rappeler son principe un

    sociologue chevronn qui la confond avec un discours politique libral . Elle ne vise

    nullement dire que les Amricains sont formidables et que nous sommes lamentables (je

    dfie quiconque de trouver une phrase de ce type dans mon livre). Elle vise nous aider

    prendre un peu de recul lgard de dbats trop franco-franais (cest peut-tre pour cela que

    jai lair tellement amricain aux yeux de Robert Castel !). Ma comparaison repose sur une

    hypothse : le self occupe aux tats-Unis exactement la place que linstitution possde en

    France. Le self nest pas dabord une catgorie philosophique ou psychologique, mais une

    catgorie sociale, une catgorie dorigine sociale. Disant cela, je prends dailleurs le

    contrepied de Robert Castel, qui a promu, comme on sait, ds les annes 1980, lide de

    nouvelle culture psychologique . Quant lautonomie, thme troitement li au self

    (pensez la self-reliance) il faut prciser ceci : la rfrence lautonomie comme valeur

    suprme unit les Amricains et divise les Franais, mais ce nest pas la mme autonomie. O

    Castel voque-t-il ce point que je martle dans mon livre ? Pourquoi nen tient-il pas compte ?

    Car sil mettait ceci au premier plan de son compte rendu, il verrait quil ny a pas de 3 Je signale quelques erreurs qui montrent dj lampleur du malentendu. Ainsi, lautonomie aux tats-Unis est celle de lindividu et de la communaut (cette dernire, pourtant une constante du discours politique amricain, a t oublie par Castel). Autre erreur, la psychologie du moi nest pas le culturalisme (de Karen Horney, Fromm, etc.), mais lcole dveloppe par Anna Freud, Heinz Hartmann, etc., dans laquelle, au contraire de ce que Castel affirme, la pulsion garde toute sa valeur et qui sest oppose fortement au culturalisme sur ce point. Je ne parle pas non plus dautonomie comme condition aux tats-Unis, car, pour le dire dans la formulation de Saul Bellow, lAmrique, sous la juridiction des Exousias, ou Esprits de la Personnalit, a produit les individus autonomes modernes avec toute la lgret et le dsespoir des gens libres et infects par des centaines de maux inconnus au temps des longues poques paysannes (cit p. 68 de mon livre ; voir S. Bellow, Humboldts Gift, Penguin Books, 1996, p. 292.).

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    vritable autonomie dans mon propos. Il ny a donc gure de fausse autonomie non

    plus, mais des significations sociales diffrentes du mot des deux cts de lAtlantique, et des

    significations qui se transforment au cours de lhistoire de ces deux versions de

    lindividualisme, de ces deux manires de faire socit. L-bas, lautonomie est caractrise

    par trois aspects : lindpendance, la coopration et la comptition ; ici, cest lindpendance

    qui en est la valeur principale. La mthode comparative sert faire ressortir ces diffrences et

    leurs raisons dtre, mais nullement les hirarchiser.

    Illustrons rapidement par deux points.

    Si les questions de sant mentale et de souffrance psychique sont au centre de la vie

    sociale partout en Europe et en Amrique du Nord, le thme du malaise dans la socit nous

    singularise. Il est troitement li lide que la vie se prcarise. La Socit du malaise est

    donc un titre durkheimien : le malaise dans la socit est une reprsentation collective que la

    socit franaise se donne delle-mme, elle parle tout un peuple, alors que la formule ne dit

    rien un Amricain (mais pas plus un Sudois), elle parle au mieux des universitaires. Il

    est dailleurs frappant de noter quel point les psychanalystes franais se rfrent au Malaise

    dans la civilisation de Freud et quel point leurs collgues amricains ignorent louvrage.

    Suis-je en train de dire quil nexiste pas de malaise en France ? Que cest un effet de

    reprsentation ? Pas du tout ! Je vais revenir sur les raisons de ce malaise, en montrant

    pourquoi les Franais ont de solides raisons de se reprsenter leurs problmes de cette faon.

    Mais cette reprsentation collective senracine dans une histoire spcifique.

