16
Sur les sources sociales de l'obligation juridique Author(s): HENRI LÉVY-BRUHL Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 1 (1946), pp. 67-81 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688769 . Accessed: 14/06/2014 15:57 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Sur les sources sociales de l'obligation juridiqueAuthor(s): HENRI LÉVY-BRUHLSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 1 (1946), pp. 67-81Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688769 .

Accessed: 14/06/2014 15:57

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access toCahiers Internationaux de Sociologie.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Sur les sources sociales de l 'obligation juridique

PAR HENRI LÉVY-BRUHL

C'est une vérité banale que la théorie des sources des obligations est une des plus faibles parties du droit privé. Elle tire son origine du droit romain. Celui-ci a élaboré successivement plusieurs classifications. La première consistait à distinguer seulement deux sources d'obligations : les contrats et les délits1. Puis l'obser- vation conduisit à admettre l'existence d'obligations qui n'avaient pour origine ni contrat ni délit, et l'on se contenta de les désigner par l'appellation vague de variae causarum figurae2. |Par la suite, on s'avisa que, par certains côtés, certaines sources d'obligations se rapprochaient des contrats, d'autres, des délits, ce qui fit dire à Justinien, dans ses Institutes 3, 13, 2 : « ...aut... ex contractu sunt, aut quasi ex contractu, aut ex maleficio, aut quasi ex maleficio ». De ce passage sont nées les expressions de quasi-contrats et de quasi- délits qu'on rencontre dans la doctrine française depuis le xvme siècle et qui ont passé dans le Code civil. Mais cette division quadripartite s'est elle-même avérée insuffisante. On a dû reconnaître que malgré les efforts les plus tenaces pour les enfermer dans ce

1. Gaius, I, 88 : « Nunc transeamus ad obligationes, quarum summa divisio in duas species diducitur : omnis enim obligatio vel ex contractu nascitur, vel ex delicto. »

2. Digeste, 44,7 I, pr., Gaius, 1.2 Aureorum : « Obligationes aut ex contractu nascuntur, aut ex malefìcio, aut, propio quo dam jure, ex variis causarum figuris. »

67

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Henri Lévy-Bruhl

cadre, certaines obligations n'avaient pas le moindre rapport avec le contrat ni avec le délit, et Ton imagina une cinquième classe d'obligations, celles qui ont pour source la loi.

C'est à cette classification en cinq sources que s'est arrêté le Code civil français. Quant aux autres législations modernes, elles sont partagées sur ce point, mais elles se rattachent, dans l'ensemble, à la théorie romaine3.

La manière même dont nous venons de voir que s'est construite la théorie des sources dénote un empi- risme singulier, et un médiocre souci de donner à la classification un fondement rationnel. Il n'est pas malaisé de montrer qu'elle est basée sur de simples constatations de fait. Cela est déjà visible pour la première et principale division des obligations en contractuelles et délictuelles. Rien de plus opposé au contrat que le délit. Entre ces deux notions, il n'y a semble-t-il, aucun élément commun : du moins ne s'est-on pas mis en peine de le rechercher ; on a simple- ment remarqué que ces deux situations donnaient naissance à des effets dont l'ensemble constitue ce qu'on appelle une obligation. Encore une analyse plus soigneuse eût-elle rejeté une pareille allégation. Il n'est pas pleinement exact que les délits et les contrats soient les sources des obligations. Le délit, par lui-même, est une infraction. Il donne naissance à une répression. Ce n'est qu'indirectement, et dans certains cas seulement (pour ceux qu'à Rome on appe-

3. Le code italien adopte la division en cinq sources du code français. Le code civil allemand reconnaît pour sources le contrat, puis le mandat et la gestion d'affaires, enfin l'enrichissement sans cause et le fait illicite. Le code autrichien (revisé en 1916), la loi, l'acte juridique, le dommage subi. Le code fédéral suisse des obligations, les contrats, les actes illicites, l'enrichissement indu. Il semble que l'on ait tendance à renoncer à toute classification systématique des sources. C'est ainsi que dans le projet da code franco -italien des obligations, terminé en 1927, il n'est dressé aucune liste limitative. Le projet se borne à énoncer sept sources très disparates, placées l'une après l'autre sans raison apparente.

