8

Click here to load reader

Sociologie de la littérature

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Sociologie de la littérature

8/12/2019 Sociologie de la littérature

http://slidepdf.com/reader/full/sociologie-de-la-litterature 1/8

LITT€RATURE - Sociologie de la litt•rature

Article €crit par Gis•le SAPIRO

Prise de vue

La sociologie de la litt€rature se donne pour objet d'€tudier le fait litt€raire comme fait social. Cela implique

une double interrogation : sur la litt€rature comme ph€nom•ne social, dont participent nombre d'institutions etd'individus qui produisent, consomment, jugent les ƒuvres, et sur l'inscription des repr€sentations d'une€poque et des enjeux sociaux en leur sein. Cette double interrogation induit, sur le plan m€thodologique, unetension entre analyse externe et analyse interne des textes, tension qui traverse la sociologie de la litt€raturedepuis ses origines.

I-Litt€rature et sociologie

Entre litt€rature et sociologie, il y a toujours eu des relations de conflit, de concurrence, mais aussid'€change et d'impr€gnation r€ciproque. La sociologie, en France notamment, s'est en effet fond€e „ la fin duXIXe si•cle comme discipline en adoptant des m€thodes d'investigation scientifiques. Ce faisant, elle n'a pas

manqu€ d'irriter les d€fenseurs des humanit€s, sur lesquels reposait la tradition litt€raire. Cet affrontementtraduit aussi la concurrence entre €crivains et sociologues pour le monopole sur le discours social l€gitime. Desgrandes fresques sociales de Balzac et de Flaubert aux €tudes naturalistes de milieux par Zola et son €cole, latradition r€aliste s'€tait attach€e depuis la fin du XVIIIe si•cle „ la description des mƒurs de diff€rents milieuxsociaux (de l'aristocratie aux bas-fonds en passant par la bourgeoisie), professionnels (journalistique, m€dical,boursier, etc.), d'institutions comme le mariage, la famille, l'€cole, des transformations de la soci€t€ et de lamobilit€ sociale (ascension, d€clin). Or la sp€cialisation de la sociologie comme science „ la fin du XIXe si•cle etson institutionnalisation comme discipline universitaire en France autour de Durkheim a d€poss€d€ les€crivains d'un de leurs domaines de comp€tence. Qui plus est, si elle ne se penchera sur la litt€rature quebeaucoup plus tard, cette nouvelle science a d'embl€e pris l'art comme objet d'€tude, ainsi qu'en t€moignel'ouvrage de Jean-Marie Guyau, L'Art au point de vue sociologique (1889).

La r€flexion sur la litt€rature comme ph€nom•ne social est cependant ant€rieure. Elle remonte „Montesquieu avec L'Esprit des lois (1748) et „ Germaine de Sta…l avec De la litt•rature consid•r•e dans sesrapports avec les institutions sociales (1800), dont Hyppolite Taine a mis en ƒuvre le programme dans sonHistoire de la litt•rature anglaise (1885). Si c'est „ la m€thode historique que fait appel la critique litt€raireuniversitaire † qui s'institutionnalise en m‡me temps que la sociologie, avec la cr€ation de la NouvelleSorbonne en 1896 †, son principal repr€sentant, Gustave Lanson, n'en a pas moins €labor€, „ l'occasion d'uneconf€rence donn€e en 1904 sur les rapports entre l'histoire litt€raire et la sociologie, un v€ritable projet desociologie de la litt€rature conˆue comme fait social. Cet ambitieux projet, qui eut peu d'€chos, comprenait leseffets de la situation politique sur les ƒuvres, la circulation internationale des mod•les litt€raires, lacristallisation des genres en relation avec le go‰t du public, la corr€lation des formes et des fins esth€tiques,les conditions sociales d'apparition des chefs-d'ƒuvre et l'impact du livre sur le public.

Š partir des ann€es 1910, les formalistes russes d€veloppent une approche socio-historique des ƒuvres quis'int€resse „ la construction d'un canon litt€raire, aux principes de hi€rarchisation des textes et „ leurs effets,en particulier celui de ‹ d€-automatisation Œ ou ‹ d€-familiarisation Œ, en quoi ils d€c•lent la sp€cificit€ de lalitt€rature. Ces travaux ne seront connus en France que dans la seconde moiti€ du XXe si•cle.

Dans les ann€es 1930, alors que l'€cole durkheimienne d€cline, la sociologie devient une sourced'inspiration pour les avant-gardes litt€raires, tout comme la psychanalyse l'a €t€ pour les surr€alistes. Lesmembres du Coll•ge de sociologie (Georges Bataille, Roger Caillois, Michel Leiris, Raymond Queneau) puisentainsi des notions et des th•mes, comme le sacr€, les mythes, les rites, dans la sociologie des religions. Lesrapports entre litt€rature et religion sont explor€s en 1942 par un historien, Lucien Febvre, dans un ouvragefondateur de l'histoire des mentalit€s, qui pose, „ travers le cas de Rabelais, Le Probl‚me de l'incroyance au

 XVIe si‚cle. Dans les ann€es 1960, Georges Perec, sociologue de formation et de profession, fait un usagelitt€raire de la sociologie des univers contemporains dans Les Choses. Š cette €poque, la sociologie de lalitt€rature commence „ €merger comme domaine d'€tude „ part enti•re.

