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Université de Montréal Souverainetés du littéraire dans trois écrits de Marguerite Duras Par Eugénie Matthey-Jonais Département des Littératures de langue française Faculté des arts et des sciences Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures et postdoctorales en vue de l’obtention du grade de Maître ès Arts (M.A.) en Littératures de langue française Août 2020 © Eugénie Matthey-Jonais, 2020

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Page 1: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

UniversitédeMontréal

SouverainetésdulittérairedanstroisécritsdeMargueriteDuras

ParEugénieMatthey-Jonais

DépartementdesLittératuresdelanguefrançaiseFacultédesartsetdessciences

MémoireprésentéàlaFacultédesétudessupérieuresetpostdoctoralesenvuedel’obtentiondugradedeMaîtreèsArts(M.A.)

enLittératuresdelanguefrançaise

Août2020

©EugénieMatthey-Jonais,2020

Page 2: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

UniversitédeMontréal

DépartementdeslittératuresdelanguefrançaiseFacultédesartsetdessciences

Cemémoireintitulé

SouverainetésdulittérairedanstroisécritsdeMargueriteDuras

Présentépar

EugénieMatthey-Jonais

Aétéévaluéparunjurycomposédespersonnessuivantes:

ÉlisabethNardout-LafargePrésidente-rapporteuse

CatherineMavrikakisDirectricederecherche

MarcelloVitali-Rosati

Codirecteur

MaximeBlanchard(CUNY)Membredujury

Page 3: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

I

RésuméCommentdonneràvoirl’irreprésentable,lacontradictionetleparadoxe—etpourquoi

le faire? Pour Marguerite Duras, dont l’œuvre est porteuse d’apories, la réponse à cette

interrogation fondamentale se trouve dans l’écriture littéraire. Dans ce mémoire, nous

interrogeronslanotiondesouveraineté(Menke)dulittéraire,quipermetdepenserlamiseen

tensiondesdiscoursnonesthétiques(soithistoriques,judiciaires,journalistiques,parexemple)

dansl’œuvredeDuras,ainsiquel’engagementdel’auteureparsonécriture,quiseulepeutporter

ses prises de positions contraires et violentes,mais aussi «le deuil noir de toute vie, le lieu

commun de toute pensée». Dans un premier temps, nous étudierons la singularité de

l’engagement de Duras ; si l’engagement politique dans sa vie publique est marqué par de

nombreuxremous,nouspourronsobserver,àpartirdel’analysedutexte«Sublime,forcément

sublimeChristineV.»(1985),commentapparaîtencontrepointunengagement(Sartre,Barthes)

parlalittératuredansl’écrituredel’auteure.Cetteécritureestégalementporteused’unecertaine

facultéoraculaire,instaurantlavoyanceestauxsourcesdelasouverainetédelalittérature.Par

l’étudedutexte«Lamortdujeuneaviateuranglais»(1993),noustraiteronsdansundeuxième

tempsde laparticularitéde laposture et de l’énonciation (Meizoz)deDuras, ainsi quede la

possibilitédelaconfrontationdel’aporiequeluioffrelediscourslittéraire.L’appropriationdela

paroledel’autreetdelaparoledumortsefaitdanscetexteauprofitdurécitmythique,évacuant

les dimensions historiques et documentaires du témoignage afin de tendre plutôt vers une

paraboleuniversalisante.Enfin,àtraversuneanalysedeLadouleur(1985)etdesonparatexte,

nousverronscommentlaréécrituredesestextesavantleurpublicationpermetd’yinscrireun

engagementaffirmé,correspondantdavantageauprojetd’engagementlittérairequeDurastisse

dans les dix dernières années de sa carrière. L’écriture de Duras dans cette œuvre montre

comment lediscours littérairepeutreprésenter la faillitede lapenséeetdesautresdiscours.

Cettemiseencrisedesdiscoursetdelapensée,quel’onretrouveauseindestroistextesàl’étude,

nouspermettradepenserlasouverainetédulittérairedansl’écrituredeMargueriteDuras.

Mots-clefs :Marguerite Duras, engagement, souveraineté, posture, voix, mythe, événement,

réécriture,littératurefrançaise.

Page 4: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

II

Abstract

Howcanoneshowtheunspeakable,contradictionsandparadoxes—andwhywouldone

attempt to do so ? For Marguerite Duras, whose work carries aporias, the answer to this

fundamentalquestionliesinliterarywriting.Inthisdissertation,wewillquestionthenotionof

literary sovereignty (Menke),which allows us to think the crisis of non-aesthetic discourses

(historical,judicial,journalistic,forexample)inDuras'work,aswellastheengagementofthe

authorthroughherwriting,whichalonecanbearheropposingandviolentpositions,butalso

"theblackmourningoflife,thecommonplaceofallthought".First,wewillstudythesingularity

ofDuras'engagement;ifthepoliticalengagementinherpubliclifeismarkedbymanyupheavals,

wewillbeabletoobserve,fromtheanalysisofthetext"Sublime,forcémentsublimeChristine

V." (1985), how an engagement (Sartre, Barthes) through literature appears in the author's

writing.Thiswritingalsobearsacertainoracularcapacity,establishingclairvoyanceasoneof

the sourcesof literary sovereignty.Through the studyof "Lamortdu jeuneaviateuranglais"

(1993),wewillthenexploretheparticularityofthepostureandenunciation(Meizoz)ofDuras,

aswellasthepossibilityoftheconfrontationofaporiathatliterarydiscourseoffers.Theword

oftheotherandthewordofthedeadisappropriatedforthebenefitofthemythicalnarrative,

evacuatingthehistoricalanddocumentarydimensionsoftestimonyinordertomovetowardsa

universalizingparable.Finally,throughananalysisofLadouleur(1985)anditsparatext,wewill

seehowtherewritingoftextsbeforetheirpublicationinscribestheminanstrongcommitment,

moreakintotheprojectof literaryengagementthatDurasweavesinthelasttenyearsofhis

career. Duras' writing in thiswork shows how literary discourse can represent the crisis of

thoughtandofotherdiscourses.Thiscrisisofdiscourseandthought,whichcanbefoundinthe

three texts studied in this dissertation, will allow us to think about literary sovereignty in

MargueriteDuras'writing.

Keywords:Marguerite Duras, engagement, sovereignty, authorship, voice, myth, event,

rewriting,Frenchliterature.

Page 5: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

III

Tabledesmatières

Résumé_______________________________________________________________________________I

Abstract_____________________________________________________________________________II

Tabledesmatières_______________________________________________________________III

Remerciements____________________________________________________________________V

Introduction________________________________________________________________________1

Précisionssurlecorpus___________________________________________________________________3

Postureetethos____________________________________________________________________________5

Autourdel’engagementlittéraire________________________________________________________7

Chapitre1:L’engagementparl’écrituredans«Sublime,forcément

sublimeChristineV.»___________________________________________________________10

L’écrivainengagé:deSartreàBarthes_________________________________________________10

Dénoncerl’intolérable:unevied’écritureengagée___________________________________13

D’uncertainespritnégatif_______________________________________________________________18

«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,commandedeLibération_____________23

«JeneverraijamaisChristineV.»:uneposturedevoyance ________________________26

Mentir-vrai:écritureet«intelligenceducrime»_____________________________________29

Réceptionpolémiqueetpostéritélittéraire ___________________________________________32

Souverainetédulittéraireetrhétoriquedecombat___________________________________36

Chapitre2:Laparolelittérairede«Lamortdujeuneaviateuranglais»,

unetentativedevantl’intraduisible__________________________________________45

Pratiquedel’entretienet«énonciationprophétique»_______________________________47

Page 6: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

IV

Deuil,paroleetécriture:letémoignage_______________________________________________51

Documenterlessourcesdumythe______________________________________________________55

Unmortpeutencacherunautre;paraboleetarchétype____________________________58

Singularitéetmythe,dansle«doublerapportdeproximitéetd’écart»____________63

Aporiedelaparabole:«voilerendévoilant»_________________________________________67

Versune«écrituredunon-écrit»:auxlimitesdelareprésentation,leslucioles__72

Chapitre3:Réécriture,paratexteetlittératuresouverainedansLa

douleur____________________________________________________________________________78

DesarmoiresbleuesdeNeauphleauxarchivesdel’IMEC:unepratiquedela

réécriture_________________________________________________________________________________78

Lespréfaces,fictionsdurapportàl’écriture___________________________________________85

«(sic.)»:quelsparergapouruneHistoireenfaute?_________________________________88

Dépenserl’événement___________________________________________________________________94

Unepenséedel’émotionetdeladouleur:versladéraison__________________________97

Unfermeengagementdansl’ambiguïté_______________________________________________101

Conclusion_______________________________________________________________________106

Bibliographie________________________________________________________________________i

Page 7: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

V

Remerciements

Mes premiers remerciements vont à ma directrice de recherche, CatherineMavrikakis,qui,dèslebaccalauréat,m’ainspiréeetm’aencouragéeàpensercequi,danslestextes, ne va pas de soi. Ses conseils précis et éclairés, son jugement hors pair et savertigineuserapiditéd’espritontétédesatoutsinestimablesaucoursdecetravail.

J’aimerais ensuite remercier mon co-directeur, Marcello Vitali-Rosati, pour sonsoutien précieux dans ma vie universitaire, ainsi que pour sa confiance et son regardtoujoursrenouvelésurnospratiques,quifaitdemoiunelittérairepluscomplète. Merciàmesparents,qui,tousdeux,m’ontinculquéàlafoislapassiondeslivresetlacuriosité,etm’ontpermisd’allerjusqu’auboutdecelles-ci—quantàmapetitesœur,Clara,sachequetesespiègleriesontégayémesheuresdetravaillesplusardues.

L’élaborationet larédactiondecemémoireauraientétébiendifférentessansmesamiesetamis.Ensemble,nousavonsamorcécetrajet;Camille,Marie,Rachel,Rémi,nousysommes enfin.À vous s’ajoutent naturellementBéatrice, qui nous éclaire le chemin avecsagesse,Stéphanie,présencesolairedeconfinement,ainsiqueNicolasetJeanne,camaradesoutremerettranscontinentaux.

MesremerciementslesplustendresvontàFélix,poursesencouragementsconstants,safoienmesidéesetmontravailainsiquesaprésenceàmescôtés.Tueslalumièredemesjours.

En cette fin d’un cycle, j’aimerais également remercier celles et ceux qui m’ontgénéreusementaccueilliedansdescolloquesaucoursdecesdeuxdernièresannées.Vousm’avezpermisdecreusermaréflexionetdemieuxsaisirmaplacedechercheusedébutante.Je remercie au passage les organismesm’ayant permis deme rendre dans des contréesparfois lointaines: l’AELLFUM, la Chaire de recherche du Canada sur les Écrituresnumériques, Figura — Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, ainsi que leprogrammedesPARSECSdelaFAÉCUM.

JeremercieégalementleConseilderecherchesenscienceshumainesduCanadaetle

Fonds de Recherche du Québec – Société et culture pour leur soutien financier qui m’apermisdemeconsacrerpleinementàmesrecherches.

Page 8: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

1

Introduction«Écrirequandmêmemalgréledésespoir.Non:avecledésespoir.Queldésespoir,jenesaispaslenomdecelui-là.Écrireàcôtédecequiprécèdel’écritc’esttoujourslegâcher.Etilfautcependantaccepterça:gâcherleratagec’estrevenirversunautrelivre,versunautrepossibledecemêmelivre.»

MargueriteDuras,Écrire

Écrire«malgré»,écrire«avec»;larectificationqu’apporteMargueriteDurasàsonpropos

dans le recueil Écrire est emblématique des tensions à l’œuvre dans ses textes. Dans

l’ensembledelavied’écrituredel’écrivainefrançaise,consacréeen1984parl’attribution

duprixGoncourtàsontexteL’Amant,onpeutlireunsoucid’«investigationduréel1»,de

mise au jour de la «vérité2», qui pourtant se heurte à l’omniprésence de brouillages, de

contradictionsetdeparadoxes.Saremiseenquestiondelapossibilitédelareprésentation

contraste avec l’abondancede sonœuvrequi se déploie dansdes romans, des pièces de

théâtre,maisaussidesscénarios,desfilmsetdestextesjournalistiques.Aufildesannées,sa

paroleetsonécritureseconfondent,deviennentun«écrit-muthos3»,faisantdechacunede

sespublications,chacunedesesapparitionsdanslesmédias,chacundesesfilmsunepart

d’une«sorted’œuvretotale4»,prolongeantl’engagementparlalittératuredel’auteure—

parfoisdefaçonindirecteoucontradictoire.Durasdéploieundiscourslittérairesouverain,

1DavidAmar,«Lavoixdugaidésespoir»,dansBernardAlazetetChristianeBlot-Labarrère,MargueriteDuras,Paris,ÉditionsdeL’Herne,coll.«CahiersdeL’Herne»,no86,2005,p.76.2Ibid.3SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,dansSylvieLoignon(dir.),LaRevuedeslettresmodernes,MargueriteDurasetlefaitdiverssuivideLecturesdeLaVietranquille,no6,juillet2020,p.116.4Ibid.

Page 9: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

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portantdesinterrogationsprofondessursaproprenature,ainsiquelacritiquedesautres

discoursluiétantsubordonnés.Danscemémoire,j’appuieraimaréflexionsurleconceptde

souverainetéesthétiquetellequedéfinieparChristophMenke,dontletravaildécouledela

penséedel’expérienceesthétiqued’AdornoetDerrida.Menkedéfinitainsilasouveraineté

esthétique:

L’artestsouverain,nonparcequ’ilabolitlafrontiereentrel’experienceesthetiqueetlesautresmodesd’experience,pours’affirmercommeundepassementouunedecompositiondelaraisonqui s’imposerait demaniere immediate a la raison elle-meme,mais parce que, ne fondant savaliditequ’enelle-meme,elleconstitueunecrisepourlefonctionnementdenosdiscours.5

C’estprécisémentcette«crisepourlefonctionnementdenosdiscours»quinousintéressera

toutaulongdecetravail.PourDuras,laformed’artqu’estlediscourslittérairenepuisesa

légitimitéqu’enelle-même,danssavoyanceetloindesdiscourshistoriques,journalistiques

et judiciaires. Ces discours sont au contraire subvertis et mis en crise dans l’œuvre de

l’auteure.

Àtraversl’étudedetroistextes,cemémoiretraiteradelasingularitédel’engagement

del’écrituredeDuras,ainsiquedelapossibilitédelaconfrontationdel’aporieetdelafaillite

delapenséequiluisontpermisesparlalittérature.Nousallonstoutd’abordapprofondir

comment s’élabore, au long de sa carrière, la pensée politique de Duras, et comment sa

démarche se situe dans la littérature engagée de la France d’après-guerre. Après des

déceptions politiques, son engagement se réalise pleinement dans ses textes littéraires,

commenousleverronsavecl’étudedesontexte«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»

(1985)Sonécriturefavorisecependantlemuthosetlepathosaudétrimentdulogos,etse

présente commesubvertissant les autresdiscours: «sa gageurepolitico-poétiqueest, en

5ChristophMenke,Lasouverainetédel’art :l’expérienceesthétiqueaprèsAdorno&Derrida,traduitparPierreRusch,Paris,ArmandColin,1994,p.13.

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3

fait,d’avoirmisésur lasouverainetéde la littérature,sa libertéetson impunité6».Si, ici,

l’impunité est à nuancer — Duras tentant souvent, à même le texte, d’en ménager la

réception — il reste que son écriture affirme aussi une souveraineté de son discours

littéraire,seuldiscourscapabledeportersescontradictionsetdeseconfronteràl’aporiede

lareprésentationdelamortetdutraumatisme,commenousleverronsdansl’étudedutexte

«Lamortdujeuneaviateuranglais»(1993).Enfin,considérantletexteetleparatextedeLa

douleur(1985),nouspourronsobserverlesmécanismesd’écritureàl’œuvredansle«travail

delapost-conscience7»deDuras,lorsdelapublication,quaranteansaprèslesfaits,deses

cahiersécritsentempsdeguerre,alorsqu’elleestplongéedansl’attenteduretourdeson

mari des camps de concentration. Nousmontrerons donc que pour Duras, l’écriture est

souveraineetluipermetdeportersonengagementpolitiquemalgrésesparadoxesetses

propresdifficultésàreprésenterlamort.

Précisionssurlecorpus

Lestroisœuvreschoisiesafind’éclairerlaquestionàl’étudesontparadigmatiquesau

sensoùelles représentent ladiversitédesmoyensd’expression (journalistique, filmique,

littéraire)deDuras,jouantdesapostureetduparatextetoutenportantunmétadiscours

sur l’écriture. Elles appartiennent toutes trois aux dix dernières années de sa carrière

littéraire;dumilieudesannées1980aumilieudesannées1990,Durascommenceàêtre

reconnuecommel’unedesécrivaineslesplusimportantesdelaFrancedelasecondemoitié

6 Dominique Denès, «La gageure politico-poétique de Marguerite Duras», dansEmmanuel Bouju (dir.),L’engagementlittéraire,Rennes,PressesUniversitairesdeRennes,2005,p.166-174.7Ibid.

Page 11: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

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duXXesiècle.Autrefaitimportantànoterafindemeneràbiencetteétude,lestroistextes

abordésdésignentexplicitementMargueriteDurascommeleurvoixnarrative;«Sublime,

forcément sublimeChristineV.», dont le titre original à lapublication était «Marguerite

Duras: “Sublime, forcément sublimeChristineV.”» dans lespagesdeLibération, est une

prisedeparoledirectedel’écrivainedanslesmédias,ensonproprenom.«Lamortdujeune

aviateur anglais», comme nous aurons l’occasion de l’expliquer en détails, est une

retranscriptiond’uneentrevuefilméedanslaquelleDurasracontel’histoired’unsoldattué

audernierjourdelaguerre.Enfin,leparatextedeLadouleurprésentechacundessixtextes

constituant le livre en précisant le statut de la narration. La première partie du livre,

regroupant les textes«Ladouleur»et«MonsieurX.dit iciPierreRabier»estprésentée

commeayantDurascommenarratrice,celle-cisenommantMarguerite.Lapréfacede«La

douleur» revendique le statut diaristique du texte, alors que «Monsieur X. dit ici Pierre

Rabier»estprésenté comme«unehistoirevraie8», racontéeà lapremièrepersonne.La

narrationdelasecondepartiedulivreestplusvariée:lestextessontnarrésàlatroisième

personne, mais Duras se désigne comme personnage de deux d’entre eux («Albert des

Capitales»et«Ter lemilicien»)dans lapréface:«Thérèse,c’estmoi.9»Lesdeuxautres

textes, plus courts, «L’Ortie brisée» et «Aurélia Paris» sont présentés comme

«inventé[s]10». Ils ne semblent pas être autofictionnels et ne seront étudiés dans ce

mémoirequepourleurpréface.

8MargueriteDuras,Ladouleur,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2469,2003[1985],p.90.9Ibid.,p.138.10Ibid.,p.194et208.

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5

Postureetethos

Dansl’ensembledesécritsétudiésici,ilyadoncunemiseenscènedel’auteuredans

letexteetleparatextequinouspousseàconsidérerlesvoixnarrativescommeunsimple

prolongement de la posture de l’auteure, ne portant pas réellement des ethe discursifs

singuliers. JérômeMeizozdéfinit«laposturecommelaprésentationdesoid’unécrivain,

tantdanssagestiondudiscoursquedanssesconduiteslittérairespubliques11»,alorsque

«danslescorpusdelitteratureecrite,l’ethosestinferedel’interieurd’undiscoursetnepeut

inclureune conduite sociale12».Dans le casdesoeuvresnous intéressant ici, lapratique

autofictionnelleetlerenvoiconstantdestextesauxconduitessocialesdel’auteureatténuent

la pertinence d’une analyse basée strictement sur l’ethos discursif des textes. Nous nous

attarderonsparticulièrementsurlarelationentrelapostured’auteuredeDurasetlesécrits

àl’étude,singulièrementétroiteenraisondel’indistinctionprogressiveentreêtre,écriture

etconduiteobservéechezl’autriceàpartirdesannées197013.Cetteindistinctions’emballe

danslesannées1980,donnantdanslestexteslapartbelleàl’autofiction:

[…] la pratique quasi exclusive de l’autofiction […] caractérise la «dernière Duras». […]l’autofiction[…]devientlelieuoùinventerunepratiquesingulièrefaited’uneconfusionentreleréeletlafiction,delacertitudequelesmotssontimpuissantsàtoutdireet,simultanément,d’uneincapacitéàparlerd’autrechosequedesoi.14

Pourla«dernièreDuras»,cette«confusionentreleréeletlafiction»donneégalementlieu

à l’avènement dans sa pensée d’un certain absolu littéraire: «la littérature, tout lui

11JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence :posture,ethos,imaged’auteur»,ArgumentationetAnalyseduDiscours, no 3, octobre 2009, en ligne, <https://journals.openedition.org/aad/667>, consulté le 10 avril2019.12Ibid.13JoëllePagès-Pindon,«Lelivredit.Delavoixquis’exhibeàlavoixquifaitvoir»,MargueriteDuras.Passages,croisements,rencontres,Paris,ClassiquesGarnier,coll.«ColloquesdeCerisy-Littérature»,no6,2019,p.268.14SophieBogaert,«MargueriteDurasoucomment l’écrivaintue la femme»,dansClaudeBurgelin, IsabelleGrelletRoger-YvesRoche(dir.),Autofiction(s),Lyon,PressesuniversitairesdeLyon,coll.«Autofictions,etc.»,2019,p.165-186.

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6

appartient15», elle la voit en tout. Cependant, contrairement à l’intrusion de la vie dans

l’écritureàlaquellel’autofictionestsouventréduite,onpourraitdirequepourDuras,cesont

touslesaspectsdesaviepubliquequisontinfiltrésparlelittéraire,etnonl’inverse:«Duras

nequittejamaisleregistrelittéraire16»danscequinousestdonnéàvoirdesavie,desa

voix. Sophie Bogaert, spécialiste de Duras, en particulier de ses archives, définit cet

amalgame entre littéraire, entrevues et discours critique comme une forme d’«hyper-

autofiction17». Si Duras se présente comme narratrice des textes à l’études, il est donc

essentield’inclurel’étudedelapostureànotretravail,puisqu’elleoffredespistesd’analyse

essentielles:«[…]étudieruneposture,c’estaborderensemble(etcroisercesdonnées,avec

la prudence requise) les conduites de l’écrivain, l’ethos de l’inscripteur et les actes de la

personne18».Nousétudieronsdonclestextes«malgré»sapostureforte,contradictoireet

cherchantàorienterlalecture,maisaussi«avec»elle,carl’«hyper-autofiction»desœuvres

dela«dernièreDuras»vadepairavecl’importancedelasubjectivitédansl’énonciationde

l’auteure:«Lasubjectiviteestainsibrandiecommeactecreatifabsolu,l’evenementserades

lorsdetournedesarealitepourallerinterrogerlesfrontieresdelafiction19»,écritSimona

Crippa au sujet de l’écriture de Duras dans les journaux. La subjectivité comme acte de

créationabsoluerejointl’idéedefonderlavaliditédudiscourslittéraireenlui-mêmeque

l’onretrouvedansladéfinitiondelasouverainetédeMenke.Cettesouverainetédel’écriture

et de la subjectivité permet également l’appropriation du discours de l’autre. En effet,

l’autofictiontellequepratiquéeparDurasneselimitepasàsapropreexpérience;elleinclut

15MargueriteDuras,LeMondeextérieur.Outside2,EPUB,Paris,P.O.L,2013[1993],p.147.16SophieBogaert,op.cit.17Ibid.18JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence»,loc.cit.19SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.115.

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et transfiguredes faitsdivers,deshistoiresqui lui sontracontées,ainsique laviedeses

proches:«[…]lemondeestreprésentéàtraversle“je”,maisils’agitd’un“je”privéeten

même temps public qui met en scène l’expérience personnelle autant que l’expérience

collective.20»C’estprécisémentautourdecettearticulationentreprivéetpublicquesenoue

l’engagementparl’écrituredeDuras.Àpartird’expériencesprivées,l’auteuredonneàvoir

dans sesœuvres des situations collectives intolérables (oppression de la femme, guerre,

retourdescampsdeconcentration)afindeprovoquerdes«colèrespolitiques21»;deplus,

le texte littéraire devient également le lieu d’une interrogation métatextuelle sur la

possibilitédereprésentationdelamortetdutraumatismedeguerre,engageantl’écriture

dansuneréflexionsursaproprenature:sasouverainetéjustifie-t-ellelareprésentationde

tellesexpériences?Oùsesituelaresponsabilitédel’auteuredanslefinéquilibreentrela

nécessitédedénoncerdessituationslimitesetlerespectdûàlamémoiredesmortsetdes

endeuillés?

Autourdel’engagementlittéraire SiletextelittéraireestpourDurasunlieuprivilégiédesonengagement,c’estaussi

parcequecedernierpeutaccueilliràlafoisdesquestionnementsesthétiquesetpolitiques.

Contrairementàd’autresdiscoursluiconvenantmoins—parexemple,lediscoursdeparti

qu’elle déborde rapidement, attirant avec fracas l’attention sur son insuffisance— son

écriture peut porter un engagement ambigu, dans lequel on retrouve transgressions et

20GabriellaLodi,«Écrireauborddelaguerre :NataliaGinzburg,MargueriteDuras,RégineRobin»,Thèsededoctorat,Montréal,UniversitédeMontréal,2007,p.184.21MargueriteDuras,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,p.74.

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paradoxes. On retrouve notamment la particularité de l’engagement littéraire dans une

définitiond’EmmanuelBouju:

Unengagementproprement« littéraire »permetdereconnaîtreen littératureunearticulationparticulièreentremodèleéthiqueetmodèleesthétique,fondéesurl’instaurationd’uneautoritétextuellecomplexeetambiguë—caràlafoisouverteauparidel’imputabilitéetdelaréfutabilité,et assurée malgré tout par ses options formelles et rhétoriques d’exercer, discrètement etpourtantsensiblement,unpouvoirconditionnant.22

Onretrouve iciplusieursélémentsquiéclairerontnotreréflexionsur l’écrituredeDuras.

L’«autoritétextuellecomplexeetambigüe»s’apparenteraiticiàl’ethosauctorialreliéàla

posturetellequedéfinieplushautparJérômeMeizoz.Lesécritsducorpusinstaurenttousà

leurfaçoncetteautoritétextuelle,notammentparlesouciconstantdepréparerlaréception

des textesque l’on retrouveauseinde l’œuvreetdesonparatexte.Demême, ceux-ci se

remettent en question, et interrogent leurs propres limites, rejoignant alors le «pari de

l’imputabilitéetdelaréfutabilité».C’estcependantl’«articulationentremodèleéthiqueet

modèle esthétique» qui retiendra davantage notre attention. En effet, l’engagement

littérairedeDurass’effectuedanslestextesducorpusens’appropriantsouverainementdes

voixetdesrécitsafindedonneràvoiruneréalitécollectivetragique,commel’observeAnne

Branckyàproposdestextesjournalistiquesdel’auteure:

[Duras’s] point is not to report the facts but rather to teach readers some greater truth.Sometimes,thisgreatertruthcomesatthecostofthereal-lifepeopleinvolvedinthecasewhosestoriesget sacrificed forDuras’sposition. Inaway, then,herdefenseof subjectiveor literaryjournalism in the prefaces or bodies of her collected volumes of her journalisticwriting alsoprepares the terrain for certainethicalblindspots that inhabither journalisticwriting.Thesestatements[…]canfeelasthoughtheyareattemptingtopreemptcriticismofherjournalismforpushingtheliteraryaspectstoofarinanattempttobepolitical.23

22Emmanuel Bouju, «Forme et responsabilité. Rhétorique et éthique de l’engagement littérairecontemporain»,Étudesfrançaises,vol.44,no1,2008,p.10.23 Anne Brancky, The Crimes of Marguerite Duras. Literature and the Media in Twentieth-Century France,Cambridge,CambridgeUniversityPress,2020,p.31.«L'objectifdeDurasn'estpasderapporterlesfaitsmaisplutôtdemontrerauxlecteursuneplusgrandevérité.Parfois,cetteplusgrandevérités’obtientaudétriment

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Sicettecitations’appliqueparticulièrementàl’écriturejournalistiquedeDuras,ilresteque

l’importance de donner à voir une certaine situation intolérable subordonne tout autre

considérationéthiquedansl’écrituredeDuras,toutenprenantcesdernièresencompte.La

transgressionestfaiteaunomdesonengagement,dansuneécriturequis’installecomme

souveraine,au-dessusdesautresdiscours,toutenlessubvertissant.

Écriremalgréledésespoir,ouécrireaveclui;c’estàlalimiteparadoxaledeces

deuxgestesqueDurassesitue.Au-delàdelacontradiction,c’estsurtoutdansleparide

posertoutdemême,devantsondésespoirouceluidesautres,legested’écriture,qui

définitlapratiquedel’auteure.

despersonnesimpliquéesdansl'affaire,dontl'histoireestsacrifiéepourappuyerlapositiondeDuras.D'unecertainemanière,sadéfensedujournalismesubjectifoulittérairedanslespréfacesoulestextesdesesvolumesrassemblés prépare également le terrain pour accueillir certains angles morts éthiques qui habitent sonécriture journalistique. Ces déclarations [...] peuvent donner l'impression qu'elles tentent de devancer lacritiquedesonjournalismequipoussetroploinsesaspectslittérairespourtenterd'êtrepolitique.»Jetraduis.

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Chapitre1:L’engagementparl’écrituredans«Sublime,

forcémentsublimeChristineV.»«CequiauraitfaitcriminelleChristineV.c’estunsecretdetouteslesfemmes,commun.Jeparleducrimecommissurl’enfant,désormaisaccompli,maisaussijeparleducrimeopérésurelle,lamère.Etcelameregarde.»

MargueriteDuras,«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»

Toutd’abord,ilimportedes’intéresseràcequ’estl’engagementpourDuras.Danssa

viepublique,cederniersecaractérisepardescontradictionsetdesconflitsmédiatisésavec

les différents mouvements au sein desquels elle s’implique. Ses multiples engagements

politiques,danslaRésistanced’abord,puisauseinduparticommunistefrançaisetplustard,

aux côtés des étudiants lors deMai 68 font deDuras une figure d’intellectuelle engagée

d’importancedanslaFrancedelasecondemoitiéduXXesiècle.

L’écrivainengagé:deSartreàBarthes

À ce moment de la vie intellectuelle française se succèdent différentes façons

d’envisagerlafiguredel’écrivainengagé:«Ladécenniequisuitlaguerreestmarquéepar

l’ouvragedeSartreQu’est-cequelalittérature?paruen1948[…]Undiscoursréflexifémerge

de la nécessité de reconstruire un sens et une fonction à la littérature dès la fin de la

guerre.24» La conception sartrienne de l’écrivain engagé sert à la fois de base et de

repoussoirpourlesmultiplesconceptionss’élaborantàsasuite,notammentcelledeBarthes.

24MarieBornand,«LittératureetEngagement»,Témoignageetfiction:lesrécitsderescapésdanslalittératuredelanguefrançaise(1945-2000),Genève,LibrairieDroz,2004,p.21.

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Nousnousintéresseronsdoncàlafaçondontl’écrituredeDuraslapositionneparrapportà

cesidéesdominantlechamplittérairefrançaisdontelleestcontemporaine.

Pour Sartre, l’engagement des écrivains demande de la part de ces derniers une

défenseinconditionnelledelalibertéhumaine.L’œuvrelittéraireneseconçoitquedansle

rapportentrehommeslibres(letextesemblelimitercesquestionsauxhommes)quecréela

lectured’untexte:unécrivainlibres’adresseàunhommelibre,etdecefaitletextenepeut

s’imaginerquereprésentantledésirdetendreverslaliberté.Lanécessitédetendrevers

cettelibertéprécède,aumieuxentraîne,pourSartre,lesconsidérationsesthétiquesrelatives

àl’écriturelittéraire:

[…]bienquelalittératuresoitunechoseetlamoraleunetoutautrechose,aufonddel’impératifesthétiquenousdistinguons l’impératifmoral.Carpuisqueceluiquiécritreconnaît,par le faitmêmequ’ilsedonnelapeined’écrire,lalibertédeseslecteurs,etpuisqueceluiquilit,duseulfaitqu’ilouvrelelivre,reconnaîtlalibertédel’écrivain,l’œuvred’art,dequelquecôtéqu’onlaprenne,estunactedeconfiancedanslalibertédeshommes.Etpuisqueleslecteurscommel’auteurnereconnaissentcettelibertéquepourexigerqu’ellesemanifeste,l’œuvrepeutsedéfinircommeuneprésentationimaginairedumondeentantqu’ilexigelalibertéhumaine.25

BienqueSartres’endéfende,unetelleconceptionsubordonnedanslesfaitslesquestions

formellesauxquestionsdefond,etlesquestionsesthétiquesauxquestionspolitiques:

«[…]l’hégémoniesartrienneestavanttoutcelled’undiscourssurlalittérature[…]etbeaucoupmoins celle d’une esthétique littéraire, au sens où, avec l’engagement, s’imposerait une séried’impératifsstylistiquesetformelscontraignants.26

Ellesupposeégalementuneidéedeprogrèsverslaliberté,àlaquellechaquehumain,eten

particulierl’écrivainengagé,devraitadhérerettravailleractivementpourlavoirseréaliser.

Cettepensée,quidéfinitl’écrivainengagépendantplusieursannées,voitcependantaufildu

tempssedresserdevantelledescritiquesetdespropositionsderemplacement,souhaitant

25Jean-PaulSartre,Qu’est-cequelalittérature?,Paris,Gallimard,coll.«FolioEssais»,no19,2008[1948.],p.69.26BenoîtDenis,Littératureetengagement :dePascalàSartre,Paris,ÉditionsduSeuil,coll.«Points»,2000,p.268.

