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MISCELLANEA 1 Sur L’iDee De “ DemOcrATiSATiOn ”, “ LeS mAThemATiqueS mODerneS ” eT Leur enSeignemenT anne-Marie MarMiEr irem de Lille reperes - irem. N° 99 - avril 2015 temps, et comment les « mathématiques modernes » s’y sont-elles trouvées indirecte- ment mêlées ? Le système scolaire du temps des premiers Bourbakistes andré Weil entre à l’Ecole Normale Supé- rieure en 1922, henri Cartan fait de même l’année suivante ; brillants jeunes hommes, pro- duits d’une éducation élitiste masculine pui- sée dans leurs familles et au lycée. ils se retrouvent, quelques années plus tard, à l’uni- versité de Strasbourg chargés du cours de « Calcul différentiel et intégral », échangeant sur la meilleure exposition générale de la for- mule de Stokes. De là naîtra en 1934 le grou- pe Bourbaki, dont l’objectif de départ, vite oublié, était en quelque sorte pédagogique puisqu’il s’agissait d’écrire collectivement, avec quelques amis mathématiciens, un cours En France, dans la période de l’après-guer- re, on peut voir une première forme de l’idée de « démocratisation » dans l’unification du sys- tème scolaire et l’ouverture de l’éducation sco- laire au plus grand nombre, réalisée entre la fin de la Première Guerre mondiale et 1975. Quelles ont été les forces agissantes et quelles places y ont tenu, les impératifs économiques du capi- talisme, les sciences humaines, les mathéma- tiques - dans leur exercice et leur production (à travers les mathématiciens bourbakistes), dans leur transmission (à travers les ensei- gnants et leur association professionnelle l’aPM 2 ), dans toutes leurs représentations sociales, soumises aux pressions socio-écono- miques et politiques ? Quelles formes l’idée de « démocratisation » a-t-elle prise au cours du 65 Ce texte reprend et prolonge certains points du texte collectif : arnaud CarSaLaDE, François GoiChoT, anne-Marie MarMiEr, « architecture d’une réfor- me : les mathématiques modernes », dans Evelyne barbiN, Marc MoYoN (coord.), Les ouvrages de mathématiques dans l’histoire. Entre recherche, enseignement et culture, PUL, Limoges, 2013, p. 229-244. 1 article reproduit avec autorisation du Centro Pristem, de Lettera Matematica, n° 49, p. 41-49, 2014, Springer. 2 Devenue aPMEP, association des professeurs de mathé- matiques de l’enseignement public

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MISCELLANEA 1

Sur L’iDee De “ DemOcrATiSATiOn ”,

“ LeS mAThemATiqueS mODerneS ”

eT Leur enSeignemenT

anne-Marie MarMiEr irem de Lille

reperes - irem. N° 99 - avril 2015

temps, et comment les « mathématiquesmodernes » s’y sont-elles trouvées indirecte-ment mêlées ?

Le système scolairedu temps des premiers Bourbakistes

andré Weil entre à l’Ecole Normale Supé-rieure en 1922, henri Cartan fait de mêmel’année suivante ; brillants jeunes hommes, pro-duits d’une éducation élitiste masculine pui-sée dans leurs familles et au lycée. ils seretrouvent, quelques années plus tard, à l’uni-versité de Strasbourg chargés du cours de« Calcul différentiel et intégral », échangeantsur la meilleure exposition générale de la for-mule de Stokes. De là naîtra en 1934 le grou-pe Bourbaki, dont l’objectif de départ, viteoublié, était en quelque sorte pédagogiquepuisqu’il s’agissait d’écrire collectivement, avecquelques amis mathématiciens, un cours

En France, dans la période de l’après-guer-re, on peut voir une première forme de l’idéede « démocratisation » dans l’unification du sys-tème scolaire et l’ouverture de l’éducation sco-laire au plus grand nombre, réalisée entre la finde la Première Guerre mondiale et 1975. Quellesont été les forces agissantes et quelles places yont tenu, les impératifs économiques du capi-talisme, les sciences humaines, les mathéma-tiques - dans leur exercice et leur production(à travers les mathématiciens bourbakistes),dans leur transmission (à travers les ensei-gnants et leur association professionnellel’aPM 2), dans toutes leurs représentationssociales, soumises aux pressions socio-écono-miques et politiques ? Quelles formes l’idée de« démocratisation » a-t-elle prise au cours du

65

Ce texte reprend et prolonge certains points du texte collectif : arnaud CarSaLaDE, François GoiChoT, anne-Marie MarMiEr, «  architecture d’une réfor-me  : les mathématiques modernes », dans Evelyne barbiN, Marc MoYoN (coord.), Lesouvrages de mathématiques dans l’histoire. Entre recherche, enseignement et culture, PUL, Limoges,2013, p. 229-244.

1 article reproduit avec autorisation du Centro Pristem,de Lettera Matematica, n° 49, p. 41-49, 2014, Springer.2 Devenue aPMEP, association des professeurs de mathé-matiques de l’enseignement public

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d’analyse du niveau de la licence remplaçantle cours de Goursat, classique à l’époque, etqu’ils jugeaient inadéquat 3.

a cette époque, quelle est la situation del’enseignement en France  ? Si au cours duXiXe siècle différents mesures sont prises pourassurer l’égalité d’accès et généraliser l’ins-truction primaire, il s’agit de donner à tous leshommes l’instruction qui permet l’exercice dela citoyenneté, aux femmes les moyens suffi-sants pour tenir leur maison et élever leursenfants, mais il ne s’agit pas de redistribuer lespositions sociales  : à chaque classe sociale,son école, un cursus scolaire et un enseignementadapté. Deux ordres d’enseignement coexis-tent, primaire et secondaire, bien distincts, rele-vant d’administrations différentes, dans desétablissements différents et avec des corpsd’enseignants distincts. Jusqu’aux années 1930,le secondaire reste payant. Le passage du pri-maire au secondaire, même en cas de réussiteest très rare, il n’est aménagé ni en terme d’âge,ni en terme de programme.

ainsi pour les jeunes nés à la fin de la pre-mière guerre mondiale, trois cursus scolaires sontpossibles4 : pour 80% d’entre eux la scolarisationobligatoire à l’école primaire débouche sur desemplois d’exécution — pour 14%, les meilleursde l’école primaire, la prolongation du pri-maire est possible, en vue d’obtenir une quali-fication supplémentaire, via les Ecoles pri-maires supérieures et les Cours complémentaires,ou bien les écoles professionnelles (les écolespratiques du commerce et de l’industrie) ; danscette extension du primaire sont formés les ins-tituteurs ou institutrices, l’élite ouvrière et tousceux qui ont une fonction d’encadrement du tra-vail de production — les 6% restants fré-quentent le lycée, dès ses « petites classes » quiassurent l’enseignement primaire, puis jusqu’aubac. Ceux qui vont au bout du cursus forme-ront l’élite restreinte occupant les postes de

responsabilité dans le monde politique, éco-nomique ou culturel. (En 1936, seulement 2,7%d’une classe d’âge obtiennent le baccalauréat).

Quant à l’enseignement secondaire pourles filles créé en 1880 par la loi Camille Sée,il est strictement distinct de celui des garçons,son objectif ne vise pas à l’exercice d’uneprofession mais à les perfectionner dans leurrôle traditionnel de mère, et il ne s’intégreradans le plan global d’éducation qu’en 1924,quand l’homogénéisation des programmes seraréalisée, donnant aux filles (avec notammentl’apprentissage possible du latin) l’accès àl’université.

Le « tableau récapitulatif des nomencla-tures » ci-contre 5, dresse les transformationsde ce système cloisonné qui ne trouvera sonunification qu’en 1975 avec la création du« collège unique » (réforme haby).