II-Le litt€raire et le social

Page 2: Sociologie de la littérature

8/12/2019 Sociologie de la littérature

http://slidepdf.com/reader/full/sociologie-de-la-litterature 2/8

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les €tudes litt€raires connaissent un profondrenouvellement, avec le New Criticism et le structuralisme, qui opposent „ l'histoire litt€raire des m€thodesd'analyse interne du texte, proclam€ autonome. Parall•lement se d€veloppent des approches sociologiquesdes ph€nom•nes litt€raires, qui s'int€ressent aux conditions sociales de production. Š une €poque o lelancement du livre de poche acc€l•re l'industrialisation de l'€dition, Robert Escarpit, auteur d'un Que sais-je ?sur la Sociologie de la litt•rature publi€ en 1958, et fondateur en 1960 du Centre de sociologie des faitslitt€raires „ l'universit€ de Bordeaux, met en place des enqu‡tes quantitatives sur les processus de productionet de consommation du livre pris dans leur dimension €conomique. La litt€rature ne se d€finit pas, selon lui,par des crit•res internes „ l'ƒuvre mais par son usage non utilitaire.

Cette approche positiviste ne permet cependant pas de rendre compte de la sp€cificit€ de la litt€raturecomme activit€ sociale. Elle est repr€sentative de l'analyse externe, qui tend „ r€duire les ƒuvres „ leursconditions mat€rielles de production et de r€ception, qu'il s'agisse de la biographie, de la sociologie et del'histoire, au m€pris des logiques propres aux univers de production symbolique. L'analyse interne, repr€sent€epar le New Criticism et le structuralisme, se focalise de son cŽt€ sur le d€chiffrement, plutŽt que sur l'actecr€ateur. Elle rapporte la structure des ƒuvres soit „ des cat€gories de perception universelles, qui constituentla ‹ langue Œ ou la ‹ structure profonde Œ „ la faˆon des mod•les linguistique de Ferdinand de Saussure ou deNoam Chomsky, soit „ une histoire des genres ou des formes symboliques, mais c'est une histoire d€sincarn€e,dont les producteurs sont absents. Alors que l'analyse interne s'int€resse „ la structure des ƒuvres, l'analyseexterne insiste plutŽt sur leur fonction sociale.

Les tentatives pour d€passer ce clivage ont centr€ leur interrogation sur les m€diations entre l'ƒuvre etses conditions de production. Cette probl€matique s'est d€velopp€e notamment dans le cadre de la pens€emarxiste. Š l'oppos€ du pr€suppos€ d'une ind€termination sociale des ƒuvres d'art, expression de l'id€ologieromantique du ‹ cr€ateur incr€€ Œ, ainsi que des approches formalistes ou purement textuelles de lalitt€rature, l'approche marxiste fait valoir que la litt€rature est une activit€ sociale qui a partie li€e avec unsyst•me de valeurs, une vision du monde. Š l'instar de la religion, elle participe de la superstructure, qui refl•teles rapports de production. Apparue d'embl€e comme r€ductrice, la th€orie du reflet a donn€ lieu „ une richer€flexion sur l'autonomie des ƒuvres par rapport aux conditions sociales et sur celle des m€diations.

Du point de vue de son objet et de sa m€thode, la sociologie de la litt€rature marxiste emprunte cependantdeux voies distinctes : l'une, centr€e sur l'analyse des ƒuvres, interroge, „ la suite du critique hongrois GyrgyLukcs † auteur de L'„me et les formes (1911), La Th•orie du roman (1920), Balzac et le r•alisme fran…ais

(1945), Le Roman historique (1937) †, les rapports entre les formes litt€raires et les situations sociales o ellessont n€es, rapports m€diatis€s par la conscience collective ; l'autre, qui se fait jour dans les Cahiers de prisond'Antonio Gramsci et prend corps avec l'Histoire sociale de l'art et de la litt•rature d'Arnold Hauser (1953),porte sur les conditions sociales de la production et de la r€ception des ƒuvres ; elle sera d€velopp€ par lesfondateurs des cultural studies.

En prenant appui sur les travaux de Lukcs, le critique franˆais Lucien Goldmann d€veloppe la m€thode dustructuralisme g€n€tique. Pour Goldmann, le vrai sujet de l'ƒuvre n'est pas l'auteur individuel mais le groupesocial auquel il appartient. La vision du monde du groupe constitue la m€diation entre l'infrastructure€conomique et sociale et les ƒuvres. Il y a une homologie structurale entre les trag€dies de Racine ou lesPens•es de Pascal et la vision du monde jans€niste, qui est une expression de la conscience collective de lanoblesse de robe (Goldmann, 1955). Les th€oriciens de l'€cole de Francfort, en particulier Theodor W. Adorno,

dans ses Notes sur la litt•rature (1958), se sont €galement confront€s „ la probl€matique du reflet, enmontrant que l'art le plus herm€tique pouvait exprimer une r€action contre la langue ‹ avilie par lecommerce Œ.

Au m‡me moment paraissaient en Angleterre les ouvrages majeurs des fondateurs des cultural studies :The Uses of Literacy (1957) de Richard Hoggart, traduit en franˆais sous le titre La Culture du pauvre (1970) ;Culture and Society  (1958) et The Long Revolution (1961) de Raymond Williams. Se confrontant „ la notion deculture de masse, le premier jette les bases d'une sociologie de la r€ception des ƒuvres „ travers une enqu‡tesur les lectures populaires. Critiquant la th•se, partag€e aussi bien par les traditionnalistes que par lesmarxistes, selon laquelle les classes populaires seraient le simple r€ceptacle passif des industries culturelles, ila €labor€ la notion de ‹ lecture oblique Œ qui marque le mode de distanciation des lecteurs issus des classesd€favoris€es. Apr•s avoir €tudi€ les effets de la r€volution industrielle sur la litt€rature, Raymond Williams a

mis en place de son cŽt€ une approche de sociologie des institutions de la vie litt€raire dans une perspectivehistorique. Alors que, pour Goldman, c'est la vision du monde qui constituait une m€diation entrel'infrastructure €conomique et sociale et l'ƒuvre, chez Williams, ce sont les conditions sociales de productiondes ƒuvres.