    Je compare donc dans les deux pays lmergence du thme du narcissisme et de lide

    que les idaux sociaux causent des souffrances psychiques. La comparaison montre que la

    signification attribue ici et l-bas aux pathologies narcissiques est fort diffrente. Aux tats-

    Unis, elles apparaissent la fin de ce quon peut appeler un cycle libral, qui va de Roosevelt

    Johnson, et qui est caractris par une intervention forte de ltat fdral, notamment pour

    rduire les ingalits. Elles sont conues comme le symptme dun dclin de la responsabilit

    individuelle laune dun excs dtat et elles marquent la nostalgie dune poque o rgnait

    lindividualisme rugueux et la communaut autogouverne. Elles expriment une crise de

    confiance de lAmrique en elle-mme. En France, au contraire, elles apparaissent comme le

    signe dun excs de responsabilit individuelle rsultant du retrait de ltat au cours des

    annes 1980. Les pathologies narcissiques sont la manifestation dune crise de leur

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    libralisme et dune crise de notre anti-libralisme. La comparaison fait donc ressortir des

    significations sociales diffrentes des mmes concepts. Ce comparatisme donne un rsultat

    intressant pour la sociologie : il fait apparatre quil ny a l aucune psychologisation du

    social, mais des usages sociaux divergents et asymtriques du vocabulaire psychologique.

    Arrtons donc de croire que la Socit est morte et que laction politique serait devenue

    mystrieusement impuissante !

    De lautonomie comme aspiration lautonomie comme condition : le grand

    changement des ingalits

    Mais allons plus loin. Car ce que ne voit pas Robert Castel, ce sont les consquences

    finalement pratiques, donc politiques, de mon analyse, le dplacement du regard quelles

    appellent de leur vu, et qui touchent au thme, qui lui est particulirement cher, des

    ingalits.

    Dans le cas franais, lautonomie comme aspiration (qui correspond en gros aux

    Trente Glorieuses) apparaissait comme une indpendance. Lautonomie est dsormais notre

    condition, mais a acquis une nouvelle signification : cest une autonomie de comptition et de

    coopration. Or il se trouve que cest la comptition qui divise la socit franaise. Et cest ce

    mouvement que janalyse. Je nappelle pas une autonomie comme condition pour la simple

    raison quelle est aujourdhui, de fait, la condition commune.

    Le malaise se rsume dans la double ide que le lien social saffaiblit et quen

    contrepartie lindividu est surcharg de responsabilits et dpreuves quil ne connaissait pas

    auparavant. La preuve de ce malaise se trouve dans ces pathologies sociales, ces maladies du

    lien qui se dveloppent dans notre monde moderne. Les symptmes ont-ils chang ? Les

    personnalits se sont-elles modifies ? Ces questions sont rcurrentes chez les cliniciens et

    interroger les prsupposs sociaux et historiques de ces questions, voil mon fil conducteur. Le point de douleur porte en France sur lopposition entre la notion de personne,

    de personnalit ou de personnel et celle dinstitution. Lappel la personnalit apparat

    comme le rsultat dun processus que les sociologues franais ont appel de

    dsinstitutionalisation . Mais aux tats-Unis, le concept de personnalit est, au contraire,

    une institution. Ce concept est, comme je le montre, une marque de fabrique des sciences

    sociales amricaines tandis que linstitution est un concept clef de lcole sociologique

    franaise.

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    Nos socits sont confrontes des problmes de cohsion sociale rsultant de la perte

    defficacit des systmes de protection et de lutte contre les ingalits instaures au cours du

    XXe sicle. En cela, je ne vois pas du tout quoi sen prend Robert Castel, parce que je ne nie

    nullement que la protection la franaise est en crise. Mais la difficult sociologique et politique majeure tient au brouillard entourant le changement de paradigme dans les

    ingalits, vis--vis duquel nos arrangements institutionnels habituels sont dmunis. Car la

    faon franaise de concevoir lgalit est une galit de protection sous la houlette de ltat,

    qui reprsente la solidarit de la socit lgard de chacun. Cest la tradition franaise de

    ltat instituteur du social qui met en mouvement la socit, celle-ci nayant pas de valeur

    en elle-mme. Cest ce qui fait que nous sommes une socit antilibrale ou illibrale : nous

    nous mfions de la confrontation des intrts des acteurs dans la socit.

    Le ressort qui fait du malaise dans la socit une reprsentation collective que la

    socit franaise se donne delle-mme est le suivant. Largument parat complexe, mais cest

    parce quil contredit des routines de pense. Nous avons affaire une crise de lgalit la

    franaise parce que lgalit daujourdhui tend plutt vers une galit dopportunit dans

    laquelle il sagit de rendre les individus capables de saisir des opportunits en les aidant

    entrer dans la comptition la focalisation des politiques publiques sur la seule protection

    ayant abouti une balkanisation de lemploi. La nature des ingalits daujourdhui engage

    une responsabilit personnelle parce que, dans des conomies de la connaissance, lgalit des

    chances dpend de ses propres capacits relationnelles et cognitives (voir notamment les

    travaux de G. Esping-Andersen4). Cette situation implique le dveloppement universel de pratiques consistant aider les gens saider eux-mmes, pratiques que les Amricains

    appellent empowerment5. Elles jouent sur la confiance que les individus peuvent avoir (ou ne

    pas assez avoir) en eux-mmes. Ces pratiques existent, et mme de faon massive, en France.

