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Newsletter DECERE 11 avril 2020 Yvette Cauquil-Prince a réalisé cette tapisserie à partir de la gouache préparatoire réalisée par Marc Chagall pour le vitrail de la Paix de l’ONU Musée de Sarrebourg (57) – [photo JF Bour] SORTIR DE LA SIDERATION Retrouver l'énergie de la décision et des choix Chers amis, en cette période exceptionnelle où la planète entière lutte contre un ennemi invisible mais, hélas, parfois en ordre dispersé, les manœuvres de certains pays pour s'octroyer des stocks de masques étant parmi les aspects les plus choquants, et alors que la litanie des mauvaises nouvelles ou l'inquiétude finiraient par nous tétaniser, l'équipe de DECERE désire vous rejoindre en ce début d'avril pour relayer quelques appels à aller de l'avant et à préparer l'avenir. Nous offrons avant tout notre sympathie et nos encouragements à tous ceux qui sont ou ont été victimes de l'épidémie, parmi vous, parmi vos proches, amis et connaissances. Decere voudrait aussi adresser ses plus chaleureux encouragements à chacun, notamment ceux d'entre-vous qui poursuivent une activité professionnelle dans des conditions difficiles ou qui sont exposés.

SORTIR DE LA SIDERATION · Des propos forts, des propos qui choquent peut-être, mais rappellent qu'à différents niveaux, on peut être tenté de négliger la coopération et la

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Newsletter DECERE11 avril 2020

Yvette Cauquil-Prince a réalisé cette tapisserie à partir de la gouache préparatoire réalisée par Marc Chagall pour le vitrail de la Paix del’ONU

Musée de Sarrebourg (57) – [photo JF Bour]

SORTIR DE LA SIDERATIONRetrouver l'énergie de la décision et des choix

Chers amis, en cette période exceptionnelle où la planète entière lutte contre un ennemi invisiblemais, hélas, parfois en ordre dispersé, les manœuvres de certains pays pour s'octroyer des stocks demasques étant parmi les aspects les plus choquants, et alors que la litanie des mauvaises nouvellesou l'inquiétude finiraient par nous tétaniser, l'équipe de DECERE désire vous rejoindre en ce débutd'avril pour relayer quelques appels à aller de l'avant et à préparer l'avenir.

Nous offrons avant tout notre sympathie et nos encouragements à tous ceux qui sont ou ont étévictimes de l'épidémie, parmi vous, parmi vos proches, amis et connaissances. Decere voudraitaussi adresser ses plus chaleureux encouragements à chacun, notamment ceux d'entre-vous quipoursuivent une activité professionnelle dans des conditions difficiles ou qui sont exposés.

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Ni pessimisme, ni optimisme

Il ne vous aura pas échappé que le 28 mars, Jacques Delors inquiet pour le projet européen et lasolidarité que celui-ci devrait promouvoir, est sorti de son silence en déclarant que le manque desolidarité fait “courir un danger mortel à l’Union européenne”1.Des propos forts, des propos qui choquent peut-être, mais rappellent qu'à différents niveaux, on peutêtre tenté de négliger la coopération et la solidarité2. Laissons peut-être le même J. Delors nousinviter à sortir de la sidération, lui qui affirmait n'être ni pessimiste, ni optimiste, mais activiste,pour faire avancer l'Union.Si cette posture peut ressembler à du pragmatisme, il faut bien reconnaître qu'elle invite au moins àéviter l'attitude consistant à se chicaner indéfiniment par articles ou déclarations interposées quantau plus ou moins grand optimisme, alarmisme, pessimisme, réalisme avec lequel on devrait analyserla crise actuelle. L'heure n'est plus à se demander s'il faut ou non s'alarmer. Le moment est venud'agir et de faire ce que l'on peut pour sauver des vies, pour sauver la justice, pour sauver la libertéet donner des moyens à notre monde de construire une civilisation, certes diverse, mais durable ethumanisante.