Page 19: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

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remettre à l’avant plan l’expérimentation formelle. Au début des années 1960, Robbe-

Grillet27,puisBarthes,formulentuncertainretourplusoumoinsstrictàunengagementde

l’écrivainenverslelangageetlesproblèmesesthétiquesqueposelareprésentationduréel:

«[…]pourl’écrivain,laresponsabilitévéritable,c’estdesupporterlalittératurecommeun

engagementmanqué,commeunregardmoïséensurlaTerrePromiseduréel[…].28»Onpeut

lireune instabilité inhérente,undésir inatteignabledereprésentationdans laconception

barthésiennedel’écrivainengagé.PourBarthes,l’engagementdel’écrivainrésidedanssa

capacitéàsupporterl’aporieentrelemondeetsareprésentationparlelangage:

[…]ens’enfermantdanslecommentécrire,l’écrivainfinitparretrouverlaquestionouverteparexcellence:pourquoilemonde?Quelestlesensdeschoses?Ensomme,c’estaumomentmêmeoùletravaildel’écrivaindevientsaproprefin,qu’ilretrouveuncaractèremédiateur:l’écrivainconçoit la littérature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen: et c’est dans cettedéception infinie, que l’écrivain retrouve le monde, un monde étrange d’ailleurs, puisque lalittératurelereprésentecommeunequestion,jamais,endéfinitive,commeuneréponse.29

L’écrivaintotal,dansl’actionverslalibertéàlafoisdanslaviepubliqueetdansl’écriture,tel

que décrit par Sartre est donc confronté au fil de la secondemoitié du XXe siècle à une

réflexion30 ne cherchant certes pas à l’isoler dans une officine coupée du monde, mais

ramenantaupremierplanlesquestionsesthétiques.

27AlainRobbe-Grillet,Pourunnouveauroman,Paris,ÉditionsdeMinuit,1963,p.40-41.28RolandBarthes,«Écrivainsetécrivants»,Essaiscritiques,Paris,ÉditionsduSeuil,coll.«Telquel»,1964,p.150.29Ibid.,p.149.30Perec(1962)etTodorov(1979),entreautres,contribuentégalementàpenserla littératureengagéeà lasuitedeSartreetBarthes;Perecfondesaréflexionsurlemodèledonné,selonlui,parL’Espècehumaine, letexte écrit par Robert Antelme à son retour des camps de concentration. Marie Bornand, «Littérature etEngagement»,op.cit.,p.22-24.

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Dénoncerl’intolérable:unevied’écritureengagée

Duras,quantàelle,serapprocheparcertainsaspectsdecesconceptions,pourmieux

s’enécarterparailleurs.Cetteévolutiondelapenséedel’engagementdanslalittératurese

déploieaucoursdesavied’écritureetdesremousdesonengagementpolitique.Elleestune

intellectuelleactivetoutaulongdesacarrière,etjusquedanslesannées1980,ellecontinue

des’éleversurlaplacepublique.SonimplicationpersonnelledanslaRésistancelorsdela

Seconde Guerre mondiale, suivie de son appartenance au Parti communiste français, se

déroulentenparallèleàlatenuedeséancesduGroupedelaRueSt-Benoît,réunissantdes

intellectuelstelsqueBataille,BlanchotetGenet.AprèssarupturefracassanteaveclePCF,en

195031,ellecontinuedemiliterpourdiversescauses,s’impliquantnotammentenfaveurde

lalibérationdupeuplealgérien32:ellesigneetrecueilledesappuis33pourleManifestedes

121(1960)surledroitàl’insoumissionpendantlaguerred’Algérie.Elleestaussisignataire

en1971duManifestedes343femmesréclamant l’avortement libre,dans l’unedesrares

occurrencesd’unmilitantismeféministerevendiqué ;elleresteparailleurs indépendante

des mouvements féministes organisés, bien qu’elle fréquente plusieurs femmes s’en

réclamant, notamment Michelle Porte et Xavière Gauthier34. L’engagement politique de

Duras est résolument inscrit à gauche ; elleparticipe en1958à la fondationde la revue

militanteanti-gaullisteLe14juilletavecDionysMascoloetJeanSchuster35.Toutaulongdes

années1980,elles’élèvecontreChiracetcontreLePendefaçonplusvirulenteencore36:

31JeanVallier,C’étaitMargueriteDuras.Tome2 :1946-1996,Paris,Fayard,2010,p.106.32Ibid.,p.238.33Ibid.,p.329.34AlainVircondelet,Duras.Biographie,Paris,ÉditionsFrançoisBourin,1991,p.334-335.35JeanVallier,op.cit.,p.240.36LeslieHill,«ImagesofAuthorship»,MargueriteDuras :ApocalypticDesires,Londres ;NewYork,Routledge,1993,p.35.

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«HerdenunciationsoftheFrontNationalduringthe1980sarefrequentandvociferous,and

representthestrongestexampleofthissolidaritywhichsurvivesthelossofpolitics37».Elle

soutientplutôtMitterand,camaradedeRésistancequiluiaccordedesentretiensalorsqu’il

accède à la présidence38. Dans son écriture, elle s’engage parfois en traitant de sujets

inscrivant unepartie de sonœuvre dans un rapport sartrien à l’engagement: des textes

comme Un barrage contre le Pacifique (1950) témoignent d’un «anticolonialisme

particulier39»,selisantdavantagedanslareprésentationde«l’horreurdecequel’écrivain

nomme“levampirismecolonial”40»etdesoppressionssubiesquedanslacritiquedirecte

del’idéologieetdesinstitutionscolonialistes.Toutefois,c’estdanssesarticlesécritspour

desjournauxqueDurasrejointdefaçonplusmanifesteunengagementenversundésirde

libertéetd’égalité:

[…]L’ensembledesarticlespubliésdanslapresseparMargueriteDuras,s’ilnerelèvepasd’uneconceptionpolitique cohérente, répondmalgré tout à unprojet dedénonciationde l’injusticesociale, socle fondamentalde touteune traditiondedéfensedesoppriméspropreà l’écriturelittéraire. Ces articlesportentbien souvent lamarqued’une sensibilité à des réalitésqui fontmoins facilement l’objet d’une analyse théorique, mais qui correspondent toutes au désir dedénoncerlecaractèreintolérabledetouteinjustice,qu’ellesoitvécueàl’échelleindividuelleoucollective.41

CequesoulèveiciMarie-LaureRossiestvraienparticulierpourlesarticlesréunisdansles

recueilsL’Été80etOutside.SiL’Été80regroupedeschroniquesécritesentrejuinetaoût

37MartinCrowley,Duras,Writing,andtheEthical:MakingtheBrokenWhole,Oxford :NewYork,ClarendonPress,OxfordUniversityPress,coll.«OxfordModernLanguagesandLiteratureMonographs»,2000,p.240.«Ses dénonciations du Front National durant les années 1980 sont fréquentes et vives, et représententl'exempleleplusfortdecettesolidaritéquisurvitàlapertedupolitique.»Jetraduis.38EliseHugueny-Léger,«MargueriteDurasoulescontradictionsd’uneintellectuelleauxprisesavecl’espacepublic»,FrenchCulturalStudies,vol.22,no4,novembre2011,p.321-331.39DominiqueDenès,MargueriteDuras:écritureetpolitique,Paris,L’Harmattan,coll.«Critiqueslittéraires»,2005,p.69.40JoëllePagès-Pindon,MargueriteDuras,Paris,EllipsesÉditions,coll.«Thèmesetétudes»,2001,p.16.41Marie-LaureRossi,Écrireenrégimemédiatique:MargueriteDurasetAnnieErnaux :actricesetspectatricesdelacommunicationdemasse,Paris,L’Harmattan,coll.«Espaceslittéraires»,2015,p.250.

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1980pourLibération,Outsideregroupedestextespluséclectiques,parussurplusdevingt

ans dans des publications aussi diverses que Vogue, Sorcières et France-Observateur. La

plupartd’entreeuxontuneportéesociale:Durasymobilisealorsunethosquiprolongeson

engagementàtraverssesdifférentesformesd’interventiondansl’espacepublic.Elleprend

également soindedistinguer l’écriturede ses articles et cellede ses textesqu’elledécrit

commedes«livres»:«Quandj’écrivaisdeslivres,jenefaisaisjamaisd’articles42».Cette

fragmentationentre«papiersd’unjour43»etœuvreconsacréeseretrouvejusquedansla

critique,quiminimisesouventlavaleurdecettepartiedel’œuvredeDuras:«Àlalecture

desécritsjournalistiquesdecetécrivain[Duras], ilsembleraitquelalittératureaitplusà

perdrequ’àgagneràse“compromettre”danslafréquentationdesmédias44».Cependant,

lorsquel’ons’intéresseàl’élaborationd’uncertainengagementparl’écriturelittérairechez

Duras,cesarticlesrecèlentunmétadiscoursdel’auteuresursonœuvrequipermetd’éclairer

lesmotifspolitiquesprésentsdanslestextes.Nousretiendronsenparticulierl’avant-propos

d’Outsidequicontientunesortedemanifestedel’engagementparl’écriturejournalistique

deDuras:

Les raisons encore pourquoi j’ai écrit, j’écris dans les journaux relèvent aussi du mêmemouvement irrésistible qui m’a portée vers la résistance française ou algérienne, anti-gouvernementaleouanti-militariste, anti-électoraleetc., et aussiquim’aportée, commevous,commetousverslatentationdedénoncerl’intolérabled’uneinjusticedequelqueordrequ’ellesoit,subieparunpeupletoutentierouparunseulindividu,etquim’aportéeaussiencoreversl’amourquandildevientfou,quandilquittelaprudenceetqu’ilseperdlàoùiltrouve,verslecrime, ledéshonneur, l’indignitéetquandl’imbécillité judiciaireet lasociétésepermettentdejuger—deça,delanature,commeilsjugeraientl’orage,lefeu.45

42MargueriteDuras,Outside,Paris,Gallimard,coll.«CollectionFolio»,no2755,1996[1981],p.8.43Sous-titred’Outside.44Marie-LaureRossi,op.cit.,p.273.45MargueriteDuras,Outside,op.cit.,p.8.

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Ilyadeuxélémentsimportantsàtirerdecetextrait.Toutd’abord,Durasnementionneque

son écriture journalistique. Dans le contexte de la publication d’Outside, cela est

compréhensible,maisilesttoutdemêmerévélateurqueDurassingulariseainsisonécriture

«pour les journaux». Aucune allusion n’est faite à ses textes non journalistiques qui

pourtantpoursuivaientparfoistrèsclairementlesmêmesviséesquecellesqu’elleénumère

iciàproposdesonécriture«pourledehors».Elledécritsestextesjournalistiquescomme

lelieud’unengagementpolitiqueparticulier,àchaud:«Écrirepourlesjournaux,c’estécrire

toutdesuite.Nepasattendre.46» Ils’agitdoncd’uneécritureaprioripeuretravaillée—

contrairement à certains de ses textes considérés comme proprement littéraires par la

critique, et dont nous parlerons plus loin. L’autre élément important à souligner de cet

extraitestlalentegradationdel’engagementdeDurasenversdescausesquel’onpourrait

considérercommedéraisonnables.Si ladéfensedesAlgériensdePariscorrespondàune

prisedepositioncourammentadoptéeparbeaucoupd’intellectuelsfrançaisdesonépoque,

ladéfensede«l’amourquandildevientfou,quandilquittelaprudenceetqu’ilseperdlàoù

iltrouve,verslecrime,ledéshonneur»s’éloignedelafeuillederoutedel’intellectuelengagé

sartrien, qui préfère plutôt une « affirmation positive des choix et des valeurs47 ». En

défendant«l’orage,lefeu»quelasociétéetlejudiciairejugent,l’écrituredeDurasquittele

logos,«jeudeshommes48»:

Lapenséedurassienneseformulesurlemodedel’évidence,sanschercheràsejustifierpardesenchaînementslogiques.Lediscoursestcatégorique,ils’agitavanttoutd’énoncerdesidées,desfaitsoudesjugements,sansqueDuraséprouvelebesoindelesdévelopperoutremesure.49

46Ibid.,p.7.47BenoîtDenis,op.cit.,p.272.48AlexandraSaemmer,«“Jen’aimepaslesdocilesaveuglesfemmes” :Durasetl’affaireVillemin»,dansAnneCousseauetDominiqueDenès,MargueriteDuras :Margesettransgressions,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,coll.«Letexteetsesmarges»,2006,p.154.49 Anne Cousseau, «Le discours de vérité», dansClaude Burgelin et Pierre De Gaulmyn,Lire Duras, Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.546.

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L’auteure engage alors son statut d’intellectuelle dans l’espace public d’une façon très

ambivalente.CommelerésumeEliseHugueny-Léger:

Elleestperçuecommeuneintellectuelledanslesensrelativementconventionnelduterme:unefemmedelettresquis’engage,quiestimpliquéedansdesactionspolitiques,quin’hésitepasàprendrepositiondans ledomainepublic.Onpeuttoutautantaffirmerqu’ilestévidentqu’ellen’était pas une intellectuelle, qu’elle refusait la posture d’intellectuel dogmatique à la Sartre,qu’ellecherchaitsanscesselaprovocationetlasubversion.Sesprisesdeposition,samanièredes’affirmer surtout, vont à l’encontre de la posture intellectuelle traditionnelle, celle duraisonnement.50

LedésirdeDurasdereprésenterparuneécriture littéraireuncertainréeléchappantau

logoslarapprocheparfoisdelaconceptionbarthésiennedel’engagementévoquéeplushaut.

L’«engagementmanqué»deBarthesretrouvedansl’écrituredeDurassonratageetl’échec

de sa complétude un engagementmalgré tout, offrant son flanc en se livrant parfois au

pathos. Duras rejoint égalementBarthes par la négationde la division qu’effectue Sartre

entrepoésie et roman: «Il n’y a d’écrit que l’écrit dupoème. Les romans vrais sontdes

poèmes51».C’estd’ailleurscequeremarqueJoëllePagès-Pindon,quichoisitBarthescomme

excipitdesonlivreportantsurDuras:

[lemot]devientunvéritableobjetsonore,investiparlecorps,lavoixetl’imaginaire–c’est-à-direpoétique, rejoignant cette “Faimdumot, communeà toute lapoésiemoderne, [qui] fait de laparolepoétiqueuneparoleterribleetinhumaine,[qui]institueundiscourspleindetrousetdelumières.”52

D’autresélémentsrapprochentégalementDurasdeBarthes,tellesleursapprochesducorps,

dutexteetdudésir53.Cependant,impossibledeseconformeràuneidéologieouàunmodèle

50EliseHugueny-Léger,loc.cit.51MargueriteDuras,LeMondeextérieur.Outside2,op.cit.,p.467.52JoëllePagès-Pindon,MargueriteDuras,op.cit.,p.101.Lescrochetssontdel’auteure.L’auteureciteLeDegrézérodel’écriture.53LeslieHill,«Imagesofauthorship»,op.cit.,p.29.

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figé.L’engagementpolitiquedeDurasdanssestextesestvéhément,ets’accompagnetrès

souvent d’une grande violence de l’écriture et du langage. Parfois insidieuse, parfois

manifeste, cette violence est symptomatique de la colère sous-jacente à la dénonciation

d’injusticesoud’hypocrisies.

D’uncertainespritnégatif

Sonactionesttropviolente,destructrice,pourparticiperd’unmouvement,commele

souligne DominiqueDenès, spécialiste des aspects politiques de l’écriture de Duras. Elle

avancequecequiestperçucommeuneviolenceexcessivedel’écritureéloignel’auteured’un

engagementpartisanoubiendéfini,voirenuitàsoninclusiondansdesmouvementsplus

largesportéspard’autresintellectuelsfrançaisdesonépoque:

Laviolenceintrinsèque,avouéeetattestée,deMargueriteDuras,incompatibleavecladisciplinede parti et difficilement endiguée pendant la période d’adhésion au communisme, nourrit uncertain espritdegauchismeetdenihilismequine répondpasdemanière satisfaisante àuneattitudederesponsabilitéetderapportàl’avenir.54

Eneffet, cet espritdenihilismequementionneDenèsest au cœurde l’engagementdans

l’écrituredeDuras,commeleremarqueégalementMarie-LaureRossi:«[…]l’engagement

défenduparMargueriteDurass’inscritdanslerefusdetoutcorpusd’idéesàfairevaloirdans

l’espace public.55» Au cours des événements de 1968, sa participation au comité des

écrivainsestmêmecaractériséeparlajonctiondeforcesuniquementsousformederefus,

etriend’autre.Cecomiténeserassemblaitpasautourdevaleurscommunes,oud’objectifs

à atteindre; les écrivains et écrivainesne se rassemblaientqu’autourde leur refusde la

54 Dominique Denès, «La gageure politico-poétique de Marguerite Duras», dansEmmanuel Bouju (dir.),L’engagementlittéraire,Rennes,PressesUniversitairesdeRennes,2005,p.166-174.55Marie-LaureRossi,op.cit.,p.246.

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sociétégaulliste.DecetespritestexemplaireleromanDétruire,dit-elle,publiéen1969et

héritier des événements l’ayant précédé. Selon JanineRicouart, le texte décrit «de façon

allégoriquelalibertéd’unesociétéanarchistequin’ajamaisvulejour56».LecritiqueMartin

Crowleyavancequecettenégativitéestauxsourcesd’unecompassionparadoxale:

Apolitics of the irreducible, of the residue of radical refusalwhich gives onto a fundamentalcompassion,willbecomeespeciallyimportanttoDuras’sconcern,inherlaterwriting,withbothimmigrantidentityandthefigureoftheresidualself.[…]Fortheimpoverished,devastatedfigureswhopeoplehertextsof1969to1971clearlyissuefromthegradualerosionofcharacterevidentinherworkofthepreviousfifteenyears;and,likethetenderlysketched‘derniersdesderniers’ofLeSquare,theyalsopickup,intheirdelicacyandimpoverishment,theconcernofthemarginal-immigrant workers, criminals, down-and-out- apparent in her journalism of the 1950s and1960s.57

SilesarticlesjournalistiquesdeDurasdansOutsideetL’Été80peuventêtreluscommeune

défensepresqueunivoquedesopprimésetdecertainsgroupesmarginaux,ilestànoterque

lestexteslittérairessontsouventporteursdeparadoxesplusprofondsetdecontradictions,

faisant de l’écriture de ces textes une écriture davantage plurielle. La prise de parole

politique dans l’écriture de Duras s’éloigne en tout point de ce que Denès nomme une

«attitude de responsabilité et de rapport à l’avenir». L’absence de projet, de projection

optimistedansl’écrituredel’auteure,sevoitetselittoutparticulièrementdanssonfilmet

sonlivreéponymede1977,LeCamion.LefilmmetenscènelalecturedutexteparDuraset

GérardDepardieu,entrecoupéed’imagesdebordsderouteetdezonesindustrielles.Letexte

56 Janine Ricouart, Écriture féminine et violence : Une étude de Marguerite Duras, Birmingham, SummaPublications,1991,p.114.57MartinCrowley,op.cit.,p.104.«Unepolitiquedel'irréductible,durésidud’unrefusradicalquidevientunecompassionfondamentale,deviendraparticulièrementimportantepourDuras,danssesécritsultérieurs,encequiconcerneàlafoisl'identitédel'immigrantetlafiguredumoirésiduel.[...]Pourlesfiguresappauvriesetdévastéesquipeuplentses textesde1969à1971, ilestclairqu'ellessont issuesde l'érosiongraduelledupersonnage qui s'estmanifestée dans sonœuvre au cours des quinze années précédentes; et, comme les“derniersdesderniers”tendrementesquissésdansLeSquare,ellesreprennentaussi,dansleurdélicatesseetleur appauvrissement, la préoccupation des marginaux - travailleurs immigrés, criminels, démunis - quiapparaîtdanssonjournalismedesannées1950et1960.»Jetraduis.

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relateladiscussionentreunefemmeetlecamionneurquil’apriseenautostop,dédoublés

parDurasetDepardieu,quilisentlescénario.Danslestextesaccompagnantlescénarioà

l’écritauxÉditionsdeMinuit,Durasreprendetrecontextualiselacélèbre—etcommentée

—répliquedufilm«Quelemondeailleàsaperte,c’estlaseulepolitique»:

Cen’estpluslapeinedenousfairelecinémadel’espoirsocialiste.Del’espoircapitaliste.Pluslapeinedenousfaireceluid’unejusticeàvenir,sociale,fiscale,ouautre.Celuidutravail.Dumérite.Celuidesfemmes.[…]Quelemondeailleàsaperte,qu’ilailleàsaperte,c’estlaseulepolitique.58

Le désaveu de la possibilité d’un quelconque progrès social, qu’il soit systémique

(«socialiste», «capitaliste») ou améliorant le sort de certains groupes («femmes»), est

doncpourDuraslaseulefaçond’envisagerlapolitique;LeCamions’inscritàlasuitedesa

déception envers le communisme, vécue dès les années 1950, et l’intensification de son

rapport négatif à l’avenir aprèsMai 68. Tout optimisme, tout espoir envers un discours

faisantmiroiteruneamélioration,unaccèsplusgrandàlalibertéestunleurre:«fairele

cinéma»desespoirs,c’estconstruireunefictionquis’effriteramalgrétoutcommelesautres

devant l’impossibilitéde sa réalisation.Toutefois, si l’améliorationet laprogression sont

impossibles, la dénonciation de situations d’oppression deminorités et l’opposition aux

discours politiques dominant la scène française restent nécessaires: ce paradoxe d’un

engagementnégatif,pourDuras,nepeutêtrerésoluquedansl’écriturelittéraire.Sonrejet

du communisme dans son roman Abahn Sabana David, mêlé à sa dénonciation de

l’Holocauste,installesestextesdanscetteattitudederefus:

Radicalrefusal,initsrejectionofbothcommunismandfascism,representsthedestructionofthedialecticalorderinwhichrevolutionandreactionarecomplicitinthepropagationofoppression.Evenarevolutionaryprojectisrefusedbyapoliticsofparadoxwhichembraces(asdoesDurasinthelongaftermathof1968)failureandlossasessential.59

58MargueriteDuras,LeCamion,Paris,LesÉditionsdeMinuit,2014[1977],p.81-82.59MartinCrowley,op.cit.,p.128.«Lerefusradical,danssonrejetducommunismeetdufascisme,représenteladestructionde l'ordredialectiquedans lequel larévolutionet laréactionsontcomplicesde l'oppression.

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Durascontinuededénoncerens’engageantdansleparadoxe,oudumoinsdansl’équivoque

etl’ambigu.DansLadouleur,ladénonciationdunazismeetdespolitiquesdedroitedeDe

Gaullesefaitaussiàtraverslaremiseenquestiondelaculpabilitéallemande,etétendla

responsabilitédescampsàl’humanitéentière.Laquestiondutraitementdescollaborateurs

etdelaviolencedelaRésistance(dans«MonsieurX.diticiPierreRabier»et«Albertdes

Capitales») ouvre à nouveau des plaies encore à vif dans la France de 1985 qui voit la

parutiondecetteœuvre.Eneffet,JanineRicouartsoulèvelesparallèlesentrelesexactions

commisesparlesdeuxcampsdanssonouvragesurl’écritureféminineetlaviolence:

L’undesaspects lesplus frappantsdeLadouleur est lamiseenreliefde lasimilaritéentre laviolence fasciste et la violence des Résistants français. Le fait que la différence politique soiteffacéedansLadouleurpermetderemettreenquestionlacomplaisanceaveclaquelleunpayscommelaFranceapudéterminerqu’uneviolenceétaitplusjustifiablequ’uneautre.60

Delapartd’unerésistante,lareprésentationdecesviolencesnetendpasversunapaisement

dudiscours,versunsageavertissementdenepasrépéterleserreurspassées:aucontraire,

lestextesdeLadouleurexacerbentlestensionspolitiquesetdénoncentlacondescendance

deladroitefrançaisedepuislaLibération,cequiengageletexteàcontre-courantdudiscours

socialdel’époque:

LetémoignageproposéparMargueriteDuras,quirappelleàlafoiscombienelleaététouchéedeprèspar l’horreurconcentrationnaireetdequellesambivalencesdecomportementelleaelle-même fait preuve, peut mettre mal à l’aise un public aspirant à une représentation plusmanichéennedesonhistoirenationale.61

Mêmelesprojetsrévolutionnairessontrefusésparcettepolitiqueduparadoxequiconsidère(commelefaitDurasdanslalonguepériodedel’aprèsMai68)l'échecetlapertecommeessentiels.»Jetraduis.60JanineRicouart,op.cit.,p.31.61Marie-LaureRossi,op.cit.,p.244.

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Son engagement dans la vie politique française et au sein de différentes instances est

irréconciliable avec sa politique et sa conception du monde. L’écriture littéraire, par la

singularitédespossibilitésqu’elleoffre,devientleseullieucapabled’accueillircettepensée

politique,bienplusencorequelesdiscoursphilosophiqueoujournalistique.L’échecdela

rencontreentrecetteconceptiondupolitiqueetlediscoursraisonnable,lelogos,estdissous

par l’écriture littéraire. Celle-ci devient alors le lieuprivilégiéd’unengagementpolitique

pour Duras. L’incompatibilité entre les discours normés et la possibilité littéraire de

l’engagementdurassienestparticulièrementbienexemplifiéparlescandaleprovoquéàla

suitedelapublicationdel’article«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»

Avec cet article, Duras s’inscrit dans une longue lignée d’intellectuels français

intervenantdansl’espacepublicafindes’élevercontredesinjustices,commelesouligneà

contre-piedAngeloRinaldi,quil’opposeàVoltaireetZola62—auxquelsonpourraitajouter

Sartre. La confrontation entre le journalisme, le judiciaire et le littéraire se cristallise à

plusieursmomentsde l’Histoire françaiseautourd’affairesmobilisant l’opinionpublique,

commel’affaireCalasoul’affaireDreyfus.Danscesaffaires,lelittérairefaitsematérialiser

cequicouvedanslediscourssocial,pourledénonceroul’affirmerd’unemanièreéclatante.

Cependant,Duras rejoue cette scènebien connue sur unmodediscordant63: elle défend

l’injusticeàtraversdesaccusationseffectives,nes’appuiepassurdesfaitssoigneusement

contextualisés(pensonsà«J’accuse»deZola),etfaitappelàunféminismesingulierdans

lequel peudeFrançaises se reconnaissent. Le contexte plutôt domestiquede l’affaire, ne

62AngeloRinaldi,«MargueriteD.commedétective»,L’Express,sectionArchive,Paris,26juillet1985.63UnethèseportantsurcesujetestenpréparationparFengQuingàMontpellier3depuis2018:«MargueriteDurasjournaliste».

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faisantpasrésonnerlesvaleursdelanation,encouragelescritiquesàdénonceruneauteure

quisemêledesaffairesd’autrui.

«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,commandedeLibération

C’est le17 juillet1985queparaît«Sublime, forcémentsublimeChristineV.»aux

pages 4 et 6 du journal Libération. Serge July envoie Duras à Lépanges, en Vologne,

accompagnéededeuxjournalistesetdeYannAndréa.Ilstententdecompléterlacouverture

de «l’affaire du petit Grégory», une saga judiciaire dont les remous continuent, jusqu’à

aujourd’hui,d’apparaîtredanslapressefrançaise64.Durasestalorsabsorbéeparl’affaire,et

estimequelescomptesrendusfournisparlesjournauxnesuffisentpas:pourcomprendre

lesfaits,illuifaudraitunrécit65.Eneffet,commentfairesensdecetteaffairesordide?Un

petitgarçondequatreans,GrégoryVillemin,estretrouvénoyédanslaVologne,surfondde

jalousiesfamiliales.UncorbeautourmentelecoupleVilleminpardeslettresetdesappels

téléphoniques,uncousindelafamilleVilleminestarrêtéetrapidementlibéré,avantd’être

abattuparJean-MarieVillemin,lepèredel’enfant,quiseretrouveàsontourenprisonpour

meurtre. Au moment où Duras écrit sur l’affaire, les rebondissements de l’enquête, des

procèsetdesapparenteserreurs judiciairessesuccèdentdans lapresse françaisedepuis

273jours,etc’estalorslamèredel’enfant,ChristineVillemin,quiestaccuséealorsquele

64L’intérêtdupublicpourcetteaffairenonrésoluepersiste.Ellefaitl’objetd’unesériesurNetflixen2019etunesériesurTF1estenproductionen2020:AprèsNetflix,TF1adapte l’affaireGrégorydansunesérieTV,sectionTélévision,Épinal,16janvier2020.Lesprocéduressepoursuiventjusqu’àcejouretlesavocatsdesparents de Grégory Villemin font régulièrement des sorties dans les médias dans l’espoir d’obtenir desinformations;«AffaireGrégory :l’appeldeladernièrechancedesparents»,LePoint,sectionJustice,22janvier2020;«MortdeMoniqueVillemin :“Elleemportedessecretsdanslatombe”»,SudOuest,sectionFaitdivers,Bordeaux,20avril2020.65LaureAdler,MargueriteDuras,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no3417,2014,p.807.

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juge l’inculpe en raison de correspondances entre son écriture et les analyses

graphologiques des lettres du corbeau. Duras se rend à Lépanges pour rencontrer Jean-

Michel Lambert, le juge d’instruction de l’affaire,mais aussi Christine Villemin, qui, elle,

refuselarencontre.Elleprenddesphotographiesdelarégion,delarivièreetdelamaison,

qui illustreront son texte. Après de nombreuses hésitations, elle rédige un article non

intitulé66danslequelelleexpliquelemeurtredel’enfantparsamère,alorsquecelle-ciest

pourtantprésuméeinnocente.Elletented’apporterdesréponsesenévoquantlesentiment

d’emprisonnementd’unefemmesoumiseàcequ’elleappellela«loidel’homme»:

ChristineV.devaitcomptersurletempsquipassaitjouraprèsjourpourarriveràsavoirenfinquoi faire de cette vie, comment sortir de devant cette colline nue, comment rester avec unhomme, par exemple avec celui-ci connu à seize ans, comment en partir. […] Comment seretrouverenfinailleurspourtoujours,mêmeletempsd’unesaison,loinduharcèlementquotidienleplusaffreux,celuidusensdetoutcela.67

L’auteuredécritChristineV.commeunefemmemalheureuseenménage,unemèredétachée

desonenfant,etquinepeutbrisercettealiénationqu’entuantsonenfantetenpoussantson

mariaumeurtre.L’écrituredevientalorsun«unmoyend’investigationdu“réel”obscurci

pardesfictionsartificielles[…]entendons:defauxdiscoursquilerecouvrentetqu’ilfaut,

enquelquesorte,détruire.68»

LapositiondeDurasdanslechamplittéraireàcemomentestcelled’uneauteureen

pleine gloire: elle a remporté le prix Goncourt l’année précédente pourL’Amant, et son

passagesubséquentàApostropheslaprojettesousl’œildesmédiasdemasse,etdoncd’un

66ChristineMarcandier,«Duras,“Sublime,forcémentsublimeChristineV”»,Diacritik,dossierCrimesécrits,juillet2017,p.7.67MargueriteDuras,Sublime,forcémentsublimeChristineV.,précédédeDurasaruspice,Montréal,Héliotrope,2006,p.50-51.Àpartirdecettenote,lesréférencesàcetteœuvreseferontdansletexted’aprèslemodèlesuivant:(S,p.50-51).68DavidAmar,op.cit.,p.76.

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publicélargi69.Elle intervientsouventdans lesmédias,nonseulementdans les journaux,

mais aussi dans des entrevues télévisées, où ellemène la danse la plupart du temps. Sa

postureestdoncconnuedupublicfrançais,commelerelèveLeslieHill:

by the mid-1980s Duras was a familiar – even overly familiar – media presence, instantlyrecognisablebybothfansanddetractorsas‘Duras’(or‘laDuras’,asthoughsheweresomeworld-famousdiva).Heretherewassomethingmorethanawriterturningtomakingfilmsbasedonherwork; itwas a case of the author herself being transformed into a visual icon and becomingincreasinglyinseparablefromherownmediarepresentation.70

LaposturedeDurasestaffirmée;au-delàdesesœuvresetdesesfilms,soitlapartdiscursive

de sonœuvre, elle existe aussi pour le public à travers sa représentationmédiatique et

visuelle:

MargueriteDuras […] a témoigné du poids de lamédiatisation dans sa vie personnelle. Il estintéressantd’observerquecetteconscienced’êtreconnueparlapublicitéliéeàlacommunicationdemassesemanifestesurtoutdans lesannées1980,après lesuccèsdeL’Amant,commesisaparticipationauxémissionsdesannées1960etsaprésencerégulièreaufestivaldeCannesn’avaitpaseulemêmeimpactsurlepublic.ÀpartirdeL’Amant, l’écrivaincomparesonstatutàceluid’une«star».71

MaisDurasnesecantonnepasqu’auxévénementsmédiatiquesculturels;dansLibération,

sescontributionsparticipentauxdébatsdesociétéprésentsdanslejournal:«Ils’agitbien

[de]l’expressiond’unregarddel’écrivainsurlesaffairesdelaCité,encomplémentaritéavec

la représentation de l’actualité proposée par les journalistes.72» Les commandes de

69Ausujetdeseffetssurlesauteursdesprixetdespassagesdanslesmédias,voirLahire,BernardetGéraldineBois.«Publicationsetreconnaissances»,dansLaconditionlittéraire :ladoubleviedesécrivains,coll.«Textesàl’appui»,Paris,Découverte,2006,p.178-211.70 Leslie Hill, «Images of Authorship», Marguerite Duras: Apocalyptic Desires, London, United Kingdom,Routledge,2002,p.13-14.«Aumilieudesannées1980,Durasétaituneprésencemédiatiquefamilière—peut-êtremêmetropfamilière—,instantanémentreconnaissableparsesfansetsesdétracteurscomme“Duras”(ou“laDuras”, comme si elle était unedivamondialement connue). Ici, il y avait quelque chosedeplusqu'unécrivainsetournantverslaréalisationdefilmsbaséssursontravail;ils'agissaitdetransformerl'auteurelle-même en une icône visuelle et de la rendre de plus en plus inséparable de sa propre représentationmédiatique.»Jetraduis.71Marie-LaureRossi,op.cit.,p.214-215.72Ibid.,p.270.

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Libération donnent donc à Duras une tribune privilégiée lui permettant de prolonger

l’engagementpolitiquedesonécriture.