Page 3: Sociologie de la littérature

8/12/2019 Sociologie de la littérature

http://slidepdf.com/reader/full/sociologie-de-la-litterature 3/8

La probl€matique des m€diations entre le litt€raire et le social a €t€ reprise et syst€matis€e „ partir desann€es 1960 par divers courants qui ont tent€ de d€passer l'alternative entre analyse interne et externe. PierreMacherey propose en 1966 une th€orie de la production litt€raire. Les travaux men€s autour de JacquesDubois, „ l'universit€ de Li•ge, sur L'Institution de la litt•rature, et la th€orie du polysyst•me que d€veloppeItamar Even-Zohar, dans le sillage des formalistes russes, „ l'universit€ de Tel-Aviv, rencontrent lespr€occupations qui ont donn€ naissance „ la th€orie du champ de Pierre Bourdieu, qui fait de la litt€rature unobjet „ part enti•re de la sociologie. Parall•lement, la sociocritique qui se d€veloppe autour de Claude Duchetvise, „ travers l'€tude de l'inscription du social dans les textes, „ d€celer la dimension id€ologique des ƒuvreset les repr€sentations du monde social qu'elles v€hiculent.

Š la diff€rence des approches d€terministes et m€canistes qui r€duisent les ƒuvres „ leurs conditionsexternes, les concepts de champ, d'institution ou de (poly)syst•me appr€hendent la production litt€raire danssa sp€cificit€, comme un espace social relativement autonome, structur€ selon des hi€rarchies qui lui sontpropres. Ce qui ne signifie pas que les contraintes socio-€conomiques cessent de peser sur l'activit€ litt€rairecomme le voudrait l'id€ologie du ‹ cr€ateur incr€€ Œ, mais qu'elles ne le font pas directement : elles sont, dansla th€orie du champ, m€diatis€es, r€fract€es, comme par un ‹ effet de prisme Œ, selon les enjeux, les r•gles defonctionnement et les principes de structuration sp€cifiques au monde des lettres.

L'analyse sociologique du fait litt€raire, conˆu comme fait social, se propose donc d'€tudier les m€diationsentre les conditions sociales et les ƒuvres. Elles peuvent ‡tre r€parties, pour les besoins de l'analyse, en troisgroupes de ph€nom•nes : premi•rement, les conditions mat€rielles de production et de circulation des

ƒuvres ; deuxi•mement, les modalit€s de leur production par leurs auteurs ; troisi•mement, les conditions deleur r€ception. Au niveau des conditions de production, ces m€diations sont la d€finition du rŽle social del'€crivain, l'id€ologie professionnelle, les institutions litt€raires, la structure du champ ; dans l'ordre de lacr€ation, ce sont l'espace des possibles et le travail de mise en forme, qui renvoie „ cet espace et „ sonhistoire, ainsi qu'„ la trajectoire sociale du cr€ateur. Enfin, l'existence d'un jugement critique esth•te,c'est-„-dire relativement autonomis€ du jugement moral, politique ou social des ƒuvres, illustre l'effet dem€diation qu'exerce le champ au niveau de la r€ception.

III-Les conditions sociales de production et de circulation des ƒuvres

Selon Bourdieu, l'‹ autonomisation m€thodologique Œ de l'analyse des ƒuvres est soumise „ deux

conditions. La premi•re requiert de d€gager les contraintes sp€cifiques au monde des lettres, produit de sonhistoire et de sa structure, c'est-„-dire de l'ensemble des relations entre les agents et les instances quiconcourent pour le monopole de la l€gitimit€ litt€raire et de la distribution in€gale des ressources entre eux. Ladeuxi•me condition est de porter au jour le processus historique d'autonomisation d'un march€ des bienssymboliques ayant sa logique et ses r•gles propres ainsi que les types de d€pendance qui subsistent „ l'€garddes pouvoirs politique, €conomique et religieux. Ces pouvoirs contrŽlent la production et la circulation desƒuvres par deux biais : institutionnel (‘tat, ‘glise, partis politiques, etc.) et €conomique (march€). Le syst•mede contraintes auxquelles l'activit€ litt€raire est soumise a une incidence directe et indirecte sur la productionculturelle, qui va de l'orientation explicite comme dans le cas du r€alisme socialiste „ l'autocensure ou „l'ajustement aux contraintes du march€, sous peine de sanctions (censure, r€pression, non acc•s „ lapublication).

L'autonomisation du champ litt€raire est le fruit de l'apparition d'un corps de producteurs sp€cialis€shabilit€s „ porter un jugement esth€tique sur les produits artistiques et „ en fixer la valeur. La ‹ naissance del'€crivain Œ, analys€e par Alain Viala en 1985, remonte au XVIIe si•cle, lorsqu'un groupe de gens de lettres sediff€rencient des doctes de l'Universit€ li€s „ l'‘glise en prenant appui sur le pouvoir absolutiste. Cette phaseinitiale de l'autonomisation de l'activit€ litt€raire, qui s'accompagne des premi•res revendicationsprofessionnelles (droit d'auteur), est aussi marqu€e par l'officialisation de l'Acad€mie franˆaise, „ laquelle le roid€l•gue le pouvoir de ‹ l€gif€rer Œ en mati•re langagi•re. La d€l€gation du pouvoir de cons€cration lib•repartiellement l'activit€ litt€raire du client€lisme, o pr€vaut le jugement du commanditaire. En retour,l'officialisation de l'Acad€mie appelle l'all€geance au pouvoir. Ce processus reste en outre inabouti. Il faudraplus d'un si•cle pour que les revendications professionnelles obtiennent satisfaction, avec l'arr‡t de 1777 quireconna’t pour la premi•re fois l'ƒuvre comme fruit d'un travail et le droit de l'auteur „ en tirer un revenu.