Premiers ébranlements du systèmescolaire cloisonné – la « juste sélection »

Les Compagnons de l’Université nouvelle

a la fin de la Première Guerre mon-diale, en réaction à l’hécatombe qu’ellea produite chez les jeunes hommes, ungroupe d’officiers, enseignants et ingénieursse réunissent pour relancer l’activité dupays par un enseignement nouveau s’adres-sant à tous sans distinction des classessociales, et i ls développent leur pro-gramme, principes et propositions, dans

3 WEiL a., Souvenirs d’apprentissage, Springer Verlag,berlin, 1991, p. 104-109.4 Jean-Pierre TErraiL, La scolarisation de la France, LaDispute, Paris, 1997, p.161.5 Claude LELiEVrE, Histoire des institutions scolairesdepuis 1789, Nathan, Paris, 2002, p. 189

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les deux tomes de L’Université nouvelle(parus respectivement en novembre 1918et juillet 1919) 6.

« La vraie démocratie, c’est la société quia pour règle l’intérêt général, où les hommesne vivent pas comme s’ils étaient de diversesorigines, mais où chacun collabore, dansla mesure de ses forces et de ses aptitudes,à assurer les tâches communes, où la seulehiérarchie est celle du mérite et de l’utili-té», (tome 1 p. 21)

L’idée de fraternisation sociale enveloppeleurs déclarations et l’unification du système qu’ils

prônent répond à un idéal de justice socialedans un cadre utilitaire et fonctionnel : il n’y apas lieu de se priver des talents d’enfants quiseraient exclus systématiquement de certainsmétiers parce qu’ils sont issus de classes popu-laires. il s’agit d’élargir le recrutement social desélites, dans l’intérêt supérieur de la nation. Leurmodèle d’école repose ainsi sur la méritocratie.

« L’école unique résout simultanément deuxquestions : elle est l’enseignement démo-cratique et elle est la sélection par le méri-te », (tome1 p.26).

rétrospectivement, on voit bien qu’ils ten-dent à corriger les effets des inégalités sociales,sans interroger plus avant les fondements éco-nomiques d’un système inégalitaire.6 Voir l’exposé synthétique de Jean-Yves SEGUY dans la

revue L’orientation scolaire et professionnelle, 36/3, 2007

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Les Compagnons ne sont pas les premiersà lancer l’idée d’une école unique en lien avecune certaine représentation de la démocratie répu-blicaine, mais leur prestige d’anciens com-battants fait qu’ils seront mieux entendus etleurs idées nourrissent de nombreux débatscontradictoires dans le monde de l’entre-deuxguerres. ils suscitent des expérimentations ; ladécision de gratuité de l’enseignement secon-daire n’est sans doute pas sans lien avec ce cou-rant tout comme les tentatives de transforma-tion du système avancées par Jean Zay avec leFront Populaire. Mais, même une fois la gra-tuité acquise, la proportion est faible d’enfantsd’agriculteurs ou de petits salariés recherchantune place en lycée.

Le plan Langevin-Wallon

a la Libération, le thème de la démocrati-sation de l’enseignement est repris comme unobjectif essentiel. Le Conseil national de larésistance inscrit dans son programme :

« La possibilité effective, pour les enfants fran-çais, de bénéficier de l’instruction et d’accé-der à la culture la plus développée, afin queles fonctions les plus hautes soient réellementaccessibles à tous ceux qui auront les capa-cités requises pour les exercer et que soit ainsipromue une élite véritable, non de naissan-ce, mais de mérite, et constamment renouveléepar les apports populaires ». 

Le gouvernement provisoire nomme ennovembre 1944 une « Commission ministé-rielle d’études pour la réforme de l’enseigne-ment », pilotée par deux grands intellectuels :Paul Langevin (1872-1946), physicien recon-nu, Compagnon de route du Parti communistefrançais (PCF) et henri Wallon (1879-1962),philosophe et psychologue, membre du PCF. Lacommission, au confluent de la préoccupationméritocratique et d’un souci d’égalitarisme, ne

rendra ses conclusions qu’en juin 1947. Ceplan présente une réflexion approfondie surl’éducation, et constitue une référence et une sour-ce d’inspiration pour bon nombre des décideurssuivants (enseignement technique, «  classesnouvelles », psychologie scolaire, etc.). Dansses considérations et principes on retrouve enquelque sorte des invariants des discours àvenir sur l’éducation :

• Les besoins économiques poussent à diver-sifier et élargir le recrutement de l’élite etdes corps intermédiaires. La bourgeoisie seulene peut plus y suffire.

• L’enseignement est inadapté à la société enévolution. il ignore le progrès scientifiquedans son contenu et dans ses méthodespédagogiques.

• Les sciences ont une valeur éducative  ;elles jouent un rôle décisif comme facteurd’adaptation à l’environnement en termesde compréhension, de prévision et d’action.

• Le travail manuel et l’intelligence pratiqueont à être valorisés et reconnus en égale digni-té avec les autres tâches sociales.

Le discours réformiste repose sur deuxprincipes :

Un principe de justice : « L’introduction dela justice à l’école par la démocratisation del’enseignement, mettra chacun à la placeque lui assignent ses aptitudes, pour le plusgrand bien de tous. La diversification des fonc-tions sera commandée non plus par la fortuneou la classe sociale mais par la capacité àremplir la fonction. »

Et un principe de culture ou développement :« Tous les enfants, quelles que soient leursorigines familiales, sociales, ethniques, ontun droit égal au développement maximum» et « [ l’enseignement doit] se démocra-

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tiser moins par une sélection qui éloignedu peuple les plus doués que par une éléva-tion continue du niveau culturel del’ensemble de la nation »

Pour la première fois la relation est ques-tionnée entre la pédagogie à employer et le publicà atteindre et pour la première fois l’orienta-tion est évoquée qui doit permettre un classe-ment des travailleurs fondé à la fois sur les apti-tudes individuelles et les besoins sociaux 7.

Concrètement, la Commission préconisel’unicité de l’école au cours d’une plus longuepériode scolaire (jusque 18 ans) où les ordresd’enseignement fonctionnant en parallèle seraientremplacés par une succession de niveaux.

Mais les gouvernements successifs ne com-prennent pas l’importance d’une réforme glo-bale de l’Ecole, la guerre froide chasse lesministres communistes du gouvernement et leplan n’est pas appliqué ; il inspire toutefois lacréation de l’enseignement technique, celledes « classes nouvelles » avec une « pédago-gie active » dans l’enseignement secondaire(supprimées quelques années plus tard), et ini-tie la psychologie scolaire.

Dans la paix retrouvée et l’essor industrielqui l’accompagne, trois groupes d’acteurs vontinteragir directement ou indirectement  : lesintellectuels producteurs de savoir, les déci-deurs politiques, les enseignants.

Aux origines des mathématiques nouvelles– Méthode axiomatique et structures

Le groupe bourbaki se constitue, on l’a vu,dans les années 1930, à un moment où le rôle

de la science est exalté et son développementquasiment confondu avec le progrès humain,les mathématiques et les sciences physiques sontpartout présentes dans les objets techniques duquotidien. Les bourbakistes ne s’intéressent pasà l’enseignement secondaire quand bien mêmecertains d’entre eux, Jean Dieudonné, PierreSamuel, participent épisodiquement à certainesrencontres ou commissions sur l’enseignementdes mathématiques; mais les mêmes ou d’autrespublient des articles défendant une visionmodernisée des mathématiques. Des adeptesconvaincus, andré revuz, Lucienne Félix parexemple, plaideront la cause des « mathéma-tiques modernes » et chercheront à en répandrel’esprit jusque dans les manuels scolaires. Unepopularisation où le sens des idées d’originefinira par se noyer.

Pour les mathématiciens, se pose alors, lanécessité interne de mise en ordre de nom-breux résultats accumulés dans des champs dif-férents, portant sur des notions particulièresavec des méthodes spécifiques  : géométrie,arithmétique, algèbre, fonctions… L’entrepri-se de bourbaki consiste à mettre en lumière l’unitésous cette apparente diversité et à livrer une expo-sition des mathématiques depuis leur début,sous forme de livres successifs ; le mode est axio-matique et procède le plus souvent du généralau particulier, la théorie des ensembles doitsupporter l’édifice.