«JeneverraijamaisChristineV.»:uneposturedevoyance

Àtraversl’ethosdiscursifconstruitdansletexteetlaconduitedel’auteureavantet

après sa parution, cet article produit une posture73 de l’auteure comme détentrice de la

véritéauméprisdesdiscourspoliciers, judiciaireset journalistiques.L’auteure installe la

légitimitédesesproposenaffirmantque«dèsqu’[elle]voi[t]lamaison,[elle]criequele

crime a existé» (S, p.43), et relate ses hésitations à écrire à son sujet, tiraillée entre sa

certitude et lemanque de preuves considérées raisonnables:«[…] peut-être est-ce tout

simplement trop tôt pour qu’elle s’inquiète vraiment de la disparition? Peut-être.Onne

saurajamais.»(S,p.46)Durasmetenscèneuneforceimpérieusequilapousseàécrire,au

milieudelanuit,cequ’elleavu:«L’enfantadûêtretuéàl’intérieurdelamaison.Ensuiteil

adûêtrenoyé.C’estcequejevois.C’estau-delàdelaraison.Jevoiscecrimesansjugerde

cettejusticequis’exerceàsonpropos»(S,p.44).L’auteureadmetladéraisonapparentede

sonargumentation,maislaconfronteauxargumentssoi-disantraisonnablesdesdiscours

policiersetjournalistiques.Letexterelèvedesindicesettentedefaireadhérerlelecteurau

scénarioqu’ilreconstruitàpartirdeceux-ci:

Toutescescirconstances,ceserreurs,cesimprudences,cetteprioritéqu’ellefaitdesonmalheursurceluidelapertedesonenfant–etautrechosecommeceregardtoujoursprisdecourt–meporteraitàcroirequel’enfantn’auraitpasétéleplusimportantdanslaviedeChristineV.(S,p.48)

Ens’écartantdesréellesprocéduresjudiciaires,letexteprétendàunevéritéautre,unevérité

universelled’unfémininetd’uneconjugalitérégiepardesrèglesmillénaires.Cettevéritéest

73JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence»,loc.cit.

Page 34: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

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alorsproduiteparlesliensquepeuttracerlafictionlittéraire:Duraseffectuedenombreux

empruntsformelsàsonécrituredefiction;le«V.»de«ChristineV.»,leseulnomabrégédu

texte, rapproche Christine Villemin d’héroïnes de Duras tout aussi absentes et

«inexpressiv[es]» (S,p.43), notammentLolV. Stein.Avec l’usagedu conditionnel et des

formulationsmaintenantl’incertitude(«l’enfantadûêtretuéàl’intérieurdelamaison»[S,

p.44],«Onl’atuéici,sansdoute[…]»[S,p.45],«Ilsepourraitque[…]»[S,p.49],«[…]il

mesemble[…]»[S,p.53]),cettecohabitationentremarqueursdefictionetmarqueursde

réelestcequiserévéleraleplusproblématiquepourleslecteurs:

Nousnoustrouvonsconfrontésàunejonction,unecollisionpresque,entrel’espacepublicdel’écriture journalistique et l’espace privé des rêves, hantises et obsessions. […] [Duras]brouillelesfrontièresentreledomainedel’innocenceetceluidelaculpabilité,entrelaréalitéetlafiction.74

Ladimensionpurementdiscursivedelaposture,soitl’ethosdiscursifportéparletexte,en

estundepossessiondelavérité,inaccessibleparlesmodesdeconnaissancejudiciaireset

policiers. Les modes de connaissance valides ne sont pas ceux de la raison; la vérité

s’acquiertplutôtpar lavision, l’autricerevendiquantalorsunevoyancede l’écriture.75La

connaissanceintimedelasouffrancedesfemmesoppriméesparuneconjugalitéetunevie

defamillequ’ellesnedésirentpaspeutseliredanslesdétailsinventésdelaviedeChristine

V.,donnéscommeindicesprobantsalorsqu’ilssontinduitsparDuras.L’auteureinvente«la

naissanced’unemèreparlavenuedel’enfant[ratée]parlespairesdegiflesdel’hommepour

lesbiftecksmalcuits»(S,p.48),imagine«qu’[elle]nevoulai[t]pasdecetenfant»(S,p.48).

Durasassocieégalement lepersonnagedeChristineV.àdesélémentssauvages,naturels,

74EliseHugueny-Léger,loc.cit.75CatherineMavrikakis,«DurasAruspice»,dansMargueriteDuras,Sublime, forcémentsublimeChristineV.,précédédeDurasAruspice,Montréal,Héliotrope,2006,p.11-40.

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trèsprésentstoutaulongdutexte:elleestune«femmedescollinesnues»(S,p.52),ellese

dressesousla«pluielégère»,entre«lessapinières»et«larivière»(S,p.44).Ainsi,elle

peintlamèreinfanticidecommeuneactriced’undramerépétéàl’infinidepuisl’instauration

des«interditsmillénaires»(S,p52),rejoignantsafascinationpourLaSorcièredeMichelet

tellequerecenséeparCatherineRodgers:«Lesfemmessontdoncliéesdansl’imaginaire

durassienparunecontinuitéetcontiguïtéorganiques,unefaçond’habiterleslieux,des’y

insérer76».L’engagementféministeparticulieràl’écrituredeDuraspasseparcettefigure

féminineancréedanslanaturesauvage,participantd’une«généalogiemillénairedefemmes

quisetransmettentuneconnaissanceprofondedelavie77»,quis’opposeauxdiscoursde

l’homme,rejouantl’oppositionentrenatureetculture.Cettefigureestrécurrentedansses

textes78,dansunevisiond’universalisationétendantledestindeChristineV.àceluidetoutes

lesfemmes:«CequiauraitfaitcriminelleChristineV.,c’estunsecretdetouteslesfemmes,

commun.»(S,p.58).LedésirdeDurasderallierlesfemmesautourdeChristineV.,deles

identifier à elle, se lit d’ailleurs dans les pronomsutilisés par l’auteuredans le texte: ce

derniers’ouvreenutilisantlepronom«elle»(S,p.43)pourfaireréférenceàChristineV,

puis,onpeutlire«elles»(S,p.48),«lesfemmes»(S,p.49)pourensuitebasculerau«on»,

«nous»(S,p.51).Ilnes’agitpasqued’uneidentificationdeDurasàlaprésuméecriminelle,

maisplutôtd’unepossibilitéuniverselledecommettrececrime,unpotentieldeviolenceet

de révolte chez toutes les femmes. Cette universalisation diffuse par les pronoms est un

procédécourantdansl’écrituredeDuras,etsurlequeljemepencheraiplusenprofondeur

76 Catherine Rodgers, «Lectures de la sorcière, ensorcellement de l’écriture», dansCatherine Rodgers etRaynalleUdris,MargueriteDuras :Lecturesplurielles,Amsterdam,Rodopi,1998,p.20.77Ibid.,p.19.78Ibid.,p.17.

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dans l’étude de La douleur. Les conditions oppressives imaginées autour de Christine

Villemins’appliquentd’abordàl’auteure,puisàunecollectivitédefemmes,souffrantdela

mêmedouleur,placéessouslamêmecontrainte.Onpeutégalementretrouverlatracedece

glissementduparticulieraucollectifparlespronomsdansLeCamion,lorsquelafemmeparle

desafilleayantrécemmentaccouchéauconducteur:

Ma fillepenseque lapoésie est la chose lapluspartagéedumonde.Avec l’amour.Et la faim.(Temps.)Elleparletoujoursd’uncontre-savoirquiinterviendraitennous,àchaqueinstant,etquenousrepousserions.Mais,envain,elledit.Elledit:heureusement,cardanscecasilfaudraitattendrelamortdesmorts.(Temps.)Jecroisqu’elleparledesonmari.79

Le contre-savoir commun des femmes soumises « à la loi de l’homme » (S, p. 49),

malheureuses,prisonnièresducoupleetdelaviefamiliale,s’iln’estpasrepoussé,précipite

doncversla«mortdesmorts»,versla«matérialitédelamatière»(S,p.58)etlasolitude

«commeavantlavie»(S,p.46),làoùseretrouveChristineV.CarpourDuras,«quireste

ancréauxmodèlesmasculinsdudireetduconnaîtreest,danssamythologie,viteatteintde

lamaladiedelamort.80»

Mentir-vrai:écritureet«intelligenceducrime»

Lapossessiondevéritéparletexte,prenantdoncsessourcesdanslavoyanceetdans

uneconnaissancequasi-organiquedelaconditiondefemmemaltraitéedeChristineV.,se

construitaussienoppositionauxautresdiscourssurl’affairecirculantdansl’espacepublic:

L’expositiondel’écriture,commederubandeMöbiustendàrévélerunautrerégimedevérité.Sil’énoncéetsamétaphoresontfaux,l’énonciationetlemouvementmétonymiquequilaconstitue,

79MargueriteDuras,LeCamion,op.cit.,p.59.80 Claude Burgelin, «Pour Duras», dansClaude Burgelin et Pierre De Gaulmyn, Lire Duras, Lyon, PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.12-13.

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parcontre,sontd’uneprécisionsidérante,commefrappésdanslecield’uncosmosque«l’espacecommun»organise.81

Letexteportelacritiquedutraitementjournalistiqueetmédiatiqueducrime.Surleterrain,

l’auteure attribue certaines tracesmatérielles à unemise en scène: «La pelle [d’enfant]

qu’onaplantéedansletasdegravier,jelavoiscommeunmensongeouuneerreur.Pour

faire croire seulement.Un journaliste, unphotographeouun criminel.» (S,p.44-45)Les

chercheuses Mylène Bédard et Katheryn Tremblay lisent de la sorte ce passage précis:

«Cette énumération présente ainsi les journalistes et leurs acolytes, les photographes,

commedesgensdesservantlarecherchedelavérité;ilssontpareilsencelaaucriminel.82»

Les reporters sont dénoncés, complices d’un système s’érigeant contre Christine V. ; ils

basent leurdiscourssurdesélémentspouvantêtre fabriqués, contrairementàDurasqui

présentesavisiondeschosescommeauthentique,salégitimités’appuyantsurlasincérité

desaconvictionetsurlafacultédevoyance83dontladotel’écriture.Pourelle,«l’information

publiqueestdevenueun lieudemensonge,oùsetrouveannihiléetoutepossibilitéd’une

parolevéritable84.»Leréelesttrompeur,manipulé,etn’offredoncpasd’indicessurlesquels

fondersaréflexion.La justicen’estguère tenueenplushauteestimedans le texte,etest

décritecommeincapabledesaisirlefondducrimeetdevoirautraversdesfaitsrapportés

le«vrai»dramequis’estjouélorsdelamortdeGrégoryVillemin,maisaussidesononcle,

soupçonnéde l’assassinat et abattupar lepèrede l’enfant: «Tout sepasse commesi ce

n’étaitpasàlajusticed’attribuerlesrôlesdanscetteaffaire,ycomprisdel’assassin.»(S,p.

81AlainArnaud,«L’impudeur :Les interventionspubliquesdeMargueriteDuras»,dansClaudeBurgelinetPierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.576.82MylèneBédardetKatherynTremblay,«Lefaitdiverscommelieud’engagementdel’écrivaine :lescasdeMargueriteDurasetdeSuzanneJacob»,Recherches&Travaux,no92,juin2018.83CatherineMavrikakis,op.cit.,p.31.84Marie-LaureRossi,op.cit.,p.234.

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55).Nile«rapportdesynthèsedelapolice»,ni«lesrésultatsdesanalysesgraphologiques»

(S,p.56)necontribuentàunquelconqueéclaircissementdel’affaire.Pireencoreauxyeux

deDuras,lasentencerendueparlajusticeclôtartificiellementl’affaire,etoccultecequ’elle

s’engageàmettreaujourenécrivant«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»:

Le temps est différent tout à coup. La justice paraît insuffisante, lointaine, inutilemême, elledevientsuperfétatoiredumomentqu’elleestrendue.Pourquoilarendre?Ellecache.Plusquelesecret,ellecache.Ellecachel’horizonducrimeet,disonslemot,sonesprit.Lemouvementdel’intelligencedéfaitl’ordrejudiciaire.Elleestcontrelaséparationdecettecriminelled’aveclesautres femmes. Ce qui aurait fait criminelle ChristineV. c’est un secret de toutes les femmes,commun.Jeparleducrimecommissurl’enfant,désormaisaccompli,maisaussijeparleducrimeopérésurelle,lamère.Etcelameregarde.(S,p.58)

Lediscoursjudiciaire,construit,normé,etplaquémaladroitementsurlaréalitémillénaire

queDurasdénonce,est«défait»parle«mouvementdel’intelligence»queportel’écriture

littéraire. Ni le journalisme, ni l’institution judiciaire ne sont donc capables de cette

«intelligence»ducrime,etseulel’écriture,seulelavoyancedel’autricepermettentdetenir

undiscourssurl’affairesanslacacher,sansmasquerlecœurducrime.Enécrivant«Etcela

meregarde»,Durasjustifiesoninterventiondanscetteaffaireensedésignantcommeseule

habileà«parler»deceréelquiluirendsonregard,quil’enjointàfairepasserparleprisme

desonécriture littérairecequenulautrediscoursn’asaisi.Cetteconfrontationentre les

discours n’échappe pas à Serge July, directeur deLibération ayant commandé le texte. Il

comprendrapidementquecettefois,enraisondelasensibilitédupublicpourcetteaffaire

etdel’accusationindirected’infanticide,laréceptiondutexten’irapasdesoi.Danssontexte

«Latransgressiondel’écriture»,unencartàmêmelapremièrepagedutextedeDuras85,il

tentede souligner laposturede l’auteure,de lamettreen relief auxyeuxdupublic, afin

85Pourunereproductiondelamiseenpageoriginaledujournal,voirChristineMarcandier,op.cit.,p.16.

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d’amortir la lecture du texte. C’est ici que l’on voit à l’œuvre une participation de July à

l’élaboration de la posture du Duras, alors qu’il essaie de la clarifier et d’encourager le

lectoratdeLibérationàlarecevoird’unecertainefaçon:

[La]posturen’estpasseulementuneconstructionauctoriale,niunepureémanationdutexte,niunesimpleinférenced’unlecteur.Ellerelèved’unprocessusinteractif:elleestco-construite,àlafois dans le texte et hors de lui, par l’écrivain, les divers médiateurs qui la donnent à lire(journalistes,critiques,biographes,etc.)etlespublics.86

La rédaction du journal déploie de nombreuses stratégies afin d’ancrer le texte dans le

littéraire:elleajoutenotammentdesintertitresmettantenvaleurdesénoncéspoétiques

tirésdutexte,etquinedésignentpasdirectementChristineVilleminentantquecoupable.

La rédactiondécide aussi d’intituler l’article de sa dernière phrase, précédée dunomde

l’auteure:«“MargueriteDuras”:Sublime,forcémentsublimeChristineV.»AlorsqueDuras,

audépart,nesouhaitaitaucuntitre,l’articleseretrouvemarquédanssonintitulémêmepar

sonorigineprofondémentlittéraireetpersonnelle;c’estDuras, individu,quiproclamece

texte,maisc’estaussiDurasécrivaine.Ceprocédétravaillecontrel’universalisationdeses

proposquesouhaiteinstallerl’autrice,etretrancheletextedanslasphèredupersonnelet

dulittéraire,àl’opposédelasphèredudébatsocial.Ainsi,lesdiscoursseheurtentmoins,

l’écriturelittéraireayantétéremiseàsaplace,etlesdiscoursjournalistiquesetjudiciaires

mishorsdesaportée.

Réceptionpolémiqueetpostéritélittéraire

July,danssontexte«Latransgressiondel’écriture»,tenteencoreplusdelittérariser

celuideDuras : ilrapprocheChristineV.deshéroïnesde l’auteure,et inventeunroman:

86JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence»,loc.cit.

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«D’entrée,MargueriteDurasaétéfascinéeparChristineVillemin,quiaufildeseslectures

devenaitintérieurementunehéroïnedel’écrituredel’auteurdeL’Amantdontj’inventeàla

foisl’idéeetletitre:LeCrime.87»JulyestconscientdudécalageentreletextedeDurasetles

attentesdeslecteursenversuntextedeplusieurspagesportantsuruneaffairecriminelle

courante dans un grand quotidien national: « ce n’est pas un travail de journaliste,

d’enquêteuràlarecherchedelavérité,maisceluid’unécrivainenpleintravail,fantasmant

la réalité enquêted’unevéritéquin’est sansdoutepas la vérité,maisunevéritéquand

même,celledutexteécrit88».IlrappellequeChristineVilleminestprésuméeinnocenteet

monteuneargumentationdédouanantDurasdesonappropriationdel’événement.Ildéfend

etcontextualisesonauteure,toutenrappelantlaprésomptiond’innocencedontbénéficie

Villeminetenattirantl’attentionsurlecaractèrelittérairedutexte,anticipantpeut-êtreles

poursuitesjudiciairesàvenir.L’ethosdiscursifdutexte«Latransgressiondel’écriture»est

ambivalentetprécautionneux:ilnecondamneninecautionne,maistentedepréparerune

réceptiondutexterésolumentlittéraireplutôtquesocialeetjudiciaire.Pourcefaire,ilse

basesur la forcepoétiquemanifestedu texte, sur« lesqualitésdepoètevisionnaireque

Duras revendique face à l’événementdu crime: suprasensibilité, enthousiasmequi saisit

l’écrivain, le possède et le déborde, excluant de l’entendement toute forme

d’intellectualisation,maisaussitouteapprochemorale.89»Julyportedoncunregardlucide

surlaposturedel’autriceàquiilacommandéletexte,enanticipantlesremousquecelui-ci

causerait.Aumomentmêmede laparutiondutexte, leconflitentrediscours littéraireet

discoursjudiciaireestsouligné,déplié:

87SergeJuly,«Latransgressiondel’écriture»,Libération,Paris,17juillet1985,p.4.88Ibid.89AnneCousseau,op.cit.,p.551.

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LetextedeMargueriteDurasestscandaleux,carsiellenevolepassonlangageàChristineVillemin,elleoserêverpubliquementdeladouleurdecettefemme,transgressantsonpropremalaiseet lenôtre,pouraffolerlejeudemiroirsqu’offreàchacundenoustoutegrandeaffairecriminelle.Parcequ’ellemetenlumièrela«partmauditedel’homme».Lalittératureetlajusticefontrarementbonménage. L’une dérègle quand l’autre règle. L’une transgresse quand l’autre est censée protéger,rendrethéoriquementdesindividusréelsplusintouchablesencore.90

Malgré ces précautions de la part de July, dès sa sortie, l’article provoque beaucoup de

réactionsnégatives(delapartdeFrançoiseSagan,BenoîteGroult,RégineDeforges,entre

autres91).L’opprobresepoursuitjusqu’àaujourd’hui,journalistesetcommentateursjugeant

letexte«délirant92»outraitant l’autricede«nouvelleMissMarple93»àchaquenouveau

rebondissementdans l’actualitéde l’affaireVillemin,encoreétonnammenttrès fréquents.

Plusieurs chercheurs s’intéressent à la réception du texte; Alexandra Saemmer fait une

étudedétailléeetparticulièrementintéressanteducontextejournalistiquedel’affaireetdu

courrierdeslecteursetlectricesdeLibérationàproposdel’article.Ellerelèvenotamment

qu’avant même que Duras écrive à propos des crimes, le traitement journalistique de

Christine Villemin fait référence à Emma Bovary, et même à Médée: «Les journalistes

commencentàesquisser l’imaged’unefemmenotoirement insatisfaite,quiaurait tuéson

enfant pour se libérer d’une vie de couple ennuyeuse. Faute de preuves, sont cités des

modèles littéraires […]94».La tableétaitdoncdéjàmisepourunbasculementde l’affaire

dans la fiction ;Durasn’estpas lapremièreà faireunrapprochementromanesqueentre

90SergeJuly,loc.cit.,p.4.91AnneBrancky,op.cit.,p.176.92EricNicolasetChristopheGobin,«LasérieNetflixravivelafolieautourdel’affaireGrégory»,VosgesMatin,sectionJustice,Épinal,19décembre2019.93«Lejouroù…MargueriteDurass’estimproviséedétectivedansl’affaireGrégory»,VanityFair,23novembre2019.94AlexandraSaemmer,«“Jen’aimepaslesdocilesaveuglesfemmes” :Durasetl’affaireVillemin»,dansAnneCousseauetDominiqueDenès,MargueriteDuras :Margesettransgressions,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,coll.«Letexteetsesmarges»,2006,p.149.

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l’affaire et le littéraire. Saemmer mentionne également la violence du traitement

journalistiquedelafamilleVillemin:

Grand nombre de transgressions déontologiques, discursives et génériques ont marqué letraitementdel’affaireVilleminparlapressefrançaise.MillefoisChristineVilleminaétéinsultée,condamnée d’office, mille fois cadavres, tombes et familles en pleurs ont été photographiés,exposésetbafouéssurlascènepublique.95

Duras,encoreunefois,n’estdoncpascellequijettelapremièrepierreàChristineVillemin:

lelectoratfrançaisadéjàétéencontactavecl’hypothèsedeculpabilitédelamère,cequi

auraitpuexpliqueruneatténuationdelavirulencedescritiquesadresséesàl’auteure.Ce

n’esttoutefoispaslecas: letexteestprincipalementreçupardesréactionsoutréesdela

partdeslecteurs,maisaussidesintellectuels. Ilestànoterquepourcertainslecteursde

l’époque,letextefonctionne:certainss’identifientàlafiguredemèreinfanticidequiyest

présentée,àlafemmecaptived’unevieconjugalequ’ellenedésirepas.Encoreaujourd’hui,

la réputation de l’auteure, associée négativement à l’affaire, est affectée par cet article:

certaineséditionssavantestententdel’endissocierafindeconsoliderleurproprelégitimité.

LeséditeursduCahierdel’HernedédiéàDuras,parexemple,déclarent«Sublime,forcément

sublimeChristineV.»commeétant«loindetouteslespolémiquesqu’ilasuscitées»,tentant

àleurtourdel’écarterdesesréférencesauréel:«cetarticleappartientàl’universfictionnel

deMargueriteDuras.96»C’estpourtantlebrouillageetl’affrontemententreces«univers»

qui,àmonsens,estproductifdanslecasde«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»La

tensionentrelesdiscourscrééeparletexteestlemécanismeparlequelDurasréaliseson

engagementpolitiquedanslelittéraire.Parsonécriture,ellefaitapparaîtrecequ’ellevoit:

95Ibid.,p.150.96 Marguerite Duras, «Sublime, forcément sublime Christine V.», dansBernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère,MargueriteDuras,Paris,L’Herne,coll.«CahiersdeL’Herne»,no86,2005,p.69.

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sontextedevient«cameraobscura,danslequellemondeextérieursetrouverévéléparle

regard de l’écrivain97». Ce«monde extérieur», c’est celui de la faillite des discours

journalistique,policieretjudiciaireàdirelavéritéducrime,àenfairesens.Cen’estquepar

lelittéraire,parunemédiationesthétique,queDuraspeuts’engager–enportantsonpropre

discours sur la condition des femmes,mais aussi en attirant l’attention des lecteurs sur

l’insuffisancedesautresdiscourssurl’affaire.Parsonappropriationesthétiquedurécitdu

crime,Durasledonneàvoirsousunnouveaujour,saversionlittérairesouveraines’élevant

au-dessusdecequilaprécède.

Souverainetédulittéraireetrhétoriquedecombat

Comme mentionné en introduction, dans son ouvrage La souveraineté de l’art,

Christoph Menke traite de la faculté que possède le discours artistique d’éclairer

différemmentlesautresmodesdediscours:

Effectuer « souverainement » l’expérience esthétique, c’est alors acquérir à travers elle unenouvelle image des autres modes de discours ; et non seulement dans la mesure où lesmécanismesdecompréhensionautomatiquedecesderniersdeviennentàleurtourlematériauetlepointdedépartd’uneexpérienceesthétique,maisparcequecettenouvelleimageprésenteunealternativeàcellequenousnousfaisonsdecesdiscoursquandnousnelesrapportonspasàl’expérienceesthétique.98

CequeDurasproposeavec«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,c’estprécisémentce

queMenkedécriticicommeuneexpérienceesthétique:lesinterférencesentresontexteet

lesdiscoursjournalistiques,policiers,judiciaires,fontressortirune«imagealternative»de

cesdiscours,uneimagequinelesmontrepasporteursdevéritéoudejustice,contrairement

97AnneCousseau,op.cit.,p.551.98ChristophMenke,op.cit.,p.197.

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à la fonction qu’ils se targuent d’accomplir et qui repose sur les « mécanismes de

compréhensionautomatique»deslecteurs:

Sibeaucoupdelecteursontconsidérél’articlecommeproblématique,c’estpremièrementparcequ’ils s’attendaient au discours persuasif généralement adopté par la presse. Au lieu de leséduquer,aulieudelesinstruire,MargueriteDurasveutravir.99

Les lecteurs, devant une forme traditionnellement journalistique, reçoivent le texte avec

d’autant plus d’affect qu’ils se retrouvent devant la subversiondes codes journalistiques

qu’ilss’attendaientàretrouver.Deplus,enfournissantuneimagealternativeducrime,le

textelittéraireseplaceàl’écartentantquerévélateur,quiseulpeutdénoncerl’inadéquation

de ces discours par rapport au fond de l’affaire tel que vu parDuras: le personnage de

Christine V. imaginé par l’autrice «révèle l’insuffisance d’une pensée et d’un discours

ordonné100».En lisant«Sublime, forcémentsublimeChristineV.»à l’aunedeMenke,on

constatequeletextes’installecommesouverainparrapportauxautresdiscoursquisonten

comparaisondéfectueux,injustes,subvertis.Ilpeutlescontenirensonseinetlescritiquer,

toutenenouvrantlesens.Lebrouillagedescodespoliciers,judiciairesetjournalistiquesen

jeudansletexten’estpasuneinvasiondulittéraireparcescodes,maisunemiseenscène

montrantàquelpoint ilssontétriqués,comme lesouligne iciAnneBranckyàproposdu

discoursjournalistique:

WhileDurasdoesnotsomuchcallintoquestionthesensationalismofmediareportsofcrimesbecausesheherselfpartakesinit,shedoescritiquethewaythestorygetsmediatedandchidesthemediaitselfforitsnarrow-mindednessandbourgeoisbias.Herownsensationalizingstemsnot from anywish to promote feelings of insecurity or to “other” criminals or their victims;instead,Duraspursuesherownfascinationandidentificationwithviolentcrimesinordertopushreaderstotakeastandonwhatshethinksarethemostmeaningfulissuesofhertime,includingsexism,racism,andsocialandpoliticaldisenfranchisement.101

99AlexandraSaemmer,op.cit.,p.156.100Ibid.,p.157.101AnneBrancky,op.cit.,p.15-16.«SiDurasneremetpastantencauselesensationnalismedesreportagessur les crimesdans lesmédiasparcequ'elleyparticipeelle-même,elle critique la façondont l'histoireest

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Onpeutlireicidansl’analysedelachercheuse,spécialistedesliensentreDurasetlesmédias,

queDurass’approprielescodessensationnalistesdudiscoursjournalistiquepourinciterses

lecteurs et lectrices à réagir, à réfléchir sur les enjeux au cœurde l’affaireplutôtquede

recevoirlesfaitsaveclesaffectsdepeuretdemenaceattendusdeleurpart.S’ilsréagissent,

danslecasdel’affaireVillemin,celaseretourneengrandepartiecontreDuras,mais l’on

peutconsidérerqueleurinterpellationestuneréussite.C’estpourquoi«Sublime,forcément

sublimeChristineV.» exemplifie l’engagementpar l’écriture littérairedeDuras ; le texte

outrepasse codes et attentes afin de proclamer une vérité que l’autrice veut à tout prix

donneràvoirà lasociété française.L’expérienceesthétiquequeproduit le textetentede

rendreévidenteuneautrevéritéquecellemisedel’avantparlesjournaux,oulestribunaux,

unevéritéqueDurassentetvoit,etquiselonelleconcerne«touteslesfemmes»(S,p.56).

Seullediscourslittérairepeutaccueillircettevéritédontlarecherchenenécessitenipreuve

physique,nicirconstancielle.Durassubordonnelapossibilitéd’accuseràtortuneinnocente

ayantperdusonenfantetdeluicauserdelasouffranceàlanécessitédemettreaujourles

conditions d’existence de nombreuses femmes à qui la vie conjugale ne convient pas, la

violence qui leur est faite, et la douleur mortifère qu’elles peuvent porter en elles. La

particularitédudiscourslittéraireàl’égarddelapossibilitédeporterunevéritédifférente

decelledesautresdiscoursestsoulignéeparBrancky:

Using“thetruth”innovelsandaboutthem–movingbetweenfactandfictionacrossmedia–hasthereforebecomeadirectpoliticaltool,aspacetotalkabouttherealthatisnotcontrolledbythe

médiatiséeetréprimandelesmédiaseux-mêmespourleurétroitessed'espritetleurpartiprisbourgeois.Sonpropresensationnalismenedécoulepasd'unquelconquedésirdepromouvoirdessentimentsd'insécuritéoud'autrescriminelsouleursvictimes;aucontraire,Duraspoursuitsaproprefascinationetsonidentificationauxcrimesviolentsafindepousserleslecteursàprendrepositionsurcequ'ellepenseêtrelesquestionslesplus importantes de son époque, notamment le sexisme, le racisme et la privation de droits sociaux etpolitiques.»Jetraduis.

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sameforcesascontemporaryaudio-visualmedia.EventhoughDurasmadesomemisstepsinthewayshebrought literature into thepublicsphereandtruecrimes intoher literaryworld,sherecognizedthepowerofexploringthatporosity.102

Tout en reconnaissant la possibilité d’erreurs malheureuses que pourrait occasionner

l’amalgameentrefaitsetfictions,lachercheusesoulignecommentcettepratiquelittéraire

courante dans l’écriture de Duras est aussi pour elle un «outil politique direct103» lui

permettant de dépasser les discours médiatiques traitant des mêmes sujets. Le texte

littéraireestdoncpourDurasàlafoisunmoyendeporterunevéritéqu’elleveutdénoncer

pourdéfendredesfemmesopprimées(dont,selonelle,ChristineVillemin)endémontrant

leurmalheuretlescrimesqu’ilpourraitlespousseràcommettre,maisaussiunmoyende

subvertir, de déconstruire104 les discours normés tels que les discours journalistiques,

judiciaires et policiers. Ce faisant, elle faire apparaître leur propre nature construite et

arbitraire, prétendant s’appuyer sur des faits et la logique, mais perpétuant par leur

structurel’oppressiondesminoritésquel’autricedéfend.L’irruptiondelalittératuredans

102Ibid.,p.195-196.«L'utilisationde“lavérité”danslesromansetàleursujet—enpassantdelaréalitéàlafictiondanslesdifférentsmédias—estdoncdevenueunoutilpolitiquedirect,unespacepourparlerduréelquin'estpascontrôléparlesmêmesforcesquelesmédiasaudiovisuelscontemporains.MêmesiDurasafaitquelquesfauxpasdanslamanièredontelleainsérélalittératuredanslasphèrepubliqueetlesvraiscrimesdanssonmondelittéraire,elleareconnulaforced'explorerlaporositéentrelesdeux.»Jetraduis.103Traductionlibredelacitationprécédente.104 L’usagedumot«déconstruire»n’esticipasfortuit;ilmesembleeneffetquelasubversiondesdiscoursnormésparDurasetladisséminationdusensproduiteparsestextess’apparenteaugestedeladéconstructionque l’on retrouve chez Derrida. Dans son écriture, Duras décortique, critique et remanie les discoursinstitutionnelsqui ferment lesensdesévénements;Duraspropose«unautre texte»:«Ladéconstructionconcerned'aborddessystèmes.Celaneveutpasdirequ'ellemetàbaslesystème,maisqu'elleouvreàdespossibilitésd'agencementouderassemblement,d'êtreensemblesivousvoulez,quinesontpas forcémentsystématiques,ausensstrictquelaphilosophiedonneàcemot.[…]Ladéconstruction,c'estaussiunemanièred'écrire et d'avancer un autre texte» Entretien entre Jacques Derrida et Didier Cahen, «“Il n’y a pas lenarcissisme”(autobiophotographies)»,dansElisabethWeber,Pointsdesuspension.Entretiens,Paris,Galilée,1992,p.226.Unesimplenoteenbasdepageestinsuffisantepourdéveloppercetteidée—unmémoireentiernel’épuiseraitpas;tentonstoutdemêmeleurrapprochement,quiselonmoivautleprixélevéduraccourciiciemprunté.

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lasphèrepubliqueparlebiaisd’ungrandquotidienfrançaiscréeprécisémentlemélange,la

«porosité»entrefaitetfictionquiredonnetoutesaforceaurécitlittéraire:

Ce qui fait scandale, et lamarque de son [celle deDuras] impudeur, semanifesteraient dansl’irrespect à l’égard des conventions qui circonscrivent les genres journalistique, artistique,littéraire,critique,politique.[…]Cetirrespectn’estpasdelaconfusion,ilrépondàunenécessitétrèsforte.Indistinctiondelafictionetduréel,quiréhabilitesionleveutlemythosgrec:laparole,lerécit,lediscoursoùsansdoutedansdestempsantiques,l’informationdevaitêtreindistinctedurécitentantquetel.FinalementonpourraitdirequeDurasremetsursonsoclelediscoursinformatif:au-delàdelaconfusionentrefictionetréalité,l’informationestd’abordunrécitquiaffirmelemédiateurcontrairementàsondénidanslesmassmedia[…].105

Carc’estbiendecelaqu’ils’agitici:undiscoursinformatif,quidénonce,quiexpliqueune

situation,maisaussiundiscoursqui«affirmesonmédiateur»;l’énonciationestbiencelle

deDuras,toutcommel’intimeconvictiondelaculpabilitédeChristineV.Cetteaffirmation

selitdansletexte(«Jeparleducrime[…]»,[S,p.58]),maisestaussiaccentuéeparl’équipe

de Libération, comme expliqué plus haut (mise en évidence du nom de Duras, texte de

contextualisationappuyantlecaractèrelittéraireetpersonneldutexte).Lamiseenavantde

la«médiatrice»desapropreparolequ’estDurasestpartieintégrantedesonengagement,

carelleassoitsalégitimitédanslasphèrepubliquesursapostured’auteure106préexistante

etsa«figured’intellectuelcritique107».Elleutilise lanotoriétéaccordéeàsaplumepour

fairedesonécritureungestepolitiquecontribuantàl’ensembledesonuniverspoétiqueet

descausespourlesquellesils’élève:

L’engagementpassionneldeMargueriteDurass’exprimedoncselondesprocédésassezcourantspour la rhétoriquede combat,qui surprennent surtoutpar rapportàune certainemesureduproposattendue,àcetteépoque,danslejournalisme.[…]L’originalitédeMargueriteDurasnesejoue pas tant dans les procédés employés que dans la manifestation d’une subjectivité trèsaffirmée, fondatrice d’une véritable “parole”, susceptible d’agir contre l’indifférence ou la

105AlainArnaud,op.cit.,p.572-573.106JérômeMeizoz,«“Postures”d’auteuretpoétique»,VoxPoetica,2004.107Marie-LaureRossi,op.cit.,p.241.