68

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Sources sociales de V obligation juridique

lait des délits privés), qu'il donne lieu à une réparation civile. L'auteur d'un crime ou d'un délit politique, par exemple, ne contracte aucune obligation : il est seule- ment passible d'une peine. En ce qui touche le contrat, il n'en va pas de même, puisque le contrat est précisé- ment défini comme l'accord de volontés générateur d'obligations. Nous verrons cependant plus loin que ce n'est pas la volonté qui oblige. En tout cas, ce qu'il convient de souligner pour l'instant, c'est la faiblesse de cette première classification des sources.

La création de la catégorie des quasi-contrats et des quasi-délits relève de la même méthode. La cri- tique de ces concepts a été faite bien des fois. On a montré ce qu'ils avaient d'artificiel. Planiol4 écrit, à propos des quasi-contrats : « II n'y a peut-être pas, dans le droit tout entier, une expression qui soit plus fausse et plus trompeuse... Il n'y a pas une seule hypothèse où une personne devient débitrice d'une autre parce qu'elle a presque fait avec elle un contrat. » On peut en dire autant du quasi-délit. L'essence du délit est l'intention de nuire. Or, dans les hypothèses groupées sous le nom de quasi-délits, cette intention mauvaise fait défaut. La responsabilité encourue alors a néces- sairement un autre fondement, qui n'a rien de délic- tueux.

Quant à la cinquième et dernière source des obli- gations, la loi, on peut dire sans exagération qu'elle porte la marque d'une insigne indigence intellec- tuelle. Nous avons affaire ici à un manifeste aveu d'impuissance. A cette question : « D'où vient que tel acte, telle situation, crée un rapport obligatoire ? » on répond ingénument : « Parce que c'est écrit dans le Code ! » Seul un adepte de la théorie, aujourd'hui complètement périmée, de la toute-puissance du légis- lateur, considérera cette réponse comme autre chose que comme une explication purement verbale.

4. Planiol, Traité de droit civil, 9e édition, t. II, p. 264.

69

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Henri Lévy-Bruhl II est évident que cette théorie des sources n'a pas

été sérieusement élaborée. On s'est contenté de placer plus ou moins arbitrairement les obligations dans les tiroirs d'une commode, et celles qui n'ont pas pu y entrer, on les a mises dans un fourre-tout. Tout cela porte la marque de praticiens pressés, et ne relève, en aucune manière, de la réflexion scientifique.

Conscients de l'insuffisance criante de ces explica- tions, des juristes ont cherché sur une autre voie. Pour eux, le ressort de l'obligation résiderait dans la volonté des intéressés. Parente de la doctrine connue sous le nom d' « autonomie de la volonté », qui a dominé le droit en France au moment de la rédaction du Code civil et pendant tout le xixe siècle, cette théorie proclame la suprématie du contrat, et est encline à voir dans tous les faits juridiques le produit d'une volonté individuelle libre et consciente. On a depuis longtemps montré ce que cette conception a de sim- pliste et d'inexact5. En ce qui touche notre problème particulier, elle est manifestement insoutenable.

Tout d'abord, dans tout le vaste domaine des délits, la volonté ne saurait jouer aucun rôle dans la création des obligations. Celles-ci sont produites par le fait délictueux, et non par la volonté du délinquant ou de la victime. Il en est de même de ce qu'on appelle les quasi-délits : leur réparation est imposée par la loi, et ne dépend pas des volontés individuelles.

Même sur le terrain contractuel, il n'est pas vrai de dire, en dépit des apparences, que la volonté soit à la source des obligations. Sans doute, il serait absurde de prétendre que la volonté est étrangère au contrat mais si elle en est souvent (pas toujours) une condi- tion, il n'est pas exact qu'elle soit la cause du lien obli- gatoire. Comme on l'a dit justement, l'obligation contractuelle naît cum volúntate, non ex volúntate*. La