    Ce sont celles auxquelles fait allusion Castel en me critiquant (p. 7-8). Or je montre quelles

    constituent un empowerment la franaise : un empowerment parce quelles redonnent du

    pouvoir dagir ceux qui nen nont plus, et visent les rendre capables de faire face aux

    nouvelles contraintes dinsertion ; la franaise, parce que ceux qui les emploient les pensent

    comme des compensations la dsinstitutionalisation alors quelles montrent le nouvel esprit

    des institutions, celui de lautonomie-condition. Contrairement ce qucrit Castel, je ne

    4 G. Esping-Andersen, Trois leons sur ltat-providence, Paris, Seuil/Rpublique des Ides, 2008. 5 Sur lesquelles Jacques Donzelot (avec C. Mevel et A. Wyvekens) a crit un livre remarquable, Faire socit. La politique de la ville aux tats-Unis et en France, Paris, Seuil, 2003.

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    pense nullement que ces professionnels de lempowerment sont dclinologistes. En revanche,

    je soutiens que les sociologies thorisant leurs pratiques comme compensation la perte de

    substance des institutions, elles, le sont. Et lun de mes objectifs est de proposer aux

    professionnels de sant mentale, qui sont en premire ligne des tensions de la socit

    franaise, une sociologie alternative celle de Pierre Bourdieu ou de Robert Castel, affranchie

    du pessimisme hypercritique.

    Il en ressort un des malentendus les plus srieux entre Robert Castel et moi. Parler

    d agent de son propre changement , ce nest pas un discours libral (au sens franais, car

    au sens amricain, le terme dsigne lintervention de ltat fdral) demandant aux individus

    de se dbrouiller par eux-mmes. Cest une ide sociale et politique qui en appelle aux

    capacits dagir dans le cadre de lautonomie-condition, de sorte quelle ne soit pas

    exclusivement subie. Pour sortir de la mystique des mots (libralisme vs antilibralisme), je plaide donc pour une politique de lautonomie, cest--dire une politique centre justement sur

    la capacit dagir des personnes, et plus particulirement sur celle des couches sociales qui

    subissent les ingalits. Le dbat nest pas : ou la protection ou lopportunit, mais

    lintgration des deux modles en France. Ce qui suppose une rflexion sur leurs limites

    rciproques.

    Et cest l que la comparaison nous aide rflchir en nous faisant sortir de notre

    nombrilisme. Jcris en conclusion (je suis oblig de me citer face la lecture de Castel qui

    dnie ce que japporte) : Si nous avons un problme avec lopportunit, ils [les Amricains]

    ont un problme avec la protection, comme le montrent les dbats de lanne 2009 sur la

    rforme de lassurance maladie dans lesquels le point majeur de conflit concerne la place de

    ltat fdral. [] Mais chez eux, comme chez nous, les mythologies nationales sont au cur

    des dbats : la rationalit des arguments changs en est imprgne, manifestant ainsi la force

    de la dimension rituelle dans la vie sociale et du dressage logique quest le fait dtre socialis

    dans telle ou telle socit nationale (p. 342). Les tats-Unis et la France reprsentent deux

    ples de lindividualisme (et non deux entits qui sopposent), lun plaant laccent sur

    lopportunit, lautre sur la protection. Aux tats-Unis, lintervention publique (fdrale)

    doit rester subordonne la responsabilit morale de lindividu. En France, linverse,

    lappel la responsabilit individuelle doit, pour avoir une valeur positive et emporter

    ladhsion de lopinion, tre subordonne la protection de ltat qui manifeste la solidarit

    collective de la socit (p. 343).

