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BIBEBOOK STENDHAL SOUVENIRS D’UN GENTILHOMME ITALIEN

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    STENDHAL

    SOUVENIRS DUNGENTILHOMME

    ITALIEN

  • STENDHAL

    SOUVENIRS DUNGENTILHOMME

    ITALIEN1927

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1156-0

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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  • SOUVENIRS DUNGENTILHOMME ITALIEN

    J Rome, de parents qui occupaient, dans cette ville, unrang honorable: trois ans jeus le malheur de perdre mon pre,et ma mre, encore dans la eur de la jeunesse, tant dispose contracter un second mariage, cona le soin de mon ducation un onclequi navait pas denfants. Celui-ci accepta de bonne grce et mme avecempressement; car dcid de faire de son pupille un partisan dvou desprtres, il esprait mettre prot ses fonctions de tuteur.

    Aprs la mort du gnral Dufaon, dont lhistoire est trop gnrale-ment connue pour que je men occupe ici, les prtres, voyant que les ar-mes franaises menaaient dune invasion les Etats de lEglise, commen-crent rpandre le bruit que lon voyait les statues en bois du Christ et dela Vierge ouvrir les yeux; la crdulit populaire accueillit avec conancece pieux mensonge; on t des processions; on illumina la ville, et tous lesdles sempressrent daller porter leurs orandes lglise. Mon oncle,curieux de voir lui-mme le miracle dont on faisait tant de bruit, formaune procession de tous les gens de sa maison, se mit leur tte en habit dedeuil et un crucix la main, et je laccompagnai en portant une torche

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    allume. Nous avions tous les pieds nus, dans la ferme persuasion queplus nous tmoignerions dhumilit, plus la Vierge et son ls prendraientpiti de nous et seraient disposs nousmontrer leurs yeux ouverts. Ainsirangs, nous nous rendmes lglise de Saint-Marcel, o nous trouvmesune foule immense, criant sans relche: Vive Marie! vive Marie et sondivin Crateur! Des soldats, placs la porte, fermaient le passage lafoule runie autour de lglise, et ne laissaient entrer que les processions.Le passage nous fut ouvert sans dicult et nous arrivmes bientt au-prs de la balustrade o nous nous prosternmes devant les images de laVierge et de son ls. Le peuple criait: Voyez-vous, elles viennent dou-vrir les yeux! La plupart taient placs de manire ne rien voir, maisils rptaient de conance lexclamation de leurs voisins; quant aux m-crants, ils se seraient bien gards de manifester leur incrdulit, car onles aurait impitoyablement massacrs. Mon oncle, les yeux xs sur cessaintes images, et ravi en extase, scria: Je les ai vues; elles ont ouvertet ferm deux fois les yeux. Pour moi, pauvre enfant, fatigu de me tenirdebout, et surtout davoir longtemps march les pieds nus, je me pris pleurer; mon oncle mimposa silence par un souet, en ajoutant quil fal-lait moccuper de la Vierge et non de mes pieds. Nous tions encore danslglise, quand nous vmes un tailleur, nomm Badaschi, arriver avec safemme et un jeune enfant tellement boteux quil pouvait peine se ser-vir de ses crosses; ces bons parents placrent leur ls sur la plate-formede lautel et commencrent crier: Grazia! grazia!Et aprs avoir rptla mme exclamation pendant une demi-heure, en sadressant tantt auChrist, tantt la Vierge, la mre dit son ls: De la foi, mon enfant,de la foi! Alors ils sloignrent du patient et labandonnrent la Pro-vidence en continuant de crier: De la foi, enfant! jette tes crosses! Lepauvre enfant obit, et, priv ainsi de son support il tomba de la hau-teur de quatre marches, la tte contre le pav. Sa mre, au bruit de sachute, accourut pour le relever, et le conduisit aussitt lhospice de laConsolation, pour faire panser sa blessure, et le pauvre enfant gagna unecontusion sans cesser dtre boiteux. Aprs cet pisode nous quittmeslglise, et notre procession reprit le chemin de la maison en poussantles cris dusage. A notre arrive, je demandai humblement mon onclepourquoi la Vierge avait souert que cette innocente crature tombt si

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    rudement, il me rpondit: Pensez-vous, mon ls, que Dieu et la Viergesoient tenus de faire des miracles pour tout le monde? nen croyez rien;pour obtenir de si grandes faveurs, il faut avoir une conscience pure etsans reproche.

    Si je voulais mtendre sur le chapitre des miracles, plusieurs volumesne suraient pas pour puiser cette matire. Je nen citerai quun seul:on voit sur la place Pollarola, Rome, une image quon appelle laMadonedel Saponaro; les lampes qui lclairent taient entretenues, disait-on, nonpas avec de lhuile, mais avec le lait mme de la Vierge, et, pour que lepeuple ft la dupe de cette imposture, on avait introduit dans le cristaldes lampes une composition blanchtre. Des prtres, avec leurs surpliset leurs toles, prenaient les rosaires que le peuple leur prsentait, et lestrempaient dans la liqueur sacre. Etant alls en procession avec mononcle pour orir nos hommages cettemadone, nous mmes prot cettecirconstance pour aborder le cur et le prier de prendre nos rosaires; ily consentit aprs un assez long dbat, et nous les rendit tremps non delait, mais dune huile si grasse quil fallut longtemps attendre avant depouvoir les remettre dans nos poches.

    Dans lanne 1797, larme franaise stant empare de Rome poury tablir le systme rpublicain, on organisa immdiatement une gardenationale. Mon oncle, dont les sentiments et les opinions taient loin desympathiser avec ceux des vainqueurs, se vit, son grand regret, contraintde dissimuler son opposition et de solliciter le rang de capitaine, ce quile mit dans la triste ncessit de concourir aux prparatifs de la fte de lafdration et de menvoyer la procession, qui prcda cette solennit r-publicaine, dont la place du Vatican fut le thtre. Jtais vtu lantiqueainsi que les autres enfants; nous portions sur la tte des couronnes, etautour du cou des guirlandes de laurier. Je pris cette nouveaut patrio-tique plus de plaisir quaux processions de la Vierge; mes compagnonspartageaient, ma joie, et notre ivresse fut dautant plus vive que la c-rmonie se termina par un dner splendide, donn sur la place de Saint-Pierre. Cependant les remontrances de mon oncle ne me permirent pasde jouir paisiblement de mon bonheur; notre retour il me sermonnapour minspirer une sainte horreur de ces solennits sacrilges, renouve-les, disait-il, du paganisme, et dont le vritable but tait de faire rgner

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    la licence et la corruption dans la capitale du monde chrtien. De pa-reilles ftes, ajoutait-il, sont des jours de triomphe pour le dmon; il nenous reste plus qu demander pardon au ciel davoir pris part cette im-pit: la mort lui semblait prfrable tant dignominie, et il conclut endisant quil ne sourirait pas dsormais quon nous revt parmi les cou-pables, quelle que ft la violence des moyens quon emploierait pour nousy contraindre. Il tint courageusement sa parole, et bientt les chances dela guerre, en forant les Franais de quitter Rome, mirent un terme sesinquitudes, et lui procurrent la douce satisfaction de voir rtablir le gou-vernement pontical. Aprs cette rvolution, qui comblait ses plus chresesprances, il me cona aux soins dun matre qui devait me donner lespremiers principes du latin, parce que je ne pouvais pas entrer dans unecole publique, cest--dire au collge de Rome, sans connatre au moinsles lments de cette langue. Je s fort peu de progrs, grce aux lenteursdune dtestable mthode, et lhabitude de surcharger de sermons etde prires la tte du malheureux colier. Quil ne savise pas de faire desquestions au-dessus de la porte de ses matres! Rchir est un crime, ettout ce qui sort de la bouche des prtres est article de foi. Je reus aprsdeux ans dtude, le premier sacrement; il fallait sy prparer par troismois de pnitence. Aprs cette cruelle preuve, je retournai la maisono mon oncle et sa femme, qui sinquitaient fort peu du succs de mestudes, tout occups, disaient-ils, du salut de mon me, membrassrentles larmes aux yeux, en me flicitant dtre entr si saintement dans lesvoies de la religion. Mais, hlas! jtais sorti de celles de la science, et mon retour au collge, javais entirement oubli le peu que mes gravesprofesseurs mavaient enseign.

