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Solidaire, Si Je Le Veux - Alain Laurent

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dirigée par François Guillaumat

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Alain Laurent

Solidaire, si je le veux

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Du

même auteur

Libérer les vacances ?, Le Seuil, 1973.

Féminin/Masculin, Le Seuil, 1975.

De l'Individualisme, P.U.F., 1985.

L'Individu et ses ennemis, Hachette/Pluriel, 1987.

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Alain Laurent

Solidaire, si je le veux

Pour une éthique de la responsabilité individuelle

LES BELLES LETTRES

1991

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

© 1991, Société d'édition Les Belles Lettres, 95 bd Raspail 75006 Paris.

ISBN: 2.251.41001-5

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"Il ne faut pas étendre arti­ficiellement la solidarité de manière à détruire la Respon­sabilité; en d'autres termes, il faut respecter la liberté."

Frédéric Bastiat, Harmonies économiques,

1851, p. 9.

"Si l'association n'est point une force productrice, si tout au contraire elle constitue pour le travail une condition onéreuse dont il tend naturel­lement à se délivrer ( ... ) loin d'assurer l'équilibre, elle ten­drait plutôt à détruire l'har­monie en imposant à tous, au lieu de la justice, au lieu de la responsabilité individuelle, la solidarité. "

Proudhon, Idée générale de la révolution, 1851,

p.172.

"La solidarité, si elle se base sur autre chose que la mutualité, est la négation de la liberté individuelle: c'est le communisme, le gouverne­ment de l'homme par l'homme. Si elle a pour fonde­ment la mutualité, elle n'a que faire de la commandite de l'Etat."

Proudhon, Confessions d'un révolutionnaire, 1853,

p.259.

"Le conflit est donc pro­fond, en économie comme ail­leurs, entre l'action indivi­duelle et l'action collective, entre l'idée de solidarité et l'idée de liberté, entre le désir d'égalité et le désir de dif­férenciation. "

Georges Palante, Les Antinomies de l'individu et

de la société, 1913, p. 189.

"A force de solidarité, à force de justice sociale, on dis­sout les réquisits de la liberté et on s'en prend à la liberté elle-même, en niant ses obli­gations toutes personnelles et autonomes, ses tâches dures et difficiles. "

Raymond Polin, Le Libéralisme, oui, (La Table

ronde), 1984, p. 78.

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Au nom

de la solidarité ...

Prologue en forme de courte préface... involontaire de François Mitterrand*

"Ici, les Français peuvent trouver l'exemple de ce qu'il conviendrait de proposer à la France tout entière, cette solidarité nationale qui ne peut faire fi des différences ( ... ) mais ( ... ) qui fait que tous ensemble nous sommes forts, comme nous l'avons toujours été, nous les Français, depuis tant de siècles ( ... )

(Je demande) que ne se relâche pas la solidarité natio­nale à l'égard des familles ( ... ) à l'égard des individus ( ... ) à l'égard des couches socioprofessionnelles qui se battent dans la difficulté ( ... ) à l'égard des chômeurs ( ... ) à l'égard des pauvres, ceux qu'on appelle les nouveaux pauvres ( ... )

* Sélection d'extraits d'interventions du Président de la République en rapport avec sa réélection en mai 1988. D'autres extraits figurent en annexe.

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à l'égard de tous ceux qui ( ... ) ne seraient pas en mesure d'achever paisiblement, heureusement, leur course.

Cet appel à la solidarité nationale, je voudrais qu'il fût entendu ( ... ) bien au-delà du dernier quartier de Millau ( ... ) pour qu'aucun groupe social n'écrase les autres de sa puissance, pour qu'aucune fraction n'impose sa loi au plus grand nombre, pour qu'aucune source des puissances ou des pouvoirs n'utilise sa force pour gagner en oubliant les autres. Si c'est une vertu saine que de gagner les fruits de son travail et que d'obtenir le gain que l'on mérite, on aperçoit vite à quel moment s'impose la loi de l'honnête partage, la loi de la solidarité sociale, économique, cultu­relle ( ... ) Je vous laisse à chacun le soin d'en décider. Mais acceptez de fixer comme perspective essentielle pour les années qui viennent la solidarité nationale autour d'une répartition équitable entre les Français de la production, résultat de leurs travaux et de leurs soins." (Millau, 14104/ 87)

"( ... ) Puisque l'élection présidentielle vous donne l'occa­sion de choisir, au-delà des personnes en présence, un type de société, vous avez à vous prononcer sur cette simple option: voulez-vous que, de proche en proche, la couverture sociale assurée par les régimes obligatoires se réduise, tandis qu'une part de plus en plus grande des prestations ne sera accessible qu'aux plus aisés? Ou bien voulez-vous maintenir sans ambiguïté ce formidable acquis qu'est la Sécurité sociale?

Vous connaissez mon choix: quoi de plus nécessaire que la solidarité des Français face à la maladie et à la vieillesse, telle qu'elle est assurée, suivant le principe de répartition, par notre régime général et nos régimes de retraite complémentaire? Le repli sur les assurances indi­viduelles laisserait des millions de gens sur le bord de la route, rejetant les plus exposés et les plus démunis vers l'assistance pure et simple, tandis que le système d'assu­rance individuel sélectionnerait les "bons risques" et lais-

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serait à la collectivité la charge des "mauvais". Les salariés, cadres et non-cadres, sont, comme moi, attachés à ce régime de répartition. L'un dit "chacun pour soi", l'autre dit: "Un pour tous et tous pour un."

Je respecte l'individualisme, mais, en pareil domaine,je préfère la solidarité. De votre décision résultera ou non la sauvegarde de la Sécurité sociale. ( ... ) Le refus de l'exclu­sion arrive à propos pour nous rappeler que la liberté, l'égalité et la fraternité ne sont qu'un seul et même combat. Nombreuses et variées sont les formes de l'exclu­sion: exclusion par la misère, par le chômage, exclusion par la solitude, exclusion par l'échec scolaire, exclusion par l'éloignement, le handicap, la maladie (sida), exclu­sion par les origines, exclusion des minorités, et la liste est loin d'être close. ( ... ) Un responsable politique en mesure de peser sur le sort de chacun a le devoir de refuser l'exclusion. Je demanderai donc au prochain gouverne­ment qu'un revenu minimum soit attribué aux victimes de la nouvelle pauvreté. Peu importe le nom qui lui sera donné, revenu minimum d'insertion ou revenu minimum garanti ... L'important est qu'un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n'ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien. C'est la condition de leur réinsertion sociale. Comment financer? En grande partie par le rétablissement de l'impôt sur les grandes fortunes. Les Français comprendront que celui qui a beaucoup aide celui qui n'a plus rien." (Lettre à tous les Français, avril 1988)

"Vous le savez, rien ne peut être obtenu sans effort; encore faut-il que cet effort soit équitablement partagé. A trop donner à ceux qui ont déjà beaucoup, on décourage la grande masse de ceux qui ont besoin de recevoir une plus juste part de notre richesse commune. Sans cohésion sociale, pas de solidarité nationale." (Avril 1988, Profes­sion de foi pour le 1er tour des élections présidentielles)

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"Aujourd'hui, plus encore qu'hier, j'en appelle à celles et à ceux qui veulent rassembler la France plutôt que la diviser par l'intolérance, l'injustice, l'exclusion des plus faibles ( ... ) Ensemble, nous créerons une puissante dyna­mique pour la paix, la liberté, l'égalité des chances et la solidarité ( ... ) Je souhaite bâtir avec vous une France plus solidaire, où chacun aura sa place ... " (Mai 1988, Profes­sion de foi pour le 2e tour des élections présidentielles)

"Je regrette que l'on n'ait pas défendu les idées qui me sont les plus chères, car c'est là que se situent la plus grave injustice, les injustices, les inégalités. Je ne veux pas que s'organise la solidarité du pauvre au pauvre, alors qu'il doit y avoir la solidarité du riche au pauvre ( ... ). Chacun doit contribuer selon ses moyens, chacun doit recevoir selon ses besoins, c'est l'égalité. Deuxièmement, l'objet essentiel de ma candidature, c'est de pouvoir unir autour des valeurs de démocratie, dont les principales sont l'éga­lité des chances, la justice sociale, le refus des inégalités, le refus des exclusions, bref le respect des autres ( ... ). On n'unira pas les Français dans l'injustice. La cohésion sociale, le refus des inégalités, c'est le commencement de toutes les autres réussites, et notamment de la réussite de notre peuple, du peuple français, dans les étapes qui l'attendent à partir du 8 mai." (Conclusion du débat avec J. Chirac, 24/4/88)

"j'agirai, c'est bien le moins, dans la fidélité aux prin­cipes de la République. La liberté, l'égalité et le respect des autres, refus des exclusions, qu'on nomme aussi frater­nité, n'ont pas fini d'entretenir l'espérance des hommes. Il ya trop d'angoisse, trop de difficultés, trop d'incertitudes pour trop des nôtres dans notre société pour que nous oubliions que notre premier devoir est celui de la solida­rité nationale. Chacun selon ses moyens, pour concourir au bien de tous." (Message adressé lors de la réélection, 8/5/88)

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Au nom de la solidarité 13

"Il n'y a pas d'autres remèdes. Croissance économique d'une part, formation des enfants et des adultes d'autre part, enfin, réponse sociale, c'est-à-dire solidarité, contri­bution de ceux qui possèdent afin d'aider ceux qui n'ont rien ( ... ) Et puis, si on ne veut pas, alors on retrouve la nécessaire solidarité, la nécessaire assistance dans le beau sens du terme 1 Il ne faut pas non plus que ce mot-là soit rejeté comme s'il s'agissait de quelque chose d'infamant, car il s'agit de retrouver la solidarité qui permet de guérir au moins l'âme des hommes.

Parmi les données qui m'ont animé lors du début de l'année dernière pour justifier à mes propres yeux la continuation de mon mandat ou de mes responsabilités, croyez-moi, il y avait celle-là. Essayer de retrouver un certain ton, un certain élan, faire que la France tout entière pourrait se sentir intéressée, peut-être passionnée, en se retournant sur elle-même et en considérant que, là, s'est trouvée comme sur d'autres terrains la chance de nouvelles victoires: la solidarité 1 Reprendre les vieux thèmes de liberté, égalité et de fraternité surajoutés car les premiers Constituants n'ont pas trouvé cela tout de suite 1 la fraternité éclairant les autres principes de notre Répu­blique 1 d'où le problème des immigrés 1" (Intervention au colloque sur les "nouvelles solidarités", 9/01189)

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Tous

solidaires!

"Aujourd'hui, le mot de solidarité paraît à cluJ.qw! instant dans les discours et dans les écrit<;' politiques. On a semblé d'abord le frrendre com'TTU! une simple variante du troisième ter'TTU! de la devise républicaine: fraternité. Il sy substitue de Plus en plus. Ny a-t-ü qu'un mot nouveau et com'TTU! un caprice du langage? Or ce mot n'expri'TTU!-t-ü pas vraiment une idée nouvelle, et n'est-ü pas l'indice d'une évolutiun de la pensée générale?"

Léon Bourgeois, Solidarité, 1896, pp. 6 et 7.

"Le solidaris'TTU! semble en passe de devenir, pour la III' République, une manière de PhilosoPhie offuielle. Il est le fournisseur attitré de ces grands thèmes moraux qui font l'accord des consciences et que le moindre personnage public se sent obligé de répéter dans les occasions solennelles."

Célestin Bouglé, Le Solidarisme, 1907, p.l.

"Il Y a des mots qui ont une fortune singulière (qui) ... semblent avoir une vertu magique. Tel est le mot de solidarité ( ... ) On n'entend Plus que lui et tous les anciens mots qui avaient faù tant de bruit avant lui: liberté, humanité, fraternité, charité, justice, tout cela a été comme étouffé par la sonorité de ce mot nouveau: solidarité."

Charles Gide, La Solidarité, 1932, p.l.

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A lire ce que constataient nombre d'esprits avisés de la fin du siècle dernier (Léon Bourgeois, Célestin Bouglé, Pareto entre autres) jusqu'au premier tiers du nôtre (Charles Gide) au sujet du« solidarisme »devenu la philo­sophie officielle de la Ille République, il faut croire comme l'atteste le florilège présidentiel qui précède que l'Histoire décidément se répète. Car dans la v e Répu­blique bis, le solidarisme dans une version revue, corrigée et modernisée est à nouveau devenu une, sinon la doc­trine d'Etat par excellence. Celle qui fondamentalement inspire, irrigue et guide une éthique sociale où s'enracine puis d'où se déploie toute la thématique bien connue de la politique socialiste des années 80 et du début des années 90 : la promotion des « droits sociaux » en droits de l'homme (et réciproquement) ; « la lutte contre la pau­vreté, l'exclusion et les inégalités» ; la volonté d'imposer un partage redistributif au nom de la «justice et de la cohésion sociales ».

« Nouvelles solidarités» et « société solidaire » : l'impératif consensuel

Mais en réalité, ces fragments du discours mitterran­dien ne sont que l'écume d'une vague de fond néo­solidariste qui submerge la société française de cette fin de siècle. Corroborés par tant d'autres, ces textes ne font que refléter et exprimer avec une opiniâtre redondance le nouvel esprit du temps dont les frontières excèdent large­ment celles du seul Etat socialiste ou même de la sphère politicienne, et qui a érigé la catégorie de la solidarité en lieu focal de la représentation du social. Bien entendu, la rhétorique présidentielle se retrouve dans d'innom­brables déclamations des chefs de file du Parti socialiste. Mais par l'intermédiaire de leurs leaders respectifs, les autres grands courants idéologico-politiques français

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ne sont guère en reste dans l'exaltation de la solida­rité sociale et nationale. De Raymond Barre en mal de personnalisme social aux « Verts» teintés de gau-

Bicentenaire de la Déclaration des droits de l'homme et solidarisme dans le monde ...

"Nous croyons que chaque individu a droit à l'égalité des chances ainsi qu'à la propriété, seul ou en association avec autrui. L'extrême pauvreté et l'exclusion sociale portent atteinte à la dignité de toute personne qui les subit. Ceux qui souffrent ou sont dans le besoin doivent pouvoir bénéficier de la solidarité." (Déclaration du Sommet des Sept sur les droits de l'homme, 15 juillet 1989)

"Il est bon aujourd'hui de proclamer plus haute­ment, à côté des droits individuels qui sont des acquis, des droits collectifs que nous appelons les droits de la deuxième génération, qui ont déjà été proclamés mais qui ne sont pas encore suffisamment pris en compte, notamment les droits économiques, sociaux et culturels et surtout le droit au développe­ment, les droits de la solidarité." (Abd ou Diouf, Président du Sénégal, Le Monde, 17 juillet 1989)

chisme, de Jacques Chirac aux partisans de la « France unie» ou de la « Force unie », des centristes héritiers du catholicisme social à certains néo-libéraux, personne ne manque à l'appel. Pas même Georges Marchais, malgré un ralliement tardif dû aux difficultés que les communistes ont rencontré pour parvenir à concilier le thème commu­nautaire et consensuellement « soft» de la solidarité avec leur classique schéma conflictuel de la lutte des classes et de l'appropriation collective des moyens de production. Ni enfin Jean-Marie Le Pen qui, sous les apparences d'un

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refus de l'Etat-providence, cautionne sa légitimité en sou­haitant la restriction du bénéfice de ses prestations aux seuls nationaux (il retrouve par là le sens originel, tribal et pétainiste de la «solidarité nationale») et prône même son extension par l'instauration d'un salaire maternel. Cependant, s'il est un domaine où loin d'être opposées, la classe politique et la fraction institutionnelle de la société civile communient dans une même ferveur idéaliste, c'est bien celui du déploiement de nouvelles solidarités sociales. Le monde des médias et l'intelligentsia ne le cèdent en effet en rien au syndicalisme et surtout aux églises (qui s'en sont les premières fait une spécialité) dans cette ostentatoire concélébration du « Plus solidaire que moi, tu meurs!» pour reprendre une expression à la mode il y a quelques années.

Qui plus est, ce flot incantatoire ne demeure pas lettre morte. Il accompagne ou plutôt contrepointe un impres­sionnant passage politique à l'acte qui, par le biais de l'imposition continuelle de dispositifs administratifs sup­plémentaires, institutionnalise et socialise toujours davan­tage la solidarité en nouveaux « droits sociaux ». Prolon­geant une politique de protection sociale depuis longtemps très active en faveur de groupes sociaux dits « défavorisés» (les vieux, les familles, les demandeurs d'emploi, les chômeurs de longue durée puis en fin de droits ... ) à grand renfort d'allocations, de gratuités d'usage et d'exonérations fiscales, les « nouvelles solidari­tés» dernières venues ont essentiellement pris corps dans le domaine de l'aide aux «plus démunis»: le RMI (revenu minimum d'insertion) naturellement, mais aussi contrats de solidarité pour l'emploi des jeunes et surtout logement social.

Du point de vue de ses initiateurs, la volonté de faire bénéficier « ceux qui ne sont plus rien parce qu'ils n'ont plus rien» d'un surcroît de solidarité nationale s'est en premier lieu justifiée par des raisons d'ordre circonstan­ciel. Les «nouvelles solidarités» paraissent dans cette

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optique avant tout être la plus appropriée des réponses à une conjoncture de crise aiguë résultant de l'interférence des effets de la transition/modernisation économique (chômage) et de la complexité sociologique croissante du monde moderne (atomisation). Crise qu'on juge produite par la logique cruelle de l'économie concurrentielle de marché et accrue par les insuffisances du filet de protec­tion sociale tendu par un Etat-providence trop limité ou ayant sous sa forme traditionnelle atteint ses limites. Cette réponse néo-solidariste apparaît même appropriée à un double titre: eu égard à l'exigence de dignité humaine car elle assure l'existence sans mendicité ni charité - comme à celle d'efficacité puisqu'elle est censée permettre une réinsertion dans les circuits normaux de la vie. Le néo­solidarisme se donne ainsi pour seul capable et véritable­ment désireux d'enrayer le processus pervers de mise hors jeu sociale d'individus prisonniers de situations de préca­rité et de pauvreté récurrente qui en font des laissés-pour­compte de la modernité.

Il faut ajouter à cela que le discours sur la solidarité sociale excelle à présenter les pauvres et «exclus» de toutes sortes en autant de malheureuses victimes d'une société forcément injuste, froide, dure aux faibles, aux malchanceux et aux perdants que d'ailleurs elle sécréte­rait elle-même. Et par suite l'action renforcée en leur faveur comme expression de la lutte de la Justice contre l'arbitraire des inégalités sociales. La mise en œuvre des « nouvelles solidarités» irait donc bien au-delà de simples mesures d'aide sociale d'urgence en s'inscrivant dans la perspective de l'éternel antagonisme entre le bon droit et la morale d'une part, et la loi du plus fort et l'égoïsme de l'autre. Elle participerait donc de plus de la volonté civique de réparer les dégradations et déchirures du tissu social, de restaurer la convivialité et un état d'esprit communautaire dans la cité, d'y régénérer la cohésion sociale et même le sens de la démocratie en donnant une dimension nouvelle à la citoyenneté tant de ceux qui sont

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pourvus de nouveaux droits sociaux que de ceux qui ont l'obligation de les respecter en y contribuant ...

Tant de sollicitude agissante à l'égard de la misère et de l'injustice ne peut de prime abord qu'emporter l'adhésion. On comprend qu'une aussi providentielle réconciliation de la société et de l'Etat, de la politique et de l'éthique sous le signe de la solidarité sociale retrouvée suscite un quasi­consensus. Qui donc ne souscrirait, la main sur le cœur, à de si louables préoccupations et intentions? Et qui ne se réjouirait d'assister à une telle évolution positive des mœurs? On ne voit décidément pas qui oserait éprouver le moindre doute et au nom de quoi émettre la moindre réserve envers un projet de société solidaire à ce point limpide et moralement surlégitimé.

La « solidarité nationale» : une éthique au-dessus de tout soupçon?

Si cependant l'on a su conserver la tête froide ainsi qu'un sens critique non anesthésié par ce flot de propos édifiants et de bons sentiments et si l'on continue à vouloir apprécier rationnellement les choses en les soumettant sans tabou au libre examen, l'on ne peut s'empêcher d'être saisi de malaise et de soupçon face à cette massive, sou­daine et vertueuse conversion des esprits à une solidarité posée en unique et obligatoire horizon de l'action publique comme des conduites privées.

Il y a d'abord cette manière singulière dont on parle -et... ne parle pas de cette solidarité omniprésente. Le mode incantatoire sur lequel elle est unanimement invo­quée à propos de n'importe quel sujet en fait une préoc­cupation si obsessionnelle qu'on est entré dans beaucoup plus qu'une société solidaire: une société solidaritaire, comme on a pu en d'autres temps dire «sécuritaire» (mais est-ce vraiment différent ?). On s'y réfère mainte­nant comme sous l'action d'un réflexe conditionné: c'est

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un automatisme verbal figé, coupant court à toute réflexion raisonnée et qui s'énonce d'un impératif dont l'évidente et sacro-sainte légitimité ne souffre aucune discussion ou mise en question. Ainsi s'est imposée une paradoxale « langue de bois» d'un genre nouveau, une langue de bois* ... tendre qui se dévide mécaniquement et submerge tout débat de société sous un déluge de procla­mations vertueuses et sentimentales (la « générosité », le « cœur », la «morale », la compassion, le partage ... ), toutes boursouflées d'altruisme comminatoire. Le résultat obtenu (sinon recherché) est que règne une sorte d'intimi­dation morale disqualifiant d'avance toute velléité critique à l'encontre de la solidarité nationale et conduisant à une véritable autocensure (sous peine d'être accusé d'« égoïsme social» et de vouloir le malheur des « faibles»). Ainsi le champ recouvert par les notions liées de protection et d'exclusion sociales est-il hors de toute interdiction légale l'un des rares où la libre expression de l'opinion non conforme et le libre débat sont de fait impossibles, où il est risqué dans notre démocratie de s'interroger sur autre chose que de simples modalités techniques allant toutes dans le même sens et par là même d'explorer d'autres voies que celles du « social ». A quand les projets de loi proposant des sanctions pénales pour avoir exprimé un « racisme social»?

Sur ce fond d'empêchement de penser et de soumission conformiste envers le nouveau tabou social, il faut désor­mais être solidaire sans tellement savoir pourquoi ni ce que cela veut dire - l'important étant de l'être. Car« être solidaire », en soi, c'est être « moral », c'est bien; c'est se situer automatiquement dans le bon camp et le camp des « bons ». D'où les fixations jouisseuses sur ce mot-fétiche, dont le simple fait de le prononcer semble porter magi­quement en lui une promesse de solution facile à

* Dès 1984, Raymond Polin assimilait le discours de la générosité sociale à une nouvelle « langue de bois» (Le Libéralisme, oui, op. cit., p.78).

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n'importe quel problème « de société ». Avec la solidarité, on peut tout résoudre: résorber le chômage, « réduire les inégalités », remédier à la solitude, faire disparaître les « exclusions» et la pauvreté. Mais aussi prévenir la délin­quance, relancer la démographie, faire échec à l'échec scolaire, favoriser l'intégration des immigrés, combattre la toxicomanie et le tabagisme, faire diminuer les accidents de la route ou les incendies de forêt, etc. .. Et au nom de cette même solidarité, on peut oser tout demander - ou presque - aux citoyens en matière de sacrifice civique ou de contribution sociale.

Mais derrière cette rhétorique lénifiante, la réalité poli­tique et sociale « parle », elle aussi, et plus crûment. Et ce qu'elle révèle ne serait-ce qu'à première vue s'avère beau­coup plus ambigu que ne voudraient le faire accroire les néo-solidaristes. Lors de la première grande époque du solidarisme, Pareto pouvait s'exclamer à propos de la « solidarité sociale» : ''je voudrais bien savoir quelle est préci­sément la chose que l'on entend sous ce nom; c'est avec le Plus grand soin que je lis les auteurs qui en traitent, mais j'avoue que cela ne m'avance guère. Que cette solidarité soit une panacée universelle, un moyen de résoudre toutes les difficultés écono­miques et sociales, une sorte de formule magique à l'instar de : Sésame, ouvre-toi! et qu'elle soit notamment une recette merveil­leuse pour secouer le joug des capitalistes et annuler le profit de l'infâme caPital, tout cela est évident; mais on ne conçoit pas aussi aisément comment ces beaux effets se produiront. C'est malheureusement un point sur lequel nos réformateurs ne s'expliquent pas volontiers." (journal des économistes, février 1898). Avec le temps qui a passé depuis lors et qui a vu prendre corps un Etat-providence de plus en plus lourdement omniprésent, on peut commencer à savoir ce qu'il en est, pourvu que sous les mots on s'avise de voir les choses telles qu'elles sont. A côté certes d'incontestables améliorations du sort matériel des plus faibles et des plus malheureux - qu'on aurait cependant pu obtenir par des voies moins dispendieuses - se produisent des phéno-

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mènes et s'affirment des tendances suggérant qu'en effet le prix à payer est cher et que le bilan de la solidarité nationale-socialisée est loin d'être satisfaisant.

N'insistons pas sur les péripéties tragi-comiques du déficit chronique que la grande machine social-bureau­cratique (la Sécurité sociale) impose à la nation de combler parce qu'il lui faut à grand frais entretenir son monopole et qu'elle pousse ses bénéficiaires forcés à une surconsom­mation de prestations qu'elle doit rembourser. Car il y a plus instructif. Les pauvres sont toujours là et leur nombre n'a été contenu qu'en les transformant en titu­laires d'un revenu social minimum de fait garanti; le niveau de vie d'une proportion notable et grandissante de la population dépend de plus en plus de la distribution de revenus sociaux « passifs» ou de privilèges fiscaux; une autre partie (moins nombreuse, mais grâce aux « miracles» de la bureaucratie, ce sont parfois les mêmes individus ... ) des citoyens se trouve assujettie à des taux de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés et progres­sifs du monde occidental; et au-dehors des élans de charité laborieusement suscités par les shows très média­tiques de la « solidarité business », les uns et les autres se montrent de moins en moins attentifs au malheur concret et courant de leurs concitoyens.

Cependant et pour fondé que cela puisse être en pre­mière analyse, s'en tenir comme on le fait souvent à ces seuls dysfonctionnements ponctuels et visibles de la soli­darité, ce serait s'interdire de pouvoir réellement mesurer l'ampleur du problème qu'elle pose dans sa dimension sociale - et qui réside aussi bien dans l'extension continue de son dispositif au sein de la société que dans le primat accordé au principe de solidarité nationale dans la régula­tion de celle-ci. S'agissant du premier point, on est en effet d'abord amené à se demander si les « nouvelles solidari­tés» ne sont pas plus un étage supplémentaire d'un Etat-providence déjà imposant, qu'un « dépassement» ou une « rénovation» de ce dernier ainsi que l'ont prétendu

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les néo-solidaristes. Et si la « nouvelle étape sociale» qui leur a succédé dans les slogans gouvernementaux à partir de 1989/90 sur le thème de la réduction des inégalités par le partage redistributif des richesses n'en constitue pas un étage de plus car si le mot magique « solidarité» est moins prononcé à son propos, il semble bien que la chose, elle, soit toujours, sinon davantage, présente - l'égalisation forcée des revenus impliquant nécessairement leur solida­risation. On est donc parvenu à une situation où gérant l'ensemble d'une protection sociale célébrée comme la plus étendue du monde en champ d'intervention et en importance des prestations, prenant en charge l'efface­ment des effets de la pauvreté et du chômage et entrepre­nant d'égaliser les conditions, la puissance publique (ce qui inclut, outre l'Etat central, les organismes sociaux et les collectivités territoriales qui lui sont connectés) se trouve en position de régler et contrôler totalement non seulement l'organisation de l'entraide entre les citoyens mais l'essentiel des rapports sociaux en général (si ce n'est aussi en partie les itinéraires individuels) : donc la société civile. Ce qui, bien sûr, n'est pas sans poser quelques problèmes. Ainsi, au nom de quoi faudrait-il que tout ce qui concerne le souci de protection contre les multiples risques de la vie que les individus ont pour leur famille et eux-mêmes comme l'attention aux malheurs et aux diffi­cultés d'autrui soit obligatoirement socialisé et étatisé? Est-il aussi évident que pour atteindre les buts explicite­ment avancés cela soit la plus efficace des procédures possible et qu'en outre cette subordination à des choix publics ne génère pas des effets pervers qui produiraient justement les contre-performances évoquées? D'autre part: jusqu'à quel degré est-il sain, normal, légitime que par le truchement de cette fonction «providentielle» l'Etat en vienne à prendre une telle taille et une telle place dans la vie sociale comme dans la vie courante des gens? De quel prix cela se paye-t-il au regard des équilibres sociaux et sociétaux - mais plus encore des exigences

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traditionnelles de l'éthique des sociétés ouvertes en matière de liberté et de responsabilité individuelle?

Un examen attentif de la fonction prédominante désor­mais dévolue au principe de solidarité sociale permet de préciser la portée et l'enjeu de telles interrogations. En plus de l'Etat qui s'en institue le suprême régulateur, il met en effet en relation d'interdépendance obligée deux groupes d'acteurs sociaux dont le mode de vie et le système de valeurs qui l'oriente se trouvent de ce fait considérablement modifiés. D'un côté, les multiples caté­gories de titulaires de «droits sociaux» à la solidarité nationale - à propos desquels il convient de se demander dans quelle mesure le statut qui les fait échapper en théorie à la pauvreté relative ou absolue n'aurait pas pour corollaire un ... appauvrissement moral qui s'évaluerait en terme d'autonomie et de responsabilité dans la définition de leurs choix de vie. De l'autre, ceux qui sont supposés avoir tout à la fois le devoir et les moyens d'aider les précédents et sont forcés d'entretenir d'une manière directe ou indirecte l'Etat-providence par les prélève­ments sociaux et fiscaux obligatoires auxquels ils sont soumis - et dont le droit naturel de propriété ainsi que le libre exercice du devoir de responsabilité morale ne semblent de ce fait même guère respectés. Un évident (bien que toujours soigneusement occulté ... ) problème de légitimité des principes invoqués pour justifier le déve­loppement continu du système de solidarité nationale se pose donc dès lors. Et en termes de coûts moraux de ce processus qui verrait l'inflation des droits sociaux à des prestations entrer en conflit avec la reconnaissance de droits individuels de librement agir ou disposer de ses biens tout autant qu'avec l'éthique de la responsabilité qui définit des devoirs envers soi-même comme envers les faibles. Et en termes de morale politique puisque serait mis en cause le pouvoir de coerCItion d'une majorité (de bénéficiaires) à l'égard de la minorité (des plus taxés et imposés) et son « droit» de se dispenser du consentement de ses membres.

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Cette remise en question conduit en bonne logique à une autre, de nature encore plus politique et subversive: qui donc, en dernière analyse, a le plus intérêt à ce qu'existe, perdure et se renforce la situation ainsi créée, que l'on pourrait cursivement caractériser comme une spoliation des classes moyennes et aisées permettant de financer l'enfermement des catégories défavorisées dans une position de dépendance vouée à se reproduire? Qui, sinon probablement ceux qui sont à l'origine de l'institu­tion du «social» et du développement de l'Etat-pro­vidence : les idéologues du solidarisme, c'est-à-dire, outre une partie agissante de l'intelligentsia et les lobbies de la social-bureaucratie, les hommes de l'Etat et la classe poli­tique «élargie»? Ils gagnent en effet sur tous les tableaux. Pourvus du plus bel alibi qui soit à notre époque (la solidarité, l'égalité, la générosité, les droits de l'homme ... ), ils peuvent se donner le beau rôle tout en disposant d'un pouvoir discrétionnaire sur la société et en enrayant les processus spontanés de mobilité sociale qui permettent aux individus entreprenants des classes moyennes mais aussi des milieux modestes de réussir par eux-mêmes et surtout de les concurrencer. Sous les appa­rences du dévouement à la «justice sociale », ne serait-ce pas en réalité un épisode inédit de la lutte des classes qui se jouerait? Le sort des «défavorisés» (qui recevraient cependant quelques miettes dans l'affaire) ne représente­rait alors qu'un simple moyen au service d'une subtile entreprise de domination se réclamant d'une certaine conception - loin d'être innocente ni désintéressée - du lien social et utilisant à son profit les ressources d'un Etat-nation dont la mystification est au cœur de ce qu'on nomme justement 1'« exception française ».

Risquons donc maintenant l'hypothèse majeure que toute la suite de ce livre va s'efforcer de valider: et si, en deçà de ses effets pervers qui aboutissent souvent plus à accroître les problèmes sociaux qu'à les résoudre, une perversion fondamentale était à l'œuvre au cœur même

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de la logique étatiste et socialisatrice du principe de solida­rité nationale - rendant celle-ci non seulement contraire à ses propres objectifs mais aussi intrinsèquement incompatible avec la pleine affirmation des valeurs de liberté et de responsabilité inhérentes aux sociétés ouvertes d'Occident? Et si, en plus et sous couvert d'un consensus facilement obtenu en jouant sur les connota­tions morales et sentimentales positives de l'idée de solida­rité, se profilait un projet de reconstruction artificielle de la société et de relativisation violente du droit naturel des individus - contraints de se plier à une interprétation abusive (non ... contractuelle) du contrat social qui « fait» une nation?

Comme on le verra, le rééclairage critique de la généa­logie du solidarisme - cet autre visage d'une « exception française» qu'il explique tant - sera d'une grande utilité pour accréditer le bien-fondé de telles hypothèses. Rien en l'occurrence n'est en effet aussi révélateur que l'histoire des idées pour établir le caractère trouble du terrain intellectuel dans lequel le néo-solidarisme plonge des racines qui vont plus loin dans le temps et plus en profon­deur dans certains soubassements idéologiques qu'on ne le croit communément. Sur ce que recouvre vraiment la logique de la socialisation de la solidarité, les premiers solidaristes (de Leroux et Comte à Durkheim, Léon Bour­geois ou La Tour du Pin ... ) ont déjà presque tout dit, et fort explicitement: il suffit de laisser s'énoncer cette première mouture du discours de la solidarité - d'où l'abondance des références à celle-ci qui figureront en italiques, dans des encadrés ou renvoyées en annexes afin de ne pas alourdir inutilement notre propos. Bien sûr, entre eux et nous le temps a passé et le contexte a considérablement changé. Mais précisément, grâce par­fois à d'étonnantes et significatives récurrences, tout se passe comme si le même paradigme sociologique et éthique continuait à opérer, avec les mêmes implications et finalités. Pour être complexe et évolutive, une filiation

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étroite existe au sein d'une commune tradition doctrinale de fait entre les pères fondateurs et les actuels hérauts de la « solidarité nationale» et des « nouvelles solidarités ». Si les innovations d'ordre d'ailleurs plutôt « technique» que ceux-ci ont apportées depuis sont intéressantes à repérer, le dévoilement ainsi rendu possible du non-dit et des présupposés idéologiques sur lesquels repose le défer­lement solidaritaire présent permet de le rendre plus intelligible et de le comprendre comme résurgence et poursuite d'un processus aux enjeux politiques a priori msoupçonnés. Sous la dénonciation solidanste du trip­tyque de l'exclusion (pauvreté, précarité, inégalités) et la définition des remèdes «sociaux» à lui apporter, ne s'agirait-il pas aussi de la forme la plus hypocrite de la violence de l'Etat contre la liberté individuelle des citoyens?

Ce n'est donc évidemment pas au niveau du sens spon­tané de la solidarité qui définit l'humanité des individus qu'il y a matière à débat et réexamen critique, encore que son hypertrophie et sa sentimentalisation contemporaines ne soient pas sans faire problème. Mais à celui de la social-étatisation qui s'en est emparée et de sa trans­formation en principe d'organisation sociale globale de plus revêtu d'une sémantique qui fait illusion. Comme tant d'autres idéologies, le (néo)solidarisme consiste peut­être avant tout à baptiser autrement la réalité, en croyant que celle-ci en sera changée et que cela permettra de convertir les citoyens à ses bienfaits (ce qui semble d'ail­leurs être le cas). Il se pourrait en conséquence qu'il suffise d'oser désigner les choses par leur véritable nom, c'est-à-dire le mot qu'appelle objectivement le réel en cause, pour que l'on commence vite à comprendre ce qui est vraIment en jeu dans ce domaine.

L'alternative Tout au long de la montée en puissance de l'idéologie

de la solidarité sociale au cours du XIXe siècle et au début du Xxe un grand débat public a eu lieu, qui a vu s'élever de

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vigoureuses critiques à l'encontre des solutions solidaristes aux problèmes de la paupérisation et de la protection qui ne s'appelait pas encore «sociale ». A cette résistance intellectuelle qui a souvent et remarquablement su pré­voir les futures impasses et impostures de l'Etat-pro­vidence ont pris part les grands noms du libéralisme (Tocqueville, Bastiat, Thiers, Pareto) comme de moins connus (Gustave de Molinari, Henri Follin, Yves Guyot, Eugène d'Eichthal), renforcés d'éminents représentants de l'anarchisme anticollectiviste (Proudhon) et de l'indivi­dualisme libertaire (Georges Palante). On fera donc large­ment écho à leur contre-argumentation qui, sur le plan de la philosophie sociale et politique, ne se contente pas de conserver une pleine pertinence qui est en train de s'imposer maintenant à la lumière des faits. Mais on sollicitera encore plus volontiers ces esprits lucides parce que leur opposition au solidarisme se nourrit de valeurs et principes (le droit naturel de propriété, la liberté et la responsabilité individuelles) porteurs d'une autre éthique et d'une autre logique sociales. Lesquelles, au-delà du refus de la social-étatisation des rapports humains d'entraide et de coopération, proposent des réponses positives et cohérentes aux problèmes posés par l'entrée accélérée dans le monde ouvert et complexe de l'économie de libre marché - dans la modernité.

L'alternative à la solidarité sociale qui se dessine ainsi à partir de l'individualisme libéral exige d'autant plus d'être explorée, repensée et illustrée qu'en France, cette tradi­tion s'est éteinte sur le plan théorique * et politique en même temps que les solutions assistancielles, redistribu­tives et obligatoires du solidarisme l'ont emporté sur les aspirations à l'autogestion assurancielle avant et juste après la Seconde Guerre mondiale. Depuis règne le plus

* A quelques notables exceptions: Bertrand de Jouvenel qui, en 1952, avait publié en langue anglaise The Ethics of redistribution (mais n'était jamais revenu sur ce sujet ensuite); de Raymond Polin et, bien sûr, des « nouveaux économistes ».

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indigent des mythes: hors de l'Etat-providence, il n'est point de salut, il n'y a place que pour la loi « sauvage» du marché où les plus forts exploitent et excluent les plus faibles. Une fable que l'on va démentir en fuyant l'étouf­foir intellectuel du social-chauvinisme français et de son obsession de sur protection et en nous inspirant de la réflexion radicale qu'à l'étranger, des libéraux, liberta­riens et anarcho-capitalistes la plupart du temps améri­cains, n'ont pas eu peur d'engager sur les vices fonda­mentaux du « Welfare State» et... les vertus roboratives du laissez-faire soumis aux règles du Droit. Le lecteur sera donc invité à partir aussi en quête de solutions de liberté aux problèmes de la pauvreté, des inégalités et de la sécurité dite « sociale» en la bonne compagnie d'auteurs déjà connus et traduits en France comme Mises, Hayek, Gilder, Murray Rothbard et Nozick - et d'autres qui, bien que mondialement appréciés, y demeurent hélas et étran­gement (mais est-ce si étrange?) ignorés: Ayn Rand, David Friedman, James Buchanan, Charles Murray, etc. A condition de corriger certaines aspérités ou naïvetés de leur propos (qui ne sont pas toujours aisément transpo­sables dans le contexte culturel français), il en ressort une éthique de la responsabilité individuelle dont il se pourrait que la logique contractuelle garantie par un Etat mini­mum permette de (ré)concilier liberté et entraide. Com­ment et jusqu'où désétatiser et dé socialiser celle-ci pour la rendre à son authentique vocation d'élan et obligation personnels et l'ouvrir à tous les possibles de l'association volontaire? Une subtile combinaison des impératifs du Droit naturel revisité, du marché et de solutions auto­gestionnaires * pourrait bien se révéler concrètement plus viable et équitable que la religion de l'Etat-providence n'a conditionné nos concitoyens à le croire.

* Ne revient-il pas à l'individualisme libéral de faire valoir la fé­condité de l'idée d'autogestion dès lors qu'elle est libérée de sa gangue collectiviste et alors que les socialistes l'ont répudiée au profit d'un étatisme forcené?

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N éo-solidarisme :

sous l'innovation, un retour

"De nos jours, le terme de "solidarité" est devenu à la nwde; il a remplacé celui de "fraternité", fort en usage en 1848, mais actuellement un peu démodé. Chacun, à vrai dire, entend la "solidarite'" à sa manière, mais c'est précisément le vague de l'acception qui favorise l'emPloi de ce terme et d'autres semblables ( ... ) Il Y a ainsi des termes à la nwde ... A notre époque, il faut être "solidaire". Il y a une rage vraiment cumique d'user de ce terme même en des acceptions qui sembleraient lui être" cumplètement étran­gères. En France, tout discours offu:iel doit renfermer une ou Plusieurs fois le terme de "solidarite"'; on le trouve même dans de simples réclames commerciales. Les politi­ciens qui l'emploient semblent avoir pour but d'évoquer des idées Plus ou moins nuageuses et qui sont semblables à celles qu'évoque le terme de socialisme."

Vilfredo Pareto, Les Systèmes socialistes, 1903, pp. 124 et 341.

Néo-solidarisme: cela implique assurément que la vogue actuelle de la solidarité sur la scène sociale, poli­tique et intellectuelle n'est pas la première du genre.

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L'histoire des idées montre en effet que ce n'est une notion ni nouvelle ni même récente, et qu'elle a déjà suscité de forts courants de pensée en sa faveur. Sur­tout, elle incite à exhumer une généalogie des plus éclairantes et révélatrices sur le plan historique. Le long passé qu'elle a derrière elle et dont elle est en ce moment largement l'héritière se confond certes partiellement avec la genèse de l'Etat-providence, mais il est loin de s'y réduire. Si Lord Beveridge ou même avant lui Bismarck sont de fait les pères fondateurs de la protection sociale moderne d'un point de vue institutionnel, ils ne l'ont guère théorisée (aucune référence explicite au principe de solidarité sociale), avant tout soucieux qu'ils étaient de donner une expression pragmatique à la social-démocra­tie pour le premier (qui, en 1910, en profite pour instituer l'imposition progressive sur le revenu: les deux sont liés) ou de désamorcer les risques de guerre sociale dans une perspective conservatrice pour le second (dont il n'est pas inintéressant de savoir qu'il « invente» le terme d'Etat-providence: «Wohlfahrt­staat» - Etat de bien-être en allemand). En France, en revanche, le solidarisme social plonge ses racines dans une époque nettement antérieure et dans un terrain idéologique dense et tout à fait spécifique. Et les initia­teurs de cette idée typiquement française se sont mon­trés, eux, des plus prolixes à propos de ses présupposés, implications et finalités souvent trop pudiquement occultés par leurs modernes émules.

Cependant, pour entreprendre cette investigation « archéologique» dans les meilleures conditions et afin de mieux saisir la filiation et parfois aussi les disconti­nuités entre les phases successives de la montée en puissance du solidarisme, il est préférable de commen­cer par prendre l'exacte mesure des formes et de l'importance qu'il revêt actuellement.

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1980 1 1990 : l'irruption du néo-solidarisme

L'adoption de la loi portant création du « revenu mini­mum d'insertion» par l'Assemblée nationale le 30 novembre 1988 passe pour avoir marqué l'entrée dans l'ère des « nouvelles solidarités ». Sur le plan administratif et législatif et à condition de centrer exclusivement l'atten­tion sur le problème-phare des « nouvelles pauvretés », c'est incontestable. Mais beaucoup moins d'un point de vue idéologique et pratique. Car le néo-solidarisme avait commencé à se développer bien des années auparavant: l'instauration du RMI n'en a été que l'aboutissement et la première consécration spectaculaire. L'extension constante du dispositif de solidarité nationale par l'ouver­ture de nouveaux « droits» et l'accroissement notable des aides, prestations et allocations s'était depuis un certain temps déjà sérieusement amorcée. La charge symbolique du RMI ne doit donc pas cacher la multiplicité des autres « avancées» de la protection sociale et des transferts de revenus dont l'ensemble fait de la solidarité socialisée la vraie clé de voûte de la société française du début des années 90.

C'est au tout début de la décennie précédente qu'il faut remonter pour commencer à repérer l'irruption d'un discours et d'une politique résolument néo-solidaristes. Le processus s'amorce en 1981, alors qu'est publié en mars le Rapport Oheix sur « la pauvreté et la précarité» et sur­tout que les socialistes nouvellement parvenus au pouvoir recréent un ministère de la «Solidarité nationale ». Le précédent et d'ailleurs premier du nom, œuvre du maré­chal Pétain, datait de 1940 et s'était illustré par la mise en place des allocations familiales et la retraite des vieux travailleurs. Entre-temps et essentiellement depuis 1945, l'Etat-providence s'était certes rapidement et solidement édifié puis consolidé, sanctionnant la répudiation défini­tive du principe assuranciel au profit d'une «sécurité sociale» collective, fondée sur l'adhésion obligatoire et la

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redistribution des cotisations perçues. Mais bien que conçu par des technocrates se réclamant explicitement du principe de solidarité nationale, ce système de protection sociale d'Etat était cependant et sur le plan idéologique demeuré entouré de discrétion quant à son inspiration solidariste profonde. Tout en augmentant son emprise sur la société, il tendait à se fondre dans le paysage social et à y prendre une place quasi naturelle, ne posant guère de problème spécifique et ne provoquant aucun déferle­ment rhétorique particulier - même lors de ses avancées les plus marquantes: création du Fonds national de soli­darité en 1956 (avec la célèbre vignette automobile), indemnisation presque totale du chômage en 1975 ... Cela jusqu'au moment où se sont produits les premiers craque­ment de l'édifice, occasionnés par la croissance accélérée de ses coûts (lesquels entraînaient depuis 1975 une aug­mentation rapide et sans précédent des taux de prélève­ments sociaux et fiscaux obligatoires) et l'évidence de son inaptitude à maîtriser des problèmes sociaux inédits tels que l'indemnisation d'un chômage devenu massif et souvent de longue durée et plus encore l'apparition des phénomènes de pauvreté et de précarité. Des craque­ments dûment enregistrés et analysés dès alors dans le livre clé de Pierre Rosanvallon, La Grise de l'Etat-providence (1981), premier en date à faire référence aux implications du principe de solidarité sociale pour en critiquer l'expression «mécanique» (bureaucratique) et en pré­coniser une réinterprétation conviviale conduisant à une véritable « société solidaire ».

Sous l'impulsion du gouvernement de Pierre Mauroy, cette mécanique de la providence sociale va s'emballer soudain en 1981-82. Tandis que retentissent de toutes parts des exhortations à la réalisation de la «justice sociale» et que les discours ministériels sont ponctués d'innombrables références à une « solidarité nationale» érigée en nouvel impératif politique suprême, c'est essen­tiellement autour du couple «contrats de solidarité»

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(pour les chômeurs)/« contribution de solidarité» (pour les contribuables) que s'articule la stratégie volontariste de lutte en faveur de l'emploi. Tirant même parti de l'aura fort positive du nom du syndicat polonais Solidarnosé (<< Pas de liberté sans solidarité » ... ) dont tout le monde se proclame alors solidaire dans l'adversité, les hommes de l'Etat socialiste se prennent à invoquer immodérément le mot «solidarité» pour signifier, prôner et imposer la vertu civique par excellence. Et justifier ainsi moralement la brutale hausse des prélèvements obligatoires devant permettre le financement de cet activisme social. Les « autorités morales », c'est-à-dire avant tout l'épiscopat, ne tardent guère à se joindre au mouvement (1982) en élevant officiellement la solidarité à la dignité du nouveau visage de la charité chrétienne et de première des obliga­tions morales d'une humanité en crise.

U ne pause intervient entre 1983 et 1985 sur tous les plans: rhétorique et politique. On passe de Mauroy à Fabius cependant que s'ouvre, peut-être en réaction aux effets déjà perceptibles de cette première vague de néo­solidarisme, la surprenante parenthèse où l'on se met à célébrer le« retour de l'individu », redécouvrir l'efficacité du marché, louer les vertus de l'entreprise et de la concur­rence tout en critiquant l'Etat-providence hypertrophié, ses cohortes d'assistés et ses taux de prélèvements obliga­toires exorbitants. Mais le télescopage d'un nombre crois­sant de chômeurs « en fin de droits» et du rude hiver de 1985/86 la referme bien vite. Les « nouveaux pauvres» envahissent les rues puis les médias et les (mauvaises) consciences; Coluche s'en mêle, l'abbé Pierre revient; tout comme les associations humanitaires, les chanteurs délaissent l'exotisme du Sahel, de l'Ethiopie et des « Boat People» pour se préoccuper de la misère plus proche. Tous en appellent à une solidarité d'urgence avec les foules de déshérités: voici venu le temps des « restaurants du cœur ». Du coup, le thème de la solidarité bénéficie d'un second souffle, bien plus puissant et profond

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puisque porté par un intense retour émotionnel au carita­tif - qui ne tarde pas à l'imposer en nouveau paradigme dominant de l'éthique. Ce néo-solidarisme sentimental imprègne si fort l'air du temps qu'il est le principal agent du succès de « SOS-racisme» et surtout du mouvement lycéen de novembre-décembre 1986. Le phénomène culmine avec la diffusion massive du mythe de la « géné­ration morale» (matrice de celui de la « génération Mit­terrand » ... ) les enfants de Coluche et de l'abbé Pierre baptisés par Tonton. Les socialistes sont d'ailleurs les pre­miers à prendre toute la mesure de cette mutation de l'air du temps et à entreprendre de récupérer l'élan de solidarité surgi d'une partie de la société pour en tirer leurs slogans

«Je suis le gardien de la solidarité» (François Mit­terrand, 14/1/86). « Le socialisme, c'est la solidarité» (Michel Rocard, 6/10/87 à Angers).

préférés et l'enfermer dans des solutions social-étatiques. Loin du « moins d'Etat» et de l'hymne aux « battants », on ne parle plus en 1987 que la langue du « cœur» ; c'est à qui fera le plus verbalement assaut de générosité, de compassion, de tolérance, de convivialité et de partage -ce qui vaudra à mère Térésa de devenir dans les sondages l'héroïne préférée des adolescents ...

Tandis que le rapport Wrezinski devant le Conseil économique et social (février 87) fait sensation en inter­pellant la nation à propos de l'extension de la grande pauvreté, le «téléthon» en faveur des handicapés ou victimes de graves maladies chroniques connaît un immense succès - le simple fait de médiatiser le mot de solidarité suffisant à déclencher instantanément de vastes mouvements d'entraide-fl<!,sh (en général sans lende­mains). C'est dans ce contexte que la conception social­bureaucratique de la solidarité repreIlâ une belle vigueur

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lorsque vers la fin de cette même année 87 se tiennent les états généraux de la Sécurité sociale. Prétendument lancés pour contraindre celle-ci à évoluer, ils sont au contraire (sondages à l'appui) l'occasion d'une crispation sur les « acquis» qui va même jusqu'à se traduire par une demande de ... «toujours plus» d'un Etat-providence dont François Ewald venait d'indiquer alors dans son remarquable ouvrage du même nom * qu'il constitue désormais l'indépassable horizon de notre société. Conti­nuant à prendre de l'ampleur chacun de son côté, les courants de la solidarité humanitaire et de la solidarité sociale étatisée tendent dès lors à converger tout en commençant à se doter d'un minimum d'assise théorique. Ce processus s'affirme avec l'affinement du diagnostic sociologique qui métamorphose les « nouveaux pauvres» en «exclus» : en victimes d'un mécanisme d'exclusion mettant en péril la cohésion sociale. Et il s'achève dans la définition de nouveaux «droits sociaux» ouvrant aux intéressés le bénéfice de « nouvelles solidarités ».

Ce néo-solidarisme entreprenant influence fortement la campagne des élections présidentielles de 1988 aux­quelles il donne leur principale coloration: l'expression «société (plus) solidaire» y fait un malheur. Sous la pression morale des associations humanitaires et des églises (dont le zèle et le discours solidaritaires connaissent à cette occasion leur plus forte intensité **), une véritable « solidaromania» s'empare de la classe politique sou­cieuse de récupérer le mouvement à son profit. Elle se traduit par la montée rapide de l'exigence d'extension de la protection sociale et surtout de création d'un revenu social minimum garanti allant bien au-delà des complé­ments locaux de ressources alors parfois déjà alloués aux plus démunis. Cette revendication est symboliquement la première à être satisfaite par les socialistes revenus au

* François Ewald, L'Etat-Providence, Grasset, 1986. ** Voir annexe.

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pouvoir. Mis en chantier dès juin 1988, le revenu mini­mum devenu « d'insertion» est officiellement institué six mois plus tard en tant que « droit social» d'un type inédit, en principe financé par l'impôt sur les grandes fortunes, opportunément rebaptisé «impôt de solidarité sur la fortune ». Le très médiatique colloque sur les « nouvelles solidarités» organisé par le gouvernement début 1989 à la Sorbonne lui assure une promotion idéologique surtout incantatoire sur fond d'âpres critiques adressées à la solidarité « mécanique» d'Etat. Ce qui n'empêche pas au même moment celui-ci de se présenter par le biais de l'élaboration du xe Plan (!) comme l'inlassable et dévoué promoteur de la solidarité nationale: « cohésion sociale », « partage social », et bien sûr protection sociale sont les maîtres mots du « chantier» qui lui y est spécifiquement consacré.

Tout au long de cette année 89, le bicentenaire de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen donne au courant néo-solidariste tout-puissant l'occasion de célé­brer la solidarité sociale comme mythe substitutif à une fraternité quelque peu défraîchie et d'en faire le contenu et le prolongement privilégié de droits de l'homme tou­jours plus déclinés en terme de droits sociaux. L'élan donné par cette ferveur égalitaire a sans doute joué un grand rôle dans le déferlement d'indignation vertueuse qui s'empare des socialistes - champions incontestés du néo-solidarisme - à la fin de cette même année lorsque est publié un retentissant rapport du CERC*. Celui-ci croit en effet pouvoir révéler (ce sera contesté ou relativisé six mois plus tard) que de 1980 à 1987 l'évolution des revenus des ménages non seulement confirme l'extension de la pauvreté mais indiquerait une moindre progressivité des prélèvements sociaux et fiscaux en même temps qu'un accroissement des inégalités de patrimoines. La réduction de celles-ci grâce au renforcement de la fiscalité redistri-

* Centre d'études sur les revenus et les coûts.

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butrice devient pendant le premier semestre de 1990 le thème dominant et exacerbé de la revendication d'une «nouvelle étape sociale» - c'est-à-dire de solidarité nationale supplémentaire. Si l'on a dès lors un peu moins obsessionnellement qu'auparavant recours au mot lui­même (peut-être parce qu'il avait d'abord joué le rôle emblématique d'alibi moral pour imposer un nouvel ordre social et que celui-ci est en voie de réalisation), il continue à avoir une place privilégiée dans la justification idéologique de la politique sociale gouvernementale. Il est par exemple au centre des ivresses verbales du congrès du Parti socialiste d'avril 1990 et c'est lui qui est invoqué en premier lieu en décembre de cette même année pour légitimer le transfert d'une partie de la dotation globale de fonctionnement des communes « riches» en faveur des banlieues déshéritées (François Mitterrand : « Il faut reti­rer quelque chose à ceux qui ont beaucoup pour donner davan­tage à ceux qui n'ont rien. Ce sera difficile à faire appliquer. Je sais que je touche là à un domaine sacré. Mais il ne faut pas craindre l'hostilité de ceux qui possèdent. Il s'agit là d'un devoir de solidarité nationale. », Bron, 4/12/90) ... après l'avoir déjà fait pour la hausse des taux de l'impôt de solidarité sur la fortune, la création d'un impôt départemental sur le revenu et l'instauration de la « contribution sociale géné­ralisée »(qui ne modifierait pas le taux global des prélève­ments obligatoires mais leur répartition interne). L'insti­tutionnalisation de la solidarité sociale s'étend ainsi sans cesse à de nouveaux secteurs et prend davantage d'ampleur: on est passé des « nouvelles solidarités» anti­pauvreté à un déploiement de solidarités an ti-inégalités pour revenir à de nouvelles « nouvelles solidarités» anti­« exclusion ». Ces mesures politiques en cascade reposent en effet toutes sur la recherche délibérée d'« effets redis­tributifs » qui implique autant qu'elle produit une solida­risation étroite et croissante des individus.

Courant 1990, le projet de société toujours plus soli­daire est donc plus que jamais à l'ordre du jour, avec un

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peu moins de rhétorique grandiloquente et de consensus qu'au début - et donc encore moins de souci de légitima­tion argumentée et de réflexion au fond. La cause est une fois pour toutes entendue: il faut que la société soit encore plus solidaire, sous l'autorité de l'Etat les individus doivent être toujours plus socialement solidaires. N'y a-t-il pas des limites à ce processus et ne sont-elles pas depuis longtemps dépassées? Mais qui les a donc fixées et selon quels critères? Et d'abord pourquoi un citoyen devrait-il se sacrifier pour en aider en permanence un autre qui n'est ni agressé ni handicapé - et pourquoi doit-il y être politiquement forcé? Pourquoi un individu adulte et bien portant doit-il être pris en charge par d'autres individus à peine mieux lotis que lui et auxquels on ne demande pas leur consentement? Et au nom de quoi une majorité ou les hommes de l'Etat peuvent-ils s'arroger le droit de contraindre ceux qui ne sont pas d'accord sur le but ou sur les moyens de l'atteindre? A l'ère des « nouvelles solidari­tés », il est impossible de le savoir tant on ne trouve que pétitions de principe et injonctions d'obtempérer. Les réponses existent heureusement tout de même: dans le discours prolixe des « inventeurs» du solidarisme d'il y a un siècle qui, eux, avaient l'ingénuité (ou la loyauté) de ne rien celer de leurs projets et motivations - et elles sont édifiantes.

1880 1 1910 : la première vague solidariste

Lorsqu'en 1896 Léon Bourgeois publie son célèbre petit livre sobrement intitulé Solidarité, le succès est immédiat et l'on ne parle plus que de cela en France. Homme politique de premier plan (il devient président du Conseilla même année) et chef de file du radicalisme, il n'a pourtant rien d'un idéologue innovateur: il s'est contenté de prendre acte de la soudaine diffusion d'une aspiration morale et sociale dans les milieux intellectuels de l'époque et d'en exposer avec concision les tenants et aboutissants. C'est

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dire que lorsqu'il consacre ainsi en quelque sorte officielle­ment le succès de ce vaste courant d'idées déjà dénommé « solidarisme », le travail de maturation du thème et la reconnaissance de la solidarité comme norme privilégiée de l'éthique sociale sont déjà fort avancés. Et qu'il faut encore aller en amont pour bien en saisir la genèse. Ce qui pourrait nous faire remonter jusqu'en avril 1870, quand au détour d'une allocution, Gambetta que nul autre poli­tique n'avait précédé en cette voie, fait de « la solidarité sociale ( ... ) la plus sacrée de toutes les lois humaines ». Mais plus sûrement cependant en 1880 lorsque Louis Marion, un psychologue, publie le quasi premier ouvrage dont le titre se réfère explicitement au mot «solida­rité »* : De la solidarité morale. Cette remarquable inaugu­ration ne suffirait cependant pas à faire d'une telle paru­tion le moment fondateur du solidarisme si elle n'en énonçait pas d'un seul coup tous les thèmes cardinaux: d'une part, la définition de la solidarité comme fait consti­tutif de toute société, censé en souder les membres inter­dépendants au sein d'une appartenance commune; et d'autre part le caractère foncièrement moral du lien social qui en résulte.

En cette même année 1880 paraît aussi un ouvrage du philosophe Alfred Fouillée, La Science sociale contempo­raine, dont l'influence sur les théoriciens ultérieurs de la solidarité sociale sera également déterminante. L'auteur y développe en effet pour la première fois la thèse qui inscrit l'obligation de solidarité dans un « quasi-contrat» définissant le mode d'appartenance des individus à une société donnée. L'idée de solidarité devient dès lors rapi­dement la source d'inspiration privilégiée de nombreux penseurs sociaux de l'époque. Elle séduit au point de susciter une véritable mystique dont l'une des expressions

* Quasi premier, car il n'est en effet pas vraiment le premier: un disciple de Fourier, Hippolyte Renaud, détient ce titre pour avoir publié dès 1842 un opuscule intitulé ... Solidarité. Mais il n'eut aucun impact et retomba immédiatement dans l'oubli.

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les plus exemplaires est ... un poème (1881) d'un autre philosophe fort connu alors, Jean-Marie Guyau, qui célèbre en elle la vertu mère dans laquelle l'Humanité s'accomplit et se dépasse. Les choses plus sérieuses s'amorcent vraiment en 1890 quand l'idée de solidarité tend à prendre une forme nécessairement socialisée et commence à être pensée comme la matrice fondamentale d'une doctrine politique se voulant harmonieuse, préten­dant réconcilier morale et économie tout en dépassant l'antagonisme du capitalisme et du socialisme révolution­naire. Charles Gide, alors au tout début de sa carrière, est l'initiateur de ce qu'il nomme « une nouvelle école» qui est « l'école de la solidarité ». Il invente le mot « solida­ris me » pour la désigner et entreprend de légitimer celui-ci en lui donnant une apparence scientifique qui érige le principe de solidarité en loi naturelle - biolo­gique - assimilant la société à un corps dont les êtres humains seraient les organes ou cellules nécessairement et volontairement (!) solidaires. Entreprise et métaphore vouées à un grand avenir ...

Ce n'est cependant qu'en 1893 que ce processus diffus et polyphonique de gestation finit par ouvertement porter ses fruits, avec la publication de De la division du travail social par Durkheim, le véritable accoucheur intellectuel du solidarisme. Comme son titre ne l'indique pas tout à fait, cet ouvrage clé représente le premier effort de théori­sation approfondie du principe de solidarité sociale auquel il donne définitivement droit de cité. L'auteur s'y appuie sur la réflexion de ses devanciers (il se réfère explicitement à L. Marion) pour conférer au thème de la solidarité une dimension sociologique fondamentale qui lui manquait encore et l'élever à la dignité de paradigme suprême, seul capable de rendre compte de l'évolution globale des sociétés humaines. Mais c'est moins la distinc­tion bien connue entre la « solidarité mécanique », carac­téristique des sociétés traditionnelles, et la «solidarité organique» propre aux sociétés industrielles qui lui suc-

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cède qui mérite de retenir ici l'attention que le soin apporté à faire de la solidarité le générateur de la cohé­sion sociale, elle-même principale source de l'obligation morale post-chrétienne. Durkheim apparaît de ce fait comme le grand artisan de l'éthique solidariste, qui assigne à la morale une fonction avant tout sociale et fait de la solidarité sociale le lieu focal de la morale - tout à la fois sa matrice et sa finalité.

Quand paraît le « manifeste» solidariste de Léon Bour­geois en 1896, le processus de double socialisation de la solidarité (loi biosociologique et loi morale/sociale) se trouve pratiquement achevé. Il reste à passer de la spé­culation intellectuelle et de l'exaltation sentimentale à la formulation en principe d'action politique. C'est à la populariser que s'emploie précisément Léon Bourgeois, qui n'hésite pas à reprendre à son compte et à invoquer l'autorité d'une «doctrine scientifique de la solidarité naturelle» pour affirmer la réalité objective d'une «loi générale de dépendance réciproque, c'est-à-dire de soli­darité » et que « la loi de solidarité est universelle ». Et en déduire l'existence d'une dette intergénérationnelle en même temps qu'un «quasi-contrat» entre les membres d'une société leur imposant « le devoir rigoureux de la solidarité sociale ».

« Aujourd'hui le mot solidarité apparaît à chaque instant dans les discours et dans les écrits politiques. On a semblé d'abord le prendre comme une simple variante du troisième terme de la devise républi­caine: Fraternité. Il s'y substitue de plus en plus; et le sens que les écrivains, les orateurs, l'opinion publique à son tour y attachent semble, de jour en jour, plus plein, plus profond et plus étendu ( ... ) Il Y a entre chacun des individus et tous les autres un lien nécessaire de solidarité ( ... ) L'homme ne devient pas seulement au cours de sa vie le débiteur de ses

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contemporains; dès le jour même de sa naissance, il est un obligé. L'homme naît débiteur de l'association humaine. »

Léon Bourgeois, Solidarité, pp. 6, 15 et 116.

La célébration du solidarisme en tant que providentielle solution au problème social bat dès lors son plein dans un climat d'unanimisme contagieux. Seuls y échappent quel­ques rares esprits non conformistes (libéraux, individua­listes, anarchistes) qui y discernent une menace contre la liberté individuelle, ainsi que certains socialistes qui y voient une stratégie de collaboration de classes. Presque tout le monde s'accorde donc à voir dans la solidarité sociale le principe consensuel et transcendant du « social» qui permet d'échapper à la fois aux désordres révolution­naires et à la « concurrence sauvage» du capitalisme, de réconcilier idéalisme et pragmatisme, de dépasser l'anta­gonisme conservation/révolution et d'opérer la synthèse de ce que sont censés proposer de meilleur le libéralisme et le socialisme. C'est ainsi qu'à l'orée du xxe siècle nais­sant, les thèses solidaristes tendent à prendre un statut d'idéologie dominante qui donne une dimension « philo­sophique » à l'Exposition universelle de Paris en 1900 et devient par exemple le thème de prédilection de l'Institut des sciences morales et politiques pour 1902. Installée en force au sommet de l'appareil d'Etat, instigatrice des

« Le grand moteur commun, ici, c'est le sentiment de solidarité»

Emile Loubet, Président de la République, Dis­cours d'inauguration de l'Exposition universelle de 1900.

« Considérant qu'il est du devoir de la République d'instituer un service public de la solidarité sociale,

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que celle-ci diffère essentiellement de la charité en ce qu'elle reconnaît aux intéressés un droit et qu'elle leur donne le moyen légal de le faire prévaloir ... »

Extrait d'un article d'Alexandre Millerand, le Temps, 6 déc. 1902.

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première mesures législatives de protection et de pré­voyance sociales (1898 : couverture sociale des accidents du travail; 1910: institution des premières retraites ouvrières et paysannes ... ), elle alimente une littérature prolifique et dithyrambique jusque vers 1908. Un certain Deherne déclare ainsi alors "Il faut que nous prenions la folie de la solidarité comme les martyrs eurent la folie du Christ". Mais c'est vers les écrits rigoureux de Célestin Bouglé qu'il faut se tourner pour en apprécier la portée doctrinale - que l'article «solidarité» de l'édition de 1902 de la Grande EncycloPédie expose avec un dogmatisme parfaitement représentatif de l'esprit de l'époque.

La grande décennie du solidarisme :

1896: Solidarité (Léon Bourgeois) 1900: L'idée de solidarité (Fernand Brunetière) 1902 : Essai d'une PhilosoPhie de la solidarité (Léon Bourgeois) 1903 : Individualisme et solidarité (S. Becquerelle) Etude sur la solidarité sociale comme principe des lois (Ch. Brunot) La solidarité sociale et ses nouvelles formules (Eugène d'Eichthal) Solidarisme et libéralisme (C. Bouglé) 1904 : Les applications sociales de la solidarité (Charles Gide) 1906 : Etudes sur le solidarisme (L. Deuwe) 1907 : Le solidarisme (C. Bouglé)

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Sur l'histoire de l'idée de solidarité (Mauranges) La solidarité sociale (Ch. Duprat) Sur la solidarité (Fleurant) 1908 : La religion de la solidarité (T. Fallot)

Au-delà des excès d'un scientisme naïf et des déclama­tions hyperboliques, ce solidarisme première manière apparaît bien entendu d'abord animé par le louable souci d'atténuer la misère des citoyens les moins bien lotis. Pour y parvenir, le resserrement par l'obligation légale d'assis­tance matérielle mutuelle des liens distendus entre des individus vivant dans des conditions trop inégales consti­tue le moyen le plus efficace. D'autant qu'il paraît du même coup permettre d'instaurer une paix sociale que les durs conflits ouvriers d'alors semblent rendre autrement improbable. Le principe d'une solidarité sociale se donne donc comme une solution de synthèse et d'harmonie ... social-démocrate ou « libérale sociale» avant la lettre, ce qui ne saurait étonner de la part de ses promoteurs pour la plupart situés dans la mouvance du radicalisme. Mais en même temps l'altruisme laïque qui le sous-tend et le glissement d'une philosophie morale à une philosophie sociale et politique qui en découle se révèlent pleins d'ambivalence. Derrière une modération formelle de bon aloi transparaît la tentation tutélaire et paternaliste de la puissance publique qui se substitue à l'initiative de citoyens a priori jugés peu capables d'assurer leur propre protection ou de veiller à celle des autres. L'objectif raisonnable d'une plus grande sécurité face aux aléas de la vie semble ne pouvoir être réalisé que par le biais d'une étatisation de la prévoyance. Et celle-ci tend à se voir confondre avec le projet tout différent d'une redistribu­tion forcée des revenus: ce n'est pas par hasard que la décision d'instituer la progressivité de leur taxation date de la fin de ce premier grand « moment» solidariste -soit 1910. La reconnaissance d'un droit légal à l'aide d'une collectivité dont la réalité autonome est tenue pour allant

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de soi s'accompagne de la perspective désirable d'une plus grande socialisation de l'existence. Moins d'ailleurs en ce qu'elle fait du « social» sa forme obligée qu'en relevant d'un sociologisme selon lequel l'individu ne se possède pas naturellement mais appartient dans tous les sens du mot à la société censée l'avoir «produit ». Rupture de para­digme : tout se passe alors comme si la légitimité morale dont se prévalent les solidaristes leur conférait le pouvoir de socialiser le devoir de solidarité et de l'enfermer dans une voie unique impliquant nécessairement l'action contraignante de l'Etat et la proclamation de «droits sociaux» irréductibles et supérieurs aux classiques droits individuels de l'homme. De telles prémisses annoncent déjà la figure de l'Etat-providence et son cortège d'insa­tiables prélèvements obligatoires. Et elles portent aussi en germe toutes les potentialités de son expansion indéfinie et de ses dérives bureaucratiques ultérieures. Il suffira d'attendre que des circonstances favorables permettent à cette idée un peu en avance sur son temps de se réaliser intégralement.