Le d€veloppement du march€ du livre et de l'imprim€ a constitu€ un contre-pouvoir qui a permis auxproducteurs intellectuels d'€chapper progressivement au contrŽle €tatique et au m€c€nat. Cependant, lalib€ralisation progressive de ce march€ au XIXe si•cle, parall•lement au processus d'industrialisation dusecteur, a entra’n€ une d€pendance accrue des €crivains „ l'€gard de la demande du public. Des formeslitt€raires nouvelles comme le roman-feuilleton leur permettent de s'ajuster „ cette demande, r€percut€e par

Page 4: Sociologie de la littérature

8/12/2019 Sociologie de la littérature

http://slidepdf.com/reader/full/sociologie-de-la-litterature 4/8

le biais du courrier des lecteurs, et qui a infl€chi le travail d'un auteur comme Eug•ne Sue, ainsi que l'a montr€Anne-Marie Thiesse en 1980.

C'est pourquoi l'autonomie du champ litt€raire s'est affirm€e, dans la seconde moiti€ du XIXe si•cle, „travers la revendication du primat du jugement des pairs et des sp€cialistes (les critiques) sur celui desprofanes. Contre ce que Sainte-Beuve a appel€ la ‹ litt€rature industrielle Œ, qui se situe au pŽle de grandeproduction, r€gi par la logique €conomique de rentabilit€ „ court terme, se constitue selon Bourdieu un pŽle deproduction restreinte qui d€cr•te l'irr€ductibilit€ de la valeur esth€tique „ la valeur marchande de l'ƒuvre. Cerenversement de la logique €conomique et l'affirmation plus g€n€rale de l'autonomie du jugement esth€tique

par rapport aux attentes €conomiques, politiques et morales marquent l'av•nement d'un champ litt€rairerelativement autonome, dont la th€orie de l'art pour l'art a €t€ l'expression la plus extr‡me.

Le fonctionnement du monde litt€raire repose ainsi, comme les autres univers artistiques, sur lad€n€gation de l'€conomie et sur le principe du d€sint€ressement. C'est ce qui fait la sp€cificit€ de l'€conomiedes biens symboliques, h€rit€e d'un mod•le pr€capitaliste. Le rŽle de l'€diteur en est d'autant plus important,puisqu'il lui appartient de cr€er non seulement la valeur marchande des ƒuvres mais aussi leur valeursymbolique : il a le pouvoir de consacrer l'auteur, de le constituer comme tel, en apposant sa ‹ griffe Œ sur sonƒuvre. Ce pouvoir magique de cons€cration d€pend „ son tour du capital symbolique accumul€ par l'€diteur.

Les conditions de production contribuent, en outre, „ d€finir le rŽle social du producteur culturel, lequel estune des principales m€diations entre les ƒuvres et des facteurs externes tels que les propri€t€s sociales des

€crivains. Depuis le XIXe

 si•cle, l'€crivain oscille entre la figure de l'artiste enferm€ dans sa tour d'ivoire, „l'instar de Flaubert, et celle de l'intellectuel engag€ dans le monde, „ l'image de Zola ou de Sartre.

Malgr€ les d€bats r€currents sur la responsabilit€ de l'€crivain, l'id€ologie professionnelle ne s'est jamaisfix€e autour d'un code de d€ontologie tel que d'autres professions en ont adopt€. Faiblement r€glement€, tantdu point de vue du droit d'entr€e (il n'y a pas de formation ni de diplŽme sp€cifique) que des conditions de sonexercice, le m€tier d'€crivain pose des questions int€ressantes „ la sociologie des professions, d'autant qu'ungrand nombre d'auteurs ne vivent pas de leur plume. En d€pit de cette faible codification, on peut observerhistoriquement un processus de professionnalisation du m€tier d'€crivain, qui passe par l'apparition d'instancessp€cifiques et de sa reconnaissance par l'‘tat.

La vie litt€raire se caract€rise, en effet, par la multiplicit€ des instances qui contribuent „ la d€finition de lalitt€rature : instances de formation et de socialisation (lyc€e, universit€, €coles sp€cialis€es), lieux desociabilit€ (salons, c€nacles, caf€s), instances de production et de diffusion (revues, €diteurs, presse),instances de cons€cration (prix, acad€mies), instances professionnelles (soci€t€s d'auteurs, associations,syndicats), groupes ou €coles litt€raires † autant de lieux qui peuvent ‡tre pris pour objet d'€tude, et qui sepr‡tent aussi „ des analyses de r€seaux. Si leur existence t€moigne d'un certain degr€ d'autonomisation del'activit€ en question, elles peuvent €galement devenir le v€hicule de l'h€t€ronomie dans le champ,notamment dans les p€riodes de crise.

Les recherches sur la circulation internationale des ƒuvres, notamment par voie de traduction, constituentun nouveau chantier de la sociologie de la litt€rature, en plein d€veloppement. Elles posent des questions surles contraintes politiques et €conomiques qui p•sent sur les €changes litt€raires internationaux, l'autonomierelative dont ils jouissent, sur les instances qui participent (maisons d'€dition, agences litt€raires, services

culturels des ambassades, instituts de traduction, foires du livre, etc.), et sur le rŽle sp€cifique des m€diateurs(€diteurs, traducteurs, €crivains, etc.).

IV-Pour une sociologie des ƒuvres

Pour faire une sociologie des ƒuvres, il ne suffit pas d'€tudier les conditions de production. Il fauts'interroger sur les mod•les litt€raires disponibles „ un moment donn€, c'est-„-dire sur ‹ l'espace despossibles Œ selon Bourdieu, ou sur le ‹ r€pertoire Œ de mod•les (th•mes, styles, options linguistiques)disponibles „ un moment donn€ selon Even-Zohar. Le nouvel entrant dans un champ trouve un espace despossibles d€j„ constitu€, dont il lui faut tenir compte et par rapport auquel il doit se d€finir : par exemple, unaspirant po•te qui €crirait en vers aujourd'hui s'exclurait d'embl€e du jeu.