    Il existait au collge une association religieuse sous le nomde confrriede Saint-Louis. Tous les jeunes gens qui suivaient les cours taient obligs,aux jours de fte, dentendre un sermon le matin, de se confesser et de re-cevoir la communion; ensuite ils allaient dner pour revenir deux heuresaprs. Alors tous les lves, sous la conduite de quelques prtres, se ren-daient dans un jardin hors de la ville pour y jouer la balle, et chaque par-tie se payait au prix de dix Paters quon rcitait les mains sur les genoux.Lheure du jeu expire, on rentrait la ville, o le sermon nous attendaitau retour; ensuite, deux prtres administraient des coups de discipline

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    chacun de nous, et on teignait les lumires pour laisser aux plus zls lalibert de recevoir nu la correction des bons pres. Au commencementdu psaume Miserere mei, Deus, toutes les disciplines entraient en mou-vement, et cet exercice durait jusqu ce que le chant ft achev. Quandle psaume tait termin, les disciplines sarrtaient; on laissait aux pni-tents qui staient dshabills le temps ncessaire pour voiler leur nudit;ensuite, on rallumait les lampes, et, aprs force prires, on nous renvoyaittous bien pntrs de la crainte de lenfer et du dmon. Chaque semainevoyait cette crmonie se renouveler une ou deux fois au prot de notreme, mais aux dpens de notre esprit. Nos matres ne portaient aucunintrt notre instruction; ils studiaient au contraire, nous mainte-nir dans lignorance et touer dans nos curs, par linjuste rigueurdes chtiments, le germe de toutes les vertus. Heureusement pour moilexcs du mal hta le terme de mes sourances. Un jour, jarrivai troptard au collge, et contre mon habitude, je ne savais pas parfaitementma leon, mon pdant t aussitt venir le correcteur, espce de constablecharg par le gouvernement dexcuter les sentences des professeurs. Jereus vingt frules sur les mains, dont je souris cruellement, et aprscette excution, je retournai masseoir mon banc, sans pouvoir dissi-muler ma douleur et mon indignation. Je fus malavis, car le professeur,voyant mon mcontentement, ordonna une nouvelle punition. Ce sup-plment ntait pas de mon got, je refusai de my soumettre; mais monjuge menaa de recourir la force si je persistais dans mon refus. A cettemenace, comme il ny avait dautres ressources que la fuite, pour chap-per au danger, je saisis vivement plumes, papiers, canif, encrier, et jetaile tout la tte du pdant, qui en fut quitte pour la peur. Cest ainsi queje lui s mes adieux. Mes condisciples clataient de rire. Cependant, surlordre du matre, ils se mirent me courir sus; craignant dtre atteint,je me rfugiai dans une glise, asile inviolable en Italie, et devant lequelsarrta toute poursuite ultrieure. Aprs ce coup de tte, je rchis surle parti que je devais prendre: si jappelais mon oncle, je ne doutais pasquil ne ft cause commune avec mes ennemis; jaimais mieux madres-ser ma mre qui seule pouvait prendre ma dfense. Elle arriva bientt,toute eraye, persuade que javais commis quelque grand crime; je luicontai mon aventure, et ce rcit la rassura un peu. Elle me conduisit chez

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    son mari, et aprs beaucoup de dmarches pour arranger cette aaire, onobtint de loens quil maccorderait mon pardon, si je consentais ledemander publiquement, genoux, et faire un mois de pnitence dansle couvent de Saint-Jean-et-Saint-Paul, espce de prison correctionnelleo les dtenus vivent leurs frais. Mon oncle fut charm de ce compro-mis, esprant que les leons des frres du couvent exerceraient sur monesprit une inuence salutaire. Dieu vous attend, me disait-il, protezde ses avances, et songez que lenfer est ouvert pour vous engloutir. Ilme recommanda au prieur, qui il remit quelque argent pour dire desmesses mon intention; puis il me quitta. Je ne saurais dire tout ce queje souris du frre charg de me rconcilier avec Dieu; il me dmon-trait clairement que jtais damn, et que mon crime tait irrmissible.Jeune et crdule, jajoutai foi tous ses discours, et mon repentir fut sin-cre et profond. Chaque matin, jorais humblement mon dos la disci-pline, et pour que la rparation ft proportionne au scandale que javaiscaus, je portais habituellement une haire arme de petites pointes de fer.Je me soumettais tout avec rsignation, pensant toujours, sur la foi demes conseillers, voir le diable sur mes trousses. Cette crainte tait si viveque chaque nuit, mon sommeil tait troubl de visions erayantes. Onmimposa une confession gnrale, et javouai que maintes fois, mes ca-marades mavaient prt des livres peu moraux. Le prtre massura quejtais damn, et que le malin allait memporter corps et me, si je ne pa-rais les coups force de prires et daumnes. Il fallut bien mexcuter; jevidai ma bourse aux mains du bon pre, et pour en nir avec le diable, jeme soumis au jene et toutes les rigueurs de la pnitence. Voyez, monls, me dit le confesseur, pour ces quatre cus que vous mavez remis, jedirai quatre messes un autel consacr par S. S. le pape Pie V, votre mesen trouvera bien; cependant, mortiez-vous le corps. Je le lui promis,et tins parole. Heureusement, ma rclusion touchait son terme. Le jourqui prcda celui de ma dlivrance, je reus le sacrement et pendant toutela crmonie, je ne cessai de fondre en larmes. Le lendemain, mon onclearriva, et dissimulant la surprise que lui causait la maigreur de mon vi-sage: Les exercices religieux, me dit-il, vous ont bien servi; vous ntesplus en tat de pch mortel, et votre physionomie en a acquis plus dedouceur et de dlicatesse. Nous quittmes le couvent et il me condui-