Un article daté de 1948 8, « L’architectu-re des Mathématiques. La Mathématique, oules Mathématiques ? », signé Nicolas bour-baki, en donne l’idée générale. L’auteur répondà la question contenue dans le titre : il montrecomment la méthode axiomatique, fournitl’intelligibilité profonde des mathématiques en

7 Voir Pierre roChE, « Démocratisation de l’enseigne-ment et orientation au XXe siècle », SPIRALE-Revue derecherches en éducation, 1996, n°18.

8 Nicolas boUrbaki, « L’architecture des mathématiques »,dans F. LE LioNNaiS (éd), Les grands courants de la pen-sée mathématique, Cahiers du Sud, Marseille, 1948, p.35-47

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leur conférant l’unité «  d’un organisme enplein développement  ». il prend soin de ladistinguer du formalisme logique qui en est unaspect (« codifier le langage, en ordonner levocabulaire et en clarifier la syntaxe »). La métho-de s’appuie sur la notion de structure qu’il nedéfinit pas mais dont il donne des exemples.La notion désignée sous le nom de structuremathématique s’applique à des éléments dontla nature n’est pas spécifiée, ces élémentssatisfont à une ou plusieurs relations indé-pendantes qui seront les axiomes de la struc-ture envisagée. Faire la théorie axiomatique d’unestructure donnée c’est déduire les conséquenceslogiques des axiomes posés qui sont autant dethéorèmes généraux relatifs aux structures dece type. D’où l’économie de pensée que per-met la méthode axiomatique ; cela permet parexemple, d’embrasser dans un même point devue –celui de la structure de groupe- lesnombres réels avec l’addition, les entiersmodulo un nombre premier avec la multipli-cation, les déplacements dans l’espace eucli-dien avec la composition.

au cœur de l’architecture des mathéma-tiques, sont trois structures fondamentales,les structures mères : algébrique, topologiqueet ordre ; les autres en dérivent en les multi-pliant ou les combinant. a côté de la méta-phore organique, le texte file la métaphoreindustrielle : « les structures sont des outils pourle mathématicien […] la méthode axioma-tique n’est autre que le système Taylor des mathé-matiques ». Mais il s’en démarque aussitôt parun rappel à l’intuition particulière du mathé-maticien que lui confère une longue fréquen-tation des êtres mathématiques devenus fami-liers: la similarité structurelle entre un domaineconnu avec un domaine à explorer peut lui per-mettre, par transfert «d’éclairer d’un jour nou-veau le paysage mathématique où il se meut ».Et l’intuition toujours présente dans la genè-se des découvertes « dispose désormais des puis-sants leviers que lui fournit la théorie desgrands types de structures, et elle domine d’unseul coup d’œil d’immenses domaines uni-fiés par l’axiomatique, où jadis semblait régnerle plus informe chaos ».

Le groupe Bourbaki en tant que tel reste éloigné du mouvement dit des « mathématiques

modernes ». certains de ses membres ont bataillé pour la rénovation de l’enseignement

universitaire, qui va s’opérer en France autour de 1958 ; mais le groupe ne s’intéresse ni

à l’enseignement élémentaire et secondaire, ni aux efforts de démocratisation de ce der-

nier. imposer un style axiomatique et abstrait dans l’enseignement secondaire est davan-

tage le fait d’adeptes zélés extérieurs au groupe, et du contexte intellectuel imprégné de

structuralisme.

par contre Bourbaki a profondément changé la face des mathématiques : dans son entre-

prise encyclopédique pour refonder et écrire l’ensemble des mathématiques classiques et

modernes, il s’appuie sur une méthode — l’axiomatique — mettant en jeu une hiérarchie

de structures abstraites.

qui est Nicolas Bourbaki ?

ce pseudonyme collectif désigne, au départ, un groupe d’une douzaine de jeunes hommes,

issus de l’ecole Normale supérieure rue d’ulm, laquelle accueille et soutient leur association.

Les cinq principaux membres fondateurs en plus de cartan et Weil sont claude cheval-

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La mathématisation des sciences humaines— Un nouveau scientisme

Le structuralisme est le courant intellec-tuel dominant à l’époque et particulièrement vifdans les années 1950-1960. Sans lui être direc-tement liées, les idées de bourbaki sont enphase avec ce mouvement qui, parti de la lin-guistique au début du XXe siècle, s’est répan-du dans toutes les sciences humaines, au pointque dans les discours qui ont suivi, le langageserve de paradigme structurel et permette desanalogies non dépourvues de contre-sens.

L’explosion des sciences sociales mathé-matisées se produit en effet dans ces annéesd’après-guerre, parallèlement à la mise en visi-bilité des mathématiques nouvelles et à l’engoue-ment structuraliste. au-delà du numérique et dutraitement statistique, les mathématiques ouvrent

ley, Jean Delsarte et Jean Dieudonné, bientôt rejoints par rené de possel, charles

ehresman, szolem mandelbrojt. L’assemblée plénière de fondation a lieu, l’été 1935, à Besse

en chandesse, charmant petit village d’Auvergne  ; l’habitude de congrès champêtres

réguliers dans des endroits calmes et propices au travail est prise. il n’y a pas de hiérar-

chie explicite dans le groupe qui se constitue en société secrète.

pour la réalisation de son œuvre encyclopédique des Eléments de Mathématique, ils

inventent une méthode de travail faite de construction/déconstruction permanente, basée

sur une écriture collective soumise à une critique mutuelle sans concession et débouchant

sur une publication anonyme. Le Fascicule de résultats de théorie des ensembles qui paraît

en 1939 est la première publication. La guerre les disperse, mais après-guerre, les livres

se succèdent et le premier séminaire Bourbaki, devenu institution dans la communauté mathé-

matique, a lieu en décembre 1948.

De 1950 à 1970 s’écoule une période glorieuse. Le groupe est la matrice de formation et

de confrontation de toute une génération de mathématiciens. il est animé par de fortes

personnalités, mathématiciens brillants, et moissonne les médailles Fields  : Laurent

schwartz (1950), Jean-pierre serre (1954), Alexandre grothendieck (1966). N’excédant

guère la douzaine, le groupe se renouvelle régulièrement (la règle est d’en sortir après 50

ans), sa composition varie constamment au cours de son histoire et n’est jamais très clai-

re 9. Le recrutement se fait par cooptation après une immersion réussie dans la violence

des discussions, injures et remises en cause des congrès.

La passion mathématique en action, ne dédaigne pas l’humour et les canulars de potaches.

Le groupe cultive son folklore qui participe à l’édification d’un mythe collectif.

un long déclin s’amorce après 1975, les mathématiques vivantes se font ailleurs à l’échel-

le du monde, en relation avec des problèmes issus d’autres disciplines ou d’autres activi-

tés humaines, avec de nouvelles possibilités issues de l’ordinateur.

9 En plus des noms déjà cités, ont fait partie du groupe bour-baki : alain Connes, Jacques Dixmier, adrien Douady, Jean-Louis koszul, Charles Pisot, Pierre Samuel, et quelquesétrangers : le Suisse armand borel, les américains SamuelEilenberg, et Serge Lang. Par contre, de grands mathématicienscomme rené Thom, andré Lichnérowicz, Marcel ber-ger, ou Jean Leray ont préféré rester en dehors.

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un champ considéré comme qualitatif, qui étendleur possibilité d’action aux sciences humaines.L’objectif explicite est de faire avec les mathé-matiques modernes pour les sciences humaines,le travail fait par les mathématiques classiquespour les sciences de la nature. Les mathéma-tiques offrent, en effet, un recueil de formes abs-traites, disponibles pour toute utilisation cardébarrassées de toute signification, avec unlangage simple et universel, qui est de plusgarant de scientificité.