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résignationpolitiquetransmiseselonlesrèglesdeneutralitépropresàl’informationdiffuséeenmasse.108

Larhétoriquedecombat,queMarie-LaureRossiremarqueicidanslaplupartdestextesdes

Duras, et en particulier dans ses textes journalistiques, se retrouve bien dans «Sublime,

forcémentsublimeChristineV.»:«Quandlaloiducoupleestfaiteparl’homme,elleenglobe

toujoursunesexualitéobligéeparl’hommedelapartdelafemme.Regardezbienautourde

vous […]» (S., p. 49). Poursuivant sa visée universalisante, elle enjoint ses lecteurs de

chercherlestracesducrimedansleurentourage,deréaliserquelesfemmesautourd’eux,

toutaussioppriméesque«sa»ChristineV.,pourraientdonnerlieuaumêmecrime,pourles

mêmesraisons,etêtretoutaussiinnocentes.Sonécriturelittéraireporteunautrediscours

surl’affairequeceuxdesmédiasdemasse,faussementneutres109,etengagesapropreparole

pours’élevercontrela«résignationpolitique».Cettefaçondeporterundiscourslittéraire

engagéparlebiaisd’unfaitdivers,d’unévénement,esttrèscourantedanslestextesdeDuras

(L’Amante anglaise, la plupart des textes d’Outside), et «Sublime, forcément sublime

ChristineV.»enestlamanifestationlaplusviolente,retentissanteetentendue:

L’événementiel est absorbé par un discours de l’être et de l’idée. Ce mouvementd’intellectualisationetd’universalisationdel’anecdoteestd’ailleurscequiapuprovoquerdescontresens de lecture, et par suite des réactions d’indignation. Car ce qui intéresseDuras estmoinsdedémontrerlaculpabilitédeChristineV.quedechercheràfonderparcetteculpabilitéundiscoursidéologiquequiluitientàcœur[…].110

Letextemanifesteainsiunethosengagéàsafaçon:pourDuras,lapriseenchargeducrime

108Ibid.,p.174.109AlexandraSaemmer,op.cit.110AnneCousseau,op.cit.,p.555.

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deChristineV.etdeladouleurdetouteslesfemmesprisonnièresd’«uneexistencetoutà

faitartificielle»(S,p.48-49)estintimementliéeàlapratiquelittéraire,enplusderelever

d’unengagementpolitiqueethumain.Cetteappropriationn’estpossiblequeparlelittéraire,

par la création, qui gagne ici un sens transcendant et révélateur. Il est intéressant de

remarquerlaprévalencederéférencesaumythe,àlamagie,aumédiumniquedansplusieurs

études critiques au sujet de «Sublime, forcément sublime Christine V.» citées dans ce

mémoire;AnneCousseauavancemêmelanotionde«parolemythique»:

Si«muthos»signifieàl’origine«laparole»,ilyabiendanslediscoursmédiatiquedeDurasunedimension forte de parole, qui relève tout à la fois de la jouissance de la profération, de laconscienceduVerbe,etdel’appropriationpoétiqued’undiscoursapriorinonlittéraire.Àcettesignification originelle du discours mythique s’ajoutent celles du discours fondateur etallégorique.111

Partoutoù lacritique faitallusionàcediscoursmythique, l’onretrouve lasingularitéde

l’écriture de Duras, l’intuition, la magie, la divination qui font partie intégrante de la

souveraineté esthétique telle que définie par Menke. La médiation artistique des

problématiques au sujet desquelles Duras écrit lui permet de tenir un discours sur

l’événement,certes,maisaussideporterunrécitallégoriqueetmillénairesurlesfemmes

opprimées,undiscoursdedénonciationdesmédiasetdelajustice,undiscoursd’appelàune

certaine mobilisation, entre autres. Seuls le discours littéraire et sa teneur esthétique

peuventprendre en charge lesparadoxes engendréspar la cohabitationde cesdiscours,

mêmesidanscecasprécis,celanes’estpasfaitsansheurts.C’estcequesouligneDominique

Denès:

L’implicationcaractériseMargueriteDurasets’inscritfortementdanstoutesonœuvre.[…]Elles’abandonneàunepostureintuitiveetdivinatoire:jevois,jesais.[...]C’estparlapossessionde

111Ibid.,p.556.

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l’écriture—ausensquasimagiqueduterme—queMargueriteDurasréalisesonhumanitéetc’estparl’engagementdansl’écriturequ’elleaccomplitsonengagement-conduite.112

Unengagementsimplementpolitiqueneconvientpas,oun’estnisuffisantniappropriépour

Durasàunpointaussiavancédesavieetdesacarrière:c’estparl’écriturequ’ellerépondà

laquestiondelaresponsabilitédel’écrivain.Deplussonécrituredanslesjournauxetses

nombreusesapparitionsdanslesmédiasaufildesannéesélargissentsonpublic,peut-être

attiréparlessortiessouventfracassantesdel’écrivaine.Ilnefautsansdoutepasnégligerla

consciencequ’aDurasdeladiffusiondemasseaccruequepeuventluiaccordersesprisesde

positionspolémiques:

Ainsisedessineraitunespécificitédel’engagementlittéraireàpartirdesannées1980qui,pourrépondre aux besoins du spectacle médiatique, nécessiterait de relever du scandale et de lapolémiqueafindesedistinguerdelaparoleplusmesuréede“l’intellectuelspécifique”[…].Dansce contexte, un auteur comme Marguerite Duras, relativement confiant dans sa capacité àmaîtriserleprocessusmédiatiquepouvaitcertainementsecroirecapabledefairepartageràsesconcitoyensunecertaineidéeduvivreensemble.113

Si, dans le casde «Sublime, forcément sublimeChristineV.», l’auteuren’apeut-êtrepas

autantmaîtrisé «le processusmédiatique» et n’a certainement pas réussi à généraliser

«une certaine idée du vivre ensemble», il reste que Marie-Laure Rossi souligne ici la

particularitédel’engagementlittérairedeDuraslorsqu’onleretrouvedanslesjournauxet

danslesmédias.

Cependant, l’engagement par l’écriture de Duras s’effectue aussi au-delà de ses

publicationsdanslesjournaux,marquantprofondémentsestexteslittérairesparusdansde

prestigieuses maisons d’édition et reconnus par la critique. Le discours littéraire, pour

112DominiqueDenès,«Lagageurepolitico-poétiquedeMargueriteDuras»,op.cit.113Marie-LaureRossi,op.cit.,p.251-252.

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Duras,est leseulluipermettantdes’engagerpolitiquementselonsespropresconditions.

Lescontradictionset lepathos (enoppositionau logos) luinuisant tantdanssonactivité

journalistiquetrouventleurespacepropredansletextelittéraireetsontpleinementportés

parlateneuresthétiquedel’écriture.Durass’ypermetunengagementautre,entièrement

littéraire,entièrementdévouéà laconceptiondupolitiquequeportesonœuvre.Letexte

devientunespaceexpérimentaldeladestruction,portantratagesetfulgurances.

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Chapitre2:Laparolelittérairede«Lamortdujeuneaviateur

anglais»,unetentativedevantl’intraduisible

«Est-cequ’onpouvaitvoirencorequelquechosedeça?Çavientàpeineàlapensée.Jen’aijamaispenséquejepouvaisécrireça.Çameregardait,moi[…].»

MargueriteDuras,«Lamortdujeuneaviateuranglais»

Dansl’undesesdernierstextes,Écrire,Durascontinuedeconsidérerletextecomme

unespaceexpérimental;aufildesaparoleetdesesmotssedéveloppesapensée,s’élabore

saréflexionsursesannéesd’écritureetsurlanaturedel’écriturelittéraire,surcequele

travail desmots luipermetde représenter.Onpeut y lire comment écrire luipermetde

répondreàla«nécessitéd’interrogerlasombrenuitdumondeetdel’humanité114»quila

regardepar-delà lesfenêtresdesamaisondeNeauphle.C’estaussidansce livrequel’on

peut voir comment l’écrit littéraire est aussi pour Duras un espace permettant

d’appréhender la représentation de l’événement de la mort, pour elle profondément

aporétique:«Cequ’il faudraitdire là, c’est l’impossibilitéderaconterce lieu, ici,etcette

tombe115».PourDuras,ilestàlafoisnécessaireetimpossibledereprésenterlamortetle

traumatisme;seullelittérairepermetdes’enapprocherauplusprès,seulcediscourspeut

êtretenduparl’aporiedelareprésentationetdesoninterdit.Lasouverainetédulittéraire

se déploie dans les textes d’Écrire d’une façon qui rend particulièrement apparente la

nécessité d’un engagement par l’écriture pour Duras. S’il faut absolument tenter de

114SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.122.115MargueriteDuras,«Lamortdu jeuneaviateuranglais»,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,p.78.Àpartirdecettenote,lesréférencesàcetteœuvreseferontdansletexted’aprèslemodèlesuivant:(M,p.78).

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représenterlamort,seulundiscoursesthétique,souverain,peutêtreporteurdelanégativité

àl’œuvredanslerécit,etilenvadoncdelaresponsabilitédel’auteuredeprendreàbrasle

corpslesdifficultésinhérentesàlareprésentationdetellesréalitéssouffrantesparl’écriture

littéraire.

Prenant la forme d’une réflexion circulaire autour de l’écrasement et de lamort

subséquented’unjeunesoldatbritanniqueàVauvilleaudernierjourdelaSecondeGuerre

mondiale,letexte«Lamortdujeuneaviateuranglais»montrebiencomment,pourl’autrice,

l’écrituredeladouleuretdelamortestrenduepossible,malgrétout,parlelittéraire.Dans

cetexte,Durasécrittoutenétanthantéeparl’impossibilitéd’écrirel’événement,cequilui

permet de développer son propos sur la douleur du deuil de ceux qui restent et sur la

disparition,biensouventinsenséeetviolente.Pourelle,unecertainevéritédeladouleurest

renduepossibleparl’écritureendonnantàvoirsamultiplicité,assemblantd’unfilrougeles

mortsprématuréesdujeunesoldatanglais,desonpropreenfantetdesonpetit frère.Ce

faisant, Duras s’approprie totalement le récit de lamort du jeune aviateur, allantmême

jusqu’àl’incluredanssonrécitfamilial,etreprenantjusqu’àsavoix, jusqu’àsesdernières

paroles.Commenousl’avonsvuprécédemment,ceprocédéestcourantchezDuras:

Durasdilatesapropreexistenceaupointdes’approprierl’existencedesautres[...].Elleenvientàdésignerlespersonnescommesespersonnages,pardesinitiales:ChristineV.Ellechercheàlesrameneràsonuniverslittéraire:reconnaîtreeneuxunfonddeparenté,glanerchezeuxdequoirencontrersasensibilité.116

116DominiqueDenès,«Lagageurepolitico-poétiquedeMargueriteDuras»,op.cit.

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C’estbiencequiselitdans«Lamortdujeuneaviateuranglais»:W.J.Cliffel’aviateur«est

avanttoutunemblème,celuid’uneinnocenceàpleurer117»,cettemêmeinnocencequecelle

del’enfantdisparuetdupetitfrèremortloind’elle.

Pratiquedel’entretienet«énonciationprophétique»

CetexteestledeuxièmerecueillidanslelivreÉcrire;commeletexteéponyme,«La

mortdujeuneaviateuranglais»estlareprisedelatranscriptiond’unfilm-entretienréalisé

parBenoîtJacquotpourl’INA.En1993,entreTrouville,l’appartementparisiendeDuraset

Neauphle-le-Château,larésidencedel’auteure,lecinéastefilmedesmoyens-métrages,àmi-

cheminentrelefilmetl’entretien.Onyvoitl’auteureparler,maisaussidesimagesdelieux,

de campagne: il s’agit d’Écrire et de La mort du jeune aviateur anglais. Duras reprend

rapidementlamatièredecesfilmspourenfairedestextespubliéssousletitreÉcrire,etqui

comptentparmi les toutderniersde l’auteure,quidisparaît troisansplus tard.La forme

primairedel’œuvre,soitfilmique,parlée,soulèveicilenœudentrevoixetécritsisouvent

présentdanslesétudesdurassiennes:«[Duras]parl[e]commeelleécrit118».JoëllePagès-

Pindondéfinitd’ailleursÉcrirecommeun«livredeparoles» (d’après la terminologiede

GillesPhilippedelapréfacedelaPléiade)119.Parsonénonciationsiparticulière,sisemblable

àsonécriture—ouest-cel’inverse?—Durasproduitunepostured’auteureoùsemêlent

auteure, commentatrice, narratrice et personnage, brouillant les frontières entreœuvre,

entrevueetcommentaire:

117MyriamWatthee-Delmotte,«Lepoidsdesmorts»,Dépasserlamort.L’agirdelalittérature,Arles,ActesSud,2019,p.176.Watthee-Delmottesouligne,encitantDuras.118NoëlNel,«L’identitétélévisuelledeMargueriteDuras»,dansClaudeBurgelinetPierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.592.119JoëllePagès-Pindon,«Lelivredit.Delavoixquis’exhibeàlavoixquifaitvoir»,op.cit.,p.268.

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WithDuras,itisdifficulttomaintaintheusuallysecuredistinctionbetweenatextandanauthor’sparaphraseorcommentary,betweenwhatispresentedasfictionandwhatisclaimedtobetheorigin of that fiction in the author’s lived experience.At times self-consciously improvised, atothers ambitiously speculative,Duras’ interviews aremore like theatrical exercises in fiction-makingthantruth-telling;itisasthoughthediscourseofself-commentaryhasbecomeanendinitself, an after-hours extension to the writing, prolonging the work of the text rather thanclarifyingit.120

Savoixet saplume tracent lemêmeprojet littéraire, indissociables l’unede l’autredans

toutes ses prises de parole: tout découle de sa posture d’auteure, tout participe de

«l’écriture»desonœuvre.L’ethosdiscursifdeses textesestétroitement liéà laposture

qu’elleadoptedanslesmédias,danssesconduitespubliques,etdanssesfilms.Sa«poétique

delavoix[crée]uneremiseencausedescatégoriesdelareprésentationlittéraire—leréel

etlafiction,l’êtreetleparaître,l’écritetl’oral—commedelafigureauctoriale.121»Biensûr,

lasimplenotiond’ethosdiscursif,ancréeuniquementdanslediscoursportéparlesœuvres,

peutêtreétudiéedanslestextesdeDuras.Cependant,enparticulierdanslecasde«Lamort

dujeuneaviateuranglais»etd’Écrire,lapréexistencedel’œuvrefilmique(unfilm-entretien,

desurcroît)surl’œuvretextuelleimposed’unpointdevueméthodologiquel’inclusiondes

conduitesdel’auteureàl’extérieurdutexte,delamêmefaçonquedanslecasde«Sublime,

forcément sublime Christine V.» Le texte, bien que pouvant être analysé de manière

«stérile», sans tracer de liens vers l’auteure ou tout élément extérieur au texte, fait

pleinementsensdanslamesureoùl’onétudieaussisoncontextedepublicationetlaposture

120LeslieHill,«Imagesofauthorship»,op.cit.,p.18.«AvecDuras,ilestdifficiledemaintenirladistinction,habituellementplutôtévidente,entreuntexteetuneparaphraseouuncommentaired'auteur,entrecequiestprésentécommeunefictionetcequiestprésentécommel'originedecettefictiondanslevécudel'auteur.Tantôt improvisésconsciemment, tantôtspéculatifs, lesentretiensdeDurass'apparententdavantageàdesexercicesdefictionnalisationthéâtralequ'àdesrécitsdevérité;c'estcommesilediscoursd'auto-commentaireétaitdevenuune finen soi,unprolongementde l'écriture,prolongeant le travaildu texteplutôtquede leclarifier.»Jetraduis.121JoëllePagès-Pindon,«Lelivredit.Delavoixquis’exhibeàlavoixquifaitvoir»,op.cit.,p.263.

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préexistantequeleslecteursconnaissentdeDuras.C’estpourquoi,danssoncas,ilestplus

justedeparlerdepostureplutôtqued’ethos,d’aprèsladistinctionqu’enfaitJérômeMeizoz:

l’ethosdésigneraitl’imagedel’inscripteurdonnéedansuntextesingulieretpouvantselimiteràcelui-ci[…].Desoncôté,lapostureréféreraitàl’imagedel’écrivainforméeaucoursd’uneséried’œuvres signéesde sonnom. [Cette formulation] rappelleque l’ethos s’originesur leversantdiscursif,alorsquelaposturenaîtd’unesociologiedesconduites.Eneffet, la«posture»dit lamanière dont un auteur se positionne singulièrement, vis à vis du champ littéraire, dansl’élaborationdesonœuvre.122

Sapositiondanslechamplittéraireainsiquesesconduitessontbienconnuesdesonlectorat,

maisnesontpaslaisséesauhasard,MargueriteDurasétant«agentopérateurdesapropre

représentation123»àchacunedesesinterventions.Renduereconnaissableparlepublicen

raisondesesnombreusesinterventionsdanslesmédias,savoixestporteusedelamême

parolelittérairequel’onretrouvedanssestextes:«Laparoletellequel’envisageMarguerite

Durass’apparenteàuneconceptionquasireligieused’unverbecréateur,quidonnetoutesa

vigueuràlacréationlittéraire124.»Cetteidéedetoute-puissanceduverbeassociéeàDuras,

qui se retrouve à travers la critique, gomme les distinctions apparentes entre la voix et

l’écriture, et accentue le caractère mythique du propos porté: «[dans] les exemples de

témoignagesreligieux,derévélationoud’attestationsacrale,ladissociationentreleparler

et l’écrirepeutdevenir trèsaigüe.125»Laproximitédureligieux (danssonsens lemoins

ecclésiastiquequisoit)etdusacréestremarquéepar lacritique,quivoiten l’écriturede

Duras«cellequiconstruitlerécitmythique,cettevoixétrangeethallucinéequisourdsans

cesseetquiestinscritedanssonlangage.126»Àpartirdesannées1980,etdanslecasqui

122JérômeMeizoz,«Cequel’onfaitdireausilence»,loc.cit.123NoëlNel,op.cit.,p.595.124Marie-LaureRossi,op.cit.,p.234.125JacquesDerrida,Demeure—MauriceBlanchot,Paris,Galilée,1998,p.46.126SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.122.

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nous intéresse ici précisément, son souffle incantatoire, «péremptoire et oraculaire127»,

renforcesapostureétabliededétentriced’unevéritéabsolue,affirmantsavision,effaçant

égalementsesinterlocuteurslorsdesesentretiens,quisetiennentalorsdevantellecomme

leslecteursdevantletexteimprimé.Savoixs’abîmantaveclesannéescontinuedeporterla

mêmevéhémence,lamêmevolontédefaireapparaîtrelelittéraire.JérômeMeizozreconnaît

d’ailleurslasingularitédel’énonciationdeDuras:

[L]e typed’énonciationprophétique, s’adossemesemble-t-ilàunmodèlemédiatiquement trèsdiffusé,celuideMargueriteDuras.Quandunauteurperformesontexte,unetelleincarnationesttout à la fois un acte énonciatif (un ethos, unevocalité, un ton) et un «effet dramatique» encontexte ritualisé. En outre, cette performance ritualisée signale une position dans le champlittéraire128.

IlestévidentquelaprisedeparoledeDuras,quecesoitdanslesmédiasoudanssesfilms,

est une « performance ritualisée», contribuant à accentuer le caractère sacré de ses

interventions et la valeur de vérité de son propos. Les films Écrire et Lamort du jeune

aviateuranglaismobilisentégalementcetteimageimpressionnanteprojetéeparl’écrivaine

déclamant son œuvre, assise dans sa maison de Neauphle-le-Château et dans son

appartement parisien, tous deux supports «de tout un pan de la mythologie

durassienne129».Malgré la présence hors champ de Benoît Jacquot, c’est principalement

Durasquel’onentend,etelleapresquel’airsurpriselorsqueJacquotserisqueàintervenir:

«Lesujetdurassienmonopolisel’autoritédeparole130».Marie-LaureRossiparlealorsd’une

«impressiondominante[qui]estdonccelled’unecertaineviolence,d’unraptdelaparole,

127NoëlNel,op.cit.,p.593.128JérômeMeizoz,«“Écrire,c’estentrerenscène” :lalittératureenpersonne»,COnTEXTESRevuedesociologiedelalittérature,février2015.Ici,MeizozcompareDurasàChristineAngot.129Marie-LaureRossi,op.cit.,p.183.130AnneCousseau,op.cit.,p.548.

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pouruneentreprisedeséductionsommetouteassezefficace,maisquin’enrestepasmoins

autocentrée.131»LavoixdeDurasdevientunprolongementdesa«figureautoritaire132»,

servantsaproprepoétique.Cetteassurancedéclamatoire,cettecertitudedetoutautantfaire

œuvreparlaparolequeparl’écritoulefilm,confèreunevaleurpresqueépistémologiqueà

sondiscoursoraletlittéraire,donnécommevéritable:

Le discours durassien est un «discours constituant» au sens ou l’entend Maingueneau, [und]iscours fondateur, qui impose sa force de résonance dans l’instant présent comme à unemémoire future, et énoncé par un sujet autoritaire, tels sont effectivement les éléments quidéfinissentlecaractèreoraculairedelaparoledurassienne.133

D’ailleurs,AnneCousseau,dansletextecitéprécédemment,nes’attardepasàladistinction

entrediscoursécritetparlé,citantelle-mêmeDuras:«Iln’yapasdedifférenceentreceque

jedisdanslesinterviewsetcequej’écrisengénéral134».Sonénonciation,àlafoistextuelle

etvocale,portedoncaussiunengagement littéraireaussibienquandelle s’adresseàun

interlocuteurprécisetàsonpublicquelorsqu’elleportesesidéesdansuntextelittéraire.

Parsonsouffle,parsonpropostravaillé,etparlemélangeentrematièrelittéraireetprises

depositionsdansdiversesaffairespubliques,Durascréeunengagementparlalittérature.

Deuil,paroleetécriture:letémoignage

Malgrélacorrespondanceentrelaversionparléeetlaversionécritede«Lamortdu

jeuneaviateuranglais»,ilrestequecesdeuxitérationsprennentplacedansunetemporalité

différente;letempsdelaparoleetletempsdel’écriturediffèrent.CommedanslecasdeLa

douleur,surlequelnousreviendronsauchapitresuivant,Durasasoigneusementretravaillé

131Marie-LaureRossi,op.cit.,p.98-99.132Ibid.,p.99.133AnneCousseau,op.cit.,p.550.134LucePerrot,«MargueriteDuras»,Au-delàdespages,TF1,3juillet1988.

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son texte avant de le publier. Par exemple, Duras gomme les références explicites à la

religion, telles que«Je n’ai jamais été émue par lamoindre cérémonie catholique135» et

«C’estpeut-êtrelanaissanced’unculte136».Ilenestdemêmepoursabrèveréférenceau

communisme,elleaussiabsentedutextepublié:«Jesuisrestéecommunistetusais.Onle

restetoujours.137»Ceretraitdesréférencesàlareligionetaucommunismelorsdupassage

àl’écritmontreledésirdeDurasderecentrersonpropospolitiquedanscetexte,denepas

diviserl’attentionquipourraitêtredonnéeàladouleurdudeuil.Cen’estpaslareligionou

le communismequi sont en jeudans ce texte,mais «la guerre» (M, p. 68) et lamort, et

surtoutleuruniversalité:«Àl’originedetoutçailyavaitdésormaiscequelqu’un-làetcet

enfant-là, mon enfant, mon petit frère, et quelqu’un d’autre, l’enfant anglais. Pareils.»

(M,p.64). Duras alors «enveloppe ses morts d’un voile de deuil tissé d’imaginaire

mythifiant138»,démultipliantsesdeuils:«Remainsareindistinct,butmourningisunique.

As such, however, it will be doubled: and so the mourning for Duras’s ‘petit frère’ is

accompaniedbythatforW.J.Cliffe.139 »

Defaçonplusattendue,touteréférenceàlaprésencedeBenoîtJacquot,ainsiqueses

répliques dans l’entrevue, ont été omises:« Tu vois140», «tu sais141» et ses quelques

interventionsdisparaissent.Leréalisateurlaissealorsplace«Àtoi,lecteur»(M,p.57),etle

texte devient alors un monologue. Évidemment, certaines formulations plus orales sont

retouchées,certainesinformationsimprécisessemblentavoirétévérifiéesentrel’entretien

135BenoîtJacquot,Lamortdujeuneaviateuranglais,Institutnationaldel’audiovisuel,1993,36’,00:33:00.136Ibid,00:32:43.137Ibid,00:33:24.138MyriamWatthee-Delmotte,op.cit.,p.176.139MartinCrowley,op.cit.,p.156.«Lesrestessontindistincts,maisledeuilestunique.Entantquetel,ilseracependantdoublé:ledeuildupetitfrèredeDurasestdoncaccompagnédeceluideW.J.Cliffe.»Jetraduis.140Ibid,00:31:01.141Ibid,00:33:25.

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etlapublication.Méritecependantd’êtreremarquéecetterépliquedeDurasdanslefilm:

«Jedisquejenepourraispasl’écrire,etpeut-êtrequejenepeuxpasl’écrire.C’estpossible

ça.Parcequejenecroispasqueçapuissepasser,auxautres.Lerécitpeut-êtredavantage.

Ce n’est pas un récit, d’ailleurs, c’est un fait.» Le sentiment de l’impossibilité d’écrire

l’événementprécèdedoncl’écritureetDurasreconnaîtunecertainesingularitéàl’histoire

qu’elletentederaconter.Ladifficulté,ladélicatessedetransmettrele«fait»delamortdu

soldatdevingtansfaitannonceràl’autricequel’écriturenevapasdesoi,ilnes’agitpasd’un

simplerécit.Toutefois,l’écritureabeletbienlieumalgrétout,etcepassageneseretrouve

pasdansletextefinal.Enmettantletexteàl’écrit,Durastravailleàl’encontredecequ’elle

avaitannoncé;

L’expériencerelatéeetsonmodederelationsontdoncceuxd’unetransgression:l’être,enporte-à-fauxaveclui-même,s’approched’unepartdevéritéintimequ’ilpeineàénoncer,dansunrécitenporte-à-fauxavecsonpropreobjet,hermétiqueàlareprésentationdirecte,quis’exprimeenseprojetantdansleslieux,lesobjets,lesmouvementsextérieurs,lesdétailsmatériels.142

LatransgressiondécriteiciparBlanckemanrejointlatransgressiondesespropresréserves,

maintesfoissoulignées,qu’effectueDurasenécrivantletexte,maismêmedéjàententantde

raconter l’événement de la mort du jeune aviateur. Le texte porte en lui-même cette

consciencedesonimpossibilité:«J’aivouluécriresurluil’enfantanglais.Etjenepeuxplus

écriresur lui.Et j’écris,vousvoyez,quandmême, j’écris»(M,p.66).Durasnousprendà

témoindevantcetteécriturequi ladéborde,commesisongested’écritureétaitplus fort

qu’elle, hors de son contrôle. Elle nous prend à témoin,mais devient elle-même témoin,

écrivant malgré tout l’événement de la mort du jeune aviateur anglais dont le tragique

142BrunoBlanckeman,LecturesdeDuras,Rennes,PressesUniversitairesdeRennes,coll.«DidactFrançais»,2005,p.17.

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demande qu’on en témoigne. Cependant, sous la plume deDuras, le témoignage devient

forcémenttrahison;ellen’apasassistéàl’événement,maiselleenvoit,enentendlestraces

danslevillage:«J’aivuquelesarbresétaientencorenoirs»(M,p.63),«j’aientenduque

desenfantsontchanté:“Jamaisjenet’oublierai.”Pourtoi.Seul.»(M,p.64)

À ces observations s’ajoute aussi une invention littéraire de l’événement. Duras

s’approprie lavoixdumort,bafoue lavéracitédurécitdescirconstancesdudramedans

laquelleellesedrapepourlégitimersontémoignage:«Jesaisquecen’estpasunrécit.C’est

unfaitbrutal,isolé,sansaucunécho.Lesfaitssuffiraient.Onraconteraitlesfaits.»(M,p.66)

Cependant,sonécriture,bienqu’ellemetteenscèneunecertainevaleurdevérité,setrahit

nécessairement, ajoute, omet, invente, montre une vérité autre, celle de la possibilité

testimonialedelalittérature:

Sicettepossibilité [de la littérature]qu’il [le témoignage]semble interdireétaiteffectivementexclue,siletémoignage,dèslors,devenaitpreuve,information,certitudeouarchive,ilperdraitsafonctiondetémoignage.Pourrestertémoignage,ildoitdoncselaisserhanter,ildoitselaisserparasiterparcelamêmequ’ilexclutdesonforintérieur,lapossibilité,aumoins,delalittérature.C’estsurcettelimiteindécidablequenousallonsessayerdedemeurer.Cettelimiteestunechanceetunemenace,laressourceàlafoisdutémoignageetdelafictionlittéraire,dudroitetdunon-droit,delavéritéetdelanon-vérité,delavéracitéetdumensonge,delafidélitéetduparjure.143

CesmotsdeDerridacristallisentcequiestenjeudans«Lamortdujeuneaviateuranglais»,

maisaussidansLadouleur,voiredans«Sublime, forcémentsublimeChristineV.»:pour

Duras,c’estparlapossibilitédelalittérature,pardesrécitsparasitésparlemythe,quele

texte littéraires’approche leplusétroitementde larévélationdutémoignage. L’écriture,

parasitée par la fiction, donne à voir le caractère inépuisable de l’événement dont elle

témoigne.Durasmetenscènesafidélitéauxfaits,etinsistesurl’importanced’uneécriture

143JacquesDerrida,Demeure—MauriceBlanchot,op.cit.,p.31.

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sansinvention:«Écrireparledehors,peut-être,ennefaisantquedécrirepeut-être,décrire

leschosesquisontlà,présentes.Nepaseninventerd’autres.N’inventerrien,aucundétail.

Nepasinventerdutout.Nepasaccompagnerlamort.»(M,p.69)Elleimaginemêmeune

écriture pure144 et rêvée qui serait la seule à pouvoir témoigner ; cependant, l’invention

littéraireestbienprésenteetrévèleaumoinsunepartiedessensmultiplespouvantêtre

tirésdesfaits.

Documenterlessourcesdumythe

En effet, force est de constater que Duras ne met pas réellement en pratique le

témoignagerigoureuxetfactuelqu’elleannonce:«Tantdansl’entretienquedansletexte

qui en découle, ce n’est pas une enquête objective qui s’observe, mais une élaboration

imaginairequimetaujournontantdesfaitsquelavéritédesadouleur145».PourDuras,

l’écritureparvientàdireautrechosequelesfaitsbruts,cedonttémoignesondésirdefaire

livremalgrélesréservesqu’ellemetenscène,malgrélesécartsqu’elleeffectue.Cesécarts

nenuisentpasàlavéracitédurécit:aucontraire,ilsinscriventlamortdujeunesoldatdans

unrécitpluslarge;«Créantdumythe,doncdel’universalité,laromancièrerejointaussile

ritedusoldatinconnu146».Durasentretienttoutefoisparsonécritureunsoucideréalisme,

bienqu’elleletrahisseaussitôt.Quoiqu’ilensoit,unegarantiederesterprèsdefaitssemble

doncêtredemisepourparlerdumort.D’ailleurs, ce soucide respectde lamémoireest

144 Dans un autre texte du livre Écrire intitulé «Le nombre pur», Duras explore aussi les possibilités dereprésentationparleschiffresetlesnombres:«Ici,l’histoire,çaseraitlenombre:lavéritéc’estlenombre.[…]Lavéritéceseraitlechiffreencoreincomparé,incomparabledunombre,lechiffrepur,sanscommentaireaucun,lemot.»CetexteexemplifielaprévalencedusoucideDurasdetrouverunlangageappropriépourlareprésentationderéalitéstropénormespourêtreexprimées.MargueriteDuras,«Lenombrepur»,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,p.113.145MyriamWatthee-Delmotte,op.cit.,p.175.146Ibid.,p.177.

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également évoqué par Duras à propos du petit Gregory Villemin, a posteriori, dans une

entrevueavecChristineOckrent,oùellerecentresonrécitetsonaffectsurlepetitdisparu147.