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    sit en voiture au collge, o je s, genoux, des excuses publiques monprofesseur, qui prit cette occasion pour rappeler aux lves les gards ds sa dignit et son caractre. Aprs quelques formalits du mme genre,mon oncle me ramena chez lui, et sa femme scria en me voyant: Qua-t-il donc fait pour maigrir ainsi? Le mari lui rpondit: Il a fait pni-tence de ses fautes. Mon tuteur aurait bien voulu me renvoyer lcole,mais je tins bon, et mon refus, il se dtermina menvoyer chez lavocatBurner, charg dexpdier les brefs du pape pour lEspagne. Cet hommetait, depuis deux ans, retenu chez lui par un rhumatisme, et son travail sebornait signer quelques expditions que deux vieillards crivaient pourlui. Lorsque je commenai prendre ses leons, il vivait seul avec un do-mestique. Ma tante, femme ge, venait souvent lui tenir compagnie, etle soir, quand javais termin ma tche, nous nous retirions ensemble. Lemalheureux avocat, condamn par ses douleurs ne jamais sortir du lit,blasphmait Dieu et les saints, disant que la Providence, pour tre juste,aurait d rpartir galement les biens et les maux. La dvotion de matante salarmait de ces blasphmes, et un jour elle les reprocha au patientqui reut fort mal ses charitables avis. A notre retour, cette bonne femmemengagea ne plus revoir notre goutteux: Ma conscience, disait-elle,ne me permet plus dentendre ses blasphmes; si je renonce le voir,vous devez suivre mon exemple, car vous navez rien gagner aux leonsdun impie. Je nen crains pas leet, lui rpondis-je. Si mon oncle,instruit de cet incident, meut interdit les leons de Burner, jen auraist fort aig, parce que dans nos tte--tte le mcrant mclairait surcertains sujets auxquels je ne comprenais rien grce aux prcautions demes matres; en outre, il me prtait dexcellents livres, dont la lectureme charmait, et qui servaient de texte nos conversations. Ma foi en futbranle, et je ne savais comment concilier les leons de mes religieuxavec les principes de lavocat dont les vigoureux arguments me parais-saient de jour en jour plus concluants. Cependant, ma tante avait recom-menc ses visites. Un jour que Burner sourait horriblement dun accsde goutte, elle le conjura de supporter toutes ses douleurs pour lamour deDieu; lui, homme de peu de foi, emport par la sourance, repoussa cespieux conseils par des blasphmes si violents, que ma pauvre tante, sansprendre le temps de remettre son chle et son bonnet, sen alla en toute

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    hte, faisant vingt fois le signe de la croix, et jurant de ne plus remettreles pieds dans cette abominable maison. Le soir, Burner me raconta cetteaventure, en riant, et mon retour, ma tante ne dit pas un mot de ce quistait pass. Le dimanche suivant, elle alla se confesser, et son directeur,dominicain attach linquisition, refusa de lui donner labsolution, sielle nallait pas au pralable dnoncer le blasphmateur. Le lendemain,elle alla faire sa dposition au Saint-Oce, puis retourna auprs de sonconfesseur, qui lui donna labsolution pour prix de son obissance.

    Quinze jours aprs, je fus mand devant lInquisition, jen fus trspouvant mimaginant que quelque faux frre mavait dnonc commedtenteur de livres dfendus. Je me gardai bien de faire part mon onclede lordre que javais reu, et je passai le jour et la nuit dans une mortelleinquitude; on avouera quema position tait dlicate, et quil y avait danstoute cette aaire de quoi dconcerter un pauvre jeune homme qui, de savie, navait connu le monde et ses intrigues. Le jour fatal arrive, je meprsente au saint tribunal, on me fait attendre pendant une heure danslantichambre, mon cur battait violemment; enn on mintroduit dansune salle tendue de noir: trois frres dominicains taient assis devant unetable couverte dun tapis noir; cette vue redoubla mon eroi; heureuse-ment le secrtaire des trois inquisiteurs, brav abb de ma connaissance,me t la drobe un signe dintelligence qui commena me rassurer. Jerespirai plus librement, et, avant quon ne procdt mon interrogatoire,jeus le temps de me reconnatre. Je remarquai un grand crucix placau-dessus de la tte des frres, et sur la table un autre crucix de moindredimension, ct dun livre ouvert: ctait le Nouveau Testament. Le pre-mier inquisiteur me demanda mes nom et prnoms, et si javais dj tappel devant le Saint-Oce: cette dernire question, je rpondis nga-tivement. Connaissez-vous, me dit-il, lavocat Burner? Je le connais. Lavez-vous quelquefois entendu blasphmer? Je rpondis quil taitcruellement malade, et que jallais chez lui pour y travailler et non pourcouter ce quil pouvait dire. Un regard de travers accueillit ma rponse,et linquisiteur me menaa dun chtiment svre si je ne rvlais passans dtour tout ce que je savais, et me somma au nom de la Trinit etdes saintes Ecritures, de dnoncer tous les blasphmes que le coupableavait profrs devant moi. Navez-vous pas eu, ajouta-t-il, de conver-

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    sation particulire avec cet homme? Jamais. Je vous recommandede fuir la socit de cet impie, son me est dvoue aux tourments delenfer; nous ferons tous nos eorts pour obtenir sa grce, mais sans es-poir de succs; allez, jeune homme, jurez sur ce crucix de ne dclarer personne que vous avez t cit devant notre tribunal, ni pourquoi nousvous y avons mand. Je promis tout ce quon voulut, et lon me cong-dia avec les formalits dusage. En sortant, japerus dans lantichambreles deux pauvres vieillards dont mon avocat signait les expditions; cesmalheureux tremblaient de tous leurs membres, et protestaient de leurinnocence, assurant que de leur vie ils navaient eu le moindre dmlavec linquisition. Je les tirai dangoisse en leur apprenant pourquoi onles avait assigns. De retour la maison, je racontai toute laaire mononcle qui adressa de vifs reproches sa femme sur son indiscrtion. Ellese justia en allguant les ordres de son confesseur, auxquels elle avaitd se soumettre.

    Le soir du mme jour, je s notre incrdule ma visite accoutume.Je le trouvai fort agit, et je lui en demandai la raison. Je nai pas su-jet de rire, me rpondit-il, on ma dnonc linquisition; que veulent-ilsdun pauvre goutteux? je les attends dans mon lit.Quelque temps aprsun inquisiteur se prsenta et procda un interrogatoire qui dura quatreheures; mais toutes les ruses des dominicains chourent contre le sang-froid de laccus. Un mois stait coul depuis cette scne, quand notreavocat reut la visite du grand inquisiteur, qui ne fut pas plus heureuxque son missaire, et se retira en menaant de faire traner en prison lemalade et son lit. Lorsquil fut parti, Burner me dit: Que prtendent-ilsdonc? Je suis meilleur thologien que pas un dentre eux; ils peuvent memettre en prison, la torture; soit, mais jamais ils ne me feront mentir ma conscience. Et puis, me prenant la main, il ajouta: Mon ami, lin-quisition est bonne pour le vulgaire, mais elle na point de crdit auprsdes gens instruits, contre lesquels sa logique est impuissante. Deuxmoisaprs il fut dcrt de prise de corps, mais comme il tait lextrmit,force fut de surseoir lexcution du mandat, et la maladie faisant de ra-pides progrs, Burner mourut quelques jours aprs dans limpnitencenale.