Car cette première grande vague de solidarisme ne porte pas aussitôt tous ses fruits. Après avoir amorcé la promulgation de la législation sociale française, elle est dans un premier temps brisée dans son élan par la guerre de 1914-18 : le dernier ouvrage solidariste important -La Politique de prévoyance sociale, de Léon Bourgeois, paraît en 1914. Mais dans un second temps, la forte croissance de l'Etat héritée de quatre ans de Grande Guerre lui redonne progressivement une certaine vigueur. En 1928, alors même que sont instituées les allocations familiales pour les salariés, les idées solidaristes font un retour théorique remarqué grâce au cours que Charles Gide publie un peu plus tard sous le titre La Solidarité (1932). Mais en se ré appropriant ainsi le courant d'idées dont il avait été le discret et avisé initiateur quelque quarante ans auparavant, il se contente de procéder à un banal recense­ment de thèses déjà développées au début du siècle pour

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en souligner la pertinence grandissante dans une soc~été de plus en plus marqué.e par l'interdépendance. Le sohd.a­risme y gagne toutefOIS une permanence et une conSIS­tance doctrinales qui vont lui permettre d'imprégner à nouveau les esprits des castes dirigeantes. Assez logique­ment, ce sera moins l'épisode« lutte de classes» du Front populaire de 1936 que la réaction communautaire du pétainisme triomphant de 1940/41 qui va favoriser le passage à l'acte dans une nouvelle et décisive étape: le principe de solidarité sociale s'y combine idéologiquement avec la figure mythique de la nation pour donner l'idée­force de solidarité ... nationale. Une avancée de taille que ne renieront certes pas les politiques et les ingénieurs sociaux qui s'en recommandent en octobre 1945 pour créer la Sécurité sociale.

1820/1850 : traditionalisme contre-révolutionnaire, socialisme utopique et pré-solidarisme

D'une certaine manière, c'est cette synthèse finale de la communauté nationale et de la solidarité sociale qui à la fois dévoile la vocation étatiste profonde qui habite cette dernière et révèle la sourde présence de la logique communautarienne qui la sous-tend et que l'on voit encore plus à l'œuvre dans l'actuel néo-solidarisme. Mais pour comprendre comment et pourquoi l'idée de solida­rité a pu être ainsi soudée à une conception «collecti­viste » des relations sociales, il faut encore une fois remon­ter le cours de l'histoire des idées - en amont de la « belle époque» du solidarisme. Au moment où il se constitue au grand jour, celui-ci ne procède en effet pas de la généra­tion spontanée: bien que les circonstances d'alors expliquent son éclosion, il a déjà une histoire souterraine ou plutôt une préhistoire des plus éclairantes.

L'idée de la solidarité comme lien social naturel contrai­gnant et source d'une obligation de partage social ne naît pas avec les théoriciens solidaristes précédemment évo-

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qués. Ceux-ci se bornent en fait à en expliciter les implica­tIOns, à en explorer les conditions politiques d'organisa­tion dans la société industrielle et à lui donner la forme d'une idéologie cohérente mais édulcorée eu égard à ses origines. Elle apparaît en réalité dès les premières décen­nies du XIXe siècle, avant même que Pierre Leroux ne la popularise en 1838 en s'en prétendant à tort le vrai père (''j'ai le premier emprunté aux légistes le terme de solidarité pour l'introduire dans la PhilosoPhie, c'est-à-dire selon moi de la religion. J'ai voulu remplacer la charité du christianisme par la solidarité humaine ... ", La Grève de Samarez, I, p.254). Lorsque Mirabeau, dès 1789, puis Chateaubriand, en 1802, utilisent fugitivement l'adjectif « solidaire» pour qualifier la relation d'interdépendance des hommes, ils sont les premiers à transférer le contenu sémantique de la notion de solidarité au-dehors de son acception juridique d'origine où elle désignait depuis peu la même relatIOn mais entre des débiteurs en rapp'0rt à un créancier commun. Mais c'est à Ballanche qU'lI revient d'inaugurer en 1818 dans l'Essai sur les institutions sociales le véntable usage sociologique/politique du mot «solidarité ». Ce catholique mystique et contre-révolutionnaire en confirme la connotation religieuse foncière surtout pour lui adjoindre une dimension nouvelle subordonnant les hommes à la communauté, assimilée à un être global qui les absorbe. Ce en quoi il ne fait que respecter l'étymo­logique d'une notion qui, en toute ngueur, signifie que les éléments d'un ensemble se trouvent si fortement et mutuellement dépendants qu'ils sont soudés en un seul bloc - un... sohde (<< in solidum»), formant un tout organique et indissociable, irréductible à ses parties. Ce sens premier et cette même perception d'un lien social originaire et privilégié se retrouvent d'ailleurs presque au même moment chez Joseph de Maistre, deuxième utilisa­teur en date dans Les Soirées de Saint-Petersbourg (1821) et penseur réactionnaire, au « holisme * » non moins notoire.

* Les lignes qui précèdent définissent très précisément le sens de ce mot dérivé du grec holos, un « tout ».

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Il ne faudra jamais oublier cette inscription première du concept de solidarité dans un terrain idéologique caracté­risé par une représentation théocratique, communauta­rienne et nostalgique de l'ordre social ancien, qui en révèle et en orientera d'une manière durable le tropisme naturel.

Les premiers pas de l'idée de solidarité :

"C'est de (la) réunion (des agrégations politiques) que la nation se trouve formée et elles sont solidaires entre elles puisque chacune doit en partie ce que la nation doit en corps ... »

Mirabeau, Sur la propriété des biens du clergé, 30 oct. 1789.

"Sans décider ici si Dieu a tort ou raison de nous rendre solidaires, tout ce que nous savons et tout ce qu'il nous suffit de savoir à présent est que cette loi existe ( ... ) Ce sacrement (le baptême) nous dit que nos fautes rejaillissent sur nos fils, que nous sommes tous solidaires ... "

Chateaubriand, Le Génie du christianisme, 1802, chapitre 4 puis 6 du premier livre.

"On ne saurait trop le redire, l'homme n'est pas fait pour être seul, l'homme n'est rien tout seul, l'homme enfin ne peut séparer sa destinée de celle de ses semblables; et le genre humain tout entier est solidaire. "

Ballanche, Essai sur les institutions sociales, 1818, chapitre 9.

"Il Y a une foule d'exemples de ce sentiment naturel, légitimé et consacré par la religion, et qu'on

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pourrait regarder comme des traces presque effa­cées d'un état primitif. En suivant cette route, croyez-vous ... qu'il fût absolument impossible de se former une certaine idée de cette solidarité qui existe entre les hommes (vous me permettrez bien ce terme de jurisprudence), d'où résulte la réversibilité des mérites qui explique tout? »

Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 1821, p.208.

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Un autre mode d'emploi se fait cependant jour peu après dans les écrits de Charles Fourier* (Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, 1829) qui revient à un usage de type plus juridique en rapport avec l'organisation économique de son utopie. C'est la conjugaison de ces deux origines, renforcée de revendications de «justice sociale », qui permet vers 1840 à la solidarité d'émerger enfin en catégorie à part entière de la philosophie sociale de l'époque. L'avènement intervient presque simultané­ment chez Pierre Leroux, Comte et Proudhon - rien de moins. Dès 1838 dans De l'égalité puis davantage encore dans De l'humanité en 1840, Leroux expose qu'il faut substituer l'idée nouvelle de solidarité à la vieille et bonasse charité chrétienne ("Ce qu'il faut entendre aujourd'hui par charité, c'est la solidarité mutuelle des hommes"). Non par franche hostilité à cette dernière, mais parce qu'il la juge infidèle à l'esprit égalitaire et communautaire du christianisme des commencements. Son pré-solidarisme est d'inspiration fondamentalement religieuse sinon mys­tique: la solidarité, c'est la communion universelle ("Le vrai droit de l'homme, c'est la communion") des hommes­individus dans 1'« être collectif Humanité », la commu­nion christique socialement organisée ("La solidarité seule

* Pour Fourier et les auteurs qui suivent, les textes de référence se trouvent en annexe.

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est organisable") - ce qui ne saurait surprendre de la part de ce prophète du communisme.

Le même holisme, la même volonté de socialisation de l'amour d'autrui érigé en impératif catégorique se re­trouvent dans la conception de la solidarité selon Auguste Comte. Mais la propension à en faire une arme contre la misère et l'inégalité en moins, et le projet scientiste de la constituer en loi sociologique en plus. Le fondateur du positivisme (dont Durkheim est le continuateur avoué) est surtout l'inventeur de ce qu'il nomme «l'idée mère de l'universelle solidarité sociale» *, expression qui ponctue constamment son propos et thème promis, on le sait, à un riche avenir, en lequel il voit la traduction la plus accomplie d'une autre de ses célèbres inventions séman­tiques: 1'« altruisme ». Alimenté par celui-ci, le «sentiment intime de la solidarité sociale» ** représente ce liant qui génère un «consensus» et une « cohésion sociale» (deux autres notions de son cru qui sont aussi bien au centre de son œuvre que du néo-solidarisme actueL.) indispen­sables à la conservation du « grand être collectif» qu'est pour lui la société. C'est pour avoir su faire de la solidarité sociale le support d'une théorie de la société en même temps que d'une éthique de l'effusion qu'on peut attri­buer à Comte la vraie et lointaine paternité du solidarisme <

en tant que paradigme souverain. Mais c'est avec lui que du même coup ce dernier trahit le mieux son ambiguïté fondamentale: est-ce vraiment par hasard que l'idéologie de la solidarité sociale commence à prendre forme dans le cadre d'une mystique« organiciste »(qui assimile l'organi­sation sociale à un organisme vivant et les individus à ses organes ou cellules) et fusionnelle de l'humanité, en quête d'ordre moral et pour laquelle l'homme-individu n'existe pas - son être ne lui venant que du social? Ambiguïté suffisamment sensible pour qu'il n'y ait pas à s'attarder sur

* Cours de PhilosoPhie positive, Physique sociale, p. 278. ** Discours sur l'esprit positif.

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l'apport de Proudhon au solidarisme. En effet, après avoir lui aussi usé d'une manière positive de l'idée de solidarité dès 1840, il s'est montré ensuite de plus en plus réticent envers elle en raison de son incompatibilité avec la ... propriété dont il a progressivement découvert les vertus et d'abord le lien nécessaire avec la liberté individuelle.

De 1840 à 1850 environ, s'ouvre une décennie où la solidarité devient une valeur-phare de la philosophie sociale la plus hostile au système de l'économie libérale. L'identité idéologique de ceux qui l'invoquent est révéla­trice : outre Pecqueur, un saint-simonien, on trouve en particulier Cabet - un autre héraut du communisme utopique et religieux, et Louis Blanc - l'un des chefs de file du socialisme révolutionnaire. L'idéal d'une commu­nauté solidaire sert ainsi d'arme intellectuelle pour atta­quer la société « bourgeoise» et au travers d'elle les droits de l'homme version 1789/91, accusés de faire régner la loi « sauvage» de la concurrence et de la propriété qui réduirait le prolétariat à une paupérisation croissante. En se confondant avec la revendication égalitariste de par­tage intégral des richesses et de «droits sociaux» au travail et à l'assistance, le pré-solidarisme de cette période révèle l'existence de la connexion profonde de l'idée de solidarité sociale avec le projet collectiviste. Ce que le fervent partisan de la conception anarchiste de celui-ci qu'est Bakounine ne manquera pas de relever et d'exploi­ter. Il fait de la solidarité à la fois une loi universelle de l'humanité, une pratique spécifiquement révolutionnaire et le principe organisateur de la future société sans classes. Les communards de 1871 en tireront eux aussi les consé­quences logiques en substituant le mot «solidarité» à celui de fraternité dans la devise républicaine ...

Ce serait pourtant une grave erreur d'identifier la fin de la préhistoire du solidarisme à cette seule orientation « gauchisante» qui aboutit d'ailleurs provisoirement à une impasse - probablement à cause du succès grandis­sant du marxisme. Le plus important pour comprendre le

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grand épisode suivant (18~O/191.0) se passe ai~l.~ur.s, dans le développement de la dImensIOn morale deJa SI forte­ment présente au sein de l'interprétation que Ballanche, Leroux et Comte avaient donnée de la solidarité. Deux philosophes en quête de valeurs permettant de reformu­ler l'exigence éthique hors de Kant illustrent cette ten­dance : Charles Renouvier dans son Manuel républicain de l'homme et du citoyen (1848), alors qu'il était encore saint­simonien et proche de Fourier; puis surtout Charles Secrétan dans la PhilosoPhie de la liberté (1849) où il n'hésite pas à conférer un statut théologique et métaphysique à cette même solidarité. L'un et l'autre la posent en idéal moral suprême, seul susceptible de fonder les devoirs de l'humanité nouvelle réconciliée avec elle-même. Après quoi le thème de la solidarité morale autant que sociale entre dans une phase de latence dont il commence à sortir en 1869, lorsque Secrétan la convoque à nouveau avec insistance dans un ouvrage qui annonce la suite que l'on connaît déjà avec Marion et qui caractérise bien les condi­tions d'éclosion ouverte du solidarisme : La Science de la morale.

Malgré les évidents clivages qui les opposent, tous ces « pionniers» de la solidarité sociale présentent suffisam­ment de traits communs pour qu'on puisse faire du pré-solidarisme un courant idéologique relativement homogène. A partir d'un rejet viscéral du monde concur­rentiel, inégalitaire et selon eux aussi «égoïste» que dissolu, issu de la Déclaration « bourgeoise» des droits de l'homme, il s'agit de régénérer la société en y rétablissant entre les individus les liens d'une grande famille unie (de Ballanche à Louis Blanc, c'est la métaphore favorite). Qu'elle rétablisse l'harmonie d'une hiérarchie paternaliste ou instaure un partage égalitaire et fraternel, qu'elle soit régressive ou progressiste, la solidarité sociale joue le rôle moteur fondamental d'une loi morale quasi religieuse, la seule capable de faire (re)naître une communauté orga­nique idéale.

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Au regard de cette version maximaliste de la solidarité, le solidarisme des années 1880/1910 apparaît dans une relation fort ambivalente de continuité/discontinuité. S'il en conserve le holisme, le sociologisme et le justicialisme moralisateur, il en gomme les aspects les plus violents et la fonction de refus absolu. La solidarité sociale s'y trouve apprivoisée et assagie puisqu'il s'agit de passer aux actes pour réparer les injustices les plus criantes en se réconci­liant et non plus de faire immédiatement table rase de la modernité capitaliste. On passe du mysticisme de l'utopie de combat, réactionnaire ou révolutionnaire, à un projet consensuel, laïque, réformiste, pragmatique. On ne vili­pende plus les droits de l'homme : on veut les améliorer en les complétant par l'instauration de nouveaux droits sociaux intégrant tous les citoyens à la nation et dont l'Etat républicain sera l'effecteur et le garant. Ainsi revue et corrigée, étatisée et fonctionnalisée, la solidarité sociale devient ce sésame capable de résoudre la «question sociale» aux moindres frais et pour le bénéfice de tous. Mais tout aseptisée, canalisée et rationalisée qu'elle soit, l'aspiration solidaritaire des débuts est toujours là. Sa relative relégation est le prix à payer pour son passage du statut d'idéologie de rupture à celui d'idéologie domi­nante incarnant les idéaux bienveillants de la République. La contradiction demeure cependant entre ceux-ci et la logique de contrainte conservée des origines, sans doute inhérente à son principe même: le feu couve toujours sous la cendre.

A beaucoup d'égards, tout semble depuis 1980 se passer comme si nous étions entrés dans la quatrième phase de l'histoire de la solidarité sociale, en revivant à l'envers le scénario du siècle précédent, en retrouvant l'inspiration de la phase originelle sous la sédimentation intervenue entre-temps. Si la troisième phase (1940/1980) s'est tra­duite par la mise en place d'un «service public» et mécanique de la solidarité nationale sous forme d'Etat­providence (héritage du solidarisme de la deuxième phase

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de 1880/1910), on peut se demander si la volonté d'en dépasser les formes sclérosées en le radicalisant par les « nouvelles solidarités» et l'extension maximale des droits sociaux ne représente pas un certain retour aux sources solidaritaires de la phase initiale de 1820/1850 ...

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La solidarité assistancielle :

nouvel opium des pauvres

"Qui ne voit d'abord que le droit à l'assistance, garanti par le gouvernement à défaut de travail, est la même c/wse que le droit au travail, travesti sous une formule d'égoïsme? C'est EN HAINE du droit au travail qu'a été accordé le droit à l'assistance, c'est comme rachat de la rente, comme rançon de la propriété, que le Gouvernement s'est obligé à réorganiser la charité frublique. Or, pour tout Iwmme qui a le sens de la logique et du droit, qui connaît la manière dont s'exécutent les obligations entre les hommes, il est évident que le droit à l'assistance, également odieux à ceux qui en jouissent et à ceux qui l'acquittent, ne peut entrer, au moins en cette forme, dans les institutions d'une société, par conséquent, qu'il ne peut faire l'objet d'un mandat du PeuPle souverain au gouvernement ( ... ) qui fera les fonds de l'assistance? les propriétaires? 200 millions n y suffiront pas .. il faudra donc créer de nouveaux impôts, écraser la propriété pour fournir une subvention au proléta­riat. Organisera-t-on un système de retenue sur les salaires? Alors, ce n'est plus . l'Etat, ce ne sont plus les propriétaires et les capitalistes qui assistent .. ce sont les travailleurs qui s'assistent les uns les autres: l'ouvrier qui travaille paye pour celui qui ne travaille pas, le bon pour le mauvais, l'économe pour le prodigue et le débauché. Dans tous les cas, l'assistance devient une retraite pour l'inconduite, une prime à la paresse: c'est le contrefort de la mendicité, la providence de la misère. Le paupérisme devient ainsi chose constitutionnelle .. c'est une fonction sociale, un métier consacré par la loi, payé, encouragé, multiPlié. La taxe des pauvres est un argument au désordre, contre les caisses d'épargne, caisses de retraites, tontines, etc. Pendant que vous moralisez. le peuple par vos institutions de prévoyance et de crédit, vous le démoralisez. par l'assistance."

Proudhon, Les Confessions d'un révolutionnaire, 1853, pp. 224/5.

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Si François d'Assise avait vécu de nos jours en France, son destin en eût sans doute été radicalement changé: il n'aurait pu qu'au prix d'extrêmes difficultés mener,rexis­tence qui lui a valu de devenir un saint. TravaIlleurs sociaux et militants d'associations humanitaires se le seraient disputé afin de lui faire quitter son état de pauvreté et faire valoir ses droits d'« exclu» à bénéficier des « nouvelles solidarités ». Se serait-il avisé de résister qu'on en aurait fait un cas médico-social et qu'on aurait fini par l'amener en douceur à se considérer comme une victime de la société devant s'adapter à la mentalité d'ayant droit et de candidat à une existence assistée. Il se serait alors vu attribuer d'office un revenu minimum d'insertion quand bien même il n'aurait guère cherché à se réinsérer, assuré d'être socialement aidé et de pouvoir s'installer dans cette condition aussi longtemps que durera l'Etat-providence amélioré ...

A l'ère du «droit-de-l'hommisme» socialisé et senti­mentalisé, on traque en effet le pauvre non plus pour l'exclure en le culpabilisant ou en le chassant, mais pour l'établir en légitime détenteur de «droits sociaux », de « droits à » la solidarité sociale. Le peu de succès de la dimension « insertion» accolée à l'octroi du revenu mini­mum (en 1990, près de deux ans après le début officiel de sa mise en place, à peine plus d'un quart seulement de ses titulaires étaient engagés dans un contrat théorique de réinsertion par l'emploi, dont rien de plus ne prouve qu'il débouchera sur un résultat effectif et durable ... ) montre qu'on est de ce fait entré dans un monde où un adulte bien portant peut légalement et sans déshonneur choisir de survivre d'une manière durable sans travailler grâce à l'attribution d'une assistance sociale complète qu'on évite pour le moment de présenter officiellement et séman­tiquement en termes de statut. Même si le caractère obsessionnel et hyperbolique pris par la mobilisation contre une pauvreté en réalité en régression mérite un examen sans complaisance, il serait cependant malvenu

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de ne focaliser l'attention critique que sur cette population d'ex-... exclus. Certes nombreux dans l'absolu (on pré­voyait à terme six cent mille ménages « RMistes », soit plus d'un million de personnes subventionnées par cette dispo­sition), ils ne représentent qu'une fraction de l'immense masse de bénéficiaires de revenus passifs qui vivent même si c'est en partie de l'assistance financière généreusement distribuée au nom cette fois-ci de la réduction des inégali­tés par le système de solidarité nationale. Ce sont des arbres qui ne doivent pas cacher la forêt ni surtout ce qui les fait pousser. De ce point de vue, la référence aux « nouvelles solidarités» qui ont abouti à l'instauration du droit à un revenu minimum ne peut que jouer le rôle de révélateur et de miroir grossissant de la logique du solida­risme considéré dans son ensemble.

C'est donc à ce double niveau qualitatif et quantitatif qu'il convient de se situer pour apprécier le sens et la portée exacts du principe de solidarité sociale lorsqu'on passe du discours aux actes et que s'institutionnalisent les droits sociaux y afférents. Mais au travers de l'impact sociologique (quels sont les effets structurels produits dans une population quand on lui distribue une forte dose d'aide sociale?) et psychologique (comment se vit la condi­tion d'ayant droit à la solidarité de l'Etat-providence ?), c'est bien sûr la possibilité d'aller ainsi au-delà des mots et des pieuses intentions pour dégager les présupposés idéo­logiques à l'œuvre qui présente le plus d'intérêt.

La classe des assistés : la providentiature

Tout un champ de ce qu'on appelle la protection « sociale» ne relève en réalité que du principe assuranciel. En régime classique et qu'il s'agisse de retraite, de maladie ou de chômage, des prestations sont versées parce que l'on a préalablement cotisé. Si des cotisants perçoivent finale­ment plus que d'autres et donc davantage qu'ils n'ont versé, c'est le résultat normal de la logique aléatoire des

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risques contre lesquels précisément ils S0r;tt assu~és par, le prélèvement opéré sur leurs revenus. BIen qu Imposee, contrôlée et manipulée par l'Etat, cette ouverture . de droits renvoie à un dispositif d'assurance et d'entraIde mutuelles où l'ensemble des individus est seul en dernier ressort à l'origine de la «providence» sociale dont ils bénéficient. Mais il n'en va pas de même dans tout un autre vaste domaine où au nom de la « solidarité natio­nale » un individu peut jouir de prestations directes ou indirectes ne dépendant pas de la souscription préalable à un quasi-contrat d'assurance-prévoyance ou d'une rela­tion réellement contractuelle d'entraide. Elles lui sont en effet accordées d'une manière automatique en vertu de sa seule appartenance statutaire à une catégorie sociale dési­gnée par le pouvoir politique (familles, chômeurs de longue durée, pauvres, personnes à bas revenus, etc.). La plupart de ces bénéficiaires ont certes un tant soit peu participé aux dépenses publiques par l'acquittement nécessaire de l'impôt sur la consommation et un minimum de cotisations sociales. Mais l'important est qu'à partir d'une contribution pouvant être fort limitée voire inexis­tante, cette partie déterminée de la population se voit de droit garantie de recevoir des revenus sans rapport ni commune mesure avec ce qui lui en coûte. Ni issus de son activité professionnelle, de son épargne, d'échanges contractuels de services ou de la logique assurancielle, sans aucune contrepartie, ces revenus d'origine« sociale» sont fondamentalement passifs. En d'autres termes, une part plus ou moins importante du budget familial des individus en question est systématiquement prise en charge par la « providence» publique (Etat, collectivités territonales ou organismes socIaux). Ce que la sémantique administrative reconnaît en parlant parfois non plus d'allocations ou d'indemnités, mais d'« aides ». En fait, ce sont bel et bien des individus qui se trouvent ainsi dans leur vie courante pris matériellement en charge : à des degrés variables et au sens strict du terme, ils sont assistés - des assistés sociaux.

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Pourtant, du point de vue solidariste, il n'en est rien. Selon lui, le bénéfice des subsides perçus provient de la simple jouissance d'un droit: celui « d'obtenir de la collec­tivité des moyens convenables d'existence» selon ce qui fut proclamé dès la constitution de 1791, repris dans divers préambules constitutionnels et qui figure en tête du texte de loi portant création du «revenu minimum d'insertion ». Postulat fort ancien et récurrent en vérité puisque Montesquieu l'invoquait déjà (<< L'Etat ... doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé. », De l'esprit des lois, Livre XXIII) et qu'il constituait une pièce maîtresse de l'argumentaire solidariste de la première époque (Bouglé : « Dans une société juste (. . .) il Y a un minimum d'existence que la société doit d'abord assurer à chacun de ses membres. », Solidarisme et Libéralisme, 1903, p. 25). Dans cette perspective, le seul fait d'être légale­ment reconnu avoir «droit à» au nom de principes humanitaires suffit à lever la qualification d'assistance, justement assimilée à une position d'infériorité et d'inca­pacité dépendant du bon vouloir d'autrui. La référence à une indispensable réduction des inégalités complète cette assise théorique des « droits sociaux» : les « avantages» qu'un individu en reçoit ne seraient que la légitime compensation lui restituant ce qui lui revient et qu'on lui doit donc par devoir de solidarité et souci de justice sociale: un dû (article additionnel à la loi sur le droit au logement, décembre 1989 : « Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l'ensemble de la nation. Toute personne éprouvant des difficultés particulières, en raison de l'inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d'existence, a droit à une aide de la collectivité ... pour accéder à un logement décent et indéPendant ou de sy maintenir. »).

Liquider de la sorte le thème de l'assistance n'est pos­sible que par une opération de travestissement du réel où le tour de passe-passe verbal se combine à l'amalgame. Dans le cours normal de la vie, un individu est propre-

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ment « assisté» à proportion de la prise en charge dont il est l'objet. Cela étant, la notion d'assistance n'a pas néces­sairement de connotation péjorative: lorsqu'il s'agit d'« assistance publique» au sens hospitalier de l'expres­sion, de secours ponctuel et immédiat apporté à une personne en danger, elle n'a même qu'une coloration positive. De même quand elle désigne l'aide durable dont bénéficient à juste titre les individus que leur âge ou leur état de santé met en situation chronique de faiblesse. Mais il est alors remarquable qu'ils ne sont pas pour autant rangés dans la catégorie des « assistés », comme si cette qualification en était par force venue à signifier qu'on reçoit une aide indue ou excessive dans sa durée, ses modalités ou son intensité. Glissement lexical instructif: un individu cesse d'être seulement assisté (qualificatif neutre) pour devenir ne serait-ce qu'à temps partiel un « assisté» (substantif dévalorisant) dans sa signification courante dès lors que la satisfaction de ses besoins vitaux dépend d'une prise en charge extérieure à lui-même ... et alors qu'aucune incapacité personnelle objective d'y subvenir par ses propres soins ne le justifie. Et comme si, tel un enfant prolongé, il ne pouvait parvenir à accomplir seulles tâches premières de l'existence humaine normale et avait perpé­tuellement besoin d'une « maman» s'occupant de lui.

Lorsque l'intervention « providentielle» extérieure est de type « social» (c'est-à-dire politique) et qu'elle découle de l'attribution de « droits à » bénéficier statutairement de subventions sans efforts ni initiatives ni réciprocité d'obli­gations ni échange véritable d'aucune sorte, l'intéressé se trouve qu'on le veuille ou non traité en assisté. Ce qui tend à l'installer en permanence dans une position de passivité et de dépendance à l'égard du bras séculier de la collecti­vité: l'Etat - position qu'il risque fort d'intégrer en profondeur dans son mode de vie habituel et sa percep­tion du monde. A moins que le seul échange intervenu n'ait été celui de son autonomie contre une certitude de sécurité sociale totale donnée par un Etat ainsi voué à

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l'extension indéfinie de ses fonctions tutélaires Uean­Marie Benoist: "Ces « droits à » sont pensables en effet dans un horizon de sécurité (sécurité sociale, sécurité de l'emPloi, société d'assistance) qui ne suppose Plus l'abstention de l'Etat, mais au contraire son intervention afin qu'il fournisse des prestations diverses: aides, allocations, subventions, assurances, équipement, etc. La société d'assistance engendrée par l'exaspération des « droits à » contenus dans le préambule de 1946 est en fait une société de déPendance qui ne peut que déboucher sur la croissance de l'Etat, aux déPens de l'état de droit." Les Outils de la liberté, Robert Laffont, 1985, pp. 140/1).

A s'en tenir aux apparences et à une interprétation étroite de cette notion d'assisté social, la catégorie qu'elle recouvre ne comprendrait que les titulaires administratifs du revenu minimum. Malgré les dénégations indignées des néo-solidaristes et compte tenu de la dérive signalée, ils incarnent souvent la situation d'assistance à l'état pur. Mais doivent d'abord s'y ajouter tous les habiles qui, bien avant l'instauration officielle du RMI, avaient déjà pu et su occasionnellement cumuler tant de multiples subsides et prises en charge qu'il leur était pratiquement possible de vivre - parfois bien - sans activité professionnelle. Si leur nombre est difficile à évaluer car ils ne sont guère décelables sans des recoupements fastidieux et parce que les pouvoirs publics nationaux ou locaux ne tiennent pas à ce que la chose soit ouvertement avérée, leur existence est de notoriété publique; chacun de nous connaît une ou plusieurs de ces situations tolérées par la social-bureaucra­tie. Surtout, il faut adjoindre à ce noyau dur l'ensemble infiniment diversifié des bénéficiaires des innombrables prestations sociales indépendantes de toute cotisation préalable. Grâce à la double confusion dont la France solidariste s'est fait une spécialité sous le prétexte de politique sociale : entre protections sociales assurancielle et assistancielle d'une part, entre protection sociale et distribution de revenus aux fins de « réduction des inéga­lités» d'autre part, leur consommation personnelle ou

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familiale est pour une part parfois appréciable financée par l'Etat-providence sous ses diverses formes. L'évolu­tion délibérée du système de sécurité sociale vers une institutionnalisation du «A chacun selon ses besoins» a consacré l'hégémonie de la logique assistancielle inscrite au cœur du principe de solidarité sociale et nationale (Jean-Jacques Dupeyroux : «Dans la (conception commuta­tive) le centre de gravité se déplace : le fondement du droit à la Sécurité sociale n'est plus recherché dans l'activité professionnelle et l'apport de chacun à la société, mais dans les besoins des individus, besoins pris en considération au nom d'une solidarité naturelle entre les membres d'une même collectivité nationale. Il s'agit alors d'assurer une meilleure réPartition des revenus en fonction des besoins de chacun : la sécurité sociale revêt la forme d'un système de garantie d'un minimum social. », Droit de la Sécurité sociale, 1981, p.82).

Il en résulte bien sûr une prolifération du nombre d'assistés puisque le sont automatiquement tous ceux que les droits sociaux font bénéficier d'aides et facilités en tous genres (<< aides personnalisées au logement », «prêts bonifiés d'accès à la propriété » ... ) parfois invisibles (exo­nération de l'imposition sur le revenu ou des impôts locaux pour cause de quotient familial ou de seuils d'exemption). On peut mesurer l'extension extrême en France de l'institution de l'assistance sociale « élargie» en se référant à la population non imposée sur le revenu grâce à ces dispositions : un citoyen sur deux ayant le privilège de ne pas être contribuable. Elle est en effet admise à profiter des services, équipements et investisse­ments publics sans avoir à prendre part à leur finance­ment ou en n'y participant que d'une manière réduite eu égard à la quote-part proportionnelle qui normalement devrait lui échoir au pays de l'Egalité : ce qui implique donc une prise en charge correspondante (l'acquittement de cotisations sociales certes plafonnées et proportion­nelles n'a rien à voir dans l'affaire puisque cela ne concerne que le domaine de la protection sociale et encore

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est-ce insuffisant puisque ce sont les entreprises et de plus en plus la minorité des contribuables qui subventionnent par exemple les prestations familiales).

En imposant d'aller au-delà de l'usage convenu et étroit de la notion d'assisté appliquée seulement à une frange très limitée d'individus totalement «entretenus» sans rien faire par les finances publiques (sens que consentent parfois à accepter les hommes politiques lorsqu'ils dénoncent « les abonnés de l'assistance» comme Michel Rocard ou «cette prison sans barreaux qu'est l'assis­tance» comme Jacques Chirac. .. ), le réexamen de sa nature confronte à la désagréable réalité que tout le monde cherche à esquiver : sans doute plus de la moitié de la population française figure au nombre des créan­ciers arbitraires de la «collectivité ». Ceci pour autant qu'elle a légalement reçu le droit d'exiger de celle-ci un dû en termes de revenus « providentiels ». En veillant à ne pas y inclure les retraités, malades ou chômeurs dont les prestations ou indemnités ne sont que le juste retour des cotisations antérieures ainsi que les vrais faibles qui ne pourraient survivre sans les aides allouées, la quantité de nourrissons de la solidarité nationale est telle que cette masse d'ayants droit attitrés suffit amplement à constituer en quelque sorte une nouvelle classe : celle des clients de l'Etat-providence, la providentiature - comme on a pu dire la « privilégiature ».

Au sein de cette population consommatrice de la manne déversée sur elle au nom du devoir de solidarité sociale s'est développée une prise de conscience diffuse et collec­tive de ses intérêts matériels propres : au moins conserver intacts ses « acquis sociaux» (d'où l'installation d'un fort conservatisme social) - et si possible les voir s'accroître continuellement selon la dynamique bien connue du « toujours plus ». Elle manifeste son existence au travers des sondages d'opinion, en y exprimant son opposition résolue à l'égard de tout ce qui lui paraît remettre en cause cette position et les « avantages» qui s'y rattachent. Son

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influence se mesure à sa capacité politique de bloquer tous les projets de réforme du système de sécurité sociale ou de la fiscalité discriminatoire dont elle croit tant tirer profit et aux conséquences électorales qui peuvent en résulter (le retour de la gauche au pouvoir en mai 1988 en est un bon exemple). Elle représente de fait une clientèle captive mais potentiellement toute-puissante que personne ne prend plus le risque de contrarier ou décevoir. Au point qu'il faut lui annoncer avec un luxe de ménagements et non sans d'infinies hésitations l'inquiétant avenir promis au système de retraites par répartition. De multiples groupes de pression s'emploient à rechercher ses faveurs et à la flatter, en l'entretenant dans ses illusions providen­tialistes, en lui promettant de nouveaux avantages (le logement social) ou en tentant de l'affoler par la dénoncia­tion de sordides complots (le PCF: «Touche pas à ma sécu », « La Sécurité sociale = la sécurité + la solidarité»). Ils ont recours à la démagogie de la surenchère solidariste essentiellement parce qu'il y va du maintien de leur «fonds de commerce» électoral ou militant (les partis politiques de gauche et les syndicats ouvriers), ou de l'espoir de paraître aussi « sociaux» que ceux-ci (les partis de droite ou d'extrême-droite qui admettent la solidarité nationale mais veulent la réserver aux ... « nationaux») ou enfin de la possibilité de reconquérir des parts de marché dans le domaine de l'influence idéologique et donc du pouvoir sur la société (l'Eglise). Mais d'autres sont beau­coup plus intimement liés à la providentiature puisqu'ils en émanent de manière directe (les sacro-saintes associa­tions familiales) ou que leurs intérêts corporatistes dépendent de son maintien ou de son expansion continue (la social-bureaucratie).

Que la providentiature existe effectivement en tant que classe des assistés ne serait-ce que sur un mode négatif (comme force d'inertie et d'opposition difficilement contournable) ou indirect (comme destinataire homogène de mesures et de slogans politiques) ne suffit cependant

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pas à lui conférer la consistance d'un groupe social natu­rel. Elle n'est pas née du processus spontané du change­ment social, elle n'a pas une réelle autonomie sociolo­gique, elle ne s'est pas constituée à l'initiative même de ses membres. Elle est le sous-produit délibéré de l'institution de l'Etat-providence voulue par l'alliance des idéologues de la solidarité sociale et de la majorité de la classe politique - c'est-à-dire d'une entreprise d'extension des attributions de l'Etat, dont elle dépend totalement. Elle

Quand Bastiat voyait avec anxiété poindre l'Etat-providence

"A l'aspect des souffrances qui accablent un grand nombre de nos frères, ces publicistes ont pensé qu'elles étaient imputables à la liberté qui est la justice. Ils sont partis de cette idée que le système de la liberté, de la justice exacte, avait été mis légale­ment à l'épreuve, et qu'il avait failli. Ils en ont conclu que le temps était venu de faire à la législation un pas de plus, et qu'elle devait enfin s'imprégner du principe de la fraternité. De là, ces écoles saint­simoniennes, fouriéristes, communistes, owénistes ; de là, ces tentatives d'organisation du travail; ces déclarations que l'Etat doit la subsistance, le bien­être, l'éducation à tous les citoyens; qu'il doit être généreux, charitable, présent à tout, dévoué à tous; que sa mission est d'allaiter l'enfance, d'instruire la jeunesse, d'assurer du travail aux forts, de donner des retraites aux faibles; en un mot, qu'il a à inter­venir directement pour soulager toutes les souf­frances, satisfaire et prévenir tous les besoins, four­nir des capitaux à toutes les entreprises, des lumières à toutes les intelligences, des baumes à toutes les plaies, des asiles à toutes les infortunes, et même des secours et du sang français à tous les opprimés sur la surface du globe.

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Encore une fois, qui ne voudrait voir tous ces bienfaits découler sur le monde de la loi comme d'une source intarissable? Qui ne serait heureux de voir l'Etat assumer sur lui toute peine, toute pré­voyance, toute responsabilité, tout devoir, tout ce qu'une Providence, dont les desseins sont impéné­trables, a mis de laborieux et de lourd à la charge de l'humanité, et réserver aux individus dont elle se compose le côté attrayant et facile, les satisfactions, les jouissances, la certitude, le calme, le repos, un présent toujours assuré, un avenir toujours riant, la fortune sans soins, la famille sans charges, le crédit sans garanties, l'existence sans efforts?

Certes, nous voudrions tout cela, si c'était possible. Mais, est-ce possible?"

Œustice et Fraternité)

résulte beaucoup moins d'une demande expresse des bénéficiaires que d'une offre non désintéressée émanant des hommes de l'Etat et imposée par eux (Bismarck avait bien en son temps compris l'intérêt de la chose). Une preuve en est que la tradition ouvrière des débuts de la société industrielle se fondait bien plutôt autour d'une volonté d'auto-organisation de l'entraide mutuelle (Prou­dhon) et d'une revendication d'augmentation des salaires directs jugée la seule voie compatible avec la dignité (et l'intérêt authentique) des travailleurs. Il est d'autre part symptomatique que Jaurès ait critiqué le déferlement solidariste des années 1900 en voyant dans la solidarité «un peu de quinine et de phénol sur le corps social ». Tout en permettant d'étendre un subtil contrôle social sur le monde salarié, l'offre insistante puis obligatoire de prise en charge social-bureaucratique de la protection des indi­vidus et de leurs familles a peu à peu sécrété la demande correspondante. Elle a conditionné les attitudes et les mentalités, habituant les esprits (et pas seulement les

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moins favorisés) à tout attendre de l'Etat et à en dépendre - tout en faisant en retour dépendre la classe politique d'attentes volontiers irrationnelles.

Il serait donc inadéquat et même injuste de ne voir dans la providentiature qu'une masse d'individus spontané­ment avides d'être passivement entretenus par la collecti­vité et de vivre par la force à ses dépens. Ils y sont incités et encouragés par l'effet d'offre en question, et à certains égards contraints par la stratégie des groupes dirigeants qui se sont toujours auto-institués en propriétaires de fait de l'Etat et de la société. En fin de xxe siècle et tels des apprentis sorciers, ces derniers sont pris à leur propre piège. Ils ont enclenché un processus auto-entretenu d'accroissement de la solidarité assistancielle qui fonc­tionne à la manière d'une spirale infernale. D'une part en effet beaucoup d'assujettis aux cotisations obligatoires de la protection sociale, rendus assistés et providentiaturistes malgré eux, entendent bien récupérer l'argent qu'on leur a prélevé d'autorité (conduite éminemment rationnelle, elle). Une fois intégrés à la grande machine de la solidarité nationale et pris en charge par elle, ils n'ont plus guère envie de devoir à nouveau se préoccuper de leur sécurité par eux-mêmes et s'attendent donc toujours plus à ce qu'on fasse les choses à leur place. D'autre part, de même que les habitudes de la liberté tendent facilement à se perdre, s'évanouit la claire conscience que le financement des prestations perçues a été préalablement extrait des cotisations et impôts versés par soi-même ... ou par les autres. Situation qui stimule la propension de nombreux assurés-assistés à ne pas seulement se contenter de leur « dû »pour exiger chacun pour soi une part toujours plus importante du gâteau « providentiel» et des prestations apparemment gratuites. L'Etat et les riches peuvent payer pourquoi s'en priver et se gêner puisque les déficits se résorbent toujours et les ressources à distribuer semblent inépuisables. Tout ceci entraîne évidemment l'Etat-pro­vidence dans une boulimie financière sans fin doublée

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d'une fuite en avant qui accentue son emprise bureaucra­tique sur la société et l'amène à produire davantage d'assistance. Parallèlement se crée un intense «appel d'air» à l'intention des innombrables candidats à l'agréable statut d'assistés sociaux qui peuplent la planète où, du Zaïre au Sri-Lanka et bientôt à l'URSS, nul n'ignore plus que le pays de cocagne existe bel et bien: c'est l'Etat-providence français. Il suffit d'y être invité (regrou­pement familial), de s'y inviter (demandeur de pseudo­asile ou prétendu touriste) ou de réussir à y entrer sans se faire repérer (immigrés clandestins) pour être assuré d'y demeurer, socialement entretenu et protégé. Le flux continuel de nouveaux immigrés qui ravit tellement les néo-solidaristes s'avère un sûr pourvoyeur de la providen­tiature qui se gonfle sans cesse de la sorte de nouvelles recrues ... au risque de malmener le concept de solidarité « nationale» (dont l'extrême droite peut ainsi se faire la championne). Ainsi l'invention de la solidarité sociale et l'institution de l'Etat-providence qui la gère ont-elles généré une providentiature qui appelle toujours plus d'assistance et d'Etat - ce qui à son tour produit méca­niquement l'expansion d'une providence sociale élevant le « droit» de vivre sans gagner soi-même sa vie au nombre des droits élémentaires de l'homme (Alternatives écono­miques, janvier 89, p. 12 : "Si le revenu minimum pose ques­tion, ce n'est donc pas pour des raisons de redistribution: celle-ci est légitime, même au profit de ceux qui refusent le travail.").

Une culture de la déresponsabilisation

A défaut de pouvoir magiquement revenir à l'état d'enfant nourri et protégé par sa mère ( ... la première providence) ou de jouir immédiatement d'une confor­table préretraite, l'assisté produit en série par la solidarité sociale a un rêve: être certain que quoi qu'il fasse ou ne fasse pas et tout lui étant dû, il n'aura pas à en supporter les conséquences et que ça ne finira pas trop mal. Que ses

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besoins et désirs seront toujours satisfaits avec le mini­mum d'initiatives et d'efforts de sa part. En clair: être délivré de tous les aspects exigeants de la responsabilité de sa propre vie. Il a bien de la chance et n'est peut-être pas suffisamment conscient de son bonheur car c'est d'ores et déjà la réalité dans laquelle le font vivre la solidarité nationale et les « nouvelles solidarités ». D'abord, celles-ci lui offrent et imposent un mode de vie dans lequel le bénéfice des droits sociaux le décharge des grands soucis de l'existence adulte autonome sans lui demander de comptes: outre les multiples subventions financières bien connues, on ira jusqu'à régler ses impayés de loyer ou d'EDF, résoudre ses problèmes d'endettement, s'occuper de ses enfants, payer une partie de ses vacances ou de ses emprunts d'accès à la propriété, le dispenser d'impôts ou rembourser intégralement ses orgies médicamenteuses. Mais de plus l'idéologie qui les imprègne et les fonde parvient à fortement atténuer au plus profond de lui le sens intime et si perturbant de la responsabilité de soi. Selon le discours néo-solidariste, un pauvre ou d'une manière plus générale toute personne « défavorisée» ou en situation d'échec n'est jamais en quoi que ce soit cause de son état. Elle ne peut ni ne doit être tenue comme ayant la moindre part de responsabilité dans l'origine de celui-ci. Et il serait odieux de l'envisager, sous peine de culpabiliser un malheureux qui est une victime: ce fut l'un des leitmotive du colloque des « Nouvelles solidari­tés» de janvier 1989 (Bernard Kouchner: "Un climat moralisateur tient en suspicion les exclus et les marque du sceau de la pauvreté. Comme s'ils étaient responsables! Les nombreuses précarités dont ils souffrent sont pour une grande part le prix social de la modernisation.", Le Monde, 11101/1989) ... qui ne faisait de la sorte que reprendre à son compte, mais vingt ans après, les postulats psycho-sociologistes au nom des­quels fut menée et perdue aux Etats-Unis la lutte contre la pauvreté dite « structurelle ». Pour les « social-welfarists » américains d'alors (si bien démasqués par Charles Murray

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dans son best-seller, Losing Ground) comme pour les néo­solidaristes français de fin de ce siècle ou les solidaristes de la fin du précédent, c'est donc à la société aussi bien considérée dans son ordre et sa régulation économiques que dans ses mécanismes sociologiques qu'il faut imputer la causalité principale sinon unique du malheur matériel ou même existentiel des gens, jamais aux individus eux­mêmes. La misère individuelle n'est jamais pour eux que d'origine « sociale », ce qui excuse à l'avance à peu près tout « ratage ». C'est la « société» qui est mauvaise et à blâmer, c'est sur elle qu'est reportée la responsabilité de tout ce qui survient de négatif et c'est donc à elle (de qui ou quoi s'agit-il exactement d'ailleurs? Mystère) qu'incombe la charge de réparer et même de prévenir les dommages que les individus subissent ... fût-ce en se les infligeant eux-mêmes.

Etat-providence et désindividualisation de la responsabilité :

"La pauvreté n'était pas la conséquence de l'indo­lence ou d'un vice. Ce n'était pas le juste mérite de gens qui n'essaient pas de travailler dur. Elle était prodUite par des conditions n'ayant rien à voir avec la vertu individuelle ou l'effort. La pauvreté n'était pas la faute de l'individu mais du système ( ... ) Sup­primer l'opprobre de l'assistance était un but déli­béré. Mais l'un des effets produits ne l'était pas: il s'est produit comme une conséquence logique du déni de responsabilité individuelle dans l'origine de la condition où l'on se trouve. Puisque le système est coupable, tous les individus aidés sont également méritants de recevoir une aide. Aucun ne peut se disqualifier pour des raisons morales - qu'il soit ou non disposé à s'aider lui-même." (Charles Murray, Losing Ground, 1984, pp. 28 et 182)

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Que tout individu vivant dans des conditions maté­rielles difficiles ou la misère ne le doive pas nécessaire­ment aux erreurs ou manquements qu'il aurait pu commettre dans la conduite de sa vie et de ses affaires relève de l'évidence. L'imputation d'une responsabilité personnelle dans son propre malheur ne saurait certes valoir pour tous les infortunés que le hasard (maladies, handicaps physiques ou mentaux) ou les phases biolo­giques de la vie (enfance, vieillesse) mettent dans l'incapa­cité de vivre par eux-mêmes. Il y a aussi les mauvais coups du sort et les malchances (accidents répétés, veuvages, certains divorces ... ) imprévisibles contre lesquels peu d'êtres humains peuvent grand-chose. Et il ne faut surtout pas sous-estimer les ravages que le système de solidarité assistancielle peut lui-même provoquer sur l'esprit des personnes psychologiquement influençables qui y sont exposées. Mais cela n'épuise pas tous les cas de figure et il est révélateur que jamais le néo-solidarisme ne fasse la part des choses en admettant parfois l'hypothèse d'une responsabilité partagée entre l'individu et la «société» dans la production du négatif. Tout se passe comme si l'on était passé d'un extrême à l'autre: de l'arbitraire « Cha­cun a toujours le sort qu'il mérite» à l'angélisme pervers du « Nul n'est jamais responsable de ce qui lui arrive », en occultant par là la complexité des choses de la vie et la réalité de situations intermédiaires où le problème de la part qu'on prend à ce qui nous arrive se pose sans conteste. L'un des thèmes privilégiés des néo-solidaristes, « Maintenant, on ne naît plus pauvre, on le devient» en fournit un bon exemple. Parmi les facteurs qui conduisent un individu à une pauvreté durable peuvent en effet éventuellement intervenir son insouciance, sa paresse, sa lâcheté (son peu d'empressement à consentir aux efforts et disciplines requis par l'affrontement de la vie), sa complaisance à se laisser aller en s'apitoyant sur son sort et en jouant « perdant» d'avance. Et surtout sa propension à

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ne pas prévoir les conséquences de ses choix ou à ne pas tenir compte des conditions objectives de réalisation de ceux-ci. Autant de défaillances personnelles du comporte­ment qui ne renvoient pas à des qualités exceptionnelles ou qui s'apprennent socialement, qu'il est devenu « réac­tionnaire» et quasiment sacrilège d'évoquer mais que des millions de personnes elles aussi confrontées au dénue­ment ou à la détresse ont cependant su déployer pour se tirer d'affaire avec discrétion. Des enquêtes approfondies menées aux Etats-Unis sur les causes de l'entrée ou du maintien dans l'état de pauvreté et dont les résultats ont été largement rapportés et commentés par E. Banfield, H. Hazlitt, G. Gilder, W. Tucker et Ch. Murray ont établi que si souvent des pauvres le sont devenus et restés malgré eux parce qu'ils y ont été objectivement incités par la compréhension (morale) et les récompenses (maté­rielles) que la politique de surprotection sociale accorde au ratage, d'autres ont connu ce sort parce qu'ils n'ont pas voulu agir de manière rationnelle en se situant dans le temps, en anticipant leurs actions et en les finalisant sur des objectifs précis. Les enquêtes similaires conduites en France et qui, toutes, s'évertuent avec un rare misérabi­lisme à écarter d'emblée la possibilité d'une responsabilité individuelle ne peuvent cependant éviter d'évoquer de nombreux cas infirmant leur propre parti pris et leur aveuglement idéologique. On y apprend par exemple que tel nouveau pauvre l'est devenu parce qu'il a volontaire­ment cessé, plus jeune, de travailler pour « vivre sa vie» ; que tel autre a changé impulsivement de métier pour se lancer sans formation ni évaluation préalables dans d'extravagantes entreprises qui ont évidemment toutes échoué; que des ménages se sont lourdement endettés et sont à la rue parce qu'ils n'ont pas prêté attention à l'accumulation de leurs emprunts (on croit rêver!) ou à l'évolution prévisible de certaines ressources; ou qu'à la suite d'une mésaventure conjugale ou sentimentale, quelqu'un a « craqué» et a décidé que plus rien ne valait

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définitivement la peine ... Toutes conduites où une libre décision personnelle relevant de la solution de facilité ou de l'infantilisme volontaire n'a sans doute pas joué le moindre rôle ...

On pourrait longtemps continuer à invoquer des situa­tions semblables qui suggèrent qu'une certaine propor­tion d'« exclus» ne le sont que parce qu'ils ont aussi beaucoup fait pour s'auto-exclure des conditions néces­saires à une existence autonome normale, avec tout ce que cela exige de devoirs envers soi-même, d'autodiscipline et de contraintes négociées avec des concitoyens pas mieux lotis. Ce serait cependant peine perdue face au nouvel esprit du temps solidaritaire, prisonnier d'une représenta­tion simplificatrice et a priori de l'homme réduit à l'état d'être totalement social. Qualification qui ne veut pas seulement dire, ce qu'on ne saurait d'ailleurs nier, que les choix et valeurs d'un individu sont pour une part modelés par des influences sociétales et culturelles extérieures à sa conscience. Mais que son être profond et ses comporte­ments aussi bien privés que publics sont pour l'essentiel déterminés par le groupe social au sein duquel il s'est développé et vit. Qu'il dépend complètement de l'appren-

L'homme-produit social selon l'idéologie de l'Etat-providence, décrit par François Ewald :

"L'individu apprend en quelque sorte qu'il n'est lui-même qu'au sein d'une collectivité, que son iden­tité au fond est sociale, qu'elle n'est pas à chercher dans l'intimité d'un rapport à soi mais dans le groupe auquel il appartient. L'homme devient un être social. [ ... ] Conséquence: il n'est plus possible d'imaginer qu'un état de nature aurait précédé la société : il n'y a pas d'autre état naturel que social. Le social est toujours déjà là. On ne saurait donc plus parler de droits naturels, de droits que l'homme

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posséderait par nature et dont la société devrait lui garantir l'exercice et la jouissance. Dans l'hypothès~ solidariste, cette problématique n'a plus de sens : Il n'y a de droit que social. Le rapport de l'indivi?u.à la société est un rapport d'engendrement, de filIatIOn, d'héritage. Plus de valeurs, pas de propriétés de l'homme qui ne soient un produit social, un résultat de l'évolution, la tradition des générations. L'homme n'est rien par lui-même. Il est ce que des générations ont fait de lui et ce que les conditions permettront qu'il fasse de lui. [ ... ] Ce que nous sommes, ce qui nous distingue, nous ne le devons pas tant à nous-mêmes qu'au travail infini de dif­férenciation que la société ne cesse d'opérer sur elle-même. Nous ne sommes nous-mêmes que comme êtres sociaux. On avait placé le principe de la morale et du devoir dans les idées de liberté et de responsabilité. Il faudra désormais remplacer cette idée par la conscience que nous ne sommes rien par nous-mêmes, que nous ne devenons ce que nous sommes que comme produits sociaux."

(L'Etat-Providence, pp. 150, 326 et 365)

tissage social auquel il a été soumis et de l'entrecroisement des appartenances qui orientent sa trajectoire. Qu'il est d'abord le produit passif de son milieu et des cir­constances et non pas un individu qui s'appartient et peut relativement s'autoproduire et s'autodéterminer. Et que cet être traversé et imprégné de toutes parts par le « social », qui agit moins qu'il n'est agi par son « habitus» est malgré lui, sans le savoir, toujours et par la force des choses solidaire des autres: irréductiblement lié à eux et dépendant d'eux. En son temps, Léon Bourgeois s'était non sans un certain sens de la nuance référé à cette image socialisée de l'homme pour en tirer les préceptes norma­tifs fondateurs du solidarisme (Léon Bourgeois: "L'être

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social est celui qui comprend qu'il est social, c'est-à-dire qu'il est associé, qu'il est placé dans un état nécessaire d'échange de services avec les autres hommes: c'est celui qui comprend qu'il y a, par le fait même de la solidarité, une part de sa propriété, de son activité, de sa liberté, une part de sa personne qui vient de l'effort commun des hommes, qui est vraiment d'origine sociale, et qui, par conséquent, doit être par lui consacrée à l'effort commun.

Voilà une notion qui va évidemment bien Plus loin que l'ancienne notion de l'être social, et qui enserre l'homme dans un réseau d'obligations bien autrement strictes. Et si la définition de l'être social est bien celle que je viens de donner, il en résulte qu'un homme n'est véritablement un être social, digne de ce nom, digne d'être considéré par les autres comme un associé véritable, que s'il veut satisfaire aux devoirs qui résultent de cette situation. Il en résulte que, s'il veut agir en être social, il doit, en bonne justice, de sa propre liberté, racheter à tous cette part de lui-même qui lui vient de tous, en consentant sa part dans le sacrifice commun nécessaire pour assurer à tous l'accès aux avantages ou la garantie contre les risques de la solidarité.", PhilosoPhie de la solidarité, p. 43).

Le développement en symbiose du sociologisme et du solidarisme (Comte, Durkheim ... ) s'est opéré autour de cette commune référence à un déterminisme enfermant d'abord l'être humain dans l'étroite limite des influences sociales qui l'ont initialement façonné (idéologie que l'on retrouve à l'œuvre chez Rawls : "La mesure dans laquelle les capacités naturelles se développent et arrivent à maturité est affectée par toutes sortes de conditions sociales et d'attitudes de classe. Même la disposition à faire un effort, à essayer d'être méritant, au sens ordinaire, est déPendante de circonstances familiales et sociales heureuses. ", Théorie de la justice, chap. 12) puis dans des liens ultérieurs de forte dépendance mutuelle avec les autres. Cette pétition de principe ne laisse pratiquement plus aucun champ à 1'« autonomie de la volonté» et met du coup hors jeu l'idée de responsabi­lité individuelle comme principe régulateur de base des conduites humaines civilisées et possibilité d'un pouvoir

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de soi sur soi et d'une relative production de soi par soi. S'il est en effet une implication dont la logique et la réalité ont été reconnues par tous ceux qui ont pensé les condi­tions de possibilité d'un système de solidarité sociale, c'est bien celle-là: seule varie l'évaluation qui en est proposée. Les libéraux la critiquent en y décelant une mise en cause inévitable ou intentionnelle des fondements des vrais droits de l'homme individuel et les germes d'une perver­sion de la démocratie. Mais les esprits de sensibilité social­démocrate-chrétienne adhèrent avec empressement à cette relégation du primat d'un principe bloquant la prise en compte du social et l'émergence des nouvelles concep­tions du droit et de la justice qui en découlent (voir encadré). Pour eux, plus précisément, l'éthique solidariste et l'Etat-providence qu'elle légitime ne seraient pas inconciliables avec le principe de responsabilité. Au contraire: elle lui permettrait de s'enrichir grâce à l'esprit de partage et au souci du collectif qu'elle induit, rendant chacun comptable du sort de l'autre - voire de tout autre. Elle produirait une sorte de purification de l'idée de responsabilité, libérée de ses illusions individualistes et de la gangue rationaliste qui en fait un instrument de culpa­bilisation de l'échec, tandis que sa socialisation l'élèverait à

La solidarité sociale contre la responsabilité individuelle

.•. Ia dénonciation par les libéraux français :

• Frédéric Bastiat :

"Sous le philanthropique prétexte de développer entre les hommes une Solidarité factice, on rend la Responsabilité de plus en plus inerte et inefficace [ ... ] Les socialistes qui ne reculent jamais devant le despotisme pour arriver à leur fin, - car ils ont proclamé la souveraineté du but, - ont flétri la Responsabilité sous le nom d'individualisme; puis ils

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La solidarité assistancielle

ont essayé de l'anéantir, et de l'absorber dans la sphère d'action de la Solidarité étendue au-delà de ses limites naturelles.

Les conséquences de cette perversion des deux grands mobiles de la perfectibilité humaine sont fatales. Il n'y a plus de dignité, plus de liberté pour l'homme. Car du moment que celui qui agit ne répond plus personnellement des suites bonnes ou mauvaises de son acte, son droit d'agir isolément n'existe plus. Si chaque mouvement de l'individu va répercuter la série de ses effets sur la société tout entière, l'initiative de chaque mouvement ne peut plus être abandonnée à l'individu; elle appartient à la société. La communauté seule doit décider de tout, régler tout: éducation, nourriture, salaires, plaisirs, locomotion, affections, familles, etc., etc. -Or la société s'exprime par la loi, la loi c'est le législateur. Donc voilà un troupeau et un berger, -moins que cela encore, une matière inerte et un ouvrier. - On voit où mène la suppression de la Responsabilité et de l'individualisme."

(Harmonies économiques, pp. 10 et 532)

• Raymond Polin:

"On constate un transfert systématique d'une prise de conscience et d'une action individuelles à une appréciation et à une action prises en charge par la collectivité. A force de solidarité, comme on dit dans le pseudo-langage du cœur qui, lui aussi, devient une langue de bois, on rend la collectivité responsable de chacun et, du coup, chacun cesse d'être responsable de son prochain, et moins encore de lui-même. [ ... ] A fortiori, ni l'État ni aucun de ses membres ne sauraient se substituer aux libres activi­tés de chaque citoyen et prendre son existence en charge de façon systématique sous peine de dégra-

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der l'homme autonome et responsable en une sorte d'animal domestique entretenu."

(Le Libéralisme, pp. 78 et 91)

••• le constat dans les analyses modernes des fonde­ments de l'Etat-providence :

• Jacques Donzelot :

"Au nom du social entendu comme principe correc­teur des défauts de la société, des préjudices qu'ils font subir aux individus, on a fondé les droits de ceux-ci, leurs droits sociaux, précisément. Au titre de la solidarité d'ensemble de la société, on a entrepris de compenser les handicaps de tous ceux qui pâtis­saient dans la société d'une situation défavorisée, d'augmenter donc les chances d'épanouissement de chacun. Pour mener à bien cette promotion sociale de l'individu, on a écarté la notion de responsabilité. Car cette notion interdisait toute action de l'État, au bénéfice des catégories sociales dont les souffrances sont visiblement dues au fait objectif de la division sociale, et non aux incapacités subjectives des indivi­dus qui les composent [ ... ] Aussi fallut-il substituer à la notion de responsabilité individuelle celle de socialisation du risque. En faisant reposer sur tous le devoir de réparer les défauts de la société dont souffraient plus particulièrement certaines catégo­ries, on pouvait espérer dédramatiser les conflits sociaux et développer en chacun de ses membres le sentiment de la solidarité nécessaire de tous et béné­fique pour tous dans la réalisation du progrès."

(L'Invention du social, pp. 225 et 248)

• François Ewald:

"L'individu n'est plus lui-même qu'un maillon

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La solidarité assistancielle

dans une chaîne, dans cette chaîne de la vie et des vivants qui le dépasse de toute part et dont il dépend. Le fait des solidarités bouleverse le modèle mécaniste de causalités discrètes et séparées et lui substitue l'idée d'un système de causes entrecroisées où tout est en permanence cause et effet. U niver­selle dépendance des causes et des effets, qui n'offre plus le point d'arrêt nécessaire à l'assignation d'une responsabilité individuelle. Tout contribue à tout. Tout fonctionne. Tout a sa nécessité. La responsabi­lité elle-même se diffuse, s'enfle, s'étend indéfini­ment. L'idée de responsabilité individuelle perd son sens; la responsabilité ne saurait plus être que col­lective ou sociale. Le siège des obligations passe de l'individu à la totalité des solidarités dont il dépend, c'est-à-dire à la société. Le temps n'est pas loin où chacun pourra et devra se sentir responsable de la misère du monde [ ... ] (la politique de prévoyance sociale) ne connaît pas le principe général de res­ponsabilité. Il n'est plus vrai de dire que chacun est seul responsable de son sort. Car le sort de chacun intéresse désormais tout autre."

(L'Etat-Providence, p. 364)

• Pierre Rosanvallon :

"La limitation du droit aux secours publics par le principe de responsabilité individuelle présupposait d'abord que la sphère d'application de celle-ci pût être clairement identifiée dans la vie sociale. Or c'est tout le contraire qui s'est passé: l'évolution écono­mique et industrielle a en effet progressivement manifesté les limites d'un système de régulation sociale régi par les seuls principes de la responsabi­lité individuelle et du contrat. Il est devenu de plus

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en plus difficile de discerner dans le champ de la responsabilité ce qui pouvait être imputé à l'individu et ce qui relevait d'autres facteurs."

(L'Etat en France, p. 153)

un plus haut niveau de signification (Léon Bourgeois : "La notion de la responsabilité mutuelle de tous les hommes dans tous les faits sociaux n'avait pas été aperçue jusqu'à ce que fût introduite l'idée nouvelle de la solidarité biologique. Cette idée modifze à la fois notre conception des conditions objectives, extérieures, de la réalisa­tion de la justice, et notre conception de la justice même. Elle établit entre l'individu et le groupe une complexité nouvelle de rapports, et l'ancienne et trop simple notion du droit et du devoir se trouve du coup profondément transformée. [ ... ]

Tout d'abord il y a une extension de l'idée de responsabilité. A la conception tout individuelle de la responsabilité absolue de la personne, les faits de solidarité que nous avons observés substituent une idée plus complexe; nous concevons que nous avons une part de responsabilité dans les actions des autres et que les autres ont une part de responsabilité dans nos propres actions. La Plus grande partie de nous-mêmes ne vient pas de notre fonds. Nous avons reçu, consciemment ou inconsciemment, une somme considérable de notions, d'impressions, de dispositions, de tendances héréditaires qui ont déterminé en partie notre personnalité. Nous avons les uns envers les autres un devoir de responsabilité mutuelle puisque, pas Plus dans le domaine moral que dans celui des choses physiques, nous ne pouvons nous isoler absolument. ", Philosophie de la solidaTité, pp. 12 et 38/9).

Mais c'est là proprement se payer de mots et encore une fois travestir les choses en leur contraire en jouant sur ceux-ci. Dès lors que l'individu n'est plus d'abord défini en son for intérieur par une capacité foncière d'autodétermi­nation irréductible à ce qui l'environne et pouvant s'exer­cer en toutes occasions, l'idée même de responsabilité est détournée de son sens pour en être vidée. Tout ce que l'on prétend édifier sur de telles bases ne peut en réalité qu'être une manière ... détournée d'évincer l'authentique

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responsabilité de la régulation des relations interindivi­duelles et de stériliser les aspirations à l'autonomie. On ne peut à la fois faire de l'homme un être d'abord social, perpétuellement voué à dépendre de la collectivité - et lui conserver l'essentiel de cette souveraine part de soi qui seule le rend individuellement et rationnellement capable de décider de sa propre trajectoire: de vivre en être respon­sable. Les mondes de la solidarité sociale/assistancielle et de la responsabilité individuelle ne sont pas complémentaires: leurs éthiques respectives renvoient à des conceptions anti­nomiques et incompatibles, conflictuelles même, de la nature humaine.

Dans ces conditions, le succès du processus «sociolâ­trique» (comme disait si bien et non par hasard Auguste Comte ... ) d'exclusion du principe de responsabilité indivi­duelle issu de la philosophie rationaliste des Lumières ne pouvait que sécréter une véritable culture de la déresponsa­bilisation. La diffusion généralisée de la vulgate sociologiste qui l'a accompagné a fait du conditionnement la clé de l'interprétation et de l'absolution de toutes les défaillances du comportement (Hayek: "La croyance en la responsabilité individuelle, qui a toujours été forte quand les gens croyaient fortement en la liberté individuelle, a nettement décliné en même temps que l'estime pour la liberté. La responsabilité est devenue une idée impopulaire, un mot que les orateurs évitent à cause de l'ennui ou de l'hostilité évidents avec lesquels il est reçu par une génération qui déteste tout ce qui renvoie à la morale. Ceci évoque souvent l'hostilité arbitraire d'hommes auxquels on a dit que seules des circonstances sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle ont déterminé leur position dans la vie et même leur comportement. Le déni de la responsabilité est communément dû à la peur de celle-ci, une peur qui devient nécessairement celle de la liberté. ", The Constitution of Liberty, p. 72). Le « C'est-Ia-faute-à-Ia-société » est devenu le réservOIr idéal d'alibis permettant d'excuser d'avance les échecs personnels et de prôner une reconstruction soli dari­taire de la socialité pour y remédier dans tous les domaines : délinquance, échec scolaire, toxicomanie ... Mais c'est à pro­pos du phénomène dit de 1'« exclusion» que le rejet de la

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responsabilité individuelle a pris toute son ampleur. Il suffit en effet qu'un individu se trouve, éventuellement du fait de ses choix, au-dehors d'une situation désirable pour devenir un «exclu », une pauvre victime à mettre automatiquement et uniquement au compte de l'écono­mie de marché - et qui doit avoir droit à la solidarité obligatoire de ceux qui y ont accès. Cet emploi banalisé, abusif d'un mot amalgamant l'externalisation, la reléga­tion intentionnelle et le ratage volontaire est l'expression même de l'insignifiance théorique du néo-solidarisme (Jean-François Revel: "Chaque éPoque a ses mots passe­partout. La nôtre a l'exclusion. L'exclusion est partout et tout est exclusion ( .. .) Lorsqu'un terme veut tout dire, il ne veut Plus rien dire. Nous assistons à l'apparition d'un type humain nouveau,' qui est l'Exclu devant l'éternel, l'Exclu en soi, même quand c'est lui qui chasse les autres. L'émergence "d'exclusion" dans un discours est désormais le signe sûr du zéro absolu de la pensée. ", Le Point, 3/12/1990).