Ecoutons une des autorités morales de notre temps, non qu'elle soit la seule, mais parce qu'elleclame au milieu d'autres voix que l'humanité doit profiter de cette épreuve pour faire des choix :

Saisir ce temps d'épreuve pour faire des choix

Le 27 mars, devant une place St Pierre, vide et rendue luisante par la pluie, le pape François faisaitface à Rome et priait pour le monde : La pandémie « démasque notre vulnérabilité », a-t'il dit enajoutant : « nous ne nous sommes pas réveillés face à des guerres et des injustices planétaires, nousn'avons pas écouté le cri des pauvres et de notre planète gravement malade ». Selon le pape, nousavons poursuivi notre chemin comme si de rien n'était et il invitait alors à « saisir ce tempsd'épreuve comme un temps de choix ».

Le moment que nous vivons a des aspects dramatiques, mais sans céder trop vite au pessimisme niau catastrophisme comme y invitent, par exemple, Giorgio Agamben et André Comte-Sponvilledans des textes récents, il est très salutaire d'entendre le pape François s'adresser à cette dimensionqui révèle autant la noblesse que le mystère et la fragilité humaines: la capacité de choisir.Message exigeant, appel confiant, profession d'espérance. Voici, dit le pape, « le temps de choisir cequi importe et ce qui passe, de séparer ce qui est nécessaire de ce qui ne l'est pas ».

En cette semaine des fêtes de Pessah et de Pâques, alors qu'approche le Ramadan (23 avril), denombreux croyants avec leurs contemporains qui prient, méditent et cherchent la vérité selondiverses voies, continuent d'ouvrir leur cœur à cette exigence : choisir ce qui importe.Continuons de marcher, sans céder à la peur ou à la sidération, sans cesser de raisonner en vued'accomplir ce qui est juste, et en cultivant pour nous-mêmes et pour les autres la vertuirremplaçable de l'espérance.

1 https://www.huffingtonpost.fr/entry/confinement-et-coronavirus-leurope-en-danger-de-mort-selon-delors_fr_5e7f3bd8c5b6cb9dc1a10d93

2 La démission du président du Conseil européen de la recherche le 8 avril 2020, l’Italien Mauro Ferrari l'illustre : ildéplore de trop nombreux blocages institutionnels et politiques dans la gestion de la crise liée au coronavirus. Il ditavoir perdu confiance dans le système.

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Au fil des articles qui paraissent, parfois sous la plume de conférenciers invités par DECERE,nous aimerions attirer l'attention sur certains sujets qui vont requérir

notre réflexion et appeler, sans doute un approfondissement,voire des choix de notre part à tous.

Il est impossible d'être exhaustif dans l'énumération des thèmes nicomplet en mentionnant les enjeux qui émergent.

Vous trouverez une liste d'articles à lire ou à relire à la fin de cette newsletter.

***

• Nous appartenons au même corps social et sommes une communauté de destin.• Une communauté de destin internationale : quelle évolution pour le multilatéralisme ?• Les institutions sont garantes du bien commun.• Garder le cap écologique ?• Le respect des droits humains et des libertés : une priorité• Une solidarité non négociable avec les plus démunis, les plus fragiles et les aînés.• Ralentir, et réinventer des façons d'être soi-même.• Les religions au défi de l'accompagnement et de l'après-confinement

***

Nous appartenons au même corps social et sommes une communauté de destin

C'est par la gratitude qu'il s'agit d'ouvrir la réflexion sur ce sujet car plus que jamais nousredécouvrons que ce n'est qu'ensemble que nous pourrons sortir du tunnel. Aujourd'hui, desprofessionnels sont en première ligne et nous leur devons solidarité et gratitude.Nos vies sont reliées par une solidarité de fait que nous constatons tous les jours, non seulementgrâce au travail remarquable des services de santé et de divers services publics, mais aussi grâce àtous ceux qui continuent de faire fonctionner notre pays : ces gens qu'on situe souvent « au bas del'échelle », les caissières, les routiers, les éboueurs, les facteurs, les vigiles, les manutentionnaires dedivers entrepôts, les livreurs, bref la grande armée des invisibles.