Pour comprendre comment s’organisentles interactions, il est bon de revenir aux ori-gines. Le coup d’envoi de ce mouvement a étédonné par Ferdinand Saussure (1857-1913) quitransforme radicalement la linguistique enconsidérant la langue dans une dualité –paro-le, langage- et ce dernier comme un système designes, dont les termes sont purement diffé-rentiels, définis non par leur contenu mais dansleurs rapports avec les autres termes du systè-me. Cette idée de considérer les objets nonpour ce qu’ils sont mais pour les manières dontils sont reliés entre eux, est transférable de lalangue à divers aspects de la société qui peu-vent être décrits en terme de permutation àpartir d’un certain nombre de règles de base, cequi fournit l’analogie entre le langage et d’autressystèmes. Ce que ne manquera pas d’opérerl’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Jugé en grande partie responsable del’influence de la linguistique saussurienne sur

le structuralisme, et de l’introduction de la pen-sée structuraliste en France, il se trouve aussien rapport avec les idées de bourbaki. En effet,réfugié à New York pendant la seconde guer-re mondiale, il travaille à la New School for socialresearch, lieu de rencontre des intellectuels euro-péens exilés, où il a des échanges particulière-ment suivis avec le linguiste d’origine russe romanJakobson et avec le mathématicien andré Weil.

Dans une démarche similaire à celle deSaussure, il affirme vouloir dépasser le niveaude la classification de la multiplicité des faitssociaux perceptifs 10. Pour ce travail de théori-sation fait de production d’hypothèses et demodèles, il compte sur l’aide des mathémati-ciens. Un problème complexe de parenté trai-té mathématiquement par a. Weil 11 confirmeune hypothèse qu’il a précédemment avan-cée, et légitime son approche théorique. Les mathé-matiques ne sont là qu’un outil mais la voie autraitement algébrique de la parenté est ouver-te et l’évènement, au-delà de son importance fac-tuelle, les confirme comme langage universelapproprié aux sciences. C. Lévi-Strauss, citantles nouvelles branches des mathématiques(théorie des ensembles, théorie des groupes, topo-logie), écrit en 1954 12 :

« Ainsi donc, dans l’espace de quelquesannées, des spécialistes aussi éloignés enapparence les uns des autres que les biolo-gistes, les linguistes, les économistes, lessociologues, les psychologues, les ingénieursdes communications et les mathématiciens,se retrouvent subitement au coude à coudeet en possession d’un formidable appareilconceptuel dont ils découvrent progressive-ment qu’il constitue pour eux un langagecommun. »

Dans des entretiens plus récents avec DidierEribon 13, il reconnaît un lien profond qui faitécho aux propos de N. bourbaki :

10 Claude LéVi-STraUSS, Les structures élémentaires dela parenté, Paris-Mouton, 1947, préface, pp.iX-Xiii.11 andré WEiL, « Sur l’étude algébrique de certains typesde lois de mariage (système Murngin) », Les structures élé-mentaires de la parenté, op. cit, p.257-263.12 Claude LEVi-STraUSS, « Les mathématiques del’homme », dans Bulletin international des sciences sociales,vol VI, n°4, Les mathématiques et les sciences sociales, Paris,UNESCo, 1954.13 Claude LEVi-STraUSS, Didier EriboN, De près etde loin, odile Jacob, Paris, 1998,2008, 2009, p. 78-79

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« Cette démonstration mathématique allait plusloin [que d’afficher la scientificité de mon tra-vail] Elle procédait de principes parents deceux que Jakobson appliquait en linguis-tique, puisque dans les deux cas on déplacel’attention des termes aux relations qui pré-valent entre les termes. Or c’était exacte-ment ce que j’entreprenais de faire pourrésoudre les énigmes que les règles de maria-ge posent aux ethnologues »

Parallèlement à ce monde intellectuel etsavant, qui s’est protégé comme il a pu desviolences de la guerre, les besoins posés par lareconstruction après-guerre sont pressants, etd’abord en Europe.

L’enseignement des sciences, un problème international

L’enseignement des mathématiques

La question se pose de développer un ensei-gnement scientifique en phase avec les pro-grès techniques et technologiques des sciences,et qui soit apte à pallier rapidement à la pénu-rie d’ingénieurs et de travailleurs qualifiés. Lacommunauté des mathématiciens y réfléchiten même temps qu’elle discute de l’architec-ture nouvelle des mathématiques initiée parbourbaki. Les commissions internationalesde réflexion qu’ils se sont donnés, y travaillent.

La CiEM (Commission internationale surl’enseignement des mathématiques), fondéeau congrès international des mathématiciens derome en 1908, peu active entre les deux guerreset refondée en 1952, lance une vaste enquêtepar questionnaire auprès des mathématiciensdes pays membres sur le « rôle du mathéma-ticien et des mathématiques à l’époque contem-poraine ». Djuro kurepa (1907-1993) de l’uni-versité de Zagreb en rend compte au congrèsde 1954 à amsterdam.

Son rapport et les communications desrapporteurs des commissions nationales plan-tent le discours. Tous exaltent l’efficacité extra-ordinaire des mathématiques  ; jamais, ellesn’ont été aussi vivantes, actives et fécondesdans l’art de l’ingénieur et la recherche tech-nique sous toutes ses formes. Elles occupentune place au carrefour des activités humaineset participent au développement de l’univers scien-tifique (allant jusqu’à toucher les arts, la psy-chologie, etc.) en y apportant des modèles, desméthodes d’analyse et de mesure, mais en y trou-vant aussi matière à de nouvelles impulsions.Et de citer : les méthodes mathématiques de laphysique, la mécanique quantique, la statis-tique et la topologie, l’analyse numérique,l’économétrie et l’introduction de l’aléatoiredans ses modèles, les développements liés auxrobots et à la cybernétique…Tous dénoncent lehiatus avec l’enseignement, la mauvaise adap-tation des programmes du secondaire au futurproducteur ou au futur utilisateur de mathé-matiques  ; ils reconnaissent que les profes-seurs ne sont pas familiarisés avec les mul-tiples usages modernes possibles desmathématiques, alors que l’unification desmathématiques actuelles (théorie des ensembles,relations, logique) « permet de rattacher leur expo-sition à des idées simples et naturelles ». Le mathé-maticien apparaît en quelque sorte comme unnouveau démiurge :

« Pour terminer, la mathématique est commeune espèce de la conscience créative del’homme.[…] C’est par la mathématique quel’homme obtient une certaine vue d’ensembleorganisée dans le chaos créateur de la natu-re infiniment variée. […]L’humanité attendune aide efficace du côté des mathématiqueset des mathématiciens. […] A l’époque actuel-le où l’éducation et l’effort scientifique etculturel deviennent massifs, nous devrions pro-céder à un remaniement considérable desméthodes de travail, de l’enseignement et à

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une sélection appropriée des matières àenseigner. La question de l’enseignement engénéral et de l’enseignement des mathéma-tiques en particulier doit être examinée pardes moyens mathématiques, eux aussi. » 14

La CiEaEM (Commission internationalepour l’étude et l’amélioration de l’enseignementdes mathématiques) créée indépendamment en1950, travaille tout autrement. Elle est pluri-disciplinaire (mathématiques, pédagogie, psy-chologie, philosophie) coordonne des équipesinternationales de chercheurs, organise des ren-contres-séminaires sur des thèmes déterminésqui sont des lieux d’échanges entre chercheurset enseignants. Sept rencontres sont ainsi orga-nisées entre 1950 à Londres et 1955 à bellano.Une première publication collective 15, révéla-trice des interrogations de l’époque, paraît en1955 sous le titre L’enseignement des mathé-matiques ; c’est un recueil d’articles de six desmembres fondateurs de la commission : le psy-chologue suisse Jean Piaget — « les structuresmathématiques et les structures opératoires del’intelligence », le mathématicien et pédagogued’origine égyptienne Caleb Cattegno — « la péda-gogie des mathématiques », les mathémati-ciens français Jean Dieudonné — « l’abstrac-tion en mathématique et l’évolution de l’algèbre »,Gustave Choquet — « Sur l’enseignement dela géométrie élémentaire », et andré Lichné-rowicz — « introduction de l’esprit de l’algèbremoderne dans l’algèbre et la géométrie élé-mentaire », le logicien et philosophe des scienceshollandais Evert W. beth — «  réflexion surl’organisation et la méthode de l’enseignementmathématique ».