La fidélité apparente aux faits historiques ou facilement vérifiables se veut un gage de

respectetdecirconspection.Onretrouvenotammentceprocédédanslespreuvesvisuelles

fourniesparlefilmLamortdujeuneaviateuranglais,oùl’onnousmontrel’église,latombe

de W. J. Cliffe et la campagne environnante. On y voit même Duras se promenant aux

alentours.L’écritaalorsd’autantplusvaleurdevéritépuisqu’ilestaccompagnéd’images

s’arrimantparfaitementàsonpropos,dumoinsaupremierregard.Duraslégitimed’ailleurs

saparoleenexpliquantlaprovenancedel’histoiredujeuneaviateurparsesconversations

aveclesgensduvillageoulavieillegardiennedel’église,dontonsous-entendqu’ilsontété

témoins de l’événement. Dans le film, lorsque les mots «gardienne de l’église» sont

prononcés, on peutmême voir une vieille femme, parlant, peut-être la source-même du

récit…Durasnedécouvrepasl’existencedelatombeparunrécithistorique,parunregistre,

oumêmeparsapropreobservation,maisplutôtparlesvoixdeshabitantsduvillage,parla

légendeambiante:«Jenel’aipasvuetoutdesuite,cettepierre[latombe].Jel’aivuequand

j’ai connu l’histoire.» (M, p. 58) Comme l’explique Simona Crippa, pour Duras, lemythe

révèlelesensduréel;

Assurément,lafictionquibrouillelesfrontieresdureel,estunmoded’observationdumonde.L’articulation entre le poetique et l’enchaınement de faits, est un processus qui permet decomprendrelacomplexitedelarealiteatraverslatransformationdelamatieresensible148

Lapreuvevisuelleestaussiphotographique:àplusieursreprises,Durasfaitmentiondela

possibilitédecapterautrementlesfaits:«Onpourraitphotographierlatombe.Lefaitdela

147«InterviewdeMargueriteDurasàproposdel’affaireVillemin»,LeSoir,France,France3,3février1993.148SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.114.

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tombe.Dunom.»(M,p.77)Elleseprésentecommenteffectuantunesimpletransmission

desfaits,maisceux-cisonttroublés,brouillésparsoninterprétation.Silaphotographie,ici,

représente un rapport documentaire au réel, l’écriture effectue bel et bien une

«transformationdelamatièresensible» ;souveraine,ellen’estpastenuedeseplieraux

mêmesobligationsetgarantiesquelesautresdiscours(ici,laphotographieavancéecomme

preuvehistoriquedevientdiscours).Aussitôtsesprincipesderéalismeénoncés,Durass’en

écarte,commeilestpossibledelevoiraveclavisitedelapierretombale.Filmée,donnéeen

preuveincontestable,elleestlasourcedutexte:«Jeparledulivreunefoisécrit.[…]Partir

delatombeetallerjusqu’àlui,lejeuneaviateuranglais.»(M,78-79)Pourtant,mêmecequi

estgravédanslapierreestdéjàtrahiparl’écriture.L’exerguedulivreÉcrirevacommesuit:

«JedédiecelivreàlamémoiredeW.J.Cliffe,mortàvingtans,àVauville,enmai1944,àune

heure restée indéterminée149». L’allusion à l’heure indéterminée dénote une précision

documentaire,l’auteurerevendiquantparlàl’exactitudedesfaitsqu’elleprésente.Or,dans

le filmde Jacquot, commesurdes images facilement accessibles aujourd’hui150, la tombe

indiqueledécèsdujeuneaviateurendatedu22août1944.Dèsl’exergue,donc,laréécriture

prend le pas sur le pacte de vérité associé au témoignage. De la même façon, l’écriture

littérairepermetàDurasdes’approprier lavoixdu jeuneaviateur.Elle franchit lepaset

témoignepourlui,saparoledevenanttoutaussiréellequelescrisdedouleurpoussésparce

dernieren1944,qu’elleentendàtraversl’histoireluiétantracontéeparles«paysans»(M,

p.64).Ellemetdesplaintesdanslabouchedumort:«Lamortlongueàvenir,et,ladouleur

149MargueriteDuras,Écrire,op.cit.,p.9.150Voirnotamment:AnneEdwards,«Cliffe,WilliamJoseph»,TheWarGravesPhotographicProject,enligne,<https://www.twgpp.org/photograph/view/2302536>, consulté le 3 juin 2019. Ainsi que «Vauville», LesbatteriesduMontCanisy,enligne,<http://www.mont-canisy.org/vauville_510.htm>,consultéle19mai2019.

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ducorpsdéchiréparl’acierdel’avion,lui,ilsuppliaitDieudelefairevitemourirpourluine

plussouffrir.»(M,p.68)Àpartirdecequ’elleconnaîtdes faits,qu’ellenousrapporte, la

parolelittéraireluipermetd’entremêler,deremodeler,decomblerlestrousdurécit:

Sonregardsurlemondeexterieur,epouseralamaniereindirectedelerapporter:elles’interesseainsiausous-jacentdufait,acequipeutetrerecueilliacote:temoignagesetcommentairessontdeslorsfeconds,larumeurfaitpartiedelaconceptiondutexteparcequ’elleestforcecreative.151

Cesinstantsdelamort,inventés,ontaumoinslemérited’êtreaccompagnésparl’écriture,

et par les lecteurs, à qui le récit est destiné: «C’est ça, l’écrit adressé, par exemple à toi

[lecteur]dontjenesaisencorerien.»(M,p.57)Cetaccompagnementdanslamort,rendu

possibleparlelittéraire,montrelepouvoird’évocationdecedernier,ausensleplusprèsde

sonorigineétymologiquereliéeàlavoix.

Unmortpeutencacherunautre;paraboleetarchétype

D’autresélémentsdufilmainsiquedutexteindiquentjustementunehiérarchisation

desdiscours,Durassemblantaccorderunevaleurplusgrandeàceuxneserattachantpas

auxfaits,ouàunevaleurhistoriqueouornementalequelconque.Defait,Durasdécritainsi

l’églisedeVauville:«L’égliseesteneffettrèsbelleetmêmeadorable.Àsadroiteilyaun

petitcimetièreduXIXesiècle,noble,luxueux,quirappellelePèreLachaise,trèsorné,telle

unefêteimmobile,arrêtée,aucentredessiècles.»(M,p.58)Cependant,cequil’intéressera

leplusestàunpointtotalementopposé:«C’estdel’autrecôtédecetteéglisequ’ilyale

corpsdujeuneaviateuranglaistuéledernierjourdelaguerre.Etaumilieudelapelouse,il

yauntombeau.Unedalledegranitgrisclair,parfaitementpolie.»(M,p.58)Lecontraste

151SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.117.

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entre la «fête immobile» et le dépouillement et la solitude de la tombe du jeune soldat

indique la singularitédudeuilportéde ce côtéducimetière.C’estunemortparticulière,

tenueàl’écartdesmortsordinaires,unemortd’exception,unemblèmepourleshabitants

deVauville: «Levillageestdevenu levillagedecetenfantanglaisdevingtans. Il enest

commeunesortedepureté,unluxedelarmes.»(M,p.75)Ilappartientaumythe,auritedu

soldatinconnu,commelacitationdeWatthee-Delmottel’indiqueplushaut.Ilenestdemême

pourcepassage,quiindiqueaulecteurlàoùlalittératuresetrouve:

ToutautourdeVauvillecesontdetrèsvieuxcheminsd’avantleMoyenÂge.C’estsurquoionafait des routespournousmaintenant. Le longdeshaiesmillénaires, il y a les routespour lesnouveauxvivants.C’estRobertGallimardquim’aapprisl’existencedetoutceréseaudespremierscheminsdelaNormandie.Despremièresroutesdeshommesdelacôte,lesNord-Men.

Ilyasansdoutebeaucoupdegensquiauraientécritl’histoiredesroutes.Cequ’ilfaudraitdirelà,c’estl’impossibilitéderacontercelieu,ici,etcettetombe.Maisonpeutquandmêmeembrasserlegranitgrisetpleurersurtoi.W.J.Cliffe.(M,p.78)

Plusieurs choses sont à noter dans cet extrait. L’importance n’est pas accordée aux faits

historiques,à l’histoiredeshommes,niaux«nouveauxvivants».Lenœudde l’extrait se

situeplusloin:«Ilyasansdoutebeaucoupdegensquiauraientécritl’histoiredesroutes.

Cequ’ilfaudraitdirelà,c’estl’impossibilitéderacontercelieu,ici,etcettetombe.»Ceslignes

montrent oùDuras situe sa propreparole dans le récit. Elle ne se considèrepas comme

faisantpartiedesgensquiauraientécritl’histoiredesroutes,aussiintéressanteetancienne

soit-elle.L’impératifde«cequ’ilfaudraitdirelà»reposeailleurs,àl’écartdesconnaissances

historiques ou archéologiques, dans l’aporie: il est impératif de faire quelque chose

d’impossible, donc Duras le tente malgré tout. Pour elle, la mort du jeune aviateur est

soustraiteauxconsidérationshistoriques,etexistedansunetemporalitéautre,aporétique,

posant problème à l’écriture et distinguant sa démarche de «ce que beaucoup de gens

auraientécrit».Cemêmeespritétaitdéjàprésentdanslefilm:

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Àsixkilomètresdelà,àBeaumont-en-Auge,unvillageroyal,superbe,surlehautd’unecolline.Maisjem’enfouscomplètement.L’écriturelà-dedans,laparole,si,àlarigueur,maisl’écriturelà-dedans,elleestinaccessiblejecrois.Onpeuttoujoursessayer,maisellenesertpas.Commesionn’enavaitpasbesoin.152

Lepointd’intérêtprincipaldelarégionseraitlesuperbevillagedeBeaumont-en-Auge,mais

cen’estpascedernierquiretientsonattention,quiméritelatentatived’êtreraconté.On

peut aussi lire les doutes qu’entretient à ce moment l’auteure quant à la possibilité de

représentationdel’événement,àcequepeutporterl’écriturecomparativementàlaparole.

Si l’existence du texte écrit indique déjà une certaine réflexion sur la possibilité de la

représentationdelamort«illimitée»(M,p.81)dujeuneaviateur,onpeutmêmelireque

l’écritdevientnécessaire,quelsqu’aientétélesdoutesprécédentsàcesujet:

S’iln’yavaitpasdeschosescommeça,l’écrituren’auraitpaslieu.Maismêmesil’écriture,elleestlà,toujoursprêteàhurler,àpleurer,onnel’écritpas.[…]C’estçal’écriture.C’estletraindel’écritquipasseparvotrecorps.Letraverse.C’estdelàqu’onpartpourparlerdecesémotionsdifficilesàdire,siétrangèresetquinéanmoins,toutàcoup,s’emparentdevous.(M,p.80)

L’écriture pour Duras ne porte donc pas sur les choses triviales ou ayant une valeur

décorativeouhistorique;«Écriresurtout,toutàlafois,c’estnepasécrire»(M,p.74).Écrire

réellement, au sens ou l’entend Duras, c’est tenter d’écrire ce qu’il est impossible de

représenter,soitici,ledeuiletlamort:«writingisboundalwaystostrain,nevertobreak

free, to continue, in its painful inadequacy. That writing is here [in «La mort du jeune

aviateuranglais»] impossibleallowsitnotranscendentalrelief:thereis just—awkward,

exhausted — accompaniment.153» Un accompagnement du lecteur, qui découvre cette

152BenoîtJacquot,Lamortdujeuneaviateuranglais,00:24:16.153MartinCrowley,op.cit.,p.182.«L'écritureesttoujourssoumiseàdestensions,elleneselibèrejamais,ellecontinue,danssadouloureuseinsuffisance.Quel'écrituresoitici[dans“Lamortdujeuneaviateuranglais”]impossible ne lui procure aucun apaisement : le texte ne peut être qu'un accompagnement maladroit etépuisé.»Jetraduis.

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douleurgrâceautextequeDurasenfait,maisaussiunaccompagnementdanslavieetla

mortdujeunesoldatparlareconstitutionpartielledel’événementdansl’écriture.Durasle

représentecommeunenfantjoueuretinnocent:«C’étaientlesderniersjoursdelaguerre

mondiale.Ledernier,peut-être,c’estpossible.Ilavaitattaquéunebatterieallemande.Pour

rire.Comme il avait tiré sur leurbatterie, lesAllemandsavaient répliqué. Ilsont tiré sur

l’enfant.Ilavaitvingtans.»(M,p.59)Durasreconstitueégalementl’identitéetlephysique

dujeunesoldatpourlefairecorrespondreàl’idéed’unejeunesseidéalisée,romantique:«Je

levoyaispartout,l’enfantmort.L’enfantmortdejoueràlaguerre,dejoueràêtrelevent,à

êtreunEnglishdevingtans,héroïqueetbeau.Quijouaitàêtreheureux.»(M,p.68)Encore

unefois,lavision,l’apparitionavaleurdevérité,commedanslecasde«Sublime,forcément

sublimeChristineV.»L’enfantfauchédanslafleurdel’âgeapparaîtàDuras,maisaussiàson

lecteurgrâceàsonévocationimagée:«Décrirec’estrendrevisible[…]etdoncdonneràvoir

cequiestjugécommedigned’êtrevu.154»Cesonteneffetlesélémentslesplussusceptibles

d’inscrire le jeuneaviateurdans lemythequisont«vus»parDuras,ceuxquien fontun

personnagedeparabole,uneprolongationdeson«énonciationprophétique».Eneffet,par

sa confrontation de l’aporie ainsi que par son souci de donner à voir des situations

intolérables, l’écriture de Duras sa rapproche souvent de la parabole, qui possède,

contrairementàl’allégorie,unepartdesecretetdetrouble:

Les commentateurs [ont souvent fait de la parabole] un élément de pédagogie, soit en lacomprenantcommeunecaptatiobenevolentiae,soitenyvoyant lamarquedufameux«secretmessianique»,quipréservelarévélationpuisquetousn'ontpasl'espritpourlarecevoir.[…]Ainsia-t-on justifié les anomalies de certaines d'entre elles, telles celles qui mettent en scène despersonnagesimmoraux[…].C'estdecettefaçonaussiquel'onaopposélaparaboleàl'allégorie,quiseraituneconstructionpointparpointcomparative.155

154AndréGardies,«Décrire,dit-elle?»,dansClaudeBurgelinetPierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.433.155Henri-JacquesStiker,Parabole,religion,EncyclopædiaUniversalis,2020.p

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Ilmesemblequec’estdevantlemêmemouvementdurécitquel’onseretrouveàlalecture

de«Lamortdujeuneaviateuranglais».L’écrituredeDurassefaitparabole,transfigureune

anecdotedel’histoireenrécitmythiquepourmieuxdonneràvoirlestensionsdontelleest

porteuse sans la simplifier ou la résoudre, abritant les paradoxes et secrets à l’œuvre.

L’auteurenousdonneàpenserenconfrontantseslecteursàl’injusticeetlasouffrancedu

jeunemortinnocentsacrifiéaudernierjourdelaguerre,dontl’insouciancefaitsigneàIcare:

«Jetevoisencore:toi.L’Enfantmême.Mortcommeunoiseau,demortéternelle.»(M,p.68)

Endevenantarchétype,sonhistoired’innocentmortdansl’absurditédelaguerrepeutalors

s’incarner dans d’autresmorts, d’autres deuils: «Cette vérité intime est essentiellement

subjective.Carunmortpeutencacherunautre.156»C’estprécisémentcequiseproduitdans

letexte:«Etaussibienilauraitétéunsoldatfrançais.OuunAméricain.»(M,p.70)Etcela,

enplusdedédoublerledeuildel’enfantmortetdepetitfrère,commesoulignéplushaut.On

peut aussi lire dans le décès du jeune soldat un écho d’un épisode relaté dans le texte

précédant «La mort du jeune aviateur anglais», le texte «Écrire», dans lequel Duras

témoigne des derniers moments d’une mouche agonisant dans sa maison. Cette mort,

pareilleàtouteslesautresbanalesmortsdemouches,devientcependantsignificativepar

l’attentionqu’yapportel’auteure,parletémoignageprécisqu’elleenfait:

C’estbienaussisil’écritamèneàça,àcettemouche-là,enagonie,jeveuxdire:écrirel’épouvanted’écrire.[…]Çaluidonnaituneimportanced’ordregénéral,disonsuneplaceprécisedanslacartegénéraledelaviesurlaterre.[…]Vingtansaprèssamort,lapreuveenestfaiteici,onparled’elleencore.157

156MyriamWatthee-Delmotte,op.cit.,p.176.157MargueriteDuras,Écrire,op.cit.,p.41.

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Lamortreliedoncl’aviateur,lamouche,l’enfant,lefrère,etlesrenvoieàunefincommune.

Cependant,lerécitdeleurdisparition,l’entréedansunetemporalitémythiqueoffertepar

l’écrituredeDuras les lie réellement, les transformeenarchétypesdistinctspeuplant les

parabolespoétiquesdel’auteure:«Deathreducestheuniqueindividualtoatypicalfate[…].

Inasmuchasthistypicalitytakesplaceinparticularcases,however,itremainshauntedby

individuality158».Privésdanslamortdeleurindividualité,elleleurestrestituéeparlerécit;

sielleestabsorbéeettransfiguréeparl’écriture,leurexistenceesttoutefoisprolongée,et

sonsens,disséminé.

Singularitéetmythe,dansle«doublerapportdeproximitéetd’écart»

Onretrouveégalementdanscetexteleprocédérécurrentdansl’écrituredeDurasde

l’insertiondelapossibilité,del’usageduconditionnel.Sansaffirmer,sansdéclarer,le«peut-

être»permetàl’autricederespectersapromessed’uncertainréalisme,toutenprojetantle

lecteurdansunimaginaireparmomentslyrique,faisantsigneaurestedesonœuvreetàses

thèmesdeprédilection.Undesexempleslesplusfrappantsdansletexteestceluiduvieillard

anglais,seulétrangeràvenirvisiterlatombedujeuneaviateur.Sesvisitessontattestées,et

il est connu des villageois. Toutefois, après avoir renforcé l’apparence de véracité par le

kilométrage exact entre le village et les plages du débarquement («On est à dix-huit

kilomètresdelaplageduDébarquement.»[M,p.70]),Duras,immédiatement,s’approprieà

nouveaulerécitparl’inventionlittéraire:«Levieuxmonsieuranglaisleuravaitparlédecet

enfant,cevieuxmonsieurn’étaitpaslepèredecetenfant,l’enfantétaitorphelin,ildevait

158MartinCrowley,op.cit.,p.156.«Lamortréduitl'individuuniqueàundestintypique[...].Danslamesureoùcettetypicitétouchedansdescasparticuliers,ellerestecependanthantéeparl'individualité.»Jetraduis.

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êtresonprofesseur,oupeut-êtreunamidesesparents.Cethommeaimait cetenfant-là.

Autantquesonfils.Autantqu’unamantpeut-êtreaussi,quisait?»(M,p.70)Demanière

très surprenante, Duras ajoute soudain un pan entier à l’invention légendaire autour du

jeuneaviateurdontelleneconnaîtpourtantquelatombeengranitgris,commeellenousle

rappelle à de nombreuses reprises. Le souci de vraisemblance, bien queménagé par les

marqueursd’hésitationestbienmalmené.Lecontrasteestfrappant.Pourquoiintroduireces

interrogations,àquelmomentsurviennent-ellesdansl’émotionendeuilléequel’auteuredit

ressentir?Lesinclure,sanslesaffirmer,permetàl’auteurededévierdusoucideréalisme

qu’ellemetenscène,etainsidedavantageancrerlamortdujeuneaviateuranglaisdansson

propre imaginaire. Son écriture apparaît d’aborddans l’évidencematérielle de la tombe,

maislavéritéestsouterraine,invisible:«Partirdelasourceetlasuivrejusqu’àlaréserve

desoneau.Partirdelatombeetallerjusqu’àlui,lejeuneaviateuranglais.»(M,p.78-79)Le

textecreuselerécit,aurisquedefaireapparaîtred’autressens,qui,s’ilsontleurplacedans

lemythe,necorrespondentpasauxfaitshistoriques:

Durasnerevelepaslaveritesurlesfaits,nilarealitedelaviolence,elleretravaillelaviolencecommepourreveniraumeurtreprimordial[…].Elleserattacheainsi a lamemoireouverteetcommunedelamythologieparsonactivitedecreateurd’histoires.Savoixfugitive,saparolevive,songoutde l’invention,des leurresetdesmiragestoujoursrenaissants, laplacentresolumentdanslemythequeDetiennedesignecommele«lieufortapproprieauxparolessubversives,auxhistoiresabsurdesetmisesaurebut».159

Lasignificationnecoulepasdesourceàlavuedetous:lerécitestcomplexifié,troublé,etla

véritésetrouveraitenamontdelamortdujeuneaviateur,dansune«mémoireouverte»

desrécitsprimordiauxquelalittérature,souveraine,peutinvoquer.

159SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.121.

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Le texte oscille entre les détails soigneusement vérifiés, censés lui conférer une

légitimitéetmarqueruncertainrespectdevantlemort,etl’inventiontotaledes«paroles

subversives».Ceglissementde l’unà l’autreestparticulièrementapparentdans l’extrait

suivant:

Jevoudraisraconterlecérémonialquis’estcrééautourdelamortdujeuneaviateuranglais.Jesais certains détails: tout le village a été concerné, il a retrouvé une sorte d’initiativerévolutionnaire.Jesaisaussiquelatombeaétéfaitesansautorisation.Quelemairenes’enestpasmêlé.QueVauvilleétaitdevenuunesortedefêtefunèbreautourdel’adorationdel’enfant.Unefêtelibredepleursetdechantsd’amour.(M,p.71)

Ilestparticulièrementaiséd’observericilesprocédésàl’œuvreici,effectuantleglissement

verslafictionetlelyrisme.L’extraitcommenceparl’expressiondudésirprofondderaconter

lecérémonial:ellepourrait le faire,grâceàcertainsdétailsqu’ellenousprésente,qu’elle

connaît.Rapidement,l’écritures’emballe,sesphrasesnesontplusprécédéespardesgages

de vérité, et le paragraphe s’achève dans une description de l’événement correspondant

plutôtàdesfunéraillesdionysiaques.Durasfaitdoncminedenousprésenterdesfaits,alors

qu’immédiatement,elleglissedanslelittéraire,faitrécitàpartirdecequ’elleapprend.De

façonplusviolenteencore,enplusdefairerécit,ellefaitœuvre.Elleintègrelamortdujeune

aviateuranglaisdanssonœuvrelittéraire,ellel’inscritàmêmesonmythepersonnel.Ceci

estparticulièrementévidentàlalecturedupassageévoquantlafiguredelamendiante:

ÀVauville,lamémoireduchantdelamendiantemerevient.Cechanttrèssimple.Celuidesfous,detouslesfous,partout,ceuxdel’indifférence.Celuidelamortfacile.Ceuxdelamortparlafaim,celledesmortsdesroues,desfossés,àmoitiédévorésparleschiens, lestigres, lesoiseauxdeproie,lesratsgéantsdesmarais.(M,p.66)

Lamendianteestunpersonnagequel’onretrouvedèsUnbarragecontrelePacifique,puis

dansLeVice-ConsuletIndiaSong,etquin’aderaisond’êtredans«Lamortdujeuneaviateur

anglais» que comme signe de l’imaginaire qu’elle évoque, mais aussi comme indice du

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procédéd’écritureàl’œuvre.Elleouvreunefenêtresurunautrepandelamisèrehumaine,

certeséloignédeVauville(oul’onnetrouveguèredetigresouderatsgéants)maissurtout

rappelleuneautrefigure«réelle»incorporéedansl’œuvredurassienne,celled’unefemme

mendiante ayant abandonné son enfant auprès de la famille de l’autrice. Avec cette

mendiante indochinoise, l’auteure a déjà effectué «la transformation d’une personne en

personnage,lepassagedelaréalitéaumythe,letravaildel’imaginairequiextirpelevécudu

carcand’unefaussefidélitéauxêtresetauxchoses,telsqu’ilsétaientcensésexisterdansune

vie antérieure à celle du livre.160» C’est à travers lemêmeprocessus d’inclusiondans le

mythe littéraire que Duras travaille William Joseph Cliffe, dont le nom est réduit à ses

initiales,rappelantainsiChristineV.,ouencoreLeravissementdeLolV.Stein.Laréférenceà

lamendianteestd’ailleursajoutéeenrétrospective,aumomentde lamiseen textede la

matièredufilm,commeplusieursréférencesauxrivières,àlaforêt,faisantéchoàd’autres

textesdeDuras161:«Restelaforêt,laforêtquigagneverslameràchaqueannée.Toujours

desuie,noire,prêtepourl’éternitéàvenir.»(M,p.70)Cesmotifstrèscommunsdansles

textesdeDurasindiquentlecaractèrelittérairedutexte,ettendentdesliensintertextuels162

vers les autres textes fictionnels de l’auteure. Le souci de réalisme, s’il est présenté par

l’auteurecommeuneconditionàlareprésentation,laissedoncplace,immédiatementaprès

sonénonciation,àl’invention,aumythepersonnel,àlafiction.Ilapparaîtdoncimportant

pourl’auteuredemarquerlasingularitédelaparoleaunomdumort,commeunecaution,

160AlietteArmel,«Duras|DelamendianteàChristineV,leserrancesfémininesdeM.Duras»,remue.net,mars2006.161Surl’importancedelaforêtpourDuras,voirMichellePorte,LeslieuxdeMargueriteDuras,Paris,ÉditionsdeMinuit,coll.«Minuitdouble»,no83,2012[1977],p.26-31.162RolandBarthesdéfinit l’intertextualitécomme«tout le langage,antérieuretcontemporain,quivientautexte, non selon la voie d'une filiation repérable, d'une imitation volontaire, mais selon celle d'unedissémination-imagequiassureautextelestatut,nond'unereproduction,maisd'uneproductivité.»RolandBarthes,Théoriedutexte,EncyclopædiaUniversalis,1974.

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maislesprécautionsqu’elleannonceneserontpassuiviesetletexteparticipepleinement

desonuniverspoétique.Cepassagedusingulieraumythe faitbasculer le jeuneaviateur

dans«unétatoral,ouvertàl’appropriationdelasociété,caraucuneloi,naturelleounon,

n’interditdeparlerdeschoses.163»Duraseffectuealorsunmouvementendeuxtemps:elle

absorbel’histoiredujeuneaviateuranglaispourenfaireundesespersonnages,etdecefait,

letransformeenarchétypeayantvaleurd’exempleetd’identification.Celaplacesonlecteur

ousalectricedevantnonseulementl’aporiedelareprésentationdelamort,mais l’inclut

aussidansunquestionnementsurlasouffrancesingulièreetcollective:

Duras’s emphasis on themetonymicmultiplication of suffering argues not that survivors areuniquelyrestrictedtoafragilityofidentity,butthatweareall,openedbyourinclusioninchainsofsuffering, torethinkour identityon thebasisofsuch fragility,preciselyso that thespecificsufferingofthevictimsoftraumashouldnotbereduced,limitedtosomethinginwhichwearenotallintimatelyimplicated.164

Parsonrecoursaumythe,Durasétendlesensd’unseuldestinpourenfaireuneparabole

surlamort,engageantainsisonécrituredansunetentativededonneràvoiràseslecteurs,

dans«undoublerapportdeproximitéetd’écart[…]qui[les]inciteàsequestionner165»,le

lientroubleetparadoxalquileslieaujeuneaviateuretauxvictimesdedrameshistoriques.

Aporiedelaparabole:«voilerendévoilant»

L’aporie qui apparaît structure le texte. Le lecteur, la lectrice se fait sans cesse

rappelerlecaractèreirreprésentabledurécitqu’onluimetpourtantsouslesyeux:

163RolandBarthes,Mythologies,ePUB,Paris,Seuil,2014[1957],p.188.164MartinCrowley,op.cit.,p.162.«L'accentmisparDurassurlamultiplicationmétonymiquedelasouffrancesoutientnonpasquelessurvivantssontuniquementlimitésàunefragilitédel'identité,maisquenoussommestous,interpelésparnotreinclusiondansdeschaînesdesouffrance,enjointsàrepensernotreidentitésurlabasedecettefragilité,précisémentpourquelasouffrancespécifiquedesvictimesdetraumatismesnesoitpasréduite,limitéeàquelquechosedanslequelnousnesommespastousintimementimpliqués.»Jetraduis.165SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.119-120.

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J’aivouluécriresur lui l’enfantanglais.Et jenepeuxplusécriresur lui.Et j’écris,vousvoyez,quandmême,j’écris.C’estparcequej’enécrisquejenesaispasqueçapeutêtreécrit.Jesaisquecen’estpasunrécit.C’estunfaitbrutal,isolé,sansaucunécho.Lesfaitssuffiraient.Onraconteraitlesfaits.(M,p.66)

Cetiraillemententrepossibilitéet impossibilitéd’écriredevant lamortdujeuneaviateur

traversetoutletexte,allantjusqu’àremettreenquestionlestatutdel’écrit:«Celivren’est

pasunlivre.Cen’estpasunechanson.Niunpoème,nidespensées.Maisdeslarmes,dela

douleur,despleurs,desdésespoirsqu’onnepeutpasencorearrêterniraisonner.»(M,p.74)

L’écritpourraitdoncnepasêtrelivre,maistransmettrel’émotionbrute:«MargueriteDuras

[se]revendiqueducampdespleureuses,desfemmesduvillagequiontrecueillietposéla

dépouillemortelledel’enfantdanslatombe.166»Onnepeutréduirel’écritureàunobjetou

uneœuvre;l’écritdevientémotion,devientpleurs:

LedramequeracontetoutrécitdeDurasdevientceluidelavoixquitentedelefaireexister,quitentedefaireparlercellequisedérobeaudicible.Lapuissancedefascinationdecetévénementhorscadrepassedoncdanslamatièremêmedesmotsquilenommentmalhabilement.167

Maismalgrél’indicibledesémotionsetladifficultédel’écritureàlesreprésenter,letexteest

là,lelivreestentrenosmains:l’aporiedevantlaquelleseretrouvelelecteurfaitpartiedu

proposde«Lamortdujeuneaviateuranglais»,etdevientunmoyentextueldepermettrela

lecturedel’impossibilitédudeuil:

Theseinsistanttextualtwistsstrivetocapturetheparadoxesofdeathandmourning,inwhichaunique loss is made uniquely painful by the dissolution of the loved individual into theindistinctionofdeath. […]Uniquenessand typicalitybecome inextricably interwoven,and themourner(here,thenarratingvoiceofÉcrire)switchesfromonetotheother,unabletolayhergriefineither.168

166MyriamWatthee-Delmotte,op.cit.,p.177.167DominiqueRabaté,«Paradoxesduromanesque»,dansBernardAlazetetChristianeBlot-Labarrère(dir.),MargueriteDuras,Paris,ÉditionsdeL’Herne,coll.«CahierdeL’Herne»,no86,2005,p.146.168MartinCrowley,op.cit.,p.156.«Cestorsionstextuellesinsistantess'efforcentdesaisirlesparadoxesdelamortetdudeuil,dans lesquelsuneperteuniqueestrendueuniquementdouloureusepar ladissolutiondel'individuaimédansl'indistinctiondelamort.[...]L'unicitéetlatypicités'entremêlentinextricablement,etla

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Alorsquelavoixnarrativenousprésenteaudépartletextecommeunehistoirequel’onva

nousraconter(M,p.57),forceestdeconstaterquel’onseretrouvedevantuntextequiporte

uncertaindiscoursessayistique,occupantpleinementsaplacedansunrecueilportant le

titreÉcrire.Eneffet,ilnes’agitpassimplementd’unrécit,maisbiend’unepartieintégrante

del’artpoétique169deDuras;danscetexte,elleécritaussisurl’impossibilitédel’écriture,

tout en lamettant à l’œuvre. L’écriture littéraire serait donc, pour Duras, définie par la

tentativedeseconfronteràl’aporiedelareprésentationdelasouffrance:«L’écrituredela

littérature,c’estcellequiposeunproblèmeàchaquelivre,àchaqueécrivain,àchacundes

livresdechaqueécrivain.Etsanslaquelleiln’yapasd’écrivain,pasdelivre,rien»(M,p.82).

Laparoleproprementlittéraire,pourDuras,impliquedoncnécessairementdeseconfronter

àl’intraduisible,àcequiposeunproblèmeéthiqueparsareprésentation:

WhatistrulyexcessiveinDuras’swritingisitsawkwardness,itsconstantworryingatjustwhatsortofwritingcouldbepossibleinthefaceofethicalextremity.Durasworkswiththedesperate,exhaustedmovementsofourethicalexperience,andkeepsthesometimesexorbitantattempttowritealongsidethisexperiencegoing, to insist thatwedonot turnawayfromtheunbearabledemandswhichconfrontusatthelimitsofourethicallife.(Althoughthisinsistentprovocationmayresultinpreciselynothing.)170

L’écrituresurlamorttellequ’ellelaconçoitseraitdoncforcémentaporétique,énonçantle

respect de l’altérité tout en effectuant une appropriation complète de celle-ci. Il serait

nécessairededonneràvoir,autraversd’uneparaboledontlesensdoitêtredéplié,lamort

personneendeuil(ici,lavoixnarratived'Écrire)passedel'uneàl'autre,incapablededéposersondeuildansl'uneoul'autre.»Jetraduis.169SimonaCrippa,«MargueriteDuras :“L’écritured’unlivre,l’écrit”»,Diacritik,26avril2017.170MartinCrowley,op.cit.,p.289.«Cequiestvraimentexcessifdansl'écrituredeDuras,c'estsamaladresse,sonsouciconstantdesavoirquelgenred'écriturepourraitêtrepossiblefaceàuneextrémitééthique.Durastravailleaveclesmouvementsdésespérésetépuisésdenotreexpérienceéthique,etpoursuitunetentativeparfoisexcédéed'écrireparallèlementàcetteexpérience,pourinsistersurlefaitquenousnedevonspasnousdétourner des exigences insupportables qui nous confrontent aux limites de notre vie éthique. (Bien queprécisément,cetteprovocationinsistantepourraitnejamaisaboutir).»Jetraduis.

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insenséed’un jeunehomme, et cettenécessité subordonnerait les réservesque l’auteure

semble éprouver, ou dumoins qu’ellemet en scène. En effet, dans ce texte, l’auteure ne

défendpasunelibertésansbornesdel’écriture,niuneconceptionabstraitedel’artpour

l’art.Elleinscritàmêmesontextelesbalisesquiluipermettentparailleurs«[…]deselaisser

parasiterparcelamêmequ’il [letémoignage]exclutdesonfor intérieur, lapossibilité,au

moins,delalittérature.171»L’auteureinsistesurladifficultéd’abordersonsujet,s’interroge

explicitement,àmêmeletexte,surlesmodalitésdesareprésentation,etl’écrituredéploie

des stratégies rhétoriques afin de faire adhérer le lecteur ou la lectrice au récit, afin

d’atténuerlaviolencedel’appropriationdurécitdel’autre.Parexemple,l’auteuretraceà

quelquesreprisesunrapprochemententrelejeuneaviateuranglaisetsonpetitfrèrebien-

aimé,mortpendant laguerreduJaponetenterrésoi-disantdansunefossecommune.Ce

faisant,elleattirel’attentionsurlecontrasteentrelamortd’unejeunessecélébrée,portée

parunvillage,etlamortd’unjeunehommeseul,sanssépulture.L’aviateuranglais,étranger,

semble alors favorisé dans le récit et lamort devant l’injustice et la violence universelle

dénoncéeparletexte,contrairementaujeunefrèredel’auteure:

Paulo[lepetit frère]étaitmort, luisanssépultureaucune. Jetédansune fossecommunepar-dessuslesdernierscorps.Etc’estunechosesiterribleàpenser[…].Pourlejeuneaviateuranglais,cen’étaitpaslecaspuisqueleshabitantsduvillageavaientchantéetpriéàgenoux[…]autourdesatombe[…]toutelanuit.(M,p.61-62).