5. Cf. Gounot, Le principe de l'autonomie de la volonté en droit privé, Thèse, Dijon, 1912.

6. Gounot, op. cit., p. 240.

70

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Sources sociales de V obligation juridique

volonté des parties ne joue que dans des limites assez étroites, pour en déclencher le mécanisme, pour en fixer les modalités, non pour en modifier les effets. Prenons pour exemple le dépôt. Lorsqu'une chose a été déposée par B entre les mains de A, il ne dépend pas de la volonté des parties que A doive restituer la chose à B. Si ce dernier veut l'en dispenser, il le pourra sans doute, mais par l'effet d'un acte juridique nou- veau et différent, qui sera une libéralité. De même, une fois la vente conclue, l'acheteur devra payer le prix, et ainsi de suite. L'action de la volonté s'exercera naturellement pour la formation du contrat. Elle jouera également, dans le cadre de l'acte juridique, pour en fixer les éléments variables, par exemple, dans le cas du dépôt, pour préciser la date de restitution, dans celui de la vente, pour convenir d'un prix, etc., mais ce n'est pas elle qui décidera si le dépositaire doit resti- tuer, si l'acheteur doit payer le prix. L'obligation, dans son essence, échappe à la volonté des contractants.

Ce qui vient d'être dit des contrats s'applique, a fortiori, aux actes et situations auxquels on a donné le nom de quasi-contrats4. Si nous prenons, par exemple, le cas du paiement de l'indu, qui est le type même du quasi-contrat traditionnel, il est incontestable que Vaccipiens doit restituer, indépendamment de toute volonté émanant taiit de lui-même que du solvens.

Ainsi l'école volontariste échoue dans sa tentative de rendre compte de l'obligation. La doctrine socio- logique sera-t-elle plus heureuse ? On pourrait être tenté de le penser, en se basant sur l'observation faite plus haut, selon laquelle la volonté individuelle des contractants ne saurait créer des obligations, mais que celles-ci naissent des institutions elles-mêmes. Lors- qu'une vente est conclue, le vendeur doit livrer sa chose et l'acheteur payer le prix par le seul effet de la vente. Qu'est-ce à dire, sinon que la collectivité, qui crée et sanctionne l'institution - ici le contrat de vente - attache impérativement des obligations aux

71

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Henri Lêvy-Bruhl

activités juridiques de ses membres lorsqu'elles s'exercent dans un cadre et sous une forme déterminés7.

Il est aisé de se rendre compte qu'en présentant les choses sous cet aspect, le problème est déplacé mais non résolu. Il ne suffit pas, en effet, de dire que la vente, ou tel autre contrat, impose à l'une des parties, ou à toutes deux, une obligation dont l'objet ou le montant sera fixé par convention ; que la société dans son ensemble, estime légitime et nécessaire que l'acheteur paie son prix, que le dépositaire rende la chose, que le délinquant répare le préjudice qu'il a causé, etc. Sans doute, mais ne voit-on pas que cette réponse est encore insuffisante, et ne constitue, à aucun degré, une explication. Car enfin, ce qu'on est en droit de se demander, c'est pourquoi il en est ainsi. Répondre : « Parce que la société l'a voulu » est une réponse ver- bale, analogue, aux termes près, à celle dont nous avons souligné la faiblesse, qui s'exprime en disant : « C'est dans la loi8 ! »

On reste toujours dans le même cercle si l'on ajoute : « C'est pour ne pas décevoir l'attente légitime du créan- cier9. » Certes, le déposant s'attend à recevoir sa chose, le vendeur son prix, la victime son indemnité, mais s'ils s'y attendent, c'est précisément parce qu'un droit s'est ouvert en leur faveur, et la question est toujours la même : « D'où vient ce droit ? »

II ne semble pas qu'aucune réponse pertinente puisse être donnée tant qu'on n'a pas recherché la

7. Il semble que ce soit le point de vue adopté par les partisans de la doctrine de l'institution, à laquelle Hauriou a attaché son nom.

8. Il faut bien reconnaître que beaucoup de sociologues, un peu grisés par la découverte, due à Durkheim, du caractère spécifique et irréductible de la volonté collective, ont eu tendance à considérer cette volonté comme donnant la clef de tous les problèmes, sans s'aviser que cette volonté était elle-même conditionnée.

9. Bien plus proche de la vérité pour l'analyse des faits, cette théorie, soutenue avec vigueur et pénétration par M. Emmanuel Lévy (Cf. notam- ment, Revue trimestrielle de droit civil, 1910, p. 720 ; Revue socialiste, 1911, p. 242) ne saurait « expliquer » le phénomène obligatoire.