Le pilotage économique de l’éducation

Mais ces réflexions internes au mondeintellectuel n’ébranlent pas l’organisation sco-laire. après la reconstruction d’après-guerre,l’expansion industrielle a pris le relais et la

modernisation industrielle est à l’ordre du jour,les économies dominantes ont un besoin immé-diat de main d’œuvre qualifiée et de cadres, ledéveloppement de l’éducation est perçuecomme le socle sur lequel le capitalisme peutappuyer sa montée en puissance. Des organi-sations internationales sont créées, qui sansintervenir directement dans les politiques édu-catives des pays membres, délivrent en direc-tion des états et des opinions publiques, des dis-cours normatifs et incitatifs sur l’éducation,nourris d’arguments scientifiques 16 tirés dethéories économiques, et poussent à organiserl’enseignement sur le mode industriel.

L’UNESCo (organisation des Nationsunies pour l’éducation, la science et la cultu-re), fondée en 1945, lance en 1957 la « courseà l’éducation » recommandant aux gouverne-ments d’y consacrer 5% du Pib.

L’oECE (organisation européenne decoopération économique) est fondée en 1948pour administrer le plan Marshall. DevenueoCDE (organisation de coopération et de déve-loppement économique) en 1961, elle étendrases travaux à l’échelle mondiale, pour pro-mouvoir des politiques visant à une plus forteexpansion de l’économie, de l’emploi et du com-merce mondial.

C’est l’oECE qui va donner le coup d’envoidécisif à des réformes. En effet, un évènement

14 Djuro kUrEPa, « Le rôle des mathématiciens et desmathématiques à l’époque contemporaine », L’enseigne-ment mathématique, 1, 1955, p. 93-111.15 Jean PiaGET, Evert W. bETh, Jean DiEUDoNNE,andré LiChNEroWiCZ, Gustave ChoQUET, CalebGaTTEGNo (éd), L’enseignement des mathématiques,Genève, Paris, Delachaux et Niestlé, 1955.16 annie ViNokUr, « De la scolarisation de masse à laformation tout au long de la vie : essai sur les enjeux éco-nomiques des doctrines éducatives des organisations inter-nationales », Education et société, 2003/2, n°12.

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est venu semer la panique dans le monde occi-dental : l’année 1957, en pleine guerre froide,l’UrSS lance avec succès son premier satelli-te — Spoutnik. L’occident s’inquiète de son retardtechnologique et cherche à y remédier en réfor-mant l’enseignement des sciences et des tech-niques. L’oECE organise alors (en 1959) un col-loque de 10 jours à royaumont, dont l’objectifest de lancer une réforme des contenus et desméthodes de l’enseignement des mathéma-tiques dans le secondaire. Des mathématiciensfrançais y interviennent et défendent les idéesde bourbaki : G. Choquet et J. Dieudonné dontl’apostrophe « a bas Euclide  !  » est restéecélèbre. a la suite de ce colloque, les principesgénéraux sont précisés à Dubrovnik (1960) etbologne(1961)17. Vient alors le temps de l’action,marqué notamment en belgique par les ensei-gnements expérimentaux de Papy. Un Pro-gramme moderne de mathématiques pourl’enseignement secondaire est publié en 1961à Paris sous le nom de Mathématiques nouvelles,qui fait la part belle à la théorie des ensembleset aux structures.

La progression des besoins et de la deman-de en éducation se manifeste partout dans le mondesous la forme d’une augmentation massive deseffectifs scolaires, d’une tendance continue àla prolongation des études, d’un recours accruaux moyens de formation extra scolaire et d’ungonflement incessant de la part des ressourcesnationales consacrées à l’éducation.

Le Français Edgar Faure (1908-1988),Ministre de l’Education nationale après lesévènements de mai 1968, président d’une com-mission internationale sur le développementde l’éducation (établie par l’UNESCo) noteradans son rapport18 que pour la période 1960-1968,la population effectivement scolarisée a augmentéde plus de 40% (c’est-à-dire relativement beau-coup plus que la population), et que pour lesdépenses publiques d’enseignement l’aug-mentation de plus de 70% est, elle aussi, beau-coup plus forte que l’augmentation du PNbau niveau mondial.

L’explosion scolaire et la réforme des « mathématiques modernes » en France

Démocratisation quantitative 19

Dans les années 1950-1960, en Francecomme ailleurs en Europe, l’augmentation dunombre d’élèves à tous les niveaux est liée à lacroissance démographique et à l’augmentationde la demande sociale. Plus de prospérité et leschangements des conditions de travail incitentles parents à prolonger les études de leursenfants, l’instruction devient le principal levierde mobilité sociale. D’autre part, la pénuried’ingénieurs et de scientifiques formés à larecherche met en péril le développement éco-nomique du pays, et c’est tout le système sco-laire en amont qui ne produit pas assez debacheliers scientifiques. La politique de laVème république vise donc à démocratiser àla base le recrutement des cadres de la nationet renforcer la formation, d’où l’allongement dela scolarité obligatoire et la poursuite du pro-cessus consistant à transformer l’enseignementpost-primaire en un cursus de 7 ans organisé enniveaux successifs. Par ailleurs, pour que celafonctionne, il est nécessaire de sélectionner (sansoser le poser clairement), donc de diversifier lesfilières et orienter, tout en évitant de conduiretrop d’élèves dans des études longues, sans

17 Sur l’enseignement des mathématiques au niveau sco-laire, voir aussi les notes d’orientation de l’UNESCo, parexemple celle de budapest, août-septembre 1962.18 Edgar FaUrE et alii, Apprendre à être, Fayard-UNES-Co, 1972.19 Voir Viviane isambert-Jamati, «brève histoire d’une notionincertaine : la démocratisation », Cahiers pédagogiques,n°107, oct. 1972, repris dans, Mai 68 et l’école, vu par lescahiers pédagogiques, mars 2008.  Pour un développementhistorique complet, voir antoine ProST, Education, socié-té et politiques, Seuil, Paris, 1992, 1997.

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gratification réelle à la sortie, ce qui risqueraitde produire de l’agitation sociale 20. Quelquesdates notables :

1959 : prolongation de la scolarité obligatoi-re jusque 16 ans

1960 : suppression de l’examen d’entrée ensixième

1963 : création des CES à côté des CEG 21

pour scolariser dans les mêmes lieuxtous les enfants jusqu’à la troisième

1965 : redéfinition des filières du deuxièmecycle et création des baccalauréats detechniciens

1966 : création des iUT et organisation del’enseignement supérieur en troiscycles

Démocratisation de la réussite

Le regard de la société sur le parcoursscolaire de ses enfants évolue aussi. L’accrois-sement du nombre d’élèves, le développementde la psychologie expérimentale amènent às’interroger sur les raisons des retards sco-laires, puis à étudier l’échec scolaire et à l’impu-ter moins au manque de talent individuelqu’aux déterminismes sociaux (enquête natio-nale de l’iNED sur « l’entrée en sixième et ladémocratisation de l’enseignement » en 1963) ;le regard se déplace sur les parcours individuels.L’influence du milieu familial et des stimula-tions intellectuelles qu’il procure est étudiénotamment pour son effet sur la constructionde l’intelligence opératoire et sur les aptitudeslangagières. on prend conscience que sélec-tionner sur le mérite scolaire, c’est retrouverles inégalités sociales qu’on avait voulu ban-nir par l’instruction et qu’il faut reprendre leproblème à la base et lutter contre l’échec sco-laire, c’est la démocratisation de la réussiteelle-même (avant de devenir le slogan de « laréussite pour tous » dans les années 80). Notons

le commentaire d’a. Prost sur la prolongationde la scolarité obligatoire de 1959:

« On touche ici un point décisif de notrehistoire scolaire. Si l’on avait entrepris d’éle-ver le niveau général d’instruction de lapopulation au lendemain de la guerre de1914 ou dans les années trente, la démo-cratisation de la sélection à l’entrée dusecondaire se serait accompagnée du déve-loppement massif du primaire supérieur,beaucoup plus proche de la demande socia-le ; c’est d’ailleurs ce qui s’est amorcée,mais sans être assumée politiquement. Ladouble mise en œuvre, au début des annéessoixante, d’une politique de croissance etde la démocratisation de la sélection aconduit en fait à ouvrir un enseignementresté élitiste à l’ensemble de la population,plutôt qu’à construire un véritable ensei-gnement de masse. » 22

au-delà des cercles de spécialistes, cesannées ont vu aussi une remise en cause del’enseignement lui-même. Dans ce contextede transformations touchant beaucoup dedomaines, les contenus de l’enseignement peumodifiés sont apparus comme obsolètes, déca-lés par rapport aux renouvellements et chan-gements de point de vue en sciences, notammenten linguistique et en mathématiques. Lesméthodes d’enseignement ont semblé archaïques,coupées des études en psychologie et pédago-gie. L’idée de moderniser les contenus et de créerune pédagogie nouvelle faisant davantage appelaux motivations des élèves, à leur activité, à leurvie- même, est devenue consensuelle. C’est

20 Noter une massification toute relative puisqu’en 1970,20% seulement d’une classe d’âge réussit l’examen dubaccalauréat.21 Voir p.2. CES : collège d’enseignement secondaire. CEG :collège d’enseignement général.22 a. ProST, Education…op.cit.p.55-56

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ainsi que deux commissions sur l’enseigne-ment sont créées : en 1963, pour l’enseignementdu français à l’école élémentaire, présidée parl’inspecteur général Marcel rouchette  ; en1966, pour l’enseignement des mathématiquesdans le second degré, présidé par le mathéma-ticien andré Lichnérowicz. Les mises à jour serontmoins radicales en physique et en sciencesnaturelles.

Pour les mathématiques, les axes du tra-vail sont posés par les années de réflexion etd’échanges qui ont précédé  : les mathéma-tiques sont partout, elles sont une clé dumonde physique et social ; la mathématiquemoderne est vivante, unifiée et offre un lan-gage simple utilisable dans toutes les applications,elle procure une économie de pensée, elle doitdonc être enseignée à tous. Dans cet objectif,la question se pose de définir le contenu à ensei-gner et d’en aménager la pédagogie. Un argu-ment théorique supplémentaire vient réduireles hésitations : les structures mathématiquessont en harmonie avec le développement desstructures de l’intelligence ; le travail de JeanPiaget, promoteur de la psychologie géné-tique est central.

Les structures mères de Bourbaki en psycho-pédagogie

Lors du colloque de la CiEaEM de 1952(à La rochette près Melun), dont le thème était« Structures mathématiques et structures men-tales », Jean Piaget 23 répond à un exposé deJean Dieudonné. il opère une sorte de trans-fert entre les structures mères de bourbaki etla mise en place des structures opératoiresde l’intelligence chez l’enfant et démontre« en quel sens les trois structures fondamen-tales de bourbaki correspondent à des struc-

tures élémentaires de l’intelligence dont ellesconstituent le prolongement formalisé et nonpas naturellement l’expression directe ». Danssa conclusion, il justifie l’introduction desmathématiques modernes dans l’enseigne-ment en même temps qu’une méthode péda-gogique et un axe de recherche pour la didac-tique des mathématiques :

« Le but de l’enseignement des mathéma-tiques reste toujours d’atteindre la rigueurlogique ainsi que la compréhension d’un for-malisme suffisant, mais seule la psychologieest en état de fournir aux pédagogues lesdonnées sur la manière dont cette rigueur etce formalisme seront obtenus le plus sûrement.[…] En réalité, si l’édifice des mathéma-tiques repose sur des « structures », qui cor-respondent par ailleurs aux structures del’intelligence, c’est sur l’organisation pro-gressive de ces structures opératoires qu’ilfaut baser la didactique des mathématiques.

Comme psychologiquement, les opéra-tions dérivent d’actions qui en s’intériorisant secoordonnent en structures, les bases théoriquesde la pédagogie active se trouvent posées :

« Ainsi le recours à l’expérience et à l’action,et de façon générale la pédagogie dite acti-ve parmi les procédés d’initiation mathé-matique ne compromettent en rien la rigueurdéductive ultérieure mais la préparent aucontraire en lui fournissant des bases réelleset non simplement verbales. »

Les enseignants, acteurs de la réforme

bien avant que la commission ministé-rielle soit créée à la fin de l’année 1966,l’aPMEP s’était engagée dans la réformesur l’impulsion de son président GilbertWalusinski. L’aPMEP en contact avec lesmilieux de la recherche et de l’enseignement

23 Jean PiaGET, « les structures mathématiques et les struc-tures opératoires de l’intelligence », J. PiaGET et alii, L’ensei-gnement…op.cit.

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universitaire d’une part, avec le milieu des pro-fesseurs du secondaire d’autre part, va jouerun rôle capital  : dans la transmission auxenseignants du nouvel esprit des mathéma-tiques, dans la diffusion d’axiomatiques desmathématiques élémentaires, dans l’organi-sation d’une réflexion sur les programmes, dansune implication directe au sein des commis-sions mises en place par le gouvernement, etau final dans l’élaboration par ses membresde nombreux manuels scolaires.

L’aPMEP 24 n’interroge pas l’idée dedémocratisation ; il s’agit pour les membres del’association de réformer l’enseignement desmathématiques, tout au long du cursus « de lamaternelle à l’université », pour tous les enfants ;mais implicitement c’est l’enseignement secon-daire et les sections scientifiques du bacca-lauréat qui sont visées en priorité, le reste sedécline par restriction. Le thème central vaêtre que les mathématiques modernes sontutiles et accessibles à tous, avec des argumentsdérivés de bourbaki, tenus par les ténors mathé-maticiens et déclinés par les enseignants (sou-vent professeurs dans des lycées parisiens).on peut relever quelques faits témoignant deson implication, parmi beaucoup d’autres rela-tés dan le bulletin de l’association.

En 1959, dans des conférences pédago-giques à l’ENS Saint Cloud, andré revuz etGustave Choquet, s’adressent, le premier àdes professeurs d’Ecole Normale, le second àdes enseignants du secondaire. a. revuz insis-te sur « le langage simple et précis des mathé-matiques modernes » qui a l’avantage d’expri-mer des notions très simples et sur l’économiede pensée que représente le point de vue des struc-tures ; il expose en fait des rudiments du voca-bulaire des ensembles et des relations et s’inter-roge sur son introduction dans l’enseignementélémentaire après expérimentation pédago-gique. G. Choquet montre la fécondité des

mathématiques modernes- élargissement duchamp des résultats, méthode d’investigation ettoujours économie de pensée ; il conclut à une« modernisation » nécessaire pour préparerdans le secondaire aux théories abstraites et àla recherche (explicite ou non) des structuresqui interviennent dans les résultats, et pour lasimplification du langage.

En 1962, l’aPMEP adhère aux conclu-sions du Symposium international de Buda-pest sur l’enseignement des mathématiques, etfait sienne l’introduction sur l’« universalité desmathématiques » devenue une sorte de credo :

« La mathématique est devenue aujourd’huiun fondement essentiel de l’humanisme moder-ne ainsi que l’atteste sa présence constanteet nécessaire dans les branches les plusdiverses de la pensée, de la science et de latechnique contemporaines.Ses éléments de base doivent être enseignésà tous les enfants sous une forme qui les ren-dent utilisables. Il a été montré que l’on favorise le contactentre les enfants et la mathématique en la leurprésentant, dès le début comme elle apparaîtaujourd’hui. » 25

on y trouve aussi la promotion d’unecoopération entre mathématiciens, pédagogueset psychologues : la pédagogie passe de l’art àla science, il faut élaborer « le fondement scien-tifique de la pédagogie de la mathématique. »

Dès 1960, andré revuz propose un véri-table cours, sous forme de conférences, surtrois ans à raison d’une heure et demie par

24 Voir pour des traces de cette histoire : Cent ans d’APMEP,brochure aPMEP n°192.25 Enquêtes, « Le symposium international sur l’enseignementdes mathématiques », Bulletin APMEP, n°229, Janvier-Février1963, p. 241-249.

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quinzaine. Cela donnera lieu à la parution entrois tomes des « Cours de l’aPM » : Tome 1 :Groupes, anneaux, corps ; Tome 2 : Espacesvectoriels ; Tome 3 : éléments de topologie 26.Ces cours sont donnés en parallèle d’émis-sions télévisées : « Les chantiers mathématiques »,à destination des maîtres. Ce sont les premierspas de l’aPMEP dans la formation continue desmaîtres, indépendants du pouvoir politique.La présentation de ces cours (sans référence àun quelconque programme) n’oppose pas lesmathématiques dites modernes aux mathéma-tiques classiques, mais veut montrer que l’éclai-rage nouveau présente plusieurs avan-tages  :  «  cohérence, clarté des idéesfondamentales, mise en ordre des théories,mise en évidence des raisons profondes des résul-tats » 27. Les tables des matières sont desdécalques simplifiés de celles qui figurent dansles livres correspondants des Eléments de bour-baki (Théorie des ensembles, algèbre, etc.). Maisl’intention est autre, les éléments ne sont pasprésentés pour construire un édifice, mais pourdonner aux enseignants les moyens d’un retourréflexif sur leur propre savoir, avec un pointde vue structuraliste. L’introduction des objetsnouveaux est problématisée et mise en rap-port avec de nombreux exemples.

Tous les niveaux de la hiérarchie sontmobilisés  : andré huisman, inspecteur del’académie de Paris, donne une déclinaison pra-tique et détaillée de ces cours, davantageciblée vers l’enseignement avec de nombreuxexercices, sous la forme d’une successiond’articles, regroupés en brochure aPM sousle titre général «  Les «  mathématiquesmodernes » dans l’enseignement du second

degré  » (1963). Le même signe avec Jeanitard, les manuels  : «  Cours de Mathéma-tiques, introduction aux mathématiquesmodernes » pour les petites classes du lycée.

Les relations de l’aPMEP avec la com-mission ministérielle sont d’autant plus étroitesque l’association l’a préfigurée et qu’à partirde 1966 une commission «  réforme etrecherche » est créée en son sein qui travailleen parallèle ; elle se penche à la fois sur l’éla-boration des programmes (maternelle, pri-maire, secondaire) et sur un plan de formationdes maîtres, initiale et continue, intégrant larecherche pédagogique.  En fait, le premier rap-port de la commission Lichnérowicz, publié enmars 1967, présente sur la formation des maîtresles idées et propositions de l’association : créa-tion d’instituts universitaires de recherchesur l’Enseignement (irE), qui se déclineraientpar disciplines ; le rapport donne une présen-tation complète du rôle et de l’organisationdes irEM (institut de recherche sur l’ensei-gnement mathématique).

La charte de Chambéry 28 en janvier 1968,reprend l’ensemble de l’argumentaire pour uneréforme, ses propositions et perspectives.

La réforme de l’enseignement des mathé-matiques « de la Maternelle aux Facultés »se fonde sur :«  les idées directrices qui animent la viemathématique contemporaine ; sur les étudespsycho-pédagogiques qui ont mis en évi-dence l’importance des méthodes actives etla nécessité d’un accès très progressif auxnotions les plus abstraites ; sur le rôle pri-mordial joué par les mathématiques dansl’organisation sociales et dans la produc-tion de biens et de services. »La réforme est possible : « elle est déjà entamée, déjà en voie de réa-

26 Les trois volumes du « cours de l’aPM » ont été édi-tés par l’aPM, le tome 1 en 1962, le tome 2 en 1963 et letome 3 en 1966.27 Opus cit., tome 1, avant-propos.28 Voir Bulletin APMEP, n°261, mars-avril 1968, p. 167-189.

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lisation. Les premières expériences, trop peunombreuses encore, montrent ce qui est immé-diatement réalisable. Les réalisations àl’étranger doivent aussi nous servir. Mais pourque la réforme s’oriente bien, il faut infor-mer les maîtres, les parents, tous les éduca-teurs des objectifs de la réforme et des condi-tions optimales de sa réalisation. »Comment réaliser la réforme ?« par une expérimentation pédagogiquesérieuse ; par un effort toujours accru pourla formation des maîtres : formation initia-le et formation permanente. Les Instituts deRecherche sur l’Enseignement Mathéma-tique seront, à l’échelle académique, lesorganismes chargés de coordonner expéri-mentation et formation des maîtres. La créa-tion des IREM engage notre enseignement dansla voie de la réforme continue. »

Les étapes de la réforme — aménagementtransitoire des enseignements, mise en place dela formation continue des maîtres et création desirEM — prévoient un démarrage en 1971 pouraboutir à une première réforme d’ensemble en1982. Dès la fin de l’année 1968, trois irEMsont créés à Paris, Strasbourg, Lyon ; les autressuivront à raison d’un ou deux par an.

Au tournant de 1968 — accélération puis frein

Le mouvement de réforme de l’enseigne-ment secondaire n’est pas affecté véritable-ment par les évènements de mai 1968 qui bou-leversent le monde universitaire, mais la venued’Edgar Faure comme Ministre de l’Educa-tion nationale va l’accélérer. L’enseignementsupérieur dépend du secondaire, du point de vuequantitatif et qualitatif et le Ministre en char-ge de la réforme de l’Université se préoccupede l’ensemble des cursus d’enseignement. Dansses discours politiques de l’époque 29 , au nomdu gouvernement, revient au premier plan

comme en écho, l’objectif de démocratisationde l’enseignement tout entier de la Maternelleà l’Université (« l’école de tous ») et la néces-sité d’adapter la culture scolaire aux exigencesde la société… (sous entendu, une sociétéimprégnée de techno-sciences, où les clés de lacompréhension du monde moderne sont àprendre dans les disciplines scientifiques)

Ce conservateur fait sien la critique desprogrammes d’enseignement et des modalitésd’examen qui favorisent les enfants disposantde la qualité et l’aisance de moyens d’expres-sion, et de notions de culture générale acquisdans leurs familles. il affirme que la voie qua-litative pour la démocratisation passe par unrenforcement des enseignements scientifiquesaux dépends des humanités classiques et par unemise à l’écart du latin, appris pour n’être ni uti-lisé, ni parlé, mais signe de distinction d’uneclasse sociale supérieure :

« L’école doit se garder de confondre huma-nisme et humanités […] l’introduction à partentière des disciplines scientifiques de basedans l’ensemble de notre enseignement du pre-mier et du second degré doit contribuer, endehors de son utilité propre, à atténuer cer-taines disparités, on pourrait presque dire cer-taines injustices. » 30

La mobilité dans une France ouverte àl’Europe pousse à apprendre des languesvivantes et les arguments méthodologiques avan-cés pour défendre les exercices de version etthème latins — acquisition de rigueur et de pen-sée déductive, formation à argumenter —sont aussi présents dans l’exercice des mathé-matiques. E. Faure va au bout de son entreprise

29 Notamment, débats à l’assemblée nationale du 23juillet 1968 et du 8 octobre 1968, discours à l’UNESCodu 18 octobre 1968. 30 Débat à l’assemblée nationale du 23 juillet 1968.

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de réduction des études littéraires et en octobre1968, il instaure en sixième un tronc vérita-blement commun, sans latin, avec «  troislangues » : le français (langue maternelle), lesmathématiques modernes (« langage simple etprécis » disponible pour toutes les sciences)et une langue vivante. il justifie clairement cettesuppression du latin au nom de l’égalité deschances scolaires : 

« [l’enseignement classique était] de moins enmoins adapté aux exigences de la société.D’une part […] cet enseignement constitué deconnaissances figées qu’une tradition séculaireélevait à la tradition du savoir, s’est révélé peucapable d’innover. D’autre part, toutes lesenquêtes sociologiques démontrent qu’il n’estaisément accessible qu’aux héritiers de laculture, c’est-à-dire aux héritiers d’un certainmilieu familial. Il n’est pas contestable qu’ilfreine la démocratisation… » 31

Les nouveaux programmes de sixièmeentrent en vigueur à la rentrée 1969, ceux decinquième l’année suivante ; mais à l’occa-sion des travaux sur les programmes de qua-trième et troisième, des dissensions éclatentau sein de la Commission Lichnérowicz etcelle-ci disparaît en 1973, avec la démis-sion de son président. La réforme connaîttrès vite un coup de frein. Dès 1972, avecla mise en place du nouveau programme dequatrième, l’esprit même des mathématiquesmodernes commence à être attaqué. La cri-tique, n’est plus limitée à quelques réfractairesde la première heure et commence à segénéraliser auprès des scientifiques, du public,de la presse. De toutes parts on condamne l’abs-traction à outrance, la lourdeur des nou-veaux programmes et leur dogmatisme. ausein de l’aPMEP même, des voix s’élèventcontre la réforme telle qu’elle a été mise enplace. henry bareil (président de l’associa-tion et promoteur de la réforme) réclame

« une pause ». En 1974, Pierre Samuel, undes pionniers de la réforme, publie dans undes bulletins de l’aPMEP un appel à « unedétente » et Dieudonné lui-même, se deman-de si l’on doit encore enseigner les mathé-matiques modernes 32. il faut dire que lesmanuels scolaires ont donné une publicitéconsidérable et déformée à ces mathéma-tiques nouvelles, ils en offrent un reflet cari-catural, celui d’un édifice construit demanière interne sans rapport au réel, où lemaniement du vocabulaire occupe une placeconsidérable. Si les cours de l’aPM avaientpu prendre racine chez les enseignants dansun savoir déjà construit, la situation est toutautre avec de jeunes élèves et l’adaptationconsiste surtout en la mise en place d’unlangage abstrait qui tourne sur lui-même,introduit par des activités pseudo-concrètes,quelquefois à la limite de l’absurdité. L’effetde sélection discriminante par l’aptitude às’exprimer est redoublé et le contenu scien-tifique n’est pas assimilé, enseignants etélèves sont dépassés.

La réforme est réaménagée puis assezvite abandonnée. Elle s’est heurtée à de nom-breux obstacles : la précipitation ministériel-le, les corporatismes, le conservatisme desgardiens du temple euclidien, « l’analphabé-tisme mathématique de la quasi-totalité de lapopulation » 33, l’ignorance où se trouvent lespromoteurs mathématiciens et psychologuesdes conditions réelles d’enseignement dans lesecond degré.

31 Discours devant la conférence générale de l’UNESCo,le 18 octobre 1968, cité par Françoise WaQUET, Le latinou l’empire d’un signe XVIe-XXe siècle, albin Michel, Paris,1998.32 Jean DiEUDoNNé, « Devons-nous enseigner les mathé-matiques modernes ? », Bulletin APMEP n° 292, 1974, pp.69-79.33 andré rEVUZ, « Lichnérowicz et la réforme des mathé-matiques », SMF, Gazette, n° 82, Carnet, 1999.

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En guise de conclusion — Apprendre à être

Dans les années 1970, aucune solution n’estdonc trouvée au problème d’organiser un ensei-gnement de masse unifié où puiser la petiteélite suffisante à la gestion du pays, sans sélec-tion explicite risquant de faire se soulever lajeunesse. La question devient de plus en plusdifficile du fait de la montée du chômage, dela course aux diplômes et de leur inflation quien les dévalorisant, a accentué le besoind’études de plus en plus longues ne garantis-sant pas toujours de trouver une place socialeen rapport avec cet effort de qualification.L’ambition de faire de l’école un instrumentd’égalisation des chances a échoué, le motd’ordre de la scolarisation de masse a conduitdans une impasse. C’est alors que le rapport effec-tué pour le compte de l’UNESCo en 1972 parE. Faure, « apprendre à être », effectue un revi-rement de doctrine.

il reprend les critiques ressassées sur l’ensei-gnement « démodé et dépassé », « exagérémentthéorisé et mémorisé », inégalitaire dans son fonc-tionnement, où la relation maître-élève « a lecaractère d’une relation de dominant à domi-né », etc. il réaffirme que la démocratisation nepeut se réduire à organiser l’égalité d’accèsmais doit aussi viser à l’égalité dans la réussi-te, ce qui est loin d’être réalisé. Pour sortir del’impasse, le discours syncrétique conserve cetobjectif en en modifiant la signification.

il s’appuie sur la représentation à l’époquede la modernité scientifique –technologique impli-quant «  la mobilité des connaissances et lerenouvellement des innovations » pour détour-ner l’enseignement de la distribution d’un savoiracquis vers «  l’apprentissage des méthodesd’acquisition (apprendre à apprendre) ».

Le chômage des diplômés en trop grandnombre pose problème, il s’emploie à décon-

necter le diplôme de l’emploi, et l’organisationde la polyvalence va permettre « de réconcilierla démocratisation de l’enseignement avec la ratio-nalité économique » :

« Par rapport à l’emploi et au progrès éco-nomique, le but de l’éducation devrait êtrenon pas tant de préparer les jeunes et les adultesà un métier déterminé, pour la vie, que d’opti-miser la mobilité professionnelle et de sus-citer en permanence le désir d’apprendre etde se former. » (xxxv)

Le mot d’ordre de l’éducation perma-nente est lancé et la question de la réussiteest évacuée.

« Le processus éducatif devenant continu, lesnotions de réussite et d’échec changerontde signification. L’individu qui échouera à unâge donné, ou sur un plan donné, dans soncursus, retrouvera d’autres occasions. Il nesera plus relégué à vie dans le ghetto de sonéchec. » (p.89)

L’individu devient le maître et l’auteurde son propre progrès culturel et l’apprentis-sage individuel assisté est valorisé. Quant aucouple maître-élève du système scolaire, ilfaut « poser en principe que l’enseigné est aucentre de l’acte éducatif » et il est recomman-dé de modifier profondément les conditions dela formation des enseignants, afin de « formeressentiellement des éducateurs plus que des spé-cialistes de la transmission de connaissancesprogrammées ».

au moment où une réforme globalelonguement pensée, structurée et géné-reuse dans ses objectifs, se fracasse surune réalité humaine que ses acteurs ontnégligée, ce texte (trop succinctement évo-qué ici), récupère les idées libertaires del’époque autant qu’il exprime une sou-

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mission aux besoins de l’économie, etporte les traces du projet éducatif qui sedéploie à partir des années 1980 ; il met un

terme aux modes de penser la démocrati-sation du système scolaire au cours descinq décennies précédentes.

Bibliographie – Ouvrages généraux

FaUrE Edgar et alii, Apprendre à être, Fayard, UNESCo, 1972.PiaGET Jean et alii, L’enseignement des mathématiques, Delachaux & Niest-lé, Neufchâtel, Paris, 1955.ProST antoine, Education, société et politiques, une histoire de l’enseignementde 1955 à nos jours, Seuil, Paris, 1992,1997. ProST antoine, Du changement dans l’Ecole, les réformes de l’éducationde 1936 à nos jours, Seuil, Paris, 2013.barbaZo Eric et PoMboUrCQ Pascale, Cent ans d’APMEP, brochureaPMEP, n°192.briDE Patrice et ZakharTChoUk Jean-Michel (coord.) « Mai 68 etl’école, vus par les cahiers pédagogiques », CRAP- Cahiers pédagogiques,Mars 2008CarTiEr Pierre, « bourbaki » (pp. 128-129), « Structures » (pp. 883-892),Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences », LECoUrT Dominique(Dir.), PUF, Paris 1999.MaShaaL Maurice, BOURBAKI une société secrète de mathématiciens, Pourla SCiENCE- les Génies de la Science, n°2, Fév-Mai 2000.