Pour les néo-solidaristes, un système social fondé sur la responsabilité individuelle fait injustement supporter aux déshérités une situation dont ils ne sont en aucune façon les auteurs et contre laquelle leur volonté ne peut rien -et encore moins leur manque involontaire de volonté. Leurs aspirations à la plus grande égalité possible des conditions aidant, ils en concluent à l'absolue légitimité d'un droit à l'existence indépendant des conduites indivi­duelles, converti de fait en l'obtention d'un droit incondi­tionnel (et donc non contractuel) à un minimum vital « amélioré» sans contrepartie, n'ayant pas à être payé de retour et alimenté par la solidarité sociale. Dans cette optigue, du seul fait qu'il vit, un individu doit pouvoir contmuer à vivre sans rapport obligé à sa volonté d'utiliser ses capacités propres pour trouver une activité rémunérée et être autonome. Il doit pouvoir prétendre à un niveau de vie comparable à celui de ses concitoyens actifs ... qui doivent donc en devenant la « collectivité» lui en donner les moyens sans plus de problèmes. Ce sont les résultats de la proclamation de ce postulat qui révèlent l'étendue de

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l'efficacité du solidarisme dans la stérilisation du principe de responsabilité. Car il ne se limite pas à considérer comme irresponsables des individus qui à l'origine ne le sont pas : il travaille de plus à les rendre effectivement tels. D'abord libéré de toute conséquence vraiment fâcheuse de ses actes puisque rétroactivement décrété non responsable de son sort matériel, le plein bénéficiaire de la solidarité sociale peut en toute quiétude se laisser aller à faire n'importe quoi. Il s'y sent autorisé par l'Etat puisqu'il est d'avance assuré par les droits sociaux qu'il n'aura pas de comptes à rendre, que ses échecs ne seront pas sanc­tionnés, qu'on lui viendra nécessairement en aide, que cela est normal et qu'en plus, on le plaindra. Ainsi le système tend-il à l'enfermer dans un comportement d'assisté irresponsable voué à le devenir toujours plus tant l'aide sociale automatique peut inciter « objectivement» à une inconséquence croissante et tant celle-ci appelle un surcroît d'assistance qui à son tour ... (Murray Rothbard : "La facilité à obtenir une aide développe à l'évidence l'insou­ciance et la vie au jour le jour, l'allergie au travail et l'irresponsa­bilité parmi les bénéficiaires; et cela perPétue le cercle vicieux pauvreté/assistance.", The Ethics of Liberty, 1982, p. 175). L'individu façonné par l'Etat-providence transfiguré des néo-solidaristes peut sans risque grave s'engager dans n'importe quelle conduite désinvolte, égocentrique ou (auto)destructrice: tout est permis puisque d'avance « épongé» et assumé par la collectivité solidaritaire qui ne sait paradoxalement que psalmodier le mot « éthique» pour cautionner tous ces errements. Si cet individu est de plus un tant soit peu malin (et le plus souvent, il l'est), il va même calculer qu'il peut inconsidérément s'endetter, fon­der une famille « monoparentale» ou pratiquer le chô­mage volontaire en refusant tout travail ne correspondant pas à ses exigences narcissiques ou en différant le plus longtemps possible un pénible retour à l'emploi: il ne paiera pas immédiatement d'une manière dramatique les pots cassés, du moins en termes de revenus. Là se révèle

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dans toute son ampleur la perversité des effets sur l'usage des capacités rationnelles de l'individu: au lieu de cher­cher à prévoir en vue d'ajuster son activité à de nouvelles conditions pour demeurer ou devenir autonome, il s'y emploie afin d'exploiter au mieux la providence sociale qui s'offre à lui pour demeurer ou devenir passivement dépendant.

C'est donc sur le plan moral * que les dégâts s'avèrent le plus considérables car tout se paye malgré tout d'une manière ou d'une autre. Le dispositif maternant de la solidarité aboutit à soumettre ses protégés à un processus d'infantilisation sociale. Placés dans une situation de dépendance, ils tendent à intérioriser celle-ci, ce qui atté­nue le sens de leurs obligations comme le goût et la capacité d'affronter les défis de la vie réelle (Georges Gilder : "L'assistance publique détruit la Plupart de ceux qui en deviennent tributaires ... Depuis le début de (la) guerre contre la pauvreté, l'effet moral destructeur de la déPendance s'est ren­forcé ... ", Richesse et pauvreté, p. 26). L'une des manifesta­tions les plus dommageables au point d'être parfois évo­quée par les plus raisonnables des néo-solidaristes en est la «désincitation au travail ». Mais cette déresponsabilisa­tion s'exprime moins par le refus pur et simple d'occuper un emploi que par la mauvaise volonté indolente à en accepter durablement les disciplines - ce que des travail­leurs sociaux audacieux déguisent en parlant d'« inem­ployabilité» ou de «blocages psychologiques devant l'obligation de respecter des contraintes horaires» (!). Car ainsi que le prouvent tant d'expériences ratées de la lutte contre la pauvreté à l'étranger (Etats-Unis, Québec, Suède, Grande-Bretagne ... ) mais dont on n'a cure dans la France solidariste, l'appartenance à la providentiature à part entière a toute chance de confronter à cette désolante alternative : ou bien les pauvres par paresse perçoivent

* Voir d'autre part à ce sujet l'excellente réflexion de Ph. Bénéton dans Le Fléau du bien, 1983.

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l'aide reçue comme une récompense à leur conduite et renoncent à toute recherche d'autosuffisance pour s'ins­taller définitivement dans la dépendance; ou bien les pauvres par malchance mais courageux qui auraient pu de toute façon se tirer d'affaire par eux-mêmes cèdent à la facilité et perdent le désir de retrouver une existence autonome. La tentation de continuer à vivre médiocre­ment en assisté est trop forte (c'est « humain »), le nouvel opium du pauvre complaisamment distribué par les dea­lers de l'Etat-providence pervertit en profondeur les men­talités. Il crée et entretient une accoutumance, anesthésie les volontés et aggrave ce qu'il prétend combattre: 1'« exclusion» des conditions normales de vie. Ainsi s'explique la marginalisation enragée des jeunes de cer­taines banlieues, pur produit de la mentalité d'assistés diffusée par une aide sociale dont l'accroissement risque d'engendrer des situations encore plus dramatiques. Ces jeunes enragés ne sont pas responsables de leur irrespon­sabilité destructrice, mais le sont pleinement les hommes de l'Etat qui ont attiré leurs parents dans le piège de l'assistance et n'ont même pas su leur dispenser une éducation professionnelle efficace. Les néo-solidaristes indignés gâchent de la sorte l'un de leurs arguments en théorie les plus convainquants : réapprendre l'autonomie et la responsabilité aux moins favorisés puisque les dispo­sitifs de solidarité sociale qu'ils mettent en place abou­tissent bien plutôt à dissuader les assistés de réagir par eux-mêmes et les désapprennent à mobiliser leur énergie (Tocqueville: "Tout système régulier, permanent, administra­tif, dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre, fera naître Plus de misère qu'il n'en peut guérir, dépravera la population qu'il veut secourir et consoler ... ", Le Droit au travail, 1848). Mais dans la mesure où, comme le montre Ch. Murray, ceux qui veulent «s'en sortir» finissent toujours par y parvenir par leurs propres moyens et parfois dans les circonstances les plus défavorables, un certain nombre de « déshérités» réussissent avec beaucoup de mérite et par

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fierté à reprendre pied ... malgré l'obstacle de la sollicitude empoisonnée qui leur est prodiguée.

Cependant, chez trop d'individus exposés à l'acharne­ment solidaritaire (comme il y en a un thérapeutique), la corruption du courage devient telle qu'ils se trouvent prisonniers de l'engrenage stérile de l'assistanat. Une illustration exemplaire et quasi caricaturale de cette dérive est offerte par le cas de l'île de la Réunion. Après y avoir déversé la manne de 1'« argent-braguette» (les allo­cations familiales de l'Etat-providence traditionnel) qui a provoqué l'accélération de la croissance démographique, l'octroi massif du RMI à un habitant du département sur cinq (près de cinquante mille ménages) a engendré une catastrophe dans le rapport à l'emploi. Non seulement l'alibi de l'insertion a presque totalement chaviré, mais le marché du travail est entré encore davantage en crise puisque les offres d'emploi surtout temporaire demeurent désormais sans réponse: les RMistes assistés préfèrent rester assis le long des routes à attendre et profiter de «l'argent de M. Rocard» (Le Monde du 17 août 1990) ou s'occupent à s'endetter lourdement, tandis que les employeurs qui le peuvent cherchent à fuir ce paradis du dépassement de l'Etat-providence. Cepen­dant que la Réunion s'abîme toujours plus dans une léthargie assistancielle qui en vient à inquiéter les person­nalités locales les mieux placées pour en juger (Mgr Aubry, évêque de la Réunion: "Si nous ne sommes pas les premiers responsables de nous-même, qui le sera ?", intervention faite à l'occasion de la visite de Jean-Paul II en mai 1989 ; "Si nous continuons à subir l'assistance généralisée qu'on est en train d'installer ici, avec 50000 bénéficiaires du RMI et 95000 illettrés, nous serons un peuPle appelé à disparaître", Eric Boyer, président du conseil général de la Réunion, septembre 1990.) A deux pas de là l'île Maurice dix fois plus peuplée au km2 affiche une prospérité certaine et un tissu social sans faille. Sans protection ni sécurité sociales, sans distribution étatique de revenus sociaux, il n'y a

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pratiquement ni pauvres, ni chômeurs et encore moins d'assistés et ceci grâce au seul libre jeu de l'économie de marché qui permet à toute une population courageuse de gagner sa vie dans l'effort entreprenant et la dignité ...

A moins que leur rêve secret ne soit de faire de l'ensemble de la France une gigantesque Réunion (qui sait? On verra plus loin que ce scénario de social-fiction n'est pas dénué de vraisemblance), soit une société totale­ment fondée sur l'assistance, il est clair que la perception que les néo-solidaristes ont de l'origine et de la nature de la pauvreté ainsi que des moyens d'y remédier souffre d'un vice fondamental. Qui tient avant tout à leur incompréhension des vrais et complexes ressorts de l'action humaine ou à leur refus idéologique de les voir tels qu'ils sont. Alors que la pauvreté est d'abord un phénomène d'ordre « moral» (aussi bien au sens éthique que psychologique) qui s'exprime par l'absence d'auto­nomie responsable, ils la réduisent à des dimensions maté­rielles et « sociales» qui n'en sont que des manifestations secondes et superficielles. Alors qu'ils en font toujours le simple résultat mécanique de la logique d'un système économique combinée à un concours de circonstances échappant à la volonté des individus, elle procède au moins aussi souvent d'un usage pervers ou absurde de celle-ci que de sa déstabilisation artificielle par les incita­tions des procédures solidaritaires censées la combattre. Ceci tient sans doute au fait que tout en régressant, la pauvreté matérielle résiduelle a pris un visage inédit en devenant la « nouvelle pauvreté» : plus visible et exhibée même, mais aussi plus agressive et demandeuse de prise en charge: le narcissisme post-soixante-huitard (<< que fait-on pour moi? ») et l'imprégnation de la mentalité d'assisté diffusée par l'Etat-providence sont passés par là. Il n'en fallait pas plus pour que les bonnes âmes en proie au sentimentalisme hyperémotifbien dans l'air du temps y réagissent de manière impulsive et indistincte, en lui donnant une importance démesurée et en reconnaissant

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aux « exclus» de nouveaux « droits sociaux ». Lesquels, malgré la lettre de la loi, ont été volontiers traduits en « droits à » l'irresponsabilité et à l'oubli des devoirs élé­mentaires de respect de soi: porte ouverte à une paupéri­sation bien plus grave, concernant les ressources inté­rieures de l'être humain. Mais ces effets pervers sont tellement patents et contradictoires des bonnes intentions proclamées qu'on peut se demander si tant d'obstination à hypertrophier les malheurs de 1'« exclusion », à en nier les facteurs réels et à détruire les conditions objectives du retour (ou de l'accès) à une existence accomplie dans la responsabilité de soi ne provient pas aussi d'autre chose: une volonté délibérée du néo-solidarisme d'exploiter poli­tiquement le phénomène de la pauvreté à des fins qu'il faut maintenant mettre à jour.

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Des droits sociaux

sans légitimité

"Et voici que la masse se frrend à se spolier législativement eUe-même. Souffrante des blessures qui lui ont été faites, elle entreprend de guérir chacun de ses membres en lui concédant un droit d'oppression sur le membre voisin; cela s'appelle Solidarité, Fraternité. - "Tu as frroduit; je n'ai pas frroduit; nous sommes solidaires; partage011S." - "Tu as quelque cJwse ; je n'ai rien ; nous sommes frères; partage011S. "

l ... ] Qy.el est le cri universel dans tous les rangs, dans toutes les classes? Tous pour chacun. - En frronunçant le mot chacun, nous pens011S à nous, et ce que nous demaruions c'est de frrendre une part imméritée dans le travail de tous. - En d'autres termes, nous systémaru011S fa spoliation. - Sans doute, la spoliation naïve et directe est tellement injuste qu'elle nous répugne; mais, grâce à la maxime tous pour chacun, nous apais011S les scrupules Je notre c011Science. Nous Plaç011S dans les autres le devoir de travailler pour nous, puis nous mett011S en nous le droit de jouir du travail des autres; nous somm011S l'État, la loi d'imposer le frrétendu devoir, de frrotéger le prétendu droit, et nous arriv011S à ce résultat bizo,rre de nous dépouiller mutuellement au nom de la fraternité. Nous viV011S aux dépens d'autrui, et c'est à ce titre que nous nous attribu011S l'héroïsme du sacrifICe. l ... ] Le socialisme a dit aux malheureux: "N'examinez pas si vous souffrez en vertu de la loi de Responsabilité. Il y a des heureux dans le monde, et en vertu de la loi de Solidarité, ils vous doivent le partage de leur bonheur." Et pour aboutir à cet abrutissant niveau d'une solidarité factice, offICielle, légale, contrainte, détournée '!e son ~ens naturel, on érigeait la spoliation en système, on faussait toute notion du Juste ...

Frédéric Bastiat, Harmonies économiques, pp. 333, 361 et 532.

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Il s'en faut de beaucoup que le champ d'application de la solidarité sociale se limite à la lutte contre la pauvreté et la promotion des «exclus» en réinsérés/assistés. L'aide sociale distribuée à ceux-ci s'inscrit dans le cadre beau­coup plus vaste d'un immense processus de redistribution dont la justification et la finalité globales sont définies par une politique de «justice sociale» visant à réduire les inégalités par un nouveau partage des richesses. Mais si ce thème a peu à peu remplacé ceux de l'exclusion et de la pauvreté dans la rhétorique néo-solidariste du début des années 1990, il n'en repose pas moins sur le même fonde­ment doctrinal implicite : l'attribution formelle de droits « sociaux» à tous les citoyens mais plus spécialement en fait à une partie d'entre eux, qui bénéficient par suite de revenus « de transfert ». A condition de ne pas amalga­mer les domaines très hétérogènes qu'elle recouvre, l'exa­men de cette notion de droits « sociaux» et des pratiques discriminatoires qu'elle occasionne permet justement de mettre en lumière l'autre face du principe de solidarité sociale - celle qui en fait aussi et nécessairement un outil de domination, d'exploitation et... d'exclusion.

Parmi les droits dits « sociaux », il en est qui se situent à l'évidence dans la logique et le prolongement des vrais droits de l'homme en relevant du droit naturel et indivi­duel de pouvoir librement agir en reconnaissant ce même droit aux autres. Ainsi peut-il en être souvent du droit du travail (rien à voir avec le droit au travail!) quand il protège un salarié contre des abus de pouvoir ou de rapports de forces faussant l'esprit de la relation contrac­tuelle en le mettant à la merci de l'arbitraire ou lui interdisant de défendre son intérêt. Ce type de droit ne fait jusqu'à un certain point que préciser et garantir l'exercice concret de libertés fondamentales d'action (d'expression, d'association, de propriété même) là où un individu insuffisamment «armé» est confronté à une remise en cause ouverte ou insidieuse de leur jouissance. Il en va tout autrement dans le cas des « droits sociaux» à

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une prestation, bien qu'une nouvelle distinction s'impose encore à ce niveau. Il ne s'agit certes plus de droits de mais de droits « à » qui n'ouvrent pas la possibilité de principe d'une activité mais promettent la certitude de pouvoir être pourvu d'un bien déterminé. Cependant, ceux d'entre eux qui dépendent de l'exercice d'une activité ou d'une contribution préalables et donc participent de fait de la logique assurancielle (par exemple dans le cas de droits à la retraite proportionnels aux cotisations antérieurement versées) ne contreviennent pas aux exigences de l'équité: chacun reçoit parce qu'il a contribué et parfois selon sa contribution. L'unique problème qui se pose alors, mais il est de taille, est que les ayants droit - qui n'en peuvent mais - ont été contraints d'en passer par là sous des modalités non contractuelles, sans liberté de choix ni possibilités réelles de contrôle sur l'organisation et la gestion de ce système socialisé. Ces « droits sociaux »-là peuvent donc encore à certains égards être assimilés à l'exercice par procuration forcée de droits individuels visant à prévoir la protection de l'intéressé et des siens.

C'est avec les « droits sociaux» restant, ni « performa­tifs» ni assuranciels, que l'on entre véritablement dans le champ de la solidarité assistancielle. Ils donnent en effet accès à des aides ou allocations ou à certains avantages sans que cela ne dépende d'aucune activité productrice ou contributive, ni d'échanges ou de contreparties contrac­tuels mais en vertu d'une décision de l'Etat attribuant un statut en fonction de l'appartenance à une catégorie sociale donnée (volontiers inventée pour les besoins de la cause). En apparence, ils ne contredisent pas le principe de liberté individuelle puisqu'ils n'imposent rien à leurs titulaires et ne les dépossèdent d'aucun autre droit. Du point de vue néo-solidariste, ils sont même générateurs de libertés nouvelles dans la mesure où, émanant de procé­dures « démocratiques », la redistribution des richesses de la collectivité nationale opérée au nom de la solidarité sociale permet aux « moins favorisés» qui en bénéficient

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de ne pas être financièrement pénalisés dans leurs choix en matière de consommation et de modes de vie. En réalité, il n'en est rien parce que non contents de cor­rompre le sens de la responsabilité chez ceux qu'ils mettent en position d'assistés, ils ne peuvent être mis en œuvre sans violer les droits individuels de propriété et de librement agir de leurs « nourriciers» qui n'en sont pas bénéficiaires mais sont les exclus... de la «providentia­ture ».

Sous la redistribution : la coercition

La détention d'un droit « à » permet à son titulaire de pouvoir légitimement exiger d'être pourvu en ce à quoi on prétend qu'il a droit. Ce qui implique qu'il reçoive son dû sans initiative ou effort de sa part - et appelle donc par conséquent l'intervention active d'un autre agent auquel incombe le devoir de subvenir aux besoins concernés par ce droit. Dans la perspective des droits sociaux, il s'agit en premier lieu de l'Etat (ce qui inclut aussi divers échelons de collectivités territoriales) agissant tel une «provi­dence ». Mais ce dernier ne possède en propre aucune richesse à distribuer, il ne produit rien par lui-même (d'autant plus qu'il n'est pas autre chose qu'une structure juridique et le groupe des hommes qui la gèrent). Même lorsqu'il s'est approprié une partie de l'appareil de pro­duction, en la nationalisant, cela ne saurait et de loin suffire à satisfaire tous les besoins. Pour jouer son rôle providentiel, il se retourne donc vers la « collectivité natio­nale» (dont en théorie il émane) qui, elle, est censée produire effectivement les biens sur lesquels les droits sociaux attribuent une créance à leurs bénéficiaires. En toute hypothèse, la détention de «droits sociaux à» revient toujours à disposer de droits sur des biens que l'on n'a pas produits. Mais pas plus que l'Etat, la « collectivité nationale» n'a de véritable réalité objective, ce n'est pas un agent moral, ni un être pourvu des nécessaires attri-

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buts de l'existence que sont un corps et un esprit et qui seuls lui permettraient en tant que tel de produire quoi que ce soit. Ce terme, cet être de raison ne désigne que la collection des citoyens qui la composent et qui seuls vivent, pensent, agissent et produisent en coopérant. Lui imputer la charge de distribuer des prestations sociales implique donc que ce sont eux qui devront en assumer la charge : en abandonnant la propriété d'une fraction de la richesse qu'ils produisent au bénéfice de l'Etat agissant d'abord en collecteur de taxes, impôts et cotisations. Mais comme par définition les titulaires de ce type de droits sociaux ali­mentés par la solidarité ne produisent pas ce qu'ils reçoivent, cela signifie que la partie de la population qui est socialement aidée vit de ce que produit l'autre partie et qui lui est redistribué par les soins de l'Etat bien à tort qualifié de «providence ». Car ce sont nécessairement certains individus qui se trouvent être la providence des autres; ce que les hommes de l'Etat distribuent avec l'apparence de la générosité aux faibles et aux « moins favorisés », ils n'ont fait que le recevoir d'autres citoyens (dont on ne dit d'ailleurs jamais qu'ils sont généreux ... ). Les « droits sociaux» prestataires n'ont de contenu que pour autant que le dispositif de solidarité sociale qu'ils sous-tendent est lui-même approvisionné par un gigan­tesque processus de transfert forcé des revenus (Paul Thibaud : «Les droits sociaux - droit à l'instruction, à la santé ... - déPendent pour être aPPliqués de moyens matériels : ils supposent que fonctionne une solidarité pratique dans une société disposant d'une certaine richesse ... », «Les chemins de la solidarité », EsPrit, novembre 1987).

Que la redistribution ne soit possible qu'à condition que ce qui appartient aux uns leur soit retiré au profit des autres peut sembler relever de l'évidence. Il n'est cepen­dant pas inutile de le rappeler ou même de l'établir tant ses laudateurs néo-solidaristes et leurs protégés donnent souvent l'impression de croire ou veulent faire croire que la richesse distribuée grâce à la solidarité nationale pro-

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vient d'une sorte de génération spontanée ou fait partie d'un pot commun s'alimentant tout seul et n'appartenant à personne en particulier. Or, comme le mot l'indique, la redistribution est une opération seconde, qui vient après une première : la distribution des richesses en fonction des droits de propriété issus du travail, du capital, de l'héritage, des échanges ou des dons. Selon la logique de la solidarité sociale, les détenteurs de ces droits y renonce­raient donc en partie et donneraient la part que les titulaires de droits sociaux reçoivent. Or même cela est faux: les propriétaires des revenus transférés ne donnent rien: on le leur prend - d'office. La ponction en question prend place au sein d'une procédure dont l'appellation fort connue est à elle seule tout un programme et en dit long sur le soubassement de l'éthique solidariste : « pré­lèvements obligatoires ». En France, la part qui en est affectée au financement des «droits sociaux» solidari­taires va, comme on le sait, en croissant (elle est de plus en plus souvent explicitement définie comme telle ainsi qu'en témoigne l'institution successive de l'impôt de solidarité sur la fortune puis de la contribution sociale généralisée d'abord dite « de solidarité » ... ) et son niveau est déter­miné d'une manière aussi occulte (bureaucratique) qu'incontrôlable, au point de le voir parfois échapper totalement à la maîtrise des hommes de l'Etat eux-mêmes. La partie de la population qui leur est le plus soumise la subit comme une pure et arbitraire contrainte sur laquelle elle n'a aucune prise ni aucun moyen réel de contrôle. Elle n'a pas à en débattre directement, jamais on ne lui a expressément demandé son consentement ni sollicité son avis sur la limite de ce qui lui paraît tolérable ou la légitimité de l'affectation des aides et allocations décrétées - et pour cause. Ce qu'elle verse, elle le fait sous la menace de sanctions pénales: si en effet un citoyen y fait objection, il est passible de poursuites fiscales puis judi­ciaires et verra vite la police se saisir de lui et l'huissier de ses biens. Nous sommes ainsi en pleine violence légale, au

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cœur d'un système autOritaIre et discrétionnaire où le citoyen contribuable et cotisant est privé du droit de librement disposer de sa propriété et donc de sa liberté d'action quand bien même il se serait civique ment acquitté de sa quote-part de participation au fonctionnement de

Yves Guyot: Solidarité sociale = coercition

"Qu'est-ce que veulent les auteurs de la doctrine politique qui a pris à son compte, à la suite de Pierre Leroux, le mot solidarité? Elle la présume; elle l'impose à ceux qui ne l'acceptent pas; elle fait de toutes les personnes existantes dans le monde des débiteurs; débiteurs de quoi? envers qui? et elle les rend solidaires afin que le solvable paye pour l'insol­vable. Elle constitue, au profit de celui-ci, le privi­lège de ne pouvoir être contraint à se libérer lui­même et d'imposer aux autres l'obligation de payer pour lui.

Mais cette théorie est le contraire d'une doctrine morale: l'acte de solidarité au lieu d'être consenti est imposé, et jusqu'à présent, il n'est imposé qu'à la suite d'une pénalité; les complices sont solidaire­ment responsables des amendes et des dommages­intérêts. Mais si l'un paye, tous les autres sont quittes; de sorte que le régime de la solidarité, entendu au sens juridique, aboutit à cette singulière conséquence, de faire supporter à un seul le fardeau de tous. C'est la mise en pratique de la vieille concep­tion du bouc émissaire.

Actuellement, «les solidaristes» entendent que l'individu qui ne doit rien à personne soit obligé de payer pour le débiteur insolvable [ ... ] Ils veulent imposer à des individus solvables l'obligation d'acquitter une dette imaginaire; et à qui sera-t-elle payée? sinon à ceux qui détiendront le pouvoir.

La solidarité obligatoire, par mesure coercitive,

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est une régression morale; car elle veut comprendre dans la loi des actes qui appartiennent à la morale; et elle aboutit à remplacer le sentiment de la solida­rité par deux autres sentiments: celui de la spolia­tion pour ceux qui veulent profiter des biens des autres; celui de la révolte et de la dissimulation pour ceux qui sont menacés d'être dépouillés. » (La Démocratie individualiste, 1907, pp. 110/111/112)

ce qui est véritablement public - bénéficiant à tous. La première réalité de cet autre visage du dispositif redistri­bu tif de l'Etat-providence se résume à un seul mot que Bastiat d'abord puis bien d'autres esprits modérés mais épris de liberté tel Yves Guyot, un président du conseil radical-socialiste des années 1900, ont invoqué pour le dénoncer: la coercition. Le partage instauré au nom de la solidarité sociale n'a rien de volontaire ni de consenti, il est forcé et imposé par les nouveaux « partageux ».

Pour s'être toujours posés en champions du progrès des libertés démocratiques, les solidaristes et leurs actuels successeurs ne peuvent supporter de telles accusations qui font d'eux les suppôts d'une nouvelle sorte de despotisme. Leur réfutation implicite se déploie sur deux plans complémentaires mais aussi peu crédibles l'un que l'autre: celui de la légitimité des moyens à employer dans la lutte contre les inégalités du fait de leur origine pure­ment « sociale », et celui des implications du fondement et des conditions d'exercice de la démocratie. Pour un soli­dariste, les prélèvements obligatoires représentent la condition même de la solidarité sociale et l'expression la plus achevée du fonctionnement démocratique - cela dût-il conduire à en augmenter constamment le taux et à en faire reposer l'essentiel de la charge sur une partie seulement des citoyens (Didier Motchane, membre du secrétariat du Parti socialiste: « La gauche (doit) reconnaître dans l'accroissement des prélèvements obligatoires un des imPéra­tifs de la solidarité. », En jeu, novembre 1984). En fait, on peut supposer que, encore plus qu'un mal nécessaire

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permettant d'atteindre des objectifs sociaux sacralisés, ils sont pour lui non seulement le moyen de bien signifier que la vertu est au pouvoir, mais qu'il exerce souveraine­ment ce dernier. Détenir le pouvoir, c'est pouvoir faire ressentir aux citoyens qu'ils ne l'ont pas et qu'ils dépendent inéluctablement de l'Etat: soit pour être aidés, soit en étant imposés. La pression ( .. .l'oppression) fiscale à finalité moralisatrice est cet instrument privilégié qui laisse entrevoir l'arbitraire qui la fonde tout en rendant inattaquable celui qui en dispose en se donnant le beau rôle de justicier social.

En arrière-plan se tient le problème de fond de la nature du contrat présumé fondateur de la société poli­tique moderne et des impératifs de citoyenneté qui en découlent. Revu et corrigé par les théoriciens de la pre­mière grande vague de solidarisme, ce contrat social originaire ne porte plus depuis uniquement sur des procé­dures de prises de décisions collectives et les conditions de l'égalité de tous devant la loi, mais, grâce à la thèse du « quasi-contrat» incorporée dans les idéaux républicains, sur la réalisation d'une fin commune: l'instauration d'une toujours plus grande égalité de condition par l'obligation légale d'une correction du partage des richesses et d'un transfert de revenus aux citoyens moins «favorisés ». C'est dans cette optique que le dispositif de solidarité sociale organise l'aide que la partie des citoyens plus aisés est « invitée» (contrainte) d'apporter en accomplissant les nouveaux devoirs civiques de participation à l'édification de la «justice sociale ». Or rien n'est moins évident que l'existence de ce prétendu « contrat» auquel tenait tant Léon Bourgeois. D'abord, où et quand aurait-on vu les citoyens conviés à signifier explicitement leur consente­ment à un principe d'aide sociale permanente de certains d'entre eux à d'autres sous la seule raison que ceux-ci auraient de moindres revenus. Et à ce que cela prenne la forme de confiscations autoritaires et discrétionnaires de l'Etat sur la propriété des individus légalement exposés à

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ces mesures discriminatoires? Prétendra-t-on que ce sont là des dispositions comprises dans la proclamation de l'existence de « droits sociaux» figurant dans le préam­bule de la Constitution de 1946, repris en 1958 dans celle de la ve République - et qu'ayant été alors approuvées par la majorité des citoyens, elles s'imposent dès lors légitimement à tous? Outre le fait que leur interprétation demeure des plus floues (où commence par exemple 1'« incapacité de travailler» ?), elles entrent dans leur acception très extensive donnée par les néo-solidaristes en contradiction avec le principe d'égalité des citoyens devant l'impôt qui, seul, peut fonder le consentement à celui-ci. Avec plus de la moitié de la population adulte dispensée de celui qui concerne les revenus (situation présentée comme exemplaire illustration de la justice et de la solidarité sociales ... ), on en est fort éloigné. Quant aux personnes qui n'ont commencé à voter qu'après 1958 (celles qui ont pu alors le faire ne se seraient-elles pas d'ailleurs beaucoup plus prononcées pour de Gaulle que pour une inflation de droits sociaux - thème vraiment passé inaperçu dans le contexte de l'époque ?), on se demande à quelle occasion elles ont été consultées sur le fait que certes sans le stipuler, la loi fondamentale revienne à contraindre ceux qui réussissent un tant soit peu professionnellement, à travailler une partie de leur temps pour autrui? A moins que, n'acceptant pas ce retour de l'esclavage social, elles n'aient alors pas d'autre choix que « voter avec leurs pieds» - émigrer: la valise ou le racket, ce serait là l'alternative conviviale proposée par les tenants de l'éthique solidariste ...

Ce débat porte en réalité sur la plus radicale des dimen­sions du problème sociétal : la finalité et la légitimité de la convention implicite qui, sous l'écume de lois qui ne font que la mettre en forme, permet aux individus coexistant dans un espace donné et engagés dans une histoire commune de «faire société» et de continuer à vivre ensemble. Pour les néo-solidaristes, elle équivaut à un

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quasi-contrat de solidarité à l'échelle de la nation, garanti et mis en œuvre par l'Etat (où l'on retrouve l'Etat-nation comme figure obligée du principe de solidarité sociale ... ), ayant valeur d'assurance contre tous les dommages pou­vant socialement affecter les conditions de vie d'un indi­vidu sans égard à sa responsabilité propre et sans qu'il soit tenu d'en assumer les charges correspondantes: il lui suffit d'appartenir au groupe, à la communauté natio­nale ... à laquelle il est pratiquement assimilé s'il réside dans le même espace qu'elle. Or il est permis de penser que c'est là une conception ultra-extensive et donc arbi­traire tant de la nature de la citoyenneté que du sens à donner à une relation contractuelle. Puisque celle-ci exige que tout contractant connaisse et approuve préalablement les clauses qui l'engagent, le moins qu'on puisse dire en l'occurrence est que cette condition n'est pas remplie. Et hors d'elle, on ne voit décidément pas quelle norme objective et impérative pourrait faire obligation à un individu vivant dans une société ouverte de partager ce qu'il détient légalement avec tout autre pour la seule raison qu'il y vit aussi mais avec des revenus moindres.

A ce premier déni du droit qui relève d'un abus de confiance, les néo-solidaristes en ajoutent un second qui, lui, tient de l'abus de pouvoir. Dans leur esprit, il est certainement inutile d'ergoter à l'infini à propos d'un problème métasociologique de contrat puisque de toute façon, les choses sont parfaitement claires sur le plan politique. L'Etat serait en droit d'imposer des prélève­ments obligatoires en fonction des besoins collectifs puisque l'extension des droits sociaux positifs qui justifie cette orientation résulte d'une procédure «démocra­tique ». Les électeurs se sont en effet librement prononcés en majorité en sa faveur en élisant puis réélisant le candi­dat le plus favorable à la solidarité sociale (François Mit­terrand), le Parlement l'a adoptée conformément à la règle constitutionnelle et les sondages eux-mêmes révèlent une adhésion majoritaire à son sujet dans l'opi-

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nion publique (sondage SOFRES/Figaro de mars 1990 : 56 % des Français disent préférer le maintien ou la hausse des prélèvements obligatoires pour améliorer la protec­tion sociale ... ). Mais présenter les choses de cette façon revient tout simplement à reconnaître à une majorité le droit légal et le pouvoir discrétionnaire de soumettre la minorité à ses volontés. Dès lors que le recours à ce mode de prise de décision n'est pas limité par le respect des droits individuels fondamentaux, il perd sa légitimité démocratique, à moins que pour le néo-solidarisme, la démocratie ne soit que l'habillage juridiquement pré­sentable d'un rapport de force et donc d'une tyrannie majoritaire par définition immoraux. Ces droits se trouvent ici effectivement violés: la majorité peut impo­ser à la minorité de contribuer à son entretien; elle dépossède ses membres du pouvoir de choisir librement la manière dont ils veulent assurer leur propre protection et qui ils désirent aider (Emile Boutroux : "La doctrine dite solidariste a été constituée en vue de faire reposer le devoir de bienfaisance, non Plus sur la charité ou l'amour, comme un sentiment subjectif et libre, mais sur un principe scientifique et rationnel, propre à justifier l'intervention de la force publique.", Compte rendu de l'Académie des sciences morales, 1903; Célestin Bouglé: "Par rapport à la charité, la solidarité abandonne moins à l'initiative privée; elle attend Plus de la contrainte collective." Le Solidarisme, 1907, p. 21). En privilé­giant une interprétation maximaliste, indéfiniment exten­sive et non contractuelle du principe de solidarité pour transformer une éventuelle obligation morale de la cons­cience en devoir social contraignant puisque assorti de menaces de sanctions légales, les néo-solidaristes réduisent leur conception des droits sociaux à n'être qu'un nouveau visage du droit du Plus fort. Mais si les plus forts en question semblent à première vue se composer de la majorité de ceux qui croient trouver leur intérêt à être assistés par un système «providentiel» dont la charge repose plus sur d'autres que sur eux-mêmes, ce n'est là

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qu'une apparence. Les plus forts sont en réalité les hommes politiques et les technocrates qui jouissent des pO!l·:.tions de pouvoir et de privilèges que leur vaut ce coup d'Etat-providence permanent ...

Que les « droits sociaux» solidaritaires se révèlent por­teurs d'une logique coercitive n'a rien qui puisse vraiment surprendre. En appelant nécessairement le devoir d'inter­vention d'un autre acteur, la nature de ces «droits à» apparaît être celle de droits sur. Sur l'activité d'autrui et les résultats qu'il en obtient, et par suite sur sa liberté de décider comme sur ses droits de propriété. Les « droits sociaux à» se résolvent toujours en pouvoir illégitime de contrainte sur l'autre, qui devient ainsi simple moyen au

L'imposture des « droits sociaux » :

• Ayn Rand:

"Si certains ont le "droit" de vivre aux dépens du travail des autres, cela veut dire que ces autres sont privés de leurs Droits et condamnés à travailler comme des esclaves.

Tout prétendu "droit" d'un homme, qui nécessite de violer les Droits d'un autre homme, n'est pas, et ne peut pas être un Droit. Personne ne peut avoir le Droit d'imposer une obligation que l'on n'a pas choisie, un devoir sans récompense ou une servitude involontaire." (The objectivist Newsletter, avril 1963)

• Raymond Polin :

"L'erreur et le sophisme de l'idéologie propre à la Justice sociale consistent à assimiler les droits qu'on appelle sociaux, les droits de la deuxième généra­tion, aux droits fondamentaux. Les droits sociaux ne sont fondés ni dans la nature des choses humaines, ni sur des libertés. Ce ne sont pas primi-

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tivement des droits, mais on pourrait dire que dans un état de civilisation donnée, ce sont des "dûs" [ ... ]. Ces "dûs" sont transformés en droits par la loi; on les appelle "droits réels", mais ce ne sont pas des pouvoirs, des libertés exercées par les citoyens usant de leur liberté. Ce ne sont pas de vrais "droits" : ce sont des protections, des prestations, des se,rvices reçus, reçus de l'extérieur, en particulier de l'Etat et reçus en toute passivité. [ ... ]

On imagine aisément, d'ailleurs, l'abus qui peut être fait du mot de droit, lorsqu'on transforme les "droits sociaux" en principes de revendication pour obtenir de la collectivité des dons ou des services. On utilise ce mot fallacieux de "droit" pour justifier ce qui n'est qu'une reyendication. N'importe quoi peut être réclamé à l'Etat-Providence, comme un soi­disant "droit", même le remboursement des frais d'avortement. Pour le dire en un mot, les droits sociaux ne relèvent pas de la Justice, ils ne sont pas fondés en Justice." (Le Libéralisme, p.89)

• Henri Lepage :

"(Les droits sociaux) signifient soit que l'on reconnaît à l'Etat le droit de prendre à Pierre ce que lui (ou d'autres) estiment justifié de redonner à Paul; ou qu'on lui reconnaît le droit de faire des lois et des règlements qui contraignent certains à passer avec d'autres des contrats qui ne sont pas ceux qu'ils auraient accepté de passer volontairement si on leur avait laissé le choix. Dans les deux cas, le résultat est le même: cela aboutit à accorder aux uns un droit sur ce qui est le produit du travail des autres. [ ... ] Prendre aux uns pour donner aux autres ce qui appartient aux premiers revient à reconnaître aux autres le droit d'utiliser ces derniers comme "moyens" pour réaliser leurs fins; c'est substituer au principe de la liberté un principe d'instrumentalité,

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contraire à toute l'éthique occidentale des droits de l'homme.

Si l'on accorde aux uns un droit sur ce qui est produit par le travail des autres, cela signifie que ceux-ci sont privés d'une partie de leurs droits, et donc condamnés à une certaine forme de travail servile. On réinvente, sans le savoir, une certaine forme de « mise en esclavage» partielle. Un escla­vage où c'est tout le monde - mais certains plus que d'autres - qui redevient partiellement esclave de tous les autres. Tout droit reconnu à un homme qui nécessite, pour sa réalisation, que soient violés les droits d'autres hommes n'est pas et ne peut pas être un droit (ou alors ce sont ces autres droits qui n'en sont pas). «( Les droits sociaux sont-ils des droits? », Le Libertarien, nO 1, février 1988)

service de fins qui lui sont étrangères. Là encore, il ne faut cependant pas se tromper de cible: en tant que purs produits d'une législation positive, les « droits sociaux» ont été attribués à certaines catégories de citoyens qui bénéficient des avantages qu'ils entraînent sans pour autant exercer directement le pouvoir de coercition qui leur est lié (ils sont passifs) - ceux qui les leur ont accordés exercent cette violence en leurs nom et place. Les détenteurs réels de droits sur les assujettis aux prélève­ments obligatoires sont moins la providentiature bénéfi­ciaire que la classe politique, ses technocrates et ses idéo­logues solidaristes qui les ont promulgués, imposés et s'en sont proclamés les gardiens. En écartant ou occultant sous les prétextes les plus fallacieux toutes les autres possibilités d'organisation de la protection (assurance individuelle, entraide mutuelle et contractuelle ... ) puis en amalgamant protection sociale et redistribution des revenus au sein de l'appareil social-sécuritaire, cette classe dirigeante s'est dotée du moyen idéal d'empêcher les citoyens de résoudre leurs problèmes par eux-mêmes, sur le marché ou par

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l'association ... en se passant d'elle. Elle a du même coup réussi à disposer du moyen non moins idéal d'étendre toujours davantage son contrôle et sa prédation sur les citoyens les plus entreprenants et productifs. Pour y par­venir, il leur fallait rendre obligatoires non seulement les prélèvements sociaux-fiscaux mais aussi l'adhésion à un système de protection collective monopolistique et centra­lisé. Ainsi est par exemple née en France la «Sécurité sociale )) dont tout le monde sait que la cogestion paritaire employeurs/salariés n'est qu'une farce, son tuteur omni­potent étant bien entendu l'Etat. Un premier résultat de cette stratégie apparaît paradoxal: une partie de la popu­lation reçoit de l'appareil redistributif à peu près autant que ce qui lui a été volé - une opération à somme nulle aussi absurde qu'inutilement dispendieuse en raison du coût occasionné par la machine social-bureaucratique nécessaire. Mais c'est là la justification de la chose: per­mettre à une administration tentaculaire de se déployer. Et surtout, il y a une cohérence sous-jacente à cette stérile excroissance : plaçant en théorie tous les citoyens à égalité de droits face aux impératifs de la solidarité nationale en vue d'égaliser leurs niveaux de vie, elle permet et légitime un accroissement continu de l'emprise de l'Etat sur la société et du pouvoir d'intervention des politiques dans l'existence personnelle de leurs concitoyens. En fin de compte, le transfert coercitif de revenus sous l'égide des pouvoirs publics et au nom de l'idéal de la solidarité sociale s'est doublé d'un autre transfert, non moins forcé mais bien plus grave, celui du pouvoir des individus sur leur propre vie aux hommes de l'Etat. N'était-ce pas depuis les origines le véritable enjeu du solidarisme? (Bertrand de Jouvenel: "La redistribution est beaucoup moins une redistribution de revenus des riches vers les pauvres qu'une redistribution du pouvoir des individus à l'Etat ( ... ) Un change­ment d'état d'esprit à l'égard des déPenses publiques a été provo­qué par la politique de redistribution, le Plus grand gagnant n'en est pas les classes défavorisées contre les catégories aisées mais

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l'Etat contre le citoyen.", The Ethics of redistribution, 1952, pp. 72173.)

Spoliation : inégalités et nouveaux exploités

Dans la perspective égalitariste qui la caractérise, la politique de redistribution solidaritaire pose a priori que l'existence d'inégalités sociales - forcément toutes injustes - est inacceptable. Tout y repose implicitement sur la conviction que si ceux qui disposent de plus de revenus ou de patrimoine que les autres doivent les partager, c'est parce qu'ils les ont acquis et les détiennent de manière immorale: en accaparant ce qui devrait nor­malement revenir aussi à leurs concitoyens, en les exploi­tant, en le leur volant pour être clair. Il s'agit par conséquent de leur reprendre ce «trop-perçu» ou cet injustement possédé pour le redistribuer aux «moins favorisés» et aux « perdants» car on ne peut s'attendre à ce que l'égoïsme des possédants et autres « gagnants» les conduise à le restituer spontanément. C'est donc en vertu d'une éthique égalitaire/fraternitaire (la fraternité entraέnant la revendication de parts égales pour tous) sous­tendant le principe de solidarité sociale et nationale qu'est instituée la procédure de partage forcé enrobée d'artifices « démocratiques» Uean-François Revel: "(Les socialistes) persistent dans un vieuX préjugé: l'enrichissement inégal pro­vient de ce qu'une partie de la société, nationale ou inter­nationale, dérobe Plus que sa part à l'autre partie, qui est la majorité. Il faut donc contraindre la minorité "voleuse" - les citoyens les· Plus riches dans chaque nation et les pays les Plus riches internationalement - à restituer ce qu'elle a pris en trop. Comme si une certaine quantité globale de richesse se produisait automatiquement, qu'il suffit ensuite de répartir dans un esprit d'égalité.", Le Point, 28 août 1989).

A vrai dire, tous les néo-solidaristes ne mettent pas en cause toute inégalité sociale: beaucoup d'entre eux incri­minent plus volontiers le caractère extrême et l'accroisse-

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ment continu des écarts générés par le libre jeu de l'écono­mie de marché et qu'aurait pour la situation française mis en évidence le rapport du CERC de novembre 1989. Evolution perverse qui justifierait la mise en œuvre de nouvelles solidarités redistributrices des richesses. Seule dans le monde occidental, la France se livre périodique­ment à ce genre d'impayable débat national où, en invo­quant des comptes d'apothicaire aux références aussi variables que floues (inégalités de quoi: de revenus, de salaires, de qualité de vie ... ?), on épluche et compare obsessionnelle ment tout, mais où tout est tellement faussé que n'importe qui peut prouver n'importe quoi. Sans que cela d'ailleurs ait grande importance puisque personne n'est d'accord sur l'hypothétique seuil en deçà duquel ces insaisissables et fluctuantes inégalités deviendraient inac­ceptables. Inutile donc d'y entrer et de réfuter des don­nées-alibis misérabilistes qui détourneraient du seul pro­blème qui est de principe: pourquoi ne pourrait-il pas y avoir une large ouverture de l'éventail des revenus et patrimoines si cela est en rapport avec les capacités et préférences des individus et si le droit de chacun de librement agir et contracter est respecté?

On ne peut cependant se priver de relever quelques-uns des exemples les plus criants des falsifications opérées au nom du slogan politicien, irrationnel et pernicieux de « la lutte contre les inégalités ». Ainsi, lors du débat sur l'ins­tauration de la «contribution sociale généralisée », un argument néo-solidariste voulait la justifier au prétexte que le plafonnement des cotisations pour la retraite ren­dait celles-ci finalement dégressives - ce qui aurait avan­tagé un cadre célibataire gagnant trois fois ce « plafond ». Proposition globalement controuvée puisque les cadres acquittent d'abord une cotisation complémentaire obliga­toire au-delà de ce plafond - ce qui rétablit la proportion­nalité, puis sont soumis aux ponctions très inégalitaires de l'impôt sur le revenu (concentré sur une minorité de contribuables, au barème rapidement progressif, au fort

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taux marginal - l'un des plus forts du monde occidental), ce qui fait repencher la balance du côté de la progressivité globale. Si donc l'on prend en compte les revenus effec­tivement disponibles après les prélèvements en hausse sur 1980/90 (à condition d'y inclure les cotisations «patro­nales ») et si l'on met en rapport des personnes à égalité d'âge ou d'avancement dans leur vie professionnelle, la thèse ressassée d'une croissance générale des inégalités apparaît largement démagogique. Elles se seraient en réalité plutôt globalement réduites pour la masse des gens, à l'exception des franges extrêmes de l'échelle de distribution qui ne concerne qu'un faible nombre d'entre eux. Il est alors plutôt malvenu de réclamer une aug­mentation des prélèvements aux fins d'une justice sociale redistributive. Si l'on considère maintenant les patri­moines, sans doute convient-il d'y inclure les droits acquis en vue de la retraite (cette épargne forcée représente ... trois fois le montant du patrimoine financier librement épargné et qui fait tant gloser), d'admettre que les sommes épargnées ne sont jamais que les rescapées de l'imposition préalable sur le revenu (faut-il donc pénaliser un individu de ne pas dépenser tout ce qu'il gagne ?) et de considérer qu'un propriétaire de sa résidence principale n'a pas à être sanctionné pour la voir s'apprécier par le marché immobilier (il s'enrichit en y dormant: et alors ?).

Cela étant, il est bien exact que les revenus et patri­moines sont inégalement répartis: mais est-ce nécessaire­ment et pour autant injuste? Que beaucoup d'inégalités puissent être justes, c'est ce que rappellent tous ceux (voir Maurice Allais, prix Nobel d'économie en 1989) qui montrent que la fixation des rémunérations par le seul et libre jeu d'un marché non perturbé par les interventions de l'Etat est probablement la moins injuste possible puisqu'elle dépend avant tout de la capacité d'un individu à répondre aux besoins des autres. De plus, lorsqu'il s'enrichit à partir de ses initiatives sur le marché (y compris celui du travail), des risques qu'il y prend, des

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innovations qu'il propose, des nouvelles compétences qu'il acquiert et met en œuvre, il ne vole personne et il ne viole les droits fondamentaux et légaux de quiconque. En conséquence, les récompenses financières qu'il en retire sont totalement légitimes - d'autant plus que ce faisant, il contribue bien souvent à favoriser la création d'emplois qui rendront service à ceux qui en sont démunis. On ne discerne donc vraiment pas au nom de quoi, s'il ne s'agit que de justice, on devrait le contraindre à en redistribuer une part à d'autres avec lesquels il n'a jamais été en rapport et dont il ne sait rien. Cela s'applique d'ailleurs tout autant au bénéficiaire d'un héritage ou d'une plus­value immobilière : certes, ces « rentiers» abhorrés par les néo-solidaristes vont ainsi jouir de revenus « passifs », mais encore une fois ils n'ont contraint nul individu à leur céder ses biens par une violence quelconque, ils ne sont pas à la charge involontaire de leurs semblables et ils n'ont même transgressé aucune loi (ce qui n'est pas le cas des politiciens solidaristes, les superparasites détournant l'argent public pour leurs fins propres et qui ensuite s'auto-amnistient ... ).

Les seules inégalités sociales foncièrement injustes sont celles qui empêchent objectivement et contre son gré un individu de trouver un emploi et le placent ainsi dans l'impossibilité d'obtenir une rémunération de sa propre activité productrice. Ou qui, en raison d'un involontaire bas niveau de qualification ou de forts déséquilibres du marché de l'emploi dus à un taux de chômage excessif, peuvent le contraindre à se contenter durablement d'un si bas salaire que cela peut dans certains cas s'apparenter à de l'exploitation. Mais on ne fera pas disparaître ces tristes situations en enfermant leurs victimes dans la distribution institutionnelle et permanente de l'argent pris à ceux qui y échappent et qui, n'étant pas responsables des difficultés des premiers et n'ayant pas contracté avec eux, n'ont pas à être punis. Impossible, donc, de suivre John Rawls dans l'énoncé final de son célèbre « principe de différence »

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selon lequel les inégalités sociales ne sont justes que si elles sont «au plus grand bénéfice des plus désavantagés ». Cela reviendrait en effet à faire entrer toute inégalité dans la dichotomie juste/injuste alors que nombre d'entre elles ne sont ni l'une ni l'autre, à vouloir contrôler sur un mode utilitariste l'ensemble des activités humaines au sein d'une société et à les inscrire de force dans une conception totale et finalisée de l'organisation sociale. Mais aussi à faire de tout « désavantagé» la conséquence (même involontaire) de l'action de ceux qui ne le sont pas pour imposer à ceux-ci les rigueurs d'une «justice redistributive » abou­tissant injustement à les spolier (Pascal Salin: "La seule vraie inégalité c'est celle qui existe entre ceux qui vivent de leurs propres efforts et ceux qui vivent de la contrainte, qu'elle soit légalisée ou non. Tel est le drame essentiel de notre éPoque. Par ['intermédiaire de la violence étatique, nous retournons à une situation de lutte de tous contre tous. Le prétendu combat contre les inégalités a créé un monde arbitraire, sans règles, sans respect des autres, une énorme machine à briser les hommes, même, et peut-être particulièrement, les Plus courageux, les Plus honnêtes, les Plus généreux. La vraie inégalité, elle est dans l'inégal droit à la liberté." "Vive l'inégalité", le Monde, 10107/90).

Comment qualifier autrement, en effet, l'acte consistant à priver un individu d'une partie de ses biens légalement acquis ou possédés sans son consentement exprès et alors qu'au regard des lois de l'Etat, il n'a nui à personne et n'a aucun tort ni dommage à réparer? Dès lors qu'ils excèdent le simple fait d'assumer une participation (éven­tuellement proportionnelle) aux charges communes des services publics, le principe des prélèvements obligatoires voit sa légitimité compromise dans l'ordre de l'éthique fût-elle « sociale» puisqu'il consiste à dénier à quelqu'un l'exercice de son droit de propriété sur ce qui lui appar­tient (Hayek: "L'on ne peut avoir une créance morale sur quelque chose qui n'est venu à exister qu'en raison de la décision de quelqu'un d'autre de risquer ses propres ressources pour une telle production.", Droit, législation et liberté, II, p. 118). Ou

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encore, ce qui ne vaut guère mieux, à le contraindre à une variante nouvelle du travail forcé puisque, comme l'explique si bien Robert Nozick, le fait d'assujettir un individu à une taxation sur le produit de son activité équivaut soit à faire de la fraction correspondante de son temps de travail une séquence qui lui échappe en étant mise d'office au service de quelqu'un d'autre, soit à le condamner à devoir travailler davantage pour compenser ce moins-perçu, soit enfin à considérer que le résultat de tout effort marginal entrepris en vue de se procurer un bien supplémentaire doit être partagé avec un étranger qui aurait pu en faire autant. De ce point de vue, et pour autant qu'elle ne peut être organisée sans que l'Etat ne devienne totalement un prédateur, la solidarité sociale n'est pas autre chose que du vol: une spoliation légale qui s'achève dans la dépropriation partielle de soi (N ozick : "Du point de vue d'une théorie de l'habilitation, la redistribution est un sujet très important, imPliquant la violation des droits des gens. [. .. ] L'imposition sur les biens provenant du travail se retrouve sur un Pied d'égalité avec les travaux forcés. [ ... ]

Que cela se fasse par imposition sur les salaires ou sur les salaires au-dessus d'un certain total, ou par la saisie de profits, ou par le truchement d'une grosse cagnotte sociale de sorte que rien n'est clair en ce qui concerne les entrées et sorties d'argent, les principes mis en modèle de la justice distributive impliquent de s'approprier les actions d'autres personnes. Le fait de saisir les résultats du travail de quelqu'un équivaut à se saisir d'heures lui appartenant et à lui donner l'ordre de mener à bien diverses activités. Si les gens vous forcent à faire un certain travail, ou vous donnent un travail sans récompense, pendant une certaine Période de temps, ils décident de ce que vous devez faire et des buts que votre travail doit servir, sans s'occuper de vos propres décisions. Le processus par lequel ils prennent des décisions sur vous en fait, pour ainsi dire, les propriétaires partiels de vous-même; cela leur donne un droit de proPriété sur vous." Anarchie, Etat et utopie, pp. 211 et 215).

Dans la mesure où l'Etat-providence contraint les indi-

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vidus qui travaillent le plus durement (heures supplé­mentaires, efforts de promotion) pour accéder à un bien désiré (par exemple un voyage lointain ou une auto­mobile) à lui abandonner une partie importante et crois­sante des revenus supplémentaires obtenus afin de les redistribuer, doivent être surtout « solidaires» ceux qui ont des goûts personnels onéreux - ce qui, après tout, est bien leur Droit et n'a pas à être racheté. Du coup, ou bien il y a inégalité devant le « devoir» de solidarité nationale car le style de vie de certains d'entre eux est l'occasion de leur imposer une pénalité que n'ont pas à subir les autres, ou bien en bonne logique solidariste et afin d'éviter cette discrimination, il faudrait contraindre les oisifs et autres dilettantes non producteurs de valeur ajoutée redistri­buable à donner une partie de leur temps libre à... un service national de solidarité sociale. C'est-à-dire les punir en raison de leur nature mais selon des principes auxquels ils n'ont pas souscrit. Les néo-solidaristes n'osant pas encore en venir à cette solution extrême, on en demeure au premier terme de l'alternative: l'exploitation des indi­vidus les plus actifs par l'Etat ou, si l'on préfère, l'exPloita­tion de l'homme (Productif) par l'homme (de l'Etat).

Frédéric Bastiat : de la fraternité à la spoliation via la coercition •••

"Si vous faites de la fraternité une prescription légale, dont les actes soient prévus et rendus obliga­toires par le Code industriel, que reste-t-il de cette définition? Rien qu'une chose: le sacrifice; mais le sacrifice involontaire, forcé, déterminé par la crainte du châtiment. Et, de bonne foi, qu'est-ce qu'un sacrifice de cette nature, imposé à l'un au profit de l'autre? Est-ce de la fraternité? Non, c'est de l'injustice; il faut dire le mot, c'est de la spoliation

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légale, la pire des spoliations, puisqu'elle est systé­matique, permanente et inévitable. [ ... ] A l'intérêt, principe désorganisateur, il faut substituer le dévoue­ment légal, imposé, involontaire, forcé, en un mot la Spoliation organisée; et comme ce nouveau prin­cipe ne peut que soulever des répugnances et des résistances infinies, on essaiera d'abord de le faire accepter sous le nom menteur de Fraternité, après quoi on invoquera la loi, qui est la force."

(Justice et Fraternité, pp. 126 et 123)

Mais qui sont donc ces exploités d'un genre nouveau: les « nantis» ? les riches? les nouveaux rentiers de l'immo­bilier et de la Bourse? Sans doute les citoyens les plus aisés en matière de revenus ou de patrimoine se trouvent-ils fortement mis à contribution par l'accumulation de forts taux de droits de succession, des tranches élevées du barème de l'imposition sur le revenu, voire de l'impôt de solidarité sur la fortune. Mais s'ils sont sans conteste et dans l'absolu les plus exposés aux mesures solidaristes de spoliation qui, en toute hypothèse, violent leur droit de propriété, il reste que les ponctions opérées sur les hauts revenus et les grands patrimoines sont en soi beaucoup plus indolores que pour les citoyens imposables des couches intermédiaires de la population - qui, eux, sont relativement les plus exploités. En effet, les catégories les plus aisées disposent de multiples moyens de soustraire une fraction appréciable de leurs revenus professionnels aux prélèvements de l'Etat-providence. S'ils sont cadres supérieurs ou dirigeants d'entreprise, ils jouissent de fait d'importants privilèges matériels fiscalement invisibles et peuvent recevoir leur salaire en partie sous forme indi­recte (plans d'épargne-retraite, stock-options ... ). Il n'en va à l'évidence pas de même pour la grande majorité des membres des classes moyennes et une partie des couches modestes qui ont un salaire situé aux alentours du seuil de

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plafonnement des cotisations sociales et bénéficient moins des effets du quotient familial. Pour ces non-privilégiés qui, de plus, n'ont pas droit à la plupart des aides et exemptions accordés à la providentiature, la confiscation sociofiscale joue à plein et ses conséquences sont propor­tionnellement plus ressenties car elles suffisent à priver ses victimes de la possibilité financière d'accéder à un meilleur niveau de vie ou à la rendre plus difficile qu'elle ne pourrait ou devrait l'être. Tout se passe à cet égard comme si l'institution de la solidarité sociale avait pour fin occulte de reporter sur eux, parce qu'ils sont à la fois les plus nombreux et les moins en état de défendre leurs intérêts, la charge de corriger les disparités de la hiérar­chie des revenus primaires ou l'insuffisance des bas salaires. Comme si la « lutte contre les inégalités» avait pour but de déplacer sur eux la situation d'exploités en les accablant de prélèvements assimilables à un impôt de solidarité sur ... l'infortune. Cibles et victimes de prédilec­tion d'un système qui s'acharne sur eux, les membres des classes moyennes et les plus courageux des couches modestes (ceux qui tentent de s'en sortir par eux-mêmes) sont les vaches à lait et les dindons de la farce solidariste. D'une part, ils sont relativement exclus des avantages sociaux que leur activité productrice permet d'offrir aux catégories situées juste au-dessous d'eux et qu'ils assistent. Mais de l'autre, l'importance des charges qui pèsent sur eux les empêche de pouvoir constituer de nouveaux patrimoines: la redistribution (des revenus) fige la redis­tribution (des chances). La solidarité sociale est aussi une machine à bloquer la mobilité sociale, à maintenir les situations acquises en limitant l'accès aux classes aisées ou en le faisant payer très cher aux nouveaux venus à l'esprit entreprenant. Plus cher qu'à ceux à qui tout a été donné dès la naissance dans une famille aisée ...

S'il faut donc en grande partie renoncer à une première fable selon laquelle seuls les riches paieraient pour les pauvres (mythe du couplage entre l'impôt de solidarité

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sur la fortune et le revenu minimum d'insertion *), une autre doit également être abandonnée: les classes moyennes seraient les principales bénéficiaires des lar­gesses de l'Etat-providence. Si cela a pu en partie être exact dans le passé, ça l'a été de moins en moins à mesure que l'on est entré dans l'ère solidaritaire des années 80. L'ensemble des mesures prises alors a fini par produire le résultat depuis longtemps désiré par les solidaristes : l'égalisation relative mais artificielle des niveaux de vie de tout ce qui se trouve entre les (vraiment) riches - qui le demeurent, et les (vraiment) pauvres - qui ne le sont presque plus (Georges Gilder : "Grâce aux diverses formes d'assistance sociale et à leur temps de loisir, des familles pauvres finissent par bénéficier de ressources comparables à celles de la classe moyenne. Elles n'en paraîtront pas moins désespérément pauvres à la classe moyenne car l'assistance sociale entretient un style de vie débraillé et irresponsable. ", Richesse et Pauvreté, p. 102). A force d'être financièrement assistés pour répondre aux charges de leur vie domestique tout en étant pour une part déchargés de la participation aux dépenses publiques, les membres les plus favorisés de la providentiature finissent par vivre dans les mêmes condi­tions que ceux des classes moyennes les plus modestes. Qui, eux, sans aides, doivent subvenir à leurs besoins uniquement par leurs propres efforts, parfois avec de lourds endettements et tout en contribuant par leurs impôts à entretenir la clientèle des abonnés de l'Etat­providence. Les effets redistributifs induisent un nouveau déséquilibre: les ménages aidés en viennent à bénéficier de meilleures conditions de vie que ceux qui ne le sont pas pour cause de revenus primaires plus élevés. Exemple : la crise des colonies de vacances vient en partie de ce que les familles non assistées ne peuvent plus assumer les frais de séjour de leurs enfants et donc les y envoyer alors que les

* De source officielle, en 1990 les dépenses afférentes au finance­ment du RMI ont représenté 17 milliards de francs tandis que les recettes de l'ISF se montaient à 5,7 milliards ...

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familles aidées le peuvent sans difficulté. Autre exemple: grâce aux avantages du logement social, les ménages pris en charge par la solidarité sociale peuvent continuer ou recommencer à habiter en centre-ville et même devenir propriétaires (aides personnalisées) - ce qui devient souvent hors de la portée de beaucoup de membres des classes moyennes ou leur imposera d'énormes sacrifices.

Par le biais du système de vases communiquants sur lequel elle repose, la redistribution des revenus de trans­fert entraîne un appauvrissement certain des classes moyennes. Tant et si bien qu'il faut aussi remettre en cause le mythe simplificateur de la «société à deux vitesses» opposant « exclus» et « inclus» dans laquelle le libre (?) jeu du marché nous ferait entrer. Car c'est bien plutôt vers un monde socialement quadripolaire que l'on tend à s'acheminer en raison des interférences spoliatrices du dispositif de solidarité nationale. Tout en bas de l'échelle sociale se tient la faible minorité des ex-nouveaux pauvres que leur situation de pleins assistés par les nou­velles solidarités maintient comme « exclus» d'un autre genre. Juste au-dessus d'elle, il y a l'imposante masse des salariés ayant de plus droit à des revenus sociaux passifs dont une partie pourrait se passer car on le lui reprend par le biais des prélèvements et dont une autre partie ... pourrait également se passer si on laissait son sort s'amé­liorer de manière non artificielle (par de meilleures quali­fications). L'ensemble de ces deux premières strates constitue la providentiature. Au sommet de cette échelle se trouve une autre petite minorité, aisée et entreprenante, et qui bien qu'arbitrairement soumise à de fortes ponc­tions parvient à en compenser les effets par l'importance de son patrimoine et les moyens d'autodéfense ou les privilèges que l'on sait. Enfin, coincées entre les deux, l'on a les classes moyennes selon Pierre Mauroy (16 juin 1990) « désespérées» _ et «oubliées» (mais pas par le fisc !), composées de salariés non aidés et sans défense, des « reclus» comme on commençait parfois à le reconnaître

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en 1990 mais qui sont plutôt des ... perclus (sous le poids et les injustices de l'Etat-providence), et au détriment des­quels tous les autres ont quelque intérêt à s'entendre pour que le système continue ou se perfectionne. Mais cette nouvelle lutte des classes qu'anime le ressentiment contre ceux qui tentent de bousculer la stratification sociale est d'abord manipulée par les grands bénéficiaires du sys­tème : les hommes de l'Etat et la social-bureaucratie qui les sert tout en y trouvant son compte - véritables exploi­teurs des nouveaux exploités. Assurément, la solidarité redistributive a peu à peu généré une mentalité collective incitant chacun à tenter de vivre aux dépens des autres en faisant subventionner ses consommations privées par l'argent public: parfois par tendance au parasitisme, plus souvent par réaction rationnelle consistant à vouloir

Solidarisme et exploitation de l'homme par l'homme:

• Tocqueville:

"C'est la partie la plus généreuse, la plus active, la plus industrieuse de la nation qui consacre ses secours à fournir de quoi vivre à ceux qui ne font rien ou qui font un mauvais usage de leur travail ( ... ) Toute mesure qui fonde la charité légale sur une base permanente et qui lui donne une forme admi­nistrative crée donc une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travail­lante ( ... ) Le résultat inévitable de la charité publique (est) de maintenir dans l'oisiveté le plus grand nombre des pauvres et d'entretenir leurs loisirs aux dépens de ceux qui travaillent."

(Mémoire sur le pauPérisme, 1835)

• Eugène d'Eichthal :

"La solidarité constate une interdépendance indé-

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niable entre les êtres vivants mais ne crée pas entre eux, du seul fait qu'elle existe, un devoir moral: elle établit aussi bien les droits de chacun sur tous que les obligations de chacun envers tous. Il faudrait une règle morale au-dessus d'elle pour déterminer le droit et le devoir de chacun des coparticipants : sinon chacun pourrait se croire autorisé à compter sur les autres et à ne leur rien donner. La solidarité à elle seule ne résout rien."

(Socialisme et problèmes sociaux, 1899, p. 168)

• Vilfrid Pareto :

"La solidarité sert de prétexte aux gens qui veulent jouir du travail d'autrui ... c'est tout simple­ment un nouveau nom donné à un genre d'égoïsme des plus malsains."

(Journal des économistes, mai 1900)

• Charles Gide :

"Il faut reconnaître que la constatation du fait que chacun vit par autrui ne comporte pas par lui-même le devoir de vivre pour autrui et même qu'elle fait pousser la tentation de vivre sur autrui, auquel cas la solidarité dégénère en exploitation ou en parasi­tisme."

(La Solidarité, p. 189)

récupérer ce qui a été extorqué. Mais il demeure que les principaux responsables de cet état de choses sont les politiciens et les technocrates idéologues du solidarisme qui se sont approprié l'Etat et en ont hypertrophié les structures pour le mettre et mettre aussi leurs concitoyens à leur service sous prétexte de faire le bonheur du plus

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grand nombre. Leur situation objective d'« exploiteurs» est d'ailleurs confirmée par le fait que s'ils imposent le fardeau de la solidarité aux autres, ces hérauts du cœur et de la «générosité» ne la pratiquent guère eux-mêmes puisqu'ils ont bien pris soin de s'exempter de ses charges en s'octroyant des rémunérations occultes ou non impo­sables: une fois encore, les prêcheurs ne sont pas les payeurs ...

C'est sous l'impulsion à la fois inconsidérée et délibérée de cette oligarchie que les prélèvements obligatoires (source et signe de son omnipotence) se sont accrus d'une manière démesurée particulièrement en France, cham­pionne de la CEE en ce domaine. Lorsque les solidaristes s'avisent enfin de l'anomalie que représente cette dérive et qu'ils tentent d'en stabiliser le taux, ils ont recours au plus pervers des artifices: ils en ... redistribuent la répartition interne de sorte qu'à taux global inchangé, les nouveaux exploités en subiront encore davantage la pression et la providentiature encore un peu moins - clientélisme oblige. Par ce processus se développe en tout cas un collectivisme d'un nouveau style, d'ailleurs prévu par les premiers critiques de la solidarité sociale (Eugène d'Eich­thal : «Le solidarisme s'engage dans un engrenage qui, sous prétexte de respecter des contrats latents aussi bien que des contrats exPlicites, le mène tout droit à un socialisme avancé, oppresseur de l'individu, proche et avant-goût du collectivisme. » Solidarité sociale, solidarisme et dévouement social, 1909, p. 142). Au lieu de continuer à collectiviser les entreprises et donc d'intervenir en amont au niveau de la production puisque ce socialisme « hard » a partout échoué avec éclat, une collectivisation « soft» a été mise en place en aval par la répartition autoritaire des revenus et la confiscation sociofiscale d'une part discrétionnaire de la production revenant de droit aux actionnaires et aux salariés. L'Etat­providence laisse quelque peu la bride sur le cou aux entreprises (cela produit de la valeur ajoutée à redistri­buer) mais la spoliation et l'atteinte au droit de propriété

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demeure, déplacée sur un plan moins visible et s'installe dans les mœurs du temps (Hayek: « Bien que la redistribution des revenus n'ait jamais été le but initial et avoué des systèmes de sécurité sociale, elle est devenue maintenant et partout sa finalité achevée. Aucun système d'assurance obligatoire et monopolistique n'a résisté à cette transformation en quelque chose de différent: un instrument de redistribution autoritaire ( ... ) Un processus a fait qu'un système originellement prévu pour réduire la pauvreté a généralement été transformé en outil de redistribution égalitaire. C'est comme mayen de socialisation des revenus, de création d'une sorte d'Etat maternel distribuant des bienfaits en argent ou en nature à ceux qui sont supposés être les Plus défavorisés que l'Etat-providence est devenu pour beaucoup le substitut d'un socia­lisme dérTwdé. Conçue comme une alternative à la voie désormais discréditée de diriger la production, la stratégie de l'Etat-providence, qui tente d'aboutir à une juste redistribution en faisant l'aumône de revenus dans les proportions et les formes qui lui conviennent, n'est en réalité seulement qu'une manière de poursuivre les vieux buts du socialisme. », The Constitution of Liberty, p. 249). Dès lors que la solidarité «horizontale », volontaire et mutualisée, entre actifs et inactifs fait place à une solidarité « verticale» forcée entre «riches» et «pauvres », et qu'à l'entraide (déjà réduite à une forme exclusivement monétarisée) se substi­tue la recherche d'effets redistributifs et prédateurs, il faut bien voir que le « social» n'est souvent plus que le déguise­ment du politique et que sous l'apparence de compassion se tient la violence : la violence politique de l'Etat ou plutôt de ses hommes sur la société, c'est-à-dire leurs concitoyens.