72

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Sources sociales de V obligation juridique

véritable nature de l'obligation. Cette recherche a fait l'objet d'un certain nombre de travaux importants, et un pas décisif a été fait dans cette voie lorsque v. Brinz a discerné dans toute obligation deux élé- ments, le debitum (Schuld) et Yobligatio au sens étroit (Haftung)10. Le debitum est l'objet propre de l'obli- gation, ce que doit fournir le débiteur. Cet objet peut, au surplus, consister aussi bien dans un fait ou une chose, que dans une abstention. Uobligatio est le lien de droit qui force le débiteur à fournir sa prestation. Ce sont les moyens de contrainte - d'ordre matériel ou moral - que possède le créancier pour obtenir la satisfaction qui lui est due. Entre ces deux éléments - comme on l'a dit souvent - il y a rapport de fin à moyen. En réalité tous deux sont indispensables pour qu'il y ait obligation. On n'en saurait concevoir sans debitum, car le débiteur doit nécessairement fournir une prestation. D'autre part, Yobligatio est indisso- lublement liée à l'obligation ; même si elle demeure virtuelle, la contrainte est toujours prête à s'appesantir sur le débiteur pour le forcer à remplir ses engagements. Sans doute, toutes les obligations ne contiennent pas en proportions égales ces deux éléments. Nous aurons l'occasion de voir qu'il en est dans lesquelles Yobligatio est réduite au minimum. Elle n'en existe pas moins dans toutes, et la distinction en question, qui n'avait été qu'entrevue par les Romains, est d'une grande importance pour notre connaissance de l'insti- tution.

De ces deux éléments, c'est le second, Yobligatio, qui, de beaucoup, a le plus retenu l'attention des juristes. C'est là une tradition très ancienne, qui remonte au droit romain. Le mot d'obligation, qui désigne l'insti- tution dans son ensemble, n'évoque, de par son étymo-

lt). v. Brinz, Der Begriff obligation in GrunhüVs Zeitschrift für das Privat und Öffentliches Recht der Gegenwart, 1874, Gf. Gornil, Debitum et Obligatio, in Mäanges P. F. Girard, t.I, p. 295, ss.

73

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Henri Lévy-Bruhl

logie, qu'une idée d'enchaînement, d'assujettissement. Pour les Romains - et pour les juristes modernes à leur suite - l'obligation est avant tout un lien de droit qui contraint le débiteur à s'exécuter, idée clai- rement exprimée par la définition célèbre de Justinien dans ses Institutes 3, 13, pr. : « Obligatio est juris vinculum quo necessitate astringimur alicujus sol- vendae rei secundum nostrae civitatis jura. »

On remarquera que l'idée de paiement - c'est-à- dire le debitum - figure dans cette définition (alicujus solvendae rei). Elle a cependant passé au second plan pour mettre surtout en avant ce qui se rapporte à l'exécution, qui soulevait les questions les plus impor- tantes au point de vue pratique. Toute obligation comporte nécessairement un délai : elle ne s'accom- plira que dans l'avenir. Il est donc essentiel que la prestation consentie par le débiteur ou à lui imposée puisse être fournie au moment voulu. Cela implique un système de sanctions, de moyens de pression, de précautions contre le risque d'insolvabilité, dont l'ensemble constitue précisément ce qu'on appelle Y obligatio. Il n'est donc pas surprenant que cet aspect de notre institution ait été le plus approfondi. Mais, si naturelle que soit cette préoccupation, elle ne saurait projeter beaucoup de lumière sur la nature de l'obliga- tion, encore moins sur sa source. Il suffit, pour s'en convaincre, de constater que ces moyens de contrainte ne s'exerceront sur le débiteur qu'une fois l'obligation formée, et non sur la formation de l'obligation elle- même.