    A peine les Franais se furent-ils empars de nouveau de lancienne

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    capitale du monde, en 1807, que la jeunesse romaine, toujours crdule, selaissa prendre aux belles promesses de Napolon. Jaurais d gurer aupremier rang parmi les dupes, et javoue que jy tais assez bien dispos;mais, me trouvant encore sous la tutelle de mon oncle, papiste dtermin,comme je lai dj dit, ma bonne volont fut quelque temps inutile. Jtaisgard vue par mon tuteur; cependant, des aaires layant forc dentre-prendre un petit voyage, il me laissa Rome avec ordre de ne point quitterla maison, de ne voir quun prtre quil me dsigna et qui avait missionde me servir de mentor, et surtout de rester compltement tranger lapolitique, source inpuisable de tourments et de mcomptes. Je nhsitaipas promettre tout ce quil exigeait de moi: vains serments! A peineavait-il fait quelques milles hors de Rome, qe jtais dj menqurirde ltat des choses auprs de mes amis.Quelques-uns dentre eux avaientpris du service dans les nouveaux rgiments; dautres avaient obtenu debons emplois dans ladministration; tous, ils me pressrent lenvi dequitter mon oncle et dentrer dans la carrire des armes, o je pourraisfacilement obtenir un grade de sous-lieutenant. Je s quelques dicul-ts en leur objectant lexcommunication lance par le pape contre ceuxqui accepteraient des fonctions du gouvernement franais. Mes scrupulesgayrent mes amis: Ton oncle, me dirent-ils, ta plong dans ligno-rance, et tes matres ont achev son ouvrage; viens avec nous, tu saurasbientt ce que valent les excommunications. Ma rsistance ne tint pascontre leurs conseils et le dsir de me trouver la tte dune compagnie;je demeurai convaincu que mon oncle serait dsarm la vue de mespaulettes, et, sachant quil ne devait revenir que dans deux jours, je prisincontinent mon parti; jachetai mes frais un uniforme, et mes amis merent obtenir du gnral Miollis, gouverneur de Rome, une commissiondocier. Fier de mon nouveau costume, je mempressai den faire paradeavec toute la vanit dun parvenu; mais aranchi de la veille, je ne me li-vrais pas sans rserve aux charmes dune libert que je ne comprenaispas encore. Le lendemain, je me prsentai, en grande tenue, au gnralMiollis, pour le remercier de la faveur que je lui devais, et prter sermentde dlit lempereur. Le gnral maccueillit avec cordialit, et mas-sura que le gouvernement franais saurait dignement reconnatre lem-pressement de ceux qui se rangeaient les premiers sous ses bannires;

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    ensuite il menvoya auprs de Csar Marucchi, chef de bataillon de lapremire lgion, qui me mit de suite en activit. Mon oncle, instruit demes dmarches, sempressa de terminer ses aaires et de revenir Rome.Jessaierais en vain de peindre sa surprise et sa fureur; lorsquil vit queles choses taient aussi avances, il me dclara aussitt quil fallait queje quittasse sa maison, o il ne consentirait jamais recevoir un rebelle,un excommuni! Jessayai de calmer ses transports, en lui allguant lesmotifs qui mavaient dtermin, et protestant quil tait possible de ser-vir Napolon sans cesser dtre un bon catholique. Je s de lloquence enpure perte: Non, scriait-il, non, il est impossible de servir deuxmatres la fois; renonce tes projets, romps un engagement criminel, il en esttemps encore; retire-toi la campagne pour chapper aux sductions despervers. De mon ct, je fus inbranlable, javais got du monde et deses plaisirs, et cette courte preuve avait aermi ma rsolution. Toutefoismon oncle nosa pas sarmer de violence dans la crainte de devenir sus-pect au gouvernement franais; il capitula et consentit mallouer quatrecus par mois, condition cependant que jirais loger ailleurs, ce que jes ds le lendemain.

    A peine arrivs Rome, les Franais se signalrent par des excs, endpit des lettres par lesquelles le secrtaire dEtat du pape ne cessait derclamer contre cet abus de la force. Le gouverneur franais rpondaitvasivement, et nen prenait pas moins toutes les mesures favorables ses desseins. Il commena par semparer de la plupart des couvents pourles convertir en casernes. Le gouvernement pontical protestait ouver-tement contre cette violation du droit des gens; mais le gnral Miollisnen tint compte. Le pape, convaincu de linutilit de ses remontrances,prit le parti dexcommunier tous ceux qui faisaient cause commune avccles Franais, et ses bulles dexcommunication taient aches pendant lanuit aux lieux accoutums dans Rome et dans toute ltendue des EtatsRomains. Le gnral rpondit ces dmonstrations hostiles, en substi-tuant des troupes franaises aux Suisses qui gardaient le palais de Monte-Cavallo, dont il interdit laccs tous les visiteurs. Le Saint-Pre, voyantson autorit mconnue, et sa personne emprisonne, t fermer les portesdu palais, et renona toute communication extrieure. Persuad queles Franais cherchaient les moyens de lenlever, il t prparer ses habits

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  • Souvenirs dun gentilhomme italien Chapitre

    ponticaux, dispos les revtir si quelque tmraire violait son asile, et fulminer un arrt de mort contre celui qui oserait porter une main im-pie sur sa personne sacre. Aussitt que le peuple eut connaissance duprojet des Franais, son agitation fut extrme, et, malgr le nombre dessoldats quil commandait, le gnral Miollis jugea prudent de procder lenlvement du pape dans le plus grand secret, et ne ngligea aucune desprcautions ncessaires pour assurer lexcution dun projet qui prsen-tait des dicults presque insurmontables dans un pays o le peuple neconnat que la religion, et rvre le pape non-seulement comme un souve-rain mais comme un Dieu sur la terre. Trois jours avant le dnouement dece drame, tous les notables de Trastvre, Monti, Popolo et Borgo, se pr-sentrent aux portes du palais sous le prtexte daller orir Sa Saintetun esturgeon dune grandeur dmesure et pesant trois cents livres. Laconsigne qui dfendait lentre du palais navait pas t rvoque; maisles Franais, craignant de fortier les soupons du peuple, sils soppo-saient cette dmarche, sy prtrent de bonne grce. La dputation futdonc introduite, avec son norme poisson, auprs du pape qui agra cethommage, et remercia les notables de ce tmoignage dattachement leursouverain, quopprimaient les ennemis de lglise. Alors lun des dputsprit la parole pour faire connatre au pape le vritable but de leur visite:Dans ces graves circonstances, lui dit-il, nous avons eu recours la rusepour tromper la surveillance de vos geliers; vingt mille hommes armspour votre dlivrance sont prts vous sauver des mains de vos ennemis;comptez sur leur dvouement; et, sils doivent verser pour vous jusqu ladernire goutte de leur sang, ils seront heureux de mourir martyrs dunesi belle cause. Le pape lui-mme sabusait sur les projets de la France etne souponnait pas limminence du danger; il se contenta donc de tmoi-gner la dputation toute sa reconnaissance. Retirez-vous, leur dit-il,le temps dagir nest pas encore venu, quand vos services me seront n-cessaires je vous le ferai savoir; soyez tranquilles, je ne vous quitteraipoint; jamais on nosera attenter ma personne. Ensuite il leur donnasa bndiction, et, aprs leur avoir permis de lui baiser les pieds, il lescongdia.

    Le gnral Miollis voyait avec inquitude les symptmes de lagita-tion populaire; et, pour djouer les projets de rsistance qui fermentaient