Enprivantsonfrèredeveilléefunèbre172,legested’appropriationdurécitdel’aviateurpar

l’auteuresembleminimisé,puisquelamortdujeunePaulo,quiappartient,elle,àsapropre

171JacquesDerrida,Demeure—MauriceBlanchot,op.cit.,p.31.172JeanVallier,biographedeMargueriteDuras,indiquequ’aucontraire,lesfunéraillesdujeunefrèreduDurassesonttenuesencathédraledeSaigon,cequicorroborel’hypothèsequelamentiondefossescommunesdanslerécitnesertquedecontrepiedauxfunérailles,trèsancréesdansleriteetlemythe,del’aviateuranglais.JeanVallier,op.cit.,p.615.

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vieintimeetàsonrécitfamilial,s’estfaitedansl’indifférence.Écrirelamortdujeunesoldat

anglaisdevientjustifié,puisquesaproprehistoirenesuffitpasàmobiliserl’imaginairedu

mythe:«Là,ilyaplusquePaulo[lefrère].Pourqueçadeviennetellementpersonnel,cette

mortdujeuneaviateuranglais,ilyaplusquecequejecrois,moi.»(M,p.62)Lerécitde

l’écrasement et de la veillée de l’aviateur devient le prétexte à partir duquel penser

l’absurditéetlaviolencedelaguerre,alorsquelamortdufrèreetdel’enfantmort-néétaient,

elles,enapparenceinsuffisantesoupeut-êtreencoretropdouloureuses(«Çameregardait,

moi,etnonpasleslecteurs.»[M,p.63])pourainsidevenirlepointdedépartd’uneparabole,

permettantalors«devoilerendévoilant173»:

Durascouldnotwrite/rightherbrother’sdeath[…],orherson’s,exceptaroundthegraveofayoungsoldierkilledbywar,anirrationalforceexternaltoherwhichtestifiesandnamesinhistorywhatliteraturecannottellwithoutshameorguilt,douleuranddespair.[…]theaviator’sdeathisinscribednotonlyinahistoricalpast,butalsointheinternalpresenceofmyth[…].174

L’écriture énonce l’universalité de la mort, mais ne parvient pas à se débarrasser de

l’absurditédeladisparitiond’unenfant:«N’importequellemort,c’estlamort.N’importe

quel enfant de vingt ans est un enfant de vingt ans. Ce n’est plus tout à fait lamort de

n’importequi.Çarestelamortd’unenfant.Lamortden’importequic’estlamortentière.

N’importequic’esttoutlemonde.»(M,p.64)L’inclusiondecesmortsdanslafictionestune

tentative de leur restituer du sens et de tenter de comprendre leur absurdité, tout en

préservantleursingularitémalgréunefincommune.Lesajoutsfaitsaposterioriautexte,

173Henri-JacquesStiker,op.cit.174MechthildCranston, «Motherof theLivingDead:MargueriteDuras»,Dalhousie French Studies, vol. 55,2001,p.124.«Durasn'apuécrire/réglerlamortdesonfrère[...],oucelledesonfils,qu'autourdelatombed'un jeune soldat tué par la guerre, une force irrationnelle extérieure à elle qui témoigne et nommedansl'histoirecequelalittératurenepeutracontersanshonteouculpabilité,douleuretdésespoir.[...]lamortdel'aviateurs'inscritnonseulementdansunpasséhistorique,maisaussidanslaprésenceinternedumythe[...].»Jetraduis.

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quecesoientlesfragmentssurlefrère,oulesréférencesintertextuellesàd’autresdeses

textes,commelamentiondelamendiante,montrentqueDurasaretravaillésamatièrede

manièreàl’inscriredavantagedanslemythe,maisaussidansl’ensembledesonœuvreen

enamplifiantlateneuresthétiqueetpolitique.

Versune«écrituredunon-écrit»:auxlimitesdelareprésentation,leslucioles

Sil’onpeutretracerlesmodificationsfaitesparDuraslorsdupassageàl’écritdeLa

mortdujeuneaviateuranglaisafind’observercequeletextemetdecôtéetcesurquoiil

insiste,ilesttoutaussirévélateurdesepenchersurlamatièredéjàprésentedanslefilmet

qui non seulement a été conservée dans l’écriture, mais dont le sens a été enrichi et

augmenté.LesréflexionsdeDurassurlanaturedel’écriture,parexemple,sontprésentes

toutau longdufilm. Vers la toute finde l’entrevue,alorsqu’elle traceunparallèleentre

émotionetécrit,onpeutlirelessourcesdelapenséedeDurassurl’écriturequiseretrouve

enconclusionde«Lamortdujeuneaviateuranglais»:

Cesontdesémotionsdecetordre,trèssubtiles,trèsprofondes,trèscharnelles,aussiessentielles,et complètement imprévisibles, qui peuvent couver des vies entières dans le corps. C’est çal’écriture.C’estletraindel’écritquipasseparvotrecorps.Letraverse.C’estdelàqu’onpartpourparlerdecesémotionsdifficilesàdire,siétrangèresetqui,néanmoins,toutàcoup,s’emparentdevous.(M,p.80)

Danscetextrait,ilestmanifestequepourl’auteure,l’écritestlaseulefaçond’exprimerces

émotionsprofondesetfondamentales,quinepourraientaffluerdanslelangageparunautre

moyen. L’écriture devient alors un révélateur qui «s’empare» de l’écrivain— et de son

corps—, lui donnant un lieu à partir duquelmédiatiser ces émotionsmentionnées dans

l’extrait.Enmobilisantlesémotionsfortesettroublesquesuscitel’événementdelamortdu

soldatanglaisetenremontantà leursourcedans l’intimitéde l’auteure, le texteestdoté

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d’une portée dépassant le discours historique ; le littéraire subvertit et problématise ce

dernier,l’opposeàlamort,àlamémoire,audevoirdetémoigner.Ilmetenscènesonpropre

échec,sapropreimpossibilitédefairelivre,etcefaisant,ildémontrel’inadéquationdetout

discours devant un tel événement, des registres historiques jusqu’aux inscriptions

funéraires:

Thewritingofhistoricaltraumasomehowsustainsitselfinitsownimpossibility.Thebookthatwrites themourning imposedby theeventattempts— impossibly—toevade its inadequatestatusasanykindofliterature[…].Recordingsuffering,writingrecordsitsowninadequacy;itmay,even,predictitseventualeclipseinfavourofthepainitstrugglestoaccompany.175

Eneffet,Durasimaginedanssontextelaformetextuellequi,ellepourraitprendreencharge

cerécitdanslefutur,pourraits’«éclipser»devantladouleur:«Ilyauraituneécrituredu

non-écrit.Un jour ça arrivera.Uneécriturebrève, sans grammaire, uneécrituredemots

seuls.Desmotssansgrammairedesoutien.Égarés.Là,écrits.Etquittésaussitôt.»(M,p.71)

S’ilestintéressantderemarquerqueDurastentedes’approcherdecetteécritureidéaledans

cetextrait,ilrestequ’encoreunefois,ellesoulignel’inadéquationdel’écriturelittérairesous

saformeactuelle,qui,inévitablement,resteuneécritureporteused’aporie.L’énumération

desqualitésnécessairesàuneécrituredunon-écritfaitressortirencreuxcequiachoppe

dans l’écriture littéraire telle queDuras la pratique. Le style, la grammaire, la pérennité

deviennent superflues, ostentatoires devant l’événement. La nature même de la parole

littéraireestinterrogée:sicettedernièrevajusqu’àdevenirporteusedelavoixdesmorts,

peut-elleparallèlementpoursuivreunbutesthétique?Commenousavonspuenpartiele

175MartinCrowley,op.cit.,p.181.«L'écrituredutraumatismehistoriquesemaintientenquelquesortedanssapropreimpossibilité.Lelivrequiécritledeuilimposéparl'événementtente,sanssuccès,desesoustraireàson statut inadéquat de littérature [...] En écrivant la souffrance, l’écriture ne peut qu’écrire sa propreinsuffisance.; elle peut même prédire son éventuelle subordination à la douleur qu'elle s'efforced'accompagner.»Jetraduis.

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lireplushaut,pourDuras,«Celivren’estpasunlivre.[…]Maisdeslarmes,deladouleur,des

désespoirs qu’on ne peut pas encore arrêter ni raisonner. Des colères politiques fortes

comme la foi en Dieu. Plus fortes encore que cela. Plus dangereuses parce que sans

fin.»(M,p. 74) L’écrit,malgré son insuffisance,malgré des effets esthétiques, s’engage à

porterles«colèrespolitiques»,ladénonciationdesinjusticesdevantlesquellesilsetrouve.

Cela faitdoncpartiedumanifested’écrituredeDuras,qui critiquede surcroît les autres

écrivains qui ne se confronteraient pas à cette impossibilité d’écrire malgré tout, qui

éviteraientsimplementl’aporiesidifficileàporterdansl’écriture:«Ilyasouventdesrécits

ettrèspeusouventdel’écriture.»(M,p.79)Endisqualifiantainsilesautresrécitsneprenant

pasàbraslecorpslesdifficultésdereprésentationinhérentesàleurstextes,ellefaitdeleurs

auteurs des «écrivants176» ne pouvant aspirer à être réellement écrivains, puisqu’ils

refusentlequestionnementincessantdeleurproprelangage:

[…]surcentlivres,ilyenaquatre-vingt-quinzedontonpeutdirequ’ilsrelèventdelalittératured’information. Ilyenacinqpourcentàpeine,etc’estencoreunmaximum,quirelèventde lalittérature et dans lesquels s’opèrent ce passage, cette transgression innommable— au senspropreduterme—indéfinissablequ’onappellel’écrit.177

On retrouve ici la proximité entre l’écriture de Duras et la possibilité de l’engagement

littérairetellequel’envisageBarthes: l’«action[del’écrivain]est immanenteàsonobjet,

elles’exerceparadoxalementsursonpropreinstrument:lelangage178».Lavraieécriture

littéraire,pourDuras,portecettetension,s’engagedanslatentativedereprésentation.Par

sonéchecinhérent,onretrouveicilanégativitécaractéristiquedel’engagementdeDuras:

InDuras’suniverse,thenotionthatartmightsaveusisnolongeraviableoption,thisarthavingproveditselfoverandovereitheruselessorcomplicitinthefaceofthehorrorsofthiscentury.

176RolandBarthes,«Écrivainsetécrivants»,op.cit.,p.151.177MargueriteDurasetFrançoiseFaucher,«Interviewdu11avril1981»,dansSuzanneLamyetAndréRoy,MargueriteDurasàMontréal,Montréal,LeséditionsSpirale,1981,p.45.178RolandBarthes,«Écrivainsetécrivants»,op.cit.,p.148.

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And thepoliticalversionsof this faith, Sartreanengagement, forexample,or socialist realism,receivenothingbutscornfromthe laterDuras, forwhomtheysimplyfail tonoticetheemptygrandeurofunworkingpropertowriting.Whatisleft,then,forawriterwhononethelessrefusestogiveupontheideaofherworkasinsomesenseengaged?Neitheractivenorisolated;bothintransitiveandurgentlyconcerned:whileshemaynotbeabletosaveusbyherwork,Durasnonetheless […] implicates this work in our efforts to make it through the mess of ourunredeemedworld.179

CesmotsdeCrowleyfont,eux,ressortirlefosséentrel’engagementlittérairetelqueconçu

par Sartre et celui pratiqué par Duras. Pour Duras, le texte littéraire n’est pas sauveur,

libérateur,maisporteurd’undiscoursàentendremalgrétoutdansunmondeimpossibleà

racheter. Son engagement littéraire ne sauvera pas le monde en ruine, mais en

accompagneralatraversée,feraentendreuneparolenerelevantpasdusavoir,nidel’espoir,

mais plutôt d’une résistance ayant fort à voir avec les «lueurs passantes dans les

ténèbres180»desluciolesdeGeorgesDidi-Huberman:«Parcequ’ellesnousenseignentque

la destruction n’est jamais absolue–fût-elle continue–, les survivances nous dispensent

justementdecroirequ’une“dernière”révélationouunesalvation“finale”soientnécessaires

ànotreliberté.181»L’horizondutexte,eneffet,neselitpasdanslavictoire,danslafinde

touteguerreoudanslamémoirerecueillie,maisplutôtdansunmélangepessimisted’amour

et de négativité, ne faisant du texte qu’un signe, qu’une tentative, qu’unmouvement de

l’émotiondevantletragiquedel’événement.SiDurasécritunamourtotalisant:«Etpuisun

jour—surtoutelaterreoncomprendraquelquechosecommel’amour»(M,p.81),cen’est

179MartinCrowley,op.cit.,p.292.«Dansl'universdeDuras,l'idéequel'artpuissenoussauvern'estplusuneoptionviable,celui-cis'étantavéréàmaintesreprisesinutileoucomplicefaceauxhorreursdecesiècle.Lesincarnationspolitiquesdecettefoi,l'engagementsartrien,parexemple,ouleréalismesocialiste,nereçoiventqueduméprisde lapartdeDuras,pourquiellesnemontrentpas lagrandeurvidede l'inactionpropreàl'écriture.Quereste-t-ildoncàunécrivainquirefusenéanmoinsderenonceràl'idéequesonœuvreestenquelquesorteengagée?Niactiveniisolée,intransigeanteeturgente:siellenepeutpasnoussauverparsontravail,Durasn'enimpliquepasmoinssontravaildansnoseffortspournoussortirdudésordredenotremondesansrédemption.»Jetraduis.180GeorgesDidi-Huberman,Survivancedeslucioles,Paris,Minuit,coll.«Paradoxe»,2009,p.92.181Ibid.

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pas un amour salvateur et porteur d’espoir, mais bien un amour mémoriel, endeuillé.

L’engagementdutextenes’inscritpasdanslatentativedefairevoirunamourcrééautour

dumort,maisplutôtdeprendrecelui-ci enexempleafindeprévenirque toutespoirest

superfludevantlamortd’unenfantmythiquequi,lui,neressuscitepas182:

L’écroulementsilencieuxdumondeauraitcommencécejour-là—celuidel’événementdecettemort si lente et si duredu jeuneAnglais […].Ona suquedorénavant il était inutiled’encoreespérer.Celapartoutsurlaterreetàpartirdeceseulobjetd’unenfantdevingtans,decejeunemortdeladernièreguerre[…].(M,p,82)

Unsortsicruel,unedouleursivive,contaminenttoutelatemporalitéàvenir,etindiquent

qu’encemonde,inutiled’espérerunquelconqueapaisement.L’écriturelittérairedeDuras

est ce qui lui permet de médiatiser toute une part de réel qui échapperait à la

compréhension;unesimpletombedegranitgrisn’estpassuffisantepouraccomplirunréel

devoirdemémoire:«Cequ’ilfaudraitdirelà,c’estl’impossibilitéderacontercelieu,ici,et

cette tombe.» (M, p. 78) Le discours littéraire porte cette nécessité de la représentation

malgré tout,et lacritiquedes textesquineserisquentpasà la tenter.C’estenverscette

nécessitéqueDurass’engage,refusantlestatutd’écritureàtouttexteévitantl’indicible.Pour

elle,l’écriturelittérairenepeutqu’êtreengagée,sinon,ellen’estquerécit.Lalittératuredoit

sefaireluciole,accompagnerladernièresurvivancedecequinepeutsurvivre.Toutefois,de

ladouleuretdel’écriture,l’unesurvivraàl’autre,etl’écrivain,unjour,épuiseratoutesles

tentatives:«Et puis un jour, il n’y aura rien à écrire, rien à lire, il n’y aura plus que

l’intraduisibledelaviedecemortsijeune,jeuneàhurler.»(M,p.82)L’inscriptiondujeune

aviateurdanslemytheneleramènepasàlavie,maisprolongesonexistence,dansletemps

182Letexteestporteurd’un imaginairechristiqueparticulièrementévident lorsdesdescriptionsde l’avionécrasé,perchéenhautd’unarbre,quirappellelesimagesduChristencroix,jusquedanssesappelsàDieupourcesserdelefairesouffrir.

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etdanslasignification.Siladouleuretletragiquesontintraduisibles,indicibles,ilestalors

dudevoirdel’écritured’échoueràlesreprésenterjusqu’aubout.

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Chapitre3:Réécriture,paratexteetlittératuresouveraine

dansLadouleur«Lemot “écrit” ne conviendrait pas. Jeme suis trouvéedevant des pages régulièrement pleines d’une petiteécritureextraordinairementrégulièreetcalme.Jemesuistrouvéedevantundésordrephénoménaldelapenséeetdusentimentauquel jen’aipasosétoucheretauregarddequoilalittératurem’afaithonte.»

MargueriteDuras,«Ladouleur»

DanslestextesdeDuras,l’écrituredonnelieuàcequ’ilestimpossibledereprésenter

parailleurs,àlafaillitedelapenséedevantladésolationetlaviolenceextrêmes.Ladouleur,

recueil de textes paru en avril 1985 (quelquesmois avant «Sublime, forcément sublime

ChristineV.»),estpeut-êtrelemeilleurexempledanssonœuvredel’inscriptionàmêmele

texte littéraire de cette faillite de la pensée. La précarité de la légitimité du témoignage,

l’appropriationdurécitetlareprésentationd’unedouleurinsenséepréfigurentlesthèmes

etlesévénementsabordésdans«Lamortdujeuneaviateuranglais»,maisexplorentaussi

le rapport désabusé aux discours traditionnels de la connaissance et la spécificité de la

souffrance associée à la condition féminine que l’on peut lire dans l’article sur Christine

Villemin.

DesarmoiresbleuesdeNeauphleauxarchivesdel’IMEC:unepratiquedelaréécriture

Commelesdeuxautrestextesdenotrecorpusprincipal,letextedeLadouleurnese

livrepasàsonlecteurousalectricesanssemettreenscène.Abondammentcitéedansles

étudesdurassiennes,lapréfacedeLadouleurinstalleletextecommeuntémoignagedirect,

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sansretouche,desjoursd’attentede«RobertL.»,lemaridelanarratricedéportédansun

campdeconcentration:

J’airetrouvécejournaldansdeuxcahiersdesarmoiresbleuesdeNeauphle-le-Château.Jen’aiaucunsouvenirdel’avoirécrit.Jesaisquejel’aifait,quec’estmoiquil’aiécrit,jereconnaismonécritureetledétaildecequejeraconte, jerevoisl’endroit, lagared’Orsay, lestrajets,maisjenemevoispasécrivantceJournal.Quandl’aurais-jeécrit,enquelleannée,àquellesheuresdujour,dansquellemaison?Jenesaisplusrien.[…]Lapremièrefoisquejem’ensoucie,c’estàpartird’unedemandequemefaitlarevueSorcièresd’untextedejeunesse.183

Il y abeaucoupàdirede ce surgissementdu texte,parvenu, intouché,directementde la

«jeunesse»d’écrituredel’auteure.Dèslapréface,lamémoireestpriseendéfaut,etletexte

annoncel’inconnudesapropregenèse.L’auteures’interrogesurlesconditionsd’écriturede

sontexte,mais laréponseàcevidemémorielne luiseraoffertequepar l’écrit littéraire.

Durasmetenscènesonproprerapportautexte,unrapportanalogueàceluideseslecteurs:

c’estàtraversladistancedel’écriturelittérairequ’elleaussiaaccèsàsapropreexpérience.

FlorencedeChalongeanalyselaconstructionsicurieusedelapremièrephraseeninsistant

sur l’imprécision de l’emplacement du journal:«Cette indécision, qui flirte avec le

merveilleux,s’accordeiciavecletoposdumanuscritretrouvéqui,depuislesinnombrables

préfacesdesromansmémoiresetépistolaires,faitdésormaissigneàlafiction.184»Letexte

renvoieàlafoisàunautretempsdelaviedel’auteure,etàunetraditionlittéraireconsacrée.

Letextesurgitetestprésentételleunecapsuletemporelleversl’inconscientdel’autricede

183MargueriteDuras,Ladouleur,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2469,2003[1985],p.12.Àpartirdecettenote,lesréférencesàcetteœuvreseferontdansletexted’aprèslemodèlesuivant:(D,p.12).184FlorencedeChalonge,«LaDouleur,le“journalintemporel”deMargueriteDuras»,dansJean-MariePauletAnne-RachelHermetet(dir.),Écrituresautobiographiques :Entreconfessionetdissimulation,Rennes,PressesuniversitairesdeRennes,coll.«Interférences»,2016,p.195-215.

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cette époquedésormais lointaine,mais d’autrepart, fait signe à une forme éminemment

construiteetlittéraire,celledugenreépistolaire,prévenantalorsleslecteursden’êtrepas

dupesdevantunsubterfugeaussiclairementannoncé. Commelaplupartdesjournaux,il

s’agit d’un texte retravaillé185, comme les Cahiers de la guerre186 édités et publiés

posthumément nous permettent de le constater. Les chercheurs et chercheuses ayant

consultélesarchivesdeDurasàl’IMEC187,oùsetrouventcescahiersretrouvés«dansles

armoires bleues» font également état d’annotations et de retraits. Il ne s’agit pas ici de

révéler lamiseenscène,maisdecomprendrecequ’ellerecouvre,etcequesignifient les

modificationsapportéesparDurasàsontextepresquesurgideseauxetdesannées,intact

malgrélefaitqu’ilaitétéabandonné«danscettemaisondecampagnerégulièrementinondée

en hiver» (D, p. 12). Le texte est aussi présenté comme un rescapé, aumême titre que

RobertL.

AniaWroblewski,danssonétudecomparativedesCahiersdelaguerreetde

Ladouleur,relèvelesmodificationsapportéesparDuraspréalablementàlapublicationde

1985. Elle conclut notamment à un effacement des marques de vulnérabilité de la voix

narrative, ainsi qu’à la modification des temps verbaux, de manière à inscrire les

personnages dans une temporalité plus indéfinie, «une temporalité de la douleur qui

n’aboutira pas avec la finalité de lamort188» et qui les «[fige] à jamais dans le présent

185Ibid.186LesCahiersdelaguerrerassemblentdesmanuscritsretrouvésdanslesarchivesdeDurasàl’IMEC,dontlescahiersenquestion,servantdematériausourceàLadouleur.MargueriteDuras,Cahiersdelaguerreetautrestextes,Paris,P.O.L./Imec,2006.187SophieBogaertetOlivierCorpet,«Préface»,dansMargueriteDuras,Cahiersdelaguerre,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no4698,2008[2006],p.7-13.188AniaWroblewski,«Réécrire,revivre,oublier : lagenèseetlapublicationde“Ladouleur”»,Interférenceslittéraires,no4,mai2010,p.69.

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absolu189».Lesaltérationsauraientdonccontribuéàrendremoinsconcrèteetphysiquela

souffrancedelanarratrice,etàinscrirelerécitdansuntempsdiminuantsonhistoricité:

«Cespetitesrectifications […] finissentparmettre lasouffrance adistancedans la forme

d’une douleur universelle, tout en condamnant Duras a la ressasser inlassablement,

cherchantpourtoujours as’endefaire.190»Quaranteansd’écritureaprès lesévénements

relatés, Duras affine son texte afin qu’il s’inscrive davantage dans son engagement par

l’écriturelittéraireendonnantàvoirl’universalitéetl’inévitabilitéd’unetelledouleur:«Son

ecriturenedecritpasuniquementlaspecificitedesespropresexperiences,maiselletraduit

egalementl’attentedetouteslesfemmes.Ladouleuresta lafoisamplifiee,generaliseeet

eloigneedel’ecrivaine.191»

Il estd’ailleurs intéressantdenoterque lorsde lavisiteà l’IMECd’AnneBrancky,

celle-cidécouvrelestracesd’untravailorientéverslesmêmesobjectifssurlesépreuvesd’un

livreàvenirbasésurlaréécriturede«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»Enplusde

sedéfendredesattaquessubiesà l’époque,Durasyapprofonditsacritiquede la«vieille

justice»,dela«bêtisejudiciaire»etdesinstitutions192.Celanouspermetdecroirequela

publicationlittéraire,pourDuras,possèdeunavantagepoursonécritureengagée,celuide

laduréede la réflexion.Contrairementàsonécriture journalistiqueousous l’urgence, le

tempsdelaréécritureconfèreautexte«unecertaineformedereculsubjectifettemporaire

surlesfaitsafindelesreplacerdansunelogiqueplusvaste193»quel’onneretrouvepas,

selon Marie-Laure Rossi, au sein des écrits forgés dans le feu des événements. Les

189Ibid.190Ibid.,p.68.191Ibid.,p.70.192AnneBrancky,op.cit.,p.184.193Marie-LaureRossi,op.cit.,p.176.

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modificationseffectuéesaposteriorisursestextesluipermettentdoncdelesretravailleret

dedavantagelesfairecorrespondreàsonengagementlittéraire,àlessertiravecsoindans

sonœuvre,enplusdeparticiperdesapratiquecourantedelaréécriture,considéréecomme

l’«unedescaractéristiqueslesplusfrappantesdelaproductiondeMargueriteDuras194»par

GillesPhilippe195.

Cependant,dansunsoucidefaireapparaîtreletextecommeétantaussivéridiqueet

brutquepossible,lapréfacemetparadoxalementenscènesoncaractèreintouchable:

Ladouleurestunedeschoseslesplusimportantesdemavie.Lemot«écrit»neconviendraitpas.Jemesuis trouvéedevantdespagesrégulièrementpleinesd’unepetiteécritureextraordinairementrégulièreetcalme.Jemesuistrouvéedevantundésordrephénoménaldelapenséeetdusentimentauqueljen’aipasosétoucheretauregarddequoilalittératurem’afaithonte.(D,p.12)

Duras présente son texte comme étant presque sacré196, et indique qu’il aurait été

inconvenantdemodifiercetémoignage.Pourtant,au-delàdesmodificationsretracéespar

les chercheursdans les articles, plusieurs indicationsdans le récitmontrentun retravail

évidentdutexte,tellel’annoncedelamortdelafilledeMmeKatssurvenueennovembre

1945alorsquelerécitsedérouleenavriletenmai1945(D,p.58).Commedans«Lamort

du jeune aviateur anglais», Duras énonce le caractère intouchable de son récit, tout en

rendantparailleurssesretouchesapparentes,faisantressortirlacontradictioninhérenteà

lareprésentationdel’irreprésentable;

Andindeed,onemightarguethattheproblemsproducedbytherewritingofwhatispresentedbeyond writing constitute, in fact, its particular brand of authenticity. For what the journalpresents,accordingtothisargument,islessamysticalirruptionorasacredrelicthantheproblem

194GillesPhilippe,«Duras :dequelquesréécrituresmineures»,Genesis.Manuscrits–Recherche–Invention,no44,mai2017,p.109-118,paragr.1.195 Gilles Philippe a dirigé l’édition desœuvres complètes deMargueriteDuras dans la Bibliothèque de laPléiade.196Motqu’elleutiliseàlap.138,danslapréfaceàd’autrestextesdulivre,«AlbertdesCapitales»et«Terlemilicien».

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ofthepossibilityofauthenticityinthefieldofrememberedtrauma.Thetextposestheproblemof the aftermath of the traumatic event less by incarnating this aftermath physically than byelaborating,initscontradictorystatus,theambiguitiesimposedinthewakeoftrauma.197

Eneffet, le«statutcontradictoire»du textedeDuras,délibérément inscritpar l’auteure,

complexifiel’analysedutexteetlesrapportsqu’ilentretientavecletémoignage.Malgréles

dispositifsparatextuelsetlescontresensdutexte,l’expériencetraumatiquequ’ilrelateest

aussiuneexpérienceéminemmentpersonnelle,contrairementaurécitdel’événementde

Vauville,vécu,lui,indirectementetàdesannéesd’écart.L’auteureengagedifféremmentsa

responsabilitéetsonécriture,ettémoignepourelle-même,etpourdesgensluiétantchers.

Les sensations, les angoisses, les événements, et surtout la douleur se donnent comme

indéniablementvéridiques,s’opposantàune«littérature[faisant]honte»àsonauteure:

Slipping between involuntarymemory and retrospective reconstruction, the undecidable textsuggeststhedifficultiesofremembranceaftertheevent;drawingtogetherevidence(thetextasafragmentofthepast)andrecollection(thetextasaversionofthepast),itraises—butisalongwayfromresolving—theproblemoftestimonyinrelationtowriting.198

Le statut du témoignage véridique de la souffrance de soi et surtout de la souffrance de

l’autreposeproblème: leurécriturenevapasdesoi, comme lerappellent lesnombreux

dispositifsentourantletexte.Laquestiondesrécitsderetourdescampsdeconcentrationet

dutémoignagedessurvivants,immédiatementaprèslaguerre,estdéjàproblématiquepour

lessurvivantsdirects:«akeytoposofsurvivorliterature[…]isastarktensionbetweenthe

197MartinCrowley,op.cit.,p.176-177.«Onpourraitsoutenirquelesproblèmesproduitsparlaréécrituredecequiestpourtantprésentéau-delàdel'écritureconstituent,enfait,lamarqueparticulièredel’authenticité.Car ce que l’écriture diaristique présente est moins une irruption mystique d’une relique sacrée que leproblèmede la possibilité d'une certaine authenticité dans le souvenir d'un traumatisme. Le texte pose leproblème des suites de l'événement traumatiquemoins en incarnant physiquement son après coup qu'enélaborant,danssonstatutcontradictoire,lesambiguïtésimposéesàlasuitedutraumatisme.»Jetraduis.198 Ibid., p. 177. « Entremémoireinvolontaireetreconstructionrétrospective,letexteindécidablesuggèrelesdifficultésdelamémoireaprèsl'événement;rassemblantletémoignage(letextecommefragmentdupassé)etlesouvenir(letextecommeversiondupassé),ilpose-maisestloinderésoudre-leproblèmedutémoignageparrapportàl'écriture.»Jetraduis.

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needordutytonarrateandtheimpossibilityofnarrating.Evenastheyendeavourtotell

their stories, survivors are acutely aware of the limitations of their own narrative

capability199», souligne Colin Davis à propos du texte d’Antelme relatant sa propre

expérience, L’Espèce Humaine. Un texte comme La douleur, occupant une «position de

secondarité200» dans le témoignage, devient alors transgressif lorsqu’il outrepasse les

«limitesquirendentpossibleunereprésentationstable201».Letextelittérairedevientun

lieuquipermetàDurasdeporteràlafoisletémoignageetlesdifficultésqu’ilimplique,tout

en insistantsur lescontradictions inhérentesàune telleentreprise.D’autresélémentsse

superposent même au témoignage et au récit de l’attente, tels un engagement virulent

prenant la formed’unecritiqueantigaullisteet ledéveloppementd’uncertain féminisme

différentialiste. Selon Derrida, un tel témoignage auxmultiples couches de sens ne peut

trouverplacequedanslelittéraire,sanssedépartirdesavaleurdetémoignagepourautant:

Onpeut lire lemêmetexte—quidoncn’existe jamais«ensoi»—commeuntémoignageditsérieuxetauthentique,oucommeunearchive,oucommeundocumentoucommeunsymptôme—oucommel’œuvred’unefictionlittéraire,voirel’œuvred’unefictionlittérairequisimuletousles statuts que nous venons d’énumérer. Car la littérature peut tout dire, tout accepter, toutrecevoir,toutsouffrirettoutsimuler,ellepeutfeindremêmeleleurre[…].202

199ColinDavis,«TraumaandEthics :Telling theOther’sStory»,dansMartinModlingeretPhilippSonntag(dir.),OtherPeople’sPain:NarrativesofTraumaandtheQuestionofEthics,Oxford ;NewYork,PeterLang,coll.«Cultural History and Literary Imagination», no 18, 2011, p. 32. «Un des topoï clés de la littérature dessurvivants[...]estunetensionaiguëentrelebesoinouledevoirderaconteretl'impossibilitéderaconter.Mêmelorsqu'ilss'efforcentderaconterleurhistoire,lessurvivantssonttrèsconscientsdeslimitesdeleursproprescapacitésnarratives.»Jetraduis.200 Traduction libre de «position of secondarity». Dans Colin Davis, «Duras, Antelme and the Ethics ofWriting»,ComparativeLiteratureStudies,vol.34,no2,1997,p.172.201Traductionlibrede«boundariesthatmakestablerepresentationpossible».DansLeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.127.202JacquesDerrida,Demeure—MauriceBlanchot,op.cit.,p.30.

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Le texte tel qu’il se présente à son lecteur est porteur de ces nombreuses écritures et

lectures: ilseprésenteà la foiscommearchivepersonnelle, témoignage, fiction,maisest

aussiporteurdesmultipleszonesgrisesentrecesgenres.

Lespréfaces,fictionsdurapportàl’écriture

CestatutcontradictoiredutexteseretrouveaussidanslesouciapparentdeDurasde

préparerlaréceptiondesontexteetd’anticiperdepossiblescritiques:

[…]l’ecrivainesortdesontexte,seregardedel’exterieuretseposequelquesquestions:«Qu’est-cequ’elleattendenverite?Quelleautreattenteattend-elle?»Cesquestions,quin’existentpasdans les Cahiers de la guerre, sont preuves d’une contemplation et d’une evaluation faites adistance.Dansd’autrescas,lesphrasesrajouteessontimpregneesd’ironie:«Autantenattendreunautre si ça faitplaisird’attendre?» Il sepeutqueDurasanticipe ici sur lesproposde sescritiques.203

On retrouve ici «une certaine tendance à “fermer” le texte comme pour en préciser

l’interprétationqu’ilconvenaitdedonner204»,unetendancegénéraledanslaréécriturede

sestextesparDurasrelevéeparGillesPhilippe.