Pour discerner les vraies sources des obligations, c'est surtout le debitum, c'est-à-dire l'objet de ces obli- gations qu'il faut considérer. Or, cet objet est toujours une prestation. Qu'est-ce à dire, sinon que l'obligation se résoud toujours par un amoindrissement de ce qu'on pourrait appeler le « potentiel juridique » du débiteur, c'est-à-dire de son activité ou de son patrimoine. Sans doute l'obligation diffère de l'aliénation en ce

74

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Sources sociales de l'obligation juridique

qu'elle ne s'accomplit pas sur-le-champ. Du fait qu'elle ne se réalisera que dans l'avenir s'introduit un élément d'incertitude que les moyens de coercition, que connote le mot d'obligatio, ont précisément pour but de neutra- liser. Mais c'est fausser le caractère de l'obligation que de ne voir en elle que cet aléa et les moyens de le combattre. Si, sans quitter l'optique du juriste, on opère un léger changement d'orientation, et que l'on se place moins sur le terrain de la procédure que sur celui des réalités économiques et sociales, il est permis de voir dans l'obligation une prestation - différée sans doute - mais, avant tout une prestation, que, grâce aux puissants moyens dont il dispose, recevra le créancier. Sans perdre un instant de vue que toute obligation contient un élément d'autorité destiné à en assurer l'exécution, nous considérerons que son résultat essentiel se traduit, en fin de compte, par un appauvrissement du débiteur. Nous avons dès lors à nous demander d'où vient cet appauvrissement, pourquoi le débiteur se trouve ainsi amené ou contraint à restreindre son potentiel juridique, car c'est bien en ces termes que se pose la question des sources11.

Une observation un peu approfondie nous permet de constater qu'envisagées de ce point de vue, les obli- gations peuvent se partager en deux catégories. Dans un certain nombre de cas, le débiteur contracte l'obli- gation sous la pression d'une contrainte, tandis que, dans les autres, cette contrainte n'existe pas. Il faut, à cet égard, formuler deux observations.

Tout d'abord, il convient de ne pas confondre cette contrainte avec celle que nous avons désignée plus

11. On voit que le problème des sources des obligations est lié à celui de leur cause, à condition de prendre ce dernier mot dans son sens large. Les juristes qui ont étudié la cause des obligations, ont généralement pris ce mot dans un sens étroit et technique. Par suite, ils se sont préoc- cupés dela validité des obligations, et non de leur origine. C'est le cas, notamment du plus récent et du meilleur ouvrage écrit sur le sujet, H. Capita NT, De la cause des obligations, 1912.

75

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Henri Lévy-Bruhl

haut sous le nom d'obligatio. Celle-ci avait pour but de faire exécuter une obligation existante. Il s'agit, au contraire, ici, de la formation même de l'obligation, ce qui justifie la place que nous lui donnons dans la théorie des sources.

D'autre part, cette contrainte, à laquelle se trouve soumis le débiteur, peut être de deux natures. Il peut s'agir de menaces auxquelles une personne se trouve exposée, de violences dont elle serait victime, et sous le coup desquelles elle ferait une promesse. Ce sont là des cas anormaux, accidentels, auxquels le droit vient porter remède lorsque la conscience juridique a atteint un certain développement. Bien plus important est le cas d'obligations consenties sous l'empire d'une contrainte moins apparente, mais tout aussi oppres- sive, et tout autant destructrice d'un consentement vraiment libre : nous voulons parler de celle qui résulte de la supériorité sociale ou économique du créancier par rapport au débiteur. On peut trouver là la source véritable de toute une série d'obligations qui se dis- tinguent ainsi des obligations contractées entre per- sonnes égales ou considérées comme telles. C'est seu- lement pour ces dernières, que l'on pourra dire, au sens plein du mot, que joue le consentement vraiment libre. Encore avons-nous vu qu'il est tout à fait insuffisant de faire appel, pour expliquer l'obligation du débiteur à sa libre volonté. Nous aurons à rechercher pourquoi il donne son consentement. Mais auparavant, il convient de dire quelques mots des cas où les deux parties étant socialement inégales, l'obligation n'est pas et ne peut pas être « librement consentie ».