Du point de vue m€thodologique, les th€ories du champ et du polysyst•me partagent une approcherelationnelle qui s'est d€velopp€e contre l'herm€neutique essentialiste en linguistique avec Jakobson, enhistoire des id€es avec Ernst Cassirer et Michel Foucault, en histoire de l'art avec Panofsky, et en €tudeslitt€raires des formalistes aux structuralistes. Comme dans la linguistique structurale, le sens des ƒuvresressort des syst•mes d'€carts diff€rentiels entre elles et en leur sein. C'est le syst•me d'opposition dans lequel

Page 5: Sociologie de la littérature

8/12/2019 Sociologie de la littérature

http://slidepdf.com/reader/full/sociologie-de-la-litterature 5/8

elles prennent place qui donne leur signification aux options qu'elles incarnent. Plus que par des th•mes ou desproc€d€s communs, les ƒuvres du Nouveau Roman sont unies par leur rejet des principales composantes duroman r€aliste, „ savoir les personnages, l'intrigue, le message.

Š la diff€rence des th€ories litt€raires centr€es sur les textes, la th€orie du champ met cependant l'accentsur le modus operandi, la cr€ation comme un acte. Qu'est-ce qui fait que certains €crivains adoptent certainsmod•les et pas d'autres ? Comment ces mod•les sont-ils r€interpr€t€s et r€adapt€s par eux ? Pour cela, il fautprendre en compte les propri€t€s sociales de l'€crivain, sa position dans le champ, et sa trajectoire. Cequestionnement fait appel aux m€thodes biographiques. Or ces m€thodes ne sont pas sans poser des

probl•mes.

En effet, la biographie €tait un instrument traditionnel d'analyse externe des ƒuvres. D€marqu€es deshagiographies, les biographies sont construites sur le mod•le des r€cits de vocation remontant „ l'enfance, surle sch•me de la singularit€ du ‹ cr€ateur incr€€ Œ et sur le paradigme de l'intentionnalit€. La notion sartriennede ‹ projet cr€ateur Œ enferme nombre de ces pr€suppos€s, m‡me si sa biographie de Flaubert met bien enlumi•re nombre des d€terminants sociaux qui ont contribu€ „ la gen•se de l'ƒuvre.

L'approche biographique avait €t€ proscrite par le New Criticism et par le structuralisme, qui pr€conisaientune analyse de la structure interne de l'ƒuvre. Ayant connu une vogue €ditoriale dans les ann€es 1960-1970,elle €tait €galement tenue en suspicion en sociologie et en histoire en raison de son manque de rigueurm€thodologique et de sa focalisation sur l'individu. Cependant, le ‹ retour du sujet Œ dans les sciences

humaines et sociales et l'€laboration de m€thodes qualitatives en sociologie ont l€gitim€ le recours „ l'analysebiographique.

Deux concepts propos€s par Bourdieu sont destin€s „ €viter le double €cueil de la t€l€ologie et lasingularisation des vies d'€crivains : celui d'habitus et celui de trajectoire. L'habitus se compose d'un ensemblede sch•mes de perception, d'€valuation et d'action incorpor€s d•s l'enfance sous forme de dispositions par lesindividus appartenant „ un m‡me groupe social (classe, nation), et qui rendent possible la communication ainsique l'adoption de conduites plus ou moins ajust€es „ l'environnement. La biographie collective (ouprosopographie) permet de saisir ce qui diff€rencie des €coles ou des courants litt€raires : par exemple, dansle champ litt€raire franˆais de la fin du XIXe si•cle, les romanciers psychologues se distinguent des romanciersnaturalistes par leurs origines sociales plus €lev€es, et par leur capital scolaire sup€rieur : nombre d'entre euxont €tudi€ la psychologie „ l'universit€, formation qu'ils reconvertissent dans leur production romanesque.

La biographie collective ouvre en outre des perspectives de recherche sur la question des rapports entrelitt€rature et construction des identit€s sociales : des €tudes ont ainsi €t€ men€es sur les romanciersr€gionalistes, les romanciers prol€tariens, les €crivains catholiques, le mouvement de la n€gritude, les femmes€crivains, etc. Cependant, la relation entre litt€rature et identit€ n'est ni imm€diate ni automatique. Le champconstitue une m€diation entre les origines sociales des auteurs et leurs ƒuvres.

C'est par leurs trajectoires que les individus se singularisent. Cette notion vise „ rompre avec la conceptiont€l€ologique de la vie comme un parcours lin€aire, coh€rent, orient€, expression unitaire d'une intention oud'un projet originel, dont le r€cit emprunte d'ailleurs souvent une structure narrative que la litt€raturemoderne, de William Faulkner „ Samuel Beckett en passant par Albert Camus, a largement bouscul€e. Lanotion de trajectoire est conˆue comme une s€rie de positions successivement occup€es par un m‡me agent

ou un m‡me groupe dans un espace social en transformation. Les €v€nements biographiques ne prennent passeulement sens au regard de la trajectoire singuli•re, mais par rapport aux changements de la structure duchamp.

Le modus operandi est donc le fruit de la rencontre entre un habitus et un champ. La perception del'espace des possibles par un auteur, son point de vue sur le champ, qui d€pend de la position qu'il y occupe,constitue la m€diation entre les conditions sociales de production et l'ƒuvre. C'est ce point de vue, attribu€ „Fr€d€ric Moreau, qui, dans L'€ducation sentimentale de Flaubert, sous-tend la structure de l'espace, organis€autour de l'opposition entre les salons et la vie de boh•me. La perception de l'espace des possibles est une desconditions de possibilit€ de la connaissance des r•gles du jeu informelles et de la dimension r€flexive † lar€f€rence „ sa propre histoire † qui caract€rise l'autonomie relative du champ.

