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La psychose ordinaire Alexandre Stevens Nous rencontrons de nombreuses situations cliniques dans lesquelles le diagnostic de structure, névrose ou psychose, n’apparait pas aisé à conclure. Il n’y a pas de symptômes clairement névrotiques et il n’y a pas de déclenchement évident d’un délire. C’est dans ces cas qu’il faut envisager une psychose ordinaire. Le terme de psychose ordinaire a été proposé par Jacques-Alain Miller lors de la Convention d’Antibes pour discuter de tels cas. Ce n’est pas un concept clair avec des limites précises. C’est plutôt une ouverture à la discussion pour une série de cas impossibles à trancher. Mais ce flou des limites va bien avec la clinique de la continuité, qui est la dernière clinique de Lacan comme l’a développée Jacques-Alain Miller. Ce n’est plus la simple et claire distinction que l’on trouve dans la première clinique de Jacques Lacan dans laquelle le Nom-du-Père est déterminant pour la structure : il est présent ou absent. Comme une porte est ouverte ou fermée. Si cette fonction paternelle est présente, alors la signification phallique est inscrite pour le sujet, sinon, la signification phallique n’est pas inscrite. Dans le premier cas, c’est la névrose, dans le second, la psychose. Et dans la première clinique de Lacan, la présence d’un phénomène élémentaire est nécessaire et suffisante pour diagnostiquer une psychose. Dans la seconde clinique de Lacan, la clinique borroméenne, le diagnostic n’est pas aussi évident. Nous rencontrons bien sûr des patients atteints de psychose « extraordinaire », c’est-à-dire d’une psychose avec délire et phénomènes élémentaires comme des voix. Mais il y a aussi des psychoses qui apparaissent sans la présence de ces grands phénomènes, c’est ce que nous nommons psychoses ordinaires. Pour ce diagnostic de psychose ordinaire, il faut cependant que des traits caractéristiques de la psychose soient présents. Il est inutile cliniquement d’élargir la catégorie des psychoses ordinaires à tous les cas difficiles à trancher. En d’autres termes une psychose ordinaire est une psychose sans délire explicite, sans déclenchement manifeste, mais avec des caractéristiques psychotiques. Une caractéristique à elle seule ne suffit plus dans ce cas. Il y faut donc une série de traits, un faisceau de preuves. Comme le dit Jacques-Alain Miller, on est dans une clinique de la tonalité. Ce n’est pas non plus une nouvelle catégorie de psychose et il s’agit donc à chaque fois de se demander sur quelle pente est ce sujet : paranoïa, schizophrénie, mélancolie ? Les traits possibles d’une psychose ordinaire quand il n’y a pas de déclenchement explicite sont les suivants : Le premier est un réglage du sujet sur l’identification imaginaire. C’est le cas quand le sujet trouve son mode de lien social et son mode d’identification, exclusivement ou principalement par l’axe imaginaire. Il se fait le plus semblable possible aux supposés semblables. Certes, nous nous réglons tous parfois sur la relation imaginaire, mais ce n’est pas sans certaines limites. Dans certains cas, quand toutes les décisions de la vie

Stevens La Psychose Ordinaire

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  • La psychose ordinaire

    Alexandre Stevens

    Nous rencontrons de nombreuses situations cliniques dans lesquelles le diagnostic de structure, nvrose ou psychose, napparait pas ais conclure. Il ny a pas de symptmesclairement nvrotiques et il ny a pas de dclenchement vident dun dlire. Cest dans ces cas quil faut envisager une psychose ordinaire.Le terme de psychose ordinaire a t propos par Jacques-Alain Miller lors de la Convention dAntibes pour discuter de tels cas. Ce nest pas un concept clair avec des limites prcises. Cest plutt une ouverture la discussion pour une srie de cas impossibles trancher. Mais ce flou des limites va bien avec la clinique de la continuit, qui est la dernire clinique de Lacan comme la dveloppe Jacques-Alain Miller.Ce nest plus la simple et claire distinction que lon trouve dans la premire clinique de Jacques Lacan dans laquelle le Nom-du-Pre est dterminant pour la structure : il est prsent ou absent. Comme une porte est ouverte ou ferme. Si cette fonction paternelle est prsente, alors la signification phallique est inscrite pour le sujet, sinon, la signification phallique nest pas inscrite. Dans le premier cas, cest la nvrose, dans le second, la psychose. Et dans la premire clinique de Lacan, la prsence dun phnomnelmentaire est ncessaire et suffisante pour diagnostiquer une psychose.Dans la seconde clinique de Lacan, la clinique borromenne, le diagnostic nest pas aussi vident. Nous rencontrons bien sr des patients atteints de psychose extraordinaire , cest--dire dune psychose avec dlire et phnomnes lmentaires comme des voix. Mais il y a aussi des psychoses qui apparaissent sans la prsence de cesgrands phnomnes, cest ce que nous nommons psychoses ordinaires.Pour ce diagnostic de psychose ordinaire, il faut cependant que des traits caractristiquesde la psychose soient prsents. Il est inutile cliniquement dlargir la catgorie des psychoses ordinaires tous les cas difficiles trancher. En dautres termes une psychoseordinaire est une psychose sans dlire explicite, sans dclenchement manifeste, mais avec des caractristiques psychotiques. Une caractristique elle seule ne suffit plus dans ce cas. Il y faut donc une srie de traits, un faisceau de preuves. Comme le dit Jacques-Alain Miller, on est dans une clinique de la tonalit.Ce nest pas non plus une nouvelle catgorie de psychose et il sagit donc chaque fois de se demander sur quelle pente est ce sujet : paranoa, schizophrnie, mlancolie ?Les traits possibles dune psychose ordinaire quand il ny a pas de dclenchement explicite sont les suivants :