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    Le concept de capacit, notamment tel quil a t mis en avant par Amartya Sen, mais

    aussi de manire diffrente par des sociologues comme le Danois Esping-Andersen ou le

    Franais Jacques Donzelot, permet de redfinir la substance de la solidarit sociale dans le

    monde de mobilit et de concurrence gnralise qui sest impose en trente ans et si je suis

    un libral , comme le pense Castel, que sont ces auteurs ? La capacit donne une large

    place la responsabilit individuelle, ce qui est un thme de droite, mais, et cest l une

    ressource pour la gauche, il implique la responsabilit collective en dplaant laccent plac

    sur la protection vers celui dgale distribution des moyens dagir. Cest cette dernire qui

    relve de la solidarit de la socit lgard des plus faibles, et donc dun tat-animateur qui

    rend capable, comme le dit Donzelot depuis si longtemps. Il y sans doute peu de thmes qui

    soient aussi dcisifs pour clarifier la vie en commun et la recherche du bien public dans un

    contexte global o les concepts employs pour la socit industrielle ne sont plus en prise sur

    les dilemmes humains engendrs par le cours du monde. Cette approche constitue le langage

    de laction politique dont nous avons besoin pour agir en vue damliorer la socit.

    Toute la fin de mon livre est trs claire sur ces points qui sont formuls trs

    explicitement, mais Robert Castel, sil a lu ces pages, est prisonnier dune psychologie

    collective quil reproduit. Mon grand regret est que la conclusion de mon livre souligne la

    ncessit de clarifier les rapports entre protection et opportunit. Robert Castel aurait pu y

    contribuer. Mais je crains quil ne valide ma thse selon laquelle une bonne partie des

    intellectuels franais a succomb au paradigme de laffliction (p. 145 de mon livre) et

    exploite une peur relle en lui fournissant une justification savante sans lui apporter

    dclairage et sans ouvrir la voie laction.

    Car la critique de Castel est, mon avis, un symptme de la crise de la sociologie

    contemporaine qui est marque par lextrme difficult formuler ce quest aujourdhui une

    vie en commun. Or cest justement l le fond du livre que de clarifier en quoi cette vie

    consiste dans la socit de lautonomie gnralise, quon laime ou non. Il me faut en dire

    quelques mots car Castel est muet sur une question qui intresse la sociologie au plus haut

    point.

    Une alternative au discours du malaise et la sociologie individualiste

    Il faut repartir de lopposition entre institution et personne. Le concept de personne est

    gnralement considr par la sociologie franaise selon une srie o personnel est

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    identifi psychologique (la psychologisation des rapports sociaux) et priv (la

    privatisation de lexistence). Les sociologies qui sen rclament sont individualistes. Elles

    sont prisonnires du grand problme qui condamne lindividualisme la confusion :

    lopposition entre lindividu et la socit.

    Le but du livre est de passer dune sociologie individualiste une sociologie de

    lindividualisme. Pour ce faire, je propose une conception alternative qui sattaque la fois au

    thme du malaise dans la socit et celui de lindividualisme, car ils sont solidaires.

    La sociologie individualiste peut se formuler dans les termes dune quation rcurrente

    depuis deux sicles : monte de lindividualisme = dclin de la socit , ou de ses

    quivalents : le lien social, la solidarit, la communaut, les repres, la politique, etc., qui

    renvoient tous la vie en commun qui est la condition de lhomme. La souffrance psychique

    et la sant mentale sont aujourdhui le test mesurant le degr de ce dclin. La crainte de la

    dissolution sociale est un trait des sociologies individualistes. Mais cest parce que cest aussi

    une ide commune dans ces socits, une ide sociale. Il faut donc la fois intgrer cette

    crainte, comme trait de nos socits, et la dpasser, comme sociologie de lindividualisme.

    Castel confond ma critique de la souffrance comme catgorie avec un mpris des

    situations sociales de dsarroi, dexclusion, dinjustice ou dingalit : que les pauvres se

    prennent en charge, voil mon suppos message libral . Mon propos consiste bien au

    contraire situer sociologiquement la place nouvelle de laffect dans la vie sociale en

    laborant des critres permettant dj de savoir comment parler de ce souci social et politique

    pour laffect, et en parler autrement que par les strotypes de la perte des repres , du

    capitalisme globalis , de la post-modernit et autres concept-slogans.

    Mon hypothse globale sur la souffrance psychique est la suivante : nous avons affaire

    un changement de statut social de la souffrance psychique et non, comme on en fait depuis

    dix ans le contresens sur ma Fatigue dtre soi, dune aggravation psychologique de la

    condition des gens dans je ne sais quelle socit dpressive ! Si lon accepte lide simple

    que nous sommes la fois les agents et les patients de la vie sociale, je dveloppe lide

    quaux changements dans la manire dagir quest lautonomie correspondent des

    changements dans la manire de subir, ce quexprime le concept de souffrance psychique.