« Big Mother », ou l'imposture de la communauté-providence

Le néo-solidarisme intégral : 1'« allocation universelle » :

"L'allocation universelle, c'est-à-dire l'idée d'un revenu versé à chaque citoyen sur une base indivi-

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duelle, sans contrôle des ressources et sans obliga­tion d'être demandeur d'emploi ... "

(Phili ppe Van Parijs, Futuribles, jan vier 1987)

"Garantir à toute personne sans distinction d'âge, d'activité, d'origine sociale, de situation de santé, un revenu qui prémunisse son existence contre les risques sociaux."

(Collectif Charles Fourier, La Revue nouvelle, avril 1985)

"Dans ce cas, le chèque social change de fonction: ce n'est plus une œuvre charitable, c'est un système de redistribution de la richesse collective qui n'est plus produit seulement par le travail.

La vérité du futur est là : le travail n'est plus la seule source de la richesse, les machines produisent des richesses sans travail. Il faut donc nécessaire­ment dissocier le travail et le revenu. Dans l'avenir proche, chacun, de toute évidence, touchera deux chèques: l'un lié au travail (réduit), l'autre consti­tuant une redistribution collective de la richesse produite par les robots."

(Guy Aznar, Le Monde, 21 mai 1988)

"Pourquoi donc le fait même d'exister vous don­nerait le droit de participer à une certaine distribu­tion du revenu national? ( ... ) Le revenu d'existence constitue une sorte de filet de protection contre la misère et comme une sorte de revenu forcément minime de dignité humaine, non attribuable à la charité ( ... ) Le revenu d'existence se propose d'être par nature non seulement inconditionnel et univer­sel, mais cumulable ... "

(Henri Guitton, Le Monde, 9 août 1988)

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"Dans sa version la plus radicale, la consolidation de la solidarité prend la forme de l'allocation univer­selle. Tout membre de la communauté aurait droit à une allocation distribuée inconditionnellement. Tous les autres revenus (d'activité par exemple) viendraient s'additionner à cette allocation. Contrai­rement aux allocations de substitution (comme les indemnités de chômage) qui sont versées quand on ne reçoit pas d'autre revenu, ou aux allocations complétives (comme le nouveau revenu minimum d'insertion français) qui s'ajoutent, dans certaines limites, aux autres revenus, il s'agit bien d'une allo­cation cumulable avec les autres revenus. Elle doit être suffisante pour vivre dignement, même sans travailler. Elle réalise donc, théoriquement, le sum­mum de la solidarité et jette les bases d'un mode de vie non productiviste!"

(Serge Lipietz, Choisir l'audace, La Découverte, 1989 p. 104)

"Pour opérer une première mesure de "renverse­ment" des mécanismes de l'économie, nous propo­sons, après saisie de la productivité technologique, de la répartir entre l'entreprise - qui aura su l'intégrer dans sa propre structure - et la commu­nauté sociale tout entière, responsable en dernier ressort de la qualité du terreau nourricier de l'inno­vation. Dans la situation actuelle de la France, cette fraction de la productivité distribuée aux citoyens constitue un revenu supplémentaire qui vient s'ajouter aux autres revenus, un véritable "deuxième chèque"."

(Jacques Robin, Changer d'ère, Le Seuil, 1989, p. 248)

"N'arrivons-nous pas à l'ère où le travailleur essentiel sera la machine? [ ... ]

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N'est-il point temps de penser à l'instauration d'un revenu social garanti pour tout citoyen? Cela existe dans certains pays comme le Canada.

L'originalité viendrait que ce revenu serait versé à tout être humain dès sa naissance. L'enfant devien­drait un allocataire et non un attributaire. Ce revenu, pris en compte pour la détermination des impôts, serait un revenu de base égal pour tous. [ ... ]

Ce qui sera nécessaire surtout, c'est une évolution des mentalités. Le droit à une existence digne ne peut se réaliser pleinement que par une véritable solidarité, où celui qui reçoit n'est pas redevable de celui qui donne."

(Marc Bœuf, vice-président socialiste de la commis­sion des affaires sociales du Sénat,

Le Monde, 12/10/90)

Afin d'éliminer définitivement tout risque de voir un individu exposé au moindre dénuement matériel durable (quelles qu'en soient les causes) et d'échapper aux polé­miques sur le caractère spoliateur des prélèvements obli­gatoires et transferts redistributifs, les plus extrémistes des néo-solidaristes en sont venus vers la fin des années 80 à proposer l'attribution officielle (et non plus occulte et conditionnelle comme pour le RMI) d'un revenu social minimum garanti à ... chaque membre de la société. Pré­senté sous diverses appellations (<< allocation universelle », « participat », «dividende social », « chèque social », « deuxième chèque », « revenu d'existence » ... ) et péren­nisant en le généralisant 1'« impôt négatif» de Milton Friedman, ce droit inconditionnel à un salaire social per­mettant sans travailler de vivre dans la dignité et la sécurité fait qu'il n'y aurait plus d'exclus du partage des « richesses nationales» envisagées d'une manière typique­ment collectiviste comme un fonds commun. Chacun en reçoit automatiquement et égalitairement une part, indé-

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pendamment de toute activité professionnelle et sans qu'il lui soit demandé compte de quoi que ce soit. Si le simple fait d'exister en représente à lui seul la justification morale (tout être humain doit pouvoir vivre en recevant ce qu'il faut pour cela), l'essentiel de l'argumentation déployée par ceux qu'on a pu assimiler à de modernes« niveleurs» repose avant tout sur une manière des plus singulières d'apprécier l'évolution actuelle du mode de production des biens. Tout d'abord, le recours croissant et massif aux nouvelles technologies d'informatisation et d'automatisa­tion de la production aurait pour effet de substituer l'activité des machines et autres «robots» au travail humain, retirant globalement à celui-ci son titre à pré­tendre à l'essentiel de la valeur ~outée et donc de la rémunération qui en découle. Mais ce qui demeure de l'intervention humaine devenant d'autre part toujours plus collectif, il ne serait plus possible ni légitime d'admettre une relation directe entre le travail et la rému­nération et par suite d'attribuer un salaire en fonction d'efforts ou de talents individuels. A une production automatisée et socialisée devrait donc correspondre un revenu socialisé étendu à tous, qu'ils aient ou non une part dans un processus productif se passant pratiquement de l'homme. On pourrait dès lors passer de l'ancien dispositif de redistribution solidaire, fondé sur le préalable échange commutatif d'un salaire contre du travail, à un système distributif répartissant à la source les revenus d'un appa­reil de production mystérieusement devenu une sorte de copropriété de sociétaires pouvant s'ils le veulent vivre (certes modestement) sans travailler. Au-delà de l'Etat­providence et de ses cohortes de pauvres, de chômeurs et d'assistés, mais aussi d'exploités, de spoliés et de privilé­giés, nous aurions accès à une société ou plutôt une « communauté-providence ». C'en serait fini du temps du « C'est la faute à la société» plein de ressentiment car adviendrait celui où grâce à la bonne communauté, cha­cun serait assuré de voir ses besoins fondamentaux satis-

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faits sans contrepartie ni appel superflu à la ... solidarité sociale : le paradis sur terre!

En réalité, nous voici bien plutôt en présence de l'abou­tissement logique et intégral du projet solidariste où le conte de fées dissimule l'utopie totalitaire et où l'absurde le dispute à l'arbitraire. L'absurde parce qu'il est faux que l'effective informatisation-automatisation croissante de la production puisse jamais en impliquer une désindividuali­sation et une socialisation concomitantes. Les miraculeux « robots» qui améliorent tant la productivité ne pro­viennent pas de la génération spontanée. Ils ont d'abord dû être conçus, mis au point, produits et commercialisés par des entreprises c'est-à-dire des individus contrac­tuellement associés qui en détiennent la propriété. Les sociétés qui ont ensuite investi en les achetant pour accroître leurs performances, riposter à la concurrence et développer leurs parts de marché en sont devenues à leur tour propriétaires. Et comme il ne suffit pas de produire pour produire mais qu'il faut avant tout vendre ce que l'on produit, il leur a fallu prendre des risques en imagi­nant une offre nouvelle, en prospectant des marchés, etc. - ce que personne d'autre n'a fait à leur place. Lorsque donc la richesse est créée même sous les modalités les plus sophistiquées, il ne reste pas à la répartir: elle l'est déjà (Ludvig von Mises : « Les biens ne sont pas d'abord fabriqués, ensuite distribués. Il n'intervient à aucun moment une appropria­tion de portions taillées dans un stock de biens sans maître. Les produits arrivent à l'existence déjà appropriés par quelqu'un. Si on veut les distribuer, il faut d'abord les con[zsquer. Il est assurément facile pour l'appareil gouvernemental de contrainte et de répression de se lancer dans la con[zscation et l'expropriation. Mais cela ne prouve pas qu'un système durable de vie économique pourrait être ainsi fondé sur la con[zscation et l'expropriation. », L'Action humaine, PUF, 1985, p. 846). Les actionnaires et les salariés des entreprises sont donc les seuls à détenir un légitime droit de propriété sur la valeur ajoutée par les machines et à pouvoir se répartir les profits ainsi obtenus:

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on ne voit pas au nom de quoi ceux-ci devraient être aussi distribués à d'autres. Sauf s'il y a eu un accord contractuel ou sauf si l'on a procédé à un changement radical du régime juridique de la propriété, qu'une expropriation étatique est intervenue - ce qui voudrait dire qu'on se retrouve purement et simplement dans une situation de coercition-spoliation. Et que l'utopie de la communauté­providence allant à contresens de l'Histoire (on assiste exactement à l'évolution inverse dans l'est de l'Europe), repose sur un processus de collectivisation forcée violant lui aussi les droits fondamentaux de l'individu créateur. L'arbitraire, aussi, puisque la plus technologiquement avancée des productions appelle toujours des interven­tions humaines et sollicite même toujours plus de hautes qualifications - sans compter le rôle du savoir-faire effi­cace pour l'alimenter, entretenir, surveiller et gérer, puis faire connaître et acheter ce qui y est élaboré. A une époque où l'on s'avise enfin que l'entreprise la plus tech­nologiquement développée n'est rien sans un manage­ment performant ni surtout ses « ressources humaines », il est puéril de croire que désormais tout se passe tout seul, que les individus ne jouent plus un rôle fondamental et que celui-ci ne serait plus individualisé selon les responsa­bilités assumées et les compétences déployées de chacun. Une distribution indistincte des plus-values générées à tous les membres de la société ne reviendrait là aussi pas à autre chose qu'à la spoliation de ceux dont seuls les apports individuels synergétisés ont permis la création des richesses en question.

S'il est d'abord impossible de distribuer mécaniquement une manne providentielle et universelle sans violer des droits fondamentaux de l'homme créateur et sans collecti­viser l'économie, il n'est pas moins clair que ce qui dans la communauté-providence est en fait objet de collectivisa­tion, c'est la totalité de l'existence humaine. L'intégration organique du « droit au non-travail» dans les structures de la société représente l'accomplissement total de la

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logique solidaritaire hypersocialisatrice. Puisqu'une partie de la population peut légitimement et légalement choisir de vivre sans produire ses moyens de subsistance, cela implique, on le sait, que d'autres vont le faire pour elle. Solidarisés malgré eux et peut-être sans s'en rendre comp­te, ils sont à l'état pur des esclaves (même consentants) définitivement dépouillés du droit et de la possibilité de maîtriser la destination de leur activité. Quant aux oisifs, ils ne survivent qu'au prix d'une dépendance complète envers ce système qui en fait pour le coup des assistés à plein temps. Tous étroitement liés les uns aux autres et dépourvus de toute responsabilité personnelle effective, ils se trouvent réduits à l'état de nourrissons-rentiers d'une communauté si maternelle et maternante qu'en étendant sa sollicitude et donc son contrôle à tout, elle prend la figure d'une ... « Big Mother ». Sans doute moins brutalement inquisitoriale mais tout aussi prégnante et omniprésente que l'archaïque et machiste Big Brother. Dans la communauté-providence, la solidarité sociale n'est plus seulement une dimension privilégiée de la société comme sous le règne du classique Etat-providence, mais son tissu même et son unique principe global d'organisa­tion. Si l'Etat n'y semble plus être le grand organisateur extérieur imposant son autorité interventionniste, c'est qu'il est tellement partout qu'il en est devenu invisible. La société solidaritaire qu'elle incarne n'est pas autre chose que l'Etat maximal ayant achevé de phagocyter le social et fusionnant avec lui.

Mais dans ce monde ultra ou métasolidaire, qui accep­tera encore volontiers de s'astreindre aux contraintes de l'activité productrice? La probabilité d'une massive désin­citation au travail que comporte le projet de distribution d'une allocation universelle est évidente. La collecte (par­fois contraignante) puis la répartition de celle-ci nécessi­tant la mise en place d'une social-bureaucratie tenta­culaire et la répercussion du financement de tout ce dispositif compromettant toute chance de compétitivité

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sur le marché mondial, une seule conclusion s'impose, sous forme d'alternative. Ou bien «Big Mother» est vouée à une rapide autodestruction; ou bien elle ne subsiste qu'en régressant à l'état de grande tribu autar­cique, condamnée à une léthargie guère plus enviable. Ce qui risque d'arriver à une société attribuant un « droit social» permanent à un revenu minimum en vue d'une insertion se révélerait peu à peu n'être qu'une fiction et un alibi attractif.

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L'immoralité

d'un nouvel ordre moral

"L'altruisme, c'est l'éthique qui regarde l'homme comme un animal sacrif'lCiel et puur lo.quelle il n'a pas le droit d'exister puur son propre compte, qui estime que le service des autres est la seule justification de l'existence et que le sacrifu:e de soi est la plus haute vertu ( ... ) En élevant la perspective d'aider les autres en impb"atif central et pre­mier de l'éthique, l'altruisme a détruit le concept de toute authentique bienveillance ou bonne volonté entre les Jwmmes. Il a endoctriné ceux-ci avec l'idée qu'aimer un autre individu est un acte de désintéressement, impliquant ainsi qu'un individu ne peut éprouver d'intérêt personnel à s'intéresser aux autres, qu'aimer quelqu'un signifie se sacrifier, que tout amour, respect ou admiration qu'un individu peut éprouver pour les autres n'est et ne peut pas être une source de plaisir personnel."

Ayn Rand, The virtue of selfishness, pp. 34 et 43.

Que ce soit en raison d'une propension perverse à l'égoïsme (jugement des solidaristes) ou du sentiment viscéral d'être victimes d'un traitement discriminatoire et arbitraire (c'est leur propre diagnostic), nombreux sont

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les assujettis aux prélèvements obligatoires « positifs» à ressentir plus ou moins sourdement une forte réticence à se soumettre à cette contrainte. Sans même tenir compte des multiples efforts déployés pour parvenir à «frau­der », il suffit de prendre acte de ce qui se dit dans bien des conversations privées pour s'en convaincre si besoin est. Pas toujours naïfs, les solidaristes sont tout à fait conscients de la réalité de cet obstacle et des risques de réactions de rejet qu'implique la tendance à faire appel à toujours plus de solidarité redistributive. Le problème qui s'est très tôt posé à eux a été de savoir comment réduire, voire désarmer la résistance des réfractaires déclarés ou potentiels. Et de le faire en douceur pour éviter de faire apparaître la solidarité sociale pour ce qu'elle est -exploitation, confiscation, coercition et spoliation - et peut-être voir un jour se réaliser le rêve de tout solida­riste : que ses concitoyens concernés s'empressent d'offrir d'eux-mêmes et avec joie leurs contributions, qu'ils demandent même spontanément l'augmentation des pré­lèvements. La solution efficace à ce délicat problème était presque évidente: travestir les choses en rebaptisant autrement cette contrepartie nécessaire de la solidarité socialisée. Et, grâce à un discours édifiant se réclamant du privilège de l'éthique, « retourner» de l'intérieur les inté­ressés en les persuadant qu'il est du devoir social de tout être humain d'être altruiste et que le fondement de toute vie morale se tient désormais dans l'impératif de solida­rité.

La solidarité laïque : la socialisation forcée de l'altruisme

Du point de vue solidariste, la pratique sociale de la solidarité relève de l'obligation morale. Le tout est de déterminer en quoi et au nom de quoi elle l'est. Et de

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réussir à développer une argumentation convaincante pour que ceux sur qui pèse la charge ne puissent morale­ment s'y opposer et la vivent comme un accomplissement et non pas un fardeau indu. Avec un sens certain de la cohérence, les solidaristes de la première grande époque n'ont pas tenté à cet effet de représenter l'organisation collective de la solidarité en moyen idéal d'œuvrer à la réalisation de l'impératif catégorique kantien - archétype pourtant s'il en est de l'éthique du devoir. Sans doute pensaient-ils à juste titre que cela aurait donné lieu à une démarche trop abstraite pour pousser l'homme courant à s'acquitter aisément de ses contributions en faveur d'un « autrui» tout à fait indéterminé. Mais ils savaient peut­être encore davantage qu'il se serait agi d'un total contre­sens, la réciproque de cet impératif impliquant que nul être humain traitant l'autre comme une fin n'en soit pour autant réduit lui-même à l'état de moyen à son service -ce que veut précisément l'altruisme. Selon l'esprit d'un temps voué à la sociolâtrie, ils ont effectivement répudié une charité trop individuellement émotionnelle et par là aléatoire mais surtout jugée humiliante pour son bénéfi­ciaire. Pour lui substituer une morale de la solidarité certes fondée sur la raison: mais une raison sociale. Dès l'origine, la rationalisation solidariste s'est appuyée sur le présupposé d'une appartenance première et intégrale de l'être humain à l'ensemble social devenu le suprême référent et dont il n'est que le produit - ainsi le veut le « sociologisme» triomphant. Appartenir à la société et plus encore en avoir conscience impose à l'individu de se conduire en être social soucieux d'y remplir sa fonction de simple chaînon interdépendant des autres et dépendant de l'ensemble. C'est-à-dire être solidaire, selon la défini­tion «technique» et originelle de l'idée de solidarité appliquée à n'importe quel système naturel. Le comporte­ment solidaire apparaît donc comme le premier des devoirs qu'imposent cette socialisation et cette laïcisation de l'altruisme. Un devoir social mais par cela même moral

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puisque l'individu accepte de voir son sort totalement lié à celui des autres qui en retour dépendent de lui - ce qui s'achèvera sur l'inversion de sens de la notion de responsa­bilité. Etre moral, être solidaire, assumer sa nature d'être social constituent une équation circulaire qui érige l'égoïsme en la pire des fautes, une faute ayant l'avantage d'être socialement repérable et punissable.

Certains solidaristes ont cependant si peu sous-estimé la force de l'attachement des individus à leurs droits qu'ils ont parfois essayé de jouer sur l'intérêt particulier pour obtenir leur consentement à s'astreindre aux devoirs de la solidarité sociale (Charles Sec ré tan : "Cette identité substan­tielle (des individus) se manifeste (. .. ) par la communauté de sentiments et de pensée qui règne chez les nations, par la solidarité des destinées humaines, qui ne permet même pas à l'égoïste intelligent de demeurer insensible aux biens et aux maux des populations Plus éloignées, attendu qu'il finit inévitablement par en être atteint lui-même.", PhilosoPhie de la liberté, 1849, p. 220 ; Charles Gide : "Comment déterminer chaque individu à sacrifier son intérêt à celui d'autrui? Lo, solidarité réPond: c'est parce que l'intérêt d'autrui, c'est le sien.", Lo, Solidarité, 1932, p. 18). Leurs arguments étaient soit de type assuranciel : « Je peux aussi un jour me retrouver dans le besoin et si je veux que l'on m'aide alors il faut que dès maintenant je participe à l'aide à ceux qui en ont besoin », soit de type sécuritaire: « Si l'on n'aide pas dès maintenant les indivi­dus dans le besoin et que leur nombre augmente, ils risquent de provoquer des troubles et de menacer la conservation de l'ordre social auquel je dois ma prospé­rité : j'ai donc intérêt à consentir quelques sacrifices en leur faveur aujourd'hui pour en éviter de plus grands demain ou quand il sera trop tard.» Mais asseoir le dispositif de socialisation de la solidarité sur les bases réalistes de la prudence personnelle revenait bien entendu à légitimer les motivations «égoïstes» que les solidaristes entendaient non pas apprivoiser mais juste­ment combattre comme telles peut-être plus encore que la

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pauvreté elle-même. Comme leur prise en compte risquait en bonne logique de donner aux individus la mauvaise idée de s'engager davantage dans cette voie en exigeant de pouvoir directement contrôler la gestion du système d'aide ou en prétendant se passer de lui par l'auto­organisation de leur protection par la prévoyance, cette solution a été condamnée pour des raisons idéologiques évidentes. Sous des prétextes de morale et de cohésion sociale, l'étatique et le collectif ont ainsi pu historiquement s'imposer sans concurrence.

Si les premiers solidaristes font de la chasse à l'égoïsme leur préoccupation privilégiée et situent à l'origine leur action sur un plan beaucoup plus éthique que politique, c'est que leur projet fondamental est précisément de refonder une morale - sociale et laïque, afin de combler le vide laissé par le christianisme en reflux ainsi que par la décomposition des structures sociales collectives tradi­tionnelles engendrée par l'individualisme des « droits de l'homme ». L'idée de solidarité leur apparaît la mieux en mesure de dépasser le double échec de la religion (charité) et de la révolution (fraternité) en intégrant ce que ces deux valeurs ont de «généreux» et en permettant d'en entreprendre la traduction effective en actes. Le courant solidariste se donne ainsi pour mission de régénérer l'homme et la société par la pratique d'une nouvelle vertu : l'altruisme social, lui-même porteur d'un nouvel ordre moral. Cette vocation est d'emblée fort sensible chez Pierre Leroux pour qui rien d'autre que la solidarité ne peut révéler les lois universelles qui doivent gouverner l'humanité tout en rendant possible l'organisation du dévouement aux autres qui en découle nécessairement. Rien n'étant jamais isolé ni séparé dans le monde en général et donc dans l'humanité en particulier, l'Autre prend pour lui la valeur d'une fin absolue en soi ("Nos semblables, c'est nous", "Votre vie est dans les autres") auquel chacun a le devoir de se consacrer. Auguste Comte parfait cette redéfinition du devoir moral dans le service de

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l'autre en la déduisant explicitement d'un « sentiment de la solidarité sociale» qui lui-même renvoie à un ordre social global et supérieur. L'égoïsme étant posé comme le mal en soi, l'existence personnelle doit prendre sens dans un altruisme ("Vivre pour autrui devient chez chacun de nous le devoir continu qui résulte rigoureusement de ce fait irrécusable : vivre par autrui") qui dessine une éthique de l'être-solidaire où le fait même de le devenir semble parfois valoir davantage que le bien censé en résulter pour ... autrui. Secrétan, Renouvier puis Marion vont ensuite beaucoup travailler à approfondir et fonder cette connexion des exigences de la conscience morale et de la conscience de la réalité d'une solidarité de fait, naturelle, entre tous les hommes liés dans un commun destin (interdépendance). La synthèse qu'ils en tirent prend la forme impérative d'une conduite d'abnégation de soi en faveur de l'autre -puisqu'on ne peut se sauver ni être heureux tout seul (Renouvier: "Dans une république où la solidarité des hommes est reconnue, il répugne à mon cœur que le luxe se déPloie avant que l'aisance soit obtenue (pour tous) ( .. .) La solidarité dans le bien comme dans le mal est une des lois de l'humanité: il n'est donné à aucun homme de se sauver ou de se perdre seul; aucun homme n'est assez bon ni assez intelligent ni assez heureux tandis que d'autres hommes souffrent.", Manuel républicain des droits de l'homme et du citoyen, 1848, p. 269).

Toutefois, l'inscription du devoir de solidarité dans une théorie de la société suffisamment consistante demeurait incertaine, et cela interdisait d'en déduire avec rigueur l'existence de normes sociales ayant valeur d'obligation morale. Durkheim met un terme aux nombreuses inter­rogations sur la meilleure manière de passer de la solida­rité sociétale en tant que donnée objective à la solidarité morale érigée en valeur cardinale de l'humanisme laïque. Si sa démarche globale confirmant la «solidarité orga­nique» en paradigme sociologique des sociétés indus­trielles en pleine montée en puissance est bien connue, on oublie souvent que le propos majeur de l'auteur de De la

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division du travail social était d'abord d'ordre éthique. Sur ce plan, son apport au solidarisme est de taille puisqu'il établit que la valeur morale de la solidarité sociale pro­vient tout simplement de sa capacité à exprimer la mora­lité en elle-même, à savoir le respect et l'intériorisation de normes permettant la vie en groupe étroitement uni. Hors de la solidarité, il n'y a pas de morale qui soit; agir en personne solidaire du groupe, c'est ipso facto être moral et par conséquent se montrer disposé aux indispensables sacrifices qui en résultent.

"Nous pouvons donc dire d'une manière générale que la caractéristi~ue des règles morales est qu'elles énoncent les condItions fondamentales de la solida­rité sociale. Le droit et la morale, c'est l'ensemble des liens qui nous attachent les uns aux autres et à la société, qui font de la masse des individus un agré­gat et un cohérent. Est moral, peut-on dire, tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l'homme à compter avec autrui, à régler ses mouve­ments sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d'autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts. ( ... )

La société n'est donc pas, comme on l'a cru souvent, un événement étranger à la morale ou qui n'a sur elle que des répercussIons secondaires; c'en est, au contraire, la condition nécessaire. Elle n'est pas une simple juxtaposition d'individus qui apportent, en y entrant, une moralité intrinsèque; mais l'homme n'est un être moral que parce qu'il vit en société, puisque la moralité consiste à être soli­daire d'un groupe et varie comme cette solidarité. ( ... ) Pour que la moralité reste constante, c'est-à-dire pour que l'individu reste fixé au groupe avec une force sImplement égale à celle d'autrefOIs, il faut que les liens qui l'y attachent deviennent plus forts et plus nombreux. Si donc il ne s'en formait pas

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d'autres que ceux qui dérivent des ressemblances, l'effacement du type segmentaire serait accompa­gné d'un abaissement régulier de la moralité. L'homme ne serait plus suffisamment retenu; il ne sentirait plus assez autour de lui et au-dessus de lui cette pression salutaire de la société, qui modère son égoïsme et qui fait de lui un être moral. Voilà ce qui fait la valeur morale de la division du travail. C'est que, par elle, l'individu reprend conscience de son état de dépendance vis-à-vis de la société; c'est d'elle que viennent les forces qui le retiennent et le contiennent. En un mot, puisque la division du travail devient la source éminente de la solidarité sociale, elle devient du même coup la base de l'ordre moral."

Durkheim, De la division du travail social, 1895, pp. 313, 393 et 396.

Si le devoir moral de solidarité selon Durkheim impose d'une manière générale aux individus d'agir en tenant compte d'abord de leur mutuelle dépendance et en vue de concourir à l'harmonie du groupe, ce surcroît de socialisa­tion des comportements ne comporte néanmoins dans sa pensée aucune conséquence précise impliquant une cor­rection des inégalités sociales liées à la répartition des richesses. Il revint à Léon Bourgeois de transposer les obligations morales de la solidarité sociale ainsi comprise en obligations «sociales» de type politique. Entendons par là qui font un devoir légal à la partie « favorisée» de la population d'une nation de «consentir» aux sacrifices matériels (revenus) et existentiels (liberté) nécessaires à l'amélioration des conditions de vie de leurs concitoyens plus démunis. Le fondateur du solidarisme «officiel» opère la traduction du principe de solidarité sociale en devoir de justice sociale grâce à la notion de dette. De

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celle-ci qui en effet selon lui définit le lien d'une généra­tion donnée à celles qui l'ont précédée et auxquelles elle devrait tout se déduit un devoir (étymologiquement, c'est d'ailleurs identique) d'aide à ceux de ses membres moins matériellement favorisés en raison de leurs origines sociales. Ce sont les seuls auxquels elle puisse présente­ment restituer quelque chose tout en préparant ainsi de plus la voie aux générations suivantes. Pour lui, le fait d'avoir - même involontairement - bénéficié de l'apport des générations antérieures crée un « quasi-contrat» liant solidairement les individus dans et à l'ensemble social. Ce qui leur fait obligation de remettre à la disposition de ce dernier et à des fins de redistribution le « trop-perçu» qu'ils ne doivent pas à leur propre activité. (Léon Bour­geois : "La définition des droits et des devoirs ne peut Plus être recherchée désormais en dehors des rapports qui les lient solidaire­ment les uns aux autres dans l'espace et dans le temps ( ... ) L'homme vivant dans la société et ne pouvant vivre sans elle est à toute heure un débiteur envers elle ( ... ) Il Y a donc pour chaque homme vivant, dette envers tous les hommes vivants à raison et dans la mesure des services à lui rendus par l'effort de tous. Cet échange de services est la matière du quasi-contrat d'association qui lie tous les hommes ... ", Solidarité, 1896, pp. 80, 104 et 138). Dette originelle, quasi-contrat: foin du droit naturel de propriété sur soi et ses œuvres et de l'impératif catégo­rique fondé sur l'autonomie de la volonté, le solidarisme triomphant du début de ce siècle pense avoir élaboré l'argumentationjuridico-éthique la plus apte à convaincre un citoyen hors du besoin qu'il doit contribuer au bien­être des moins chanceux. Sous peine de se poser en tricheur égoïste et par là même de perdre son humanité.

L'idée de solidarité sociale prend dès lors un double sens. Signalant d'abord l'interdépendance de fait qui résulte d'une commune appartenance, elle a de plus et surtout valeur d'éthique génératrice de droits et de devoirs exclusivement énoncés en termes de justice et de politique sociales (Emile Boutroux: "Expression vraie et

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précise du rapport qui lie les hommes entre eux, (la solidarité) fournissait aux idées de justice, de droit, de devoir, de bienfai­sance, de liberté, le contenu réel et le fondement solide que des sPéculations arbitraires avaient été impuissantes à assigner. A u­tour de l'idée de solidarité se regroupent donc les principales notions de la morale et de la politique.", PhilosoPhie de la solidarité, 1902, p.276). Le solidarisme se voit dès lors reconnaître idéologiquement un statut tel que même longtemps après, les dictionnaires à usage du grand public le représenteront avec zèle comme le fondement doctrinal du nouvel ordre moral qui tend à prévaloir au xxe siècle (Editions de 1933 et 1964 du Larousse: "Par suite de l'existence de la solidarité naturelle, l'individu a une dette immense de reconnaissance envers la société, car la somme des bienfaits résultant pour lui de cette solidarité l'emporte infiniment sur celle des inconvénients et des maux. Cette dette de reconnais­sance infinie crée pour chaque individu, à l'égard des autres individus et de la collectivité tout entière, des devoirs de dévoue­ment et d'abnégation qui ne sont que des devoirs de simPle justice. La vertu de solidarité, c'est la justice intégrale."). L'apparte­nance à la communauté nationale impose un comporte­ment solidaire entre citoyens et cette solidarité sociale expose les conditions nécessaires à la bonne apparte­nance, celle qui favorise la cohésion: se sentir responsable des autres. Mais la socialisation de l'impératif de solidarité justifie par ailleurs une action collective et volontariste de redistribution qui appelle le citoyen à devoir consentir à un certain sacrifice « organisé» de sa propriété, de son bien-être et de sa liberté. Cette responsabilité altruiste se trouve donc confiée à l'Etat qui est le garant de son exécution et l'exerce par procuration ... forcée.

C'est d'ailleurs là que réside la faille sinon la contradic­tion profonde du vertueux projet solidariste. Lorsque à compter de 1945 surtout l'on a entrepris au nom du dogme des droits sociaux d'en appliquer intégralement les dispositions, la volonté de contraindre les citoyens concer­nés à être solidaires et d'imposer en conséquence une

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forme systématique et centralisée (car contrôlable) à l'exercice de ce « devoir civique» a évidemment abouti à l'étatisation/collectivisation de la solidarité. Le résultat le plus clair a été de déposséder l'individu de tout pouvoir effectif de décision dans l'organisation de sa propre pro­tection et de son effort d'aide à autrui. Et par suite de créer une situation immorale par excellence puisqu'il ne saurait en aucun cas y avoir la moindre valeur éthique dans une conduite imposée par la contrainte et ne procé­dant pas d'une liberté préalable de choix.

De plus, en impliquant d'autre part l'appropriation du produit de l'action de certains individus afin de le redistri­buer à d'autres, la traduction de la solidarité en « droits» sociaux exécutoires revient à utiliser les premiers en simples instruments de la réalisation du bien-être des seconds. Pratique « instrumentale» qui contredit à l'évi­dence la finalité même de toute vie morale dont le prin­cipe est d'établir chacun en fin absolue et non pas en moyen mis au service de quelque projet que ce soit (Henri Lepage : "L'idée qu'on puisse s'acquitter d'un devoir moral en imposant aux autres de payer pour ce qu'on considère comme 'Yuste" est totalement absurde et incohérente. Pour deux raisons. D'abord parce qu'un comportement individuel ne peut prétendre être "moral" que si l'individu reste légalement libre de se compor­ter autrement, et donc d'afficher une conduite "immorale" .. c'est là une simPle question de cohérence sémantique. Ensuite parce que cela reviendrait à adopter le princiPe selon lequel "la fin justifie les moyens", principe qui par essence est "immoral" puisqu'il conduit notamment à faire des autres les instruments de réalisation de ce qui n'est finalement qu'une préférence subjective (qu'elle soit individuelle ou partagée en commun par un groupe de gens, même majoritaire). Parler de solidarité étatique est donc une contradiction dans les termes, un Péché contre la logique. C'est pervertir le sens des mots. La notion même de solidarité ou d'entraide exclut par essence la présence de tout élément de contrainte.", Le Libertarien, juillet 1988).

Les effets pervers d'une telle orientation ne se sont pas

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fait attendre: une déresponsabilisation allant de pair avec la position d'assisté et de spolié. Et, le paradoxe n'est qu'apparent, une incitation à l'égoïsme, les assistés demandant à l'être toujours plus tout en se jugeant exempts de tout devoir de solidarité ou de contrepartie, tandis que les spoliés cherchent à se protéger par tous les moyens des prélèvements obligatoires croissants et sont poussés à se réfugier dans le triste mais rationnel «J'ai déjà donné! ». Rien d'étonnant à ce que se produisent de telles dérives puisque c'est la perception globale même de la nature du champ d'action morale de l'individu qui est viciée à la base dans le social-solidarisme. Celui-ci s'évertue à faire comme si l'homme des sociétés ouvertes était ou devait être dans sa relation avec autrui et ses obligations envers lui toujours soumis aux conditions sociétales d'exis­tence qui caractérisent la petite communauté tradition­nelle. Alors que bien sûr, cela n'a plus de sens à l'échelle de la haute complexité et de la taille des sociétés de liberté du monde moderne (Hayek: "Mais de telles obligations morales envers quelques-uns ne peuvent devenir des devoirs sanctionnés dans un système de liberté soumise au droit, parce que dans un tel système le choix de ceux envers qui un homme souhaite assumer des obligations morales sPéciales doit être laissé à sa discrétion et ne peut être dicté par la loi. Un faisceau de règles destiné à une Société Ouverte et aPPlicable, au moins en principe, à n'importe quel individu, doit nécessairement avoir un contenu Plus léger que celui qui régit le groupe restreint. ( ... )

Nos émotions morales héréditaires ou même peut-être innées sont en partie inaPPlicables à la Société Ouverte (qui est une société abstraite), et l'esPèce de "socialisme moral" qui est réali­sable dans le groupe restreint et donne souvent satisfaction à un instinct profondément enraciné, est probablement impossible dans la Grande Société." Droit, législation et liberté, tome II, pp. 107 et 109).

Lorsque au début des années 80 les hommes de l'Etat ont décidé de traiter « socialement» les divers visages de la crise (chômage, pauvreté) et que se sont manifestées les

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insuffisances de la solidarité «mécanique» en grande partie responsable de la situation ainsi créée, la réponse solidariste s'est trouvée confrontée à la délicate nécessité de faire supporter une hausse accélérée des prélèvements sociaux et fiscaux - et de compter en plus sur l'émer­gence d'un altruisme convivial et quotidien. Donc d'en appeler au développement d'attitudes sacrificielles ris­quant d'autant plus d'être mal accueillies que l'Etat-pro­vidence avait au préalable renforcé l'égoïsme au détri­ment du sens spontané de l'entraide. Et que l'obligation morale de se priver sans discrimination au profit de tout indigent ne paraissait pas aller de soi: on glose encore beaucoup ouvertement à l'époque sur la proportion des pseudo-chômeurs ... Seule, l'invocation obsessionnelle de mots à forte charge émotive (<< générosité », «cœur », « morale») associés au thème du devoir de solidarité nationale a permis aux néo-solidaristes au pouvoir d'anes­thésier toute velléité critique. Et de circonvenir la majorité de l'opinion en faveur de leurs projets d'extension indéfi­nie de charité publique et de mise à contribution accrue des plus actifs. Stratégie subtile et efficace, contradictoire de la tradition solidariste antérieure plus rationaliste, et qui n'aurait jamais réussi à ce point sans le providentiel renfort d'un solidarisme inédit d'inspiration chrétienne. Loin de contester l'aspect politique des sacrifices exigés par l'Etat, ce nouveau courant s'est épanoui en exaltant la vertu de telles exigences. Il s'est employé à y rallier les esprits par l'inoculation d'une dose massive de mauvaise conscience et de culpabilité, tentations traditionnellement chrétiennes s'il en est.

La solidarité évangélique : le sacrificiel et la culpabilisation

On l'a curieusement peu souligné: dans une notable proportion, le discours solidaritaire des années 1980/90 émane de chrétiens, clercs ou laïques, protestants comme

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catholiques. Non seulement ils se montrent les plus ardents partisans d'une solidarité sans limites intensément vécue sur le mode d'un style de vie à part entière, mais ils sont les tout premiers à voir en elle le pôle irradiant d'une nouvelle éthique sociale. Ceci jusqu'à jouer le rôle princi­pal dans l'émergence du néo-solidarisme puis sa propaga­tion et son accès à l'hégémonie dans la sensibilité contem­poraine. Ils réussissent de la sorte à imprégner le retour de la solidarité d'une religiosité qui en a fortement coloré la perception et la pratique communes.

Pour importante qu'elle soit, la place occupée en 1985-87 par l'abbé Pierre et le père Wreczinski dans la popularisation des thèmes solidaristes et la conversion des mentalités n'est qu'une manifestation parmi d'autres (la plus médiatique, certes) de cette omniprésence chré­tienne. Dès 1982, dans un document très remarqué* et intitulé Vers de nouveaux modes de vie, le conseil permanent de l'épiscopat français exhorte les citoyens à œuvrer pour un «plus haut degré de solidarité sociale» car «nous sommes appelés à nous montrer solidaires ». Pour cela, il faut accepter une « transformation des mentalités indivi­duelles et collectives» et un « changement des comporte­ments individuels et collectifs ». Truffé d'invocations explicites à la solidarité, ce texte phare en propose quel­ques modalités d'applications concrètes sous forme du « partage» (des revenus et des emplois) et d'un renonce­ment volontaire aux placements financiers lucratifs, aux demandes d'augmentation du niveau de vie, voire au travail de l'un des deux membres du couple: solutions on ne peut plus sacrificielles. Ce n'était là qu'un coup d'envoi car tout au long des années suivantes, le discours catho­lique officiel s'est de plus en plus centré sur l'exaltation des valeurs de solidarité et intensifié pour occuper une place prépondérante dans le débat relatif à la nouvelle question sociale. En octobre 1984, une nouvelle déclara-

* Voir en annexe.

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tion de la commission sociale de l'épiscopat, cette fois-ci intitulée Attention... Pauvretés a sans doute le privilège d'inventer puis de coupler pour la première fois les thèmes et expressions de «nouvelle pauvreté» et de « nouvelles solidarités» - tout en attribuant principale­ment l'apparition de la précarité à «la réévaluation actuelle et ambiguë de l'individualisme comme valeur privilégiée de vie ». Ce zèle rhétorique a atteint un paroxysme en 1987-88, moment charnière entre l'éclosion du phénomène des « nouveaux pauvres », la montée de la dénonciation des « exclusions» et ... l'échéance de l'élec­tion présidentielle - que l'épiscopat met à profit pour théoriser sa conversion en force au solidarisme et en diffuser largement les thèmes.

Ainsi, à l'automne 1987, son assemblée générale de Lourdes est significativement intitulée « Les rendez-vous de la solidarité », et son compte rendu est publié sous le titre Communion et Solidarité. Y sont reprises et développées d'une manière redondante les thèses solidaristes allusive­ment évoquées en 1982, avec le souci de les légitimer en profondeur sur le plan doctrinal et spirituel. En se mon­trant solidaire de tous les hommes, le Christ les a appelés à un « devoir universel de solidarité» qui se concrétise dans la communion et qu'il faut « intensifier» par « des efforts de partage ( ... ) remettant en cause les avantages acquis ». Quelques semaines plus tard, ces mêmes évêques publient une déclaration « s'adressant d'abord aux catholiques» mais en fait à tous les électeurs et candidats dans laquelle le maître mot de solidarité devient la clé devant la plupart des problèmes dits de société. Mais, à côté des immigrés et du tiers monde, le principal «point d'attention» est constitué par le «social ». Précarité et pauvreté y sont dénoncés comme les résultats d'un écart croissant entre « performants» et «assistés », entre «solidarité» et « compétitivité ». Le remède réside tour à tour dans « l'exercice de la solidarité », « un surcroît de solidarité» et une plus grande attention à la «solidarité sociale ».

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Toutes obligations impliquant - c'est décidément un leitmotiv - un «changement des comportements et modes de vie ». Cette initiative épiscopale en faveur d'un monde de partage solidaire trouve vite de nombreux échos dans les multiples institutions et associations catho­liques (<< Au titre de cette solidarité liée à notre aspiration à vivre l'Evangile ... » proclame ainsi la Mission de France) d'ailleurs rejoints en ce sens par la Fédération protestante.

Les élections présidentielle et législative passées, l'offen­sive solidariste de l'Eglise ne se relâche pas pour autant, au contraire. En octobre 1988, la commission sociale de l'épiscopat diffuse sous le titre évocateur Créer et partager un nouveau document exposant les exigences chrétiennes en matière d'économie. Tout en se montrant pour une fois moins hostile à l'économie de marché, elle incrimine 1'« accentuation de la concurrence» liée à celle-ci et lui attribue la responsabilité de la montée de 1'« exclusion ». Laquelle doit être combattue par davantage de partage et de redistribution axés sur les « principes de solidarité qui sont à la base de la sécurité sociale» et le passage à une «économie humaine» caractérisée par son «souci de solidarité ». Simultanément, le Secours catholique lance une grande campagne bénéficiant du label de « grande cause nationale» et baptisée «Déchaîne ton cœur », vouée à sensibiliser le public au problème de la pauvreté et à «créer de nouvelles solidarités ». Tandis que début janvier 1989, la rencontre de jeunes organisée par la communauté de Taizé est consacrée au thème « Solidari­tés humaines et vie intérieure » ...

Bien que nulle part ailleurs elle n'ait pris une telle vigueur, cette vague de solidarisme n'est pas le propre des seuls milieux catholiques français. Le ralliement de l'Eglise à la solidarité et l'utilisation de cette dernière en thème central d'une nouvelle évangélisation relèvent d'une évolution plus ample comme l'attestent de nom­breuses interventions du magistère lui-même. En font foi par exemple la publication en février 1988 de la nouvelle

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encyclique sociale Sollicitudo rei socialis qui fait de la partici­pation « solidaire» au « développement de tout l'homme et de tout homme un devoir de tous envers tous» conforme à l'enseignement traditionnel de l'Eglise. De même les propos de Jean-Paul II en octobre 1988 lors de son voyage dans l'est de la France appelant à« la solidarité avec les travailleurs immigrés, les chômeurs et les nou­veaux pauvres », ou tenus à l'occasion de son déplacement dans l'île de la Réunion: «Je souhaite que votre solidarité fraternelle aille à tous ceux qui sont sans travail... » Cette révélation du caractère évangélique de la solidarité comme fondement d'une nouvelle doctrine sociale est pourtant plus ancienne que ne le laissent croire les seules références précédentes. Le 1er janvier 1987, dans le cadre de son message relatif à la journée mondiale de la Paix, le pape avait très clairement situé l'action des chrétiens en faveur du développement dans la perspective explicite d'une « éthique de la solidarité ». Surtout, il avait dès 1980 demandé aux fidèles de travailler à l'élaboration et la réalisation d'un «plan de solidarité ». Cependant, c'est encore plus avant dans le temps qu'il faut remonter pour voir l'Eglise et son chef commencer à retraduire son traditionnel esprit de charité en termes de solidarité. Ainsi le message adressé en juin 1982 par J ean-Paul II à la conférence internationale du Travail est-il pour l'essentiel centré sur l'appel à 1'« établissement d'un nouvel ordre social de solidarité» tenu pour « la clé du problème de l'emploi ». Les titres de ses principaux chapitres parlent d'eux-mêmes: «Une solidarité pour la justice sociale », « Une solidarité sans frontière », « La solidarité dans le travail: le problème du chômage », « La solidarité et les jeunes sans travail », « La solidarité et la liberté syndicale» et « La voie de la solidarité ». En fait, cette mutation à la fois sémantique et théorique semble s'être amorcée dès le concile de Vatican II (1962/5) avec la parution de l'ency­clique Gaudium et Spes où Paul VI insiste sur la nécessité de «compter les solidarités sociales parmi les principaux

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devoirs de l'homme d'aujourd'hui» et d'assumer «les multiples exigences de la solidarité humaine ».

Le sens et l'importance de l'apport chrétien au renou­veau de l'idée de solidarité et à son expression socialisée méritent d'être soulignés tant ils sont décisifs et paraissent contredire les grands traits de la genèse du solidarisme. Historiquement, en effet, l'avènement de celui-ci se fait contre le thème chrétien par excellence de la charité, accusée d'interdire la transformation de l'ordre social établi et de maintenir la mainmise réactionnaire de l'Eglise sur la société. Mais il ne faut pas se laisser abuser par les apparences de ce mouvement de décléricalisation de l'altruisme. Dès l'origine, le principe de solidarité sociale a été pensé selon un schème fondamentalement religieux, puisque prôné en raison de sa capacité à relier à nouveau les hommes entre eux par le biais d'un sacrifice mutuel. C'est d'ailleurs bien en ce sens que ses inventeurs Bal­lanche, Leroux et Comte l'ont conçu, en pensant re­trouver grâce à lui l'esprit communautaire, fraternitaire et égalitaire du christianisme originel (Leroux: "La Religion est en essence la Solidarité humaine dont l'égalité est un aspect", De l'égalité, 1838, p. 254; "L'âme ... demande un point ['/Xe; et il n'y a que la religion qui puisse le lui donner ( ... ) Ce point ['/Xe ... c'est la communion du genre humain, ou, en d'autres termes, la solidarité mutuelle des hommes.", De l'humanité, l, pp. XI et XIV). Derrière l'affrontement cléricalismellaïcité où elle a joué le rôle que l'on sait, il convient donc de reconnaître en la vertu de solidarité une valeur en réalité consubstan­tielle au christianisme. Mise àjuste titre en évidence par le texte précité de l'assemblée de Lourdes ainsi que par le cardinal Lustiger, cette parenté profonde est confirmée aussi bien par la floraison générale des appels à une « société de compassion» et au « devoir de partage» -termes devenus communs au vocabulaire néo-solidariste et au discours chrétien le plus classique - que par l'élec­tion du pauvre et de 1'« exclu» en figures privilégiées de la mauvaise conscience contemporaine.

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C'est pour ces raisons que malgré l'âpreté du débat charité (chrétienne)/solidarité (laïque) qui, à la fin du XIXe siècle, semble s'achever sur le triomphe de la seconde, certains catholiques avaient dès cette époque pressenti que l'avenir de la première n'était pas perdu à condition d'en réinvestir le contenu dans le moule de la seconde - plus « socialisable ». Contre les réticences du très conservateur et chrétien Maurice Barrès ("C'est par je ne sais quel souvenir antithétique de Hugo que j'emploie ici ce mot de solidarité. On l'a gâté en y mettant ce qui dans le vocabulaire chrétien est charité. Toute relation entre ouvrier et patron est solidarité. Cette solidarité n'imPlique nécessairement aucune "humanité", aucune ')ustice" (. .. ) Mais il fallait construire une morale et voilà pourquoi on a faussé en l'édulcorant le sens du mot solidarité. ", Scènes et doctrines du nationalisme, 1925), le non moins chrétien et fort conservateur Ferdinand Bru­netière voit très tôt alors tout le parti à tirer de cette filiation pour que catholiques et solidaristes luttent ensemble contre leur ennemi commun: l'individualisme ("Car, de condamner (la solidarité), pour ainsi dire en bloc, à peine ai-je besoin de vous dire et avant tout que c'est ce qu'il me serait impossible de faire pour deux motifs, qui sont: en premier lieu, que nous en avons besoin pour prendre notre part dans la lutte nécessaire contre l'individualisme .. et en second lieu que longtemps avant que le positivisme s'en fût emparé - pour la dénaturer peut-être et à tout le moins pour l'embrouiller, s'il y avait une idée chrétienne et surtout catholique, c'était bien l'idée de solidarité. ", «L'idée de solidarité », Discours de combat, 1900, p. 54). Mais dès 1880-90 déjà, René de la Tour du Pin avait revendiqué la nature chrétienne de la solidarité, seule capable de réconcilier le catholicisme et le social en faisant revivre la tradition communautaire du christia­nisme dans le monde industriel et en donnant un visage corporatiste à la bonne vieille charité chrétienne ("Il semble aisé de déduire du princiPe de la foi chrétienne ce que doit être en son inspiration et ce qu'a toujours été en ses caractères une législation sociale chrétienne: l'application de l'idée de fraternité

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et de ses corollaires: l'idée de charité, l'idée de solidarité et l'idée de liberté ... l'idée de solidarité parce que des frères forment une famille ( ... ) L'on conclut aisément de l'esprit de charité qui a dû animer un peuPle de frères à l'esprit de solidarité qui a dû sy développer.", Action catholique, mai 1891). Un quart de siècle plus tard mais hors du contexte français, Max Scheler insistait à son tour avec force dans plusieurs de ses ouvrages sur l'éminente valeur éthique de l'''idée chrétienne de la solidarité morale de l'humanité" (L'Homme du ressentiment, 1915, p. 145) pour en déduire la suprématie tant spiri­tuelle que sociale du principe de solidarité ("Le principe de solidarité dans le bon et le méchant, dans la culPabilité et le mérite, signifie qu'à côté de la faute dont chaque individu est coupable (et du mérite qu'il a mérité lui-même) indéPendamment de cette faute et de ce mérite, il existe en outre une culPabilité commune et un mérite commun qui ne se réduisent pas à la somme des culpabilités et des mérites individuels et auxquels chaque individu participe (d'une façon déterminée et variable) en sorte que chaque personne individuelle n'est pas seulement responsable de ses actes propres, mais aussi et originairement coresponsable de ceux de tous les autres.

( ... ) Entendu en ce sens, le princiPe de solidarité nous apparaît comme une partie constituante éternelle et en quelque sorte une loi fondamentale de ce cosmos que forment les personnes morales finies." Le Formalisme en éthique, 1916, pp. 497 et 534 de la traduction Gallimard, 1955).

Si l'apparition d'un courant solidariste chrétien se révèle aussi précoce, il demeure longtemps en marge de l'Eglise comme du solidarisme laïque et positiviste domi­nant - à l'état de timide virtualité du catholicisme social. Puis le personnalisme communautaire de Mounier et le communautarisme biocosmique de Teilhard de Chardin vont lui offrir la matrice intellectuelle à partir de laquelle il pourra se développer et exercer une influence crois­sante sur les croyants qui passeront ainsi volontiers de l'apologie de la corporation à celle de la redistribution ... Mais il faudra la rencontre des fortes révélations de

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Vatican II, de l'entrée subséquente dans la « crise» et de la montée d'une sensibilité critique/gauchisante dans l'Eglise pour que ce solidarisme chrétien s'affirme, puis converge avec le solidarisme laïque résurgent qu'il imprègne de son émotivité pour donner naissance au néo-solidarisme. En effet, si à l'orée des années 80 l'apport de la grande tradition radicale-socialiste à celui-ci se tient dans le succès de l'expression « solidarité sociale nationale », c'est du catholicisme social revu et enrichi (dont sont d'ailleurs issus Pierre Mauroy, Jacques Delors, François Mitterrand) qu'en vient le nouveau contenu -incomparablement plus chaleureux et mobilisateur sur le plan moral ou affectif puisqu'il joue sur tous les registres du «cœur ». La solidarité sociale du néo-solidarisme conserve bien entendu la logique politique du système redistributif hérité des beaux jours de l'Etat-providence première formule. Mais c'est grâce au pathos chrétien de l'amour universel du prochain, de 1'« option préféren­tielle pour les pauvres », du partage fraternel et de la convivialité familiale qu'elle va réussir à prendre consis­tance et se muer en ethos altruiste susceptible de convertir les esprits réfractaires. Ce terrain psychologique ouvert à l'émotion inspire une disposition compatissante qui pousse l'individu au dévouement à l'autre valant plus que soi et au partage oblatif avec lui, ressorts qui sous-tendent le devoir d'être inconditionnellement solidaire, prôné par l'éthique néo-solidariste. Si l'autre semble en plus être dans le besoin, cette compassion revêt son sens étymolo­gique fort (le «vécu commun de souffrance» cher au catholicisme) conduisant à se sacrifier pour lui en renon­çant volontairement à son profit à une partie des biens possédés. Programme que Lamennais jugeait seul conforme aux préceptes sacrificiels du christianisme - et que les évêques reprennent en 1980-90 à leur compte en invitant si instamment à changer de comportement et de mode de vie (Lamennais: "Le sacrifice volontaire de chaque homme à tous les hommes, qui constitue l'ordre parfait, ne se

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trouve que dans la religion chrétienne; et ce sacrifice est celui de tout l'homme: sacrifice de ses oPinions ou de ses pensées parti­culières, sacrifice de ses penchants ou de ses intérêts particuliers, sacrifice de sa vie même quand le bien général l'exige. Voilà l'unique fondement d'une société durable, et la société, en Europe, ne renaîtra que par la religion. ", Progrès de la révolution et de la guerre dans l'Eglise, 1829, ch. XII).

Le problème principal étant cependant de déclencher « spontanément» ce réflexe altruiste aussi et surtout chez les plus réticents à alimenter les ressources de la redistri­bution, le néo-solidarisme dispose à cette fin et grâce à l'imprégnation d'une sensibilité chrétienne diffuse du merveilleux instrument qu'est la mauvaise conscience -qui agit sur la partie la plus trouble du sentimentalisme social. Il parvient à son but en persuadant insidieusement l'individu ordinaire qu'à défaut d'être vraiment respon­sable de soi, il l'est à coup sûr des autres en général et des « déshérités/défavorisés/démunis» en particulier. Qu'il ne saurait connaître le vrai bonheur tant qu'il y aura des malheureux autour de lui (ou plus loin dans le monde) quelle qu'en soit la cause, car il n'a pas le droit de demeurer indifférent à leur sort dont l'amélioration est censée dépendre de sa propension à se priver pour eux. Pour créer l'état d'âme propice au développement de cette solidarité d'abnégation, rien ne vaut l'effet produit par l'exhibition médiatique de la misère des pauvres et des « exclus» qui a valeur implicite d'accusation d'en être la cause passive (rôle dans lequel excelle l'abbé Pierre, nou­vel inquisiteur des âmes ... ).

Cette imputation arbitraire des malheurs du monde à qui n'y est positivement pour rien prend appui sur le processus d'érosion et d'évidement de la responsabilité individuelle en opérant un détournement de sens qui n'en fait plus que le pénible poids de la charge d'autrui. Elle le parachève en la retournant contre soi sous forme d'une culpabilité qui, en raison de sa pathologie compulsion­nelle, est devenue la pièce maîtresse du projet de solidari-

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sation forcée de la société. Celui-ci s'accomplit en douceur par l'intermédiaire d'une stratégie de culpabilisation: après avoir soumis les consciences à une accusation répé­tée, on les conditionne à l'intérioriser en auto-accusation permanente dont elles ne peuvent plus ou moins se libérer qu'en acquiesçant ou se résignant au partage forcé. Bien entendu, cela ne vaut pas pour le néo-solidarisme de base qui a de lui-même tendance à se sentir coupable de l'existence de toute la misère de l'humanité et se plaît à en prendre le fardeau sur lui (Hayek: "Le dévouement à la ')ustice sociale" est devenu en fait le principal exutoire pour l'émotion morale, l'attribut distinctif de l'homme de cœur, le signe reconnaissable manifestant que l'on a une conscience morale.", Droit, législation et liberté, II, p. 80). Sa conscience morale hypertrophiée (un « sur-moi cruel» ?) le pousse à s'inven­ter des responsabilités extérieures excessives ou imagi­naires car il s'en veut fondamentalement et vit dans le règlement de comptes avec lui-même et l'autoflagellation. Mais l'individu spontanément solidaritaire ne se satisfait pas seulement de cultiver ce goût de la punition expiatoire pour son propre compte: il aime à la faire ... partager. Derrière ce « cœur gros comme ça » si complaisamment invoqué sur le mode de l'indignation vertueuse se tient le désir éperdu de faire sans cesse la morale aux autres et de leur communiquer ses turpitudes en les culpabilisant. Cela commence par le célèbre « Nous sommes tous cou­pables », continue par un «vous êtes concernés» et s'achève dans « C'est donc votre faute si certains de vos semblables souffrent, c'est vous par votre manière de vivre qui les avez exclus. » Cette mise en accusation a pour but d'extorquer un pseudo-consentement aux sacrifices impo­sés par le système redistributif de la solidarité sociale et son partage obligatoire. Et accessoirement de contraindre par le dévoiement de la morale à vivre dans l'austérité et la dépossession de soi.

Lorsqu'elle ne parvient à mettre psychologiquement en condition de partage « consenti », elle procède par intimi-

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dation morale: de peur d'apparaître pour ce qu'on dit qu'il est - un être immoral et asocial, un « égoïste », le récalcitrant n'ose pas protester de son bon droit et s'exé­cute. Le tour est joué: il est solidaritaire malgré lui. La rhétorique culpabilisatrice du discours néo-solidariste parvient en effet à exercer une telle pression morale sur les esprits qu'elle joue le rôle d'une nouvelle forme -« soft» - de coercition. Les automatismes i~onctifs (il ne faut pas exclure, il faut partager ... ) de la langue de bois tendre en révèlent la vraie nature. Sous le règne de la solidarité, on ne pense plus, on compatit par réflexe conditionné. Fini le temps du terrorisme intellectuel mar­xiste, voici venu celui du terrorisme moral christiano­solidariste, le terrorisme de la« morale ». Ou plutôt d'une immoralité qui en prend l'apparence et qui autorise les justiciers sociaux à violer le droit naturel de ceux qui ne se laissent pas réduire en victimes émissaires consentantes de la redistribution mécanique.

Cette évolution n'aurait évidemment pas été possible si ne s'était développée depuis le courant des années 60 en Occident (Ch. Murray l'observe aussi aux Etats-Unis) une tendance lourde à cultiver un sentimentalisme mièvre et un dénigrement de soi favorisant le retour d'une vague religiosité demandeuse de punition. Ce à quoi le néo­solidarisme répond tant bien que mal en compagnie du tiers-mondisme, d'une certaine écomanie et d'un certain antiracisme. Et si, d'autre part, en s'ouvrant toujours plus au « social» et au collectif, l'Eglise ne s'était trouvée sur ce plan en phase avec ce nouvel esprit du temps qu'elle a pu en retour imprégner de sa tradition de charité sacrificielle et communautaire remise au goût du jour. Mais en œuvrant à la diffusion de cette religion sociale de la solidarité et en se donnant une théologie de la ... redistri­bution, elle a trouvé la voie royale de la reconquête des positions de pouvoir perdues sur la société et la sphère politique (l'abbé Pierre a été et demeure un politicien). Projet auquel elle ne se cache guère de travailler en

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exigeant par ailleurs une redéfinition de la laïcité mais que son puritanisme rétrograde compromet dans le domaine des mœurs. Son ultra-solidarisme lui permet de faire oublier ces ratés, de se situer au cœur d'une prétendue modernité et de se voir à nouveau reconnue comme une «autorité morale» influente par une classe politique devenue majoritairement social-démocrate-chrétienne. Tant et si bien que sa nouvelle doctrine sociale solidari­taire a pris valeur d'éthique sociale d'Etat et qu'il est devenu très difficile de distinguer en la matière les propos de François Mitterrand et ceux de Mgr Lustiger, ou une déclaration de l'épiscopat d'une intervention de Jacques Delors ou Raymond Barre. Elle a même pris rang d'auto­rité intellectuelle de fait puisque l'impayable langage « curé» des années 70 constitue le vocabulaire de base du néo-solidarisme : vivre dans le « partage », bien sûr, mais aussi « être interpellé », « se mettre à l'écoute des autres» ou «concerner (sic) les consciences » ...

Sous la maternelle sollicitude de « Big Mother» tend ainsi à se mettre toujours davantage en place un nouvel ordre moral qui, sous prétexte de réprimer l'insolidarité, entreprend de réduire la liberté individuelle et le goût du bonheur non moins arbitrairement que ne le faisait l'ancien. Au nom de la nouvelle norme collective de 1'« être solidaire », il institue un contrôle social inédit en imposant un critère d'évaluation/discrimination des bons et mauvais comportements sociaux. Le bon consistant à se conformer volontairement au devoir de partage - et le mauvais vouant le déviant qui s'en rend coupable à être dénoncé, exclu et promu en victime sacrificielle symbo­lique du désir égalitaire de redistribution.

En réalité, il s'agit bien plutôt là d'un ordre ... immoral puisqu'il procède de la plus hypocrite des contraintes qui soient: celle qui suspecte et blâme la réussite, démoralise l'individu en minant sa confiance en soi et l'estime de soi, manipule les sentiments normaux d'attention au sort de ses semblables pour les retourner contre soi - et

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récompense l'irresponsabilité. En fait, il vise à faire perdre la conscience de l'intérêt personnel et à persuader les individus de ne pouvoir se racheter qu'en acceptant de subir un certain degré d'esclavage social. Rien n'est assu­rément plus étranger au vrai sens de l'éthique et à l'esprit d'une foi non pathologique que ces incitations à remettre même à dose limitée de l'immolation de soi et de la souffrance volontaire dans l'existence. Quelques croyants libéraux s'étaient d'ailleurs en temps utile inquiétés de la possibilité de telles dérives en voyant la vague solidariste prête à déferler. Ils pressentaient les maux qui résulte­raient du type nouveau de complicité entre l'Eglise (<< sociale») et l'Etat (maternel), lorsque au nom de la solidarité et grâce à une répartition inédite des tâches, l'Eglise culpabilise et l'Etat collectivise. Faute d'avoir été

"Certains publicistes n'ont rien imaginé de mieux pour couper le mal dans sa racine que d'étouffer l'intérêt personnel. Mais comme par là ils auraient détruit le mobile même de notre activité, ils ont pensé à nous douer d'un mobile différent: le dévouement, le sacrifice. Ils ont espéré que désormais toutes les transactions et combinaisons sociales s'accompliraient à leur voix sur le principe du renoncement à soi-même. On ne recherchera plus son propre bonheur, mais le bonheur d'autrui; les avertissements de la sensibilité ne compteront plus pour rien, non plus que les peines et les récompenses de la responsabilité. Toutes les lois de la nature seront renversées; l'esprit de sacrifice sera substitué à l'esprit de conservation, en un mot nul ne songera plus à sa propre personnalité que pour se hâter de la dévouer au bien commun. C'est de cette transformation universelle du cœur humain que certains publicistes, qui se croient très-religieux, attendent la parfaite harmonie sociale. Ils oublient

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d~ n~us ?ire. comment ils entendent opérer ce préli­mmaIre mdIspensable, la transformation du cœur humain."

(Frédéric Bastiat, Harmonies économiques, p. 547)

"Il Y a dans le solidarisme évangélique une doc­trine réellement anti-individualiste qui me paraît immorale, incomplète et contradictoire. Immorale, car la vie pour autrui est un perfectionnement unilatéral, qui ne développe une personnalité qu'en diminuant celle d'autrui, puisque le bénéficiaire du sacrifice est dispensé par le fait même du sacrifice et de l'effort qui le rendraient meilleur. Incomplète, parce que la solidarité mécanique est autrement réelle dans l'état actuel des choses que la solidarité morale et qu'on ne peut sans ingratitude ni injustice méconnaître les services rendus par les individuali­tés fortes non altruistes, grands inventeurs ou chefs d'industrie dont la concurrence tend à rendre les services gratuits et identiques dans l'effet à des services désintéressés. Contradictoire enfin lorsque les solidaristes en arrivent à concevoir que la solida­rité puisse être rendue obligatoire par l'Etat et que la contrainte puisse imposer des sacrifices qui ne sau­raient avoir le plus mince atome de valeur morale s'ils ne sont pas absolument spontanés."

(Albert Schatz, L'Individualisme économique et social, 1907, p. 427)

écoutés, il ne pouvait s'ensuivre que toujours plus d'insoli­darité réelle et moins de solidarité vécue, avec une partie de la population encouragée à profiter passivement de l'aide distribuée sans le moindre souci de réciprocité ni de reconnaissance - et l'autre rendue inattentive à ses

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devoirs moraux ou aux détresses socialement invisibles par réaction au partage obligatoire et bureaucratisé. Sans doute la solidarité sociale est-elle devenue le « paradigme éthique» de notre époque: mais à quel prix pour la conception de l'éthique et pour la pratique de la solida­rité? Sinon celui d'une dégradation continue de celles-ci et d'une atténuation du sens moral chez ceux qui, para­doxalement, se complaisent tant à en exhiber le simulacre (<< Voyez comme je suis compatissant! ») et à faire la leçon aux autres (Raymond Polin : "L'appel frénétique et passionnel à la notion morale de solidarité et à l'idéologie de la "justice sociale" ne relève pas seulement d'un soPhisme purement démago­gique, il cache un étrange vice intérieur. En fait, en généralisant indûment la vertu de solidarjté, en reportant sur autrui, sur l'ensemble et finalement sur l'Etat - sous prétexte d'élaborer une solution à la dimension du problème - l'élan de pitié et de générosité, l'amour du prochain, le devoir individuel d'humanité, les propagandistes de la "solidarité" et de la Justice sociale se délivrent à bon marché d'une obligation toute morale, d'une charge toute privée, et s'en débarrassent au moindre coût pour eux et à grands frais imposés par eux à la collectivité, aux autres. ", Le Libéralisme, p. 78).

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contre la liberté individuelle

"lA ''justice sociale" finira par être reconnue comme un poontasme qui a entraîné les hommes à abandonner 'lUYTflbre de valeurs qui ont, par le passé, inspiré le dJueloppement de /g, société - comme une tentative pour donner satisfaction à une nostalgie nous rattacoont aux traditions du groupe humain restreint des origines, mais qui a perdu toute szgnifu:ation Mns /g, Société Ouverte des hommes libres [ ... ] Mais /g, graru1e aventure morale Mns /n,quelle l'homme s'est embarqué quand il s'est /g,ncé Mns /g, Graru1e Société est en péril lorsqu'on demaru1e à l'individu d'appliquer à tous ses semblables humains les rèlJ.les qui ne conviennent qu'entre les membres du groupe tribal. [ ... ] lA revendication de ''justice sociale" est en fait une expression de révolte de l'esprit tribal contre les exigences abstraites de /g, logique ae cette Graru1e Société sans objectif commun qui se puisse voir. [ ... ]

lA conception à travers /n,quelle aujourd'hui s'exprime principalement /g, hantise atavique d'objectift visibles à poursuivre en commun, hantise qui a si bien servi les nécessités du groupe restreint, c'est celle de /g, ''justice sociale". Elle est incompatible avec les principes sur les­~ls repose /g, Graru1e Société, elle est en fait l'opposé des forces qui engendrent sa cohésion et que nous pouvons vraiment qualifzer de "sociales"."

Hayek, Droit, légis/n,tion et liberté, pp. 81, 110, 174 et 182.

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Par rapport au solidarisme traditionnel, la dénonciation de l'exclusion sous toutes ses formes - matérielle: la pauvreté, ou existentielle: l'isolement, semble représen­ter la grande innovation de l'argumentaire néo-solidariste en faveur d'un ordre solidaritaire. Tout autant que porter atteinte aux « droits sociaux» de l'homme, elle se trouve accusée de mettre la cohésion sociale en péril et repré­sente à ce titre un mal majeur qui fait l'objet d'un nouveau tabou: «Il est interdit d'exclure ». Par le biais de la « réinsertion », la solidarité sociale se présente comme le dispositif qui peut la conjurer et renouer le lien social en faisant à nouveau pleinement appartenir les « exclus» à la communauté citoyenne.