L'espace des discours litt€raires s'ins•re dans un espace discursif plus vaste, dont ils se nourrissent,comme l'a analys€ Marc Angenot. Mais la litt€rarisation d'une mati•re puis€e dans l'exp€rience, dansl'actualit€, dans l'histoire, ou dans l'imagination s'effectue par le truchement du travail de mise en forme, „l'aide de sch•mes sociaux et litt€raires de repr€sentation du monde, de genres (roman, po€sie, th€“tre), desous-genres (roman picaresque, roman d'initiation, etc.), de mod•les formels de structuration du r€cit (ordre dur€cit, temporalit€, descriptions, etc.), de proc€d€s narratifs (narrateur omniscient ou intradi€g€tique), du style

Page 6: Sociologie de la littérature

8/12/2019 Sociologie de la littérature

http://slidepdf.com/reader/full/sociologie-de-la-litterature 6/8

(style direct, indirect, indirect libre, m€tonymies, m€taphores, etc.) et bien s‰r du langage, tous ces €l€mentspouvant plus ou moins renvoyer „ la tradition litt€raire. La mise en forme op•re cette transsubstantiation de lamati•re v€cue, imagin€e ou emprunt€e „ des sources ext€rieures et leur amalgame, dont le principe €chappele plus souvent „ l'auteur lui-m‡me. En cela, il est r€v€lateur de l'effet de champ. Mais ce travail de mise enforme, qui enferme toute l'histoire du champ, ne porte pas moins que la mati•re les marques de l'habitus ducr€ateur, et demeure €troitement d€pendant de son point de vue (sur le monde et sur l'espace des possibles).

La structure du champ se d€finit par la distribution in€gale des ressources. Elle oppose principalement ceuxqui occupent une position dominante et peuvent donc imposer leur conception de la litt€rature, et ceux qui

occupent une position domin€e, g€n€ralement les nouveaux entrants ou les €crivains marginaux. Champ deforce, le monde des lettres est cependant aussi un champ de lutte pour le renversement du rapport de force. Toutes les avant-gardes, des romantiques „ Tel Quel en passant par les surr€alistes, se sont affirm€es contrel'orthodoxie de l'establishment litt€raire. Elles n'€chappent pas, le plus souvent, elles-m‡mes, au vieillissementsocial qui s'accompagne de la routinisation des proc€d€s et de l'institutionnalisation de certains de leursmembres, comme l'a montr€ Remy Ponton en 1976 pour le Parnasse. Une autre opposition structurante duchamp litt€raire est la tension entre forces d'autonomie et forces d'h€t€ronomie, auxquelles doivent r€sisterceux qui d€fendent l'autonomie du jugement esth€tique par rapport aux contraintes extralitt€raires,€thico-politiques ou €conomiques. Ainsi, les prises de position esth€tiques et politiques des €crivains doivent‡tre rapport€es aux positions qu'ils occupent „ diff€rents moments de leur trajectoire individuelle et collective.

Loin d'un r€ductionnisme sociologique qui tendrait „ dissoudre le caract•re original des ƒuvres dans le

‹ social Œ, la sociologie des ƒuvres ambitionne de comprendre leur v€ritable originalit€, comme en t€moignentles €tudes de Pascale Casanova en 1997 sur Beckett et d'Anna Boschetti en 2001 sur Apollinaire. Le concept de‹ r€volution symbolique Œ forg€ par Bourdieu d€signe la red€finition de l'espace des possibles par les ƒuvresnovatrices. Cette red€finition, qui modifie les principes de perception et les pratiques, est un fait objectif, qui semesure souvent au scandale que suscitent ces ƒuvres lors de leur premi•re parution : par exemple, l'usageque fait Flaubert du discours indirect libre dans Madame Bovary , et qui a ouvert la voie au roman moderne. Šla diff€rence de leurs pairs qui ne font que reproduire les mod•les €prouv€s, ces producteurs culturelstransforment donc l'espace des possibles. Mais ces innovations ne se font pas ex nihilo. C'est souvent parl'importation de mod•les d'un autre champ ou par la synth•se entre des options auparavant oppos€es qu'elless'op•rent : ainsi Flaubert transpose des techniques de la peinture et du th€“tre dans l'€criture romanesque,Apollinaire adapte la technique du collage „ la po€sie, Beckett introduit l'abstraction en litt€rature...

V-R€ception des ƒuvres

La signification d'une ƒuvre n'est pas r€ductible „ l'intention de l'auteur. Elle r€sulte en partie de saposition m‡me dans un espace des possibles et dans un espace r€el et objectivement structur€ de productionssymboliques, ainsi que des appropriations qui en sont faites, du sens qui lui est donn€, et des tentativesd'annexion dont elle est l'objet.

Contre l'herm€neutique anhistorique d'un cŽt€, mais aussi contre l'histoire litt€raire positiviste et la th€oriedu reflet marxiste de l'autre, Hans-Robert Jauss a prŽn€ une histoire litt€raire antipositiviste fond€e sur uneapproche de la r€ception conˆue comme l'histoire des effets produits par les ƒuvres. Le concept cl€ est celuid'‹ horizon d'attente Œ que Jauss emprunte „ Husserl, Mannheim et „ Popper pour l'appliquer aux ph€nom•nes

litt€raires. Le proc•s de Madame Bovary  montre, selon lui, qu'une ‹ forme esth€tique nouvelle peut entra’neraussi des cons€quences d'ordre moral Œ. Cette forme nouvelle est le principe de la narration impersonnelle qui,associ€e au proc€d€ stylistique du discours indirect libre, induit une erreur d'interpr€tation de la part duminist•re public, due „ une confusion entre l'auteur et son personnage.