    Avec la sant mentale, on a assist la gnralisation de lusage didiomes personnels pour

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    donner forme et rsoudre des conflits de relations sociales. Ce qui veut dire que lexpression

    de problmes, conflits ou dilemmes sociaux dans les termes de la souffrance est une

    dclaration qui compte, qui a une valeur telle quelle est une raison dagir en elle-mme. Les

    diffrends doivent sexprimer dans ce langage, car ce langage fait dsormais autorit. Nous

    avons affaire une expression obligatoire des motions et des sentiments (on reconnatra une

    rfrence larticle classique de Marcel Mauss). Linfortune, le malheur, la dtresse, la

    maladie sont les lments de ce langage qui consiste mettre en relation malheur personnel et

    relations sociales perturbes laune de la souffrance psychique , unissant ainsi le mal

    individuel et le mal commun. Il sagit en somme dun langage de ladversit, et ce langage

    nest pas spcifique lindividualisme, toutes les socits en possdent. Jai donc tudi dans

    ce livre deux langages de ladversit et les problmes quils nous permettent de rsoudre.

    Dans nos socits, ce langage permet de formuler ce que jappelle linquitude

    individualiste qui est justement celle de la dliaison sociale. Cela implique de prciser ce

    quil faut comprendre par individualisme . On prononce le mot individualisme comme

    sil sagissait de quelque chose dindividuel, alors quil sagit dun esprit commun. Pour le

    dire en un mot, lindividualisme est cette manire de faire socit qui attribue la mme valeur

    chaque individu, soi-mme comme un autre, parce que lgalit fait de tout homme un

    semblable.

    Mais il faut en mme temps rendre compte de la croyance car elle nous dit quelque

    chose de vrai en soulignant le ct destructeur de lindividualisme. La difficult faire socit

    fait structurellement partie de lindividualisme et nest pas un mal qui risque de la dtruire

    inexorablement. Pourquoi ? On ne peut pas avoir de socit individualiste, cest--dire de

    socit qui donne la mme valeur tout tre humain, et donc sa chance au premier venu de se

    faire par lui-mme, si on ne brise pas les liens de dpendance entre les gens, mais on ne peut

    pas avoir de socit en gnral si les gens sont spars par labme de leur libert. Cest la

    tension dmocratique mme qui se formule dans lopposition individu/socit.

    La consquence du changement de raisonnement est trs concrte : le discours du

    malaise confond un faux problme, celui de la cohrence sociale, avec un vrai problme, celui

    de la cohsion sociale. Ce discours voit une incohrence dans la modernit parce quil pense

    la vie en commun dans les termes individualistes de lopposition entre lindividu et la socit.

    Si on emploie lalternative du raisonnement hirarchique de Louis Dumont, cest--dire le fait

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    fondamental que lindividualisme englobe sa valeur contraire, le holisme, en lui donnant une

    place subordonne, alors nos socits apparaissent aussi cohrentes que nimporte quelle

    socit dite traditionnelle : linstitution des significations sociales qui donnent chaque

    individu la valeur suprme implique de subordonner les valeurs de linterdpendance. Cette

    position subordonne peut conduire acteurs et observateurs la perdre de vue et cest mme

    une attitude absolument rcurrente , mais cest fort loin dtre une raison suffisante pour

    penser quelle a disparu et que nous ne faisons plus socit.

    Terminons sur la politique. Je nappelle pas une autonomie comme condition qui

    serait faonne sur le modle amricain (et lequel, celui de Bush ou celui dObama ?),

    mais tenir compte de la ralit de cette condition qui nous condamne moins au

    dmantlement de ltat social qu la recherche du dpassement de ses limites dans un

    nouvel tat-providence. Contrairement au chapeau introduisant le compte rendu de Robert

    Castel, mon propos conoit lautonomie de faon totalement dpendante de ses conditions

    sociales6. Pouvait-il y avoir pire malentendu ? Jespre que les clarifications que lon vient de

    lire lveront les malentendus afin que vive un authentique dbat dides.

    Texte publi dans www.laviedesidees.fr, le 30 mars 2010.

    laviedesidees.fr

    6 Comment dailleurs pourrais-je analyser des significations sociales, comme lindique le chapeau, sans quil y ait des conditions sociales ? Il y a l un mystre logique (NDLR : le chapeau introduisant larticle de Robert Castel a t rdig par La Vie des Ides).