Ces élémentsparticipentde cequeDominiqueDenèsnomme« travail de lapost-

conscience205»,quis’effectuedansladurée,pendantdesannées,etquiimprimeauxœuvres

un engagement plus nuancé que dans ses articles journalistiques, réactions à chaud et

«papiersd’unjour»,carcommeprévientDurasdanslapréfaced’Outside:«Écrirepourles

journaux,c’estécriretoutdesuite.Nepasattendre.Donc,l’écrituredoitseressentirdecette

impatience, de cette obligation de l’aller vite et en être un peu négligée. Cette idée de

négligencedel’écritnemedéplaîtpas.206»Danslestextesretravaillésetpubliésavectout

203AniaWroblewski,loc.cit.,p.70-71.204GillesPhilippe,loc.cit.,paragr.20.205DominiqueDenès,«Lagageurepolitico-poétiquedeMargueriteDuras»,op.cit.206MargueriteDuras,Outside,op.cit.,p.7.

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l’apanagedulittéraire,cette«négligence»estgomméeetsonengagementparl’écritureest

soigneusementréfléchietélaboré.

Cesoucidecontextualiser,depréparer,selitdanslespréfacesdechacundestextes

recueillisdansLadouleur.Outrelamiseenscènedumanuscritretrouvéélaboréedansla

toutepremièrepréface,onretrouvequatreautrescourtesintroductionsauxautrestextesde

ladeuxièmepartie207,décritscomme«uncommentairesurlesproblèmesdel’écrituredu

texte,maiségalementleproblèmedurôlepolitiquedelanarratricedecestextes208».Dans

cespréfacesadditionnelles,Duraspréciselestatutdesestextesdevant la littérature:«Il

s’agit d’une histoire vraie jusque dans le détail» (D, p. 90), «C’est inventé. C’est de la

littérature» (D, p 194), «C’est inventé. C’est de l’amour fou pour la petite fille juive

abandonnée» (D, p. 208). Alors que Duras garantit «jusque dans le détail» la vérité de

certainsde ses textes, lanaturede l’écriture littérairequ’elledécrit estplus trouble. Les

justificationsdepublicationqu’élaborealorsl’auteurenouséclairentsurlesbalisesqu’elle

veutsemblersedonnerdevantseslecteurs.Si,danslapremièrepréface,«lalittérature[lui

a]faithonte»devantson«désordrephénoménaldelapenséeetdusentiment»,ellesemble

aussinécessairepourqueDurassouhaitepublieretdonneràvoirsontexte,commeonpeut

leliredanslapréfacede«MonsieurX.diticiPierreRabier»:«Restececi,quel’onpeutse

demander:pourquoipubliericicequiestenquelquesorteanecdotique?C’étaitterrible,certes,

terrifiantàvivre,maisc’étaittout,çanes’agrandissaitjamais,çan’allaitjamaisverslelarge

delalittérature.Alors?»(D,p.90)Lorsqu’elledoutedelavaleurlittérairedesontexte,et

207«Ladouleur»seretrouvedanslapremièrepartie.LapartieIIcontient«MonsieurX.diticiPierreRabier»,«Albert des Capitales» et «Ter lemilicien» regroupés sous unemême préface, puis « L’Ortie brisée» et«AuréliaParis»,dotéschacundeleurpropreintroduction.208JanineRicouart,op.cit.,p.33.

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parlefaitmême,delanécessitédelepublier,elledéplacelaresponsabilitédelapublication

sursesproches:

Dansledoutejel’airédigée.Dansledoutejel’aidonnéeàlireàmesamis[…].Ilsontdécidéqu’ilfallaitlapublieràcausedeladescriptionquej’yfaisaisdeRabier,decettefaçonillusoired’existerparlafonctiondelasanctionetseulementparcelle-ciquilaplupartdutempstientlieud’éthiqueoudephilosophieoudemoraleetpasseulementdanslapolice.(D,p.90)

C’estdoncpourdénoncer lesdérivesdeceuxquiseréfugientderrière leuremploiou les

ordresdeleurssupérieurspourexpliquerleurcollaborationàl’époquedelaSecondeGuerre

mondiale que le texte est inclus dans la publication. Cette contextualisation l’engage

fermement contre les collaborateurs, bien sûr, mais la distance historique entre les

événements relatés et la parution du texte étend aussi la critique dans un contexte plus

universel,commel’indiquel’ajoutde:«etpasseulementdanslapolice».LapenséedeDuras

sur l’engagement par l’écriture littéraire est aussi explorée dans la préface à «L’Ortie

brisée»:

J’étaisduPCFsansdouteàcemoment-làparcequec’étaituntextequiavaittraitàunaffrontementde classes. C’était pasmal, c’était impubliable. J’ai eu la chance de faire une littérature que j’aitoujours inconsciemment préservée du voisinage nauséabond du P.C. auquel j’appartenais.Heureusementcetexte-ciestrestéimpubliépendantquaranteans.Jel’airéécrit.Maintenantjenesaisplusdequoiils’agit.Maisc’estuntextequiprendlelarge.(D,p.194)

L’auteuresefélicitedenepasavoirpubliéletexte,audéparttropunivoque,tropprochedes

politiquesduP.C.F.Cependant, l’affrontementdeclassesestencoreprésentdans le texte,

ainsiqu’unecertainedénonciationdelacollaboration.Unefoisréécrit,sonengagementest

moinsclair:«Maintenantjenesaisplusdequoiils’agit».Cependant,letexteméritetoutde

mêmed’êtrepublié,etavecmoinsdetergiversationsque«MonsieurX.diticiPierreRabier»,

enraisondesanaturelittéraire:«c’estuntextequiprendlelarge»faitéchoà«çan’allait

jamaisvers le largede la littérature»(préfacede«MonsieurX.dit iciPierreRabier»).La

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littératuren’estdoncpaspourDurasunlieuoùinscrirelesvaleursd’unparti;l’engagement

estd’abordlittéraire,envers la littérature,etparsanature, la littératureporteraitdetels

récitsdonnantàvoirl’injusticeetlaviolence.

Les préfaces organisent également les textes dans le recueil d’un point de vue

esthétique. Alors qu’«Aurélia Paris» est inclus en raison de sa transposition vers la

scène(D,p. 208), l’auteure indique que «Albert des Capitales» et «Ter le milicien»

n’occupentpasleuremplacementoriginaldanslescahiers:«Cestextesauraientdûvenirà

lasuiteduJournaldeLadouleur,maisj’aipréférélesenéloignerpourquecesselebruitdela

guerre,sonfracas.»(D,p.138)Cesonteneffetdestextesviolents,décrivantlesreprésailles

delaRésistanceenversles«donneurs»,lescollaborateurs.Silesévénementscontenusdans

«Ladouleur»etsesdeuxtextesétaientrapprochés,uneséparationdevientnécessaireen

raisondeladifférenceentreleursthématiques(nousreviendronsplusloinsurcestexteset

leurpréface).Lespréfacessontdoncd’uneimportancecapitaledansLadouleur;lesmises

enscènes,lesjustifications,lesexplications,lescontextualisationsparticipenttoutautantde

l’œuvrequelestextesqu’ellesprécèdent.Lesoucidelalittératureyestsanscesseprésent

etdéplié;«Lapartdefictiondutexte[deLadouleur]nerésidepastantdanslesfaits[…],

maisplutôtdanslerapportàl’écriture.209»

«(sic.)»:quelsparergapouruneHistoireenfaute?

En plus des effets textuels qu’elles créent, les préfaces, avec d’autres indications

paratextuelles,contribuentàcréeràmêmelespagesdulivreunespacepourlaremiseen

209MarieBornand,Témoignageetfiction: lesrécitsderescapésdanslalittératuredelanguefrançaise(1945-2000),Genève,LibrairieDroz,2004,p.138.

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question du littéraire dans le texte. Cet aménagement donne lieu à l’écriture: «From

representationtowriting, thespaceofcreation isunfolded,asymbolicspace,anarrative

space,areadingspaceandametaphoricspacethatsuspendsdirectreference inorderto

allow interpretation.210» Apposées aux textes, les préfaces sont clairement séparées des

textesaupremierregard.Cependant,d’autresélémentsparatextuelsproduisent lemême

effet.Parunprocédéplutôtinéditdansl’écrituredeDuras,onpeutliredesmarquespassives

d’ironieoud’indignationàmême lediscoursdesautres ; en insérantdirectement lemot

«(sic)» dans les répliques d’autres personnages que la narratrice, Duras marque dans

l’espace de la phrase sa propre subjectivité. En plus de sembler davantage garantir

l’authenticitédesparolesdesesinterlocuteurs—signifiant«ainsi»enlatin,lemotindique

une reproduction telle quelle, intouchée, d’une citation211— l’usage dumot sous-entend

aussiuneerreur,unnon-sensdanslacitationquileprécède.C’estd’ailleurscequ’indiquent

lesexemplesdutexte:«“Libres?Alors,vousn’êtespasministère?(sic).”»(D,p.21-22),par

exemple, impliqueque ceuxqui relèventduministèrene sontpas libres, etque la jeune

femmebienmisequivientluidemanderdequitterlagared’Orsayneserendpascomptede

l’ironiedesespropresparoles—uneironiequin’échappepasàDurasretravaillantletexte.

Cemêmeridiculedesofficiersgaullistesestrelevéplusloin:«“Leministreaformellement

interditdemettreunetabledanslehalld’honneur(sic).”»(D,p.23)Si,ici,leridiculevient

peut-êtredufaitqueleministres’attardeàénoncerdes interdictionsaussidérisoires,on

peutaussilireundésaveudumot«honneur»;letexteremetenquestion,soulignelaterrible

210ÉliseNoetinger, «At theSharpEndofWaiting:AStudyof “LaDouleur”byMargueriteDuras»,L’EspritCréateur,vol.40,no2,Écrituresfémininesdelaguerre/FeminineRepresentationsofWar,été2000,p.61.«Dela représentationà l'écriture, l'espacedecréationsedéploie,unespacesymbolique,unespacenarratif,unespace de lecture et un espace métaphorique qui suspend le renvoi à un référent afin de permettrel'interprétation.»Jetraduis.211«Citationmodifiée»,Banquededépannagelinguistique,OQLF,2020,enligne.

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violence de nommer ainsi ce hall dans lequel attendent longuement les prisonniers

politiques et les déportés de la France. Enfin, (sic) est aussi inséré dans le texte pour

dénoncerlacupiditédessemblablesdelanarratrice,notammentcelled’uneemployéed’un

grand restaurant, qui refuse de prêter la presse à viande qui permettrait d’alimenter

RobertL.,extrêmementaffaibliàsonretourdedéportation:«“Jenepeuxpasvousleprêter

maisjepeuxvouslelouer,ceseramillefrancsparjour(sic).”»(D,p.76)Ils’agitlàd’une

sommeexorbitante,équivalantaujourd’huiàenviron130euros212.Àuneoccurrence,dans

«Monsieur X. dit ici Pierre Rabier», on retrouve cette marque dans le discours de la

narration: «Je l’ai appris ensuite, Rabier était fasciné par les intellectuels français, les

artistes, lesauteursde livres. Il étaitentrédans laGestapo fauted’avoirpuacquérirune

librairiedelivresd’art(sic).»(D,p.97-98)Onpeuticisupposerqu’ils’agitd’undiscours

rapporté,dontlaconclusionlogiqueetlafrivolitésontjugéestoutaussioutrageantesqueles

autrespropossuivisde«(sic)»dansl’ensembledutexte.Unetelleinscriptionauseinmême

dudiscoursdesautrescréeuneffetdeséparationpresquechirurgicaled’aveclerestedela

matièredu texte.Cesontdoncdesmarquesapparentesderetravail,ainsiqued’undésir

marquéd’indiquerleurappartenanceàunetemporalitédifférentedecelledesévénements,

unetemporalitédelaretranscription.Ilenestdemêmeaveccertainsajoutsentrecrochets,

ou avec des astérisques: «[Même maintenant quand je retranscris ces choses de ma

jeunesse,jenesaisispaslesensdecesphrases.]»(D,p.33)L’inclusiondansletextedeces

marquesdelaretouche,delasubjectivitéetdelatemporalitéautreindiqueaussilanécessité

d’unecertainemiseàdistancedecettematièreincarnantle«désordredelapensée».Elle

212Calculeffectuéavecleconvertisseurfranc-eurodel’institutnationalfrançaisdelastatistiqueetdesétudeséconomiques.

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survientaussiparl’adjonctiondetexteenitalique,entreparenthèses:«lapeau[deRobert

L.]étaitàvif.(Lapetitejuivededix-septansdufaubourgduTemplealescoudesquionttroué

la peau de ses bras, sans doute à cause de sa jeunesse et de la fragilité de sa peau, son

articulationestau-dehors[…].»(D,p.72)Cetusagedesparenthèsescréeunespacedansle

textepouruneréalitéparallèle,pour lesouvenirquiadvientaumomentde laréécriture,

provoquéparl’évocationdelapeautenduesurlesosdeRobertL.L’italiquefaitaussisigne

à la préface, indiquant alors la même temporalité de la réécriture. Toutes ces marques

typographiquesetcesincisesdansletextecréentuneséparationnécessairepourmaintenir

l’impressiondetextebrut,quin’estretouchéaprèscoupqu’avecdegrandesprécautionset

une grande transparence envers les lecteurs. Une telle prévalence du paratexte et des

marquesdemodificationsdutexteproduitdusenset influesurlesensmêmedel’œuvre

encadréeparautantdedispositifs,interrogeantforcémentlarelationentreceux-cietletexte

présenté comme intouché — même s’il ne l’est pas réellement, brouillant alors les

séparationspourtantsiclairesaupremierregard:

[…]nisimplementintérieurnisimplementextérieur,netombantpasàcôtédel’œuvrecommeonauraitpuledired’uneexergue,[…]ilestappeléetrassemblécommeunsupplémentdepuislemanque—unecertaineindétermination«interne»—danscelamêmequ’ilvientencadrer.213

Lanotiondeparergond’aprèsDerridaestparticulièrementintéressantepourréfléchiraux

dispositifsparatextuelsdeLadouleurcarelleappréhendelarelationentrel’œuvreetson

cadre,ainsiqueleurinclusionl’unedansl’autre.Leparatexteetlesmodificationssignalées

dansLadouleursontambigus,setenantà la foisenborduredutexteets’y incluantavec

grandrenfortdemarquestypographiques—ounon.Deplus,commenousavonspulevoir,

213JacquesDerrida,Lavéritéenpeinture,Paris,Flammarion,coll.«Champs»,no57,2010[1978],p.83.

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cesélémentscausentdes interférencesdans le sensdu texte, ledébordantet l’inscrivant

dansunengagementpluslargeenverslareprésentationdeladouleur;

Niœuvre(ergon),nihorsd’œuvre,nidedansnidehors,nidessusnidessous,ildéconcertetouteoppositionmaisnerestepasindéterminéetdonnelieuàl’œuvre.Iln’estplusseulementautourd’elle.Cequ’ilmetenplace—lesinstancesducadre,dutitre,delasignature,delalégende,etc.—nelaisseplusdedérangerl’ordreinternedudiscours[…]214

C’estunencadrementsefragmentanttoutaulongdutextequenouspouvonsliredansLa

douleur,etqui,eneffet«nese laisseplusdedéranger l’ordre internedudiscours».C’est

cependant l’idée de donner lieu que j’aimerais davantage retenir; comment, certes, il

aménageunespacepourletexte,délimitantaveccrochets,astérisques,marqueursetblancs,

mais aussi comment le paratexte devient porteur, devient un espace d’accueil à un

engagementlittérairedansl’écriture.

En effet, le travail additionnel accompli parDuras aumoment de la réécriture lui

permet d’affiner son engagement déjà présent dans le texte, et de le faire davantage

correspondre à celui de l’ensemble de son œuvre. Elle retire notamment certains des

passageslesplusviolentsetprécissurl’Églisecatholiqueetlegouvernementgaulliste.Ce

choixestremarquémaisattribuéàunecontrainteéditoriale215parAniaWroblewski ;on

peutpenserqu’aucontraire,celas’inscritdanslemêmemouvementdeclarificationpolitique

quel’onpeutlireentrelaversionfilmiqueetécritede«Lamortdujeuneaviateuranglais»,

visantàconcentrer,àlisserlediscoursdutexteafindenepasle«diluer»ens’élevantsur

tropdefrontsàlafoisetenchoquantinutilement.Cesmodificationsluipermettentaussi

d’élaborerunengagementhorsducontemporaindurécit,quineprésupposepasunavenir

214Ibid.,p.14.Lesitaliquessontoriginales.215AniaWroblewski,loc.cit.,p.66.

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meilleurd’après-guerre.Parexemple,en1985,c’estmoinscontrelegénéralDeGaulleque

contreladroiteengénéraletleFrontNationalqueDurass’élève:

LaDroitec’estça.[…]LaDroites’estretrouvéedanslegaullismemêmeàtraverslaguerre.Vousallezvoirqu’ilsvontêtrecontretoutmouvementderésistancequin’estpasdirectementgaulliste.Ils vont occuper la France. Ils se croient la France tutélaire et pensante. Ils vont longtempsempoisonnerlaFrance,ilfaudras’habitueràfaireavec.(D,p.23)

Une autremodification survient également: Duras choisit de dissimuler Robert Antelme

derrière l’initiale Robert L. Cela atténue la singularité de la souffrance vécue par le

personnage, et accentue la fictionnalisationdu récit. Si lesCahiersde laguerre renvoient

explicitementàRobertAntelme,ledésignantdecenom216oudel’initialeA.,sonappellation

estmodifiéedanslapublicationde1985,alorsqueRobertAntelmeestpourtantunefigure

plusconnuequ’àl’époqueetquesonidentificationestévidente,d’autantplusquelelivreest

(autreparergon)dédicacéàFrédéricAntelme,lefilsqu’ilaeudesasecondefemmeMonique.

DansLadouleur, ildevientdoncRobertL.,faisantsigneaunomdeRésistance,Leroy,que

Duras et lui avaient adopté217 pendant la guerre. De fait, il renvoie aussi à un autre

RobertL.218 dans l’œuvredeDuras,Robert Landais, du filmUneaussi longueabsence. Ce

personnage est celui d’un clochard, qu’une femme (nommée Thérèse, à l’instar de la

narratricede«Terlemilicien»et«AlbertdesCapitales»)croitreconnaîtrecommeétant

sonmari,jamaisrevenudedéportation.Cettemodificationimpliqueàlafoislavieintimeet

lafictiondespersonneshistoriquesmisesenscènedanslerécit,etdémultiplie,dansleréel

etlesrapportsintertextuels,l’attentedeshommesparlesfemmesàlafindelaguerre:«The

effectofthesechangesistogeneralisewhatwasinanycasealreadyexplicitintheoriginal

216MargueriteDuras,Cahiersdelaguerreetautrestextes,op.cit.,p.185.217JeanVallier,op.cit.,p.635.218LeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.126.

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diary.But,asaresult,thetextisfurtherdepersonalised,andtheactofbearingwitnessisno

longer a private act, authorised solely by personal experience.219» Le texte aménage un

espace étant capable de contenir les contradictions et la dissémination du sens du

témoignage.

Dépenserl’événement

La douleur est aussi une œuvre dénonçant la faillite des discours officiels,

journalistiques, et gouvernementaux, qui dénonce leur décalage avec l’expérience des

femmesattendantleursêtreschers.L’écritures’engagealorspourlesfemmesreprésentées

danslerécit—àcommencerparlanarratrice—,horsdulogosetdanslepathos,carces

dernièresontvécuuneexpériencequepersonnen’arriveencoreàpenser.Leurréalitéest

endécalageaveclesdiscoursofficielsetinstitutionnels,cequiaccentueleurdétresse,mais

surtout, leurcolère.Lapenséeet laraisonde lanarratricene fonctionnentplusselon les

normesétabliespar la sociétéet lapenséeoccidentale jusqu’à lapremièremoitiéduXXe

siècle:ellenesaitpasfairefaceàlaréalitédiscordanteàlaquelleelleappartient.Lelecteur

estconfrontéà«l’expériencedelanégationd’unsavoircommunicableparlaraisonauprofit

d’un savoir communicable par l’émotion220». Le texte littéraire, prenant en charge le

discours intimedespersonnages, parvientdoncdavantage à représenter l’époqueque le

discourshistorique.Ladénégationdel’expériencedelanarratriceparlesdiscoursofficiels

219Ibid.,p.125-126.«Ceschangementsontpoureffetdegénéralisercequiétaitdetoutefaçondéjàexplicitedanslejournaloriginal.Mais,enconséquence, letexteestdavantagedépersonnalisé,etl'actedetémoignern'estplusunacteprivé,autoriséuniquementparl'expériencepersonnelle.»Jetraduis.220MurielPic,«GeorgesBataille.Lisibilitédunon-savoir»,dansMurielPic,BarbaraSelmecietJean-PierrevanElslande(dir.),Lapenséesansabri :non-savoiretlittérature,Nantes,ÉditionsnouvellesCécileDefaut,2012,p.116.

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seproduitdefaçonencoreplusviolente:legénéralDeGaullevainqueurneportepasledeuil

desdéportés,maisceluideRoosevelt:«DeGaulleadécrétéledeuilnationalpourlamortde

Roosevelt. Pas de deuil national pour les déportésmorts. Il fautménager l’Amérique. La

FrancevaêtreendeuilpourRoosevelt.Ledeuildupeupleneseportepas.»(D,p.46).La

réalitédelanarratriceetdetousceuxqu’ellefréquenteestévacuéeparsondiscours:«De

Gaulleneparlepasdescampsdeconcentration,c’estéclatantàquelpointiln’enparlepas,

àquelpoint il répugnemanifestementà intégrer ladouleurdupeupledans savictoire»

(D,p.45).Cettedifficultédelapriseenchargedesrelentsdelaguerreparungouvernement

quivoudraitnes’occuperquedelavictoireetdelareconstructionseretrouveégalement

dansletraitementqueréserventlesfemmesmilitairesgaullistesauxvolontairesS.T.O.221Le

contrasteentrelesofficièresbienmisesetlesouvrièresestfrappant:«Lacolonelleestune

grande femmeen tailleurbleumarine, croixdeLorraine sur le revers, elle a les cheveux

blancsbouclésauferetpassésaubleu»(D,p.27),alorsqueles«ouvrières[…]ontdesmains

noircies par l’huile des machines allemandes. Deux d’entre elles sont sans doute des

prostituées, elles sont fardées, elles ont les cheveux teints, mais elles ont dû elles aussi

travailler aux machines, elles ont les mêmes mains noircies.» (D, p. 28) Certaines sont

enceintes,etellessontregardéesavecdégoûtparlesmilitaires:«[Lacolonelle]montreles

femmesdudoigt:“Qu’est-cequ’onenfait?”L’autredit“Jenesaispas”.Lacolonelleadûleur

apprendrequ’ellesétaientdesordures.»(D,p.28-29)Letextedénonceicileméprisd’une

classesocialesupérieurequiprendlecontrôledesinstitutionsàlafindelaguerre:«elles

221LesvolontairesduServiceduTravailObligatoireontenfaitétéforcésdetravaillerenAllemagnenazieparle régime de Vichy. Dans la mémoire française, ils sont «soupçonnés d’être au mieux des anti-hérosmalchanceux,aupiredeslâchesoudesvolontairesdéguisés».VoirRaphaëlSpina,«RéfractairesetrequisduSTO :lesexclusdudevoirdemémoire»,RevueDéfenseNationale,vol.816,no1,2019,p.36-41.

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ontl’accentdel’aristocratiefrançaise»(D,p.24).Lesinstancesofficiellesnesaventpasgérer

lamisèreetlasituationambigüedesfemmesdupeuple.

L’incapacité d’appréhender l’expérience de la douleur de la narratrice est aussi

associéeaudiscoursmasculin:lavoixde«D.»exemplifielestiraillementsintimesauxquels

estlivréelanarratrice.Alliédelanarratrice,cederniertenteàplusieursreprisesderamener

celle-ciàlaraison:«JesuiscontreD.,jedis:“C’estterrible.—Jesais,ditD.—Non,vousne

pouvez pas savoir. — Je sais, dit D., mais essayez, on peut tout.” Je ne peux plus

rien.»(D,p.19) C’est souvent la voix deD. qui tente d’expliquer l’absence de nouvelles:

«“C’est une question de liaison, ils ne peuvent pas écrire”» (D, p.40). Son discours est

cependant toujours réfuté par la narratrice, notamment dans la scène qui explicite les

tensionsinscritesenfiligranedansletexte:

Encemomentilyadesgensquidisent:“Ilfautpenserl’événement”.D.meditcela:“Ilfaudraitessayerdelire[…]”. Tousles livressontenretardsurMmeBordesetmoi.Noussommesà lapointed’uncombatsansnom[…]Derrièrenouss’étalelacivilisationencendres,toutelapensée,celledepuisdessièclesamassés.MmeBordesserefuseàtoutehypothèse.DanslatêtedeMmeBordes comme dans la mienne, ce qui survient ce sont des bouleversements sans objet […]saignementsetcris,c’estpourquoilapenséeestempêchéedesefaire,elleneparticipepasàcechaosmaiselleestconstammentsupplantéeparcechaos,sansmoyens,faceàlui.(D.p.47-48)

Laréférencedirecteàlacivilisationetàlapenséeoccidentaleencendresmontrequecelles-

cinepeuventapporterdesréponsesàlasouffrancevivedesvictimesdelaguerre.Cequi

entoure lanarratrice, lamesuredutemps, les journaux, lesdiscoursgouvernementauxet

institutionnels, les discoursde sesproches, tout cela constitueunmondedediscours en

faillite;selonelle,unautrerégimedesavoir,sanshypothèse,sansdémarchelogique,sans

raison,devraêtreélaboréàpartirduchaosquetoutelacivilisationn’apaspuempêcher.On

retrouveicisonengagementcaractériséparlanégativité,commenousl’avonsrelevédans

«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»:

Page 104: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

97

MargueriteDurasseveut«maîtreàdépenser»,acontrariodeSartre,soncontemporaincapital,l’incontournablemaîtreàpenserdusiècle:moinsde logique,derhétorique,denarrationferadésormaislelitàplusdedissipation,d’émotion,d’instinct,d’implicite,devieintérieure,depoésie.Avecungainnotable:legraindelavoixetlamodulationdusouffle.222

Letexteexplicitelafractureentrelapenséeetlaraisonetl’expériencedesvictimesdela

guerre,etenparticulierdesfemmes:

Unprêtreprisonnieraramenéaucentreunorphelinallemand.Illetenaitparlamain,ilenétaitfier,illemontrait,ilexpliquaitcommentill’avaittrouvé,quecen’étaitpasdesafauteàcepauvreenfant.Lesfemmesleregardaientmal.Ils’arrogeaitledroitdedéjàpardonner,dedéjàabsoudre.Il ne revenaitd’aucunedouleur, aucuneattente […] sans aucunement connaître lahainedanslaquelleonétait,terribleetbonne,consolante,commeunefoienDieu.[…]Toutsedivisait.Restaitd’uncôtélefrontdesfemmes,compact,irréductible.Etdel’autrecôtécethommeseulquiavaitraisondansunlangagequelesfemmesnecomprenaientplus.(D,p.35)

L’écriture littéraire,dansLadouleur,montreunecommunautédefemmesmeurtries:ces

dernières,incluantlanarratrice,nepeuventpenserl’événement,lavictoireetlepardonalors

que leurs plaies ne sont pas pansées, et leurs disparus, rentrés des camps. La division

survientjusquedanslelangage;letextedurassienparvient-ilàdonnerlieuàunlangageque

lesfemmesayantsubiunedouleursansmesurepeuventappréhender?

Unepenséedel’émotionetdeladouleur:versladéraison

Comme nous l’avons étudié plus haut, la réécriture fait tendre le texte vers une

certaineuniversalisationdeladouleur.Cependant,cetteuniversalisationenappelleaussià

unecertainecommunautédefemmessouffrantes,uniesparl’expériencedelaguerre.Ania

Wroblewskisoulignelesglissementsdespronomspersonnels:cequiétaitàl’origine«Je»

danslejournalestremplacéàplusieursreprisespar«Elle»danslapublicationde1985,

222AnneCousseauetDominiqueDenès,MargueriteDuras :Margesettransgressions,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,coll.«Letexteetsesmarges»,2006,p.9.

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permettantaurécitdegagneruneportéeplusuniverselle223.Lelecteuroulalectricepeut

alors étendre le désespoir de la narratrice à chacunedes femmes attendant le retourde

proches.Desgroupesdefemmessontégalementmisenscèneàdenombreusesreprises,par

exemplelorsdupardondel’orphelinallemandparleprêtrementionnéplushaut,maisaussi

lorsdel’attentedesprisonniersàlagare(«[…]ilyadesfemmesdeprisonniersdeguerre

coaguléesenunemassecompacte.[…]Lesfemmeshurlent,ellesclaquentdesmains.»[D,p.

25-26])ainsiquedanslesqueuespourobtenirdesvivres(«Lesfemmesquifontlaqueue

pourlescerisesattendentlachutedeBerlin.»[D,p.34]).Lanarratrice,danssondiscours,

s’associesouventavecMmeBordesetMmeKats,quisontdanslamêmeattente,lamême

douleurqu’elle.Toutescesfemmesdésespéréesetencolère,plusdémunieslesunesqueles

autres,voientleurexpérienceniéeparlesinstitutionsetlenouveaugouvernementdeDe

Gaulle,quineprennentpasencompte leursouffrance.Ladénonciationde laviolencedu

discoursgouvernementalenversledésespoirdesfamillesestparticulièrementvirulentelors

d’unescèneàlagared’Orsay,lorsquelanarratriceapprendquelesinformationsrecueillies

par le gouvernement ne sont pas transmises aux familles éplorées: «Vous n’avez pas

compris. Ilnes’agitpasdenouvelles. Il s’agitderenseignementssur lesatrocitésnazies.

Nousconstituonsdesdossiers.»(Dp.22).Ledésespoirdescivilsestlecadetdessoucisde

l’officier,quiconsidèrel’idéemêmedecetusagedesrenseignementscommerisible,alors

queletextereprésentedenombreusesfemmesetfamillesattendantlamoindrementionde

leursenfants.Lesortdesprochesestconsidéréparl’institutioncommesecondaireausavoir

historique,perpétuantlapenséerationnelledécriéeparletexte,etl’attribuantauxpositions

gouvernementalesofficielles.Delamêmefaçon,lorsqueletextefaitréférenceàdesépisodes

223AniaWroblewski,loc.cit.,p.70.

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historiquesdel’avancéedesAlliésdanslalibérationdel’Europe,cen’estpasdanslesouci

d’offrirunrécitfidèleoudetémoignerdel’histoiredumoment:cenesontquedesjalons

dans l’attente personnelle de la narratrice ; «il ne saurait s’agir pour elle d’établir une

chroniquedesévénements,mais, àpartird’annotationselliptiqueset lacunaires,d’étayer

sonangoissesurlesévénementstragiquesdelafindelaSecondeGuerreetlalibérationdes

campsparlesAlliés.224»Letextedénoncelesdiscoursofficiels,etmetdel’avantladéraison,

ledérèglementdelapensée,quiseraitcaractéristiquedespersonnagesfémininsdurassiens

quenousavonsétudiés.Cettesoustractiondes femmesauxdiscoursnormésseretrouve,

certes,dans«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,maisaussi,parexemple,dansLe

Camion:

M.D.:C’estça...Ellenerépondpas.Ildit:j’aibesoindesavoir,j’ailedroitdesavoir.Jesuismêmeendroitdevousdemandervospapiersd’identité.G.D.:Ellepleure?M.D.:Non.Ellenepleuretoujourspas.Ildit:Iln’yavaitrienlàoùvousêtesmontée,rienàpertedevue?Alors?Quiêtes-vous?(Temps.)Ilattendlaréponse.G.D.:Ilattendlaréponse.(Temps.)M.D.:Oui.Ellerépond:Jenesaispasvousrépondre.Votrelogiquem’échappe.Sionmedemandequijesuis,jemetrouble.225

La femme du Camion surgit de l’inconnu comme les cahiers aux sources de La douleur.

L’hommedutexte,représentéiciparlesinitialesdeGérardDepardieu,seréfèreàson«droit

desavoir»,etauxécritsnormésquesontlespapiersd’identité,alorsquelafemmeopèreà

l’extérieurdecettelogique,àlaquelleellenepeutopposerqu’untrouble,voiredespleurs.

Danslemêmemouvement,l’écrituredeDurass’engagedanslavoyanceplutôtquedansla

224 ChristianeKègle, «Écrire la douleurde la disparition.MargueriteDuras àproposdeRobertAntelme»,Frontières,vol.27,no1-2,2015.225MargueriteDuras,LeCamion,op.cit.,p.67.

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réflexionetleraisonnement;cenesontcependantpasquelesfemmesquisepositionnent

à l’extérieurdesdiscoursde savoir,maisaussi lesenfants, commeErnestodansLapluie

d’été:«[…]jeretourneraipasàl’écoleparcequ’àl’écoleonm’apprenddeschosesquejesais

pas.Aprèsceseraitdit.Ceseraitfait.Voilà.226»Cepositionnementàl’extérieurdesdiscours

historiques, journalistiques, et du savoir en général, profondément transgressif, donne à

voir, dans l’écriture de Duras, un état des choses millénaire, qui restera inchangé et

mortifère,n’apparaissantqueparl’expérience:

Durasstillholds to theviewof literatureas fundamentally transgressiveactivity.Writing, sherepeats, breaks with established authority and exceeds mastery; its role is to challenge andsubvertthestatusquo,toundermineallestablisheddiscoursesandideologies.Towritethereforeisnottorepresenttheworldbytellingstories,itistopushnarrativeandhumanexperiencestothat limit atwhichmeaning falters and yields to an ecstatic otherness that no longer fits theboundsofordinarylanguage.227

DansLadouleur,enconfrontantlapenséerationnellehéritéedelatraditioneuropéenneàla

douleur des femmes, des enfants et des civils vulnérables, Duras met la philosophie à

l’épreuveduréel:ladouleuretlenon-savoirdanslesquelslanarratriceestplongéenelui

laissentqu’une«penséeparl’émotionquiromptaveclerationalismehistorique,politique

etéconomiquedelaguerre228».Cettepenséeparl’émotion,etl’empathiequ’ellesuscite,crée

uneffetrhétoriquefavorableàlaprisedepositionpolitiquedutexteàgauche,ducôtédu

peupledontlasouffranceesteffacée.