Selon Jauss, l'€tude de l'horizon d'attente peut se faire par une analyse interne des ƒuvres. Mais, „ l'instarde la production, la r€ception est un processus m€diatis€ : les modalit€s mat€rielles ou intellectuelles depr€sentation des ƒuvres, l'accueil qui leur est r€serv€ par les critiques, les modes d'appropriation par lesdiff€rents publics en fonction de leurs propri€t€s sociales, autant d'aspects de la r€ception qui formaient leprogramme initial des cultural studies et qui est devenu celui de la sociologie de la litt€rature. Depuis les€tudes pionni•res de Richard Hoggart dans les ann€es 1950 sur les lectures populaires et de Pierre Bourdieusur le public des mus€es, les €tudes de r€ception par les publics se sont beaucoup d€velopp€es, passant de

l'interrogation sur les modalit€s d'appropriation des ƒuvres „ l'€tude de leur interpr€tation „ partir descorrespondances d'€crivains et „ celle des trajectoires de lecteurs.

Cette r€ception est m€diatis€e par les modalit€s de la publication et de la diffusion. Le paratexte (Pr€face,Postface), le support (presse, article dans une revue sp€cialis€e, brochure, livre), la place et l'environnement

Page 7: Sociologie de la littérature

8/12/2019 Sociologie de la littérature

http://slidepdf.com/reader/full/sociologie-de-la-litterature 7/8

dans le support (dans la page de journal ou la collection), tous ces €l€ments de la publication conditionnent leprocessus de r€ception. Une Pr€face peut orienter la r€ception de l'ƒuvre ind€pendamment des intentions del'auteur : ainsi Sartre annexant Portrait d'un inconnu (1948) de Nathalie Sarraute „ la litt€rature existentialiste.

La r€ception de l'ƒuvre est ins€parable de l'€valuation qui en est faite. La sociologie de la litt€rature doitprendre pour objet les modes de hi€rarchisation de cet espace „ travers la s€lection qu'op•rent lesclassements r€alis€s par la critique, la presse, la diffusion et les modes de cons€cration divers : chiffres devente, succ•s critique, cons€cration institutionnelle, prix litt€raires. Ces principes peuvent ‡tre contradictoires :en France, depuis le milieu du XIXe si•cle, les succ•s de vente sont rarement compatibles avec la

reconnaissance par les pairs, le succ•s aupr•s du grand public €tant suspect€ d'‡tre le fruit de compromisvoire de compromission, et donc €tant perˆu comme un signe d'h€t€ronomie.

La critique, dont l'existence t€moigne d'un certain degr€ d'autonomisation de l'activit€ litt€raire, constitueune des m€diations majeures dans le processus de r€ception des ƒuvres (hormis pour la litt€rature ditepopulaire). Elle est une des principales sources des €tudes de r€ception des ƒuvres litt€raires. Les sanctionspositives ou n€gatives que reˆoit une ƒuvre peuvent contribuer „ red€finir l'espace des possibles. Ce fut le casde la c€l•bre critique de Sartre qui €reintait La Fin de la nuit de Franˆois Mauriac, alors membre de l'Acad€miefranˆaise, en d€nonˆant son recours „ un narrateur omniscient, ce qui contribua „ rendre ce proc€d€ caduque.

La r€ception conditionne en retour l'€volution de la trajectoire de l'auteur, qui est enferm€ dans l'imagequ'on lui renvoie et les attentes du public auxquelles il lui faut se conformer. Le cas de Romain Gary qui a d‰

adopter un pseudonyme pour pouvoir changer de style (et obtenir ainsi une deuxi•me fois le prix Goncourtsous le nom d'‘mile Ajar) r€v•le a contrario le poids de ces attentes.

Les querelles, controverses et pol€miques r€v•lent l'espace des possibles tel qu'il est mat€rialis€ dans les jugements port€s sur les ƒuvres. Parmi les lieux d'observation privil€gi€s de l'horizon d'attente et de seslimites, il faut mentionner en particulier les proc•s litt€raires. Tout en renvoyant aux conditions de productionet notamment au contrŽle id€ologique, ils permettent de reconstituer les fronti•res du dicible ou durepr€sentable dans une configuration socio-historique donn€e. Au cours des proc•s d'€crivains, c'estl'interpr€tation m‡me de l'ƒuvre qui est en cause. De mani•re g€n€rale, les cas d'appropriations multiplessont particuli•rement int€ressants. Ils r€v•lent non seulement les condamnations mais aussi les tentativesd'annexion, comme le montre Voyage au bout de la nuit  de C€line, salu€ „ la fois par la droite et par la gauchelors de sa parution en 1932.

La r€ception est un processus qui transcende l'espace de production de l'ƒuvre dans le temps et dansl'espace, et qui conduit souvent „ des r€€valuations, comme en t€moigne la r€vision de la condamnation desFleurs du mal de Baudelaire en 1946, soit pr•s d'un si•cle apr•s le jugement de 1857. L„ encore, il s'agit d'unprocessus m€diatis€ par des acteurs, individus ou institutions. La r€f€rence „ l'histoire du champ €tantconstitutive de son autonomie relative, la red€couverte d'€crivains du pass€ par un auteur ou par un groupe aune fonction d'autol€gitimation et peut servir d'opposition „ la d€finition dominante de la litt€rature, ainsi deLautr€amont pour les surr€alistes. Il en va souvent de m‡me lorsqu'un auteur est import€ du centre vers lap€riph€rie de l'espace litt€raire international.