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    sous ses yeux, il rsolut de brusquer lenlvement du pape, et chargea decette expdition dlicate le gnral Radet, commandant de la gendarme-rie. Comme le coup de main devait se faire pendant la nuit, il ordonnaque tous les commissaires de police fussent leur poste, que cent agentsde police passassent la nuit sous les armes avec cinquante gendarmes etcent soldats de la garde nationale qui devaient se tenir avec des chellesau pied des murs du jardin du pape. Le gouverneur t lire aux soldatschargs dagir un ordre du jour o il menaait de la mort celui qui com-mettrait le moindre dsordre dans lintrieur du palais. Le gnral Ra-det arriva minuit, accompagn de Bonom, marchal des logis de gen-darmerie, tous deux en habit bourgeois. Lordre de lescalade fut ainsirgl: les agents de police devaient monter les premiers, aprs eux lesgardes nationaux, et enn le gnral avec quelques gendarmes. Un desgardes nationaux, nomm Mazzolini, chaud patriote, aspirait lhonneurdescalader le premier la muraille; sa prcipitation lui cota cher, car iltomba et se cassa la jambe: sa chute refroidit un peu le zle de ses ca-marades, qui virent, dans cet accident, un jugement de Dieu. Les agentsde la police, hommes ignorants, et quon avait amens par contrainte, re-fusrent de monter. Alors le gnral, sadressant aux gendarmes: Mesbraves, leur dit-il, faites voir ces gens-l si cest un jugement de Dieuou un accident naturel: marchez. La gendarmerie escalada aussitt lamuraille: les gardes nationaux suivirent avec le gnral, et les agents depolice fermrent la marche. Le gnral prit pour guide un homme quiconnaissait les dtours du souterrain qui conduit du jardin dans lint-rieur du palais. Les deux mains armes de pistolets, ils traversrent cepassage, lextrmit duquel ils trouvrent un complice, qui leur ouvritla porte par laquelle ils pntrrent dans la grande cour du palais. Le gn-ral ayant rassembl sa petite troupe, lui ordonna daller dsarmer la gardesuisse; quinze hommes surent pour excuter cet ordre. Aprs cette ex-pdition pralable, les gendarmes retournrent au lieu du rendez-vous etassurrent au gnral que les gardes du pape nopposeraient aucune r-sistance. Le gnral recommanda son escorte de garder le plus profondsilence, et ordonna au guide de le conduire avec le marchal des logis laporte de la chambre du pape, o ils arrivrent sans rencontrer le moindreobstacle. Le gnral frappa deux fois: au second coup le pape demanda:

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    Qui va l? Je suis le gnral Radet, envoy de lempereur Napolon.A cette rponse, le pape ouvrit la porte. Il tait habill, et on supposequil ne stait pas mis au lit: quelques personnes prtendent quil taitprpar cette visite, et quil attendait le moment x pour le dpart.Quoi quil en soit, Sa Saintet t entrer le gnral et le marchal des lo-gis. Le gnral aprs avoir prsent ses respects au pape, lui dit: VotreSaintet a cinq minutes pour se dcider: il faut quelle signe ce trait (ilcontenait le serment de dlit lempereur, la reconnaissance du CodeNapolon, et quelques articles moins importants), ou quelle parte im-mdiatement. Le pape lut le trait, et pendant les cinq minutes il restadebout, faisant jouer sa tabatire entre ses doigts. Le marchal des logiseut laudace de lui demander une prise; le pape lui prsenta sa tabatireen souriant. Voil dexcellent tabac, scria le gendarme aprs lavoirgot; le pape, sans lui rpondre, lui t signe den prendre un paquet quise trouvait sur sa table. Les cinq minutes expires, le gnral demandaau Saint-Pre ce quil avait dcid: De partir, rpondit le pape; maisje dsire emmener avec moi mon secrtaire dEtat et mon chambellan,Le gnral y consentit, et des ordres furent donns en consquence: enmme temps la grande porte du palais souvrit pour laisser passer deuxvoitures de voyage, avec des chevaux de poste, escorts de six gendarmes,sous les armes. Le cardinal Gonsalvi arriva aussitt, et protesta avec beau-coup de dignit contre cet attentat, demandant dailleurs quelque relchepour se prparer au dpart. Le gnral Radet lui rpondit gaiement quele temps de commenter et de discuter tait pass, et quil fallait se mettreen route. Les voitures taient places au pied de lescalier; le pape montadans celle qui lui tait destine, et tmoigna le dsir davoir prs de luison secrtaire dEtat; cette faveur lui fut refuse, et pour plus de sret,on enferma dans la seconde voiture le chambellan et le cardinal Gonsalvi.Le marchal des logis monta derrire la voiture du cardinal, et le gnralRadet se plaa derrire celle du pape.

    On quitta ainsi le palais, et on traversa toute la ville sans exciter lemoindre soupon. Lorsque le pape fut parti, un ocier ordonna tous lesgardes posts dans le palais de le quitter linstant; chacun rentra tran-quillement dans ses quartiers. Les chelles ayant t oublies jusquaumatin, on les aperut, et le bruit se rpandit que le pape avait t enlev

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    par escalade. Les prtres exploitrent au prot de la religion la chute dupauvre Mazzolini; armant que le pape aurait pu frapper de mort tousses ravisseurs, mais quil stait content den faire tomber un seul, pourdonner penser aux autres; ils dbitaient mille fables du mme genre,que la crdulit populaire accueillait toutes avec empressement.

    Le gouvernement franais prit possession du palais pontical, et ren-voya successivement tous les cardinaux qui refusaient de prter le ser-ment de dlit lempereur.

    Je dois parler ici dun incident qui faillit compromettre le succs delentreprise. A Monterosi, vingt-cinq milles de Rome, au moment durelais qui se trouvait tout prpar, grce la prvoyance du gnral, lepape ayant ouvert une des portires de la voiture, le postillon qui avaitconduit la voiture depuis Baccano, vint le reconnatre; aussitt, il tomba genoux en scriant: Saint-Pre, votre bndiction! je ne suis pointcoupable! je ne savais rien de tout cela, autrement jaurais mieux aimprir, que de prter lamain votre enlvement. Les postillons qui taientprts monter sur leurs chevaux refusrent de partir; la populace se mit crier: Saint-Pre, votre bndiction! nous voulons vous dlivrer. Legnral se voyant en danger dtre massacr, ordonna aux gendarmes quiescortaient la voiture, dloigner les postillons, et deux dentre eux demonter sur les chevaux de poste et de partir au grand galop. Pour lui,armant ses pistolets, il dclara quil brlerait la cervelle au premier quiserait tent darrter les voitures, et se tira ainsi de ce mauvais pas. Oncourut, sans dsemparer, jusqu Peggibonzi en Toscane, o lon sjournaquelques heures, pour reprendre le voyage. En passant Peggibonzi dansla suite, jappris de la matresse de lauberge o le pape tait descendu,lanecdote suivante. Un des boutons du gilet de Sa Saintet tant tomb,comme elle nen avait point dautre, elle appela, dans labsence de sonchambellan, lhtesse pour rparer ce dommage; celle-ci sempressa derpondre ce dsir, mais le pape nayant pas de monnaie pour payer celger service, sadressa au gnral Radet, qui lui prsenta aussitt unebourse pleine de louis; le pape en tira quatre quil orit lhtesse.

    Aprs le dpart du Saint-Pre, les aaires prirent tout coup une tour-nure dirente; on oublia les excommunications quil avait fulmines etchacun sempressa daccepter des emplois du gouvernement franais. Ce-