Cependant, l'insistance affichée par les partisans des «nouvelles solidarités» à invoquer l'impératif de la « cohésion sociale» pour justifier leur entreprise et le flou qui en accompagne l'évocation ont de quoi laisser per­plexe (Bernard Kouchner: "Les modalités de cette conjonc­tion des efforts publics et privés imposée par l'accroissement du nombre des exclus et la recherche des valeurs et des pratiques qui permettront l'approfondissement de la solidarité nécessaire au maintien de la cohésion sociale sont les deux grandes questions à la base du projet des assises des nouvelles solidarités."). Quelle est donc cette si précieuse et fragile «cohésion» que personne ailleurs en Occident ne sollicite à ce point et que suffiraient à menacer la plus grande visibilité d'une frange fort réduite de « nouveaux pauvres », la difficulté qu'ont certains à affronter la solitude personnellement et la persistance d'inégalités bien plus limitées qu'autrefois? Plutôt qu'un bien commun à protéger, ne s'agirait-il pas d'un mythe ou d'une préoccupation démesurément gros­sie surtout destinée à faire accepter les sacrifices de la solidarité sociale lorsque la culpabilisation n'y parvient pas à elle seule? Ou, pire, d'un trait spécifique de l'ordre social auquel aspirent les néo-solidaristes qu'ils tentent subrepticement d'imposer en exploitant le fait bien réel de

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certaines formes de marginalisation pas toujours involon­taires? Une donnée historique plaide pour cette hypo­thèse : depuis les origines, les idéologies de la solidarité sociale ont fait de celle-ci le plus sûr moyen de restaurer une « cohésion sociale » qu'elles jugent compromise par le procès d'individualisation propre à la modernité. Ce qui tendrait à établir que même au niveau de sa démarche sociologiste, le néo-solidarisme n'a guère innové ...

De la nostalgie communautaire à une stratégie de retribalisation

Ce qui empêche une société ouverte et hautement complexe comme la nôtre d'éclater en fragments centri­fuges qui s'ignorent ou s'affrontent et ainsi de se désagré­ger jusqu'à n'être plus qu'une juxtaposition d'individuali­tés ou de groupes clos sur eux-mêmes, c'est le respect de règles de droit communes, elles-mêmes issues de l'adhé­sion à quelques fortes valeurs matricielles. Ce consensus minimal mais profond permet à des individus par ailleurs fort divers dans leurs croyances et modes de vie de vivre ensemble. Non seulement en coexistant pacifiquement (les uns à côté des autres) mais en coopérant étroitement au sein de multiples entreprises enchevêtrées (les uns avec les autres) et en disposant de procédures auxquelles tous consentent en principe pour arbitrer les inévitables conflits d'intérêt. La cohésion d'une telle société ne repose donc ni sur une quelconque coercition venant d'en haut, ni sur la plus grande communion possible dans un idéal collectif positif, mais sur l'ordre spontané qui, grâce au droit et à partir des initiatives et de l'autonomie indivi­duelles, émerge de processus contractuels auto-organisa­teurs (dont le marché n'est qu'un exemple parmi d'autres). Autrement dit, dans le monde moderne, la société civile « tient» toute seule sans avoir besoin d'une massive intervention tutélaire de l'Etat ni de l'injection

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artificielle de doses croissantes de solidarité sociale - qui tendraient bien plutôt à la ... désorganiser. Elle s'auto­produit et s'autorégule en se nourrissant d'une subtile combinaison de quelques traditions éclairées et de beau­coup de cet « individualisme démocratique» devenu lui­même la principale d'entre elles. Si certains individus ne consentent pas aux efforts et aux conduites responsables nécessairement impliqués par la participation active à une telle société, ils s'en trouvent par suite mais de leur propre fait plus ou moins exclus - sans pour autant que cela nuise à son fonctionnement. Ce qui serait en revanche le cas si cette même société était déchirée par la lutte de classes antagonistes dont l'une se trouverait exploitée, dépossédée de ses droits par l'autre, ou bien abandonnée à son sort à la suite d'une crise. Ou bien encore si survenait une rupture culturelle provoquée par le choix de valeurs incompatibles. De ce point de vue, si la cohésion de l'actuelle société française est quelque peu ébranlée, ce ne peut être qu'en raison de la persistance de très bas salaires pour les travailleurs les moins qualifiés ou du nouveau type d'exploitation contraignant la partie la plus active de la population à entretenir la « providentiature » bénéfi­ciaire de la solidarité sociale.

Dans ces conditions, les appels hyperboliques à la lutte contre les « déchirures du tissu social» par la régénéra­tion solidaritaire de la société n'ont de sens et de cohé­rence qu'en fonction d'une tout autre conception de la «cohésion sociale ». Sur la nature de laquelle la rhéto­rique solidariste traditionnelle apporte un éclairage des plus lumineux car bien que la notion n'y figure guère de manière explicite (sauf chez Durkheim), son contenu sémantique, lui, y apparaît omniprésent - sous forme de la référence à la société perçue comme un «Tout ». Toutes sensibilités confondues, pratiquement pas un des premiers grands noms du solidarisme ou du plus méconnu de leurs successeurs de 1880/1910 ne manque en effet de déduire le caractère impératif et éminemment

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moral du devoir de solidarité de l'appartenance des indivi­dus à la totalité sociale *. Ni de compléter cette affirmation par sa réciproque: c'est seulement en étant socialement solidaires les uns des autres que les hommes permettent à la société de maintenir ou de retrouver sa vraie nature de « Tout ». Ballanche donne le ton dès l'origine, en le situant au niveau de l'Humanité globalement considérée, et il est suivi dans cette voie par Leroux et Comte (qui précise: « le grand Tout») puis Ch. Secrétan, qui amorce le transfert de cette qualification aux sociétés-nations. Les théoriciens du solidarisme triomphant exaltent à leur tour la dépendance solidaire des hommes à l'égard du« Tout» dès lors exclusivement identifié à la société à laquelle ils appartiennent: Marion, Durkheim, L. Bourgeois, Ch. Gide. La corrélation entre le holisme et l'éthique solidariste est telle qu'elle inspire d'insolites déclamations lyriques comme le poème de J.-M. Guyau intitulé Solida­rité ("Vibrant avec le Tout, que me sert de poursuivre/ Ce mot si doux au cœur et si cher: Liberté?l]'en préfère encore un; c'est: Solidarité. ", Vers d'un PhilosoPhe, 1881) et suscite l'impro­bable rencontre de Brunetière qui la revendique comme « invention» des catholiques traditionalistes avec ... Bakounine qui en fait l'aboutissement de la révolution prolétarienne. Ce syncrétisme n'est pas dénué de per­tinence doctrinale dans la mesure où il prend appui sur l'enracinement étymologique du mot «solidarité» (exposé dans le premier chapitre). D'où la durable consé­cration de ce paradigme dans les dictionnaires courants qui dévoilent à la fois le sens fondamental de l'idée de solidarité sociale et son lien avec un mode bien déterminé d'intégration sociale ("La solidarité, au sens général du mot, est la déPendance des hommes les uns à l'égard des autres, déPendance qui fait des individus comme les parties d'un même tout. ", grand Larousse de 1933, grande encycloPédie Larousse de 1964). La cohésion qui en résulte possède ainsi une

* Voir annexe.

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densité si compacte et induit une si forte dépendance mutuelle des individus (qui «vivent les uns dans les autres» dans « la fusion de leurs intérêts ») que ceux-ci sont absorbés par un ordre collectif qu'ils ne produisent pas mais qui les subordonne. Selon la logique d'une pseudo-loi invoquée par tous les solidaristes, ce « Tout» serait supérieur à la somme même de ses parties humaines. Propriété qui le rendrait également supérieur en dignité et relativement transcendant; et qui légitime­rait le droit de contraindre en son nom les individus à demeurer étroitement liés dans une commune apparte­nance ... capable d'exercer sur eux une telle pression cohésive qu'elle les solidarise encore davantage. La cohé­sion du « Tout» se nourrit d'une solidarité sociale qui en retour en reçoit d'autant plus de consistance: les deux sont liés et s'alimentent réciproquement. L'un renvoie à l'autre et renforcer l'un, c'est renforcer l'autre. Le solida­risme saura jouer sur les deux tableaux selon les impéra­tifs politiques du moment.

Afin de rendre cette cohésion sociale désirable, les sermons solidaristes se plaisent à donner au « Tout» trop abstrait le visage plus sensible d'un « nous» assimilé à un organisme vivant, un corps ou encore une famille. Les individus n'en sont que les « cellules» ou les « membres» insuffisants à eux-mêmes dont la fonction essentielle est de concourir solidairement à l'harmonie d'un ensemble qui leur donne tout leur être. A travers ces métaphores hasardeuses, ce « Tout» hiérarchiquement premier cor­respond sur le plan socioloQ"ique et politique à la figure de la communauté organique . Donc à un mode d'organisa­tion totalement intégré du vivre-ensemble dont la cohé­sion, érigée en finalité suprême, dépend de la conscience que ses membres ont de leur interdépendance dans le plus large partage possible de ce qui est nécessaire à la vie. Mais aussi de leur soumission à la prééminence du groupe en

* Sur solidarisme et organicisme, voir annexe.

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tant que tel: définition de la solidarité comme fusion de l'individu et de la société, ainsi que le révèle clairement Max Scheler (HLe principe d'addition s'oppose donc au principe de solidarité qui considère les rapports d'individu à communauté d'une façon absolument différente, tant au point de vue affectif qu'au point de vue sPéculatif: l'individu sent et connaît la communauté comme un tout qui le pénètre : son sang est une partie du sang qui coule en elle et ses valeurs sont partie intégrante des valeurs propres à l'esprit de la communauté. Sentiment et volonté solidaires sont ici les réceptacles des valeurs du tout,. l'individu est à la fois l'organe et le représentant de la communauté,. son honneur à elle est son honneur à lui. ", L'Homme du ressentiment, p. 178).

Solidarisme, holisme et communautarisme : trois repré­sentations de la relation des hommes entre eux et avec l'ordre social qui se réfèrent à un seul et même schème aux racines intellectuelles extrêmement anciennes et qu'illustre une persistante tradition dont la Cité de Platon, la Communauté de saint Thomas, la « volonté générale» de Rousseau et l'Etat hégélien sont des expressions succes­sives. Toutes donnent d'un lien social qui tire sa force de la pleine appartenance organique des parties au «Tout» l'interprétation la plus cohésive. Elles ne font en cela que théoriser et idéaliser la communauté tribale telle qu'elle a culturellement prévalu jusqu'à sa désintégration crois­sante par le nouveau monde industriel et individualiste. Comme l'a bien vu Robert Nisbet dans la Tradition sociolo­gique*, la soudaine floraison en France et au début du XIXe siècle de philosophes sociaux condamnant la société ouverte naissante au nom des intérêts du « Tout» et en réaction aux bouleversements sociologiques de la Révolu­tion s'explique par leur nostalgie de ce modèle commu­nautaire et clos. Que la sociologie (pour ne pas dire le sociologisme) et le solidarisme soient apparus au sein de ce courant de pensée et aient été inventés par les mêmes

* 1966; traduction aux PUF en 1984.

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esprits n'est pas le fait d'une pure contingence. Qu'ils privilégient une version résolument organiciste, conserva­trice et hiérarchique de la communauté (Ballanche, Comte ... ) ou, plutôt ensuite, une forme égalitaire et pro­gressiste - mais en réalité tout autant hiérarchisée du fait de la subordination de l'individu au groupe - de celle-ci (Leroux, L. Blanc. .. ), leur diagnostic provient de la même hantise obsessionnelle. Pour tous, en effet, la disparition des anciennes solidarités locales (paroisse, corporations, familles patriarcales) au profit de l'autonomie pluraliste et concurrentielle des individus entraîne un vide anomique qui conduit à la désagrégation de la société et à l'atomisa­tion du social. De ce fantasme, Durkheim lui-même se fera l'écho (La foi commune en l'individu "ne constitue pas un lien social véritable. C'est pourquoi on a pu justement reprocher aux théoriciens qui ont fait de ce sentiment la base exclusive de leur doctrine morale de dissoudre la société. ", De la division du travail social, p. 147). Seul remède: recréer à tout prix une communauté fortement soudée et au lien social régénéré. En instaurant de nouvelles formes de solidarité à l'échelle de la nation grâce à l'action contraignante de l'Etat investi de la tutelle morale des individus et. .. gardien du « Tout ». Entreprise dont un sympathisant éclairé du solidarisme comme C. Bouglé n'ignorait pas la dimension inquiétante ("Il y a un solidarisme totalitaire qui, en effet, tend à absorber l'individualité dans le tout. ", La PhilosoPhie de la solidarité et la sociologie, 1938, p. 17).

Confronté à l'irrésistible dynamique d'ouverture, d'individualisation et de complexité croissante qui animait les sociétés du XIXe siècle finissant, le projet solidariste de restauration communautaire aurait été voué à l'échec sans la mise en place de l'Etat-providence - violence indispen­sable qui lui a permis de se concrétiser en partie tout en le tirant toujours plus vers un étatisme qui l'a parasité. Et il n'aurait en fin de Xxe siècle pu resurgir sous forme du néo-solidarisme destiné à le désembourber sans le retour en force du paradigme holiste dû au succès des fumeuses

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analogies issues de la rencontre du sociologisme, de la biologie et de l'écologie (Albert Jacquard: "Nous sommes définitivement condamnés à la solidarité des cellules d'un même être. ", Le Nouvelliste du Valais, mars 1990). Dans ses expres­sions les plus sophistiquées, cette tendance tient qu'une société est par nature et intrinsèquement un « Tout» et qu'elle aurait donc d'autant plus besoin d'un surcroît de solidarité qu'elle deviendrait plus complexe - sous peine de s'autodissoudre (Edgar Morin: "Une société ne peut progresser en complexité que si elle progresse en solidarité (. . .) L'extrême désordre cesse d'être fécond et devient principalement destructeur, et l'extrême comPlexité se dégrade en désintégration, où les constituants d'un tout se disloquent. Le retour des contraintes peut évidemment maintenir la cohésion du tout, mais au détriment de la comPlexité; la seule solution intégratrice favorable à la complexité est le développement de la solidarité véritable, non pas imposée, mais intérieurement ressentie et vécue comme fraternité.", Le Monde du 22 septembre 1988). Opi­nion certes fort estimable dans l'inspiration de sa conclu­sion, mais globalement très discutable et ceci pour trois raisons: une société hautement complexe ne constitue plus de ce fait même un « Tout» - on y reviendra; rien n'est plus insidieusement contraignant que la fraternité posée en idéal quotidien et universel; et bien des indices suggèrent que l'aspiration à une solidarité conviviale recouvre souvent le désir de réduire la complexité elle­même et ses potentialités de toujours plus grande liberté individuelle. Car le regain de solidarisme à prétention scientiste se trouve en effet conforté par le développe­ment d'un besoin de retrouver la sécurité des modes de vie communautaires qui étreint le psychisme de ceux de nos contemporains que l'affrontement des incertitudes inhérentes à la modernité rend plus frileux et fatigués (Michel Maffesoli : ''j'y vois une illustration de Plus du holisme qui est en train de se dessiner sous nos yeux : forçant les portes de la privacy, le sentiment prend Place, ou pour certains pays conforte sa présence dans l'espace public, produisant une forme de

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solidarité que l'on ne peut Plus ignorer. Il faut bien sûr noter que celle-ci réinvestit, le développement technologique en Plus, la forme communautaire que l'on croyait avoir dépassée. ", Le Temps des tribus, 1988, p. 29). Cependant, en observant que la fin des années 80 voit, sur un fond de «holisme sociolo­gique », se multiplier les signes de l'aspiration diffuse à un retour de formes sociales « néo-tribales» et en précisant que cette évolution sert « de révélateur au climat ho liste qui sous-tend le resurgissement du solidarisme et de l'organicité de toutes choses» (p. 27), un auteur néo­solidariste comme Maffesoli ne croit pas si bien dire. Malgré une propension à la généralisation excessive de son propos, il vend en effet ainsi la mèche. De son propre aveu, la combinaison du holisme, de l'organicisme, du communautarisme et du tribalisme apparaît bel et bien constituer le soubassement idéologique du solidarisme.

Le retour de celui-ci procède assurément de préoccupa­tions des plus respectables (retrouver la convivialité « affectuelle », chaleureuse et fraternelle du petit groupe ... ) et de louables intentions morales (en finir avec la misère matérielle ou existentielle). Mais la voie choisie pour atteindre de tels objectifs implique nécessairement le recours à des formes de socialité si «compressives» qu'elles confinent à la grégarité. On y conjure le spectre de l'atomisation sociale en se dépossédant de soi par le renforcement de la dépendance aux autres et de la conformité au groupe. N'en viendrait-on pas à ces extré­mités parce que la primauté du « confusionnel» et « la reliance vécue pour elle-même» comme le dit encore Maffesoli seraient quelque part la finalité ultime des aspirations solidaritaires spontanées (Georges Palante: "Le vrai fond de l'esprit de solidarité est l'esprit grégaire. ", Précis de sociologie, 190 1, p. 82)? Ces dernières ne trahissent-elles pas le désir confus d'une recomposition du tissu sociétal selon un modèle archaïque? Sans doute acceptables au niveau microsociologique lorsqu'elles relèvent du choix volontaire d'une minorité, les normes de vie néo-tribales

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ne peuvent plus l'être dès lors qu'on prétend les transpo­ser en principe d'organisation institutionnelle d'une société moderne. Elles en contredisent en effet tout autant les conditions objectives de régulation que le droit de ceux qui ne s'y reconnaissent pas (Hayek: "Une grande société n'a que faire de la solidarité au sens propre du mot, c'est-à-dire de l'union de tous sur des buts connus, elles sont même incompa­tibles. ", Droit, législation et liberté, II, p. 133). L'obligation morale de partage qui peut prévaloir dans la culture de proximité affective du petit groupe homogène ne peut plus valoir dans des sociétés développées reposant qu'on le veuille ou non sur l'éthique de la responsabilité indivi­duelle et le respect de la pluralité des conceptions de l'existence. Un concitoyen inconnu n'est ni un parent ni quelqu'un que l'on a choisi: imposer à tous le devoir de partager avec lui s'il est adulte et valide est incohérent. Les partisans des nouvelles solidarités sociales et de la justice redistributive trichent avec le réel lorsqu'ils préfèrent la cohésion à la cohérence et en voulant soumettre tous les citoyens d'une nation à des règles de partage qui n'ont de sens que dans le contexte tribal de communautés closes. A moins que justement, leur projet bardé de bons senti­ments ne procède aussi pour une part d'une réaction de rejet du monde ouvert et ne serve l'intention concomi­tante de le refouler au moyen d'une retribalisation artifi­cielle et forcée ...

Du fait que les représentations collectives tendent volontiers à lui donner le visage ambigu d'une grande tribu, la nation offre le cadre sentimental et administratif le plus approprié à la mise en œuvre de ce processus régressif. Il suffit aux néo-solidaristes disposant du pou­voir d'Etat de jouer sur son assimilation à une commu­nauté naturelle et les réflexes d'appartenance qui en découlent pour obtenir ou imposer les résultats recher­chés. De la communauté nationale à la solidarité natio­nale, la conséquence est bonne - et la cohésion sociale tant invoquée en est aussi bien la condition que l'exp res-

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sion. Sous les traits tribaux de cette nation aux fonctions hypertrophiées et qui participe de l'image maternelle et familiale (une mère de famille nombreuse ?), on retrouve évidemment la figure de « Big Mother ». Elle coiffe un monde recomposé en multitude de communautés locales redistribuant généreusement les subsides extorqués par l'Etat-providence, véritable opérateur de toute cette mise en scène. Tant pis si cela relève d'un autre âge (psycho­logiquement et historiquement) et atrophie les responsa­bilités de l'individu - puisque c'est cela précisément qui est en jeu.

Altruisme et tribalisme selon Ayn Rand :

"Voici les raisons pour lesquelles la morale de l'altruisme est un phénomène tribal. Les hommes préhistoriques étaient incapables de survivre sans appartenir à une tribu pour se protéger contre les autres tribus. La cause de la perpétuation de l'altruisme dans les pays civilisés est d'ordre non physique mais psycho-épistémologique: les hommes relevant d'une mentalité non conceptuelle et dont le moi est atrophié sont incapables de sur­vivre sans la protection tribale contre la réalité. La doctrine du sacrifice de soi ne les offense pas: ils n'ont aucun sens du soi et de la valeur personnelle ...

Est-ce qu'un homme est un être souverain pro­priétaire de sa propre personne, son esprit, sa vie, son travail et ses produits - ou est-il la propriété de la tribu (l'Etat, la société, la collectivité) qui peut disposer de lui comme il lui plaît, qui peut lui dicter ses convictions, prescrire le déroulement de sa vie, contrôler son travail et exproprier ses produits? Est-ce que l'homme a le droit d'exister pour son

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propre compte - ou est-il né pour la servitude comme un esclave qui doit passer sa vie à l'acheter en servant la tribu?"

(CaPitalism, the unknown ideal, 1965, p. 18)

La volonté de réduire la liberté de l'individu La représentation rémanente de la société à la manière

d'un « Tout» propriétaire de ses parties permet au solida­risme de renforcer la pression morale visant à faire accep­ter le principe redistributif. Il agit de la sorte sur un nouveau registre de la tendance des individus à se laisser culpabiliser: votre appartenance à la communauté natio­nale vous fait devoir de partager vos biens avec ceux qui sont socialement reconnus en avoir besoin, car ils sont comme vous des parties prenantes et dépendent de votre comportement; sinon, vous vous conduisez en asocial et prenez la grave responsabilité de causer l'affaiblissement de la cohésion de ce «Tout» auquel vous devez tout (François Ewald: "La transaction suppose sacrifices et concessions mutuelles. Un caractère lui aussi constitutif du contrat de droit social, indissociable de l'idée de solidarité. Chacun n'existant que par rapport au tout ne peut prétendre exister indéPen­damment des autres et revendiquer la jouissance comme l'exercice de droits absolus. Le droit social passe au moins par la limitation des souverainetés individuelles, en fonction du respect des mutualités.", L'Etat-Providence, p. 462). Vision des choses qui porte en elle la logique d'une collectivisation rampante et sournoise de l'existence individuelle comme de la vie civile.

Pour autant qu'au nom de la cohésion du « Tout », la finalité de la solidarité sociale est de redistribuer les richesses, celles-ci doivent donc être considérées comme a priori propriété de la « collectivité» et non pas des indivi­dus qUI les ont produites ou disposent d'un droit légitime de propriété sur elles. Bien que les hommes de l'Etat­providence se soient gardés de procéder à une expropria­tion effective, les biens privés ne s'en trouvent pas moins

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de fait collectivisés puisqu'ils sont selon les besoins socio­politiques ou les fantasmes idéologiques du moment potentiellement redistribuables sans limites définies à l'avance (Pareto: "La solidarité est une sorte de socialisme atténué à l'usage des politiciens qui désirent faire la concurrence au marxisme et à d'autres sectes socialistes." Les Systèmes socia­listes, 1902, p. 341). Cette collectivisation doucereuse, faite en douce et motivée par de nobles sentiments, a de plus l'avantage de faire concrètement ressentir aux particuliers qu'ils ne disposent pas vraiment du libre usage de leurs biens et, partant, de leurs capacités et de leurs personnes. Alors qu'en théorie économique, la révolution margina­liste a montré que les jugements de valeur sont toujours formés par des consciences individuelles puis que toute richesse est produite par la délibération consciente d'un esprit singulier (fût-ce en coopérant avec d'autres esprits), le solidarisme fait régresser la théorie de la valeur au stade tribal du communisme primitif. Alors aussi qu'on sait la planification impossible, que s'est déjà élaborée la théorie de l'ordre social interactif et que tout atteste la supériorité de la gestion personnelle des ressources, le discours de la solidarité sociale invite chacun à renoncer à ses Droits naturels - et ce au nom même d'une « société» que leur effacement conduit à un chaos ... préfiguré par la crise de décomposition qu'y provoque en France l'étreinte crois­sante d'un Etat destructeur de civilité. Dont le solidarisme n'est que l'idéologie de justification (au sens marxien) en même temps que l'exutoire «moral» de ceux qui s'acharnent à évincer la responsabilité individuelle.

La portée de cette collectivisation ne se limite pas au seul domaine de l'économique, elle s'étend aussi à la sphère du sociologique. Pas seulement d'une manière indirecte: la redistribution n'est que la traduction maté­rialisée d'un projet culturel global érigeant le tout de la collectivité en horizon obligé et prégnant dans lequel l'individu est invité à se laIsser (ré)absorber pour être (re)soudé aux autres au sein d'une socialité plus compacte que celle de la société ouverte. En faisant du partage

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légalement imposé le nouveau centre de gravité de la vie civile, le projet solidaritaire tend à évacuer la distinction entre éthique personnelle et éthique sociale. Sa réalisation ne peut manquer de provoquer une transformation en profondeur des mentalités, des modes de vie et des comportements - qui privilégie fortement le collectif et lie irréductiblement les volontés entre elles mais malgré elles. Sous son égide, c'est de la collectivité ou en son nom que l'individu doit recevoir les normes qui vont aussi bien commander sa relation à lui-même (désintéressement) qu'aux autres (dévouement). Cette intrusion au plus intime de l'existence privée a pour but précisément d'orienter ses choix en faveur d'intérêts réputés « collec­tifs ». En l'occurrence, la forme compte plus que le fond allégué: la socialisation de la relation solidaire vaut davan­tage par l'intégration forcée dans un « social» ayant pris une consistance propre que pour la rémission des maux qu'elle est supposée prodiguer Oean Baudrillard: "Non seulement le socialisme met fin au mythe violent du social et à toute tension historique, mais il consacre la rémission de toutes les énergies ou de toutes les visions du monde autres que le social. Tout autre destin collectif que celui d'une vague morale de participation et de partage des biens acquis, d'animation et de solidarité disparaît. Le social, dans son acception la Plus faible, devient l'idéologie définitive de la société. ( ... ) Tout se ramène à l'invention, ou plutôt au ressassement du social, c'est-à-dire non pas de tel ou tel type de société, mais du principe même du social, qui n'est d'ailleurs Plus celui du contrat, mais une sorte d'inter­face, d'interactivité permanente, principe de branchement et de contact: société contactuelle, et non contractuelle. D'où l'inanité de tous les appels aux vertus traditionnelles, dont celle de solida­rité, car qu'est-ce que la solidarité dans un système comme celui-là, sinon celle de la contiguilé dans l'espace des réseaux, ou l'écho des impulsions médiatiques? Non Plus la solidarité qui se fondait dans l'universel sur la délégation d'une part de souverai­neté, mais celle qui coagule les gens, dans un milieu saturé, par électricité statique. (. .. )

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Tout le discours sur le social est aujourd'hui tournoyant, car il équivaut à dire : la solidarité vous tiendra lieu de tout le reste. Elle est l'effort à faire au déPart, et elle est l~ récomp~nse à l'arrivée. Le bénéfice est tout entier dans le przx payé. Sz on. y réfléchit bien, le seul bienfait que vous pouvez escompter du soczal et du prix que vous payez pour cela, c'est justement la socialité, la solidarité, et rien d'autre", « Social: la grande illusion », Le Monde, 22 septembre 1983).

Le résultat le plus évident de la réalisation du pro­gramme d'Auguste Comte - « Vivre pour autrui» - est assurément une sournoise mais certaine réduction de la liberté individuelle. On ne peut pas appartenir à un « Tout» solidaire sans plus ou moins cesser d'être indivi­duellement libre. Autant l'assujettissement d'un individu aux contraintes de l'Etat prometteur de la cohésion sociale que son intégration dans une vie communautaire au contrôle social renforcé (Rapport du congrès du syndicat des commissaires de police: "Le policier n'est pas seulement un régulateur de la vie sociale. Par son action, il contribue à créer ou renforcer les solidarités sociales", octobre 1989) s'accompagnent de la perte de la maîtrise de ses liens et de ses biens - et donc de son pouvoir de choix et de décision. Au-delà du seuil qui fait passer de la coordination à la subordination et de la coexistence à l'appartenance, l'accroissement de la cohésion sociale et son glissement vers la contrainte du lien organique la muent en cohésion tribale. Le décentrement de la souveraineté de l'individu qui s'ensuit prive celui-ci du droit naturel d'être respon­sable de soi, d'un soi qui se trouve relativement aliéné, déproprié de lui-même. On ne peut donc simultanément construire la société comme un « Tout» dont les parties doivent être solidairement dépendantes et soumises à un ordre supérieur - et croire ou faire croire que la liberté, la responsabilité et la propriété puissent demeurer des valeurs vivantes. La socialisation de la solidarité les érode en les vidant du plus fort de leur contenu créateur parce qu'elles sont foncièrement antinomiques: liberté indivi­duelle et solidarité sociale sont proprement inconciliables.

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Solidarisme et totalitarisme :

"Les anciens droits civils et les nouveaux droits sociaux et économiques ne peuvent pas être assurés en même temps et sont en fait incompatibles: les nouveaux droits ne pourraient être traduits dans les lois contraignantes sans du même coup détruire l'ordre de liberté auquel tendent les droits civils traditionnels. [ ... ] tous ces "droits" sont fondés sur une interprétation de la société comme une organi­sation délibérément constituée dans laquelle tout le monde a son emploi. Ils ne pourraient être rendus universels au sein d'un système de règles de juste conduite basé sur la conception de la responsabilité individuelle, et donc ils requièrent que la société tout entière soit transformée en une organisation unique, c'est-à-dire devenue totalitaire au sens le plus complet du mot."

(Hayek, Droit, législation et liberté, tome II, pp. 124/ 5)

"Pour trouver des voies de réalisation plus sûres, l'idéologie de la Justice sociale met l'accent, non sur les individus et leur liberté, mais sur la collectivité dont ils font partie intégrante et sur le caractère collectif de l'action, la seule effective et efficace pour cette idéologie. La collectivité forme un tout "solide", c'est-à-dire qu'il est tout d'une pièce. Lorsque l'égalité y règne, la solidarité se trouve ren­forcée par l'homogénéité des éléments du tout. Ce qui porte atteinte à l'un, à sa nature, porte évidemment atteinte à tous les autres et à leur nature. Cela rappele la "solidarité mécanique" que décelait autrefois Durk­heim dans les sociétés élémentaires.

Appliquer cette notion de solidarité mécanique aux sociétés industrielles contemporaines est absurde et serait même risible, si l'on n'apercevait

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pas à l'horizon l'image de la "société homogène et sans classe" qui sert de paradigme à la société totali­taire. [ ... ]

Sous l'hypocrite définition de la solidarité, on retrouve tous les sophismes de la Justice sociale, avec son cortège de frénésie égalitaire qui se traduit, l'expérience le montre, par une égale misère pour tous. A rendre la solidarité collective, on constitue la communauté politique comme un tout solide, un tout d'un seul tenant: l'idéologie de la solidarité collective et de la Justice sociale débouche sur le totalitarisme."

(Raymond Polin, Le Libéralisme, pp. 77 et 79)

Les choses apparaissent enfin telles qu'elles sont, d'où cette simple et ultime alternative. Ou bien la violation de la liberté individuelle qui résulte logiquement de la mise en place d'un ordre cohésif et solidaritaire relève de 1'« effet pervers », résultat mécanique ni attendu ni prévisible des mesures de redistribution massive - éventuellement jugé indésirable par ses initiateurs involontaires eux-mêmes. Ou bien il s'agit de la réalisation d'une finalité non procla­mée comme telle, occulte, mais cette fois-ci« perverse» au sens tout à fait intentionnel du terme. Elle traduirait le succès d'une volonté maligne et délibérée, le projet de solidarisation croissante de la société représentant alors la stratégie la plus moralement présentable de restriction de la liberté de l'individu jugée dangereuse. Renversement de la relation de fin à moyen: la réduction de la pauvreté et des inégalités par le partage redistributeur d'Etat serait le meilleur moyen de limiter la souveraineté individuelle - sa forme collective étant la fin véritablement poursui­vie. La solidarité socialisée serait le plus sûr agent d'une sursocialisation en retour de la société.

Tenir les adeptes des nouvelles solidarités qui procla­ment leur attachement à la démocratie (Paul Thibaud :

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"La solidarité est la forme de lien social sPécifique des démocraties individualistes", «Les chemins de la solidarité », Esprit, nov. 87) et la sincérité de leur dévouement à la cause des défavorisés pour des ennemis sournois de cette valeur cardinale de la civilisation occidentale qu'est la liberté individuelle est pour le moins délicat. Aussi bien, le seul « procès» intellectuel et moral qu'on puisse légitimement leur intenter ne devrait incriminer que leurs contradic­tions et leur étrange incapacité à prévoir les effets pour­tant si logiquement prévisibles de leurs décisions et à s'en abstenir. Cependant cette manière de limiter a priori l'ampleur du problème posé n'apparaît pas totalement défendable. Les néo-solidaristes ne reconnaissent nulle­ment que les résultats de leur politique puissent en quel­que façon être pervers: ils les jugent tous bons voire insuffisants, ils assurent que c'est bien là ce qu'ils recherchent et en revendiquent tous les tenants et aboutis­sants. Les plus attachés d'entre eux à la liberté individuelle voient en elle non plus un absolu inviolable mais un bien social relatif dont on est en droit de réduire la portée si c'est le prix à payer pour égaliser davantage les conditions et obtenir plus de cohésion. Dans le meilleur des cas, il s'ensuit une atteinte à la hiérarchie classique des valeurs propres aux sociétés de... liberté et un affadissement certain de celle-ci. Dans le pire, cela débouche sur son inversion: de la liberté individuelle, certes, tant qu'elle ne contredit pas la poursuite de l'objectif prioritaire qu'est la solidarisation forcée s'il le faut des individus par l'Etat dépositaire de la «souveraineté nationale ». Elle en devient si étriquée, corsetée, réglementée et pour tout dire sacrifiée et dévaluée qu'il n'en reste plus que le nom et que le second terme de l'alternative - le projet liberti­cide - n'est pas invraisemblable Oacques Donzelot : "Au nom du social, on avait requis de l'individu le sacrifice de sa souveraineté proclamée, ou Plutôt le confinement de celle-ci dans la seule pratique électorale. Il ne pouvait y avoir de progrès que par le maintien solidaire de la société, la soumission de

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l'individu aux exigences de la cohésion sociale, donc par la reconnaissance du social comme principe suPérieur à l'indi­vidu.", L'Invention du social, p. 246).

Ne parlons pas pour autant avec emphase d'une entre­prise solidariste de laminage et encore moins de destruc­tion de la liberté individuelle: la réalité est bien sûr plus ambivalente. Mais plutôt d'une volonté de la priver de sa qualité de propriété naturelle et inaliénable de l'~ndivi?u, et par là même de ses aspects les plus forts, qUI va bIen au-delà des indispensables accommodements appelés par la régulation du vivre-ensemble d'une société civilisée. Lorsque les néo-solidaristes reprennent en le détournant d'ailleurs de son sens originelle slogan de Lech Walesa. "Pas de liberté sans solidarité", ce qu'ils proposent sous ce nom n'est qu'un produit frelaté tant il est édulcoré, frag­menté : désindividualisé. C'est une liberté conditionnelle et surveillée, sous caution, tout juste concédée aux indivi­dus dans le cadre collectif du droit positif et social qui règle tout. Elle est ce qui reste aux individus - et il leur reste peu - quand la morale solidariste d'Etat a fait passer tout le ... reste avant et a bien pris soin d'en dénoncer l'usage asocial (Alfred Crosser: Que veut dire en effet Liberté, Egalité, Fraternité sinon que la liberté n'a de justification et même de sens que si elle prend en compte l'égalité, c'est-à-dire la justice, et la fraternité, c'est-à-dire la solidarité ( .. .) La seconde conséquence, c'est la nécessaire dénonciation de la morale cou­rante de la liberté. Elle serait le droit et la possibilité de faire ce que l'on veut quand on veut. Et de le faire par priorité pour son propre plaisir.", Pour une morale de la solidarité, Le Monde, 29 septembre 1989). Comment pourrait-il en aller autre­ment lorsque s'accumulent tant d'indices concordants et troublants au sujet du rapport entre le solidarisme et les multiples facettes de la liberté de l'individu: déresponsa­bilisation des bénéficiaires de la solidarité sociale trans­formés en assistés sociaux permanents, déni de la souve­raineté des assujettis aux prélèvements coercitifs et spoliateurs, subversion des consciences morales par une

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culpabilisation sacrificielle, subordination des citoyens à une cohésion de type tribal, réduction de l'homme à l'état d'être sociologiquement déterminé? Il n'est pas sans inté­rêt de noter que toute cette thématique se retrouve au cœur et au fondement du système de John Rawls que les néo-solidaristes en panne de théorie propre ont élu comme maître penseur de leur croisade. Un système dont Allan Bloom a su finement percer l'orientation réelle: "Non seulement la société est nécessaire, non seulement elle nous donne des satisfactions que nous n'aurions pas sans elle, mais elle nous incorpore et nous devenons des parties d'elle-même. A partir des atomes de l'état de nature Rawls a construit un organisme social dans lequel nous sentons avec le tout, sommes heureux ou peinés avec lui ( ... ) Rien de bon ne se trouve en dehors de la société, rien ne la transcende ( ... ) La société nous donne tout et nous lui devons notre allégeance entière. Si l'homme avait une nature elle serait sociale. Nous sommes toujours partiels ou partiaux: seule la société peut avoir toutes les perfections, mais nous les possédons à travers elle. Nous ne devons pas essayer de nous suffire à nous-mêmes, nous devons accepter notre faiblesse, rejoindre l'équiPe et jouer honnêtement, en reconnaissant que chacun contribue également au résultat collectif. L'homme qui n'est pas sociable est radicalement imparfait et a une vie mutilée." (Un homme sans qualités, Commentaire, été 1987).

L'acharnement idéologique mis depuis toujours par le courant solidariste * à faire explicitement de l'individu souverain et propriétaire de soi une dangereuse fiction corrobore cette présomption d'antinomie entre liberté individuelle et solidarité sociale. L'individu «isolé» n'existerait pas: on ne peut vivre seul, on vit toujours dans et pour les autres qui sont d'emblée présents en nous. Au minimum la logique de la solidarité sociale repose sur une socialisation partielle mais originelle de l'intériorité d'un individu qui donc ne peut s'appartenir et qu'elle tend à parfaire (Bergson: "La solidarité sociale

* Voir annexe.

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n'existe que du moment où un moi social se surajoute en chacun de nous au moi individuel. Cultiver ce moi social est l'essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société.", Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932, p.8). Au maximum, elle implique que l'individu est si imbriqué dans un social nécessairement premier et façonné par lui que rien ne lui est vraiment propre : il n'y a pas de « moi» irréductible­ment singulier mais des fragments du « nous ». On doit être solidaire parce qu'il n'y a pas d'individu indépendant concevable ou qu'il ne doit pas y en avoir. Dans cette seconde variante du credo solidariste "', celui qui se croit un libre individu, de plus naturellement pourvu de droits souverains, est invité à renoncer à ses illusions et vaines prétentions pour se fondre dans un corps social unifié. S'il persiste dans cette voie funeste, il commet alors une grave faute sociale, donc morale qui lui vaut de devenir un ennemi actif du genre humain, responsable de la misère de ses semblables aussi bien que du relâchement du lien social. Il est qualifié d'« individualiste », terme réproba­teur sinon infamant sous lequel les adeptes de la solidarité sociale pratiquent l'amalgame entre l'égoïsme vulgaire, l'anarchisme asocial et l'isolationnisme d'une part - et la capacité d'autodétermination d'un individu qui se sait propriétaire de soi, de l'autre. Cette dernière acception, qui est la seule ... acceptable, recouvre en fait le véritable objet de l'aversion du solidarisme. Il l'assimile arbitraire­ment à l'indifférence à autrui, à la domination du faible par le fort et à l'indiscipline civile afin de plus sûrement discréditer le goût maudit de l'indépendance individuelle.

En fait, cette dénonciation de l'individualisme dénaturé constitue le commun dénominateur idéologique des divers rameaux du solidarisme classique. Elle révèle une plus grande proximité entre les ardeurs solidaritaires du communisme anarchisant d'un Bakounine et celles du catholicisme social d'un La Tour du Pin. Et a donné à une

* Voir annexe.

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multitude d'obscurs épigones du solidarisme de 1880/ 1910 l'occasion rêvée de se poser à peu de frais en dévoués réformateurs sociaux ou en zélés justiciers sociaux *. Quel­ques nuances distinguent toutefois les plus radicaux (au sens étymologique) des solidaristes pour qui l'individua­lisme représente le mal en soi et la solidarité un moyen de collectiviser la société et leurs compagnons de route radi­caux ... -socialistes qui voient dans le principe de solidarité sociale un juste milieu permettant de dépasser à la fois les excès de la lutte des classes et de l'individualisme libéral. Mais pour pertinente qu'elle soit, cette distinction ne saurait atténuer ce fait fondamental: à des degrés divers, tous les maître penseurs du solidarisme ont été des enne­mis déclarés de la souveraineté individuelle. Corrélation on ne peut plus normale puisque le schème holiste de la solidarité sociale porte sociologiquement l'exclusion de l'individu indépendant.

Georges Palante : Solidarisme et anti-individualisme

"Mais autant (la) sensation de dépendance est chère au solidariste, autant elle est intolérable à l'individualiste. Celui-ci secoue le réseau de fils invi­sibles et mystérieux dont le charge le solidariste. Il se refuse aux nébulosités et à la religiosité solidaires ( ... ) La solidarité est un sentiment anti-individua­liste. L'homme qui agit sous l'emprise de la solidarité compte pour peu de chose l'individu en tant que tel. Les sentiments solidaristes sont des sentiments ano­nymes, impersonnels, abstraits, c'est-à-dire que ce ne sont pas des sentiments."

(La Sensibilité individualiste, 1909, pp. 39, 16 et 39/ 40)

"Les solidaristes et les individualistes s'opposent

* Voir annexe.

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encore par la façon dont ils comprennent le senti­ment de la liberté personnelle ( ... ) La solidarité accrue ne s'accompagne pas nécessairement du sen­timent de la puissance de l'individu mais au contraire du sentiment de sa dépendance. Si la solidarité augmente notre pouvoir collectif sur la nature, elle accroît aussi notre dépendance sociale; car, en un sens, moins notre action personnelle est liée à celle des autres et plus elle est libre; plus elle est liée à celle des autres, et moins elle est libre."

(Les Antinomies entre l'individu et la solidarité, 1912, p 96)

"L'esprit de solidarité est essentiellement anti­individualiste, il se défie de toute individualité qui tranche un peu sur la teinte grise des moyennes ( ... ) Qui dit solidarité dit embrigadement. L'esprit de solidarité est une survivance de l'esprit d'obéissance qui a si longtemps régné sur les troupeaux humains."

(Précis de sociologie, 1901, p. 81 et 82)

De même qu'on a pu avec légèreté et quelque mauvaise foi soutenir que 1'« atomisation» individualiste au cours du XIXe siècle aurait eu pour conséquence la recherche d'une contrepartie correctrice par l'Etat centralisateur et les dérives étatistes qui s'en sont suivies, on a fait de la solidarité sociale un contrepoids complémentaire rendu nécessaire par ce même individualisme qui en serait donc la cause initiale et qu'elle vise moins à détruire qu'à contenir. Plus tard, la mise en place puis la croissance accélérée de l'Etat-providence serait la réponse synthé­tique provoquée par l'action dissolvante continue du règne de l'individu-roi: l'institution raisonnable qui répare les dégâts et tente de recimenter la cohésion sociale. Autant qu'infondée, cette thèse est falsificatrice.

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Elle travestit la réalité de la relation complexe de l'indivi­dualisme et du solidarisme, et leur vérité respective. L'individualisme est l'expression historique du processus d'émancipation qui a arraché les individus à la tutelle des communautés closes et par lequel ils ont accédé à la possibilité d'exercer librement le droit de disposer d'eux­mêmes dans la vie courante. Mais le nouveau mode de régulation sociale dont il est porteur (autogéré, contrac­tuel) ne peut se développer qu'en dissolvant l'ordre communautaire traditionnel (hiérarchisé, cohésif), ce qui d'une part rend plus aléatoires et parfois donc angois­santes les trajectoires individuelles - et d'autre part prive les tempéraments autoritaires de positions de pouvoir sur la société. Etatisme et solidarisme se développent dès lors conjointement afin de restaurer sous de nouvelles formes une socialité grégaire et un dispositif de contrôle social répondant aux exigences ainsi créées de prendre et d'être pris en charge (Durkheim: "Il est... un organe vis-à-vis duquel notre état de déPendance va toujours croissant: c'est l'Etat. Les points par lesquels nous sommes en contact avec lui se multiPlient ainsi que les occasions où il a pour charge de nous rappeler au sentiment de la solidarité commune." De la division du travail social, p. 207). Les virtualités contractuelles inhé­rentes à l'individualisme s'en sont du coup trouvées de plus en plus inhibées et ont même été souvent tuées dans l'œuf. Les hommes de l'Etat ont d'autant plus facilement pu l'accuser d'asocialité et ont disposé d'un alibi idéal pour déposséder largement de leur souveraineté les citoyens qui savaient et voulaient en bien user pour inventer un monde post-tribal - mais aussi les autres, qui auraient bien dû finir par apprendre à gérer leur autonomie et devenir majeurs.

Les solidaristes sont moins anti-individualistes parce qu'ils veulent la solidarité qu'ils ne sont solidaristes par anti-individualisme foncier, la socialisation artificielle de la solidarité (Bastiat: "Nous verrons bientôt les modernes législateurs se fonder sur cette doctrine pour assujettir la société à

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une Solidarité artificielle, agissant en sens inverse de la Solidarité naturelle.", Harmonies économiques, 1851, p. 537) leur paraissant le moyen le plus acceptable en démocratie de parvenir à leurs fins: résorber les aspirations à la pleine liberté individuelle. Solidarisme et an ti-individualisme sont en relation circulaire et représentent les deux visages complémentaires d'une même perception du monde fon­dée sur l'expulsion de l'individu hors de lui-même (socio­logisme) et du libre jeu social (communautarisme). L'anti­individualisme solidariste n'est ni accidentel, ni réaction­nel, ni conséquentiel, mais essentiel et premier. C'est à l'honneur intellectuel de quelques rares solidaristes d'avoir dénoncé eux-mêmes le contresens volontaire dont il se nourrit (Bouglé : "Le seul individualisme qui se justifie sociologiquement, c'est précisément celui qui demande que la collectivité sache s'interposer et les hommes se dominer, un indivi­dualisme à la fois démocratique et rationaliste - et c'est pourquoi nous pouvons dire qu'en se laissant guider par la sociologie, le solidarisme retrouvait le sens et continuait, pour l'élargir, l'œuvre de l'individualisme classique.", Le Solidarisme, 1907, p. 133; "Au lieu que je montre la solidarité écrasant l'individu, je montre la solidarité pouvant s'appuyer sur l'individu, le servir, lui faire sa légitime Place. Vous voyez qu'en déPit des mots qu'on oppose si facilement, comme à l'individualisme le solidarisme, nous arri­vons à justifier, à notre manière sociologique, l'individualisme." La PhilosoPhie de la solidarité et la sociologie, 1938, p. 20).

Dans cette perspective d'une solidarité sociale vouée à castrer le désir d'indépendance de l'individu (et que ne dément pas la vision optimiste de Bouglé), le néo-solida­risme se comporte en digne héritier du courant dont il est issu. Dans les déclamations prônant les « nouvelles solida­rités », les diatribes à l'encontre de l'individualisme sont une figure de rhétorique privilégiée pour en faire l'une des causes majeures de tous les maux sociaux dont nous serions affligés et que les néo-solidaristes se proposent de guérir dans leur mission de prophylaxie sociale: égoïsme concurrentiel, isolement des gens, pauvreté, exclusion des

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faibles, inégalités ... Dans ces scènes de chasse collective à l'individu-bouc émissaire qu'affectionnent les prédateurs sociaux, toutes les sensibilités solidaristes prennent leur part: les socialistes, bien sûr et en tête, mais fort volontiers aussi les centristes chrétiens ou « libéraux» et les conser­vateurs d'extrême droite. Sans doute parce que comme l'avaient bien pressenti quelques esprits lucides du début du siècle, plusieurs décennies de social-solidarisation croissante de la société ont fini par imprégner tous les courants politiques d'une sorte de collectivisme diffus hors de l'hégémonie duquel plus personne n'ose et ne sait penser.

Du solidarisme au collectivisme :

"Le solidarisme s'engage dans un engrenage qui, sous prétexte de respecter des contrats latents aussi bien que des contrats explicites, le mène tout droit à un socialisme avancé, oppresseur de l'individu, proche et avant-goût du collectivisme." Eugène d'Eichthal, Solidarité sociale, socialisme et

dévouement moral, 1909.

"Si la doctrine solidariste combat l'individualisme, elle se condamnera à n'être qu'une pâle copie du socialisme. "

Henry Léon (Follin), journal des économistes, 15 mai 1897.

"L'organisation que nous prépare (le solidarisme), si elle n'est pas absolument conforme à l'idéal du collectivisme pur, paraît du moins répondre à la plupart des desiderata du socialisme contempo­rain."

Célestin Bouglé, Solidarisme et Libéralisme, 1903, p.34.

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Devenu le lieu nodal de la « soft idéologie» contempo­raine et consensuelle, le néo-solidarisme n'en révèle pas moins la nature de son autre visage: une pensée de pouvoir, avide de maintenir et d'accroître le contrôle de la classe politique sur la société. L'extension d'une social­bureaucratie imposant et réglementant un dispositif assis­tanciel qui dépossède les individus de leur droit naturel de propriété sur soi et de leur devoir de responsabilité à l'égard d'eux-mêmes et de leurs concitoyens en difficulté y joue un grand rôle. Mais le règne d'une pseudo-éthique du lien social pressant ces mêmes individus-citoyens de redevenir les membres dociles d'un système communau­taire national et local n'y contribue pas moins ...

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L'éthique

de la responsabilité individuelle

"Le partisan de l'éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l'homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n'a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l'homme) et ü estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu'il aura pu les prévoir. Il dira donc,' 'Ces conséquences sont imputables à ma propre action. '"

Max Weber, Le Savant et le Pol., 1919, p. 172 de la trad. Plon.

"L'éthique de la responsabilité ... fait appel à la liberté réfléchie et raisonnable de l'individu et lui fait, en princiPe, confzance. Elle l'invite à prendre, dans l'effort et le risque, la responsabilité de sa propre existence pour le meilleur et pour le pire. Elle considère I;État seulement comme un moyen et lui confère des pouvoirs limités et déterminés en vue de la réussite de sa mission, dont le meilleur développement possible des individus est la fin. "

Raymond Polin, Le Libéralisme, p. 85.

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Que le principe de responsabilité soit contredit par la morale sociale de la solidarité et qu'il soit l'objet d'une stratégie d'exclusion de la part de celle-ci suggère qu'il recouvre des exigences et des enracinements allant droit à l'encontre des aspirations tribales qui s'expriment dans le néo-solidarisme. Et pour cause: il n'a de sens que dans une perspective individualiste puisqu'il est le fondement d'une éthique reconnaissant que chaque être humain est seul maître de ses choix parce qu'il a une conscience personnelle et une raison propre. Elle est non seulement une éthique à part entière, concurrente radicale de l'idéo­logie qui se réclame indûment de cette qualité au titre de la solidarité, mais elle est la seule possible. Parler d'« éthique de la responsabilité individuelle» est en effet la proposition la plus tautologique qui soit puisqu'elle l'est deux fois. D'abord il n'y a de responsabilité qu'indivi­duelle (Hayek: "La liberté demande que la responsabilité de l'individu s'étende seulement à ce dont il est présumé pouvoir juger, que ses actions prennent en compte les effets qui sont dans son champ de prévision, et particulièrement qu'il soit seulement responsable de ses propres actions - pas de celles des autres qui sont également libres. La responsabilité, pour être effective, doit être une responsabilité individuelle.", The Constitution of Liberty, p. 83). Et il n'y a d'éthique qu'à l'aune d'une pleine liberté de choix aux conséquences volontairement assu­mées et d'un système de valeurs autosuffisant. Ce qui précisément fait défaut à la prétendue « éthique» de la solidarité, moralement incohérente (elle repose sur la coercition extérieure et la négation du droit de s'auto­déterminer) et axiomatiquement déficiente (elle ne suffit pas à légitimer une conduite: mafiosi ou nazis sont « soli­daires » entre eux ... ).

Si l'éthique de la responsabilité individuelle conduit à récuser la référence à un lien social naturel, fusionnel et contraignant, elle n'en sacralise certes pas pour autant le solipsisme - pas plus qu'elle ne renvoie à une triviale lutte

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de chacun contre chacun, tant s'en faut. Au contraire, sur fond de relation contractuelle avec autrui, elle pose les conditions de possibilité d'une civilité (et non d'une socia­lité) alliant la rigueur des devoirs envers soi-même à celle de l'obligation de respect du droit et de la différence des autres. Mais avant l'explicitation des impératifs qui se déduisent de cette primauté éthique du principe de res­ponsabilité s'impose le problème de son fondement objec­tif. Bien sûr on peut le tenir pour l'indispensable mais indémontrable postulat qui permet à une société ouverte et civilisée de se maintenir comme telle parce que seul il confère son vrai contenu à la valeur de liberté (Hayek: "La liberté ne signifze pas seulement que l'individu a à la fois l'opportunité et la charge du choix; cela signifie aussi qu'il doit supporter les conséquences de ses actions et recevra blâme ou approbation pour elles. Liberté et responsabilité sont inséParables. Une libre société ne peut fonctionner et se maintenir sans que ses membres ne tiennent pour légitime que chaque individu occupe la position qui résulte de son action et l'accepte comme due à sa propre action.", The Constitution of Liberty, p. 71). Mais pour être convainquant, ce conséquentialisme (la responsabilité individuelle s'impose en raison de ses conséquences favo­rables) n'est pas sans l'exposer à un risque de relativisation de son bien-fondé. Aussi s'attachera-t-on ici d'abord à établir que l'éthique de la responsabilité individuelle est la seule qui réponde aux conditions objectives de la coexis­tence d'individus voulant vivre selon les exigences fonda­mentales de la nature humaine.

Chaque individu est par nature propriétaire de soi

Faire appel à l'idée d'une nature humaine ne va pas de soi tant les interprétations multiples, arbitraires et partant contradictoires qu'on a pu dans le passé donner à cette notion ont fini par la disqualifier. Ceci pour le plus grand profit du relativisme culturel faisant des hommes de simples produits-reflets variables des époques et des

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milieux. Mais les représenter ainsi en êtres exclusivement sociaux ne revient bien entendu pas à autre chose qu'à leur attribuer encore une nature, autrement définie: il serait par nature (c'est une «propriété» universelle et négative) l'être qui n'a pas de ... nature (non génétique­ment déterminé à tel ou tel comportement). On n'y échappe donc pas: toute proposition énonçant ce qui définit la condition humaine ou ce qui nécessairement lui convient procède ne serait-ce qu'implicitement d'une cer­taine conception de la nature de l'homme - et il n'y a donc aucune raison de s'abstenir de s'y référer de manière honnêtement explicite. D'autant que les récents déve­loppements de l'anthropologie (qui, sous forme d'apti­tudes ou compétences innées, substituent des invariants naturels aux antiques universaux métaphysiques) comme le renouveau de la réflexion philosophique sur les fonde­ment des droits de l'homme (présentés en 1789 comme « naturels, inviolables et sacrés ») invitent à renouer avec une tradition qu'il faut repenser sous l'éclairage de la modernité.

La représentation solidariste de l'homme en être par nature fondamentalement social et ne pouvant s'humani­ser qu'en se socialisant toujours plus révèle vite à cet égard ses limites. S'il est vrai qu'un être humain ne peut devenir ce qu'il est (un être rationnel et autonome) et pleinement vivre sans immersion préalable dans un milieu social et le concours de ses semblables, c'est précisément en tant qu'individu qu'il en a besoin. Que pour se développer puis vivre sa vie il dépende des soins puis de la coopération des autres ne prouve en rien qu'il soit un animal social voué à recevoir tout son être de l'extérieur de lui-même et dont l'existence aurait pour fin la socialité en soi. L'environne­ment et l'apport des autres ne sont que les moyens obligés qui lui permettent d'arriver à vivre selon ce qu'il est d'emblée puis tend à advenir: un individu. La nature et la finalité de l'être humain sont foncièrement individuelles tandis que la relation sociale à autrui joue le rôle du

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bouillon de culture dont il doit se nourrir pour parvenir à ses fins particulières.

Que l'homme soit avant tout et par nature un individu a moins le sens d'une ultime indivisibilité ou d'une disconti­nuité physique le circonscrivant dans les limites de son corps que celui d'une séparation existentielle inhérente à sa condition. Là s'opère et s'éprouve l'individuation radi­cale qui fait, qu'on le veuille ou non, de chacun d'entre nous des sortes d'« îles ». Des consciences isolées les unes

L'expérience existentielle de l'individuation et de la séparation :

• Kierkegaard: "L'Individu cherche en vain la foule autour de

lui: un monde le sépare de l'individu le plus proche auquel sa conscience parle encore de ce que, comme Individu, il a dit, fait et pensé de bien et de mal."

(Discours édifzants, 1847, Première partie)

• Georges Bataille : "Chaque être est distinct de tous les autres. Sa

naissance, sa mort et les événements de sa vie peuvent avoir pour les autres un intérêt, mais il est seul intéressé directement. Lui seul naît. Lui seul meurt. Entre un être et un autre, il y a un abîme, il y a une discontinuité ( ... ) Nous essayons de communi­quer, mais nulle communication entre nous ne pourra supprimer cette différence première. Si vous mourez, ce n'est pas moi qui meurs. Nous sommes, vous et moi, des êtres discontinus ( ... ) Nous souffrons de notre isolement dans l'individualité discontinue."

(L'Erotisme, Ed. de Minuit, 1957, pp. 19 et 27)

• Robert Nozick : "Il n'y a que des individus, des individus diffé-

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rents, avec leur vie individuelle propre ( ... ) (Une personne) est un individu séparé, (sa vie) est la seule vie qu'elle ait ( ... ) Il existe des individus différents, ayant des vies séparées ( ... ) Il existe des individus distincts, chacun ayant sa propre vie à mener."

(Anarchie, Etat et utopie, PUF, 1988, pp. 52/3/4)

des autres par un fossé irréductible contraignant chacune d'elles à d'abord vivre par la pensée au-dedans d'elle­même et pour elle-même. En pensant et surtout en se pensant même confusément, chaque être humain s'appa­raît nécessairement à part de tout ce qui l'entoure, une unité singulière hors et indépendamment de tout le reste: un soi distinct. Peu importe qu'il le soit devenu en partie grâce aux autres et qu'une bonne part de son activité se consacre à entrer en relation avec eux: aucun autre « soi» ne peut vivre ce qu'il vit ou vivre à sa place, il est seul à se savoir soi tel qu'il l'est, il n'est pas les autres et ne peut exister autrement que pour soi.

Les données immédiates de l'expérience du for inté­rieur de même que l'anticipation de sa propre mort imposent à chaque être humain de ne vivre sa vie qu'en « soi» discontinu et unique et aucune violence politique ne changera rien à ce fait de nature. En définissant notre condition existentielle ... objective, la subjectivité identifie chacun de nous comme étant par nature un individu: une conscience de soi que la certitude d'elle-même et de sa particularité suffit à rendre autosuffisante (le «cogito» cartésien maintenant si décrié révèle-t-il autre chose?) et en partie close sur elle-même. L'individu humain n'en est pas pour autant une « monade» totalement murée sur soi. Une foncière insuffisance affective à soi le conduit à ne pouvoir vivre sans aimer et sans aimer être aimé ou reconnu, en cherchant à partager joies, peines et projets, en aspirant à l'échange et à la compagnie: bref, à vivre

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dans la relation avec autrui. Mais avoir avec autant de force besoin de sortir de soi jusqu'à parfois s'oublier fournit la meilleure preuve possible de la réalité de ce destin irrémédiable de chacun dès la fin de la symbiose primordiale avec la mère: l'épreuve de la séparation. Si la communication avec l'autre et les autres s'avère aussi incertaine et précaire, elle en est précisément la raison. Et elle est d'autant plus attestée que l'on cherche magique­ment à l'occulter, rien ne pouvant bien sûr l'anéantir. Ne peut chercher à s'ouvrir et se (re)lier que ce qui est préalablement fermé aux autres car séparé d'eux; et ne peut y réussir un tant soit peu que ce qui simultanément demeure fermé, sauf à se dissoudre comme individu. Et à ne plus exister.

Cette séparation existentielle pourvoit l'individu d'une intériorité qui est un monde inaccessible à autrui - qui s'en trouve par la force des choses exclu. Ce monde privé délimite son domaine propre, qu'il est seul à posséder puisqu'il est son exclusif occupant, ce qui le distingue radicalement de tout autre individu par-delà l'évidente différence des personnalités. Ce plus intime des «chez soi» est dans tous les sens du mot sa propriété: cela seul qu'on ne peut lui retirer sans le détruire, qui l'identifie en le singularisant et lui appartient au point de s'y identifier. L'individualisation ainsi vécue rend chaque individu natu­rellement propriétaire de soi. Le « soi» qui individualise pleinement un individu humain (son individualité) ne dépend une fois advenu à lui-même que de lui et n'appar­tient qu'à lui. Car c'est tout simplement son être propre et le seul fait de vivre l'en rend unique propriétaire. Lors de la première vague solidariste, deux esprits qui s'y oppo­saient et que beaucoup de choses opposaient, l'un anar­chiste et l'autre « bourgeois », n'ont d'ailleurs pas abouti à une autre qualification première de l'être humain qu'en individu par nature propriétaire de soi pour ces mêmes motifs. Le premier n'est autre que Max Stirner ("Quand je suis sûr de moi, je suis vraiment ma propriété, je me possède, je

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jouis de moi.", L'Unique et sa propriété, 1844, p.382 de la traduction Stock) et le second s'appelle Thiers ("Je me regarde comme un être séparé de tout ce qui l'entoure, distinct ( ... ) Je sens que je m'en distingue parfaitement et je ne confonds ma personne ni avec la terre qui me porte, ni avec les êtres plus ou moins semblables à moi qui m'approchent. Je me distingue donc de tout le reste de la création et je sens que je m'appartiens à moi-même. La première de mes propriétés, c'est moi-même.", De la proPriété, 1848, pp. 33/4).

Par extension logique, cette propriété de soi s'applique naturellement aux aptitudes, talents et capacités qui expriment l'activité vitale de l'être propre de l'individu. D'une manière plus générale, elle spécifie la relation qu'il entretient avec sa vie - la seule qu'il ait, sa première réalité, son premier bien et donc la première de ses valeurs. Elle n'appartient qu'à lui: c'est sa propriété natu­relle. Elle lui appartient tellement que comme tout être vivant mais avec une intensité existentielle qui en change totalement le sens l'individu humain tend spontanément à tout mettre en œuvre pour la conserver: se conserver en tant que soi. Vivre, c'est donc nécessairement et avant tout agir en vue de préserver et faire « fructifier» le premier bien que chaque individu a en sa possession, sa propre vie justement - en propriétaire de soi. Activité «égoïste» puisque les efforts déployés par l'individu afin de persévé­rer dans son être singulier le sont d'abord pour son propre compte: il vit pour soi. Mais si l'égoïsme foncier imposé par l'élan vital apparaît légitime (sauf à se condam­ner à disparaître), il ne peut réaliser ses fins que dans l'ouverture. Il implique non pas le repli autarcique sur soi ou la domination prédatrice des autres (tendances en fin de compte autodestructrices) mais la coopération libre­ment choisie avec eux.

Cependant, un individu humain ne vit pas que pour survivre. Le vouloir-vivre qui l'anime tend non moins fondamentalement à la poursuite du bonheur, finalité tout autant «égoïste» au premier abord, qui inclut et

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dépasse le simple désir hédoniste de se faire plaisir pour prendre sa pleine dimension dans la réalisation des aspira­tions et projets de l'esprit. Sous cette recherche de l'accomplissement se tient la tendance naturelle à la jouis­sance de soi: se réjouir de la pleine adhésion au flux de la vie, mais aussi se posséder, librement disposer de soi (au sens courant où la propriété d'un objet confère la possibi­lité d'en jouir, d'en user comme on le souhaite) (Stirner : "L'individualité, c'est-à-dire ma propriété est ... toute mon exis­tence et ma réalité, c'est moi-même ( ... ) Je suis propriétaire de ce qui est en mon pouvoir, ou de ce dont je suis capable ( ... ) Je demeure mon bien propre ( ... ) L'individualité renferme en elle­même toute proPriété - Somme des propriétés de l'individu, elle n'est que le signalement de son propriétaire.", L'Unique et sa propriété, pp. 186 et 201/2). Sans doute seul un individu propriétaire de soi peut-il espérer accéder au bonheur, mais la quête de celui-ci témoigne que cet individu aspire à la pleine propriété de soi. Mais, là encore, cette tendance naturelle à vivre pour soi, pour son propre contentement, se satisfait d'autant mieux qu'elle s'affirme dans une relation ouverte avec d'autres individus. C'est dans le partage d'affinités électives et la réciprocité des liens par lesquels un individu s'attache à ceux qu'il a choisis que se trouvent les plus grandes sources de bonheur vivant. Cela étant, jamais un individu attiré par tels de ses semblables et qui donne alors spontanément de lui-même pour faire leur bonheur ne s'oublie en agissant de la sorte. Ille fait toujours en même temps par amour de soi, pour lui­même, puisque leur bonheur est le sien, parce que ce que l'on aime ou apprécie est effectivement vécu comme extension de soi ou faisant partie de soi: c'est littérale­ment une incorporation. Le rropriétaire avisé de soi vit d'autant mieux four soi qu'i ne vit pas immédiatement que pour soi. 1 n'est jamais «désintéressé» puisqu'il... s'intéresse à d'autres êtres dont le sort lui importe et dont il attend en retour une attention à lui-même. Rester en deçà ou aller au-delà de ce courant naturel de la vie dans l'échange et l'attachement réciproque, c'est préférer

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Ayn Rand: La vertu de l'égoïsme

"Comme la vie est une fin en soi, chaque être humain vivant est une fin en soi, et non le moyen pour les fins ou le bien-être des autres. Donc l'homme doit vivre pour son propre compte, sans jamais se sacrifier aux autres ou sacrifier les autres à lui-même. Vivre pour son propre compte signifie que la réalisation de son propre bonheur est le plus haut but moral d'un homme ( ... ) La conservation de soi et la poursuite du bonheur ne sont pas deux projets séparés. Tenir sa propre vie pour sa plus haute valeur et son propre bonheur pour la plus haute finalité sont deux aspects du même accomplis­sement ( ... ) Aimer, c'est estimer. Seul, un homme rationnellement égoïste, un homme qui vit dans l'estime de soi est capable d'amour car il est le seul homme capable de tenir fermement et sans compro­mis à des valeurs. L'homme qui n'a pas d'estime pour lui-même ne peut rien estimer ni personne.

[ ... ] Aucune action qu'un individu entreprend pour le bien de ceux qu'il aime n'est un sacrifice si, dans la hiérarchie de ses valeurs, cela lui permet de réaliser celle à laquelle il attache le plus d'impor­tance personnelle ( ... ) Le but moral dans la vie d'un homme est la poursuite de son propre bonheur. Cela ne signifie pas qu'il soit indifférent aux autres ni que la vie humaine n'ait pas de valeur pour lui ... mais qu'il ne doit pas subordonner sa vie au bien­être des autres, qu'il ne doit pas se sacrifier à leurs besoins, que le soulagement de leur souffrance n'est pas son premier souci, que toute aide qu'il donne est une exception, pas une règle; un acte de générosité, pas un devoir moral."

(The Virtue of selfzshness, pp. 27, 29, 33, 45 et 49)

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le risque de l'autodestruction. Soit dans l'enfermement d'une existence pauvre et close sur soi: c'est l'égoïsme dans sa version plate et morbide, où le soi que l'on possède est vide, mort à lui-même. Soit en se dévouant unilatérale­ment à l'autre en général, sans en attendre autre chose que l'oubli de soi, en renonçant donc à un « soi» que l'on juge valoir moins que celui de cet autre. C'est l'altruisme sacrificiel, où le désir de «vivre pour autrui» procède d'une certaine haine de soi - d'un soi vécu comme un fardeau dont on souhaite se délivrer et se déposséder. A moins qu'il ne trahisse une manière détournée et hon­teuse de se faire plaisir - auquel cas on a affaire encore à un amour de soi à forme masochiste; ou même une tentative sournoise de s'approprier autrui, qui relève alors d'une variante agressive de l'égoïsme clos ...