La sociologie de la litt€rature a donc tent€, sans toujours y parvenir, de d€passer la tension constitutive deson domaine entre analyse interne et analyse externe des ƒuvres. Encore faiblement institutionnalis€e malgr€

une tradition d€j„ bien €tablie, elle occupe une position marginale dans les deux disciplines dont elle rel•ve, lasociologie et les €tudes de lettres. C'est autour des processus de s€lection, de r€ception et de circulationinternationale des ƒuvres que se sont ouverts les nouveaux chantiers de recherche en sociologie de lalitt€rature, „ quoi s'ajoutent, „ la suite des travaux d'Edward Sa”d et des postcolonial studies, la question desmanifestations et des effets du colonialisme en litt€rature (par exemple, sur la reconfiguration de l'espacefrancophone apr•s les ind€pendances). En revanche, certaines pistes d€frich€es dans les ann€es 1970 ont €t€malencontreusement d€laiss€es, comme la m€diation qu'exerce l'€cole dans la transmission des mod•les, etplus largement le rŽle de l'€cole dans la formation du canon. Les rapports entre la litt€rature et les autres artsdemeurent aussi des domaines „ explorer.

Gis•le SAPIRO

Bibliographie P. ARON & A. VIALA, Sociologie de la litt•rature, Que sais-je ?, P.U.F., Paris, 2006

N. BANDIER, Sociologie du surr•alisme. 1924-1929, La Dispute, Paris, 1999

A. BOSCHETTI, Sartre et † Les Temps modernes ‡. Une entreprise intellectuelle, €d. de Minuit, Paris, 1985 ; La Po•sie partout. Apollinaire homme •pique (1898-1918), Seuil, Paris, 2001

Page 8: Sociologie de la littérature

8/12/2019 Sociologie de la littérature

http://slidepdf.com/reader/full/sociologie-de-la-litterature 8/8

P. BOURDIEU, L'Amour de l'art. Les mus•es d'art europ•ens et leur public, ibid., 1969 ; ‹ Le March€ des biens symboliques Œ, inL'Ann•e sociologique, vol. 22, 1971 ; Questions de sociologie, €d. de Minuit, 1980 ; ‹ Le Champ litt€raire Œ, in Actes de la recherche ensciences sociales, no 89, 1991 ; Les R‚gles de l'art. Gen‚se et structure du champ litt•raire, Seuil, Paris, 1992 ; ‹ Pour une science desƒuvres Œ, in Raisons pratiques. Sur la th•orie de l'action, ibid., 1994

P. CASANOVA, La R•publique mondiale des lettres, ibid., 1999

A. CASSAGNE, La Th•orie de l'art pour l'art en France chez les derniers romantiques et les premiers r•alistes, Champ Vallon, Paris,1997 (1re €d. 1906)

C. CHARLE, Naissance des † intellectuels ‡ 1880-1900, €d. de Minuit, 1990

I. CHARPENTIER dir., Comment sont re…ues les ˆuvres, Creaphis, Paris, 2006

R. CHARTIER, Culture •crite et soci•t•. L'ordre des livres (XIV e-XVIIIe si‚cle), Albin Michel, Paris, 1996

R. DARNTON, Boh‚me litt•raire et r•volution. Le monde des livres au XVIIIe si‚cle, Gallimard-Seuil, Paris, 1983

P. DIRCKX, Sociologie de la litt•rature, Armand Colin, Paris, 2000

R. ESCARPIT, Sociologie de la litt•rature, Que sais-je ?, P.U.F., 1958

R ESCARPIT dir., Le Litt•raire et le social, ibid., 1970

I. EVEN-ZOHAR, ‹ Polysystem Studies Œ, in Poetics Today , 11/1, 1990

C. FOSS‘-POLIAK, G. MAUGER & B. PUDAL., Histoire de lecteurs, Nathan, Paris, 1999

L. GOLDMANN, Le Dieu cach•. €tude sur la vision tragique dans les † Pens•es ‡ de Pascal et dans le th•‰tre de Racine, Gallimard,1955 ; L. GOLDMANN, Pour une sociologie du roman, ibid., 1964

N. HEINICH, Štre •crivain. Cr•ation et identit•, La D€couverte, Paris, 2000

R. HOGGART, La Culture du pauvre. €tude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, trad. franˆ. ‘d. de Minuit, 1970(1re €d. 1957)

H. R. JAUSS, L'Histoire de la litt•rature : un d•fi ‹ la th•orie litt•raire. Pour une esth•tique de la r•ception, coll. Tel, Gallimard, 1978

C. JOUHAUD, Les Pouvoirs de la litt•rature. Histoire d'un paradoxe, Gallimard, 2000

B. LAHIRE, La Condition litt•raire. La double vie des •crivains, La D€couverte, 2006

Y. LECLERC, Crimes •crits. La litt•rature en proc‚s au XIX e si‚cle, Plon, 1991

R. PONTON, ‹ Naissance du roman psychologique : capital culturel, capital social et strat€gie litt€raire „ la fin du XIXe si•cle Œ, in Actesde la recherche en sciences sociales, 1975

R. ROBIN, Le R•alisme socialiste. Une esth•tique impossible, Payot, Paris, 1986

G. SAPIRO, La Guerre des •crivains (1940-1953), Fayard, Paris, 1999

J.-P. SARTRE, L'Idiot de la famille, Gallimard, 3 vol., 1988 (1re €d : 1971-1972)

H. SERRY, Naissance de l'intellectuel catholique, La D€couverte, 2004

A.-M. THIESSE, Le Roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires ‹ la Belle €poque, Le Chemin vert, Paris, 1984 ; €crire laFrance. Le mouvement r•gionaliste de langue fran…aise entre la Belle €poque et la Lib•ration, P.U.F., 1991

F. THUMEREL, Le Champ litt•raire fran…ais au XX e si‚cle. €l•ments pour une sociologie de la litt•rature, Armand Colin, 2002

A. VIALA, Naissance de l'•crivain. Sociologie de la litt•rature ‹ l'‰ge classique, €d. de Minuit, 1985

R. WILLIAMS, Marxism and Literature, Oxford Univ. Press, New York, 1977.