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    pendant, quelques zls partisans du pape prfrrent aux prots de lasoumission lhonneur de rester dles leurs principes. Mon oncle futdu nombre et sacria un emploi lucratif la crainte que lui inspiraient lesfoudres de lEglise. Comme je ne partageais pas ses pieux scrupules, je merendis Foligno, ville situe environ cent milles de Rome, pour y ad-ministrer, au nom du gouvernement franais, les proprits nationales. Jerenonai mon grade de sous-lieutenant, et avant de partir, jallai prendrecong de mon oncle et de ma mre, en leur faisant part de ma rsolution.Le mari de ma mre avait embrass les opinions de mon oncle, et staitrsign aux mmes sacrices. Laccueil que je reus fut trs froid, et lonme prdit que jaurais bientt lieu de pleurer avec tous les partisans deNapolon. Cette prdiction me parut fort plaisante, et aprs avoir essayen vain de ramener mes chers parents mon opinion, je les quittai pourme mettre en route. Le caractre de mes compagnons de voyage mriteque jen dise quelques mots. Ctait un avocat, dj sur le retour, allantavec sa jeune pouse Foligno, o il devait exercer des fonctions adminis-tratives, et un frre capucin, qui retournait dans son couvent de Perugio.Ce dernier pouvait avoir environ soixante ans. La goutte ne lavait paspargn, mais malgr ses sourances, il tait de si belle humeur, quilnous gaya pendant tout le voyage; dailleurs homme de mrite et quiavait t le prdicateur et le confesseur de la reine de Naples, pouse deFerdinand IV. Ce prince stant retir en Sicile, notre capucin, ennuydu sjour de Palerme, retournait son couvent. Si je rptais ici tout cequil nous raconta, je craindrais de blesser les oreilles dlicates; surtoutil ne mnageait gure la rputation de sa royale pnitente. Voici, entremille, un trait qui me rjouit fort. La reine avait un amant; ctait pourelle un plaisir, un passe-temps indispensable. Le frre le lui dfendit, re-fusant mme labsolution si elle ne changeait ce train de vie. La reine,sans se dcourager, revint la charge; mme rponse; le confesseur taitinexible. Je ne puis vous absoudre, vous ne voulez point vous amen-der, et vous retombez sans cesse dans le mme pch. Il sobstinait; lareine ouvrit alors sa bourse et en tira un certain nombre de pices dor:Si vous voulez me donner labsolution, vous prendrez cet argent et vousdirez quelques messes pour obtenir de Dieu que je me corrige. Largu-ment tait puissant, le capucin ne sut pas y rsister, il prit largent, donna

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    labsolution, et promit de prier pour la conversion de la princesse. Cestainsi, nous disait-il en riant, que jai fait ma fortune, vendant force ab-solutions; nous trouvions tous les deux notre compte ce commerce; jemenrichissais, et la reine conservait ses amants. Si je navais pas donnles mains cet accommodement, je me serais fait renvoyer, et la reine ettrouv le lendemain cent confesseurs qui lui auraient octroy de bonnegrce toutes les absolutions du monde. Cette conversation me t com-prendre combien le pauvre Burner avait raison.

    Arriv Foligno, jentrai aussitt dans lexercice de mes fonctions.Une des premires mesures adoptes fut la suppression des couventsdhommes et de femmes, et je dressai un tat de tous leurs revenus, ainsique de leurs proprits. La vue de lintrieur de ces couvents, me tconnatre combien ils renfermaient de victimes immoles aux capriceset lambition des familles, qui, pour doter richement lan de leurs en-fants, condamnaient tous les autres aux ennuis dune rclusion ternelle.Toutefois les vieilles religieuses se virent avec douleur forces de quitterles retraites o elles commandaient en reines, tandis que les jeunes sursque la violence avait forces de renoncer au monde, tmoignaient la plusvive satisfaction, et me demandaient quelquefois voix basse quand jeviendrais les mettre en libert. Leur navet me faisait sourire, mais eny rchissant jaurais dsir pouvoir faire justice svre de ces parentsdnaturs qui staient faits ainsi les bourreaux de leurs enfants. Il mestimpossible destimer toutes les richesses que je trouvai dans ces couvents:quelques-uns auraient pu entretenir plusieurs douzaines de familles, etsept ou huit moines en dvoraient les revenus. Quoique je sois dispos juger svrement certains actes de Napolon, cependant je ne saurais surce point lui refuser mes loges. Ce fut une mesure salutaire que celle quirendit au travail et la socit ces pieux fainants qui, dans leur volup-tueuse oisivet, navaient dautre souci que le soin de leur bien-tre. Je leblmerais volontiers de leur avoir donn des pensions. Si le pouvoir ett dans mes mains, jaurais sans doute commis une faute en politique;mais, tmoin de leur dpravation et de leur hypocrisie, je naurais pasvoulu leur accorder une obole: plus je voyais le fond des choses, plus jedcouvrais dinfamies. Quelques frres lais nous dvoilrent tous les se-crets du mtier, et les intrigues des moines avec les premires femmes de

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    la ville, qui les courtisaient pour tirer parti de leurs richesses et de leur cr-dit; car les maisons que les religieux protgeaient attiraient elles toutesles faveurs du gouvernement papal; les religieuses, de leur ct, trou-vaient aussi moyen dadoucir les rigueurs du clotre; mais condamnes ne jamais sortir, elles rencontraient bien des obstacles, tandis que lesmoines, entirement libres, se livraient sans contrainte aux excs les plusscandaleux. Lorsque mon travail sur les couvents fut termin, les biensfurent vendus lenchre: comme le prix nen tait pas fort lev, tousles bourgeois sempressrent den acheter sans sinquiter de leur origine.Cependant le peuple de Foligno est loin dtre sans prjugs; un seul faitsura pour donner une ide de lesprit superstitieux des habitants. Onraconte que dans le cours dun carnaval dune certaine anne, pendant letemps des mascarades, on vit des diables danser sur le parvis de lglisede Saint-Flicien. Aussitt la populace ignorante t des processions pourrompre le charme, et on dcida que chaque anne, le carnaval serait in-terrompu pendant une semaine; cet intervalle sappelle les huit jours duCucugnaio. Nous fmes tous nos eorts pour draciner ce prjug, maisinutilement; les malheureux persistrent croire que si quelque masquevenait se montrer pendant la fatale semaine, les diables recommence-raient aussitt leurs danses sur le parvis de lglise.

    Je faisais de frquents voyages Rome, quelquefois pour mon plaisir,plus souvent pour mes aaires. Je mtais fait faire une petite voiture pourmoi seul; javais un excellent cheval, et grce la rapidit de sa course, letrajet ne durait pas longtemps. Je ne craignais pas de traverser de nuit, ettoujours seul, la campagne de Rome, quoiquon met averti de prendreplus de prcautions dans un pays infest de brigands. Comme je navaisjamais prouv le moindre accident, je me riais de ces timides conseils;mais en allant Rome pour y assister aux ftes de la Saint-Napolon, surla route entre Npi et Monterosi, huit hommes arms se jetrent marencontre, en criant: Ferma! ferma! (halte! halte!) Il tait plus de minuit; leurs cris, je marrtai et leur demandai ce quils me voulaient. Ils merent descendre de voiture, et mtendirent le visage contre terre. En des-cendant je les priai de ne pas quitter la bride de mon cheval, parce quilsemporterait: ainsi rent-ils; puis ils me demandrent qui jtais; je megardai bien de leur dire la vrit; si jeusse avou que jtais un agent du