La fréquente dénégation de ce fait de la propriété individuelle et objective de soi pour cause d'appartenance de l'être humain au « tout» de la société et de lien social naturel aux autres ne résiste pas au moindre examen sérieux. Elle provient, soit par malvoyance sociologique, soit par intérêt idéologique, d'un refus du réel dont paradoxalement la réfutation permet d'encore mieux éta­blir ce qui rend par nature tout individu seul propriétaire de lui-même. En effet, une société ne constitue en aucun cas un « tout» subordonnant les individus et les soudant entre eux. C'est une structure complexe dont l'ordre spontané (non délibérément voulu et produit comme tel) s'auto-organise à partir des interactions individuelles et des effets de synergie qui en résultent. Et qui, en retour, encadre leurs actions (de conservation d'eux-mêmes) et codifie leurs rapports (de coopération). D'où l'impression subjective et hallucinatoire d'une cohésion organique et d'une dépendance à l'égard d'un organisme lorsque le mode d'organisation est excessivement contraignant (hié­rarchies, conformisme, traditions). Alors qu'une société n'est évidemment pas un super-individu ou un être collec­tif: elle n'a ni vie, ni pensée, ni intentions, elle n'est qu'un

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être de raison, elle n'« existe» pas. Elle n'est pas autre chose que l'effet de composition produit par la multi­plicité discontinue mais interactive des individus qui: seuls, existent en tant qu'entités et agents moraux. Et qUI coexistent selon des modalités et des règles produites par eux-mêmes ou qu'ils reçoivent des traditions héritées d'autres individus dont ils reproduisent la manière d'être ensemble. Puisque les cieux sociologiques sont vides, qu'il n'existe rien de supra-individuel et que les individus « vivants et agissants» sont les seuls acteurs possibles de la société, ils ne sont donc ni les petites cellules soumises (solidaires) d'un organisme global, ni les maillons (soli­daires) d'une immense chaîne, pas plus que les fragments dépendants d'un grand « Tout» - et cela même s'ils se voulaient, se constituaient et se comportaient selon ces fantasmes. Un individu humain ne saurait donc par nature appartenir à quoi que ce soit qui le dépasse (sauf au sens d'y être simplement situé), ni en tenir son être (seuls d'autres individus peuvent l'avoir modelé), ni lui devoir quelque obligation que ce soit: ne serait-ce que par défaut, il s'appartient à lui-même. Sauf si de lui-même il renonce à cette propriété de soi. Ou si au travers de rapports de forces défavorables, d'autres individus exercent sur lui une domination sociale parvenant à l'en ~river par le conditionnement, l'intimidation ou l'oppres­SlOn.

Cependant, même dans les circonstances les moins pro­pices, nombre d'individus ont toujours été si viscérale­ment conscients d'être propriétaires d'eux-mêmes qu'ils ont entrepris d'agir d'abord selon leurs aspirations et désirs singuliers et en vue de satisfaire leur intérêt parti­culier. Refusant de se soumettre à un pouvoir politique qui voulait les aliéner de la libre disposition d'eux-mêmes et de se comporter en esclaves sociaux, ils n'ont pas hésité au gré des déviances, dissidences et hérésies les plus diverses à se séparer, se ... désolidariser du groupe auquel on voulait les forcer d'appartenir. Et ainsi à s'approprier

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cette vie, la leur, qui leur appartenait: preuve on ne peut plus concrète de l'existence active de la propriété de soi. Ce que corrobore dans toutes les sociétés la mise en place d'un tissu serré de contrôle social, d'intégration forcée voire de répression, voué à dissuader les individus de céder à la tentation de s'émanciper et vivre pour eux­mêmes. Si les pouvoirs tribaux archaïques ou actuels (avec les sempiternels et hypocrites appels à 1'« unité nationale» et la «cohésion sociale ») ne savaient pas d'expérience les individus naturellement propriétaires d'eux-mêmes et aussi capables que désireux de vivre en conséquence, ils ne consacreraient pas tant d'efforts à les persuader du contraire, afin de maintenir leur hégémonie. (Locke: "Un homme ... a une liberté incontestable, par laquelle il peut disposer comme il veut de sa personne ou de ce qu'il possède ( ... ) Chacun a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir de prétention ( ... ) L'homme ... étant le maître et le propriétaire de sa propre personne, de toute son action, de tout son travail, a toujours en soi le grand fondement de la propriété.", Deuxième Traité du gouvernement civil, § 5, 27 et 44.)

Responsabilité individuelle : le devoir de conservation de soi par soi

Le seul fait qu'un être humain soit conscient de soi et doté de rationalité, et dispose ainsi d'un pouvoir de soi sur soi, le rend autonome, lui donne la capacité de vivre et agir par soi-même. Cette aptitude représente la propriété naturelle qui conduit l'individu humain à vivre en pro­priétaire de soi tout en le rendant ainsi par nature respon­sable de soi. Pour réaliser les fins que leur assigne leur nature, les hommes ne disposent pratiquement pas d'automatismes instinctuels ou de comportements géné­tiquement programmés. Mais l'évolution de l'espèce a pallié cette carence originelle en les pourvoyant peu à peu d'une capacité d'action beaucoup plus performante et

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sophistiquée: la pensée réfléchie. Celle-ci n'est certes.pas innée au sens où elle surgirait à l'état achevé et opératIOn­nel lors de la naissance de l'individu: c'est une compé­tence potentielle du cerveau qui s'actualise d'une manière quasi-inéluctable. Son émergence puis son développe­ment programmés s'effectueront sous la stimu~ation conjuguée de l'expérience du réel et de l'apprentissage dispensé par l'environnement humain. Sauf s'il a pâti de circonstances exceptionnellement défavorables de matu­ration, chaque individu adulte et normalement constitué possède donc un esprit conscient et capable de rationalité. C'est là le fondement majeur de l'égalité naturelle des hommes et de leur égale dignité : prétendre le contraire serait admettre qu'il y a des sous-hommes!

Grâce aux « choses les mieux partagées du monde» que sont ces propriétés, chaque individu adulte dispose natu­rellement de la capacité d'élaborer des stratégies efficaces pour réaliser les fins voulues par sa nature: se conserver, s'accomplir et atteindre le bonheur. Par l'usage réfléchi des forces de son esprit, il peut analyser, calculer, prévoir et s'adapter, choisir des moyens adéquats et les mettre en œuvre au service des fins en question: agir par lui-même, ce qui ne veut pas forcément dire d'une manière isolée mais sans être dépendant du bon vouloir d'autrui. Il peut aussi et par suite redéfinir et individualiser ces fins« géné­riques » à partir de ses préférences singulières et par une évaluation critique de ses intérêts propres décider de ce qu'il a à faire dans la vie et de sa vie. Dans une certaine mesure (car personne ne peut bien entendu maîtriser totalement les interférences du hasard), il devient la cause et l'auteur de ses actes. Cette activité ne peut se déployer sans qu'il n'anticipe les résultats probables ainsi que les conséquences en retour de ce qu'il aura décidé. Il sait toujours ce qu'il fait et ce qu'il doit «techniquement» faire (à défaut de toujours bien savoir pourquoi il le fait) et peut donc, s'il le veut, soit se contraindre à des actions rationnellement souhaitables, soit en éviter d'autres - par

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l'inhibition de pulsions perturbatrices. Il agit alors non seulement par soi mais sur soi, et c'est ce pouvoir rationnel et conscient sur sa propre personne, cette « autonomie de la volonté» qui le rend pleinement auteur d'actes qui ne dépendent que de lui et de sa liberté intérieure (Murray Rothbard: "En examinant le fait de sa propre conscience, l'individu découvre le fait premier et naturel de sa liberté : sa liberté de choix, sa liberté d'utiliser ou non sa raison à propos de n'importe quel problème. Bref, le fait naturel de sa libre volonté. Il découvre aussi le fait naturel du pouvoir de son esprit sur son corps et ses actions: c'est-à-dire de sa propriété naturelle sur lui-même.", The Ethics of liberty, p. 31). La pratique de ce pouvoir d'autodétermination en vue de conduire les affaires de son existence ne signale pas autre chose que le fait de sa responsabilité individuelle.

Cette donnée fondamentale de tout l'édifice théolo­gique, éthique, juridique et politique de la civilisation occidentale (qui fait d'un homme un pécheur, un cou­pable, un justiciable ou ... un électeur) devait être rappelée et refondue car elle est aujourd'hui occultée par ceux qui contestent à l'individu le pouvoir et le droit d'autogestion de sa vie courante. Bien entendu, un être humain se trouve toujours d'abord imprégné des influences issues de son milieu (familial, social) d'origine et il en est tributaire pour commencer à se développer. Mais qu'il dépende au départ de conditions extérieures qui pour une part le produisent n'implique pas qu'il continuera à s'y réduire ni surtout qu'il soit condamné à n'être qu'un «produit» socialement conditionné. La conscience qu'il prend iné­luctablement de lui-même possède la vertu de pouvoir le détacher des déterminismes qui modèlent son comporte­ment au début de sa vie. La conscience de soi qui caracté­rise potentiellement tout être humain et qui joue à plein chez tous ceux qui vivent dans des sociétés ouvertes (la variété et la multiplicité aléatoire des déterminations fait qu'elles en viennent à se contredire et à s'annuler dans leurs effets) ne se limite pas à être une autoréférence

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passive - où l'être s'apparaîtrait seulement à lui-même comme individu séparé et singulier. Elle acquiert une dynamique propre qui rétroagit sur les automatismes comportementaux (c'est le résultat de toute prise de cons­cience), les ouvre, les relativise et parfois même les dissout. C'est elle qui dote l'individu de ce pouvoir sur soi qui en fait un sujet autonome disposant d'une liberté active de choix, lui permet de s'autodéterminer et le rend indivi­duellement responsable de sa conduite. Il n'est pas un automate social mais un être capable (ayant la capacité comme disent les juristes) de prendre l'initiative de ses actions (Hayek: "Si nous reconnaissons que les hommes sont libres parce qu'ils sont des êtres rationnels, nous devons également tenir pour préférable qu'ils supportent les conséquences de leurs actions. L'assignation de la responsabilité présuppose ainsi la capacité des hommes à l'action rationnelle et son but est de les faire agir Plus rationnellement qu'ils ne le feraient autrement. Elle présuppose une certaine capacité minimum pour l'apprentissage et la prévision, pour être guidé par la connaissance des consé­quences de son action.", The Constitution of Liberty, p. 76).

Cela vaut pour tout individu et non pas uniquement pour une minorité d'esprits « surdoués» ou la majorité des « favorisés ». Car l'acquisition d'un vouloir rationnel et donc de la responsabilité individuelle résulte auto­matiquement de l'apprentissage qu'impose à tout homme le fait de devoir vivre autrement qu'en enfant dépendant. Pour paraphraser un célèbre propos de Sartre et en transposer le sens à l'échelle individuelle, l'essentiel n'est pas ce que les circonstances font initialement d'un indi­vidu, mais ce qu'il est amené par le jeu même de la vie à faire de ce qu'elles ont fait de lui. Il dépend de lui d'user avec efficacité des ressources de son esprit pour opérer un retour critique et agir rationnellement sur lesdites cir­constances afin de s'accomplir et devenir ce qu'il est (Nietzsche: "Tu dois devenir qui tu es.", Le Gai Savoir, § 270 ; "Deviens qui tu es", Ainsi parlait Zarathoustra, quatrième partie; Kierkegaard: "Il doit donc être au pouvoir de chacun

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de devenir ce qu'il est, un Individu, absolument personne n'est exclu de l'être, excepté celui qui s'exclut de lui-même en devenant foule.", Note concernant mon œuvre d'écrivain, 1848). Soit devenir un être propriétaire et responsable de lui-même - responsable parce que propriétaire (il a la charge de la gestion de sa vie et il est capable de l'assurer) et proprié­taire parce que responsable (il s'autoproduit à partir de ses choix rationnels). Et donc un libre individu, dont la finalité naturelle se tient d'abord dans cette appropriation active et consciente de soi qui, en l'amenant à créer sa propre liberté, le confirme dans sa dignité de personne (un sujet doté d'un vouloir autonome) et parachève son individuation en pleine individualisation (un acteur indé­pendant et souverain).

Parler de responsabilité signifie habituellement qu'un individu doit « répondre» de ses actes devant sa cons­cience, ses semblables ou Dieu afin d'être sanctionné du fait de leurs effets jugés négatifs (Bastiat: "La responsabi­lité, c'est l'enchaînement naturel qui existe, relativement à l'être agissant, entre l'acte et ses conséquences; c'est un système complet de Peines et de Récompenses fatales, qu'aucun homme n'a inventé, qui agit avec toute la régularité des grandes lois natu­relles, et que nous pouvons par conséquent regarder comme d'institution divine. Elle a évidemment pour objet de restreindre le nombre des actions funestes, de multiplier celui des actions utiles.", Harmonies économiques, p. 520). Mais il n'y a de sens à lui demander ainsi des comptes que parce qu'il est au préalable tenu pour la libre cause de sa conduite en raison du pouvoir de choix et de la capacité d'action volontaire qui le caractérisent par nature. Il est regrettable que la première dimension de la responsabilité recouvre et occulte la seconde qui seule la fonde et la légitime, car cela donne à croire qu'être responsable ne vaut que rétro­spectivement et se réduit à encourir une sanction sociale arbitrairement répressive. Or, à l'encontre ce que prétend Nietzsche, la responsabilité est d'abord une valeur affir­mative de la vie qui appelle l'individu à se vouloir dans la

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mesure du possible l'auteur-acteur de son existence et définit une éthique de la jouissance active et créatrice de soi. Vivre dans la responsabilité individuelle de soi, c'est épouser la logique naturelle de la vie qui veut qu'un individu tende spontanément à s'affirmer dans l'activité autonome, c'est prendre volontairement ses responsabili­tés - ou mieux, la responsabilité de sa vie pour en faire autant qu'il se peut l'objet de sa volonté. De l'enfant qui n'a de cesse de parvenir à faire seulles actes de la vie courante à l'handicapé qui s'efforce de tout son être d'y parvenir à nouveau et au vieillard qui se désole de sombrer dans la dépendance, de l'adolescent qui brûle d'échapper à toutes les tutelles à l'adulte qui aspire à se réaliser dans l'accès à de plus hautes « responsabilités» professionnelles, tout ce qui est normalement humain désire et s'efforce de vivre « debout », selon ses propres choix et en comptant d'abord sur ses propres forces. Parce que c'est ainsi qu'on doit jouer le jeu de la vie, sauf à nier sa propre nature et perdre dès lors son humanité véritable.

Raymond Polin : Humanité et responsabilité individuelle

"Cependant, un homme ne vit en adulte que lorsque, aussi maître de lui-même et lucide que faire se peut, il prend la responsabilité de son existence, pour le présent et pour l'avenir, par rapport à lui, par rapport à sa lignée et par rapport aux autres. Il s'efforce alors d'user de sa liberté au mieux de ses aptitudes, de la façon la plus réfléchie et la plus raisonnable, conformément à ce qu'il considère comme son avantage, sa vocation et son devoir. Ce qui est inscrit dans la nature des choses humaines, ce sont des libertés, manifestations de la nature de l'homme, capable de liberté et capable de raison, capable de parole et de société, capable de vie pour l'avenir. Ces libertés prennent leur sens, par rapport

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à cha9ue individu pour lui-même, et par rapport à autrUI.

C'est d'abord la liberté d'exister par soi-même, c'est-à-dire de prendre la responsabilité de sa propre existence, d'organiser les moyens dont on dispose pour assurer sa propre survie, sa prospérité et sa culture, à force de lutte et de travail, à force d'effort et d'invention."

(Le Libéralisme, pp. 80 et 87)

L'éthique de la responsabilité individuelle s'ancre dans la prise de conscience de ce devoir vital de s'« assumer », du devoir de se conserver par ses propres soins. Elle demande d'en accepter les implications, non comme une corvée (<< se prendre en charge»!) ou un fardeau, mais comme règle rationnelle du jeu et plus encore comme plaisir de s'accomplir. La logique de la responsabilité impose donc à l'individu de consentir aux efforts et disciplines qui lui permettent de réaliser ses fins. Et d'en savoir choisir les moyens en anticipant leurs conséquences possibles afin d'évaluer les risques d'échec (pour lui) ou d'effets pervers (sur les autres). Elle exige qu'il se reconnaisse ... solidaire de ses propres décisions - lié qu'il se trouve à ce dont il est l'auteur comme des effets à leur cause, et en supporte les conséquences négatives pour autant qu'il tenait à lui de les prévoir et les éviter. Il doit « assumer» (<< Quand le vin est tiré ... ») car la liberté a son prix. Cette éthique étend la relation causale à l'absence de décision lorsqu'elle se révèle être une décision par défaut ou implicite. Car un individu est autant comptable de ses actions volontaires que de ce qui résulte de ses négli­gences, inconséquences, imprudences et imprévoyances: il est responsable de son « irresponsabilité ». Raison pour laquelle cette même logique interdit de reporter sur les autres l'origine de ce qui nous arrive de défavorable et qui tient à nos ratages personnels, et plus encore de leur faire

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payer le prix de nos échecs (Thiers: "Chr:cun doit se suffire à lui-même, à moins d'infirmités ou de czrconstances extra­ordinaires et nul ne doit faire peser sur la société le fardeau de sa paresse ou de son imprévoyance ( ... ) Chaque individu est charl5.é de veiller à sa propre vie ( ... ) Tout homme est chargé de pourv~zr lui-même à ses besoins.", Rapport général au nom de la Commzs­sion de l'assistance et de la prévoyance publiques, 1850, pp. 1, 6 et 124).

La responsabilité individuelle accède par là au statut d'un principe éthique à part entière puisqu'elle commande une relation aux autres fondée sur le respect mutuel de la liberté d'action de chacun. Elle jette ainsi les bases d'une réelle... solidarité à forme négative dont la maxime est: "Toujours agir de sorte à ne pas imposer aux autres d'avoir à faire pour nous ce que nous pouvons faire par nous-mêmes et plus encore d'avoir à subir les consé­quences de nos erreurs en devant les réparer ou nous prendre en charge". Ce que Max Weber a si judicieuse­ment et le premier nommé 1'« éthique de la responsabi­lité» s'accomplit donc dans cette déduction d'un devoir de se conserver par ses propres moyens dans le respect d'autrui et autant que faire se peut (Locke: "Chacun doit faire de sa liberté le meilleur et le Plus noble usage que sa propre conservation demande de lui ( ... ) Chacun est donc obligé de se conserver lui-même ... ", Deuxième Traité, ch. 2, § 6). Si le respect de soi et les devoirs envers soi-même qu'implique la responsabilité individuelle conduisent nécessairement à reconnaître en autrui un individu qu'on ne peut en aucun cas forcer de servir de moyen pour nos fins particulières, il ne s'ensuit pas pour autant que l'on soit positivement responsable de lui au sens de devoir agir pour lui comme nous le faisons pour nous-mêmes. A moins que cela ne nous fasse plaisir. Sauf, a fortiori, si l'on a pris un engage­ment volontaire à son égard (faire un enfant) ou libre­ment contracté avec lui, la responsabilité contractuelle étant à coup sûr le plus beau visage de la liberté humaine dans le lien consenti avec autrui. Et sauf enfin s'il est par

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nature (handicapé) ou sous la contrainte (agressé) privé des moyens d'exercer sa responsabilité. Car en toute logique, un individu n'est et ne peut être tenu pour responsable que de ce qui est du ressort de son pouvoir de décision et d'action, auquel échappe ce qui appartient au pouvoir équivalent d'autrui: il y a des limites objectives au champ du principe de responsabilité individuelle.

Prétendre qu'un individu doit répondre indistincte­ment du sort de tous ses semblables au seul motif que leur survie est en jeu et plus encore si elle ne l'est pas élargit si arbitrairement le domaine de la responsabilité indivi­duelle qu'elle s'en trouve diluée au point d'en perdre toute signification. Ce qui est précisément le but d'une telle conception et permet soit de la transformer en culpabilité permanente, soit de la détruire au bénéfice du sociologisme, cette fable destinée à pourvoir en alibis ceux qui préfèrent tricher avec eux-mêmes et le réel plutôt que consentir aux efforts qu'exige la volonté de vivre debout. L'éthique de la responsabilité individuelle est celle aussi de la lucidité, de la rigueur et du courage. Elle rappelle que quand on veut, on peut - et que cela rend chacun beaucoup plus responsable de son sort qu'on n'aime à l'admettre actuellement.

Le droit naturel de propriété et de librement agir

Pour réaliser sa vocation naturelle d'être humain et vivre selon ses intérêts rationnels, un individu doit s'approprier sa vie et agir en responsable de soi. Il faut donc qu'il puisse fixer ses objectifs, choisir les moyens appropriés de les atteindre et disposer de la possibilité effective de mettre en œuvre la capacité d'action dont il est naturellement pourvu. Il doit pouvoir décider et agir librement, impératif qui définit son droit naturel: ce qu'il doit pouvoir faire en vue d'être et devenir ce qu'il doit être sans se trouver entravé dans son action par des ingérences importunes ou arbitraires. Du seul fait qu'il vit et qu'il est

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dans sa nature d'être vivant séparé de vouloir se conserver et s'accomplir comme tel et qu'il ne peut y parvenir qu'en usant librement des ressources de son esprit et de ce qu'elles produisent, un individu a naturellement droit de vivre par et pour soi. Ce droit naturel d'être libre provient d'une liberté constitutive dont l'exercice est nécessaire à son existence responsable: elle lui appartient et fait qu'il s'appartient, elle fonde ses droits tout autant qu'elle en découle (Locke: "Cette liberté par laquelle l'on n'est point assujetti à un pouvoir arbitraire et absolu est si nécessaire, et est unie si étroitement avec la conservation de l'homme, qu'elle n'en peut être séparée que par ce qui détruit en même temps sa conservation et sa vie.", Deuxième Traité, § 23). Seul maître de sa vie et seul juge de ce qui est bon pour lui (quitte à se tromper ... ), il possède par nature le Droit exclusif de diriger et gérer son existence personnelle comme il l'entend - mais sous les contraintes requises par l'éthique de la responsabilité. Ainsi que celui de disposer de son corps et des produits de l'activité de son esprit: le droit de propriété sur les choses qui en résulte constitue la condi­tion et la limite du droit de librement agir en lequel se résume le sens même des droits de l'homme (Locke : "Tout ce en quoi il emploie ses soins et son industrie pour le soutien de son être et pour son plaisir, surtout depuis que tant de belles découvertes ont été faites, et que tant d'arts ont été mis en usage et perfectionnés pour la commodité de la vie, lui appartient entière­ment en propre, et n'appartient point aux autres en commun.

Ainsi, le travail, dans le commencement, a donné droit de propriété, partout même où il plaisait à quelqu'un de l'emPloyer ... ", Deuxième Traité, § 44 et 45). Il possède enfin le droit de choisir avec qui et selon quelles modalités il va échanger, s'associer, coopérer: contracter des liens et des obligations. Puisque dès lors qu'ils sont assurés de leur conservation, l'affaire de loin la plus importante des hommes est de s'intéresser à leurs semblables et d'entrete­nir avec eux des relations où les intérêts affectifs l'emportent sur tout le reste, le respect de cet aspect de

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leur droit d'agir en propriétaire de soi est d'une impor­tance capitale. Il y a en conséquence un droit souverain de décider qui bénéficiera de nos élans spontanés de généro­sité, de partage et de dévouement. Rien en ce domaine ne peut être imposé à un individu sans son libre consente­ment, car il y va de son Droit de rechercher son bonheur et d'assumer ses responsabilités selon son propre juge­ment.

Ayn Rand: le droit de propriété, source de tous les autres droits

"Un "Droit" est un principe moral qui définit et sanctionne la liberté qu'une personne a d'agir dans un contexte social. Il n'existe en ce sens qu'un Droit fondamental (tous les autres ne sont que ses consé­quences ou ses corollaires) : le Droit d'un homme de posséder sa propre vie. La vie est un processus d'action auto-engendré et auto-entretenu; le Droit de posséder sa propre vie signifie qu'on a le Droit d'exécuter les actions qui permettent son engendre­ment et son entretien. Ce qui signifie: le Droit de faire tout ce qui est nécessité par la nature d'un être rationnel pour le maintien, la promotion, l'accomplissement et la réussite de sa propre vie. (Tel est le sens de la formule parlant du Droit de vivre, d'être libre et de rechercher le bonheur que l'on retrouve dans la Déclaration d'indépendance.)

Le concept de "Droit" ne peut faire référence qu'à l'action, spécifiquement à la liberté d'action. Il désigne la liberté par rapport à une contrainte, une coercition ou une ingérence physique de la part d'autres hommes.

Pour tout individu, un Droit est ainsi la sanction morale d'une capacité positive: sa liberté d'agir conformément à son propre jugement, de pour­suivre ses buts personnels par un choix autonome,

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volontaire et sans coercition. Ses Droits n'imposent à ses voisins aucune obligation autre que négative: l'imPé­ratif qu'ils s'abstiennent de les violer.

Le Droit de contrôler sa propre vie est la source de tous les Droits, et le Droit de Propriété est leur seule concrétisa­tion possible. Sans Droit de Propriété, aucun autre Droit n'est concevable. Comme il faut à l'homme subvenir à son existence par ses propres efforts, l'homme qui n'a pas de Droit sur les produits de son effort n'a pas les moyens d'entretenir sa vie. Celui qui produit alors que les autres disposent de ce qu'il a produit est un esclave."

(The Objectivist Newsletter, avril 1963, traduction parue dans Libéralia, nO 3)

Si la liberté d'action et d'appropriation de soi représente le noyau dur du droit naturel, celui-ci définit du même coup ce qu'un individu peut rationnellement et légitime­ment exiger des autres: qu'ils respectent sa liberté de faire, qu'ils le laissent faire ce qu'il doit faire. Qu'ils n'interfèrent pas avec l'accomplissement de ses devoirs envers lui-même et la satisfaction de ses intérêts. Droit actif, donc, puisqu'il exprime le caractère inconditionnel, inaliénable et inviolable de la liberté individuelle d'action: c'est un droit « de » - de pouvoir librement agir, de faire ce qu'on veut avec ce qu'on a. Et « négatif », dans la mesure où ne demandant rien de « positif» (une action en notre faveur), il pose seulement un interdit en opposant à la liberté d'action d'autrui une limite absolue à ne pas trans­gresser. C'est corrélativement un droit de « ne pas» - de ne pas être forcé par quiconque à agir contre notre volonté et nos intérêts, de ne pas être traité en moyen au service de fins qui nous sont étrangères. Un droit dont la légitimité la plus foncière provient aussi d'une autre démarche « négative» : s'il n'existait pas, aucune relation humaine, confiante et équitable ne serait concevable puisque n'importe qui pourrait sans plus se gêner s'empa-

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rer d'autrui (en particulier des plus faibles) pour l'exploi­ter, en faire son esclave et que ne prévaudraient plus que de purs et arbitraires rapports de force.

Murray Rothbard : Droit naturel et droit de propriété

"Il est évident que les individus apprennent les uns des autres, interagissent les uns sur les autres et coopèrent; et que cela aussi est exigé pour la survie de l'être humain. Mais l'essentiel est que chaque individu fait seul le choix final des influences qu'il veut accepter ou rejeter, et desquelles il entend adopter en premier lieu. Le libertarien accepte volontiers le jeu de l'échange volontaire et de la coopération entre individus agissant librement; ce qu'il abhorre, c'est le recours à la violence pour réprimer une telle coopération volontaire et forcer quelqu'un à choisir et agir d'une manière différente de ce que lui suggère son propre esprit. ( ... )

Puisque chaque individu doit penser, apprendre, évaluer et choisir ses fins et moyens afin de survivre et s'épanouir, le droit à la propriété de soi donne à l'homme le droit de développer ses activités vitales sans être entravé ou restreint par des actes de coercition."

(For a new liberty, 1973, p. 26)

"Non seulement les droits de propriété sont des droits de l'homme dans leur sens le plus profond, mais dans leur sens le plus profond, il n'y a pas d'autres droits que les droits de propriété. Chaque individu est par nature propriétaire de soi, le souve­rain de sa propre personne. Les droits humains d'une personne... sont le droit de propriété de

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chaque être humain sur son propre être et de ce droit de propriété résulte son droit sur les biens matériels qu'il a produits."

(Power and Market, 1970, p. 238)

Cette dimension « coexistentielle » inhérente au Droit naturel se fonde tout autant sur son universalité intrin­sèque. Le Droit de vivre en propriétaire de soi appartient à l'être humain en soi, donc à tout individu, et ne procède certes pas d'une revendication subjective et égocentrique ne concernant que l'un d'eux. Il comporte une limite rationnelle que la réciprocité de perspectIves au sein d'une pluralité d'individus impose à chacun d'eux en exigeant qu'il s'abstienne de toute action dépossédant l'un de ses semblables de son Droit équivalent. Ce qu'il attend des autres comme lui étant naturellement dû - ne pas être entravé par leur action dans l'exercice de son droit de vivre par lui-même, il se le reconnaît simultanément comme devoir à leur égard. Déontologie encore « néga­tive » : il n'a pas le Droit d'agir sur eux ou de se servir d'eux, du moins sans leur hbre consentement. Il doit respecter leur Droit de propriété sur eux-mêmes car il ne peut lui-même le posséder sans que les autres n'en Jouissent aussi et donc que cela ne lui fasse devoir de les laisser faire ce qu'ils jugent approprié à leur propre accomplissement. Ce n'est là ni une conséquence d'autre chose, ni le résultat d'un contrat, mais la simple expression de la logique circulaire qui lie Droit et devoir naturels dans une Implication mutuelle. Comme les deux faces indissociables d'une seule et même exigence universelle de responsabilité individuelle par rapport à soi et aux autres. Cela ne signifie pas non plus que la liberté de l'un s'arrête là où commence celle de l'autre, formulation trop vague qui pourrait permettre d'interdire aux individus de se concurrencer. Mais que le droit de librement agir de l'un cesse là où l'autre est en droit de s'y opposer au nom de sa liberté de disposer de soi et de se conserver par lui-même.

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Un individu capable d'agir d'une manière autonome et responsable n'a donc a priori aucun droit d'exiger de quiconque (a fortiori la «collectivité») que ses besoins soient satisfaits sans activité ni échange de sa part. Pré­tendre disposer d'un tel «droit à» automatiquement bénéficier de biens et services (ou l'attribuer« généreuse­ment» à quelqu'un) suppose en effet qu'ils soient produits par d'autres qui en sont les seuls et légitimes propriétaires et dont le libre consentement est nécessaire pour qu'il puisse y avoir transfert. Toute autre solution que le don volontaire ou la relation contractuelle explicite revient à faire du droit « à » une créance arbitraire sur l'activité ou la propriété d'autrui, ce qui n'a rien à voir avec le droit de librement agir avec ce que l'on a et relève de la coercition et de la spoliation: c'est-à-dire d'un viol des droits indivi­duels fondamentaux des gens (Ayn Rand: "Un droit n'inclut pas son exécution matérielle par les autres hommes. Il inclut seulement la liberté d'aboutir à cette exécution par son propre effort ( ... ) Un homme a le droit d'entreprendre les actions nécessaires à la réalisation de son bonheur; il ne signifie pas que les autres doivent le rendre heureux ( ... ) Le droit à la vie signifie qu'un homme a le droit de pourvoir à sa vie par ses propres efforts aussi loin que sa compétence le lui permet. Il ne signifie pas que les autres doivent le pourvoir face aux nécessités de la vie ( ... ) Toute entreprise qui imPlique Plus d'un individu exige le consen­tement volontaire de chaque participant. Chacun d'entre eux a le droit de prendre sa propre décision, mais aucun n'a le droit de l'imposer aux autres.", Les Droits de l'homme, 1963). Il s'agit alors purement et simplement d'imposer à certains indivi­dus de travailler ou de se priver pour d'autres qu'ils n'ont pas choisis et à l'égard desquels ils n'ont souscrit aucun engagement. Donc de les traiter en moyens au service de fins qui leur sont étrangères, qui sont illégitimes et les détournent de leurs propres fins: ce qui s'apparente bien à de l'esclavage social. Lorsque les droits «sociaux» cessent d'être des droits individuels « de » collectivement organisés et protégés pour devenir des droits « à » et donc

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« sur» l'activité d'autrui, ceux qui se trouvent ainsi dépos­sédés de la possibilité d'exercer leur Droit naturel de propriété sont en ... droit absolu de ne pas se laisser faire. De s'opposer alors à la violence qui leur est faite et d'y résister selon les voies qui leur semblent appropriées (Robert N ozick: "Les individus sont des fins et non pas seulement des moyens; ils ne peuvent être sacrifiés ou utilisés pour la réalisation d'autres fins sans leur consentement ( ... ) Il n y a pas de sacrifice de quelques-uns pour les autres qui se justifie.", Anarchie, Etat et utopie, pp. 50 et 53).

Bon nombre des nouveaux droits sociaux positifs « généreusement» et massivement attribués par les pré­dateurs de l'Etat-providence au nom du principe de soli­darité sociale entrent par définition dans cette catégorie des pseudo-droits incohérents et dépourvus de toute légi­timité morale. Autant parce qu'ils nient la responsabilité des ayants droit dans les situations dont ils pâtissent que parce qu'ils imputent la charge de réparer cet état de choses à d'autres individus qui n'y sont pour rien et ont réussi, eux, à faire ce qu'il faut pour éviter d'y sombrer. Ils violent ainsi le Droit naturel de ces derniers à disposer de leur vie et des produits de leur activité comme ils le veulent. Tout système de redistribution alimenté par des prélèvements obligatoires et qui lie hors de leur consente­ment des individus à d'autres comme s'ils leur devaient par nature quelque chose contredit les principes naturels de la propriété de soi et de la responsabilité individuelle, constitutifs de la seule éthique rationnelle qui soit. En ignorant le droit fondamental des gens de n'être engagés que par un contrat librement accepté, de pouvoir libre­ment user de leurs compétences et des ressources qui en proviennent et de choisir ceux avec lesquels ils veulent coopérer ou qu'ils désirent aider, l'idéologie de la solida­rité sociale ne peut qu'être tyrannique et immorale. Les individus qui par sensibilité ou croyance personnelle ont une conception extensive du droit des autres sur eux (devoir se sacrifier à tous ceux qui sont dans le besoin sans

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tenir compte des causes, devoir établir le maximum d'éga­lité des conditions sans se soucier des efforts déployés ... ) n'ont aucun droit - même s'ils sont en majorité - de l'imposer à qui ne la partage pas mais seulement celui de la mettre en pratique pour leur propre compte. Ceux qui esti­ment que la responsabilité d'un individu n'est engagée que par ses actes personnels mais certainement pas par les aléas du dysfonctionnement artificiel de la société dû à l'ingérence des hommes de l'Etat dans la vie de leurs semblables et jugent qu'il appartient à chaque individu de veiller à assurer sa conservation et le bien-être des siens -ceux-là doivent pouvoir vivre selon les principes qu'ils ont choisis. Personne n'a le droit de les rendre solidaires malgré eux et de n'importe qui. Ils sont en droit de se désolidariser de qui a failli à son devoir de responsabilité envers lui-même et attend de la« solidarité» des autres la réparation de ses propres manquements.

Ce Droit naturel d'exclure qui bon nous semble du champ de nos générosités ne s'étend cependant pas à ceux de nos semblables que des circonstances indépendantes de leur volonté placent dans l'incapacité d'agir et de se conserver par eux-mêmes. Que ce soit pour des raisons transitoirement ou durablement « biologiques» (enfants, personnes âgées, grands malades, handicapés ... ) ou sous l'effet ponctuel d'une contrainte dépassant leurs forces (victimes d'une agression, d'une oppression, d'une catas­trophe naturelle ou sociale ... ), ces vrais faibles ou ces individus en état provisoire de faiblesse sont condamnés à perdre leur droit de vivre s'ils ne sont pas secourus. Si prétendre qu'ils ont le« droit» de le demander et de l'être n'a guère de sens (personne ne les en empêche), on peut en revanche affirmer que tout individu en mesure de les aider (se) doit (de) le faire. En effet, il ne peut lui-même effectivement jouir de son droit de vivre par et pour soi que dans la mesure où les autres consentent à s'abstenir de toute entrave arbitraire à sa liberté d'action: ils le font par respect pour cette valeur suprême qu'est la vie humaine

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entendue comme vouloir-vivre dans l'autonomie. En exi­geant d'eux ce respect, il reconnaît la primauté absolue de cette valeur ainsi que sa nature universelle de norme objective (il ne réclame ni ne s'attribue un privilège sub­jectif) et en accepte les implications. Or ce qu'elle pose et impose, c'est que toute vie qui a l'autonomie pour fin et comme moyen doit pouvoir l'acquérir ou la conserver, sous peine d'être anéantie ou dépourvue de sens ration­nel. Si elle peut y parvenir par elle-même, il suffit pour la respecter de ne pas interférer avec son action. Mais si elle ne le peut pas parce qu'elle est privée de sa capacité d'agir, la respecter c'est lui garantir son droit de se conserver dans la propriété d'elle-même en contribuant à l'intérieur de certaines limites (définies par la conservation et l'accomplissement de soi) à lui en assurer les moyens. Pour ne pas nier la valeur dont il tient la possibilité de jouir en paix de son droit naturel d'appropriation de soi, un individu doit activement chercher à conserver la vie auto­nome de ses semblables qui sont involontairement mena­cés de la perdre. Il entre donc dans la responsabilité morale de chaque individu faisant valoir son Droit naturel de propriétaire de soi de se reconnaître un devoir d'humanité à l'égard des vrais faibles et de les aider sans attente de réciprocité.

En fondant ainsi une obligation de respect « négatif» d'autrui mais aussi d'aide «positive» dans certaines conditions, la conjugaison de la responsabilité individuelle et du Droit naturel revisité définit le seul universel éthique qui, de la liberté de l'individu érigée en absolu, déduise une relation solidaire minimale mais forte. Et (ré) concilie donc liberté et solidarité. Mais une solidarité libérée de toute la gangue holiste et de la tentation tribale qui en a fait une sorte de glu encourageant l'irresponsabilité et cautionnant des rapports de coercition et de spoliation entre les hommes. Une solidarité non plus dégénérée et pervertie par la culpabilité mais issue d'une conscience rationnelle du Droit fondamental de chacun. Loin

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d'enclore frileusement chacun sur soi, l'éthique de la responsabilité individuelle offre la commune mesure qui, dans la rigueur morale retrouvée, fait de la propriété de soi la condition de possibilité d'une civilité volontaire où chaque individu peut vivre pour soi avec les autres, maître de soi sans être ni maître ni esclave des autres - mais attentif à tous et ouvert à ceux qu'il veut.

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Le rêve libertarien :

« laissez-nous faire! »

"Un Etat minimal, qui se limite à des fonctions étroites de protection contre la force, le vol, la fraude, à l'applica­tion des contrats, et ainsi de suite, est justifzé ; tout Etat un tant soit peu Plus éteruJu enfreindra les droits des per­sonnes libres de refuser d'accomPlir certaines choses, et il n'est donc pas justifzé; enfin, l'Etat minimal est aussi vivifiant f[LU! juste. Deux imPlications méritent d'être signalées: l'Etat ne saurait user de la contrainte afin d'obliger certains citoyens à venir en aide aux autres, ni en vue d'interdire aux gens certaines activités pour leur propre bien ou leur protection. [ ... ]

L'Etat minimal nous traite comme des individus invio­lés, qui ne peuvent pas être utilisés de certaines façons par d'autres, comme m0'lens, outils, instruments, ou res­sources; il nous trazte comme des personnes ayant des droits individuels avec la dignité f[LU! cela suppose. Nous traitant avec respect et respectant nos droits, il nous permet, individuellement ou avec ceux f[LU! nous choisis­sons, de clwisir notre vie et de réaliser nos desseins et notre conception de nous-mêmes, dans la mesure où nous pou­vons Je faire, aidés par la coopération volontaire d'autres individus possédant la même dignité. Comment un Etat ou un groupe d'individus ose-t-il en faire Plus? Ou moins?"

Robert Nozick, Anarchie, Etat et utopie, pp. 8 et 405.

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Faisons maintenant un rêve. Et imaginons un monde dont les règles dujeu s'inspirent de l'éthique de la respon­sabilité individuelle et du droit naturel fondamental des individus telles qu'elles viennent d'être exposées. Un monde à la logique sociétale totalement ouverte et conforme en cela aux principes énoncés par les penseurs libéraux et libertariens qui nous ont accompagnés depuis le début. Hors de toute perspective « constructiviste », ce monde prend spontanément forme dès lors que les indivi­dus peuvent librement exercer la souveraineté d'eux­mêmes et vivre en propriétaires responsables de soi. Cha­cun y sait qu'au-delà du respect de son Droit de librement agir, rien ne lui est dû et n'est jamais acquis. Que la légitime poursuite de son intérêt particulier lui impose de toujours d'abord compter sur ses propres forces pour y parvenir. Qu'afin de se conserver, s'accomplir et trouver le bonheur, il ne doit pas se servir des autres ou s'emparer ni directement ni indirectement de leur propriété sans leur consentement - pas plus que décider à leur place de ce qui est bon pour eux. Il sait en revanche qu'au-delà de ses devoirs d'humanité, il n'est pas obligé de les servir. Rien ne s'y passe qu'entre partenaires consentants, natu­rellement égaux en droits, qui doivent chercher à s'auto­suffire en proposant et échangeant leurs services - à moins qu'ils ne préfèrent vivre en autarcie ou ne réus­sissent à convaincre pacifiquement quelqu'un de les entre­tenir.

De ce foisonnement de libres initiatives individuelles et surtout de ces liens auto-organisés de coopération tissés à partir d'affinités (s)électives ou d'intérêts convergents émerge l'ordre spontané d'une société ouverte à responsa­bilité (individuelle) illimitée. Qui n'a rien à voir avec une jungle chaotique où régnerait la loi du plus fort (version de la chose selon la vulgate social-solidariste) car les relations entre individus y sont canalisées par des règles juridiques (de type« code de la route» ou « règlement de copropriété») formalisant la prééminence des droits indi-

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viduels inviolables dont un Etat minimal assure le respect. Garant de ce que ce « laissez faire» n'équivaut pas à laisser faire n'importe quoi, cet Etat de droit « veilleur de nuit» est l'exact opposé des appareils bureaucratiques omni­potents et tentaculaires permettant aux majorités et à la classe politique qui prétend les représenter d'opprimer leurs concitoyens. Expression du consensus culturel fon­damental qui, dans un contexte sociétal donné, permet à des individus et des minorités aux aspirations variées de coexister et même de vivre les uns avec les autres, il joue le rôle de syndic d'une démocratie de copropriétaires. Ou de gardien de l'intérêt général entendu comme dénomina­teur commun des intérêts particuliers et principe régula­teur de leurs ajustements contractuels (Pierre Lemieux :"Ce nouveau contractualisme imPlique que si l'Etat est d'abord une agence de protection des droits individuels préexis­tants, il se définit également, en deuxième lieu, comme un club d'individus qui respectent le droit.", La Souveraineté de l'indi­vidu, p. 100). Dans cette société sans Etat ... -providence, sans protection « sociale » forcée ni prélèvements obliga­toires ni redistribution égalitariste, le respect responsable des droits et devoirs individuels, associé à l'esprit d'entre­prise et à une civilité active, suffit à instaurer l'équité dans la possession des richesses et une ... solidarité authentique dont ne s'excluent que ceux qui le veulent bien.

Le juste partage : à chacun selon ses œuvres

Chacun dans ces conditions étant seul et pleinement responsable de la satisfaction de ses besoins familiaux et personnels, il lui revient de devoir « gagner sa vie» par ses propres efforts. Pour y parvenir, diverses stratégies s'offrent à son choix: s'établir à son compte et créer ainsi son propre emploi; créer une entreprise (ou l'acquérir) éventuellement en s'associant à des partenaires et en employant du personnel dont il rémunérera la capacité de travail; ou bien enfin contracter avec un propriétaire

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d'entreprise pour obtenir un salaire en échange de ses services. Mais quelle que soit l'option retenue, il lui faut de toute façon pour réussir à vivre de sa propre activité faire le bon choix en identifiant ses vraies compétences, s'inves­tir dans leur développement, les mobiliser avec efficacité pour les rendre productives et savoir les rentabiliser. Il doit par conséquent élaborer des stratégies en prenant et assumant des risques afin d'optimiser ses chances de succès. Un individu qui vit selon l'éthique de la responsa­bilité individuelle se trouve ainsi nécessairement amené à se comporter en libre entrepreneur établi à son compte dans la vie - ce qui implique de savoir gérer et exploiter ses capacités personnelles au mieux de ses intérêts et en fonction des contraintes et opportunités du réel. Toutes proportions gardées, il est appelé pour réussir sa vie professionnelle (mais aussi familiale) à faire preuve d'un certain nombre des vertus entrepreneuriales que l'on croit souvent réservées aux seuls businessmen qui « gagent ». Somme toute, devoir vivre socialement dans la pleine responsabilité de soi ne peut qu'inciter tous les individus à adopter la mentalité de libre entreprise et crée une situa­tion de « capitalisme généralisé ».

On peut alors métaphoriquement dire « Nous sommes tous des capitalistes» et pas seulement en puissance, puisque chaque individu, même s'il a préféré ou dû choisir la solution du salariat le plus modeste, est, sauf circonstances exceptionnelles, propriétaire d'un capital: sa propre capacité de penser rationnellement et d'agir -de travailler. Son savoir-faire est bien entendu fonction des dons et talents potentiels issus de l'hérédité génétique ou de l'héritage familial. Cela constitue une part non négligeable de son capital de compétences dont l'autre aspect, plus important, est d'ordre davantage « moral» qu'intellectuel et réside dans sa volonté de cultiver et d'user rationnellement des ressources dont il dispose. C'est à ce second niveau que sa responsabilité se trouve pleinement engagée car en fait ce qui compte le plus n'est

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autre que le courage, la persévérance et l'habileté mis à s'imposer des disciplines, s'adapter, innover, faire au mieux avec ce qu'on a, «en vouloir» et savoir «s'y prendre» (ce qui ne s'apprend pas dans les écoles mais dans l'expérience courante de la vie). Tout individu nor­mal possède donc un capital « vivant» dont il peut et doit savoir tirer profit, il est comptable de l'usage qu'il choisit d'en faire: le négliger, le gaspiller ou le faire fructifier. Son sort se joue d'abord dans les décisions qu'il prend en ce domaine et qui font qu'il va plutôt tendre à réussir et gagner, perdre et échouer - ou végéter.

Si les résultats escomptés par un individu dans ce qu'il entreprend pour réaliser ses projets dépendent assuré­ment des efforts consentis pour mettre ses talents en œuvre et sont à ce titre variables de l'un à l'autre, ils ne sont cependant pas garantis pour autant. Pour être indis­pensables, compétences et courage ne sont pas suffisants. La bonne volonté et le mérite moral qu'ils attestent ne suffisent pas pour donner droit à une récompense cer­taine au niveau souhaité. A moins en effet de choisir un mode d'existence autarcique, personne ne vit directement de ce qu'il produit mais bien sûr de ce qu'il reçoit en échange des biens et services spécialisés qu'il offre aux autres et de son aptitude à répondre à leur demande. C'est donc le marché et les relations contractuelles qui s'y négocient librement avec des partenaires qui déterminent en dernier ressort le niveau de revenus qu'un individu peut recevoir de son travail. Il ne s'ensuit pas que chacun s'en trouve réduit - sauf s'il le veut bien - à subir passivement les aléas d'une conjoncture échappant à sa volonté, d'une demande imposant sa loi d'airain ou d'une concurrence « sauvage ». Car il lui appartient d'agir effi­cacement en prenant les initiatives adéquates pour jouer son jeu selon ses objectifs propres et tenter de renverser la situation en sa faveur: en s'efforçant d'améliorer la qua­lité de son offre, en usant de sa capacité à collecter puis intégrer les informations du marché dans sa stratégie

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pour intervenir sur des données objectives et non pas fantasmatiques ou égocentriques - et ainsi mettre le maximum de chances de son côté (Murray Rothbard : "Le succès des gens tend à long terme à déPendre d'abord de leur propre sens intérieur de la responsabilité Plutôt qu'à être déter­miné par des facteurs extérieurs.", For a new liberty, p. 172).

Si chaque acteur de la vie sociale et économique se comporte en entrepreneur propriétaire d'un capital et en responsable de sa gestion en fonction des incertitudes du marché afin d'en vivre au mieux de ses intérêts bien compris, on se trouve littéralement parlant dans une situation d'« anarcho-capitalisme ». Seule joue en effet la libre volonté des individus dans le respect mutuel du droit de chacun de contracter avec qui il choisit. D'où la juste règle de partage qui prévaut: à chacun selon ses œuvres ... sur le marché; ou encore: selon la manière dont le marché évalue ses œuvres; ou mieux: selon selon ce qu'il choisit de faire et ce que les autres choisissent d'évaluer ce qu'il a fait en fonction de leurs besoins (Robert Nozick : "De chacun selon ce qu'il a choisi de faire, à chacun selon ce qu'il fait pour lui-même (peut-être avec l'aide contractuelle des autres) et ce que les autres choisissent de faire pour lui et de lui donner", Anarchie, Etat et utopie, p. 200).

La logique sociétale générée par le respect de l'éthique de la responsabilité individuelle aboutit ainsi à une telle variété de trajectoires personnelles qu'il en résulte une inégalité des conditions reflétant la disparité des pré­férences et des compétences. D'abord, tous les individus n'usent pas également de leur liberté, ils ne font pas les mêmes choix existentiels: une partie d'entre eux peut à bon droit préférer la sécurité « pépère» ou le dilettan­tisme désinvolte dans la jouissance insouciante d'une vie menée aujour le jour ou avec le minimum d'efforts ... aux disciplines du marché, à la prise de risques et à l'activisme fébrile du « battant ». L'éthique de la responsabilité indi­viduelle ne voue en aucune façon un culte puritain au travail « salvateur» (on peut à l'évidence s'accomplir hors

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marché et hors travail) mais exige seulement que l'on assume les conséquences de choix volontaires. D'autre part, parmi ceux qui aspirent à un certain niveau de consommation matérielle, tous ne s'appliquent pas avec la même rigueur à déterminer les fins qui leur conviennent et surtout ne cherchent pas avec autant d'ardeur et d'habi­leté à s'en donner les moyens. Dans la mesure où n'inter­viennent pas d'autres facteurs, le partage inég-al des richesses qui résulte de ce jeu spontané et diversIfié des actions humaines est sur le plan moral le plus équitable qui soit. Il respecte le Droit naturel de chacun de faire ce qu'il veut avec ce qu'il a sans violer le Droit correspondant d'autrui. Et il rend à chacun ce qui lui est dû et qUI dépend de la part de lui-même qu'il a décidé d'investir dans sa conservation et son accomplissement. On arrive très préci­sément à cette «égalité proportionnelle» dont Aristote estima qu'elle est le seul critère du juste dans la distribu­tion des biens.

Aristote : la justice distributive

"Quand il s'agit de partager les ressources communes, cette distributIon se fera proportionnel­lement à l'apport de chacun." (V/4/2)

"En ce qUI concerne les partages, tout le monde est d'accord qu'ils doivent se faire selon le mérite de chacun ( ... ) Ainsi le juste est, en quelque sorte, une proportion." (V/317-8)

"En ce qui concerne la justice partielle et le droit qui en découle, elle a un premier aspect distributif <J.ui consiste dans la répartition des honneurs et des rIchesses ou de tous les autres avantages qui peuvent échoir aux membres de la cité. Sur ces points, il est possible qu'il y ait inégalité et aussi égalité, de citoyen à citoyen." (V/2/12)

Extrait de L'Ethique à Nicomaque

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Outre la hiérarchie des revenus tirés de l'activité profes­sionnelle, la dispersion des conditions a pour cause l'iné­gale répartition des patrimoines - qui fait tant gloser en France (mais ... nulle part ailleurs !). Or l'édification de ces derniers s'opère grâce à l'accumulation de revenus d'ori­gine professionnelle mais non dépensés dans les consom­mations de la vie courante. Ce qu'un individu réussit ainsi à épargner dépend assurément du niveau de la rémunéra­tion de son travail mais aussi de son attentive application à organiser et gérer son existence quotidienne de sorte à pouvoir, en fonction de ses anticipations, dégager un excédent qu'il lui revient ensuite d'investir de manière opportune. Cela, tout le monde le peut, et pour peu qu'il accepte de penser rationnellement sa vie dans le temps, de rechercher des informations relatives à ce qu'il souhaite entreprendre et par suite de prévoir et s'imposer des règles de vie en conséquence, même l'individu aux reve­nus modestes a ses chances de plus ou moins rapidement faire fructifier ce qu'il ne dépense pas et de se constituer ainsi un capital patrimonial. A l'inverse, celui qui préfère consommer immédiatement tout ce qu'il gagne ou refuse de s'astreindre à une discipline présente en vue de son bien futur, ou ne se préoccupe ni de se donner des objectifs raisonnables ni des conséquences de ses choix, ou, pire encore, se comporte de manière irrationnelle et infantile (cas d'une bonne partie des ménages surendet­tés) - celui-là fait un choix qui le condamne à s'exclure de toute possibilité de se donner un patrimoine. Mauvais usage de sa liberté d'action, mauvais calcul dont il porte l'essentiel de la responsabilité: l'origine de ce type d'iné­galités se tient souvent là. Et là-dessus, la sagesse populaire a déjà tout dit: «On ne peut récolter que ce qu'on a semé» (chacun ayant toujours s'il le veut de quoi un peu semer), de même que l'universelle fable de la cigale et de la fourmi. Encore <.lue plus que l'austère et laborieuse fourmi, un monde hbertarien tende rlutôt à privilégier une cigale rationnelle ou une fourmI hédoniste, l'idéal étant la fourmi-cigale ...

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Lorsqu'un individu entreprenant ou simplement avisé a réussi de cette manière à accumuler un capital quel­conque, les revenus « passifs» qu'il en reçoit ne sont pas autre chose que des revenus indirects et différés de son activité (ils sont donc en réalité « actifs»), sanction positive naturelle d'un comportement responsable. Comme il l'a acquis par ses propres moyens (dont la spéculation bour­sière fait évidemment partie) sans le voler ni violer les droits fondamentaux de personne, il peut en toute légiti­mité en disposer selon sa seule volonté. Nul n'est en droit en le taxant de l'empêcher d'exercer intégralement son Droit de propriété par le don ou la transmission de tout ou partie de ses biens à qui il choisit et en particulier aux siens. Par suite, un individu qui hérite d'un patrimoine le possède tout aussi légitimement que s'il l'avait produit et il n'a pas à être soumis à ce chef-d'œuvre d'iniquité qu'est le prélèvement confiscatoire par les « droits de succession », qui participe du vol pur et simple. Si par chance il parvient à vivre uniquement de ses « rentes », cela n'a rien d'injuste - pas plus en tout cas que naître beau ou doté d'une santé à toute épreuve; et l'on ne voit pas quels droits naturels d'autrui pourraient être lésés par l'inégalité des conditions qui en résulte.

En revanche, un monde dans lequel sont en rapport des propriétaires tout-puissants de moyens de production et des individus ne possédant à l'origine que leur seule capacité de travail pour tout capital (<< prolétaires») est parfois confronté au risque de voir le marché où ils doivent contracter se pervertir en rapport de force inégal permettant aux premiers d'imposer leurs conditions aux seconds. Le cas se produit lorsque les entrepreneurs déjà en place bénéficient de fait d'une rente de situation ou d'un monopole de l'offre d'emploi tels qu'ils peuvent jouer sur la concurrence entre salariés pour opérer sur ceux-ci une pression pour qu'ils acceptent des rémunéra­tions insuffisantes dans l'absolu pour vivre et s'accomplir convenablement ou à tout le moins inéquitables eu égard

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aux profits que leurs compétences permettent aux entre­prises de réaliser. Le Droit naturel de propriété du salarié sur la part de valeur ajoutée (<< plus-value») qui lui revient est partiellement alors nié et violé, ce qui équivaut à une spoliation ou de l'exploitation ... pour reprendre une autre notion chère à Marx. Qui aurait pu, en reconnaissant ainsi la légitimité fondamentale du droit de propriété (la pro­priété de soi étant d'autre part dans son œuvre négative­ment posée par la critique judicieuse de l'aliénation), devenir le génie de l'économie populaire de marché. Pour cela et au lieu d'en conclure idéologiquement à la nécessité d'abolir le capitalisme, il lui aurait suffi de constater que ce dernier étant le seul mode de production efficace et réellement au service des besoins de chacun donc de tous, il fallait plutôt favoriser l'émergence de ses processus autocorrecteurs (garantis par le Droit) et ainsi ouvrir l'accès au marché au plus grand nombre pour aboutir à une appropriation équitable des retours d'investissement en capital et en travail. Mais il n'a pas su ou voulu voir que rien ne pouvait plus sûrement conduire au « dépérisse­ment de l'Etat» et à une « société sans classes» que l'ordre interactif et autorégulé du capitalisme généralisé (et certes pas le ... socialisme !). Et c'est à Proudhon qu'est historique­ment revenu le mérite d'avoir compris, une fois passé ses erreurs de jeunesse, que seule la responsabilité indivi­duelle dans la reconnaissance du Droit de propriété pri­vée aboutit à la vraie justice sociale (Proudhon : "Le socia­lisme, à le bien prendre, est la communauté du mal, l'imputation faite à la société des fautes individuelles, la solidarité entre tous des délits de chacun. La propriété, au contraire, par sa tendance, est la distribution commutative du bien et l'insolidarité du mal, en tant que le mal provient de l'individu. A ce point de vue, la propriété se distingue par une tendance à la justice, qu'on est loin de rencontrer dans la communauté. Pour rendre insolidaires l'activité et l'inertie, créer la responsabilité individuelle, sanction suprême de la loi sociale, fonder la modestie des mœurs, le zèle du bien public, la soumission au devoir, l'estime et la confiance

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réciproques, l'amour désintéressé du prochain, pour assurer toutes ces choses, le dirais-je? l'argent, cet infâme argent, symbole de l'inégalité et de la conquête, est un instrument cent fois Plus effzcace, Plus incorruptible et Plus sûr que toutes les propositions et les drogues communistes.", Système des contradictions écono­miques, 1846, pp. 297/8).

Dans certaines situations cependant, l'exercice du droit de propriété d'un employeur sur une entreprise locale­ment en position de quasi-monopole risque de dériver en droit sur ceux qui sont amenés à lui proposer leur capacité de travail. Ce chantage va alors contre l'éthique respon­sable du libre contrat selon laquelle chacun des intéressés doit y trouver son avantage et l'intérêt commun l'empor­ter sur la loi du plus fort de sorte qu'il n'y ait ni gagnant ni perdant. Afin que les inégalités de pouvoir économique s'atténuent et que se rétablisse une effective égalité des chances pour chacun de faire valoir ses droits individuels fondamentaux, la plus mauvaise solution serait à l'évi­dence l'intervention bureaucratique de l'Etat visant à tout réglementer, qui ne peut qu'entraver arbitrairement la jouissance du droit de propriété et la possibilité d'offrir ses services en portant atteinte à l'autorégulation concur­rentielle du marché. La bonne solution consiste au contraire à laisser jouer la liberté de contracter dont la pertinente interprétation dessine une dynamique capable d'aboutir à un juste partage des pouvoirs et des richesses. Pour cela, il faut que ceux qui jugent inéquitables les offres qui leur sont faites se conduisent jusqu'au bout en acteurs cohérents et « entreprennent» de défendre acti­vement leurs intérêts. S'ils n'y parviennent pas chacun pour leur propre compte, il leur reste à prendre l'initiative de s'associer et s'auto-organiser pour créer un rapport de force plus favorable et établir une relation véritablement contractuelle. Toutes les possibilités de contre-pression pacifiques étant dans un tel contexte légitimes, le recours à leurs formes plus sophistiquées que l'archaïque grève (dans le domaine de l'information, de la consommation)

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non seulement s'inscrit dans le Droit naturelle plus strict mais apparaît comme un moyen d'action libertarien par excellence puisqu'il tente de faire réévaluer le prix d'un service rendu en faisant mesurer au marché ce qu'en coûterait la suspension. Si le mot « syndicat» pouvait en France évoquer autre chose qu'un appareil bureaucratisé et conservateur voué à la contestation idéologique stérile de l'organisation productive qui le fait vivre et qu'il para­site, on pourrait dire que l'anarcho-capitalisme porte en lui un nouveau type d'anarcho-... syndicalisme comme son complément obligé. Qui verrait des associations de pro­priétaires de capital-travail résolus à obtenir le meilleur parti de leurs compétences sur le marché agir littérale­ment en entreprises autogérées de prestation de services et se donner les moyens financiers de leur action. De la volonté des salariés de se montrer aussi efficaces, créatifs et entreprenants que leurs employeurs dans l'affirmation de leurs intérêts propres dépendent la bonne gestion de leurs contrats d'association au capital et leurs chances de ne pas être spoliés par des pratiques salariales éventuelle­ment arbitraires.

Bien qu'elle atteste de la fécondité des potentialités autorégulatrices d'une société de responsabilité, cette pro­cédure contractuelle de production de l'ordre spontané présente des risques de désordres dont on peut faire l'économie en privilégiant d'emblée des relations partena­riales. L'anarcho-capitalisme civilisé qu'elles impliquent prend corps dès lors que propriétaires de capital financier et d'entreprises d'une part - propriétaires de compé­tences techniques et de force de travail de l'autre comprennent que la logique de l'éthique de la responsabi­lité individuelle les conduit à avoir des rapports de parte­naires égaux en dignité, aux intérêts et capacités complé­mentaires. Et qu'ils contractent en conséquence, de telle sorte que le plus modeste des salariés soit respecté comme associé utile échangeant son droit de propriété sur la productivité de son capital humain contre le bénéfice d'un

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partage équitable de la valeur ajoutée qu'il a contribué à créer. Solution de liberté qui n'a rien d'utopique puisqu'elle ne fait que prolonger la prise de conscience de l'importance primordiale des« ressources humaines» par les dirigeants d'entreprises. Solution contractuelle, aussi, qui traite tout salarié en « capitaliste» potentiel dont on a tout à gagner à ce qu'il soit partie prenante à la gestion, intéressé aux résultats, acteur de ses conditions de travail et assuré de ne pas être un objet jetable s'il est efficace mais d'être impitoyablement licencié s'il ne l'est pas.

Dans un monde libertarien cohérent, le capitalisme n'est pas monopolisé ni confisqué par une minorité. La mobilité sociale qui peut se déployer grâce à lui ouvre en retour à chacun ses chances de pouvoir y participer activement - selon ses œuvres sur un marché régulé par les valeurs de responsabilité individuelle. Et la propension à la libre association de compétences qu'il favorise dans sa version «anarchiste» lui fait réaliser les rêves d'auto­gestion stérilisés par le social-solidarisme: stimulé par l'esprit libertarien de compétition, il tend à s'accomplir en capitalisme ... autogestionnaire. Et en société à plusieurs vitesses (pas seulement deux), conséquence de l'extrême variété des interprétations du primat d'une réussite indi­viduelle nécessairement inégalitaire mais pas forcément économique ni académique. Et où ce ne sont pas toujours les mêmes qui vont à une vitesse ou occupent une position donnée car les rentes de situation acquise (en particulier celles de la Nomenklatura diplômée actuelle) sont sou­mises à une remise en cause permanente.

Être maître de ses solidarités

Dès lors que l'appropriation des revenus s'opère au moment même de leur création, par la rétribution des services rendus selon l'évaluation d'un marché où chacun a ses chances d'intervenir, la justice sociale règne. Car sont nécessairement équitables et donc justes les rapports

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interindividuels de production et d'échange ou le niveau de vie qui échoit aux moins chanceux qui ne contredisent pas les exigences du droit individuel commun. L'individu le moins bien récompensé pour ce qu'il obtient de son travail peut cependant convenablement se conserver et se développer (éventuellement en association avec d'autres) et il dispose de chances réelles de pouvoir améliorer son sort s'il veut y mettre le prix. Il y parvient d'autant mieux que l'esprit d'initiative se manifeste aussi par un consumé­risme actif qui limite le coût de la vie (autre heureux visage de la loi du marché et d'une économie totalement concur­rentielle) et que chacun peut ainsi en étant attentif à ses propres affaires payer tout ce qu'il consomme. On ne tente donc pas de réduire les inégalités matérielles par des mesures politiques artificielles et autoritaires imposant un système de redistribution «solidaire» d'ailleurs sans objet. La seule justification des faibles taxes dont doivent s'acquitter tous les« sociétaires» est qu'elles s'apparentent à des charges communes de copropriété permettant de financer le fonctionnement de l'Etat minimum garant de la sécurité de tous ainsi que les infrastructures publiques servant de tissu interstitiel aux activités privées de très loin dominantes: mais certainement pas à quelque transfert forcé de revenus que ce soit.

Face aux multiples et imprévisibles aléas d'une vie ouverte (chômage, maladies ... ) mais aussi dans la perspec­tive des prévisibles séquences critiques de toute existence (vieillesse, retraite ... ), l'individu vivant dans ce monde de liberté doit activement entreprendre de se prémunir et se couvrir. Chacun y prend la responsabilité de sa protection individuelle (et familiale) et est à lui-même sa propre et première ... providence. On y compte d'abord sur soi parce que c'est la seule façon d'affirmer sa dignité d'être responsable en même temps que sa volonté de respecter autrui. Mais aussi parce que singuliers et tous différents, les individus n'ont pas tous les mêmes besoins ni les mêmes préférences, le même degré de responsabilité, la

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même manière de percevoir les risques et d'évaluer les incertitudes ou les chances jalonnant leurs trajectoires. Personne n'est en mesure ni en droit de décréter pour les autres ce qu'est la bonne manière d'organiser et vivre sa vie. Certains vont privilégier la sécurité à tout prix et dans tous les domaines, d'autres vont préférer prendre davan­tage de risques et en assumer les conséquences. Afin de prendre en charge la gestion prévisionnelle de son exis­tence à hauteur de ce qu'il souhaite, chacun a le choix de la formule qui lui convient le mieux. Il peut s'en tenir à une solution rigoureusement individualiste où, en recourant à l'épargne de précaution et de capitalisation, il fait son affaire personnelle de tout ce qui lui arrive ainsi qu'aux siens. Il peut aussi s'adresser à une première forme du marché pour s'assurer contre les risques qu'il redoute et préparer par exemple sa retraite - en faisant jouer la concurrence entre les offres d'entreprises privées propo­sant toute une gamme de prestations et de contrats. S'il est peu attiré par les propositions commerciales, il a la possi­bilité de se tourner vers une autre forme du marché : les formules mutualistes autogérées (ce qui permet un contrôle direct de la gestion par les adhérents-assurés) qui partagent les risques par la solidarité volontaire. Dans ces deux derniers cas, c'est encore l'éthique de la responsabi­lité individuelle qui prévaut puisque l'emportent le concurrentiel sur le monopole, le contractuel sur l'obliga­toire et le réglementé, l'assuranciel sur l'assistanciel et la réciprocité sur l'unilatéralité.

Bien entendu, cet ensemble multiforme de dispositifs de protection individuelle n'a pas à lui seul réponse à tous les problèmes posés par les incidents de parcours, les situations de détresse involontaire ou l'existence de lais­sés-pour-compte. Mais la combinaison de l'esprit d'entre­prise et de responsabilité d'une part, d'entraide et de compassion lucide d'autre part permet de leur apporter des solutions de liberté incomparablement plus efficaces et justes que celles du social-solidarisme. Car dans un

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monde où tout repose sur la primauté de la responsabilité individuelle, l'esprit de solidarité se développe avec d'autant plus de vigueur et de spontanéité qu'il est libre de toute finalité pathologique ou idéologique qui pourrait le dénaturer et le stériliser. L'aide « sociale» ne peut en effet être ni imposée, ni réglementée ni surtout récupérée pour le service de causes douteuses puisqu'il n'y a rien qui ait légalement autorité pour le faire - et surtout pas l'Etat minimum centré sur ses fonctions de gardien des Droits individuels naturels. Laissée à sa seule vocation foncière qui est d'ordre éthique et consiste à aider qui l'on juge en avoir besoin, la vertu personnelle de solidarité se mani­feste naturellement chez la plupart des gens, en parti­culier lors des catastrophes naturelles (Arménie), des crises graves (Roumanie) et en faveur des vrais malchan­ceux (<< Nuit de la solidarité» du 20 décembre 1990 où sans trop d'Etat et malgré les lamentations de circonstance destinées à susciter de la mauvaise conscience, il s'agissait enfin de donner du temps et de l'attention aux victimes de la solitude, et non plus de l'argent à des irresponsables). Elle exprime leur intime propension à se montrer sen­sibles et activement attentifs au malheur humain, ce que précisément sa socialisation/étatisation tend à étouffer au quotidien (François Bloch-Lainé: "Les Français ont trop longtemps compté sur le prince et sur les religieux pour s'occuper des Plus démunis et des Plus pauvres d'entre eux. Les sociétés protestantes n'ont pas disposé du même personnel pour l'adminis­tration du dévouement; et elles ont, en général, donné aux pouvoirs publics un rôle Plus "subsidiaire" dans la pratique des solidarités. Elles se sont donc organisées, bien avant la nôtre, de façon privée et laïque, pour développer l'entraide, au fur et à mesure de ses progrès dans les sentiments et les mœurs.

Pour cette raison - et d'autres, peut-être, - dans Plusieurs des pays qui nous entourent, le citoyen ressent, Plus que chez nous, le devoir d'agir lui-même en faveur de proches malheureux, dont il s'estime personnellement responsable. Bien qu'il n'éprouve pas, en moyenne, Plus d'affection pour autrui et ne pratique pas

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davantage l'oubli de soi, il oPère spontanément et directement, Plus qu'il n'escompte d'autres interventions. ", Le Monde, 26 jan­vier 1989).

Mais en étant pour l'individu l'une des occasions privilé­giées d'assumer son devoir de responsabilité, elle ne dépend que de sa seule volonté. Elle ne se décrète ni ne se commande de l'extérieur, et il revient à chacun seul de décider de sa destination et de ses modalités de mise en œuvre. Dans un monde de vraie et pleine liberté indivi­duelle, on aide certainement d'abord les autres en s'aidant soi-même (en offrant ses services sur le marché) et on porte secours à qui nous semble devoir l'être en trouvant d'autant plus de bonheur à le faire que l'on n'y est pas contraint et que l'on n'a pas la main forcée par les hommes de l'Etat ni les lobbies néo-solidaristes. Ni tribale, ni sacrificielle, la pratique de la solidarité libertarienne est aussi un moyen de se faire plaisir par la satisfaction éprouvée à venir en aide à ceux dont le sort nous émeut. Malheur en effet à qui ne se sent pas de lui-même lié à d'autres êtres, connus ou inconnus, de sorte à vouloir partager leurs épreuves - en particulier en les secourant sans calcul... C'est la générosité de tels élans qui donne à un individu les plus belles possibilités de s'accomplir en s'aventurant au-delà de son état d'être séparé sans pour autant le nier et pour s'y sentir mieux ensuite (Nietzsche: "Toi aussi, tu voudrais secourir! Mais ne secourir que ceux-là dont tu comprends entièrement la détresse, parce qu'avec toi ils ont une souffrance et une esPérance, - tes amis: et ne les secourir qu'à la manière dont tu te secoures toi-même: - je les rendrai Plus endurants, Plus simPles, Plus joyeux! Je leur ensei­gnerai ce que maintenant si peu de gens comprennent, ce que les prédicateurs de la solidarité compatissante comprennent le moins: la solidarité dans la joie !", Le Gai Savoir, § 338).

Si cet intérêt pour autrui procède uniquement du choix responsable d'un individu confronté à sa seule conscience, sa traduction efficace en actes appelle plus volontiers la coopération avec d'autres personnes partageant des

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préoccupations semblables à la sienne que des initiatives isolées. Cette libre solidarité s'auto-organise donc en réseaux d'entraide mutuelle, en fondations spécialisées et en associations humanitaires à vocation générale. L'adhé­sion volontaire à ces entreprises privées permet à leurs membres d'en contrôler la bonne marche et l'orientation, et surtout de pouvoir «voir le bout de leurs actes ». Puissante motivation à aimer aider autrui en même temps qu'arme contre le détournement bureaucratique et l'attri­bution laxiste de l'aide consentie, rien ne valant la trans­mission courte de l'aide et encore moins l'attention morale singulière à l'autre en détresse. En s'ajoutant d'autre part aux effets agrégateurs déjà produits par l'ordre spontané du marché ainsi que par les multiples relations contrac­tuelles et l'adhésion active aux valeurs fondatrices de la liberté individuelle et le respect des règles de droit qui en découlent, ce maillage par un tissu associatif entreprenant parachève l'institution d'un lien sociétal ouvert. Cette vertu majeure d'une civilité hautement complexe rend vain tout projet de solidarisation forcée destiné à injecter de la cohésion sociale artificielle à une société suffisam­ment vivante et évoluée pour se tenir toute seule - sans tuteur étatique et idéologique.

En ne relevant que de la conscience personnelle d'un devoir d'humanité et d'une pure obligation morale, ce sens individualiste de l'entraide échappe par nature à toute obligation sociale légalement sanctionnable. Cette subsidiarité spontanée de l'exercice libertarien de la soli­darité en fait quelque chose de facultatif et de sélectif: ce qui peut parfois l'exposer au risque de laisser de vrais faibles passer au travers des mailles d'une offre d'aide trop lâche et atomisée. Mais là encore jouent les méca­nismes autocorrecteurs d'une telle société: une agence de coordination des fondations et réseaux d'entraide et cogé­rée par eux sous la tutelle des instances juridiques disant le droit hors l'Etat minimum a pour mission de déceler les demandes légitimes d'aide non satisfaites et les situations

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de précarité et d'exclusion non secourues. Et de s'assurer qu'aucune personne involontairement isolée ou dans le besoin n'est abandonnée à son sort, éventuellement en la prenant directement en charge. C'est la déontologie même qu'implique l'éthique de la responsabilité indivi­duelle qui impose la mise en place de cet ultime recours contre le malheur absolu - marque d'un monde authen­tiquement civilisé où sans violence politique, l'on s'efforce de garantir une existence digne à tous ceux qui ne peuvent objectivement y parvenir par eux-mêmes. Sans doute une minorité d'individus profite de cette liberté pour ne pas participer à cet effort d'entraide: mais c'est leur Droit - et leur problème. Et rien n'empêche les autres de les exclure en retour du bénéfice de tel ou tel aspect de la civilité qu'ils contribuent à édifier, moyen légitime de leur faire supporter les conséquences de leur choix ou de les inciter à adopter une conduite moralement plus responsable ...

Au-delà de ces situations d'urgence, les formes prises par la solidarité maîtrisée changent de finalité, donc de moyens d'action et d'abord de discours. Ni naïfs, ni « maso» ses adeptes répondent «Aide-toi, et les autres t'aideront» aux individus valides victimes d'une malchance ou de leur propre imprévoyance. Le devoir d'entraide devient alors conditionnel et s'exerce de façon à ce que les bénéficiaires ne s'installent pas dans une position durable d'assistés, en utilisant l'aide ponctuelle reçue pour s'aider eux-mêmes et reprendre le plus vite possible une exis­tence autonome. Quitte à percevoir un prêt (rembour-

La solidarité libérale : inciter à la responsabilité

• Raymond Polin: "Il s'agit de les aider, de les placer dans des

conditions matérielles telles qu'ils puissent retrouver leur autonomie et reprendre la responsabilité de

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leur propre existence. Pour ceux-là, l'éthique de la tutelle n'a de sens que si elle est provisoire et si elle prend pour fin une éthique de la responsabilité. Pour autant qu'ils le peuvent, dès qu'il le peuvent, il faut les mettre dans des conditions d'existence et de rééducation telles qu'ils puissent se prendre à nou­veau eux-mêmes en charge, affronter par eux-mêmes les difficultés et les risques de la vie, se remettre au travail, à la lutte, conditions de leur liberté effective, et faire de nouveau œuvre d'homme."

(Le Libéralisme, p. 92)

• Henri Lepage : "U ne nation civilisée ne peut accepter qu'une

personne se trouvant en situation involontaire de détresse totale soit abandonnée à elle-même. Mais en contrepartie, tout individu qui traverse une situa­tion critique passagère se doit de prendre une part active à la solution de son problème. Le principe libéral est donc qu'avant de compter sur l'inter­vention de l'Etat, ce sont les citoyens qui, à titre individuel ou par la voie d'associations caritatives, doivent se préoccuper d'apporter une aide à ceux de leurs compatriotes qui sont les plus proches d'eux. Ce qui implique la présence d'institutions privées vouées à l'entraide [ ... ] Ce que cette solidarité indivi­dualiste perd en extension, elle le gagne en justice, en efficacité et en chaleur humaine. A la différence de l'assistance qui incite les bénéficiaires à se conduire en êtres passifs, elle aide d'autant plus l'individu que celui-ci n'attend pas tout passivement de la collectivité. Surtout, elle s'efforce, tout en les secourant, de rendre les individus plus autonomes et responsables, de sorte qu'ils puissent ultérieure­ment s'auto-organiser et résoudre eux-mêmes leurs problèmes. "

(Le Nouvel Observateur, 14/10/88)

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sable) ou à ce qu'ils soient individuellement « parrainés» un temps pour enfin apprendre à faire l'effort de gérer efficacement leurs affaires en travaillant« hors marché ». Cela étant, ces offres autogérées d'assistance aux «acci­dentés» de la vie courante ne sont pas en période normale submergées par des foules de solliciteurs car dans un monde de laissez-faire actif et responsable, les pauvres sont bien moins nombreux que dans les sociétés déséquili­brées par l'hypertrophie de l'Etat (providence) et les effets pervers proliférants qui s'ensuivent. D'abord, la prospé­rité ambiante due à l'absence totale de « charges sociales» (d'où plus de compétitivité et d'emplois), à l'extrême modestie des taxes et impôts (d'où plus de consommation et d'investissements) et à une réglementation minimale (d'où plus d'initiatives créatrices) fait que le chômage involontaire est limité. Quand un individu se trouve contre son gré privé de travail salarié, il peut aisément à condition d'être mobile et prêt à accepter dans un premier temps tout emploi disponible en retrouver un. Ou bien se le créer en entreprenant de proposer directement ses services, mêmes modestes, aux autres - passant ainsi mentalement de l'état passif de quémandeur d'emploi à celui d'auteur d'une offre de prestation de services et de ce qu'on appelle ailleurs «self-employed ». En cas de difficultés, les gens commencent ici d'abord à compter sur leurs propres capacités d'initiative avant d'oser mettre les autres à contribution: ils savent d'avance qu'ils ne bénéfi­cient pas de « droits sociaux» au travail ou à l'indemnisa­tion à moins de s'être personnellement assurés. Cette absence d'une offre institutionnelle et inconditionnelle d'assistance décourage la demande abusive de prise en charge et le laisser-aller, ce qui incite les intéressés à se montrer activement attentifs à leur sort et éviter en consé­quence les conduites irresponsables (Margaret Thatcher: "Mais il y a des gens qui parlent de leur droit à une protection sociale. Il ne s'agit pas d'un droit en tant que tel. Vous en

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bénéficiez seulement si quelqu'un d'autre y a pensé pour vous. Cela n'entre pas dans la catégorie des droits de l'homme. Pour en jouir, vous avez de votre côté des devoirs à accomplir. C'est une sorte de contrat mutuel que vous passez avec la collectivité: 'je m'occuperai de vous si vous êtes dans le besoin, à condition que vous fassiez de même à mon égard. ''', Le Monde, 13 juillet 1989). Quant à ceux qui malgré tout préfèrent céder à l'attrait immédiat de celles-ci, bien entendu la plupart de leurs semblables refusent de s'en préoccuper: il n'y a pas de récompense pour l'échec volontaire. Personne n'est moralement obligé de se dévouer pour qui peut se conduire en adulte et manque délibérément à ses devoirs envers lui-même et les autres (c'est en effet un cas flagrant de véritable ... insolidarité). Mais ils ne sont pas abandon­nés pour autant car dans ce monde de liberté se trouve naturellement une petite minorité d'esprits voués à la compassion universelle ou tourmentés par une mauvaise conscience exacerbée ou le ressentiment à l'égard de tout ce qui réussit: et ils auront à cœur de fournir aide et alibis aux parasites. S'ils ne peuvent pas imposer leurs turpi­tudes solidaritaires à tout le monde, c'est leur droit le plus strict de pratiquer l'altruisme sacrificiel pour leur propre compte et personne n'a le droit de les en empêcher (Ayn Rand: "Seuls les individus ont le droit de décider si et quand ils veulent aider les autres: la société, comme système politique organisé, n'a en la matière aucun droit du tout ( ... ) Dans une libre société, c'est-à-dire sous un système de financement volon­taire de l'Etat, il n y aurait pas de contrainte légale obligeant à une quelconque redistribution des richesses pour l'assistance non gagnée de certains individus par le travail forcé ou l'extorsion des impôts des autres, par l'exploitation et la destruction de ceux qui sont capables de payer le coût du maintien d'une société civilisée en faveur de ceux qui en sont incapables ou ne veulent pas payer pour le simPle maintien de leur propre existence. ", The Virtue of selfishness, pp. 80 et 120).

Dans un tel contexte, le statut des familles est tout

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simplement celui des individus qui les composent et dont elles constituent le milieu de vie le plus naturel et le plus commun qui soit - ce qui n'appelle aucune faveur parti­culière. Quand ils décident d'avoir des enfants, les deux individus d'un couple le font à l'évidence pour eux-mêmes et non pour les autres et encore moins la «collecti­vité » (!), ils le font par volonté et non sous la contrainte. Ils cherchent ainsi à se donner un témoignage vivant de leur amour partagé, à prolonger leur propre vie, à s'accomplir en s'offrant la joie de préparer un nouvel être humain à la vie, de l'imprégner d'eux-mêmes puis d'en être aimés en retour - et à disposer pour le futur d'une sorte d'assurance antisolitude et antidétresse. C'est un « investissement» dans tous les sens du terme, qui émane d'un libre choix, le plus privé et intime de tous, qui n'engage qu'eux-mêmes: une prise de responsabilité dont il faut assumer les contreparties. Mais c'est avant tout la voie royale pour poursuivre son bonheur particulier; les autres n'y sont aucunement impliqués et n'ont donc aucune obligation morale de le financer. Ceux d'entre eux qui n'ont et n'auront pas d'enfants peuvent préparer leur retraite par l'épargne-capitalisation et n'ont pas besoin de la « répartition» volée aux enfants des autres. Mais ils risquent de plus de payer cher leur choix en se privant de sources d'affection et de sécurité dans leurs vieux jours car ces mêmes enfants des autres ne seront pas là pour les entourer d'attention et de soins. Cependant, le fait d'éle­ver des enfants peut exposer certaines familles à des contraintes budgétaires difficiles: pour y faire face, elles peuvent emprunter à long terme auprès des banques ou adhérer à des mutuelles leur assurant des conditions de consommation avantageuses. Et les plus modestes peuvent faire appel à la solidarité proposée par les associa­tions et fondations volontairement subventionnées par ceux qui s'alarment (abusivement d'ailleurs: qu'on se souvienne des critiques éclairantes formulées par le démographe Hervé Le Bras en mai 1990 contre l'inter-

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prétation national-nataliste des indices de fécondité en France qui confine à la manipulation) des risques de dénatalité ou s'inquiètent du destin des enfants de familles aux ressources limitées ou pâtissent de l'irresponsabilité égoïste de leurs parents.

Ainsi une éthique fondée sur l'exercice responsable du droit de vivre en propriétaire de soi est-elle à un double titre une éthique « sociale ». Très précisément en raison de son individualisme et de sa répudiation du « social» -terme disqualifié par ses connotations de paternalisme grégaire et misérabiliste. Parce qu'elle encourage les indi­vidus à assumer l'affirmation de leurs légitimes intérêts particuliers d'une manière rationnelle et ouverte, qui les conduit naturellement et logiquement à l'association contractuelle avec les autres ainsi qu'à l'entraide volon­taire, elle est productrice d'un libre et fort lie~ sociétal et d'une civilité vigoureuse (Frédéric Bastiat: "Evidemment, ceux qui disent que chacun pour soi et chacun pour tous s'excluent, croient qu'une incompatibilité existe entre l'individua­lisme et l'association. Ils pensent que chacun pour soi imPlique isolement ou tendance à l'isolement; que l'intérêt personnel désunit au lieu d'unir, et qu'il aboutit au chacun chez soi, c'est-à-dire à l'absence de toutes relations sociales.

En cela, je le répète, ils se font de la Société une vue tout à fait fausse, à force d'être incomplète. Alors même qu'ils ne sont mus que par leur intérêt personnel, les hommes cherchent à se rappro­cher, à combiner leurs efforts, à unir leurs forces, à travailler les uns pour les autres, à se rendre des services réciproques, à socier ou s'associer. Il ne serait pas exact de dire qu'ils agissent ainsi malgré l'intérêt personnel; non, ils agissent ainsi par intérêt personnel. Ils socient parce qu'ils s'en trouvent bien. S'ils devaient s'en mal trouver, ils ne socieraient pas. L'individualisme accomPlit donc ici l'œuvre que les sentimentalistes de notre temps voudraient confier à la Fraternité, à l'abnégation, ou je ne sais à quel autre mobile opposé à l'amour de soi." Harmonies écono­miques, p.356). Il Y règne moins d'égoïsme râleur et sordide déguisé en solidarité artificielle, envahissante et

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déresponsabilisante, et davantage d'attention spontanée aux autres et aux vrais malheureux. Et parce que per­sonne n'yale droit de déposséder son semblable de son droit de propriété sur lui-même, ses œuvres et ses biens et que chacun en revanche est obligé d'agir par lui-même pour se conserver, elle est génératrice de justes relations entre les individus dans la diversité des styles de vie qu'ils choisissent. Elle ne privilégie pas la figure repoussante de l'arriviste qui n'hésite pas à « écraser les autres », ni celle, arrogante, du puissant leur imposant la loi de son égocen­trisme, mais celle du modeste individu entreprenant, décidé à gagner sa vie par ses propres forces et qui exige d'avoir ses chances d'y réussir sans être entravé par des obstacles sociaux arbitraires.

Mais l'éthique de la responsabilité individuelle implique que l'anarcho-capitalisme qui en traduit sociologiquement et économiquement l'esprit provienne d'abord de la volonté des individus: de leur capacité à coopérer en se comportant en acteurs responsables qui ne s'attendent pas à ce que leurs aspirations se réalisent toutes seules comme par magie. Par contraste, elle souligne que la persistance de classes « défavorisées» et d'une pauvreté importante dans les sociétés surétatisées et « providentialistes » a pour cause essentielle la passivité anesthésiante qu'elles impri­ment aux individus maternés. Un consumérisme activiste, des associations de salariés pleines d'initiative, des contri­buables rebelles et des demandeurs d'emploi mobiles et créatifs y auraient tôt fait de remettre les choses à l'endroit. Pour que le laissez-faire tienne ses promesses, il faut commencer par ... faire, et qu'ainsi puissent s'enclen­cher les processus d'autorégulation corrigeant les iniqui­tés dans l'allocation des revenus. Mais on est alors en train de concrétiser l'alternative libertarienne à la solidarité sociale - qui n'est pas une utopie éthérée mais un rêve d'autant plus réaliste qu'il se contente d'épouser active­ment les exigences du réel. Et qu'il se trouve déjà préfi­guré à l'état dispersé en quelques endroits de l'Occident:

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couverture individuelle et assurancielle des risques (Etats­Unis, Suisse), des taux d'imposition modérés (Grande­Bretagne, Japon, Etats-Unis, bientôt Suède), des individus sachant s'organiser efficacement sans Etat (Italie), des syndicats mués en partenaires financiers cogérant le capi­talisme (Allemagne), un faible chômage (Etats-Unis, Alle­magne, Grande-Bretagne), des salaires élevés pour les travailleurs du bas de l'échelle (Etats-Unis, Allemagne, Suisse) et une disposition spontanée à l'entraide (Etats­Unis) - seule la France social-bureaucratisée manque à l'appel...

L'alternative libertarienne que sous-tend l'éthique de la responsabilité individuelle se contente au départ de combiner ces amorces de solutions de liberté et d'en laisser jouer la synergie. C'est quand l'Etat et la «collectivité» garantissent le moins des moyens d'existence aux indivi­dus valides que ceux-ci ont le plus de chances d'accéder à la prospérité dans la dignité et sans violer le droit des autres tout en aidant spontanément les infortunés qui ne peuvent pas prendre part à la fête (Murray Rothbard : "Dans une société libertarienne, la croissance économique serait raPide, car l'Etat ne la freinerait Plus par ses prélèvements et ses réglementations: il y aurait donc beaucoup moins de pauvres. Et la charité serait réhabilitée. Dans le système actuel, face à la misère, notre réaction est de dire: "Que l'Etat s'en occupe}" Dans la société libertarienne, les sentiments de solidarité et d'entraide communautaire renaîtraient.", Le Figaro-Magazine, 24juin 1989).

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Epilogue

Pas de solidarité sans liberté

Mais ne prenons pas nos désirs pour des réalités. Pour des raisons parfois honorables (leur volonté de socialiser la solidarité procède d'une réelle bonne intention mal maîtrisée) mais trop souvent peu avouables (c'est l'intérêt égoïste des uns d'être assistés et des autres de jouir du pouvoir - avec quelques fantasmes tribaux en plus), la majorité de nos contemporains ne semble pas de sitôt disposée à se convertir à l'idéal du « laissez-faire» liberta­rien. Les tendances au rejet de la responsabilité indivi­duelle sont trop lourdes pour qu'ils yeuillent spontané­ment s'affranchir de la tutelle de l'Etat-providence. Et même plus nombreux qu'on ne le croit, les individualistes ne sont qu'une minorité qui aurait tort de pécher par optimisme en croyant que leur monde est désiré par tous. Il leur faut donc compter avec ceux qui préfèrent s'orga­niser autrement en escomptant qu'en bonne réciprocité,

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ces derniers leur reconnaîtront le droit de vivre comme ils l'entendent. N'est-ce pas la moindre des choses alors que retentissent tant de discours célébrant le droit à la dif­férence, l'attachement aux libertés démocratiques et le respect des minorités? Ainsi pourrait-on s'engager sur la voie d'un compromis civil fait de concessions mutuelles. Au lieu de vouloir imposer leur choix aux autres par la domination politique et la tyrannie majoritaire, les parti­sans de chaque solution négocient les conditions de leur coexistence (comme ce fut le cas pour le problème école publique/école privée) au sein d'un consensus sur quel­ques grands principes d'organisation.

Les quelques chances que ce scénario du raisonnable a de se réaliser tiennent au fait que les néo-solidaristes ne constituent pas un bloc monolithique de voleurs liberti­cides. Il en est bien sûr parmi eux qui sont mus par d'authentiques sentiments d'attention à leur prochain: ils n'ont rien d'ennemis déclarés de la liberté et peuvent se montrer relativement lucides sur les effets pervers de la socialisation de la solidarité. Comme les libertariens, ils voudrait;nt concilier celle-ci avec la responsabilité, ils savent l'Etat-providence miné en profondeur, générateur d'abus et de dérives presque par nature, et surtout promis à une crise croissante. Et sur un plan plus fondamental, ne convient-il pas de rappeler que Léon Bourgeois lui-même envisageait dans ses meilleurs moments une solidarité ... sans État, résultat d'un contrat librement passé entre les individus - porte ouverte à un possible dialogue?

Léon Bourgeois : pour une solidarité contractuelle sans État

"Jusqu'ici, ni aujourd'hui, ni dans nos précédents entretiens, je n'ai jamais prononcé le mot "État". Et sije ne l'ai pas prononcé, c'est que je n'en ai pas senti le besoin. Il ne s'agit pas, en effet, pour moi, de marquer les droits d'un être supérieur et extérieur à

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nous qui serait l'État, de placer cet être en face des individus et de déterminer les rapports qui existe­raient entre eux et lui. Je désire purement et simple­ment définir les rapports existant entre des êtres réels. Or il n'y a pas d'autres êtres réels que les hommes. L'État est une organisation que les hommes associés ont établie parmi eux pour s'assu­rer la garantie de certains de leurs droits et pour pouvoir exiger l'acquittement de certains devoirs. Il n'y a que les hommes qui soient des êtres vivants, pensants, conscients. Par conséquent, le rapport que je cherche à dégager est un rapport entre les hommes, entre les associés eux-mêmes, et c'est de l'analyse des conditions du contrat régulièrement formé entre eux que je fais découler et l'idée géné­rale de ce rapport et les applications qu'elle comporte. [ ... ]

Ne parlons pas des rapports des individus et de l'État, parlons seulement des rapports mutuels des individus: il ne s'agit pas de savoir quelle limite l'autorité de l'État mettra à leur liberté, mais com­ment leur liberté se limitera d'elle-même, par leur consentement mutuel à des risques équivalents; la loi viendra plus tard pour sanctionner les conven­tions passées; mais, au moment de la passation du contrat, l'État n'est point partie en cause, ce sont les individus seuls qui sont en présence et il s'agit de savoir comment, entre eux, ils régleront leurs rap­ports sociaux, comment ils consentiront à mutuali­ser les risques et les avantages de la solidarité. L'État, comme dans le droit privé, devra être purement et simplement l'autorité qui sanctionne ces accords et assure le respect des conventions établies."

(La PhilosoPhie de la solidarité, pp. 52 et 90)

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La définition d'une telle procédure contractualiste pourrait d'autant mieux être entreprise qu'une percep­tion réaliste du sombre avenir de l'État-providence devrait imposer à ces néo-solidaristes de remettre en question et à plat tout le système actuel de protection sociale. L'auto­critique salutaire de celui qui, à la tête de l'État, s'est proclamé le « gardien de la solidarité nationale» serait le signal attestant qu'entre gens de bonne volonté aux options différentes mais également attachés à une liberté et une solidarité réconciliées, un compromis historique sur le respect mutuel des droits n'est pas impossible. Elle corrigerait un siècle et demi d'évolution vers toujours plus de solutions administratives arbitraires et stériles et annoncerait ce que devraient se proposer de faire les néo-solidaristes au pouvoir s'ils étaient sincères et si leurs seuls soucis étaient bien d'empêcher les injustices contraires aux Droits fondamentaux humains et de venir en aide aux vrais malheureux, à ceux qui ne peuvent s'aider eux-mêmes - en prenant la forme du ... post­scriptum que voici à la Lettre à tous les Français :

Libérer la solidarité : plaidoyer pour une communauté ouverte

"Que voulons-nous? Organiser une économie mixte de marché. Comment? En conciliant liberté, responsabi­lité et solidarité. ( ... )

Liberté, c'est l'encouragement à l'initiative; c'est la stimulation de la création dans tous les domaines, y compris dans le domaine économique. Responsabilité, cela veut dire que l'État joue son rOle, ['/Xe les règles du jeu et dispose dans la société française d'un secteur public qui doit avoir une large autonomie de gestion et peut corriger les erreurs ou prendre des initiatives. Solidarité, cela consiste à réduire les inégalités sociales, à refuser l'enrichissement sans cause et à mieux distri­buer".

(Pierre Bérégovoy, Le Monde, 20 décembre 1989)

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"Il serait faux d'affirmer que nos concitoyens sont dénués du sens de la solidarité. Ils aiment donner, ils aiment partager, mais à condition de savoir à qui ou avec qui, et pour quoi. Le succès des émissions de radio ou des actions des médias fondées sur l'entraide est signifu:atif à cet égard. On est solidaire de quelque chose ou de quelqu'un. On n'est pas solidaire dans l'absolu! l···]

La vraie solidarité, celle à laquelle croit la grande majorité de nos concitoyens, c'est celle qu'ils maftrisent, dont ils comprennent l'objet, celle dont ils peuvent répondre, celle dont ils sont responsables.

Or on ne peut pas répondre, lorsqu'on est un simple citoyenJ. de la solidarité nationale, d'une solidarité gérée par l'Blat, faute d'une information suffzsante."

(André Henry, Le Monde, 3 mai 1984) "Il Y a une approche nouvelle qui cherche à lier

intimement l'appel à la solidarité et l'appel à la respon­sabilité. Elle est faite de décentralisation, de participa­tion, d'insertion; elle recourt de préférence à l'action locale et associative. Elle a l'ambition d'inventer de nouveaux liens communautaires dans une société dont les structures traditionnelles ont éclaté. C'est une approche personnaliste."

(Alain Juppé, Le Monde, 17 février 1989)

« Depuis plus de dix ans maintenant, nous nous sommes toujours davantage engagés sur la voie d'une société plus solidaire, avec tou­jours plus de protection sociale et de redistri­bution. Nous avions cru et voulu par là avan­cer vers l'égalité et la justice sociale. Eh bien tout le monde le voit désormais et nous devons avoir l'honnêteté de le reconnaître et le cou­rage d'en tirer les conséquences, c'était une erreur et nous voici dans une impasse. Les nouvelles solidarités, comme nous disions, ont abouti à de nouvelles inégalités et de nouvelles injustices. Nous en payons et en 'paierons de plus en plus cher le coût finanCIer - mais aussi SOCIal et moral.

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« Les dégâts sont là, en effet, et le plus dur de la crise est à venir si nous ne faisons rien pour agir sur leurs causes et si nous n'assu­mons pas nos responsabilités. Vous en connaissez déjà les principales manifesta­tions : malgré nos appels à la raison, le déficit de l'assurance maladie provoqué par une consommation médicale quasi gratuite et effrénée (quatre fois plus élevée qu'aux Pays­Bas ou en Allemagne!) va en croissant; pour libérer les entreprises du poids du finance­ment d'une politique familiale sans justifica­tion réelle (nous sommes les seuls en Occident à en avoir une semblable) et préserver leur compétitivité compromise, nous en avons reporté la charge sur les contribuables qui doivent acquitter une contribution sociale généralisée de plus en plus lourde; les pré­lèvements obligatoires, déjà les plus hauts de la CEE, ont recommencé à augmenter et désespèrent les classes moyennes sur les­quelles ils pèsent principalement puisque ce sont leurs revenus qui alimentent la redistri­bution destinée à réduire les inégalités; nous voyons grossir les rangs de ceux qu'il faut bien appeler les abonnés de l'assistance parce que le volet« insertion» du revenu minimum n'a pas tenu ses promesses mal pensées et que son attribution laxiste a attiré des foules d'immi­grés supplémentaires qui en ont enflé déme­surément le nombre; notre système de retraite par répartition va droit à l'effondre­ment sauf si nous augmentons considérable­ment le taux des cotisations - ce qui commence à provoquer son rejet par les géné­rations de jeunes actifs; enfin, en dépit de tous nos efforts, le chômage des jeunes et de

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longue durée demeure si fort, de loin le plus élevé, là aussi, de la Communauté euro­péenne, qu'il pousse ses victimes maintenant à la révolte ...

« Bref, nous avons depuis longtemps trop demandé à la solidarité,jusqu'à en pervertir la finalité, nous avons dépa,ssé le plafond de la solidarité et notre cher Etat-providence s'est hypertrophié jusqu'à devenir obèse et contre­productif. Il craque de toute part et il sera inutile de le démanteler comme nous en accusent le PCF et la CGT: il va le faire de lui-même, imploser et s'autodétruire. Voyons les choses en face, aussi dure que soit la réa­lité : la France entière est devenue une société assistée où tout le monde s'ingénie à vivre aux dépens de la collectivité. Notre pays est devenu un immense cas social, un cas clinique que le monde entier prend pour un anti­modèle. Ce système de sécurité sociale totale et d'attribution constante de nouveaux droits sociaux dont nous étions si fiers car le plus avancé du monde est en effet si avancé que comme on le dit pour un fruit, il est en train de pourrir. Et qu'il génère plus d'insolidarité réelle que de vraie solidarité.

« Car il y a des dommages invisibles qui n'en sont que plus graves puisqu'ils mettent en cause non pas notre capacité d'atteindre les fins que nous nous étions fixées mais la légiti­mité même de celles-ci. Notre foi aveugle dans la socialisation et la politisation de la solidarité nous a conduits à réduire le champ de la liberté individuelle - valeur cardinale de notre Histoire - à une portion toujours plus congrue. Sous le louable prétexte d'éviter une société à plusieurs vitesses, nous avons trop

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réglementé et uniformisé les choix possibles en matière de protection. Sans vouloir y prêter suffisamment attention, nous avons favorisé la mise en place d'un nouveau conformisme moral insidieux, dissuadant nos concitoyens en désaccord d'oser émettre des opinions cri­tiques à l'égard de l'option majoritaire concer­nant l'emploi de leurs impôts et cotisations. Nous avons fini par atténuer le sens de la responsabilité personnelle, le goût d'entre­prendre dans le risque, la conscience de ce qu'est une vraie communauté - et même, c'est le comble, celui d'une solidarité authen­tique où chacun se préoccupe de lui-même d'aider qui en a besoin. Nous avons perverti le civisme: le rêve de trop de Français est d'être pris en charge, remboursé, indemnisé, sub­ventionné, aidé et materné; d'être délivré du devoir d'assumer le coût des grands choix de sa vie; de recevoir sans donner, de revendi­quer sans créer et d'avoir des droits sans devoirs. Parce que nous n'avons pas eu assez confiance dans ,l'individu et ses capacités d'ini­tiatives, notre Etat de droit s'est mué en celui du seul droit de l'État. Trop de « social» tue le social, et la solidarité ne se décrète pas plus politiquement qu'elle ne s'impose administra­tivement. A force de clamer « Solidarité, soli­darité! » dès que se posait un problème de société, nous l'avons banalisée, usée et vidée de tout contenu. Au point qu'il est à peine pos­sible maintenant d'invoquer ce mot frelaté, prêtant à toutes les confusions et équivoques - et qui ne veut plus rien dire parce qu'il veut tout dire et son contraire.

« Il nous faut pourtant le conserver car il n'y en a guère d'autres pour signifier l'indispen-

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sable lien qui, dans une nation civilisée, doit inciter tous les citoyens à s'entraider et à aider les plus faibles d'entre eux. A condition de la repenser, de recentrer cette solidarité natio­nale sur ses tâches fondamentales et de la libérer de la tutelle étatique et des interfé­rences avec des projets politiciens de redistri­bution forcée. Mais nous ne pouvons à cet effet nous contenter d'une solidarité confiée à la seule initiative privée ou associative comme le veulent nos concitoyens les plus légitime­ment attachés à la liberté individuelle. Qui doivent comprendre que son caractère pure­ment volontaire, donc facultatif et sélectif, ferait courir le grave risque de laisser des faibles pour compte, de les confronter à l'incertitude du montant et de la durée de l'aide reçue, d'aboutir éventuellement à une inadéquation de l'offre et de la demande, de rendre les personnes secourues trop dépen­dantes du bon vouloir des donateurs et enfin d'inutilement compliquer les démarches auprès d'offres d'aide atomisées. Nous devons tous consentir au maintien d'une obligation légale pour chacun d'une part de s'assurer auprès du prestataire de son choix contre les grands risques de l'existence, afin de ne pas se trouver un jour et même involontairement à la charge de ses concitoyens qui ne pourraient par humanité le laisser à la rue mourant de froid et de faim si la vie tournait mal pour lui. Et d'autre part de contribuer au financement d'un fonds national de solidarité garantissant une existence décente à tous ceux qui ne peuvent subsister par leurs propres moyens en raison de déficiences naturelles et donc s'assu­rer. Chacun admettra que ce sont là les condi-

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tions équitables de participation à une communauté ouverte à l'édification de laquelle nous devons travailler tous ensemble.

« L'assistance universelle et sans contrepar­tie ne pouvait plus durer: à chacun d'entre nous, au-delà de ce seuil minimal de solidarité, de prendre ses responsabilités. A l'instar de ce qu'avaient envisagé les Soviétiques en renon­çant à leurs dogmes faces aux contraintes de l'économie mais sans nous limiter, nous, à un simulacre, faisons notre «perestroika» du « social ». Préparons pendant qu'il en est encore temps la sortie collective et raisonnée d'un État-providence qui a largement fait la preuve de son inadaptation aux exigences du monde moderne mais aussi de sa nocivité croissante - et qui est de toute façon promis à l'effondrement. Remettons tout à plat dans ce domaine et inventons une vraie nouvelle soli­darité qui ne soit plus un retour déguisé à des formes de vie tribales et qui privilégie le consentement éclairé plutôt que la coercition arbitraire. Prenons acte du fait que nos socié­tés complexes sont composées de minorités aux préférences diverses qui doivent coexister en se tolérant mutuellement sur fond de quel­ques grandes valeurs communes - au lieu de se dominer par le jeu de la loi de la majorité. Et négocions enfin entre nous un contrat de civilité et de copropriété sur les bases qui viennent être indiquées. Pourquoi, à cette fin, ne pas mettre à profit les réajustements que va nous imposer en 1993 l'entrée dans le grand marché européen puisque cela mettra néces­sairement en cause cette «exception fran­çaise» qui nous a fait tant de mal en nous enfermant dans un système de solidarité

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sociale hypertrophiée incompatible avec l'évo­lution de nos partenaires?

« C'est dans cette perspective d'une indis­pensable réconciliation de la solidarité avec la liberté et la responsabilité individuelles que je vous soumets les propositions suivantes dont bien entendu l'esprit compte plus que la lettre:

« 1) Instituons un fonds public de solidarité directement contrôlé par des citoyens élus et exclusivement destiné à garantir de manière stable et durable des conditions matérielles et « morales» d'existence normales aux per­sonnes que leur état de santé ou leur âge rend objectivement incapables de subvenir à leurs besoins. Ce fonds serait financé par des contri­butions obligatoires pouvant cependant être versées à des institutions privées accomplis­sant la même fonction. Un individu peut refu­ser d'y consentir mais il renonce alors à sa qualité de citoyen et aux droits civiques s'y rapportant: s'il fait évidemment et de fait toujours partie de la société, il se met lui­même ainsi hors communauté.

«2) Pour tout individu adulte et valide, l'assurance contre les risques m~eurs de la vie (santé, chômage, retraite) est également obli­gatoire. Elle est librement contractée auprès d'opérateurs publics, mutualistes ou commer­ciaux en concurrence, qui peuvent pratiquer ou non une redistribution interne. Au-delà de ce seuil minimal de protection, les citoyens agissent comme bon leur semble.

«3) Lorsqu'un individu valide se trouve privé de ressources pour des circonstances indépendantes de sa volonté, il peut solliciter un secours provisoire devant l'inciter ou lui

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permettre de réapprendre à s'aider lui-même dans la vie en s'adressant à une agence, publique ou privée, vouée à ce type d'entraide et qui serait financée par des contributions volontaires déductibles des impôts. Cette aide conditionnelle prendrait la forme de prêts

. remboursables, d'allocations attribuées en échange de services d'intérêt général rendus hors marché ou d'offres de recyclage sur le marché normal de l'emploi. Elle cesserait dès qu'un emploi disponible quel qu'il soit est refusé.

«4) Lorsqu'un individu adulte et valide refuse d'occuper un emploi, il est tenu pour seul responsable de ce qui peut lui arriver. Une aide minimale d'ordre exclusivement matériel peut cependant lui être accordée si sa vie est en danger. Elle prendrait une forme délibérément peu agréable afin de rappeler à l'intéressé que son irresponsabilité et son inso­lidarité ne lui donnent aucun droit - et qu'il lui est possible d'aller en milieu rural désertifié se faire attribuer des locaux disponibles et d'y subsister paisiblement au vert en entretenant le paysage ou aidant les personnes âgées iso­lées. Au cas où il préférerait l'assistance pure et simple, cela entraînerait à titre symbolique la suspension de ses droits civiques et de sa capacité civile: on ne peut être à la fois assisté et citoyen, vivre abusivement de la générosité des autres et pouvoir décider de leur sort. Un citoyen pourrait refuser de contribuer à ce type d'aide en demandant que son versement soit attribué à une œuvre réellement humani­taire.

«5) La seule inégalité humainement inac­ceptable étant celle du chômage involontaire,

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un dispositif systématique d'optimisation des chances de tous ceux que leurs origines sociales ou la malchance desservent dans la recherche d'un emploi serait mis en place. Tout jeune dont la famille ne pourrait pour quelque raison que ce soit assurer les frais de formation intellectuelle ou professionnelle bénéficierait de chèque-éducation le mettant à égalité avec les autres. Tout adulte privé d'emploi contre son gré pourrait bénéficier de filières de requalification financées par les entreprises comprenant que c'est là leur inté­rêt et moyennant des crédits d'impôts.

«6) L'insuffisance de revenus due aux bas salaires serait réduite non par la redistribution forcée de la richesse installée mais par l'aug­mentation des salaires directs provenant de la réintégration des cotisations sociales et des charges « patronales» dans les rémunérations - ainsi qu'en agissant sur la formation des revenus« primaires» en particulier par l'amé­lioration des qualifications professionnelles des salariés les moins favorisés afin qu'ils puissent intervenir comme acteurs autonomes et respectés du marché.

« 7) Tout en voyant considérablement réduits les taux de ses tranches marginales, l'impôt sur le revenu devient universel en application de l'égalité devant la loi: chaque citoyen-contribuable devrait à proportion de ses revenus participer au financement des ser­vices véritablement publics - seule finalité d'une imposition libérée de tout projet de progressivité confiscatoire et de redistribution artificielle.

«8) Comme dans les autres pays dévelop­pés, il n'y aurait plus au niveau de l'Etat de

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« politique familiale» spécifique. La création et la charge d'une famille redeviendraient des affaires purement privées qu'il n'y a aucune raison de contraindre d'autres citoyens à sub­ventionner par des allocations ou des quo­tients discriminatoires. Lorsque des familles se trouvent dans le besoin, elles peuvent s'adres­ser aux fondations volontairement financées par ceux qui s'en sentent solidaires ou sollici­ter l'attribution des aides déjà prévues.

« Voici venue la fin du pouvoir omnipotent des hommes de l'Etat et des majorités abu­sives. Le règne des excès de l'Etat-providence et de sa pseudo-solidarité forcée a vécu. Peut enfin commencer le temps d'une commu­nauté et d'une solidarité retrouvées grâce aux­quelles aucun vrai faible ou « accidenté de la vie» ne sera matériellement et moralement abandonné. Et où tous ceux qui le veulent auront leur chance de devenir actionnaires de leur destin en respectant les droits fonda­mentaux de leurs concitoyens. Désormais, les hommes qui à la tête de l'Etat réapproprié par les citoyens ne sont que les serviteurs de ceux-ci et non plus l'inverse feront leurs ces fortes paroles que Lincoln adressait en 1860 au Congrès des Etats-Unis: "Vous ne pouvez pas créer la prosPérité en décourageant l'éPargne. Vous ne pouvez pas donner la force au faible en affaiblis­sant le fort. Vous ne pouvez pas aider le salarié en anéantissant l'emPloyeur. Vous ne pouvez pas favo­riser la fraternité humaine en encourageant la lutte des classes. Vous ne pouvez pas aider le pauvre en ruinant le riche. Vous ne pouvez pas éviter les ennuis en déPensant Plus que vous ne gagnez. Vous ne pouvez pas forcer le caractère et le courage

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en décourageant l'initiative et l'indéPendance. Vous ne pouvez pas aider les hommes continuellement en faisant pour eux ce qu'ils pourraient et devraient faire eux-mêmes." »

Se libérer de la solidarité sociale : appel à la désobéissance civile

"Si, comme je le crois vrai, la mise en commun ou la mutualisation des charges que j'ai énumérées figure incontestablement au nombre des conditions sans les­quelles un associé n'aurait pas consenti à l'association ou sans lesquelles il ne consentirait pas à y demeurer pacifiquement et volontairement, il s'ensuit que tout associé qui refuse de remPlir une des charges sociales qui lui incombent viole la loi du contrat. Il peut, s'il trouve ces charges excessives, sortir de la société. Nul n'a le droit de l'y retenir."

(Léon Bourgeois, PhilosoPhie de la solidarité. p. 91)

A n'en pas douter, la plupart des adversaires et victimes de la solidarité socialisante et forcée consentiraient volon­tiers aux concessions demandées pour que puisse prendre corps cette communauté détribalisée et relativement désé­tatisée. Bien sûr, il leur en coûterait d'accepter des disposi­tions allant contre leurs Droits individuels: le maintien d'un secteur public toujours guetté par la bureaucratie et d'un Etat encore interventionniste; la persistance d'impôts sur le revenu et d'une obligation légale d'entraide sociale. Il n'y aurait pourtant plus que demi­mal: cela permettrait peut-être d'éviter les effets pervers d'un certain angélisme libertarien - et, après tout, les néo-solidaristes auraient également fait une partie du chemin. Sachant que les solutions idéales ne se réalisent jamais parfaitement en ce monde et se sachant une mino­rité parmi d'autres avec qui ils doivent cohabiter, les « individualistes» feraient partie de ces hommes de

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bonne volonté œuvrant à l'avènement d'une société plus responsable où ils trouveraient bien plus que maintenant leur compte.

Mais à défaut du meilleur, même le mieux n'est pas souvent sûr. Car rien, tant s'en faut, ne laisse supposer que la majorité des profiteurs de la solidarité sociale soit disposée à partager... le pouvoir, à renoncer à la satis­faction intégrale de leurs fantasmes idéologiques ou à leurs «acquis ». Et donc à rechercher un compromis raisonnable avec ceux qu'ils exploitent et qui n'adhèrent pas à leur genre de « cohésion» et de «justice sociale ». Derrière le paravent de la solidarité, trop d'intérêts sor­didement égoïstes sont en jeu pour que sans contrainte extérieure (l'implosion du système) la coalition des hommes de l'Etat, des lobbies providentiaturistes et des assistés sociaux consente à négocier. L'arrogance démago­gique des entrepreneurs de bonheur public et l'accoutu­mance à l'irresponsabilité douceâtre chez les titulaires de « droits sociaux» passifs risquent d'être telles que malgré la multiplication des signes avant-coureurs de l'apoplexie de l'Etat-providence (le plus symptomatique de ces aver­tissements du destin ne fut-il point le spectaculaire effon­drement du panneau «Solidarité» constituant avec « Liberté» et « Justice» le slogan proposé le 18 mars 1990 aux regards des participants au congrès du Parti socialiste à Rennes ?), le plus probable est qu'ils tentent à tout prix de préserver «Big Mother» et même d'en accroître encore l'emprise sur la société.

Les individus épris de liberté et de responsabilité doivent donc plutôt s'attendre au pire: continuer de subir un système sans cesse plus solidaritaire où leurs droits fondamentaux seront bafoués, où leurs valeurs seront ignorées et méprisées, où ils ne pourront pas vivre selon les principes qu'ils estiment justes. Si ce scénario-catas­trophe se vérifie, la situation deviendra intolérable pour qui continue à se faire une haute idée de sa dignité et de sa fierté - et entend vivre sa vie en adulte propriétaire de

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soi. Les libertariens n'auront alors pas le choix, il leur faudra entrer en résistance contre l'abus de pouvoir des hommes de l'Etat et des majorités qu'ils manipulent. Cela leur demandera d'abord de faire violence à certaines de leurs habitudes les plus chères car au contraire des néo­solidaristes qui veulent perpétuellement convertir les autres à leurs convictions ou leur imposer leur domination et ont donc spontanément tendance à se comporter en croisés-militants, les «individualistes» préfèrent s'occuper chacun de leur côté de leurs propres affaires sans chercher à convaincre les autres du bien-fondé de leur choix et encore moins à les contraindre à adopter leurs valeurs et genre de vie (Nietzsche: " ... la prudence de leur orgueil leur commande de ne pas se mêler inutilement des affaires d'autrui, et ils aiment que chacun - à commencer par eux-mêmes, s'aide soi-même et joue ses propres cartes.", Aurore, § 137). Ils ne s'y aventureront pas davantage en s'oppo­sant à l'oppression de l'Etat-providence, mais devront cependant se résoudre à s'organiser pour exiger que soit enfin légalement reconnu leur droit de pouvoir vivre selon leurs préférences éthiques - sans gêner personne. Ce qu'on commence à murmurer même en Union sovié­tique ne pourrait-il donc avoir droit de cité dans la France solidaritaire de François Mitterrand (Vladimir Reznit­chenko : "En parlant de protection des droits des minorités, il ne faut pas oublier: la Plus petite minorité, c'est précisément l'indi­vidu ... ", Etudes soviétiques, mai 1990)? Faute d'une négocia­tion sur les conditions de sortie collective de l'Etat-pro­vidence, la minorité libertarienne devra chercher à faire légalement reconnaître son Droit d'en sortir pour son propre compte ou sinon à le prendre. Il se pourrait alors qu'on voie les plus décidés des partisans de la liberté individuelle appeler les membres des classes moyennes rackettées, les pauvres qui veulent s'en sortir par eux­mêmes, les créateurs de richesse spoliés du résultat de leurs initiatives, c'est-à-dire tous les libertariens qui s'ignorent ou n'osaient pas se manifester - à se libérer du

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système de solidarité sociale en faisant pacifiquement sécession de l'Etat-providence et en entrant en désobéis­sance civile. Voici à quoi pourrait ressembler l'appel à cette forme de résistance la plus civilisée quand la civilité est dégradée par ceux-là mêmes qui prétendent avoir pour mission de l'assurer et qu'il ne reste plus d'autre choix aux citoyens scandalisés que le « poujadisme ultra­démocratique » :

« Au nom d'une solidarité forcée et détour­née de son sens, nous sommes toujours plus dépossédés de nos Droits individuels fonda­mentaux par la classe politique, ses techno­crates et bureaucrates, ses idéologues et ses clients - sans oublier ses petits potentats locaux. Nous avons maintenant largement dépassé l'overdose de prélèvements obliga­toires et il n'y a plus d'espoir que cette situa­tion cesse avant que la machine folle et inique de l'Etat-providence ne s'autodétruise, ce qui peut prendre encore plusieurs années sur les­quelles nous ne voulons pas faire une croix: nous n'avons qu'une vie. Le moment est donc venu de dire: ça suffit, nous ne voulons plus être solidarisés malgré nous et à leur manière.

« Nous n'acceptons plus d'être les esclaves des prédateurs et des parasites; de devoir être responsables des irresponsables et solidaires des in solidaires ; et d'être nous-mêmes infanti­lisés par la« protection sociale ». Nous n'avons signé aucun contrat nous engageant à travail­ler pour les abonnés de l'assistance ou don­nant le droit aux hommes de l'Etat de nous contraindre à travailler à leur profit. Nous refusons d'être plus longtemps victimes des alibis de la « cohésion sociale» ou dupes des truquages légitimant la «politique fami­liale » : nous ne sommes pas membres d'une

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grande tribu. Notre amour de la liberté étouffe sous le poids de leur système où par­tout l'emporte la contrainte sur le choix, le collectif sur l'individuel et le contrôle sur la confiance. Nous en avons assez des bondieuse­ries sociales sur les « exclusions» et la « société à deux vitesses» destinées à nous culpabiliser pour entretenir les maîtres et les obligés d'une charité publique insatiable - alors que c'est leur système d'éducation, leur fiscalité discri­minatoire et leur conception collectiviste de l'habitat qui ont produit l'essentiel de la pau­vreté, de la précarité et des inégalités qu'ils veulent nous faire payer à leur place. Nous n'avons aucun besoin de la tutelle d'un Etat­assistante sociale pour savoir ce que nous avons à faire - et le faire. Nous ne croyons plus possible de corriger les abus de ce système car il est par lui-même un abus de pouvoir. Bref, nous ne supportons plus de devoir vivre contre nos principes, sous le règne d'un social­fascisme ordinaire et de réglementations croissantes de ce qui doit relever de notre liberté.

« Malgré tout, nous ne voulons pas « voter avec nos pieds » et quitter ce pays que nous aimons et serions les premiers à défendre en cas de besoin. Non par un civisme désormais privé de toute signification par ceux qui l'invoquent sans cesse et le pratiquent si peu. Mais parce que nous y sommes chez nous, que nos familles y ont leur histoire et qu'il n'y a aucune raison que nous renoncions à l'exer­cice de nos droits naturels d'hommes libres et pacifiques d'y vivre à notre gré en respectant ceux des autres. Objecteurs de conscience contre la solidarité socialisée, nous exigeons

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un statut de « résidents nationaux» s'acquit­tant exclusivement du coût des services publics qu'ils utilisent et prêts pour le reste à vivre en situation d'« apartheid» volontaire. Nous voulons reprendre notre liberté - cette liberté sans laquelle il n'est pas de vraie solida­rité - et divorcer d'une société où a été rompu, non de notre fait, le contrat moral entre gouvernants et gouvernés, majorité et minorité. Nous allons déboucler cette ceinture de sécurité sociale qu'on nous a imposée et qui nous oppresse pour autogérer notre propre protection comme nous l'entendons, échanger et contracter avec qui nous souhaitons, aider qui nous choisissons - et laisser ceux qui le veulent faire l'Etat-providence entre eux. Nous ne demandons rien à personne, sinon qu'on nous laisse en paix vivre en hommes adultes, capables de prendre pleinement la responsabilité de notre vie et de ceux qui dépendent de nous.

« Aux hommes de l'Etat, nous disons « Lais­sez-nous faire» car nous ne sommes plus déci­dés à nous laisser faire. En cas de refus, nous nous considérerons en état de légitime défense et nous aurons recours à tous les moyens non violents d'opposition à ces lois que vous ne respectez pas vous-mêmes: en portant systématiquement plainte contre vos actes de délinquance en col tricolore, en lan­çant de vastes campagnes d'incitation à encore plus d'abstentionnisme lors des consultations électorales afin de priver votre démagogie solidariste de sa prétendue légitimité démo­cratique, en boycottant autant que faire se peut toutes les entreprises que vous vous êtes appropriées en les nationalisant, en refusant

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partiellement de payer l'impôt-racket et en créant des réseaux d'échange privés et discrets échappant à votre inquisition fiscale. Peut-être irons-nous jusqu'à faire la grève de cet esprit d'entreprise dont le produit seul vous permet de faire les généreux à nos dépens. Ou à devenir à notre tour des assistés volontaires afin d'accroître les déficits de votre système de protection-redistribution et d'en hâter la chute. Ou encore à revendiquer l'octroi de nouveaux «droits sociaux» (ce fameux revenu social garanti dès la naissance, ou bien le droit à la réussite scolaire assurée si l'on appartient à un milieu défavorisé ou encore le droit au partenaire amoureux fourni par l'Etat et à une indemnisation en cas d'échec) afin de le faire sombrer dans l'absurde et la dérision. Il y a tant de manières spectaculaires ou discrètes de désobéir à votre nouvel ordre moral. Et de redonner vie aux propos qu'Henry Thoreau tenait il y a un siècle et demi: "Un gouvernement où la majorité tranche de tous les problèmes ne peut être fondé sur la justice, telle que les hommes l'entendent. Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne seraient pas les majorités, en quelque sorte, qui trancheraient du bien et du mal, mais la conscience - où les majorités ne tranche­raient que des questions auxquelles s'applique la loi d'opportunité? Le citoyen doit-il jamais un instant, si peu que ce soit, abdiquer sa conscience au législa­teur? A quoi bon la conscience individuelle alors? l···]

Je n'ai jamais refusé de payer la taxe de voirie, parce que je suis aussi désireux d'être un bon voisin que je le suis d'être mauvais sujet ... Ce n'est pas en raison d'un article particulier de la feuille d'impôt que je refuse de payer, je désire simPlement refuser

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toute allégeance à l'Etat, m'en retirer et m'en tenir affectivement éloigné. [. . .] Il n y aura jamais d'Etat réellement libre et éclairé tant que l'Etat n'en vien­dra pas à reconnaître l'individu comme une puis­sance suPérieure et indéPendante dont découlent tout son propre pouvoir et toute son autorité, et tant qu'il ne le traitera pas en conséquence. Je me plais à imaginer un Etat enfin qui puisse se permettre d'être juste envers tous les hommes et de traiter l'individu, avec respect, en voisin; qui même ne trouverait pas incompatible avec son repos que quelques-uns s'en retirent, sans se mêler de ses affaires, et sans tomber sous déPendance, tout en remplissant tous les devoirs de voisins et d'hommes." (La Désobéissance civile, pp. 6, 46 et 58/9 de la traduction des Editions Utovie, 1989).»

Est-il excessif de réagir avec tant de vigueur au déni de justice que représente le régime de la solidarité forcée? On pourrait le penser car pour un esprit libre, ce qui se passe dans la société n'a jamais une telle importance que cela vaille la peine de s'en émouvoir outre mesure et d'y consacrer plus de précieux efforts qu'il n'en faut. L'essen­tiel se passe ailleurs - et à considérer sereinement les choses, la vie sous l'Etat-providence même « amélioré» par les néo-solidaristes et pour désagréable qu'elle soit n'a rien qui évoque le Goulag ni une vallée des larmes. Le libre individu l'est grâce à cette première des vertus qu'est la confiance en soi: il puise là son bonheur de vivre avec et pour ceux qu'il a choisis, et il n'a à cause de cette force intérieure jamais grand-chose à redouter du social et du politique quand ceux-ci tentent de l'envahir. Il fera de toute façon ce qu'il a envie de faire et saura toujours se tirer d'affaire. Mais il y parviendra plus difficilement et pourra manquer de se perdre dans l'affrontement des obstacles artificiels que le solidarisme dresse sur son che-

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min. Surtout, son attention sera détournée des vraies préoccupations qu'un homme rencontre dans la conduite de sa vie: savoir s'accomplir, jouer avec le désir, négocier avec l'angoisse que peut faire naître la pleine responsabi­lité de soi. Est-ce alors vraiment trop demander que lui soient épargnées toutes ces intrusions arbitraires et pesantes d'une « protection» sociale qui l'agresse inutile­ment? Et qui ne peuvent que le décourager d'assumer ses devoirs de solidarité à l'égard de ceux qui sont moins bien pourvus de cette providentielle confiance en eux-mêmes et que la condition d'assisté ou d'exploité n'aide certaine­ment pas à devenir ce qu'ils pourraient être? Pouvoir encourager qui veut prendre la responsabilité de sa vie mais n'y parvient pas seul, c'est aussi un droit que l'on ne peut exercer sans être libre d'agir comme on le veut -sans que l'Etat ne s'en mêle plus qu'il ne faut...

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Annexes

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Annexes *

1. La « solidaromania » de la gauche

a) François Mitterrand (suite) :

"Les quelques heures que nous venons de passer ensemble, outre le plaisir qu'elles m'ont donné, ont été l'occasion aussi de quelques étapes qui illustrent, qui mettent en relief cette valeur essentielle de toute société humaine, ce besoin permanent de tous les âges et de tous les temps, celui de la solidarité.

Qu'est-ce qu'une caisse d'allocations familiales? Celle que nous avons vue, sinon le moyen institutionnel d'une solidarité essentielle pour l'avenir de notre pays qui s'exprime à l'égard des familles, qui cherche à réduire les inégalités de revenu, les inégalités de logement pour donner à tous, et particulièrement aux enfants, le maxi­mum de chances ( ... )

* Sans la moindre prétention d'exhaustivité et à titre documentaire figurent ici quelques fragments particulièrement éclairants du discours solidariste actuel ou « historique ».

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Je m'attarde un moment sur ces caisses d'allocations familiales, sur ce qui m'a été montré, sur les conversations que j'ai pu avoir, fort instructives, avec les personnes qui y travaillent. Leur mission qui vient d'être renouvelée, élar­gie est encore celle de la solidarité, d'une solidarité élé­mentaire, celle qui s'adresse aux plus pauvres, à ceux qui sont menacés d'exclusion, à ceux qui n'ont plus rien ( ... )

Nous voilà maintenant dans ce beau bâtiment, qui démontre lui aussi ce que peut être une solidarité agis­sante. Je reprendrai le même argument que tout à l'heure: qu'est-ce, en effet, que ce lieu où l'on s'occupe de l'assurance maladie, sinon l'endroit où se concrétise par le jeu des prises en charge financières la solidarité voulue par notre société afin de faire reculer la maladie, la douleur, le chagrin, et pourquoi pas, la mort? Quelle plus noble ambition que d'assurer l'égalité de tous devant l'accès aux soins pour assurer ce bien si précieux que l'on appelle la santé ( ... )

Au passage, entre les deux immeubles, nous nous sommes arrêtés sur la place de la solidarité et j'ai, avec vous, admiré le ruban de Moebius belle œuvre archi­tecturale, je crois réalisée par un Lillois, Marco Slinckaert. Je veux saluer son talent, la signification symbolique de cette chaîne sans fin, inaltérable de la solidarité qui doit répondre à l'autre chaîne également inépuisable, celle du malheur ou celle du désespoir. Il faut pouvoir constamment répondre aux malheurs et aux souffrances de la condition humaine et si l'on organise entre nous la solidarité nécessaire, on y parvient souvent. On panse bien des plaies. On assure à quiconque le sentiment, dont on a tant besoin, qu'il n'y a pas de solitude définitive, mais que les autres sont proches, ou sont prêts de le devenir, pour peu qu'on les y invite, qu'on les y incite, pour peu qu'on s'organise. Une des missions du gouvernement de la République, c'est d'organiser, de rendre possible cet effort national.

Cette solidarité locale, elle est liée à la solidarité natio-

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nale, cette solidarité nationale qui a trouvé un point d'orgue en 1945 avec l'institution de la Sécurité sociale. Mais tous les 10 ou 15 ans, ce débat revient à la surface. On dit "mais la France ne pourra jamais tenir en état un système de solidarité aussi lourd et aussi complexe" et chaque fois qu'il m'a été donné d'intervenir sur ces choses, j'ai dit "halte-là! C'est l'une des grandes conquêtes depuis 1789; avec les droits de l'homme affirmés et la souverai­neté du peuple, la Sécurité sociale jalonne l'une des grandes conquêtes d'une société sur elle-même pour assu­rer entre tous ces membres la solidarité nécessaire". Pre­nons garde à ne pas toucher, ni aux principes, ni à la pratique. Quand on veut trop toucher à la pratique, on finit par altérer les principes. On ne peut bâtir une société où selon que l'on soit riche ou pauvre, on aurait un droit différent à la solidarité des autres. Je suis sûr que les Français n'en veulent, n'en voudront pas et je les appelle une fois de plus à considérer avec le plus grand sérieux la manière de gérer ce patrimoine commun qu'est la Sécurité sociale mais en même temps à conserver ferme­ment le respect d'un principe devenu fondamental ( ... )

Il faut constamment chercher à adapter le financement des dépenses, mais à la condition de ne jamais altérer le principe même qui fait que les Français riches ou pauvres ont le même droit à la santé, à la protection, à la solidarité nationale ( ... ) Tout cela [il s'agit du RMI] représente à mon sens, comme la Sécurité sociale, dans un domaine plus limité, limité à quelque 400 ou 500 000 personnes, un droit reconnu dès les premiers jours par la grande Révo­lution française et qui faisait, de cette solidarité active, un principe de base de notre démocratie ( ... ) Car il me paraît évident que puisque l'Europe doit représenter un progrès pour tout Européen membre de la Communauté des 12 pays qui la composent, c'est toujours dans le sens du progrès c'est-à-dire du plus grand nombre de droits, d'une solidarité plus vivante, et non pas dans l'autre sens que l'on doit se diriger ( ... )

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Mais tout de même ne peut-on espérer et vouloir que le mouvement continu de ceux qui se sont libérés de leurs chaînes au travers des luttes passées se poursuive, ne peut-on espérer et vouloir que l'Europe leur apporte un moyen nouveau de conquérir ces droits fondamentaux qui s'appellent toujours Liberté, Egalité, Fraternité, Sou­veraineté du peuple et finalement Solidarité." (Lille, 6/02/ 89)

"Vous avez dit l'essentiel dans la première partie de votre exposé en rappelant les raisons d'être de la Mutua­lité. Pourquoi êtes-vous assemblés? Parce que vous avez voulu associer vos efforts afin de réaliser le grand œuvre de solidarité nationale dont nous avons tous tant besoin et qu'a symbolisé, à votre demande, le sculpteur César, avec ces deux mains unies, entrelacées ( ... )

Il en va de même de toutes choses et je voudrais vraiment que vous sachiez à quel point dans mon esprit, la notion de solidarité, qui vous inspire, rejoint totalement l'enseignement de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'inspiration des fondateurs d'il y a deux siècles, qui s'inscrit exactement dans le mouvement d'une époque où les droits et les libertés politiques avaient été perçus et clairement définis, mais non pas les libertés collectives, ni les libertés sociales." (Paris, 2/06/89)

"Est-ce que l'on cédera aussi à cette autre mythologie qu'est la notion de supériorité de l'assurance par rapport à la solidarité. Mais qu'est-ce qui fonde les mécanismes de la protection sociale sinon la solidarité elle-même entre actifs et retraités, bien portants et malades, célibataires et char­gés de familles? La liste est longue.

Un autre point dont il faut se garder, et là je m'adresse à un public de spécialistes, d'experts, de praticiens. (Ils sont à la fois témoins et acteurs) : je crois qu'il n'y a pas de supériorité de l'individuel par rapport au collectif. La protection sociale, elle est due à quoi? Sans doute à beaucoup de bonne volonté, à beaucoup d'initiative parti-

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culière, mais que serait-elle sans les militants des organisa­tions syndicales, patronales, mutualistes, sans les gestion­naires des régimes sociaux.

C'est une troupe constamment debout sur le terrain, constamment disponible qui fait souvent entendre sa pro­testation mais au-delà de cette protestation n'est-ce pas aussi le cri de la solidarité, le désir de servir qui inspire ces légions de femmes et d'hommes que sont les mutualistes et les syndicalistes.

Moi, je pense que la seule réponse qui vaille c'est celle que j'ai entendue tout à l'heure, André Bergeron, c'est la solidarité et la solidarité elle comprend tout le concept et tous les termes que je m'efforce sinon de développer, du moins de citer, pour ne pas trop prendre sur votre temps. C'est la solidarité ( ... )

Mesdames et Messieurs, j'entends dire ici ou là que la solidarité serait une valeur dépassée, peut-être même qu'elle pèse trop lourd au risque de les atteindre sur les forces des Français. Eh bien moije pense que les peuples forts sont précisément les peuples solidaires!

Certes, la compétition économique suppose que l'éner­gie et les talents individuels puissent s'exprimer librement à condition que cette liberté ne s'exerce pas à l'encontre de ce qui fonde notre volonté de vivre ensemble.

Qui pourrait croire un seul instant qu'un pays divisé se montrerait durablement plus compétitif que les autres et surtout que les pays qui eux seraient et cohérents et solidaires?

Voilà pourquoi je reprendrai ce qui devient une sorte de refrain mais il a besoin d'être entendu plus souvent encore! Voilà pourquoi la cohésion sociale est la clef de voûte de notre unité nationale! Engagée dans la construc­tion européenne, la France a besoin plus encore d'unité et cette unité, elle passe bien entendu par un plus juste partage des efforts et de la richesse." (Paris, 7/06/89)

"N'opposons pas les termes fraternité et solidarité. Le

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premier a une résonance plus morale, le second, une résonance plus sociale. Mais ils veulent dire la même chose. Il appartient à l'Etat d'organiser et de garantir la solidarité nationale. On ne peut pas attendre cette solida­rité des seuls bons sentiments individuels. Mais comment voulez-vous que la fraternité demeure quand personne ne connaît l'autre? J'incrimine à ce sujet l'absence de civilisa­tion urbaine. Un des grands torts de notre démocratie est de ne pas avoir aménagé la mutation entre la société à dominante rurale d'avant 1914 et la société à dominante urbaine d'aujourd'hui. Les villes ne sont pas faites - et c'est dommage - pour la relation, la communication entre les gens. On ne se connaît pas, on se rencontre si peu ... Il n'est pas de pire solitude que celle qui prévaut dans la foule. L'absence de convivialité disloque notre société." (Entretien accordé à l'Express, 14/07/89)

b) Michel Rocard :

"La troisième référence est la solidarité. Elle est tout aussi une valeur morale. Le mot est entré maintenant dans le patrimoine linguistique national. A ce titre il évoque d'abord une manière moins conflictuelle d'aborder les problèmes de l'injustice et de l'inégalité. Mais on retrouve ici un des éléments de l'identité de la gauche : pour la droite, la solidarité s'achève à l'ensemble d'individus pris un par un. Pour la gauche, c'est bien au-delà de cet aspect, d'une solidarité entre groupes sociaux qu'il s'agit. Pour n'être pas le moteur exclusif de l'homme, la lutte des classes n'en subsiste pas moins.

Le fait d'aborder le problème des inégalités par le concept de solidarité plutôt que par celui de lutte de classes implique non pas l'oubli des conflits qui traversent la société mais simplement la volonté de les résoudre par des procédures de dialogue démocratique et de compro­mis plutôt que d'en espérer la solution grâce à la victoire physique et politique d'une classe sur une autre ( ... )

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C'est naturellement cette référence, la solidarité, qui légitime tout l'effort national de protection sociale. Mais le concept va plus loin. Le traitement des déséquilibres et des inégalités interrégionaux, des déséquilibres ville/cam­pagne et des déséquilibres intercommunautaires est aussi une affaire de solidarité. C'est en fait toute la réflexion des socialistes sur cette référence, maintenant que nous savons aussi que l'égalité absolue est destructrice de toute motivation à produire. Quel est alors le niveau acceptable des inégalités, comment diminuer l'inégalité des chances? On voit que le concept de solidarité ne concerne pas que l'argent mais le savoir et la culture, et finalement la diffusion du pouvoir. Et nous savons maintenant qu'elle concerne aussi la répartition du travail." (A l'université d'été des Arcs, 5/09/86)

"La solidarité n'est pas la bonne conscience de la moder­nisation, elle est la condition de sa réussite. Parce qu'elle donne tout son sens au respect de l'autre, au respect de la dignité humaine. [ ... ]

Il faut ici lever toute équivoque: l'impôt sur la fortune est une contribution de solidarité, pas une revanche contre les riches.

C'est pourquoi, selon nous, le principal problème posé, mais il est très épineux, concerne non pas le principe de l'impôt, mais la définition du meilleur équilibre entre la solidarité nécessaire et la pertinence économique.

C'est une simple question de bon sens: une imposition trop forte, à l'heure où s'ouvrent les frontières, inciterait à la fuite des capitaux, conduirait à ce que le potentiel d'investissement aille irriguer les entreprises de nos concurrents de préférence aux nôtres, en même temps que cela pourrait décourager les activités qu'il nous faut stimuler.

En sens inverse, une taxation symbolique - qui, elle, serait purement idéologique - ne produirait pas les sommes nécessaires à la solidarité voulue par tous. [ ... ]

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Une solidarité bien gérée, c'est le sens de notre action dans le domaine de la sécurité sociale aussi. Il sera sans doute nécessaire et il est légitime que nous assurions par la solidarité entre actifs et inactifs l'équilibre fragile de l'assu­rance vieillesse. [ ... ]

La solidarité est également un lien essentiel qui unit les hommes et les femmes face aux grandes mutations indus­trielles. Elle est la condition de la modernisation de notre économie. [ ... ]

La solidarité est enfin que chacun, et particulièrement les plus modestes, ait une part équitable des fruits de la croissance. La revalorisation du SMIC, décidée ce matin par le Conseil des ministres, pour modeste qu'elle soit n'a pas d'autre signification. Ce n'est qu'ainsi que nous obtien­drons l'adhésion de tous à une croissance saine et équili­brée.

Je viens de vous parler de solidarité. Elle ne sera forte et durable que grâce aux performances de notre économie." (Discours devant l'Assemblée nationale, 30/6/88)

"Que sont en effet, les nouvelles solidarités qui nous ont fait jusqu'ici défaut, sinon le dépassement du seul Etat­providence, et l'affirmation par la société tout entière d'une éthique de solidarité et de fraternité renouvelée et approfondie? [ ... ]

En ces temps de bouleversements et d'inquiétudes, l'émergence de nouvelles solidarités n'est pas un luxe, c'est une nécessité. Car c'est le renforcement de notre tissu social qui fera la capacité créatrice de notre pays, en cette fin de siècle qui doit voir son affirmation au sein d'une Europe plus unie et plus forte." (Colloque sur les « nou­velles solidarités », 11101189)

"En fait, le retour de la croissance pose dans des termes différents le problème des efforts qui doivent être parta­gés, des solidarités qui doivent être renouées [ ... ] Mais mieux équilibrer les revenus, c'est aussi, en aval, améliorer la redistribution sociale et faire progresser la solidarité [ ... ]

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(L'action du gouvernement) répond aux défis nouveaux que le début de la décennie 80 a fait surgir avec brutalité; elle répond aux défis que nous devrons relever pendant la décennie 90: partager les efforts que nous impose un environnement international plus dur, renouer les solida­rités pour renforcer la cohésion sociale." (Allocution devant le Conseil économique et social, novembre 1989)

c) Quelques-unes des autres voix du Parti socialiste:

"Morale prêchée par les plus forts à l'usage des plus faibles, en réalité, la dogmatique libérale désarme morale­ment la France et l'Europe et est un facteur de diminution de notre vitalité nationale et sociale parce qu'elle met en danger notre aptitude à nous défendre et à prendre conscience de ce qui est à défendre. La conscience des vrais enjeux (guerre économique, déclin de l'Europe, éclatement de la société française et vassalisation de la France) disparaît. L'intérêt national se dissout, l'intérêt général même devient le sous-produit du marché. La solidarité sociale n'existe plus. [ ... ]

Dans l'ordre social, la république appelle la défense du service public, partout où il est utile au peuple; elle n'interdit nullement sa remise en cause dans ses abus, mais elle impose un devoir de solidarité, ce nom moderne de la fraternité ( ... )." (Rapport préparatoire au colloque du CERES, 19/04/1986)

"La Sécurité sociale telle qu'elle existe en Europe est à la fois une conquête des salariés et un outil de la politique sociale. Sa base philosophique est la solidarité et le partage organisés et garantis par l'Etat (mais pour la France non gérés par lui). Par là, elle s'oppose aux systèmes d'assu­rances individuelles ou par entreprises dont les Etats-Unis ou le Japon se sont faits les champions. [ ... ] Ou nous faisons évoluer notre système en gardant ce qui en fait l'essence, c'est-à-dire la solidarité nationale et la volonté de l'utiliser pour réparer les injustices de la vie. Ou nous le

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changeons en donnant une large place au sauve-qui-peut individuel par le biais de ce qui s'appelle assurance, épargne, etc.

Ce choix est un choix clair de société. Il faut le traiter comme tel. Si l'on veut attaquer notre système de protec­tion sociale parce qu'il est un symbole de la philosophie social-démocrate, il faut le faire à visage découvert, en attaquant ses principes, ses bases avec le courage politique correspondant." (Claude Allègre, responsable des experts du PS, le Monde 26/05/1987)

"Même s'il nous choque, le pape n'a pas tort, effective­ment, de dire que l'Europe s'enferme dans ses petites ambitions matérialistes, ses égoïsmes, renonce à sa voca­tion et à son rôle historique, qu'elle risque de succomber dans l'angoisse et l'insignifiance, au lieu de promouvoir une civilisation mue par des valeurs de solidarité et d'espé­rance. [ ... ]

Nous n'avons pas compris à temps qu'il fallait nous battre, et en même temps être solidaires, et généreux. L'individualisme a causé des ravages. Certes nous avons parlé des droits de l'homme, c'est bien, mais en oubliant l'autre paramètre: la solidarité vécue dans une aventure collective. Pour moi, qui demeure attaché au personna­lisme communautaire d'inspiration chrétienne, il a man­qué précisément cette dimension communautaire [ ... ] (Les principes éthiques pour relancer l'Europe) sont aussi essentiels pour les croyants que pour les non-croyants: la liberté des individus, la solidarité entre eux, la démocratie pluraliste. Mais la mise en œuvre de ces principes n'est pas possible sans l'exercice par chacun de sa pleine responsa­bilité dans les collectivités auxquelles il appartient et plus largement à l'égard des autres. En d'autres termes, le rayonnement des Européens dépend de leur générosité à l'égard de l'extérieur. Car l'Europe est dépositaire, même si elle n'est pas toujours consciente, d'un modèle qui échappe à la fois au capitalisme libéral et au totalitarisme marxiste. La doctrine sociale de l'Eglise propose précisé-

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ment des voies différentes que développe puissamment Jean-Paul II dans sa dernière encyclique « Sollicitudo Rei Socialis » sur le développement. S'il y a un domaine dans lequel l'Europe a frôlé, je ne dis pas épuisé totalement, ce principe de solidarité et de générosité, c'est bien celui-là." (Jacques Delors, le Monde, 11/10/1988)

"La solidarité doit pouvoir trouver son propre chemin, parfois ses propres moyens, vis-à-vis de la croissance économique qui, même si elle revient durablement au rendez-vous, ne pourra à elle seule assurer ni le progrès, ni la solidarité sociale.[ ... ]

Les nécessités de la solidarité doivent imprimer leur marque au mouvement économique et social lui-même.

D'autre part la cohésion sociale est, plus que jamais, un fondement majeur de notre épanouissement. L'entreprise taylorienne ne voyait en l'homme qu'un simple facteur de production. Aujourd'hui, recherche, innovation, créati­vité, dialogue, ne sont plus des éléments externes, ils sont des éléments essentiels du travail et de la vie dans cette collectivité solidaire qu'est l'entreprise, qu'elle doit deve­nir de plus en plus. j'observe d'ailleurs avec étonnement qu'au moment où nous imputons une bonne partie du succès économique de nos concurrents - le Japon, l'Alle­magne fédérale - à une cohésion sociale forte, les experts en libéralisme absolu prétendent fonder la réussite écono­mique sur la rupture des règles qui font chez nous les solidarités des citoyens. .

Tout cela me conduit à penser que nous devons réexa­miner les choses dans une optique assez neuve : la solida­rité - qui n'est pas la charité - ne doit plus seulement viser à recoller les morceaux, elle doit aussi, chaque fois que c'est possible, contribuer à éviter la casse. Elle ne doit plus seulement être la réponse de l'urgence, elle doit être aussi l'intelligence de la prévention. C'est en ce sens que les liens entre solidarité et travail, solidarité et entreprise, solidarité et ville sont essentiels. [ ... ]

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Le lieu où presque tout se décide et se dessine, le lieu privilégié de l'apprentissage des solidarités nouvelles, de l'exemple de l'égoïsme ou de la générosité, le point focal de l'égalité des chances ou de l'élitisme social réside en définitive dans le triangle enseignement-formation­culture. Les visages, les comportements de l'enseignant, du parent d'élève, du camarade, les écrans de télévision devant lesquels nos enfants passent plus de temps désor­mais que dans les salles de classes, c'est là d'abord, c'est là aussi que se joue la bataille de la solidarité, qui est certes la bataille du cœur, mais qui reste dans le même temps celle de l'esprit et des valeurs." (Laurent Fabius, intervention au colloque des « Nouvelles solidarités », janvier 1989)

d) Chez diverses personnalités « de gauche» :

"Il est vrai que face à la misère et à l'exclusion, l'appel à la justice est insuffisant, souvent même irresponsable, et que seule est efficace la charité, c'est-à-dire la conscience de l'obligation morale à l'égard de l'autre au nom d'un principe non social d'égalité qui doit être affirmé au cœur même des plus extrêmes inégalités sociales. Mais il est plus vrai encore que la charité risque de devenir un alibi si elle n'est pas associée à la solidarité, c'est-à-dire soit au partage des ressources soit à la participation à une lutte commune.

Les actes de solidarité tendent à se dégrader en œuvres de charité; il faut constamment que leur intention soit sauvée, ce qui ne peut être fait que si l'ensemble de la société prend en charge le coût des initiatives prises par des groupes toujours restreints et animés par une forte conviction. [ ... ]

Il n'y a pas de solidarité sans partage: [ ... ] le plus important est de comprendre la complémentarité en même temps que la séparation des actions de solidarité et des œuvres de charité.

Solidarité, droits de l'homme, ces mots paraissent mous à ceux pour qui la politique est affaire d'Etat, de mobilisa-

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tion et d'avant-garde. Mais, dans notre monde, ce sont ces "durs" qui sont en marge de la réalité et qui se condamnent à une impuissance que ne cache pas une rhétorique orgueilleuse." (Alain Touraine, "De la charité à la solidarité", le Monde, 24/02/1988)

"De même que cette année 1989 est l'occasion d'appro­fondir la réflexion sur les droits de l'homme, de même il appartient à la Mutualité de faire comprendre combien il est nécessaire de continuer à s'interroger, sans complai­sance, sur les adaptations nécessaires du concept de soli­darité aux futures mutations; de préserver ce concept de toute dégénérescence, de toute perversion; de chercher à mieux cerner comment peut s'imposer un idéal de solida­rité dans un monde qui prône individualisme et compéti­tion.

Nous vivons dans une société qui a subi de profonds changements tant sociaux qu'économiques: la société de consommation n'est plus le privilège de quelques-uns, les modes, les niveaux de vie s'uniformisent, la Sécurité sociale est devenue un acquis, élément normal et banalisé de la vie moderne. Changements immenses que pourtant la plupart des Français semblent avoir occultés dans leur prise de conscience de la crise économique et dans la redécouverte - avec la sacralisation de l'entreprise comme moteur essentiel de l'économie - de l'épanouisse­ment personnel, de l'autonomie et de l'initiative indivi­duelle. Le risque est ici évident, que les sentiments fonda­mentaux de solidarité soient battus en brèche car même si les Français restent attachés à ces valeurs - nous l'avons vu à propos de la Sécurité sociale - cet attachement reste abstrait, au coup par coup, sans réelle intégration à la perception globale 9u'ils ont de la société.

Au plan de la solIdarité, celle-ci se fait plus modeste, mais aussi plus chaleureuse. La solidarité de groupes, mieux ressentie, mieux comprise, se trouve ainsi privilé­giée. Tendance compréhensible mais qui ne peut per­mettre d'assumer les grands problèmes sociaux de la

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France contemporaine: difficultés financières de notre système de protection sociale liées au poids des retraites, à la crise de l'emploi, à l'intensification des phénomènes de pauvreté, d'exclusion et d'isolement. Face au monde actuel où certains voudraient voir s'affirmer les plus forts, même aux dépens des plus faibles, il n'est que deux réponses: subir ou agir.

La Mutualité française a choisi d'agir en apportant à tous, pouvoirs publics, médias, opinion, la preuve qu'elle est plus que jamais une force de proposition et de créa­tion. Parce qu'elle a pour mission de concrétiser le mot solidarité, elle doit transmettre à l'opinion le sens et l'intérêt de sa démarche pour réintroduire dans notre pays une solidarité active, une générosité efficace qui contribuera à rendre la société moins individualiste, moins égoïste.

Elle veut aussi, au-delà des frontières, participer à la définition d'un socle de solidarité en Europe." (René Teulade, Discours pour l'inauguration du siège de la Mutualité française, 2/06/1989)

2. Hors de la gauche, on est tout autant « solidaire » •••

a) Raymond Barre:

"Pour moi, l'économie moderne doit être une économie "sociale" de marché, où la liberté des activités écono­miques doit être conciliée avec la nécessaire solidarité en faveur des plus défavorisés. Liberté, solidarité, l'une ne va pas sans l'autre ( ... ) La majorité des Français est à mon avis prête à accepter l'effort nécessaire si elle sait qu'il ne sera pas vain. L'aiguillon de l'initiative individuelle les stimule de plus en plus et tend même, parfois, à leur faire oublier l'exigence de la solidarité." (L'Expansion, 6/9/85)

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"On a abouti à un individualisme exacerbé, à un égoïsme forcené détruisant les solidarités." (Lyon, 15/12/ 85)

"L'individu comme personne libre et responsable, la démocratie comme système politique, la solidarité comme principe social me paraissent des valeurs communes à l'ensemble des Français et des Européens. [ ... ]

Nous devons faire comprendre à nos compatriotes que l'obligation de solidarité à l'égard de ceux qui ont le plus à souffrir de la compétition et de la crise n'est pas du domaine de la charité. Elle est aussi un impératif d'effica­cité. Si nous ne prenons pas garde, en effet, à leurs difficultés, la cohésion de notre société se trouverait très vite mise en cause, des déchirures et des mouvements graves apparaîtraient, paralysant l'ensemble de notre économie.

Ceci, dit à l'usage des moins altruistes, n'est pas exclusif de la considération due aux plus fragiles ou à moins chanceux. Cet impératif de solidarité impose un souci parallèle de rigueur dans la gestion sans quoi les moyens ne tarderaient pas à manquer." (La Croix, 11112/87)

"(La France) ne pourra retrouver la voie du progrès que si elle sait concilier l'efficacité et la solidarité sociale. Elle ne pourra maîtriser les évolutions de la société moderne que si elle procède à une profonde réforme intellectuelle et morale." (Message télévisé avant le 1 er tour des élections présidentielles de 1988)

"Mettre en œuvre une nouvelle solidarité Je veux faire de la société française une société plus

juste et plus fraternelle. La solidarité entre les Français doit renforcer la famille,

sauvegarder la Sécurité sociale, s'exercer pleinement en faveur des agriculteurs, accélérer l'indemnisation de nos compatriotes rapatriés d'outre-mer, garantir les droits des anciens combattants, se manifester davantage à l'égard des handicapés, éliminer la pauvreté, aider celles et ceux

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qui souffrent de solitude." (Profession de foi pour les élections présidentielles de 1988)

b) Jacques Chirac:

"La solidarité ne doit pas seulement rester une belle idée: pour qu'elle soit effective, il faut s'en donner les moyens.

Un pays qui stagne est un pays où les égoïsmes se développent, où les inégalités s'accroissent, où la nouvelle pauvreté fait son apparition.

Une France solidaire, c'est une France capable d'accroître le pouvoir d'achat de chacun, de créer de nouveaux emplois: c'est une France attentive aux faibles, c'est aussi une France attentive aux peuples les plus démunis." (Message diffusé dans la presse en vue des élections présidentielles de 1988)

"Cette conception de l'homme me donne aussi ma conception de la société. Une société d'abord de liberté, où chacun puisse, face à un Etat responsable, mais pas omni­présent, être plus libre. Une société de responsabilité où chacun doit assumer ce qu'il fait et ses actes. Une société de solidarité, où chacun doit avoir bien conscience qu'il doit aider et tendre la main à celui qui est plus mal­heureux que lui. Et c'est tout l'objectif de ma politique sociale. Ceci me donne aussi une certaine idée de l'Etat, qui doit garantir cette solidarité et cette justice sociale." (Débat télévisé avec F. Mitterrand, 28/04/88)

3. Les étapes du discours solidariste traditionnel

a) L'ère pré-solidariste :

• Ballanche:

"L'homme n'étant point un individu isolé et solitaire, et devant toujours vivre au sein de la société, il en résulte que sa puissance et son développement possibles sont dans la

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société; il en résulte encore que souvent la société est un supplément à l'imperfection de ses organes; il en résulte enfin que la plupart des instincts mêmes de l'homme, si une telle expression est permise, sont placés hors de lui, se trouvent dans la société, ce qui nous ramène encore une fois à cette doctrine de la solidarité, doctrine qui serait ici susceptible de sortir de l'ordre des vérités spéculatives pour entrer dans l'ordre des vérités d'expérience, pour prendre rang parmi les faits historiques." (Essai sur les institutions sociales, 1818, p.222)

• Charles Fourier: "Contre la banqueroute, l'agiotage, les menées mercan­

tiles, il n'est qu'un remède (hors de l'harmonie sociétaire), c'est la solidarité; mais c'est une opération de longue haleine: elle emploierait six ans; et, de plus, il faudrait en inventer le procédé qui n'est point l'engagement direct. Personne ne voudrait y souscrire, se rendre garant pour les autres marchands; tout riche négociant quitterait: il faut au contraire opérer de manière à éliminer tous les pauvres qui ne présentent pas de garanties, les renvoyer au travail productif, aux cultures, aux fabriques. Ensuite il y aurait encore des procédés neufs à employer pour amener les riches à la solidarité." (Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, 1829, p. 397)

• Pierre Leroux : "Ce qui manque, c'est l'axiome ontologique ( ... ) Ce point

fixe, c'est la communion du genre humain ou, en d'autres termes, la solidarité mutuelle des hommes ( ... ) Le principe de la solidarité mutuelle de tous les hommes n'a pas encore été bien compris, ni véritablement appliqué." (De l'humanité, 1840, pp. XIV et 143)

• Louis Blanc : "La fraternité n'est que l'expression poétique de cet état

de solidarité qui doit faire de toute société une grande famille ( ... ) La solidarité établie entre tous les ateliers, il y

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aurait enfin à réaliser la souveraine condition de l'ordre, celle qui devrait rendre à jamais les haines, les guerres, les révolutions impossibles: il y aurait à fonder la solidarité entre toutes les industries, entre tous les membres de la société." (Le Socialisme, droit au travail, 1848, pp. 5 et 33)

• Auguste Comte:

"L'esprit positif, au contraire, est directement social, autant que possible, et sans aucun effort par suite de sa réalité caractéristique. Pour lui, l'homme proprement dit n'existe pas, il ne peut exister que l'Humanité, puisque tout notre développement est dû à la société, sous quelque rapport qu'on l'envisage. Si l'idée de société semble encore une abstraction de notre intelligence, c'est surtout en vertu de l'ancien régime philosophique; car, à vrai dire, c'est à l'idée d'individu qu'appartient un tel caractère, du moins chez notre espèce. L'ensemble de la nouvelle philo­sophie tendra toujours à faire ressortir, aussi bien dans la vie active que dans la vie spéculative, la liaison de chacun à tous, sous une foule d'aspects divers, de manière à rendre involontairement familier le sentiment intime de la solida­rité sociale, convenablement étendue à tous les temps et à tous les lieux." (Discours de l'esprit positif, p. 106)

"(la division du travail) conduit immédiatement à regar­der non seulement les individus et les classes, mais aussi, à beaucoup d'égards, les différents peuples comme partici­pant à la fois, suivant un mode propre et un degré spécial, exactement déterminé, à une œuvre immense et commune dont l'inévitable développement graduel lie d'ailleurs aussi les coopérateurs actuels à la série de leurs prédécesseurs quelconques et même à la série de leurs divers successeurs. C'est donc la répartition continue des différents travaux humains qui constitue principalement la solidarité sociale et qui devient la cause élémentaire de l'étendue et de la complication croissante de l'organisme social." (Cours de philosoPhie positive, IV, p.425)

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b) Le solidarisme doctrinal (1880/1930) :

• Durkheim:

"Quant à la question qui a été l'origine de ce travail, c'est celle des rapports de la personnalité individuelle et de la solidarité sociale. Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l'individu dépende plus étroitement de la société? Comment peut-il être à la fois plus personnel et plus solidaire? Car il est incontestable que ces deux mou­vements, si contradictoires qu'ils paraissent, se pour­suivent parallèlement. Tel est le problème que nous nous sommes posé. Il nous a paru que ce qui résolvait cette apparente antinomie, c'est une transformation de la soli­darité sociale, due au développement toujours plus consi­dérable de la division du travail. [ ... ]

(Dans les sociétés où nous vivons) la division du travail... est très développée et produit la solidarité. Mais il faut surtout déterminer dans quelle mesure la solidarité qu'elle produit contribue à l'intégration générale de la société: car c'est seulement alors que nous saurons jusqu'à quel point elle est nécessaire, si elle est un facteur essentiel de la cohésion sociale, ou bien, au contraire, si elle n'en est qu'une condition accessoire et secondaire. Pour répondre à cette question, il faut donc comparer ce lien social aux autres, afin de mesurer la part qui lui revient dans l'effet total, et pour cela il est indispensable de commencer par classer les différentes espèces de solidarité sociale.

Mais la solidarité sociale est un phénomène tout moral qui, par lui-même, ne se prête pas à l'observation exacte ni surtout à la mesure. Pour procéder tant à cette classifica­tion qu'à cette comparaison, il faut donc substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbo­lise et étudier le premier à travers le second.

Ce symbole visible, c'est le droit. En effet, là où la solidarité sociale existe, malgré son caractère immatériel, elle ne reste pas à l'état de pure puissance, mais manifeste

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sa présence par des effets sensibles. Là où elle est forte, elle incline fortement les hommes les uns vers les autres, les met fréquemment en contact, multiplie les occasions qu'ils ont de se trouver en rapports. [ ... ] (Dans nos socié­tés) l'individualité du tout s'accroît en même temps que celle des parties; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. Cette solida­rité ressemble à celle que l'on observe chez les animaux supérieurs. Chaque organe, en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l'unité de l'orga­nisme est d'autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. En raison de cette analogie, nous proposons d'appeler organique la solidarité qui est due à la division du travail." (De la division du travail social, pp XLIII, 28 et 101)

• Charles Gide :

"Cette nouvelle école ... est l'école de la solidarité. ( ... ) La solidarité n'est pas comme la liberté, l'égalité ou la frater­nité un mot sonore ou, si l'on veut, un pur idéal: elle est un fait; un des faits les mieux établis par la science et par l'Histoire ( ... ) (La solidarité) deviendra telle un jour que nul ne pourra devenir riche sans que tous soient enrichis, que nul ne pourra devenir pauvre sans que tous ne soient appauvris; telle qu'il n'y aura plus une minute de paix pour les heureux de ce monde aussi longtemps qu'il restera un seul misérable auprès ou au loin ( ... ) Or, vraiment nous sommes un seul corps ... l'apôtre Paul l'avait dit. Oui, nous sommes un seul corps, et notre destinée est de le devenir tous les jours davantage." (L'Ecole nouvelle, 1890, pp. 151 et 153)

"Le solidarisme, ce n'était pas le Livre des économistes ce n'était pas la concurrence puisque le nom même dit le contraire. Le solidarisme, ce n'était pas l'orgueilleux "Aide-toi toi-même" mais "Aidez-vous les uns les autres".

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Ce n'était pas la lutte des classes des marxistes, c'était le contraire; puisque la société implique que tous les indivi­dus soient dépendants les uns des autres ( ... ) Ce n'était pas si facile qu'on le croit de déterminer des individus à sacrifier leur intérêt à autrui sans qu'il y ait une puissance supérieure qui le leur ordonne, ni une sanction quel­conque ( ... ) La solidarité s'est offerte; elle montre dans les faits que l'homme ne peut pas, suivant cette formule égoïste et orgueilleuse si souvent répétée dans les romans "Vivre sa vie", elle répond: c'est impossible, chacun est obligé de vivre la vie des autres, de partager la bonne ou mauvaise fortune des ses semblables." (La Solidarité, 1932, pp. 17/18)

• Léon Bourgeois :

"De nos jours, le mot solidarité a pris un sens nouveau, précis, profond même. Et c'est de celui-là qu'il va s'agir. -Evitons d'abord les malentendus.

Le mot a une première signification, objective, scienti­fique. Il exprime la notion d'un fait, les relations d'inter­dépendance entre certains phénomènes d'ordre phy­sique, intellectuel ou moral. C'est avec cette acception qu'il est passé dans le langage de la science.

D'autre part, il a pris depuis quelques années un sens nouveau, qui s'est répandu dans la langue politique, qui est devenu à la mode, pour ainsi dire, qui a soulevé des enthousiasmes irréfléchis peut-être et des hostilités peut­être aussi irréfléchies. Il exprime alors la notion d'un devoir à observer par tout homme vis-à-vis de ses semblables, plus étendu que le devoir de justice, plus défini, plus rigoureux, plus strictement obligatoire que le devoir de charité. Et ce devoir semble même à certains esprits revêtir un caractère d'obligation sociale tel que la société puisse en prescrire, en sanctionner l'exécution.

Voilà donc deux acceptions très distinctes du mot soli­darité, et qu'il est essentiel de ne pas confondre.

[ ... ] La connaissance récente des effets nécessaires de la

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solidarité naturelle nous interdit de chercher une défini­tion des droits et des devoirs de l'homme, si nous ne le considérons pas comme associé, comme faisant partie d'un groupe dont tous les membres, inévitablement, sont soli­daires. Cette détermination nouvelle des droits et des devoirs, voilà l'objet de la morale sociale. Et la science sociale devra rechercher aussi quelle est l'organisation réfléchie et voulue de la société qui permettra à l'individu d'y exercer pleinement tous ses droits ainsi définis, et d'y accomplir de même tous ses devoirs. [ ... ]

J'ai dit qu'il y avait une part de notre liberté, de notre propriété, de notre personne qui venait de l'effort social, dont nous devions compte à la société; cette part de nous-mêmes nous la croyons vraiment due à la société et c'est là ce que l'on peut appeler du socialisme. Mais dès que nous avons payé cette part, nous avons racheté notre liberté et par conséquent, à partir de ce moment-là, l'individu a le droit de reprendre sa liberté, sa pleine et entière activité; du moment où il est libéré, il est libre. Nous marchons pour ainsi dire dans une voie opposée à celle du socialisme collectiviste, puisque nous disons: la collectivisation n'est pas le but du système de la solidarité; ce qui est collectif c'est le point de départ, c'est la société solidaire et nécessaire: le but est individuel, c'est la liberté reconquise par l'acquittement de la dette sociale. De telle manière que la doctrine de la solidarité est le rachat de la liberté et de la propriété individuelles, elle est la justifica­tion même de la propriété libérée. [ ... ]

Tel est mon sentiment très net et très formel sur la nécessité et sur la légitimité d'une sanction, sur son carac­tère. Je voudrais essayer de dire brièvement comment elle pourra être assurée.

Il me semble qu'elle devra se manifester par une contri­bution obligatoire de tous les associés aux dépenses inévi­tables entraînées par le fonctionnement des institutions qui servent à la conservation même de la société, à la garantie des droits individuels et à l'accomplissement des

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devoirs de solidarité." (La PhilosoPhie de la solidarité, 1902, pp 2, 8, 55/5 et 92)

c) Solidarisme communiste et solidarisme traditionaliste: quand les extrêmes se rejoignent dans le communautarisme et comme quoi la solidarité peut tout dire et son contraire •••

• Mikhait Bakounine "

"Voulez-vous (rendre les influences de la solidarité naturelle) bienfaisantes et humaines? Faites la révolution sociale. Faites que tous les besoins deviennent réellement solidaires, que les intérêts matériels et sociaux de chacun deviennent conformes aux devoirs humains de chacun. Et pour cela, il n'est qu'un moyen: Détruisez toutes les institutions de l'Inégalité; fondez l'Egalité économique et sociale de tous, et, sur cette base, s'élèvera la liberté, la moralité, l'humanité solidaire de tous. [ ... ]

Quelle est la devise (du prolétariat), sa morale, son principe? La solidarité. Tous pour chacun et chacun par tous et pour tous. C'est la devise et le principe fonda­mental de notre grande Association internationale qui, franchissant les frontières des Etats et par là même détrui­sant les Etats, tend à unir les travailleurs du monde entier en une seule famille humaine, sur la base du travail également obligatoire pour tous et au nom de la liberté de chacun et de tous. Cette solidarité, dans l'économie sociale, s'appelle travail et propriété collectifs; en poli­tique, elle s'appelle destruction des Etats et la liberté de chacun par la liberté de tous. [ ... ]

j'entends cette liberté de chacun qui, loin de s'arrêter comme devant une borne devant la liberté d'autrui, y trouve au contraire sa confirmation et son extension à l'infini; la liberté illimitée de chacun par la liberté de tous, la liberté par la solidarité, la liberté dans l'égalité; la liberté triomphante de la force brutale et du principe d'autorité qui ne fut jamais que l'expression idéale de cette force; la

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liberté qui, après avoir renversé toutes les idoles célestes et terrestres, fondera et organisera un monde nouveau, celui de l'humanité solidaire, sur les ruines de toutes les Eglises et de tous les Etats." (De la guerre à la Commune, pp. 320, 403 et 406)

• Gustave Thibon :

« LA SOLIDARITÉ EST UN FAIT.

Le principe de la solidarité - ou de dépendance réci­proque - est la grande loi de l'être. Cette loi se vérifie, sous des formes différentes, à tous les degrés de la créa­tion; elle est le fondement de l'unité et de l'harmonie universelles et, si elle venait à s'abolir, le monde entier s'abîmerait dans le chaos.

On peut la définir en ces termes: rien de ce qui existe n'existe à l'état séparé et indépendant. Toutes les créa­tures de l'univers ne peuvent subsister et s'épanouir que par leurs échanges avec d'autres créatures. L'isolement, c'est la mort.

Cette loi est vraie dans le monde matériel: l'attraction universelle qui régit la gravitation harmonieuse des astres nous en fournit la preuve éclatante.

Elle est vraie dans le monde vivant: tous les organes du même corps vivent les uns par les autres et pour les autres. Les séparer, c'est les tuer.

Elle est vraie dans la société humaine : C'est par l'entraide et la collaboration que s'épa­

nouissent les familles, les entreprises et les nations. Mal­heur à l'homme seul! dit la Bible ...

Elle est vraie, jusque dans l'ordre religieux et surnatu­rel. Personne ne vit pour soi et ne meurt pour soi, nous enseigne l'apôtre Paul et le dogme de la communion des saints est la plus haute expression de cette solidarité qui unit les hommes dans le temps comme dans l'éternité.

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Nous SOMMES TOUS SOLIDAIRES, DANS LE BIEN COMME DANS LE MAL.

Cette dépendance réciproque joue dans le bien comme dans le mal. De même que le travail et la générosité de chacun contribuent à la prospérité et à l'harmonie du groupe dont il fait partie, de même sa paresse ou son égoïsme retentissent sur les autres membres de ce groupe.

Ainsi, que nous le voulions ou non, nous ne pouvons pas échapper à la solidarité: si nous la refusons dans le bien et dans l'harmonie, nous la subirons dans le mal et dans la ruine; si nous ne voulons pas l'assumer au-dedans de nous-mêmes comme une loi d'amour qui vivifie, elle nous sera imposée du dehors, comme un fardeau qui écrase. [ ... ]

AU-DELÀ DE TOUTES LES THÉORIES, CETTE SOLIDARITÉ

CONSTITUE LA BASE DE TOUT COMPORTEMENT MORAL.

C'est dans l'évidence de cette solidarité que nous trou­vons le fondement concret et vivant de la morale. Si, en effet, nous dépendons de nos semblables pour le meilleur et pour le pire, si tout le bien et tout le mal que nous faisons aux autres, nous le faisons aussi à nous-mêmes, cette simple constatation nous indique la règle de vie que nous devons adopter et qui est contenue tout entière dans le précepte évangélique: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. [ ... ]

LA SOLIDARITÉ EST LE TEST DE LA V'IE SOCIALE

AUTHENTIQUE. ELLE DISTINGUE LE SOCIAL DE SA

CARICATURE. [ .•. ]

LA SOLIDARITÉ IMPLIQUE LA HIÉRARCHIE ET DÉMASQUE LA FAUSSE CHARITÉ ÉGALITAIRE.

Pour que cette solidarité puisse s'exercer pleinement en vue du bien commun il faut une hiérarchie sociale où chacun occupe la place que lui assignent ses capacités et qui lui permet de rendre le maximum de services à la communauté. [ ... ]

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LA SOLIDARITÉ IMPLIQUE UNE COMPÉTITION VIVANTE,

SAINE, ORDONNÉE. La solidarité n'exclut donc pas la compétition: elle la

réclame au contraire comme le meilleur instrument de la sélection sociale et de la prospérité publique et comme la plus sûre garantie d'un ordre vivant et dynamique où même les pauvres et les faibles trouveront encore leur avantage. Cette compétition n'a rien de commun avec la loi de la jungle et l'écrasement du faible par le fort: soumise à de justes règles et proportionnant la récompense individuelle au service général, elle consiste plutôt à donner à chacun la possibilité de déployer toute sa valeur pour le plus grand bien de tous. » (La Solidarité, non daté et sans indication d'éditeur)

4. Catholicisme et solidarisme

• Gaudium et Spes (Vatican II) :

« 30. Nécessité de dépasser une éthique individualiste

1. L'ampleur et la rapidité des transformations récla­ment de manière pressante que personne, par inattention à l'évolution des choses ou par inertie, ne se contente d'une éthique individualiste. Lorsque chacun, contribuant au bien commun selon ses capacités propres et en tenant compte des besoins d'autrui, se préoccupe aussi, et effec­tivement, de l'essor des institutions publiques ou privées qui servent à améliorer les conditions de vie humaine, c'est alors et de plus en plus qu'il accomplit son devoir de justice et de charité. Or il y a des gens qui, tout en professant des idées larges et généreuses, continuent à vivre en pratique comme s'ils n'avaient cure des solidarités sociales. Bien plus, dans certains pays, beaucoup font peu de cas des lois et des prescriptions sociales. Un grand nombre ne craignent pas de se soustraire, par divers subterfuges et fraudes, aux justes impôts et aux autres

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aspects de la dette sociale. D'autres négligent certaines règles de la vie en société, [ ... ]

2. Que tous prennent très à cœur de compter les solida­rités sociales parmi les principaux devoirs de l'homme d'aujourd'hui, et de les respecter. En effet, plus le monde s'unifie et plus il est manifeste que les obligations de l'homme dépassent les groupes particuliers pour s'étendre peu à peu à l'univers entier. Ce qui ne peut se faire que si les individus et les groupes cultivent en eux les valeurs morales et sociales et les répandent autour d'eux. Alors, avec le nécessaire secours de la grâce divine, surgi­ront des hommes vraiment nouveaux, artisans de l'huma­nité nouvelle.

31. ( ... )

Car souvent la liberté humaine s'étiole lorsque l'homme tombe dans un état d'extrême indigence, comme elle se dégrade lorsque, se laissant aller à une vie de trop grande facilité, il s'enferme en lui-même comme dans une tour d'ivoire. Elle se fortifie en revanche lorsque l'homme accepte les inévitables contraintes de la vie sociale, assume les exigences multiples de la solidarité humaine et s'engage au service de la communauté des hommes.

32. Le Verbe incarné et la solidarité humaine

1. De même que Dieu a créé les hommes non pour vivre en solitaires, mais pour qu'ils s'unissent en société, de même il Lui a plu aussi "de sanctifier et de sauver les hommes non pas isolément, hors de tout lien mutuel; Il a voulu au contraire en faire un peuple qui Le reconnaîtrait selon la vérité et Le servirait dans la sainteté". Aussi, dès le début de l'histoire du salut, a-t-il choisi des hommes non seulement à titre individuel, mais en tant que membres d'une communauté. Et ces élus, Dieu leur a manifesté son dessein et les a appelés "son peuple" (Ex. 3, 7-12). C'est avec ce peuple qu'Il a, en outre, conclu l'alliance du Sinaï.

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2. Ce caractère communautaire se parfait et s'achève dans l'œuvre de Jésus-Christ. Car le Verbe incarné en personne a voulu entrer dans le jeu de cette solidarité. ( ... )

5. Cette solidarité devra sans cesse croître,jusqu'aujour où elle trouvera son couronnement: ce jour-là, les hommes, sauvés par la grâce, famille bien-aimée de Dieu et du Christ leur Frère, rendront à Dieu une gloire parfaite. »

• Message du pape Jean-Paul II à la conférence internationale du Travail (juin 1982) :

« Aujourd'hui, il faut que se forge une nouvelle solidarité fondée sur la vraie signification du travail humain. Car c'est seulement à partir d'une juste conception du travail qu'il sera possible de définir les objectifs que la solidarité doit poursuivre et les différentes formes qu'elle devra assu­mer.

9. Une solidarité pour la justice sociale

Le monde du travail, Mesdames et Messieurs, est le monde de tous les hommes et de toutes les femmes qui, par leur activité, cherchent à répondre à leur vocation de soumettre la terre pour le bien de tous. La solidarité du monde du travail sera donc une solidarité qui élargit les horizons pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes particuliers, le bien commun de toute la société tant au niveau d'une nation qu'au niveau international et planétaire. Ce sera une solidarité pour le travail, qui se manifeste dans la lutte pour la justice et pour la vérité de la vie sociale. Quelle serait, en effet, la justification d'une solidarité qui s'épuiserait dans une lutte d'opposition irré­ductible aux autres, dans une lutte contre les autres? Certes, la lutte pour la justice ne saurait ignorer les intérêts légitimes des travailleurs unis dans une même profession ou touchés particulièrement par certaines formes d'injustice. Elle n'ignore pas l'existence, entre les

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groupes, de tensions qui risquent souvent de devenir des conflits ouverts. La vraie solidarité vise la lutte pour un ordre social où toutes les tensions puissent être absorbées et où les conflits - tant au niveau des groupes qu'à celui des nations - puissent trouver plus facilement leur solu­tion. Pour créer un monde de justice et de paix, la solidarité doit renverser les fondements de la haine, de l'égoïsme, de l'injustice, érigés trop souvent en principes idéologiques ou en loi essentielle de la vie en société. A l'intérieur d'une même communauté de travail, la solida­rité pousse à la découverte des exigences d'unité inhérentes à la nature du travail, plutôt que des tendances à la distinc­tion et à l'opposition. Elle se refuse à concevoir la société en termes de lutte "contre" et les rapports sociaux en termes d'opposition irréductible des classes. La solidarité, qui trouve son origine et sa force dans la nature du travail humain et donc dans la primauté de la personne humaine sur les choses, saura créer les instruments de dialogue et de concertation qui permettront de résoudre les opposi­tions sans chercher la destruction de l'opposant. Non, il n'est pas utopique d'affirmer qu'on pourra faire du monde du travail un monde de justice. [ ... ]

12. La solidarité et les jeunes sans travail

( ... ) De plus, la recherche des solutions devra être portée par la solidarité entre tous. Oui, la solidarité est ici encore la clé du problème de l'emPloi. Je l'affirme avec force: tant au niveau national qu'au niveau international, la solution positive du problème de l' em ploi, et de l' em ploi des jeunes en particulier, suppose une très forte solidarité de l'ensemble de la population et de l'ensemble des peuples: que chacun soit disposé à accepter les sacrifices nécessaires, que chacun collabore à la mise en place de programmes et d'accords visant à faire de la politique économique et sociale une expression tangible de la solidarité, que tous aident à mettre en place les structures appropriées, écono­miques, techniques, politiques et financières, qu'impose

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indiscutablement l'établissement d'un nouvel ordre social de solidarité. Je me refuse à croire que l'humanité contempo­raine, apte à réaliser de si prodigieuses prouesses scienti­fiques et techniques, soit incapable, à travers un effort de créativité inspiré par la nature même du travail humain et par la solidarité qui unit tous les êtres, de trouver des solutions justes et efficaces au problème essentiellement humain qu'est celui de l'emploi.

13. La solidarité et la liberté syndicale

Une société solidaire se construit chaque jour en créant, d'abord, et en défendant ensuite les conditions effectives de la participation libre de tous à l'œuvre commune. Toute politique visant le bien commun doit être le fruit de la cohésion organique et spontanée des forces sociales. C'est là encore une forme de cette solidarité qui est l'impératif de l'ordre social, une solidarité qui se manifeste d'une façon particulière à travers l'existence et l'œuvre des associations des partenaires sociaux. [ ... ]

14. La voie de la solidarité

1. Mesdames et Messieurs, au-delà des systèmes, des régimes et des idéologies cherchant à régler les relations sociales, je vous ai proposé une voie, celle de la solidarité, la voie de la solidarité du monde du travail. C'est une solidarité ouverte et dynamique, fondée sur la conception du travail humain et qui voit dans la dignité de la personne humaine, en conformité avec le mandat reçu du Créateur, le critère premier et ultime de sa valeur. Puisse cette solidarité vous servir de guide dans vos débats et dans vos réalisations! [ ... ] »

• jean-Paul II: Message pour la célébration de la journée mondiale de la Paix (110111987) :

« La solidarité qui favorise le développement intégral

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est celle qui protège et défend la liberté légitime de chaque personne et la juste sécurité de chaque nation. Sans cette liberté et cette sécurité, les vraies conditions du développement font défaut. Non seulement les individus, mais aussi les nations doivent être en mesure de participer aux choix qui les concernent. La liberté que doivent avoir les nations pour assurer leur croissance et leur développe­ment comme des partenaires égaux dans la famille des nations dépend de leur respect mutuel. [ ... ]

C'est pour ces raisons que j'ai proposé de réfléchir cette année sur la solidarité et le développement comme des clés pour la paix. Chacune de ces réalités présente une signification spécifique. L'une et l'autre sont nécessaires en vue des objectifs que nous poursuivons. [ ... ]

La solidarité est de nature éthique, parce qu'elle sup­pose qu'on porte sur l'humanité un jugement de valeur. C'est pourquoi ses implications pour la vie humaine sur cette planète et pour les relations internationales sont aussi d'ordre éthique: les liens communs de notre huma­nité exigent que nous vivions en harmonie et que nous promouvions ce qui est bon les un pour les autres. C'est en raison de ces implications éthiques que la solidarité est une clé fondamentale pour la paix. [ ... ]

Dans le contexte d'une vraie solidarité, il n'y a pas de danger d'exploitation ou de mauvais usage des pro­grammes de développement au profit d'un petit nombre. Au contraire, le développement devient alors un proces­sus qui engage les différents membres de la même famille humaine et les enrichit tous. Alors que la solidarité nous fournit la base éthique pour agir, le développement devient ce qu'un frère offre à son frère, afin que tous deux puissent vivre plus pleinement dans toute la diver­sité et la complémentarité qui sont les caractéristiques de la civilisation humaine. »

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• Déclaration des évêques de France (2 octobre 1982) :

« Pour de nouveaux modes de vie» « L'Eglise n'entend donner de leçon à personne. Mais elle a pour mission, à l'exemple même du Christ, de susciter des attitudes nouvelles inspirées par le sens chrétien de la solidarité, la justice et l'équité.

C'est donc à un examen critique que nous convions les catholiques. [ ... ] Nous sommes appelés à nous montrer solidaires sans plus tarder. Personne ne peut se dérober. La confrontation avec l'Evangile appelle à de nouveaux comportements. [ ... ]

Dans cet esprit évangélique de réconciliation et de partage, nous invitons les communautés chrétiennes à s'interroger sur la qualité de la solidarité humaine vécue par leurs membres. Nous leur proposons quelques points d'attention. Ces propositions sont exigeantes, réalistes et source d'espérance. Elles ne s'adressent pas toutes à tout le monde: à chacun, à chacune, à chaque groupe, de voir celles qui les concernent davantage et de les approfondir.

- Alors que certains ménages bénéficient du cumul de salaires plus que suffisants, le renoncement total ou par­tiel à l'un d'entre eux, celui de l'homme ou celui de la femme, faciliterait le partage du travail.

- Le cumul d'un emploi et d'une retraite suffisante peut poser question. Dans certains cas, renoncer au pre­mier développerait la possibilité d'exercer une autre acti­vité, par exemple dans la vie associative.

- Certains foyers, lorsque les enfants sont élevés et les besoins en voie de diminution, pourraient envisager la retraite anticipée.

- Une société dans laquelle le travail « au noir» est aussi répandu dans la plupart des catégories sociales ne peut être une société de justice.

- Toutes les inscriptions au fonds de chômage sont­elles pleinement justifiées?

- Si le système de répartition des charges sociales freine l'emploi plus qu'il ne le stimule, il convient de le

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Annexes 303

réexaminer. En contrepartie, les dispositions nouvelles devraient inciter à l'embauche.

- Dans la mesure où la sécurité des uns a pour contre­partie l'insécurité des autres, il serait anormal de lutter sans discernement pour le maintien des avantages acquis et des dispositions qui les consacrent.

- Dans les conditions actuelles, on ne peut en rester à une attitude nourrie de préjugés et systématiquement critique qui cacherait un refus de participer à la solution des difficultés communes.

- Ceux qui peuvent actuellement placer de l'argent ont à juger de leurs placements en fonction de leur utilité sociale et non de leur seule rentabilité financière.

- Sauf pour les plus défavorisés, la défense du niveau de vie n'est pas aujourd'hui l'objectif le plus urgent.

- Il est conforme à la justice que tous les profession­nels, salariés on non, participent au financement de la protection sociale.

- Les dissimulations et les fraudes fiscales et parafis­cales vont à l'encontre de la solidarité indispensable .

. - Les mécanismes d'augmentation des salaires sont légitimes pour assurer le nécessaire aux plus défavorisés, mais étendre sans discernement ce processus à toute hiérarchie augmente souvent les inégalités.

- L'éventail actuel des revenus paraît loin de corres­pondre au travail ou aux services rendus.

- Nous remarquons aujourd'hui des attitudes indivi­dualistes qui ne sont ni honnêtes ni raisonnables en face des institutions de solidarité telles que la Sécurité sociale.

- Le recours aux subventions de l'Etat et des collectivi­tés n'est pas toujours justifié. Quand il l'est, le sens de la solidarité devraIt conduire ceux qui en profitent à les rendre superflues grâce aux résultats obtenus pour per­mettre à d'autres d'en bénéficier à leur tour. [ ... ]

- S'interroger ne suffit pas. Seul le changement des comportements individuels et collectifs peut entraîner un plus haut degré de solidarité sociale, nationale et inter­nationale. »

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• Extraits de Communion et Solidarité (conférence épisco­pale de Lourdes, 1987) :

« Par le Christ, Dieu s'est compromis avec les hommes. Il a pris le risque d'une solidarité totale et définitive. De là découle notre règle de conduite, telle que Vatican II l'a clairement rappelée: "La communauté des chrétiens est réelle­ment et intimement solidaire du genre humain et de son histoire." (Gaudium et spes, nO 1)

Aujourd'hui comme voici vingt ans, demain au seuil du troisième millénaire comme aux premières décennies de l'Église, cette solidarité est notre itinéraire imposé, osons le dire, par la volonté même de notre Dieu, le Maître de l'histoire. [ ... ]

Pour une société solidaire

Depuis des générations, un patient et fécond effort a été accompli pour réduire progressivement les inégalités les plus criantes. Si l'on n'y prend garde, la crise va affaiblir gravement le sens de la solidarité. Dans un « chacun pour soi» généralisé, les mentalités s'habituent trop aisément à la cassure que représente une «société à deux vitesses ». Dans les faits et les esprits, ce processus de société duale est déjà fort avancé. Il est temps de réagir. Il n'est pas pensable de bâtir une société sur le seul commun dénomi­nateur du maintien des avantages acquis. Si complexes que soient les situations, rien ne peut justifier que le poids des lois économiques soit subi comme un inexorable des­tin.

La société ne peut devenir un lieu d'exclusion. Un sursaut de solidarité s'impose. Des pratiques neuves sont à inventer. Les questions que nous posions il y a cinq ans «Pour de nouveaux modes de vie» n'ont rien perdu de leur actualité. Allant plus loin encore, que l'on trouve et qu'on expérimente, sans trop attendre, de nouvelles formes de partage du travail et des ressources! En tout cas (selon les termes mêmes du Conseil économique et social), il faut

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« conférer à la lutte contre la grande pauvreté et l'exclusion sociale le caractère d'une Priorité nationale engageant le pays tout entier ». Et puisqu'il existe déjà quelques réalisations por­teuses d'espérance, prenons-les en compte pour une réflexion à frais nouveaux, qui ferait apparaître les lignes directrices d'une «pratique chrétienne de l'économie ».

La solidarité est, à vrai dire, une pierre de touche: celle de la qualité du sentiment d'appartenance à un même ensemble national. [ ... ]

C'est l'heure de la solidarité humaine au sens à la fois le plus vaste et le plus rigoureux du terme. La solidarité déborde, de toutes parts, une aide trop étroitement comprise. Elle suppose qu'individus, groupes et pays soient prêts à remettre en cause des avantages acqUis. Surtout elle oblige de plus en plus à raisonner en fonction de l'unité de la famille humaine. Elle appelle par là à mettre plus résolument toute démarche de partage sous le signe d'une totale réciprocité.

Un dynamisme universel Pour l'Église, cette solidarité a un nom: c'est la commu­

nion de tous les hommes dans le Christ. Ainsi la communion devient solidarité concrète. Pour

les liens entre membres de l'Église comme pour l'ensemble des rapports humains, les chrétiens trouvent dans la foi au Chnst le sens même de toute solidarité. [ ... ] Les biens matériels peuvent devenir eux-mêmes des signes de l'efficacité de l'Évangile chez ceux qui acceptent de les partager. Dans cette perspective l'Évangile et la solidarité sont perçus en définitive comme une seule et même réalité. En ce sens que la communion vécue mani­feste dans les actes ce que la Parole évangélique pro­clame: <J.ue tous les hommes sont appelés par Dieu-Père à être l'umque Corps de son Fils dans l'Esprit.

L'Évangile: ferment d'universelle fraternité Les chrétiens n'ont pas le droit de choisir entre leur

mission évangélisatrice et leur contribution à la solidarité entre les hommes. [ ... ]

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Pour celui qui se veut fidèle au dessein de Dieu révélé par l'histoire du salut, la solidarité entre les hommes doit emprunter le chemin par lequel Dieu lui-même s'est rendu solidaire de tout homme dans le Christ. C'est en s'identifiant aux pauvres que le Fils de Dieu s'est identifié à tous les hommes. C'est pourquoi il n'existe aucune contradiction entre l'amour universel de Dieu pour tous les hommes et son amour de préférence pour les pauvres. C'est même à la lumière l'un de l'autre que ces deux amours livrent leur signification. L'option préférentielle pour les pauvres est « sans exclusive» : ce qui ne veut pas dire qu'elle s'interdit toute dénonciation des systèmes qui perpétuent certaines inégalités. L'option pour les pauvres est elle-même garante de l'universalité. Elle ne peut se contenter de refuser l'exclusion des pauvres. Dans le même temps elle doit refuser que leur intégration prépare à son tour l'exclusion d'autres catégories sociales aujourd'hui favorisées.

L'Évangile: appel à la pauvreté

Ce chemin de solidarité est finalement, pour le chrétien, le chemin par lequel Dieu vient offrir à tout homme la possibilité de s'identifier à son Fils dans la communion à l'unique vie divine. [ ... ]

Cette promesse et cette exigence spirituelles, les chré­tiens ne peuvent les séparer de la nécessité pour les riches - peuples, groupes sociaux et individus - d'entendre le cri des pauvres de la terre et d'y répondre par la justice. C'est alors qu'il sera possible à nouveau de tisser la difficile trame de la solidarité humaine. Les 5=hrétiens ne peuvent pas non plus différer l'annonce de l'Evangile aux pauvres. Car avant même qu'au nom de la solidarité il leur soit fait justice, il est essentiel aux pauvres de pouvoir consentir à leur vocation de fils de Dieu et de frères du Christ-pauvre. Leur dignité le réclame.

La solidarité ne va jamais aussi profond que lorsqu'elle travaille à restaurer des hommes en leur identité plénière.

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C'est alors qu'elle restitue à chacun toutes ses chances de devenir acteur de sa propre promotion. Le chantier du développement montre que les pauvres sont déjà à l'œuvre au travers d'orgamsations qu'ils se donnent eux­mêmes. C'est l'une des tâches des ONG (organisations non gouvernementales) d'aide au développement que de rejoindre en priorité ce tissu associatif porteur d'espoir. Concernant la grande pauvreté dans la société française et les mesures préconisées pour y remédier, le rapport du Conseil économique et social est clair: "L'histoire est là pour nous dire que toute disposition sPécifzque, qui ne porte pas en elle une dynamique de progrès, est une manière de maintenir les pauvres dans l'exclusion sociale. L'exclusion sociale est l'effet pervers que nous sommes déterminés à éviter." Dans la crise qui frappe nos pays industrialisés, la menace d'une « société à deux vitesses» réclame la vigilance de tous. S'y résigner, en consentant pour un nombre considérable de nos conci­toyens à la marginalisation et à l'assistance, serait ruiner gravement la solidarité. [ ... ]

L'amour de préférence pour les pauvres est une des caractéristiques de la révélation, en Jésus-Christ, du Dieu Créateur et Rédempteur. La solidarité est une des compo­santes de la charité. Elle s'enracine dans l'amour par lequel Dieu s'est rendu solidaire de tout homme dans le Christ. Elle est une dimension constitutive de la mission de l'Église et de l'identité chrétienne. Elle se traduit par l'usage évangélique de l'argent, le souci de la justice et de la paix. Elle s'exprime dans le partage des biens: travail, cultures, responsabilités ... Portée par la prière des croyants, elle s'exprime dans le partage de la foi.

La relation d'écoute et de réciprocité avec les Églises du tiers monde pour les tâches d'évangélisation et de déve­loppement est une exigence première que l'on vérifiera avec soin. Les Églises particulières ont à travailler entre elles en véritables partenaires, coopérant à la fois pour l'évangélisation, le développement des peuples et l'aide d'urgence. Pour ces tâches de solidarité, on recherchera la concertation entre Églises chrétiennes.

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La solidarité appelle pour les communautés chrétiennes un effort d'éducation, de sensibilisation et de formation. C'est là un objectif prioritaire, très particulièrement pour les jeunes. Il est nécessaire que soit approfondie la réflexion sur les fondements doctrinaux et spirituels de la s~lidarité, et sur ses dimensions économiques et tech­mques.

La solidarité est fréquemment soupçonnée: aussi beau­coup sont-ils portés à privatiser leur effort de générosité et de partage. Il faut guérir la solidarité des peurs qui l'enserrent et la libérer de certaines utilisations abusives. La solidarité ne doit pas devenir un alibi: elle ne dispense pas ceux qui agissent dans la politique, l'économie, l'édu­cation, de leurs responsabilités propres. La solidarité ne peut être sélective: elle est, en soi, universelle. [ ... ] »

• Les Points d'attention des évêques français, (17/12/87) :

Société duale. - Il serait grave d'accepter comme une fatalité une «société à deux vitesses»: d'un côté, les dynamiques et performants, de l'autre des hommes livrés à la précarité et relevant de l'assistance. Comment les acteurs sociaux feront-ils pour que solidarité et compétiti­vité aillent de pair? Les chrétiens travailleront, avec d'autres, à la recherche de solutions neuves. Parce qu'ils croient à un avenir éternel ouvert par le Christ ressuscité, ils puisent dans leur foi la force d'œuvrer pour un avenir terrestre digne des fils de Dieu.

Protection sociale. - L'exercice de la solidarité est lié, pour une large part, au système de protection sociale. Par la voix de notre commission sociale, nous avons signalé les valeurs en jeu. La solidarité sociale et la responsabilité de chacun sont indissociables. Les chrétiens devront y être attentifs: ce sont d'abord les comportements et les modes de vie qu'il faut changer. C'est par là que passe le chemin de la conversion évangélique.

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Pauvreté. - Les plus faibles et les plus pauvres ont sur nous des droits prioritaires. Nous l'avions dit en 1984 : la pauvreté augmente. Des politiques sociales conçues pour des périodes de croissance ne peuvent plus répondre aux situations nouvelles, un surcroît de solidarité s'impose. Quant aux chrétiens, ils savent que leurs communautés elles-mêmes sont appelées à devenir de plus en plus des lieux de solidarité, où les pauvres soient chez eux.

Solidarité internationale. - L'Europe occidentale va connaître des échéances déterminantes, notamment celle de 1992. Dans la fidélité à son histoire et à sa culture, elle doit s'ouvrir largement à la solidarité universelle pour laquelle les chrétiens se savent convoqués au nom de l'Evangile. Le sort des peuples démunis de pain, de culture ou de liberté sous toutes ses formes, requiert un engagement effectif pour une solidarité mondiale. Chaque nation se doit d'y contribuer. [ ... ]

Immigrés. - Les immigrés et leur famille ont droit à notre solidarité. Le soupçon systématique à l'égard de l'étranger ne favorise guère la volonté de vivre ensemble. Comme catholiques, nous accueillons déjà dans nos communautés des étrangers qui sont nos frères dans la foi. Pour l'ensemble des jeunes nés de parents étrangers, l'école et le travail, la vie de quartier et les associations sont les lieux où se prépare et se réalise peu à peu la véritable intégration. La cohésion de notre communauté nationale en dépend pour demain .

• Entretien du cardinal Lustiger au Monde (5/10/88) :

« Le christianisme n'a aucunement déserté ces régions, pas plus que les autres. Il reste l'un des ressorts fonda­mentaux de notre société civile puisque depuis l'après­guerre, la quasi-totalité des thèmes qui ont mobilisé les Français - la solidarité, la justice distributive, l'aide au tiers monde, le dynamisme et la créativité, le refus des exclusions - ou bien ont au moins des racines chré-

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tiennes, ou bien puisent explicitement à la révélation chrétienne. Pareil propos peut paraître récupérateur; mais tout observateur neutre ou originaire d'une autre culture ne pourrait pourtant qu'être frappé par cette situation.

Dans les campagnes électorales récentes, presque tous les hommes politiques importants ont, plus ou moins implicitement et, je crois, sans esprit de clientélisme, fait référence à des notions morales elles-mêmes liées à des formulations d'origine chrétienne (songez au débat sur la Sécurité sociale entendue comme solidarité, ou sur l'accueil de l'immigré, etc.). Je ne revendique pas ici une quelconque paternité ni ne critique un éventuel détourne­ment; mais je constate simplement que notre culture reste marquée, dans ses ressorts profonds, ses traditions communes, ses projets mobilisateurs et la permanence de ses rites par la volonté de transmettre un héritage - celui de la vision chrétienne de l'homme et de sa relation sociale. »

5. Solidarisme, holisme et organicisme: la négation du libre individu

a) Holisme:

• Ballanche:

"J'ai donc seulement voulu dire que les générations humaines sont toutes héritières les unes des autres; que le genre humain, dans son ensemble, ne forme qu'un seul tout, ce qui nous mettrait sur la voie de fournir quelques preuves de plus à la doctrine de la solidarité ( ... ) L'homme a non seulement à porter le joug de son être matériel; il a aussi à suivre les mouvements qui lui sont imprimés par le tout dont il fait partie. L'individualité, pour lui, n'est pas de ce monde." (Essai sur les institutions humaines, 1818, pp. 40 et 43)

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• Pierre Leroux :

"L'Humanité, autrefois divisée en une multitude de ruisseaux, nous apparaît aujourd'hui comme un seul tout. L'homme antique, avec ses dieux particuliers et sa race isolée des autres, se sentait comme un flot dans le courant d'un fleuve: l'homme moderne, avec son Dieu unique et son genre humain solidaire, se sent partie d'un Océan. C'est ce sentiment nouveau que l'homme prend aujourd'hui de lui-même qui constitue au fond ce qu'on appelle l'ÉGALITÉ. Se sentant partie d'un grand tout, l'homme se met en rapport avec tout, et arrive finalement à comprendre qu'il a droit à tout." (De l'égalité, 1838, p.269)

• Louis Marion :

"L'idée de solidarité est en général celle d'une relation constante, d'une mutuelle dépendance entre les parties d'un tout ( ... ) Chaque société humaine, bien qu'elle soit composée d'individus dont chacun est une personne et a sa destinée à part, forme comme un tout vivant, dont les parties composantes sont solidaires entre elles dans un même temps, solidaires aussi dans le cours de l'Histoire." (De la solidarité morale, 1880, pp. 2 et 5)

• Charles Secrétan :

"Précepte fondamental de notre morale: agis librement comme partie d'un Tout solidaire ( ... ) L'unité d'un indi­vidu est l'unité d'un organe. Les individus sont les organes de l'Humanité, leur vie partielle concourt à la vie du tout ( ... ) Si les hommes ont conscience de leur distinction, ils ont aussi conscience de leur solidarité et cette conscience se développe de plus en plus. (L'individu) est un organe

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du tout." (Le Principe de la morale, 1883, p. 169; PhilosoPhie de la liberté, 1849, pp. 221/222)

• Célestin Bouglé : "L'homme est d'autant mieux préparé à obéir aux vœux

de la solidarité qu'il est plus habitué à se considérer lui-même sub specie societatis, à se sentir comme une partie d'un tout dont le bien est son bien." (La Solidarité, 1907, p. 24)

• Léon Bourgeois : "L'homme n'est plus une fin pour lui et pour le monde: il

est à la fois une fin et un moyen. Il est une unité, et il est la partie d'un tout. Il est un être ayant sa vie propre et ayant droit à conserver et à développer cette vie; mais il appartient en même temps à un tout sans lequel cette vie ne pourrait être ni développée, ni conservée; sa vie même n'a été possible, elle n'est ce qu'elle est que parce que le tout dont il fait partie a été avant lui ... " (Solidarité, 1896, p. 84)

• Alfred Fouillée: "Il y a ... une justice de solidarité, trop méconnue, qui

veut que, faisant partie d'un même tout, ne pouvant nous mouvoir dans le milieu social sans que nos mouvements n'aient une répercussion sur autrui, nous prenions en considération le bien des autres en même temps que notre bien prorre ( ... ) Or, si nous vivons en partie dans la vie des autres, i en résulte que les autres, subissant les consé­quences de notre conduite, ont un droit moral par rap­port à nous. Il n'est donc que 'juste", au fond, de se proposer pour fin le tout dont nous sommes partie." (Le Socialisme et la sociologie réformiste, 1909, p. 7)

b) Organicisme:

• Louis Blanc: "Le principe de la fraternité est celui qui, regardant

comme solidaires les membres de la grande famille, tend à organiser un jour les sociétés, œuvre de l'homme, sur le

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Annexes 313

modèle du corps humain, œuvre de Dieu." (Histoire de la Révolution, 1862, p. 1)

• La Tour du Pin: "Il y a la manière concrète de concevoir la solidarité:

celle-là résulte de la communauté de l'idéal comme aussi de la diversité des fonctions sociales au service de cet idéal; elle est le produit d'un organisme et non d'un mécanisme, l'effet de l'accord des éléments sociaux et non celui de la contrainte." (L'Action catholique, janvier 1887); "Nous concevons l'humanité comme vivant à l'état orga­nique de corps social dont toutes les parties sont solidaires, se prêtant par conséquent assistance entre elles parce que c'est leur loi de vie matérielle aussi bien que morale." (L'Action catholique, mai 1891)

• Ferdinand Brunetière: "Si quelque part la société des hommes a été conçue

comme un orsanisme - dont toutes les parties sont étroitement solIdaires les unes des autres, s'entretiennent et se commandent; comme un tout - dont on ne saurait rien modifier que la répercussion ne s'en fasse aussitôt sentir du centre à la périphérie ou de la périphérie au centre; comme un ensemble - dont sa propre durée serait l'objet unique, la raison d'être, la cause finale des éléments qui la constituent, c'est là, c'est dans ces livres (de Maistre, Bonald, Lamennais) dont je viens de rappeler les titres." (L'Idée de solidarité, Discours de combat, p. 58)

c) Anti-individualisme:

• Jean-Marie Guyau: "Je ne m'appartiens pas, car chaque être n'est rien sans

tous, rien par lui tout seul ( ... ) Nous sommes tous unis, égaux et solidaires."

• Célestin Bouglé : "L'homme isolé n'est qu'une abstraction, un fantôme

sans réalité: ce n'est que dans et par la société qu'il arrive à la vie et à la pensée: l'homme doit vraiment tout ce qu'il

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est à l'association humaine ( ... ) (La connaissance de la solidarité) nous fait comprendre que nos libertés ne sau­raient rester illimitées. En mesurant tout ce que l'individu doit à la société, elle lui rappelle qu'il est tenu, pour mériter sa liberté, de se « libérer» d'abord, c'est-à-dire de consentir aux sacrifices et aux obligations que la société lui imposera pour réaliser la justice." (Solidarisme et Libéra­lisme, 1903, pp. 8 et 35)

• Léon Bourgeois :

"Nulle part, l'individu n'est isolé et n'a le droit d'agir comme tel. L'humanité, n'est pas comparable à un archi­pel d'îlots dont chacun aurait son Robinson. Tout groupe d'hommes, - famille, tribu, patrie, plus tard humanité, -est, volontairement ou involontairement, un ensemble solidaire, dont l'équilibre, la conservation, le progrès obéissent à la loi générale de l'évolution universelle. Pour les groupes d'hommes comme pour les agrégats vivants l'interdépendance est partout, et les conditions d'exis­tence de l'être moral que forment entre eux ces membres d'un même groupe sont celles qui régissent la vie de l'agrégat biologique. [ ... J.

La solidarité transforme notre conception de la justice. L'homme, en arrivant sur cette terre, est, non pas un être libre, indépendant, qui va s'associer, mais un associé nécessaire. Qu'il le veuille ou non, il lui faut entrer dans une société préexistante dont il doit accepter les charges comme il profite de ses avantages. Il est débiteur ou créancier de naissance; il Y a lieu pour chacun à l'établisse­ment, au règlement d'un compte social. [ ... J

La connaissance des faits de solidarité limite l'idée de notre liberté. Il fallait s'y attendre. Responsabilité et liberté sont deux termes nécessairement liés l'un à l'autre, et du moment où nous avons vu que notre responsabilité n'est pas absolue, nous allons apercevoir nécessairement une certaine limitation de notre liberté personnelle.

Nous avons constaté que l'homme, en venant au monde,

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ne nait pas libre de toute obligation : il nait débiteur de la société humaine; nous avons montré le trésor accumulé par l'humanité et incessamment accru autour de nous pendant notre existence; nous avons montré comment chacun bénéficie de ce commun trésor, et nous avons déclaré que, de ce fait, il y a pour chacun une dette à acquitter. Nous ne sommes donc pas absolument libres, puisque nous sommes débiteurs. Dans le langage du droit, on n'est libre que lorsqu'on est libéré. Et c'est pourquoi nous avons dit: la liberté de l'homme commence à la libération de sa dette sociale." (La PhilosoPhie de la solidarité, 1902, pp. 6, 30, 32 et 40)

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Bibliographie

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Lemieux (P), L'anarcho-caPitalisme, PUF, 1988. Lepage (H), Pourquoi la propriété?, Hachette/ Pluriel, 1985. Murray (Ch), Losing ground, Basic Books, 1984. Nozick (R), Anarchie, Etat et utoPie, 1974 (PUF, 1988). Palante (G), La sensibilité individualiste, 1909.

Les antinomies de l'individu et de la société, 1913. Pareto (V), Les systèmes socialistes, 1902. Polin (R), Le libéralisme, oui, La Table Ronde, 1984. Proudhon G), Les contradictions économiques, 1846.

Idée générale de la Révolution, 1851. Rand (A), The virtue of selfzshness, Signet books, 1963. Rothbard (M), Power and Market, Institute of Human

Studies, 1970. For a new liberty, Mac Millan, 1973.

Page 322: Solidaire, Si Je Le Veux - Alain Laurent

322 Solidaire, si je le veux

Ethics of Liberty, Humanities Press, 1982 (traduit en 1991 aux Belles Lettres).

Stirner (M), L'Unique et sa proPriété, 1844. Thiers (A), De la propriété, 1844. Tocqueville (A. de), Mémoire sur le pauPérisme, 1835.

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Table

des matières

Prologue : au nom de la solidarité ............... .

Tous solidaires! .............................. .

« Nouvelles solidarités» et «société solidaire» : l'impératif consensuel ..................... .

La « solidarité nationale» : une éthique au-dessus de tout soupçon? ........................ .

L'alternative ............................... .

1. Néo-solidarisme: sous l'innovation, un retour .. .

1980/1990 : l'irruption du néo-solidarisme .... . 1880/1910 : la première vaguesolidariste .... . 1820/1850 : traditionalisme contre-révolution-

naire, socialisme utopique et pré-solidarisme

9

15

16

20 28

31

31 40

48

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324 Solidaire, si je le veux

2. La solidarité assistancielle: nouvel opium des pauvres ....................................... 57

La classe des assistés: la providentiature ...... 59 Une culture de la déresponsabilisation ........ 70

3. Des droits sociaux sans légitimité .............. 91

Sous la redistribution : la coercition ........... 94 Spoliation: inégalités et nouveaux exploités ... 107 «Big ~othe~ », ou l'imposture de la commu-

naute-provIdence .......................... 121

4. L'immoralité d'un nouvel ordre moral 131

Solidarité laïque: la socialisation forcée de l'altruisme ................................ 132

Solidarité évangélique: le sacrificiel et la culpabili-sation .................................... 143

5. La cohésion sociale contre la liberté individuelle . 159

De la ~os~alg~e communautaire à une stratégie de retnbahsatton ............................. 161

La volonté de réduire la liberté de l'individu 171

6. L'éthique de la responsabilité individuelle ....... 187

Cha9ue individu est par nature propriétaire de SOI •...•..••••.••...••..•.••••••••••..••.. 189

Responsabilité individuelle : le devoir de conser-vation de soi par soi ....................... 199

Le droit naturel de propriété et de librement agir 207

7. Le rêve libertarien : « laissez-nous faire!» ...... 219

Le juste partage: à chacun selon ses œuvres .. 221 Etre maître de ses solidarités ................. 231

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Table des matières 325

Épilogue: pas de solidarité sans liberté . ........... 245

Libérer la solidarité: plaidoyer pour une commu-nauté ouverte ............................. 248

Se l~?érer de ~a.solidarité sociale: appel à la déso-bels sance clvde ............................ 259

Annexes ....................................... 269

Bibliographie .................................. 317

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Achevé d'imprimer le 16 mars 1991 dans les ateliers de Normandie Roto S.A.

61250 Lonrai

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W d'imprimeur: RI-02321 Dépôt légal: mars 1991

Imprimé en France

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