Il est évident que des situations de ce genre sont de nature à se présenter plus souvent dans les sociétés où il existe des classes hiérarchisées que dans celle où la condition des citoyens a tendance à s'égaliser. Le

76

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 12: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Sources sociales de l'obligation juridique

cas limite est celui de l'esclave dans le monde antique, cas si extrême qu'il déborde le cadre de l'obligation au sens technique du terme. Toute obligation a néces- sairement un objet déterminé, et l'esclave, devant tout à son maître, n'est pas proprement son obligé. Par contre, l'affranchi dans les sociétés antiques, le serf au Moyen Age et, jusqu'en 1863, dans la Russie des tzars sont de bons exemples de situations juridiques où des prestations et des services sont imposés à une classe d'hommes par la supériorité politique et économique d'une autre classe. Il est trop évident que le vêtement contractuel sous lequel se dissimule cette oppression ne saurait faire illusion : ni l'affranchi ni le serf ne sauraient refuser ou modifier les services qu'on lui impose.

Il serait inexact de prétendre que ces obligations fondées sur la contrainte sont ignorées de nos sociétés modernes. Le contrat de travail par lequel un ouvrier s'engage à fournir sa force physique ou ses capacités techniques pour un salaire déterminé n'a pas d'autre fondement. Cela était particulièrement et tragique- ment vrai de l'ouvrier de la grande industrie durant la première moitié du xixe siècle ; s'il refusait ou discutait le salaire proposé, il se voyait acculé à la misère et à la mort. Sans doute, les choses ont un peu changé depuis que l'action syndicale a créé et généralisé l'emploi du contrat collectif. Toutefois si le tarif syn- dical résulte d'un accord, on ne saurait dire, dans la majorité des cas, que cet accord soit le produit d'un libre consentement.

Les exigences de la vie moderne ont fait naître des situations où, comme dans les précédentes, le débiteur n'est pas admis à refuser ou à discuter les termes de l'engagement qu'on lui propose. Tels sont les nombreux actes juridiques auxquels on a donné le nom de « contrats d'adhésion ». Un voyageur ou un spectateur prenant son billet, un abonné au gaz ou à l'électricité, un assuré signant sa police ne sont pas admis à modifier

77

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 13: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Henri Lévy-Bruhl les clauses du contrat qui les lie : ils ne peuvent que les accepter ou les refuser. Encore est-il inexact de dire qu'ils peuvent les refuser : dans un cas urgent une per- sonne peut être contrainte de se déplacer ; on ne peut s'abstenir de s'assurer contre des risques élémentaires.

De même encore - mais ici la contrainte est à ce point dégradée qu'elle est presque méconnaissable - le mandataire n'accomplit son obligation que parce qu'il se trouve, au moins momentanément dans une situation d'infériorité par rapport au mandant. On ne confie pas un mandat à une personne quelconque : c'est toujours quelqu'un dont on escompte l'acquiesce- ment, parce qu'on a « barre sur lui » pour une raison ou pour une autre.

Dans une direction tout à fait opposée, on trouve une catégorie d'obligations qui, du point de vue tech- nique ne se distingue guère des obligations contrac- tuelles, mais qui, sur le plan où nous nous plaçons, mérite une considération particulière : nous les appel- lerons les obligations mutuelles. Elles offrent cette particularité qu'elles ne prennent pas naissance entre un débiteur et un créancier, mais que tous ceux qui y sont engagés sont à la fois débiteurs et créanciers et que l'objet dû par chacun est le même, et non pas un objet différent comme c'est le cas pour les contrats synallagmatiques ordinaires, comme la vente. Le type de ces obligations mutuelles est l'obligation engendrée par la société. Les civilistes modernes n'éprouvent aucune hésitation à étudier la société parmi les contrats ordinaires. Il est bien évident, pourtant, que le carac- tère spécial donné à ce contrat par l'identité des pres- tations lui confère une place à part, au moins en ce qui concerne la théorie des sources. Pourquoi un associé s'oblige-t-il, ou, plus exactement, est-il obligé ? S'il s'agit de sociétés commerciales - qui sont de beaucoup les plus importantes - il est si peu vrai de dire que c'est par sa volonté que bien souvent il se trouvera contraint de subir la volonté des autres, s'il se trouve

78

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 14: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Sources sociales de l'obligation juridique

dans la minorité. Est-ce à dire que nous ayons affaire ici, comme tout à l'heure, à une obligation « contrainte » ? Nullement. Le fondement de l'obliga- tion mutuelle n'est ni la volonté du débiteur, ni la contrainte du créancier : c'est l'organisation collec- tive dont l'associé est un des éléments. La vie du groupe est faite d'un complexe de services et de prestations qui s'imposent à tous pour la réalisation du but qu'il se propose d'atteindre.