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    gouvernement franais, ils mauraient tu sur lheure. Je suis, leur dis-je, un commerant: je voyage pour mes aaires. Do venez-vous? De Foligno. Ils se mirent alors dlibrer sur le parti quils devaientprendre: lun deux disait: Je crois quil nous trompe; ce doit tre unagent. Non, rpondait un autre, sil ltait il noserait pas voyager seul,pendant la nuit. Un troisime disait: Cest certainement un marchandqui voyage de nuit pour viter les frais dauberge. Aprs ce colloque, lundeux me dit: Etes-vous rellement un commerant? Sans doute, mesamis, leur rpondis-je, vous pouvez vous en assurer. Loin dtre un agentdu gouvernement franais, jai fait de grands sacrices pour mexempterde la conscription. Voyez-vous, scria lun deux, il a t conscrit!Puis il ajouta, en sadressant moi: Rassurez-vous, nous sommes nous-mmes des conscrits rfractaires, et non des assassins, nous avons ga-gn les montagnes, parce que nous ne voulons pas servir Napolon. Sinous rencontrons quelquun de ses agents, gendarmes ou soldats, nousne leur faisons pas de quartier; mais pour les simples voyageurs, nousnous contentons de leur demander une lgre contribution; ainsi nousvous tiendrons quitte pour huit cus: ce sera un cu par tte. Alors jetirai de ma poche une bourse de quinze louis. Prenez cette bourse, leurdis-je, elle est votre disposition. Ils accueillirent cette libralit pardes murmures. Nous ne sommes pas des assassins, scrirent-ils, nousnen voulons point votre bourse; nous avons demand huit couronneset nous nen voulons pas davantage. Je les leur donnai de bon cur;puis ils me dirent: Allez, que Dieu soit avec vous, mais ne vous relevezpas avant que nous ne soyons deux cents pas dici. Rchissant aus-sitt que sils quittaient la bride de mon cheval il tait perdu pour moi,parce quil avait lhabitude de prendre le galop ds quil se sentait libre, jeleur dis: Mes bons amis, puisque vous mavez trait si gnreusement,faites-moi encore la grce de tenir mon cheval, jusqu ce que je sois re-mont dans le cabriolet, je promets de ne pas lever les yeux sur vous, et jejure sur lhonneur que je nai lintention ni de vous connatre, ni de vousnuire. Couvrez-vous donc les yeux avec un mouchoir, pour plus de s-ret. Ainsi s-je, et je montai lestement sur ma voiture, aprs quoi jequittai mes nouveaux amis en leur souhaitant le bonsoir. Je pressai moncheval et jarrivai Monterosi, peine remis de mon eroi; l, je racontai

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    mon aventure, onmassura que bienmavait pris de cacherma profession,et quil y allait de ma vie.

    Aprs les ftes du 15 aot, je me proposais de retourner Foligno omes fonctions me rappelaient; mais, apprenant quon allait juger Spato-lino, brigand fameux, arrt quatre mois auparavant, et contre qui destmoins venaient dposer de tous les points de lItalie, je restai Romepour suivre cette aaire, et voir si ce malheureux tiendrait la promessequil avait faite en prison, de donner une bonne comdie laudience.

    Ce Spatolino avait exerc pendant dix-huit ans sa profession de bri-gand avec un succs dplorable; le gouvernement franais, dsesprantde pouvoir le saisir, chargea de ce soin le commissaire de police AngeloRotoli, homme actif et rus, capable de conduire heureusement une af-faire aussi dlicate. Voyant que la force ne pouvait rien en cette occasion,il eut recours au stratagme. Il t prvenir secrtement Spatolino quuncommissaire de police lui demandait une entrevue, et le priait de lui assi-gner un rendez-vous, o il se rendrait seul et sans armes; il ajoutait quilse conait sans rserve sa bonne foi, et que lobjet de cette confrencetait du plus haut intrt. Spatolino consentit cette proposition, et xale lieu de lentrevue. Rotoli sy rendit seul et sans armes, suivant sa pro-messe, et il y trouva Spatolino, qui lui dit: Seigneur Rotoli, tes-vousvenu ici pour me trahir, ou bien est-il vrai, comme vous me lavez crit,que vous ayez me parler dune aaire importante? Je ne suis pas untratre, rpliqua Rotoli; le gouvernement franais dsire, par votre entre-mise, faire main basse sur tous vos complices; ce prix, il vous accordeun pardon gnral et vous laissera jouir en paix des richesses que vousavez amasses. Le brigand, qui, fatigu de sa vie aventureuse, aspiraitau repos, consentit cet arrangement et promit de livrer sa troupe, sion lui garantissait sret et protection; le commissaire le lui promit surlhonneur. Cette garantie parut susante au crdule Spatolino: Eh bien,dit-il, trouvez-vous ici ce soir mme huit heures avec vingt gendarmeset une troupe de paysans; jy serai avec sept ou huit de mes gens, cesttout ce que je puis faire; ma femme sy trouvera galement, et je demandequon lui garantisse la libert, ainsi qu moi. Cette clause ne sourit pasde dicult. Le trait ainsi conclu, les deux parlementaires se retirrentensemble; et chemin faisant le brigand promit au commissaire de police

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    deux mille cus pour prix de sa libert, ajoutant quil avait des sommesconsidrables places en lieu de sret. Aprs une longue conversation,ils se sparrent.

    De retour Rome, Rotoli t part ses chefs du succs de sa ngocia-tion, et le soir, dle au rendez-vous, il arriva avec ses gendarmes. Spato-lino ne tarda pas paratre; il appela Rotoli: Entrons, lui dit-il, nos genssont souper. Puis il ajouta: Noubliez pas que je compte sur votreparole; javoue cependant que jai peine croire que le gouvernementfranais soit dispos me faire grce. Ne craignez rien, je suis votregarant. Ainsi causaient le commissaire et sa dupe, bras dessus, bras des-sous, et suivis des gendarmes qui marchaient en silence. Arrivs auprsde la maison, Spatolino donna un coup de siet, et la porte souvrit aussi-tt, Spatolino entra le premier; et les brigands croyant quil leur amenaitde nouveaux camarades, gardrent tranquillement leurs places; les gen-darmes, la faveur de cette mprise, stant poss convenablement, rentmain-basse sur tous les convives. Quatre dentre eux se jetrent sur Spa-tolino quils dsarmrent, et enchanrent aussi bien que les autres. Jesuis trahi, scria-t-il. Non, rpliqua froidement Rotoli; ceci est une pureformalit, demain vous serez libre. Vaine protestation! Spatolino dsa-bus ny croyait plus: Pendant dix-huit ans, disait-il avec amertume, jaivol, pill, assassin, et jamais homme qui vive na pu me saisir; aurais-jejamais pens que cet honneur ft rserv Rotoli. Mais il faut prendrepatience, jai t trop honnte; jai cru quon pouvait faire quelque fondsur une parole dhonneur. Je vois bien que je me suis tromp; imprudent!jai voulu livrer mes compagnons, et je me suis livr moi-mme. Puis,voyant quon avait aussi enchan sa femme et quon la tranait en pri-son: Ma femme est innocente, scria-t-il, nen doute pas, ma femme, jete sauverai; non, tu ne mourras pas; je serai ton dfenseur.

    Toute la troupe fut conduite en prison. Une commission instruisit laf-faire, et aprs une information de cinqmois, ayant recueilli environ quatrecents tmoignages qui mettaient dans tout leur jour les innombrables as-sassinats de laccus, laaire fut porte devant la Cour. Spatolino compa-rut avec huit de ses complices et sa femme. A louverture de laudience ilse leva et dbuta par adresser au prsident les paroles suivantes: Mon-sieur, je sais que tout est connu, je nai rien vous cacher. Jai eu le tort

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    impardonnable de me er la parole dhonneur de Rotoli. Il ny a plusde remde, ma bonne foi ma perdu, et je dois en subir les consquences;jessaierai cependant de vous donner sur mes crimes les dtails les plusexacts; la seule faveur que je vous demande, cest demaccorder, avant mamort, une heure dentretien avec ma femme. Le prsident lui en donnasa parole. Jy compte; elle vaudra mieux sans doute que celle de Ro-toli, qui me promettait la vie et qui me trane la mort. Nen doutezpas, je vous le promets. Bien, nous verrons ce que deviendra cette pro-messe.

    Il disait tout cela dun ton de gaiet: puis il ajouta: Nous sommes icidix accuss; mais tous nont pas mrit la mort; jclairerai votre justiceet je saurai vous faire distinguer linnocent du coupable.