226MargueriteDuras,Lapluied’été,Paris,P.O.L.,2013[1990],p.17.227LeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.36.«Durascontinuedeconsidérerlalittératurecommeuneactivitéfondamentalementtransgressive.L'écriture,répète-t-elle,romptavecl'autoritéétablieetdépasselamaîtriseesthétique ; sonrôleestderemettreenquestionetdesubvertir lestatuquo,desaper tous lesdiscoursetidéologiesétablis.Écrire,cen'estdoncpasreprésenterlemondeenracontantdeshistoires,c'estpousserlerécitetlesexpérienceshumainesjusqu'àcettelimiteoùlesenss'effondreetcèdeàunealtéritéextatiquequinecorrespondplusauxlimitesdulangageordinaire.»Jetraduis.228MurielPic,op.cit.,p.101.

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Unfermeengagementdansl’ambiguïté

LetextedeDurasestaussitransgressifdanslamesureoùilempêcheunregardserein

surlavictoireetl’après-guerreenFrance.L’engagementlittérairedutexteencesensselit

particulièrementlorsquelanarratriceexigequelaresponsabilitédesatrocitésreposesur

l’humanité,etnonpasuniquementsurl’Allemagne:

Sicecrimenazin’estpasélargiàl’échelledumondeentier,s’iln’estpasentenduàl’échellecollective,l’hommeconcentrationnairedeBelsenquiestmortseulavecuneâmecollectiveetuneconsciencedeclasse[…]aététrahi. […]Laseuleréponseà faireàcecrimeestd’en faireuncrimedetous.De lepartager.Demêmequel’idéed’égalité,defraternité.Pourlesupporter,pourentolérerl’idée,partagerlecrime.(D,p.64-65)

L’écriture manifeste ce refus du rejet de la responsabilité de la guerre et des horreurs

concentrationnairesdefaçonencoreplusviolentedanslestextes«AlbertdesCapitales»et

«Ter le milicien», montrant l’équivocité de l’écriture de Duras et faisant ressortir

l’imperfectionetl’impossibilitéderécupérationdesonengagement.Danscestextes,comme

mentionnéprécédemment,DurasmetaujourlaviolencedelaRésistanceetlesexactions

sans pitié qu’elle commet envers les collaborateurs et lesmiliciens.Dans la préface, qui,

commenous l’avonsvu, anticipe la réception touten s’érigeant commeprisedeposition

politique, Duras s’identifie comme la narratrice de ces textes: alors qu’il est évident de

franchirlepasdel’identificationdans«Ladouleur»grâceauxindicesbiographiques,etàla

désignation de la narratrice comme «Marguerite» (D, p. 42), il vamoins de soi pour le

lecteurde l’assimileràThérèse,à lanarratricesanspitiéde«Ter lemilicien»:«Thérèse

c’estmoi.Cellequitortureledonneur,c’estmoi.Demêmecellequiaenviedefairel’amouravec

Terlemilicien,moi.Jevousdonnecellequitortureaveclerestedestextes.Apprenezàlire:ce

sontdestextessacrés.»(D,p.138)Ensepositionnantcommecellequitorture,enseplaçant

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aposterioricommecellequiferaitl’amouravecuncollaborateur,ellecourt-circuited’avance

l’imaged’héroïnedelaRésistancequiauraitpus’apposeràelle.Elledemandeauxlecteurs

des’ajuster,lespréparantàrecevoirlestextes;lecaractèresacrédulittéraire,montrantune

véritéautrequecelledesdiscoursnormés,estàl’œuvre.Sonengagementlittéraires’écritici

dans une de ses itérations les plus significatives, révélant au lecteur la propre part de

violencequ’ilpourraitrenfermer,neluigarantissantpaslavictoire,nilerôleduhéros:

The potential for violence, as the story ‘Albert des Capitales’ shows, is inherent in all humanbeings,evenwhentheyareonthesideofsocialjusticeandResistance.SowhatisimplicitinLadouleur,forDuras,isnotanassertivemoralposition,butanethicsofattention,thefirstmoveofwhich is to acknowledge the relationship of reciprocal inclusion or identification that existsbetween the judges and those being judged. The aim is to refuse to treat the camps as aninexplicableaberrationresultingfromtheinherentperversityofaparticularraceorpeople.229

Dans ces textes, l’écriture de Duras est donc porteuse de contradictions, de difficultés

irréconciliables,etlespropositionspolitiquesquiendécoulentnepeuventsesatisfairede

réalitéshistoriques.Ellesdoiventheurterlaraison,etdemanderàleurslecteursdepenserà

tâtons, de faire sens de ce témoignage équivoque des atrocités de la Seconde Guerre

mondiale. Certains critiques y lisent la tentative de créer une représentation limite du

témoignage:

[…] lareecriture litteraired’undocumentde laguerre luipermetdecombattre, asa façon, lesforcesdel’oubli.Lesdeuxtextes[LadouleuretlesCahiers]peuventetreperçusalafoiscommedes symboles de la precarite du souvenir et des symboles de la survie grace a l’ecriture quifonctionnecommeactedetemoignage.Duras,quiecrittoujoursauborddelaperte,del’echeanceetdelacatastrophe,touchepourtantaussi,malgreelle-memepeut-etre,lesfrontiereselusivesdelavie.230

229LeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.129.«Laviolencepotentielle,commelemontrel'histoired'“AlbertdesCapitales”,estinhérenteàtouslesêtreshumains,mêmelorsqu'ilssontducôtédelajusticesocialeetdelarésistance.Ainsi,cequiestimplicitedansLadouleur,pourDuras,n'estpasunepositionmoraleaffirmée,maisune éthique de l'attention, dont la première démarche est de reconnaître la relation d'inclusion oud'identificationréciproquequiexisteentrelesjugesetlespersonnesjugées.L'objectifestderefuserdetraiterlescampscommeuneaberrationinexplicablerésultantdelaperversitéinhérenteàuneraceouàunpeupleparticulier.»Jetraduis.230AniaWroblewski,loc.cit.,p.73.

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D’autrescritiques,cependant,montrent lanécessité«d’apprendreà lire»,depréparer la

réceptiondestextes.Parexemple,ColinDavisconsidèrecommetransgressiflecontenudu

textedeDuras,etn’hésitepasàproclamersapréférencepourlestextesdeguerreidéaux,

aux valeurs humanistes et positives231: «in Duras’s writing, being in the right, being a

Resistantratherthanacollaborator,avictimratherthanatorturer,isahistoricalaccident

withoutethicalsignificance.Itprovidesnolessontobelearned,nomoralimprovementto

begained.232»Ce constatdérangeantestprécisément celuidevant lequelDuras souhaite

placer son lecteur: la lecture est difficile, perturbante, et impossible à récupérer

positivement;

Duras’ shame […] is associated by herwith the condition of literature, a conditionwhich Ladouleurdoeslittletoquestion.[Duras’swriting]isalso—andthisisperhapswhatmakesitmostdifficultforustoaccept—anartwithoutethics,aliteraturewhichholdsopennoprospectfortherecoveryofmoralvalue.233

Sil’opinioncatégoriquedeDavisestàprendreavecungraindesel,ilrestequel’ambiguïté

del’engagementdelanarrationreposedanssonrefusd’adhéreràl’humanisme,alorsqu’il

s’inscrit dans la transgression d’une éthique négative. Résistantes, ses narratrices des

différents textes deLa douleur n’incarnent pas sans équivoque les valeurs françaises de

l’époque gaulliste, elles sont aussi violentes que les miliciens, elles torturent des

231Parexemple,DavispréfèreauxtextesdeDurasceuxd’Antelme,qu’ilconsidèrecommeunesourcelégitimesurlasouffrancedelaguerre,contrairementàl’auteurequinousintéresseici.232 ColinDavis, loc. cit., p. 181. «Dans l'écriture deDuras, être dans le vrai, être un résistant plutôt qu'uncollaborateur,unevictimeplutôtqu'untortionnaire,estunaccidenthistoriquesanssignificationéthique.Iln'apporteaucuneleçonàtirer,etneproposeaucuneaméliorationmorale.»Jetraduis.233Ibid.,p.182.«LahontedeDuras[...]estassociéeparelleàl'étatdelalittérature,unétatqueLadouleurneremetguèreenquestion.[L'écrituredeDuras]estaussi,etc'estpeut-êtrecequiestpournousleplusdifficileàaccepter,unartsanséthique,unelittératurequin'offreaucuneperspectivederécupérationd’unequelconquevaleurmorale.»Jetraduis.

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collaborateurs,ellesnevéhiculentpasl’idéed’unesupérioritémorale—etsurtout,ellesne

garantissentpasquedetelsévénementsnepuissentjamaissereproduire:

Writing here takes on the role of a radical force that overwhelms identity and disperses allmonolithicauthorityorpower.Itcontinuallyoutlivesitsownfinitecharacterandsurvivesaspureaffirmation,asanattentivenesstoothernessthateschewsmoraldogmatism[…]234

Par cette singularitéde l’affirmationpouvantaccueillir l’aporieet évitant ledogmatisme,

l’écrituredevientunlieudel’engagementpourDuras,qu’elleprendàbraslecorpsmalgré

lescontradictionsparfoisinduitesparsesprisesdepositionpubliques.Ils’agitalorsd’un

engagement de l’écriture, dans l’écriture, grâce à un discours littéraire qui se positionne

commesouverain,d’aprèsMenke,parrapportauxautresdiscourspouvantlimitersonsens.

L’engagementn’estpaspurementesthétique,maisaucontraire,seconfronteauxquestions

de témoignage et de représentation par le langage. Cependant, ce discours politique sur

l’écriture est plurivoque,multiple, et porte la critique virulente des discours auxquels il

refusedeseconformer:

Sauverlepotentielsouveraindel’artconsisteàdépasserlaservilitéàlaquellelecondamneunelecture«esthétique»qui,soumiseau«désirdusens»,nepeutyvoirqu’unmodedediscoursparmid’autres.L’art,enrevanche,accèdeàlasouverainetédansuneautrelecturequin’estplusd’ordreesthétique.L’expérienceesthétiquede lanégativitéacquiert iciunevaleurgénéraleetperddumêmecoupsafonctionstabilisatricevis-à-visdesdiscoursnonesthétiques,pourlesquelsetdanslesquelsellefaitaucontrairevaloirsanégativité.235

L’expérienceesthétique,qui icienglobe la littérature,créeunenouvelle imagedesautres

discours — sociaux, politiques, philosophiques, historiques. L’écriture les critique, les

dépasse,montreleurfaillite;ainsi,ellemetencriselesdiscoursqu’elleaccueilleensonsein.

234LeslieHill,MargueriteDuras,op.cit.,p.132.«L'écritureprendicilerôled'uneforceradicalequisubmergel'identitéetdispersetouteautoritéoupouvoirmonolithique.Elledépassecontinuellementsaproprefinitudeetsurvitcommeunepureaffirmation,commeuneattentionà l'altéritéquiévite ledogmatismemoral.» Jetraduis.235ChristophMenke,op.cit.,p.193.

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Ceux-cin’entretiennentpasaveclelittéraireunerelationd’égalàégal:ilssontdéstabilisés

etsubordonnéspar lediscours littérairesouverain,d’autantplusquecelui-ciestporteur

d’unenégativitéempêchanttouterécupérationourationalisationdel’expérienceesthétique

deleurpart.

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Conclusion

L’écriturefaitdoncofficepourDurasdelieu,accueillantàlafoissesaffirmations,son

«discours fondateur236» et souverain, ainsi que ses contradictions, sa réflexion, ses

tentativesaporétiquesdereprésenter lamortet ladouleur—qu’ellessoientsiennes,ou

qu’ellesselessoitappropriées;«[L’expériencedelalangue]N’est-cepascequidonnelieuà

cette articulation entre l’universalité transcendantale ou ontologique et la singularité

exemplaireoutémoignantedel’existencemartyrisée?237».Cesontlesproblèmesdecette

articulation qu’elle explore, et dans lesquels elle engage son écriture en déployant

souverainementlasubjectivitédesondiscourslittéraire:«ilapparaîtquel’undesressorts

del’impactdiscursifrésidedanslamanièredontl’hypersubjectivitédesénoncésproposés

peut s’intégrer dans un discours a priori universalisant.238» Les textes étudiés dans ce

mémoire sont tous les trois porteurs de cette tension entre singulier et universel,

interrogeantlelienentrelessouffrancesvécuesetlessouffrancespartagées:

CequeDuras[…]appelle«lavietranquille»ou«ladouleur»etquiestunenfoncementdansl’opacité dumalheur, sous le poids des choses, dans l’ordre immuable d’une oppression sansrecours autresquedes gestesultimes,n’estqu’une forme renouveléede laplus anciennedestragédies.[…]Faceau«retraitdupolitique»,etdansledésespoir[…]elleamaintenuetprêtésavoixàuneexigencedecequ’elleappelaitaussibien la justice:entre l’impossibilitéd’accepterl’ordre naturel du monde et l’échec programmé de toute révolte. Et correspondre par là audésarroid’uneépoque.239

236AnneCousseau,op.cit.,p.550.237JacquesDerrida,Direl’événement,est-cepossible?,Paris,L’Harmattan,coll.«Esthétiques»,2001,p.25-26.Derridaciteetcommentealorssonpropretexte,LeMonolinguismedel’autre,Paris,Galilée,1996,p.50.238AnneCousseau,op.cit.,p.545-546.239DavidAmar,op.cit.,p.76.

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107

Mais si elle interroge, ce n’est pas pour obtenir une réponse: «utopia, as its etymology

suggests, has no place on this construction site240», relève Robert Harvey au sujet de

l’écrituredeDuras.L’interrogation,aucontraire,estplutôtlancéedanslevide,nes’attendant

qu’àrecevoirenretourunécholointainetdéformé.Commenousavonspulevoiravecnotre

étudede«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»,cen’est,eneffet,pasversuneréponse,

niversunfuturmeilleuretutopiqueques’avancel’écrituredeDuras.Elles’engageplutôt,

danscetexte,àdonneràvoirlesextrémitésauxquelleslesfemmespeuventêtrepousséessi

ellesviventsousla«loidel’homme»(S,p.49).Elledénoncecetétatdefait,sansentrevoir

de rédemption ou de réconciliation, s’enfonçant dans la condamnation d’un malheur

millénaire,proposantunnon-savoirpropreà la féminitéque l’on retrouveraparailleurs

dansnotreétudedeLadouleur.Cependant,commenousl’avonsdémontré,l’engagementpar

l’écrituredeMargueriteDurasnesedéploiepasuniquementpourseporteràladéfensedes

femmes. L’ensemble desminorités souffrantes trouve refuge dans son écriture, dans les

journaux,dansseslivresoudanssesfilms,toutaulongd’uneviederefusetderésistance

contrelespouvoirs,qu’ilssoientprivésoupublics.C’esteneffetparcetteattitudederefus,

d’impossibilitéd’atteindreunquelconquesalutquesecaractérisel’engagementlittérairede

Duras,quidonneàvoir,àvivre,l’expérienceesthétiquedelanégativité;d’ailleurs,letexte

«Sublime, forcément sublime Christine V.» s’il explique le geste de la mère par son

oppression,reposetoutdemêmesurlaproclamationd’uneculpabilitésansappelausens

juridique:«anysenseofDuras’sworkasredemptivenegatesthepatienceandthepathos

bywhich,atitsbest,itischaracterized—whilealsoconvenientlyforgettingtheslippages

240RobertHarvey,SharingCommonGround:ASpaceforEthics,NewYork,BloomsburyAcademic,2017,p.62.«L'utopie,commesonétymologiel'indique,n'apassaplacesurcechantier.»Jetraduis.

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108

andself-servingdistortionsofwhich,at itsworst, it iseminentlycapable241».De fait, les

débordements,laviolence,laprovocation,l’appropriationdelasouffranced’autruifontaussi

partiedesonengagement littéraire,ysontnécessaires, faisantalorsporteraux textesun

échecinhérentd’unpointdevueéthique,commelesouligneColinDavisdanslechapitre

précédent. Porteur d’échec, porteur d’aporie, la souveraineté du littéraire se lit dans le

discoursesthétiquedeDuras,qui,ense fondantsur lui-même,affirme lanégativitéde la

conceptiondumondedel’auteure.Cen’estdoncpasuneécrituredelarédemption,maisune

écrituredelatentativequiestàl’œuvredanslestextesdeDuras,unetentativevouéeàse

solderparunéchec.

L’échecseretrouveégalementaucœurdenotreanalysedutexte«Lamortdujeune

aviateuranglais».LaconfrontationparDurasdel’impossibilitédelareprésentationetdu

témoignages’inscritdansunprolongementdesonengagementparl’écriture,carlediscours

littéraireestleseul,pourl’autrice,àêtrecapabledeporteràlafoisl’extrêmenécessitéet

l’extrêmeimpossibilitédelareprésentationdelamortetdelasouffrance.Ilestnécessaire,

pourelle,dedonneràvoircessituationsintolérables,maislelangageestinsuffisantetne

peutque conserver les tracesde l’incapacitéde témoignerd’une telle réalité.Ce texte se

distingue égalementpar le recoursqueDuras fait aumythe. Permettant d’accéder à une

temporalité autre et étendant les significations, le récitmythique luipermetd’inscrire le

jeune aviateur anglais, et par extension tout jeune insouciantmort dans l’injustice de la

guerre, dans l’éternité du récit. Cette intrusion dumythe dans l’écriture passe aussi par

l’importanceprédominantedelavoixdeDurasdanssesinterventionspubliquestoutcomme

241MartinCrowley,op.cit.,p.294.«Toutetentativededonneràl’œuvredeDurasunsensrédempteurannulelapatienceet lepathosqui lacaractérisentdanslemeilleurdescas—toutenoubliantcommodément lesdérapagesetlesdistorsionségoïstesdont,danslespiresdescas,elleestéminemmentcapable.»Jetraduis.

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109

dansl’entrevuefilméeàlasourcede«Lamortdujeuneaviateuranglais»,unevoixdontla

critiquesoulignelesouffleoraculaire.

NousavonségalementétudiélaposturedeDurasenprenantencomptesesconduites

et les effets produits sur son œuvre et leur réception par ses interventions. L’ethos

d’inscriptricequidécouledesapostureestaucœurdenotretravailsurLadouleur.Nous

avonspuvoir,parl’examendesmodificationsapportéesautexteavantsaparution,unsouci

chez Duras de dépersonnaliser son texte, tout en en conditionnant une lecture très

personnelle par l’adjonction d’un paratexte éminemment affirmé. Cependant, un travail

rapprochédutexteetdesmodificationsqu’ilasubiespermetaussidevoirunengagement

politiquedel’écriture,inscrivantalorssontextedanslemêmemouvementnégatifquesa

posture d’auteure. Le paratexte très développé ainsi que des ajouts de crochets ou de

citations àmême le texte du journalmontrent l’importance pour l’auteur de préciser la

charge politique du texte, réactualisant son discours pour s’opposer à la résurgence de

l’extrême-droite en France au cours des années 1980. La déconstruction des discours

institutionnels et masculins, semblable à celle que l’on peut observer dans «Sublime,

forcémentsublimeChristineV.»(parailleursexactementcontemporaindelapublicationde

Ladouleur),réaffirmelasouverainetédudiscourslittérairepourDuras.

Sil’auteureaffirmequ’ellea«véculeréelcommeunmythe242»,notretravailsurses

troistextesnouspermetdeconclureque«Durassefaitlavoixdumythologuedelacité243»,

voyantàtraversl’expériencehumainedesescontemporainsdessouffrancesmillénaires.Si

242Marguerite Duras, «“J’ai vécu le réel comme un mythe”», entretien avec Aliette Armel, Le MagazineLittéraire,no278,1990,p.18.243SimonaCrippa,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,loc.cit.,p.118.

Page 117: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

110

sonécriture,malgrésasouveraineté,neréussitpasàenfairesens,elleréussitmalgrétoutà

enfaireuntémoignageens’engageantparsonécriture,endonnantàvoirsonéchec:«Je

pense que [le monde] est un ratage assez impressionnant. Ça n’a pas fonctionné. Cette

situationdumonde,navrante,quimetoucheetàlaquellejemerallie.244»Écrivantmalgré

ledésespoir,avec ledésespoir,Durasaccompagne leréeldesonécriture ; inscrivantson

présentdanslatemporalitédumythe,elleenassureparlefaitmêmesasurvivance.

244FrançoiseFaucheretMargueriteDuras,op.cit.,p.46-47.

Page 118: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

i

Bibliographie I. Corpus

1. Corpusprincipal

Duras,Marguerite,Ladouleur,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2469,2003[1985],217p.

———, Sublime, forcément sublime Christine V., précédé de Duras aruspice, Montréal,Héliotrope,2006[1985].

———,«Lamortdujeuneaviateuranglais»,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993.

2. AutresœuvresdeDurascitées

Duras,Marguerite,LeCamion,Paris,LesÉditionsdeMinuit,1977,140p.

———,Outside,Paris,Gallimard,coll.«CollectionFolio»,no2755,1996[1981],370p.

———,Lapluied’été,Paris,P.O.L.,2013[1990],160p.

———,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,125p.

———,«Lenombrepur»,Écrire,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no2754,1993,p.107-113.

———,LeMondeextérieur.Outside2,EPUB,Paris,P.O.L,2013[1993],496p.

———,Cahiersdelaguerreetautrestextes,Paris,P.O.L./Imec,2006,432p.

3. EntretiensavecDuras

3.1 Entretiensécrits

Duras,Marguerite,«“J’aivéculeréelcommeunmythe”,entretienavecAlietteArmel»,LeMagazineLittéraire,no278,1990,p.18.

Page 119: Souverainetés du littéraire dans trois écrits de

ii

Faucher,FrançoiseetDuras,Marguerite,«Interviewdu11avril1981»,dansSuzanneLamyet André Roy,Marguerite Duras à Montréal, Montréal, Les éditions Spirale, 1981,p.43-53.

Porte, Michelle, Les lieux de Marguerite Duras, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Minuitdouble»,no83,2012[1977],119p.

3.2 Entretiensfilmés

Perrot,Luce,«MargueriteDuras»,Au-delàdespages,TF1,3juillet1988.

«InterviewdeMargueriteDurasàproposdel’affaireVillemin»,LeSoir,France,France3,3février1993,5min18s.

Jacquot,Benoît,Lamortdujeuneaviateuranglais,Institutnationaldel’audiovisuel,1993,36’.

II. Corpuscritique 1. Surlecorpusprincipal

1.1 Sur«Sublime,forcémentsublimeChristineV.»

Duras, Marguerite, «Sublime, forcément sublime Christine V.», dansBernard Alazet et

Christiane Blot-Labarrère, Marguerite Duras, Paris, L’Herne, coll. «Cahiers deL’Herne»,no86,2005[1985],p.74-78.

Marcandier, Christine, «Duras, “Sublime, forcément sublime Christine V”»,Diacritik, vol.Crimesécrits,juillet2017,p.16.

Mavrikakis, Catherine, «Duras Aruspice», dansMarguerite Duras, Sublime, forcémentsublimeChristineV.,précédédeDurasAruspice,Montréal,Héliotrope,2006,p.11-40.

Saemmer, Alexandra, «“Je n’aime pas les dociles aveugles femmes” : Duras et l’affaireVillemin»,dansAnneCousseauetDominiqueDenès,MargueriteDuras :Marges ettransgressions,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,coll.«Letexteetsesmarges»,2006,p.149-158.

1.2 Sur«Lamortdujeuneaviateuranglais»

Cranston, Mechthild, «Mother of the Living Dead: Marguerite Duras»,Dalhousie FrenchStudies,vol.55,2001,p.120-126.

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Watthee-Delmotte, Myriam, «Le poids des morts», dans Dépasser la mort. L’agir de lalittérature,Arles,ActesSud,2019,p.166-79.

1.3 SurLadouleur Bogaert,SophieetCorpet,Olivier,«Préface»,dansMargueriteDuras,Cahiersdelaguerre,

Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no4698,2008[2006],p.7-13.

Chalonge, Florence de, «La Douleur, le “journal intemporel” de Marguerite Duras»,dansJean-MariePauletAnne-RachelHermetet (dir.),Écrituresautobiographiques :Entre confession et dissimulation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll.«Interférences»,2016,p.195-215.

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Kègle,Christiane,«Écrireladouleurdeladisparition.MargueriteDurasàproposdeRobertAntelme»,Frontières,vol.27,no1-2,2015.

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Noetinger, Élise, «At the Sharp End ofWaiting: A Study of “La Douleur” by MargueriteDuras»,L’EspritCréateur,vol.40,no2,Écrituresfémininesdelaguerre/FeminineRepresentationsofWar,t2000,p.61-74.

Wroblewski,Ania,«Réécrire,revivre,oublier :lagenèseetlapublicationde“Ladouleur”»,Interférenceslittéraires,no4,mai2010,p.63-74.

2. Surl’écrituredeDuras

2.1 Poétique Blanckeman, Bruno, Lectures de Duras, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll.

«DidactFrançais»,2005,259p.

Burgelin, Claude, «PourDuras», dansClaudeBurgelin et PierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.5-13.

Cousseau,AnneetDenès,Dominique,MargueriteDuras :Margeset transgressions,Nancy,PressesUniversitairesdeNancy,coll.«Letexteetsesmarges»,2006,299p.

Cousseau,Anne,«Lediscoursdevérité»,dansClaudeBurgelinetPierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.545-556.

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Crippa,Simona,«MargueriteDuras :“L’écritured’unlivre,l’écrit”»,Diacritik,avril2017.

Pagès-Pindon, Joëlle,MargueriteDuras,Paris,EllipsesÉditions,coll.«Thèmesetétudes»,2001,119p.

———, «Le livre dit. De la voix qui s’exhibe à la voix qui fait voir»,Marguerite Duras.Passages,croisements,rencontres,Paris,ClassiquesGarnier,coll.«ColloquesdeCerisy-Littérature»,no6,2019,p.261-273.

Philippe,Gilles,«Duras :dequelquesréécrituresmineures»,Genesis.Manuscrits–Recherche–Invention,no44,mai2017,p.109-118.

Gardies,André,«Décrire,dit-elle?»,dansClaudeBurgelinetPierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.429-438.

Hill,Leslie,MargueriteDuras:ApocalypticDesires,London ;NewYork,Routlege,1993,200p.

Rabaté,Dominique,«Paradoxesduromanesque»,dansBernardAlazetetChristianeBlot-Labarrère (dir.), Marguerite Duras, Paris, Éditions de L’Herne, coll. «Cahier deL’Herne»,no86,2005,p.144-147.

2.2Durasetleféminin Armel,Aliette,«Duras|DelamendianteàChristineV,leserrancesfémininesdeM.Duras»,

remue.net,mars2006.

Ricouart,Janine,Écritureféminineetviolence :UneétudedeMargueriteDuras,Birmingham,SummaPublications,1991,209p.

Rodgers,Catherine,«Lecturesdelasorcière,ensorcellementdel’écriture»,dansCatherineRodgersetRaynalleUdris,MargueriteDuras :Lecturesplurielles,Amsterdam,Rodopi,1998,p.17-34.

2.3 Élémentsbiographiques Adler,Laure,MargueriteDuras,Paris,Gallimard,coll.«Folio»,no3417,2014,948p.

Vallier,Jean,C’étaitMargueriteDuras.Tome1 :1914-1945,Paris,Fayard,2006,703p.Vallier,Jean,C’étaitMargueriteDuras.Tome2 :1946-1996,Paris,Fayard,2010,966p.Vircondelet,Alain,Duras.Biographie,Paris,ÉditionsFrançoisBourin,1991,455p.

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3. Surl’engagement 3.1 Surl’engagementdel’écriture

Barthes,Roland,«Écrivainsetécrivants»,Essaiscritiques,Paris,ÉditionsduSeuil,coll.«Tel

quel»,1964,p.147-154.

Bornand,Marie,«LittératureetEngagement»,Témoignageetfiction:lesrécitsderescapésdans la littérature de langue française (1945-2000), Genève, Librairie Droz, 2004,p.21-32.

Bouju, Emmanuel, «Forme et responsabilité. Rhétorique et éthique de l’engagementlittérairecontemporain»,Étudesfrançaises,vol.44,no1,2008,p.9-23.

Denis,Benoît,Littératureetengagement :dePascalàSartre,Paris,ÉditionsduSeuil, coll.«Points»,2000,316p.

Robbe-Grillet,Alain,Pourunnouveauroman,Paris,ÉditionsdeMinuit,1963,156p.

Sapiro,Gisèle,Laresponsabilitédel’écrivain:littérature,droitetmoraleenFrance,XIXe-XXIesiècle,Paris,ÉditionsduSeuil,2011,746p.

Sartre,Jean-Paul,Qu’est-cequelalittérature?,Paris,Gallimard,coll.«FolioEssais»,no19,

2008[1948],318p.

3.2SurDurasengagée Bédard, Mylène et Tremblay, Katheryn, «Le fait divers comme lieu d’engagement de

l’écrivaine :lescasdeMargueriteDurasetdeSuzanneJacob»,Recherches&Travaux,no92,juin2018.

Denès, Dominique, Marguerite Duras: écriture et politique, Paris, L’Harmattan,coll.«Critiqueslittéraires»,2005,259p.

———,«Lagageurepolitico-poétiquedeMargueriteDuras»,dansEmmanuelBouju(dir.),L’engagementlittéraire,Rennes,PressesUniversitairesdeRennes,2005,p.166-174.

3.3 SurlesinterventionsmédiatiquesdeDuras Arnaud, Alain, «L’impudeur : Les interventions publiques de Marguerite Duras»,

dansClaudeBurgelinetPierreDeGaulmyn,LireDuras,Lyon,PressesUniversitairesdeLyon,coll.«Lire»,2000,p.569-581.

Brancky, Anne, The Crimes of Marguerite Duras. Literature and the Media in Twentieth-CenturyFrance,Cambridge,CambridgeUniversityPress,2020,222p.

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Rossi,Marie-Laure,Écrireenrégimemédiatique:MargueriteDurasetAnnieErnaux :actriceset spectatrices de la communication de masse, Paris, L’Harmattan, coll. «Espaceslittéraires»,2015,336p.

3.4Surl’ethosetlaposture

Meizoz,Jérôme,«“Postures”d’auteuretpoétique»,VoxPoetica,2004.

———,«Cequel’onfaitdireausilence :posture,ethos,imaged’auteur»,ArgumentationetAnalyseduDiscours,no3,octobre2009.

———,«“Écrire, c’est entreren scène” : la littératureenpersonne»,COnTEXTES, février2015.

4. Surlesapprochesdestextes

4.1Surlapratiquedel’autofictiondeDuras

Bogaert, Sophie, «Marguerite Duras ou comment l’écrivain tue la femme», dansClaudeBurgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s), Lyon, PressesuniversitairesdeLyon,coll.«Autofictions,etc.»,2019,p.165-186.

Hill,Leslie,«Imagesofauthorship»,MargueriteDuras :Apocalypticdesires,Londres ;NewYork,Routledge,1993,p.1-39.

4.2Surl’écrituredelaSecondeGuerremondiale

Bornand,Marie,Témoignage et fiction: les récits de rescapés dans la littérature de languefrançaise(1945-2000),Genève,LibrairieDroz,2004,260p.

Davis, Colin, «Trauma and Ethics : Telling the Other’s Story», dansMartinModlinger etPhilippSonntag(dir.),Otherpeople’spain:narrativesoftraumaandthequestionof

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ethics, Oxford ; New York, Peter Lang, coll. «Cultural history and literaryimagination»,no18,2011,p.19-42.

Lodi,Gabriella,«Écrireauborddelaguerre :NataliaGinzburg,MargueriteDuras,RégineRobin»,Thèsededoctorat,Montréal,UniversitédeMontréal,2007,351p.

Spina,Raphaël,«RéfractairesetrequisduSTO : lesexclusdudevoirdemémoire»,RevueDefenseNationale,vol.N°816,no1,2019,p.36-41.

4.3Surlemytheetlaparabole

Barthes,Roland,Mythologies,ePUB,Paris,Seuil,2014[1957],288p.

Crippa,Simona,«EspionnedeDieu.Durasentrefaitsdiversetmythes»,dansSylvieLoignon(dir.),LaRevuedeslettresmodernes,MargueriteDurasetlefaitdiverssuivideLecturesdeLaVietranquille,no6,juillet2020,p.113-123.

Stiker,Henri-Jacques,Parabole,religion,EncyclopædiaUniversalis,2020.

Watthee-Delmotte,Myriam,Dépasserlamort.L’agirdelalittérature,Arles,ActesSud,2019,272p.

4.4Surletémoignage

Derrida,Jacques,Demeure—MauriceBlanchot,Paris,Galilée,1998,143p.

———,Lavéritéenpeinture,Paris,Flammarion,coll.«Champs»,no57,2010[1978],440p.

Derrida, JacquesetCahen,Didier,«“Iln’yapas lenarcissisme”(autobiophotographies)»,dansElisabeth Weber, Points de suspension. Entretiens, Paris, Galilée, 1992,p.209-228.

Derrida,Jacques,Direl’événement,est-cepossible?,Paris,L’Harmattan,coll.«Esthétiques»,2001,112p.

4.5Surlasouverainetéetlanégativité

Amar,David,«Lavoixdugaidésespoir»,dansBernardAlazetetChristianeBlot-Labarrère,MargueriteDuras,Paris,ÉditionsdeL’Herne,coll.«CahiersdeL’Herne»,no86,2005,p.74-78.

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Menke,Christoph,Lasouverainetédel’art :l’expérienceesthétiqueaprèsAdorno&Derrida,traduitparPierreRusch,Paris,ArmandColin,1994.

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