« L'épidémie agit comme un révélateur (…) le livreur qui apporte les courses travaille sansprotection pour ne pas perdre son smic » écrit le philosophe François-Xavier Bellamy3. Et s'il y atoujours eu des milieux plus aisés que d'autres, l'ignorance mutuelle s'est accrue considérablementau cours des 20 dernières années. Les uns doivent se rendre compte qu'il peuvent rester travaillerchez eux grâce à ceux qui continuent de sortir : une chance nous est donnée de redécouvrir notreinterdépendance, comme c'est aussi le cas actuellement entre israéliens juifs et israéliens arabes.« 'Ceux qui réussissent' se rendent compte qu'ils ne sont rien sans 'les gens qui ne sont rien' » osemême dire, dans une formule-choc, F.-X. Bellamy. Celle-ci pourrait s'appliquer aussi à notreéconomie mondialisée. La crise ne pourrait-elle pas nous rapprocher, au final ?

3 F.X. Bellamy, « Cette crise peut nous rapprocher ou achever de nous séparer », La Croix 7 avril (https://www.la-croix.com/France/Politique/Cette-crise-peut-nous-rapprocher-achever-nous-separer-2020-04-08-1201088450)

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Une communauté de destin internationale : quelle évolution pour le multilatéralisme ?

Cette crise souligne évidemment la polarisation entre partisans du multilatéralisme dont EnricoLetta s'était fait le défenseur pour DECERE, à l'ENA en septembre 2019, et les chantres du repliisolationniste ou des frontières protectrices. Pourtant, « les pandémies, le changement climatique etles crises économiques requièrent des solutions collectives » souligne, entre autres, MichelleBachelet4. On pourrait lire aussi avec profit le texte de Yuval Noha Harari, qui montre quel'humanité a réussi des progrès sanitaires fantastiques, non par l'isolationnisme, mais grâce à uneintensification de la coopération5. Et il n'est pas le seul à le dire.Si les exemples d'égoïsme, parfois scandaleux, ne manquent pas, les exemples d'entraide non plus.N'a-t-on pas vu la collaboration transfrontalière se mettre en place entre la France et l'Allemagnequi, début avril, accueillait déjà près de 150 français atteints du Covid6 ?

C'est un des nombreux exemples de coopération réussie, alors même qu'Hubert Védrine, diplomaterespecté et expérimenté déplore avec raison « l'absence de 'véritable communauté internationale' »7.Ses questions restent oh combien pertinentes : la mondialisation peut-elle se limiter à n'être qu'une« déréglementation financière », une localisation des productions industrielles là où les coûtssalariaux sont les plus bas, une possibilité de mobilité sans limites et un tourisme de masse ?Il remarque que le système multilatéral n'est pas assez opérationnel, ce qui s'est révélé déjà lors decrises antérieures.

On voit bien les enjeux pour l'Europe qui peine à trouver une réaction commune, et pour lacommunauté internationale : on ne doit pas ignorer que cette pandémie est, selon Thomas Gomart8,comme « l'accélérateur de l'évolution » du multilatéralisme dans ce monde « post-américain » où lesUSA ne veulent plus assurer de leadership. Le monde entier prend conscience des conséquencesd'une forte interdépendance, mais la solidarité sera-t'elle au rendez-vous ? Les italiens ont vécu dansce domaine une grande amertume au cours des semaines passées.

Dans ce contexte, il s'agira, bien sûr, d'observer l'attitude de la Chine qui s'affiche partout en paysmodèle capable de gérer une crise sanitaire et d'aider les autres. Il faudra aussi prendre acte que lesEtats souverains, nationaux ou régionaux, demeurent encore le premier recours des populations entemps de crise. Il faudra enfin observer comment ces Etats seront forçés de redéfinir leurs rapportsaux multinationales qui conditionnent les choix économiques, sociaux et fiscaux. Et sur ce planprécis, deux grands domaines seront particulièrement stratégiques : l'énergie, du fait de la criseclimatique en cours, et la gestion du cyberespace, du fait des enjeux de sécurité.

Les institutions sont garantes du bien commun

4 Michelle Bachelet, haut-commissaire aux droits humains et ex-présidente du Chili, entretien : « Personne ne gagneraseul contre la pandémie de coronavirus ». La Croix 7 avril (https://www.la-croix.com/Monde/Michelle-Bachelet-Personne-gagnera-seul-contre-pandemie-coronavirus-2020-04-07-1201088245).