    Aprs cette scne prliminaire, on procda laudition des tmoins. Achaque dposition, Spatolino relevait quelque inexactitude: Votre m-moire est en dfaut, disait-il au tmoin, jai commis cet assassinat de telleou telle manire; et il entrait dans les dtails les plus minutieux, sansomettre les circonstances qui aggravaient ses crimes, occup seulementdenvelopper dans sa perte quatre de ses compagnons et de sauver lesquatre autres, avec sa femme, dont il proclamait linnocence. Soumise son autorit, elle navait fait quexcuter ses ordres, ainsi que ces derniers,quil avait entrans au crime contre leur volont. Ce singulier systme dedfense gayait beaucoup lauditoire, et lorsque laccus avait provoqu lerire de lassemble, il lui arrivait souvent de se retourner vers les rieurs, enleur disant: Vous riez maintenant, mais dans trois ou quatre jours vousne rirez plus, quand vous verrez le pauvre Spatolino avec quatre ballesdans la poitrine. Dans une de ces circonstances o il haranguait les spec-tateurs, il remarqua un des gendarmes qui veillaient sur lui, et le reconnutpour avoir fait autrefois partie de sa troupe. Aprs lavoir considr long-temps de peur de quelque mprise: Je naurais jamais cru, scria-t-il,que le gouvernement franais recrutt ainsi sa gendarmerie? Quedites-vous l? demanda le prsident. Je reconnais ici un gendarme qui a serviavec moi pendant quinze ans; nous avons assassin de compagnie telleet telle personne, et pour vous en convaincre, interrogez tel tmoin; sondomestique a t assassin, et il reconnatra notre homme. Le tmoinque dsignait Spatolino fut appel; on lui confronta le gendarme, et il le

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    reconnut pour lassassin de son domestique. Indpendamment de ce t-moignage, le trouble du gendarme avait dj trahi sa culpabilit aux yeuxles moins clairvoyants. En consquence, on le dsarma, et on le t asseoirsur le banc des accuss. A merveille, scria Spatolino, te voil la placequi te convient; nous avons fait nos campagnes ensemble et nous quitte-rons le service en mme temps. Le malheureux gendarme ne disait motet baissait la tte; il neut pas-mme la force de monter jusquau donjon.Laaire dura huit jours entiers, et je ne pense pas que lon ait jamais vuailleurs un accus dtailler ainsi de sang-froid toutes les circonstances deses crimes, et prendre plaisir les mettre dans tout leur jour. Bien plus,on le vit regretter les coups qui navaient point port: tmoin le matrede poste de Civit-Castellana. Lorsque cet homme fut appel dposer,Spatolino se leva et dit: Monsieur le prsident, jai frapp trois fois, dema propre main, ce digne gentilhomme; la dernire je lai bless au bras,si bien quil en a perdu lusage; mais je mourrai avec le regret amer dene lavoir pas tu, car cest le plus grand ennemi que jaie eu pendant mavie, et que jaurai aprs ma mort,

    Le tribunal porta une sentence de mort contre Spatolino, quatre deses compagnons et le gendarme; sa femme fut condamne quatre ansdemprisonnement, et les quatre autres brigands le furent dix et vingtans de travaux forcs. Quand larrt fut prononc, Spatolino rappela auprsident la promesse quil lui avait faite, et obtint la permission de sen-tretenir pendant une heure et demie avec sa femme: il prota de cetteentrevue pour lui indiquer le lieu qui reclait ses trsors; ensuite, il de-manda quon voult bien excuter la sentence dans la prison mme pourviter les avanies quil redoutait sur son passage, si on le conduisait la Bocca di Verit, place o lon excute les condamns. Il dclara quilne voulait pas voir de prtre, et que si quelquun deux osait violer laconsigne, il serait incontinent assomm. On rit de cette menace, mais elletait srieuse; et en eet, Spatolino dtacha les briques de la chemineet les amoncela auprs de la porte, dtermin frapper le tmraire quisaviserait den franchir le seuil. Il faut savoir, qu Rome, les prisonniersau secret ne sont pas garrotts, et quils peuvent agir et marcher en libertdans la chambre qui les renferme; cest ce qui permit notre prisonnierde faire ainsi ses prparatifs de dfense. Les geliers ayant essay den-

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    trer, il frappa lun deux avec tant de violence, que ses compagnons nefurent pas tents de poursuivre leur entreprise; ils essayrent les voiesde la persuasion, eort inutile! Je veux mourir demain dix heures, etpas plus tt, leur dit-il; venez me prendre neuf, et je serai tout vous.Quelques prtres se prsentrent la porte pour lui demander sil voulaitse confesser. Quand vous maurez amen, leur dit-il, le matre de postede Civit-Castellana et ce tratre de Rotoli, et que je les aurai expdis, jeme confesserai de grand cur. On insista longtemps pour le dtermi-ner, mais ses emportements fatigurent, et il nit par ne plus rpondre personne.

    Le lendemain matin lorsquon vint lui annoncer quil tait neufheures, il rpondit: Cest fort bien; je suis prt. Les geliers nosaientpas entrer, mais lui: Entrez leur dit-il, je ne vous ferai aucun mal .Ainsi rassurs, ils le garrottrent et le conduisirent au lieu de lexcution.Sur la route, des prtres se prsentrent de nouveau, mais il les congdia,voulant, disait-il, jouir librement de la vue des jolies femmes que son pas-sage attirait aux fentres; puis il continua gaiement sa route, lorgnant lesjeunes lles, et gourmandant ses compagnons qui prtaient loreille auxparoles des prtres. Cependant, arrivs au lieu du supplice, il dit: Allons,mes amis, nous avons bien tourment ce pauvre peuple, il est juste quenous ayons notre tour; ne nous plaignons pas de notre sort, et mouronssans faiblesse. Puis, se tournant vers le peuple, il ajouta: Souvenez-vous que Spatolino meurt avec le regret de ne stre pas veng du matrede poste de Civit-Castellana et du tratre Rotoli qui, par sa fourberie, maconduit la mort. Aprs cette courte harangue, il ordonna aux soldatsde faire feu, leur recommandant de lui administrer quatre bonnes ballesdans la poitrine, et sans sourir quon lui bandt les yeux, il attendit intr-pidement le coup mortel. Ainsi nit ce brigand dont les aventures rentgrand bruit dans Rome, et fournirent aux potes du temps des sujets dedrame.

    Cette aaire termine, je retournai Foligno, o je rsidais depuiscinq ans, lorsque les Franais essuyrent leurs revers de Russie, JoachimMurat ne tarda pas prendre possession de tous les Etats de lEglise, etje fus maintenu pour quelque temps dans mes fonctions. Cependant lepeuple parlait de jour en jour plus srieusement du retour du gouver-

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    nement pontical; il pensait que la captivit et les sourances auraientdoubl les vertus du pape, et quil reviendrait avec toute la tendresse dunpre ouvrir ses bras ses enfants chris. Bonnes gens quils taient! Ilssimaginaient que le Saint-Pre allait diminuer les impts et mettre n toutes les violences, et ils portaient si loin leurs esprances chimriquesquils se guraient que le clerg mme aurait modi ses principes. Ils ou-bliaient les bienfaits de la France et regardaient ses agents avec mpris.Souvent nous entendions dire derrire nous: Leur temps est pass, nousallons voir quel compte ils rendront de leur conduite. Tous nos amis setournaient contre nous et nous ne pouvions nous montrer en public sansprouver quelque mauvais traitement. Ctait une manire de faire voirson dvouement la cause du pape, dont le succs paraissait de jour enjour plus prochain.

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.