    Le premier est un rglage du sujet sur lidentification imaginaire. Cest le cas quand le sujet trouve son mode de lien social et son mode didentification, exclusivement ou principalement par laxe imaginaire. Il se fait le plus semblable possible aux supposs semblables. Certes, nous nous rglons tous parfois sur la relation imaginaire, mais ce nest pas sans certaines limites. Dans certains cas, quand toutes les dcisions de la vie

  • quotidienne sont orientes par limage de normalit que le sujet se fait partir des autressemblables, on se trouve alors en dehors de tout mouvement dialectique. Cela peut aller jusqu des phnomnes de double.Un deuxime trait qui peut indiquer une psychose ordinaire est un sentiment de vide dans la vie intrieure du sujet. Cela peut se prsenter comme un vide : le sujet dit ne penser rien, il ne rencontre que le vide de sa pense. Ce peut aussi prendre la forme dune atteinte au sentiment de la vie comme sexprime Lacan dans Dune Question prliminaire tout traitement possible de la psychose . Ou encore un manque dpaisseur dans les penses les plus intimes et les sentiments quprouve le sujet. Parfois le sujet vit la relation damour dans une sorte de comme si.Troisimement, on rencontre aussi certains phnomnes de corps. Cest explicite dans les phnomnes hypochondriaques qui prcdent parfois les moments de dclenchement dune psychose mais aussi dans de nombreux cas de douleurs tranges ou chez des patients prsentant un mono-symptme. Sont communment appels mono-symptmes ces symptmes modernes tels que lanorexie, la boulimie, la fibromyalgie, pris isolment et permettant une certaine identification la maladie avec un lien communautaire sous-jacent. Ce nest pas une liste limite. La question est alors de savoir ce qui diffrencie ces phnomnes de corps des conversions hystriques. Jacques-Alain Miller fait remarquer que dans lhystrie on trouve toujours chez le sujet un principe de limitation, une soumission une contrainte, alors que dans la psychose ordinaire on fait face une certaine illimitation des phnomnes.Quatrimement, il y a diffrentes formes derrance, errances dans la ville ou errances subjectives. On sait que de nombreux SDF entrent dans cette catgorie. Et nos collguesqui travaillent dans des institutions pour toxicomanes peuvent tmoigner que lerrance qui accompagne frquemment la prise de toxiques est souvent le signe dune psychose qui est couverte par ce choix de jouissance.On peut voquer dautres traits psychotiques encore dans le rapport parfois trange la loi ou dans de discrets phnomnes de langage.Aucun de ces traits pris isolment nest un signe assur dune psychose, mais une srie de ces traits, ou linsistance dun mme trait, signe assurment une psychose.Il est important de faire le bon diagnostic parce que la direction de la cure en dpend. Mais il y a quelque chose de plus important encore que le diagnostic de structure, cest didentifier le point de capiton qui stabilise un sujet et son sentiment de la vie. Les symptmes qui servent ce point dquilibre doivent tre respects spcialement pour le sujet psychotique, car ce sont eux qui permettent dviter le dclenchement de la psychose.

    Ainsi un patient particulier atteint dune fibromyalgie peut parfaitement utiliser ce phnomne corporel pour normaliser son rapport au monde alors que ce phnomne est pourtant en lui-mme un des tmoignages de sa psychose ordinaire. Il ne sagit pas alors de le gurir de sa fibromyalgie, ni darrter les traitements mdicamenteux qui accompagnent cette nomination. Il ny a bien videmment pas lieu non plus de lui dire

  • quil prsente une psychose ordinaire plutt quune fibromyalgie, comme si une nomination mdicalement plus exacte pourrait lui servir. Il sagit plutt daccompagner son travail de construction autour du symptme, qui laide le dplacer et le rendre plus supportable. Le gurir de sa fibromyalgie aurait pour effet probable de dclencher la psychose.

    Bibliographie :(1) La psychose ordinaire, La Convention dAntibes , 2005, Agalma Le Seuil(2) Retour sur la psychose ordinaire , revue Quarto, n 94-95, janvier 2009 (On trouvera dans ce numro larticle de Jacques-Alain Miller auquel il est ici fait rfrence)