5 Yuval Noah Harari : « Le véritable antidote à l’épidémie n’est pas le repli, mais la coopération », Le Monde 5 avril2020 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/05/yuval-noah-harari-le-veritable-antidote-a-l-epidemie-n-est-pas-le-repli-mais-la-cooperation_6035644_3232.html)

6 Chiffre https://www.franceculture.fr/politique/y-a-t-il-un-modele-allemand-dans-la-lutte-contre-le-coronavirus7 Entretien avec Le Figaro, 22 mars 20208 Directeur de l'Institut Français des relations internationales, entretien avec Le Monde du 9 avril 2020

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On peut certes critiquer ou vilipender les institutions nationales, européennes ou internationales, soitpour leurs choix actuels, soit pour leur manque d'anticipation soit pour la sous-estimation desenjeux stratégiques d'une mondialisation qui met les uns en dépendance quasi totale des autres.Mais face à cette crise sanitaire, les institutions, certes secouées et mal préparées, tiennent bon etcontinuent de faire fonctionner les systèmes sanitaires, éducatifs, administratifs et financiers au plandes pays comme au plan européen. On peut déplorer le manque de civisme constaté ici ou là dansles populations, mais on reste finalement admiratif devant le respect des règles de confinement dansles pays où cela est possible comme la France, et malgré la difficulté que cela peut représenter,selon les types d'habitat.

Concernant l'Europe, l'Eurogroupe est heureusement parvenu à une solution ce 10 avril, après desdébats houleux et tendus, depuis des semaines. L'Europe est une communauté d'intérêts et un projetde solidarité concrète. L'activation de mécanismes capables d'éviter la catastrophe à certains paysde l'UE est au bénéfice de l'ensemble, même si certains n'en sont pas encore totalement convaincus.

Assez rapidement, la Commission a décidé la « suspension générale » des règles budgétaires etproposé un plan de relance à hauteur de 37 milliards d'euros. De plus, la Banque CentraleEuropéenne a décidé d'acheter près de 1050 milliards d'euros (9%du PIB européen) d'obligationsémises par les Etats ayant besoin de financer leurs plans de sauvetage. La BCE montre par là qu'ellereste le pivot essentiel de l'économie européenne.

Outre cette monétisation que pratique chaque banque nationale, on sait que trois autres typesd'actions financières sont possibles : 1. L'aide directe par les gouvernements à payer le chômagepartiel notamment. 2. Les Etats se portent garants de prêts aux entreprises ayant besoin de liquidités(L'Allemagne va garantir les prêts bancaires à ses entreprises à auteur de 700 milliards d'euros,l'Italie à hauteur de 400 milliards d'euros, la France à hauteur de 300 milliards) 3. Plan de relanceéconomique : le Japon injectera dans son économie 330 milliards d'euros, l'Allemagne 150milliards, la France 45 milliards).

S'ajoute à présent la décision de l'Eurogroupe (les ministres des finances des pays de la zoneEURO) : qui, en décidant d'un plan de soutien de 500 milliards d'euros (mécanisme européen destabilité, fonds de garantie pour les entreprises, financement du chômage partiel) sont allés bien plusloin qu'espéré..

Mais la question de la relance économique renvoie immédiatement à celle des objectifs à moyen etlong termes : encore une question de choix qui concerne, bien sûr, l'enjeu climatique et les menacesautrement plus graves qu'il représente.

Garder le cap écologique ?

Sujet de préoccupation pour les européens et l'ensemble de la planète, la cause environnementalefera-t'elle les frais de l'épidémie ? Cela a déjà eu lieu après la crise de 2008 avec le rebond desémissions carbone. La COP 26, événement le plus attendu depuis la COP de Paris de 2015, et quidevait avoir lieu à l'automne prochain à Glasgow est déjà reportée ainsi que trois autres rendez-vous

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environnementaux d'envergure mondiale.

Bruxelles promet pour l'instant de garder le cap selon Frans Timmermans, Vice-président de laCommission chargé du « Green Deal ». Le 16 avril, le Parlement européen doit se prononcer sur cesobjectifs ambitieux. Mais certains pays ont déjà demandé l'abandon du « pacte vert » au nom de lacrise sanitaire9. Or l'enjeu climatique est peut-être encore plus une question de survie ! « Peut-il yavoir des hommes en bonne santé sur une planète malade ? », s'interroge la présidentete de WWF

France.

Bruno Latour, apporte sa part à cette réflexion difficile sur le sens nouveau du « faire société ».Certes, on assiste au retour en force de l'Etat protecteur dont certains pensent qu'à travers cette criseil se prépare finalement à mieux gérer les mutations nécessaires à la sauvegarde de l'écosystèmeplanétaire. B. Latour remarque cependant que si « l'exigence de protéger les Français pour leurpropre bien contre la mort est infiniment plus justifiée dans le cas de la crise écologique que dans lecas de la crise sanitaire », il n'est pas certain que l'administration étatique puisse user des mêmesméthodes en vue de la mutation écologique.Elle devra sans doute évoluer puisque « faire société », c'est désormais, pour l'humanité, être lemaillon d'une chaîne où de nombreux acteurs non humains (pathogènes, milieux naturels, climat,réseaux sociaux et outils numériques, bases de données, ressources, organisations sanitaires ouétatiques) font ou défont la société humaine.La question est donc complexe, mais il s'agira effectivement de décider de quel type degouvernance, locale et globale (en fait nationale, sub-nationale, communautaire et internationale)nous avons besoin, demain, pour gérer des crises autrement plus cruciales.

Le respect des droits humains et des libertés : une priorité

Cette complexité de la société mondialisée pose toujours plus la question du pouvoir des acteursnumériques. Les plateformes numériques assurent plus que jamais la connexion et lacommunication entre pays, individus, entreprises et organisations au point qu'elles peuventaujourd'hui « façonner les rapports sociaux et politiques », souligne Thomas Gomart. Il en fait doncdes « domaines stratégiques indispensables à l'autonomie de la pensée »10.

Le défi d'élaborer une vraie politique des données est de plus en plus central pour nos démocraties.L'illustration en est donnée par exemple, le 8 avril 2020 en France, quand « Olivier Véran et lesecrétaire d’Etat au numérique, expliquent réfléchir au développement d’une application poursmartphone qui serait destinée à « limiter la diffusion du virus en identifiant des chaînes detransmission »11. L'utilisation des données téléphoniques va-t'elle voir le jour ? Avec quels garde-fous ? Il s'agit bien sûr de lutter contre la contagion et l'éventuel rebond de l'épidémie après ledéconfinement. Mais la difficulté sera de trouver la bonne mesure entre mesures légitimes pourrationaliser le combat contre l'épidémie avec son éventuel rebond, et préservation des libertésfondamentales.Le problème des libertés fondamentales n'est sans doute pas le même partout (par exemple,

9 Pologne et République Tchèque10 Voir son entretien avec le Monde du 9 avril.11 Le Monde, 8 avril 2020, version numérique (https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/08/stopcovid-l-

application-sur-laquelle-travaille-le-gouvernement-pour-contrer-l-epidemie_6035927_3244.html)

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l'émotion et l'inquiétude ont gagné de nombreux européens lorsque la Hongrie a voté les pleinspouvoirs illimités à son président, le 30 mars) mais la plus grande vigilance s'impose, de la Chine àla Suède, comme en Inde, ou sur le continent américain, comme le remarque bien Michelle Bachelet(Haute-Commissaire aux droits de l'homme – ex-présidente du Chili), afin que les mesuresd'urgence demeurent temporaires, proportionnées et assorties de mécanismes de contrôle et deréévaluation.

Le respect des droits fondamentaux pourrait cependant exiger un assouplissement plus efficace decertaines sanctions internationales pour éviter que des systèmes de santé s'effondrent. Celui de l'Iranpar exemple, manque à tel point de matériel et de médicaments que les populations en paieront leprix fort. Nous savons déjà que la crise actuelle sera lourde de conséquences pour des pays pluspauvres dont le système de santé et les infrastructures sont moins développés.

Une solidarité non négociable avec les plus démunis, les plus fragiles et les plus âgés

Nous savons que, partout, certaines populations sont particulièrement vulnérables en cette périodedu fait de leur précarité économique ou sociale, sans-domicile, migrants et demandeurs d'asile,personnes âgées, personnes seules, personnes malades. Elles sont particulièrement touchées par leconfinement des bénévoles de multiples associations qui leur viennent en aide ou leur assurent uneprésence, une aide, un recours. Nous assistons, dans plusieurs pays d'Europe, notamment en France,à un drame silencieux dont nous ne mesurons pas l'ampleur. Si, par endroit, l'action solidaire s'estremise en marche, avec précautions, l'urgence est réelle et il faudra aussi en tirer des réflexions pourl'avenir. La gestion du grand âge, en particulier, devra sans aucun doute être revue. Soyons attentifsautant que possible à nos voisins, même ceux qui vivent sur le trottoir !

Ralentir, et réinventer des façons d'être soi-même

L'épreuve du confinement ne secoue pas seulement nos relations sociales mais bouleverse aussinotre attention à nous-mêmes. Nous sommes forcés de nous concentrer sur nous-mêmes et notreenvironnement, comme si nous vivions une épreuve de vérité. Le fait que le confinement aitcommencé pendant le carême a, par exemple, conduit beaucoup de chrétiens à vivre ce confinementde manière spirituelle, comme une purification. De même, Haïm Korsia, le grand rabbin de France,expliquait dans une interview comment le confinement lui permettait de vivre plus intensémentcette espérance qu'évoque la libération d'Égypte, commémorée lors de Pessah12. Force est deconstater que l'épreuve que nous traversons a aussi une incidence sur la foi et nos pratiquesreligieuses. Beaucoup affluent vers les médias audio-visuels et les réseaux sociaux qui ont déployétoute leur capacité pour maintenir et nourrir les cultes religieux.Par ailleurs, l'image du pape François, seul, en prière, sur la place Saint Pierre, a touché denombreuses personnes, croyantes comme non croyantes. Les messages religieux, en prise avec laréalité de la condition humaine, retrouvent une portée universelle. Au cœur de cette attentionretrouvée à nous-mêmes, nous sommes ainsi invités à réinventer nos façons d'être et de vivre. Lestraditions religieuses doivent aider et accompagner cette réflexion.

12 https://www.lepoint.fr/religion/haim-korsia-une-societe-qui-choisit-la-vie-se-releve-toujours-08-04-2020-2370573_3958.php

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Les religions au défi de l'accompagnement et de l'après-confinement

En ce temps de « distanciation sociale », de confinement qui n'a ni couleur ni religion, etparticulièrement en cette semaine pascale où les chrétiens, mais aussi les juifs sont privés derassemblements dans leurs lieux de cultes, les religions redécouvrent, comme le dit TimothyRadcliffe, que « nous avons besoin de proximité et de toucher. Quand la sécurité ne se trouve quedans le fait de se tenir à l’écart les uns des autres », cette question prend une dimension redoutable :« comment peut-on vivre dans l’isolement ? », demande Timothy Radcliffe13. Il souligne par-là,l'aspect vital de notre vie relationnelle, ce dont les religions ont depuis longtemps compris lasubtilité. Pour le Chrétien, Dieu en Jésus-Christ est allé jusqu'à se laisser toucher ! Ainsi, la pratiquesacramentelle est particulièrement impactée chez les catholiques, et cela se ressent encore plusdurement dans les lieux fermés, hôpitaux et prisons où la liberté de culte est un droit qui rendnormalement possible la visite des aumôniers.

Et que dire des Ehpad où des personnes âgées, dont une forte proportion de croyants, sont déjà entemps ordinaire réduites aux émissions religieuses télévisées ? Le défi d'accompagner les personnesendeuillées, les personnes seules, les croyants dont la vie est structurée, fortifiée, portée souvent parle rythme d'un culte communautaire est relevé en divers endroits de manière remarquable :téléphone, inhumation avec méditation au cimetière, sonnerie des cloches, numéro vert (le ConseilFrançais du Culte Musulman a organisé un service d'écoute 24h/24, la Conférence des Evêques deFrance, ou encore l'UEPAL ont également mis en place un service d'écoute...). Nous sommes audéfi de la communion à distance et souvent silencieuse, au défi de retrouver, peut-être, la prièrepersonnelle, la communion des saints à travers des chaînes de prière, la méditation ou le cultedomestique.

Il faut déjà penser à l'après car des célébrations à la mémoire des victimes de l'épidémie et desdéfunts quittés trop rapidement seront sans doute nécessaires pour permettre le deuil et l'hommage.Comme le dit aussi le porte-parole de la Conférence des Evêques de France : « La question du malse pose fortement ». Les religions auront-elles le souci de proposer un cadre où il sera possibled'exprimer ce qui a été vécu dans cette période ? Car avant de penser ce qu'il faut changer, il serasans doute très important de se parler et de revenir ensemble sur « ce qui vient de nous arriver ».

Impossible de terminer cette lettre, à vous adressée, abonnés et amis de DECERE, sans une penséespéciale pour les plus jeunes qui, selon leur âge, doivent décrypter une actualité pesante et vivre unesituation inquiétante. Puissions-nous tous les entourer pour que mûrisse en eux, à l'occasion de cettecrise, le désir de bâtir un monde dont la fraternité demeure la clef de voûte.

L'équipe de DECERE

13 https://www.la-croix.com/Urbi-et-Orbi/Documentation-catholique/Eglise-dans-le-Monde/Coronavirus-Timothy-Radcliffe-Le-toucher-nourriture-notre-humanite-2020-03-27-1201086418

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Articles

Agamben Giorgio : « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la conditionnormale » - entretien au journal «Le Monde », propos recueillis par Nicolas Truong Publié le 24mars 2020 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/24/giorgio-agamben-l-epidemie-montre-clairement-que-l-etat-d-exception-est-devenu-la-condition-normale_6034245_3232.html)

Bachelet Michelle, « Personne ne gagnera seul contre cette pandémie », La Croix 7 avril2020(https://www.la-croix.com/Monde/Michelle-Bachelet-Personne-gagnera-seul-contre-pandemie-coronavirus-2020-04-07-1201088245)

Bellamy François Xavier, « Cette crise peut nous rapprocher ou achever de nous séparer », La Croix7 avril (https://www.la-croix.com/France/Politique/Cette-crise-peut-nous-rapprocher-achever-nous-separer-2020-04-08-1201088450)

Bevilacqua Arnaud, « Coronavirus : le diocèse de Paris au chevet des plus précaires, La Croix », 25mas 2020(https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/France/Coronavirus-diocese-Paris-chevet-precaires-2020-03-25-1201086008)

Bourg Dominique, Coronavirus : « C’est le début d’une déstabilisation en cours, il n’y aura pasd’après », 20 minutes, 19 mars (https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/2743779-20200319-coronavirus-debut-destabilisation-cours-apres-selon-philosophe-dominique-bourg)

Clavairoly François, La nuit de l’ange - Réforme, 29 mars 2020(https://www.reforme.net/actualite/2020/03/29/la-nuit-de-lange-par-le-pasteur-francois-clavairoly/)

Comte-Sponville André, "Se laver les mains, c'est très bien, mais cela ne tient pas lieu de sagesse" –Le Journal du Dimanche - 21 mars 2020 - Anna Cabana (https://www.lejdd.fr/Societe/andre-comte-sponville-se-laver-les-mains-cest-tres-bien-mais-cela-ne-tient-pas-lieu-de-sagesse-3956874)

François, Pape, Prière pour la fin de la pandémie: L'homélie du Pape François, 27 mars2020(https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2020-03/coronavirus-priere-pape-homelie-urbi-et-orbi.html)

Giraud Gaël, "La sortie du confinement ne sera pas du tout la fin de la crise", France Inter, 29 mars(https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-du-week-end/l-invite-du-week-end-29-mars-2020)

Giuliani Jean-Dominique, Président de la Fondation Robert Schuman – 5 avril 2020 – Editorial(https://www.jd-giuliani.eu/edito.php) - (https://www.jd-giuliani.eu/fr/article/cat-2/672_Les-7-defis-capitaux.html)

Golshiri Ghazal, « L’Iran met fin au confinement pour éviter l’effondrement économique »– LeMonde – 09 avril 2020 (https://www.lemonde.fr/international/article/2020/04/09/coronavirus-l-iran-met-fin-au-confinement-pour-eviter-l-effondrement-economique_6036053_3210.html)

Harari Yuval Noah : « Le véritable antidote à l’épidémie n’est pas le repli, mais la coopération »,tribune dans Le Monde, 5 avril 2020 [Yuval Noah Harari est Historien, auteur de « Sapiens. Unebrève histoire de l’humanité »] (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/05/yuval-noah-harari-le-veritable-antidote-a-l-epidemie-n-est-pas-le-repli-mais-la-cooperation_6035644_3232.html)

Korsia Haïm, Grand Rabbin de France, « Une société qui choisit la vie se relève toujours », Le

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Moulins-Beaufort Éric de : “Ce que ce moment nous révèle, nous en souviendrons-nous ?“, La Vie,10 avril 2020 (http://www.lavie.fr/religion/catholicisme/mgr-eric-de-moulins-beaufort-ce-que-ce-moment-nous-revele-nous-en-souviendrons-nous-10-04-2020-105433_16.php)

Moussaoui Mohamed, nouveau président du Conseil français du culte musulman (CFCM), « Notreprudence face au virus s’explique théologiquement » - 2 avril – La Croix (https://www.la-croix.com/Religion/Islam/Mohammed-Moussaoui-Notre-prudence-face-virus-sexplique-theologiquement-2020-04-02-1201087462)

Pelluchon Corine, « L’épidémie doit nous conduire à habiter autrement le monde », Le Monde, 23mars 2020 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/23/coronavirus-l-epidemie-doit-nous-conduire-a-habiter-autrement-le-monde_6034049_3232.html)

Piketty Thomas : « L’urgence absolue est de prendre la mesure de la crise en cours et de tout fairepour éviter le pire », 10 Avril 2020 – LeMonde(https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/10/thomas-piketty-l-urgence-absolue-est-de-prendre-la-mesure-de-la-crise-en-cours-et-de-tout-faire-pour-eviter-le-pire_6036282_3232.html)

Radcliffe Timothy, Le toucher est la nourriture de notre humanité (https://www.la-croix.com/Urbi-et-Orbi/Documentation-catholique/Eglise-dans-le-Monde/Coronavirus-Timothy-Radcliffe-Le-toucher-nourriture-notre-humanite-2020-03-27-1201086418)

Rey Olivier, «S’émerveiller de l’arrivée du printemps: le conseil d’Orwell en temps d’épreuve», LeFigaro, 6 avril 2020 (https://www.lefigaro.fr/vox/societe/olivier-rey-malgre-la-peur-le-printemps-est-la-et-merite-d-etre-accueilli-avec-gratitude-20200406)

Steffens Martin, « à proprement parler, respiration », La Croix, 3 avril 2020 (https://www.la-croix.com/Respiration-2020-04-03-1101087595)

Tirole Jean, « quatre scénarios pour payer la facture de la crise », Les Echos, 1er avril 2020(https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/jean-tirole-quatre-scenarios-pour-payer-la-facture-de-la-crise-1191019)

Tirole Jean, prix nobel économie 2014, « Face au coronavirus, « allons-nous enfin apprendre notreleçon ? », Le Monde, 25 mars 2020 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/25/jean-tirole-face-au-coronavirus-allons-nous-enfin-apprendre-notre-lecon_6034318_3232.html)

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Védrine Hubert, Le choc du coronavirus est train de pulvériser des croyances très enracinées, leFigaro 23 mars 2020 (https://www.lefigaro.fr/vox/societe/hubert-vedrine-le-choc-du-coronavirus-est-en-train-de-pulveriser-des-croyances-tres-enracinees-20200322)