En regard de ces obligations engendrées par la contrainte, ou par l'existence d'un groupement social, il faut placer les obligations contractées entre personnes égales et libres, dont l'une est débiteur et l'autre créan- cier : ce sont les plus nombreuses, du moins dans les sociétés modernes. Nous avons dit plus haut qu'on ne saurait s'en tenir à la doctrine suivant laquelle elles auraient pour fondement le consentement des parties.

Nous avons laissé entrevoir que le véritable fonde- ment de l'obligation du débiteur est l'appauvrissement subi par le créancier, et qu'il s'agit de réparer. Il ne saurait s'y soustraire sans réaliser un enrichissement sans cause au préjudice de l'autre partie, ou, si l'on préfère, un vol. Tout sacrifice consenti temporairement par une personne envers une autre appelle normalement une contre-partie, et c'est précisément en cette contre- partie que consiste la dette, le debitum du débiteur. En d'autres termes, toute dette est une prestation destinée à rétablir un équilibre rompu dans le patri- moine du créancier.

Pourtant si cette formule nous paraît généralement vraie et de nature à expliquer la véritable nature de l'obligation, il convient de l'accompagner de quelques réserves.

Tout d'abord, s'il est vrai que toute aliénation appelle une aliénation en sens contraire, cette tendance n'est pas toujours suivie d'effet. Celui qui s'est enrichi aux dépens d'autrui ne deviendra pas toujours débiteur de l'appauvri. En dehors des caè de contrat ou de quasi-

79

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 15: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Henri Lévy-Bruhl

contrat, et de ceux où la loi prescrit la réparation, l'obligation ne s'impose, en droit français positif, que si l'auteur du préjudice a commis une faute12. Ce prin- cipe est, du reste, combattu dans la doctrine et forte- ment battu en brèche dans la jurisprudence.

D'autre part, le principe de l'équilibre que nous avons reconnu comme base de l'obligation n'oblige pas à une restitution arithmétique ment égale au préjudice. L'objet de l'obligation est égal à ce que peut légitime- ment attendre le créancier, compte tenu des circons- tances, des sentiments qui ont pu être provoqués, etc. Généralement l'obligation née d'un dé]£t sera plus lourde que celle qui a pour source un contrat.

Enfin, il est toute une série d'actes où la réciprocité ne jouera pas : ce sont ceux où elle a été volontairement exclue dès l'origine par l'auteur du sacrifice : nous vou- lons parler des actes à titre gratuit. Il est bien évident que lorsqu'on est en présence d'une donation pure et simple, le donataire ne doit rien.

Sous le bénéfice de ces observations, il ne nous paraît pas douteux que toute obligation juridique de droit privé entre personnes supposées égales et libres, repose sur un préjudice subi par le créancier, préjudice dont le créancier lui réclame réparation. Telle est, à notre sens, le fondement commun de toutes les obligations, qu'elles naissent d'un contrat, d'un quasi-contrat, d'un débit, d'un quasi-dé^it, ou de la loi. Cette division en cinq sources peut avoir un certain intérêt technique : elle n'a aucune valeur scientifique.

Pour conclure, nous proposons donc de substituer à cette classification traditionnelle une division plus rationnelle des sources des obligations. La première

12. Ripert et Teissière, Essai d'une théorie de V enrichissement sans cause en droit français, in Revue trimestrielle de droit civil, 1904, p.727 n.

80

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 16: Sur les sources sociales de l'obligation juridique

Sources sociales de l'obligation juridique

catégorie serait formée des obligations « contraintes », le fondement de l'obligation consistant alors dans la pression sociale. Une seconde catégorie d'obligations dites « mutuelles » a sa source dans l'existence d'un groupe dont fait partie le débiteur, et dont il subit la volonté collective. Enfin, l'obligation du type normal a pour fondement un appauvrissement subi par le créancier au profit du débiteur, et qui contraint ce dernier à réparer l'équilibre ainsi rompu.

Faculté de Droit, Université de Paris.

This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 15:57:57 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions