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Symptômes psychiatriques pendant la grossesse : pensez aux maladies métaboliques ! Psychiatric symptoms during pregnancy: Don’t forget metabolic diseases! Le déficit en ornithine-carbamyl-transférase (OCT), maladie héréditaire, est le plus fréquent des déficits enzymatiques du cycle de l’urée [1]. Cette enzyme mitochondriale catalyse la transformation de l’ornithine et du carbamyl-phosphate en citrulline. Son déficit entraîne l’accumulation d’ammoniac et des acides aminés situés en amont dans le cycle métabolique. Il existe une grande variabilité phénotypique du déficit en OCT, inter- et intrafamiliale. Les principales manifestations sont neu- rologiques, en particulier des tableaux d’encéphalopathies rapi- dement progressives. La maladie se révèle parfois par des symptômes psychiatriques isolés, aigus ou progressifs, faisant suspecter à tort une psychose [2]. Des antécédents neuropsy- chiatriques récidivants non documentés et un régime végétarien sont fréquents [3]. De nombreux facteurs de décompensations ont été mis en évidence : une modification de l’apport protéique ou une alimentation artificielle, les états d’hypercatabolismes (hémorragies digestives, infections sévères...), la grossesse et le post-partum, certains médicaments tels que le valproate de sodium, les chimiothérapies et les corticoïdes [4]. Observation Nous rapportons le cas d’une patiente de 32 ans, d’origine coréenne, vivant en France depuis 10 ans, primipare à 22 SA dont le statut sérologique en début de grossesse était sans particularité. Ses antécédents se résumaient à une thyroïdite auto-immune non active et à trois épisodes confusionnels spontanément résolutifs depuis le début de l’âge adulte, non étiquetés malgré de multiples explorations neurologiques. Au retour d’un voyage en Corée, elle a eu progressivement des troubles du comportement et de l’humeur alternant des phases d’agitation et de prostration et une confusion. Les imageries cérébrales initiales (TDM en contraste spontané et IRM) ont été interprétées comme normaux et la patiente hospitalisée en psychiatrie. Le diagnostic retenu était une catatonie. Les différents traitements médicaux (benzodiazépines, imipraminiques et neuroleptiques) ainsi qu’une séance de sismothérapie se sont avérés inefficaces puisqu’elle a progressé vers un coma profond motivant son transfert en réanimation après deux semaines en psychiatrie. L’examen ne montrait pas de signe de localisation. Elle a été intubée et ventilée. Il existait une alcalose respiratoire et des taux d’urée et de créatinine plasmatiques bas. Un nouveau scanner montrait un oedème cérébral diffus avec début d’engagement des amygdales cérébel- leuses et des hypodensités temporales bilatérales, ces lésions se sont majorées à 72 heures. Les Dopplers transcraniens itératifs montraient une hyperhémie paradoxalement sans hypertension intracrânienne. Les explorations complémentaires orientaient vers un déficit en enzyme du cycle de l’urée. On observait une hyperammoniémie à 173 mmol/L (normale : 11,235,4) soit 5 fois la normale, une accumulation de glutamine à 893 mmol/L (335803) et de lysine à 367 mmol/L (63113), une diminution de l’alanine à 137 mmol/L (140500) et de l’ornithine à 16 mmol/L (31140) à la chromatographie des acides aminés plasmatiques. Le taux d’acide orotique urinaire était augmenté à 152 mmol/mol de créatininurie (01,3), sans corps cétoniques. La spectro-IRM cérébrale était également compatible avec une majoration diffuse du complexe gluta- mine-glutamate malgré l’aspect atypique en l’absence d’hyper- signal T1 spontané du cortex péri-rolandique et des noyaux gris centraux. Les recherches génétiques confirmaient le diagnostic de déficit en OCT avec une mutation à l’état hétérozygote. Le reste du bilan étiologique était négatif (infectieux, immunolo- gique, néoplasique, autres maladies métaboliques). L’interroga- toire de son époux révélait que la patiente avait majoré ses apports protéiques (viandes, oeufs) depuis le début de sa gros- sesse, à la demande de son époux. Sur le plan thérapeutique, une sonde de pression intracrâ- nienne et une sédation profonde ont été nécessaires. Un avis spécialisé a été pris auprès du centre national de référence des maladies métabolique du CHRU de Lille. L’alimentation initiale était parentérale exclusivement glucido-lipidique, asso- ciée au benzoate de sodium, au phénylbutyrate, ainsi qu’une supplémentation en L-carnitine et citrulline. À J3, les protides ont été réintroduits progressivement jusqu’à 1 mg/kg/j sans élévation de l’ammoniémie, puis un relais a été pris avec l’alimentation par voie entérale. Après levée de la sédation, la patiente conservait un état stuporeux avec des phases d’agitation et un syndrome frontal, des difficultés de langage Presse Med. 2014; //: /// en ligne sur / on line on www.em-consulte.com/revue/lpm www.sciencedirect.com 1 Lettre à la rédaction tome // >n8/ > / LPM-2419 Pour citer cet article : Kersale A et al., Symptômes psychiatriques pendant la grossesse : pensez aux maladies métaboliques !, Presse Med (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.12.010.

Symptômes psychiatriques pendant la grossesse : pensez aux maladies métaboliques !

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Presse Med. 2014; //: /// en ligne sur / on line onwww.em-consulte.com/revue/lpmwww.sciencedirect.com

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Pour citer cet article : Kersale A et al., Symptômes psychiatriques pendant la grossesse : pensez aux maladies métaboliques !,Presse Med (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.12.010.

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Symptômespsychiatriques pendantla grossesse : pensez auxmaladies métaboliques !

Psychiatric symptoms during pregnancy:Don’t forget metabolic diseases!

Le déficit en ornithine-carbamyl-transférase (OCT), maladiehéréditaire, est le plus fréquent des déficits enzymatiquesdu cycle de l’urée [1]. Cette enzyme mitochondriale catalyse latransformation de l’ornithine et du carbamyl-phosphate encitrulline. Son déficit entraîne l’accumulation d’ammoniac etdes acides aminés situés en amont dans le cycle métabolique.Il existe une grande variabilité phénotypique du déficit en OCT,inter- et intrafamiliale. Les principales manifestations sont neu-rologiques, en particulier des tableaux d’encéphalopathies rapi-dement progressives. La maladie se révèle parfois par dessymptômes psychiatriques isolés, aigus ou progressifs, faisantsuspecter à tort une psychose [2]. Des antécédents neuropsy-chiatriques récidivants non documentés et un régime végétariensont fréquents [3]. De nombreux facteurs de décompensationsont été mis en évidence : une modification de l’apport protéiqueou une alimentation artificielle, les états d’hypercatabolismes(hémorragies digestives, infections sévères. . .), la grossesse etle post-partum, certains médicaments tels que le valproate desodium, les chimiothérapies et les corticoïdes [4].

Observation

Nous rapportons le cas d’une patiente de 32 ans, d’originecoréenne, vivant en France depuis 10 ans, primipare à 22 SAdont le statut sérologique en début de grossesse était sansparticularité. Ses antécédents se résumaient à une thyroïditeauto-immune non active et à trois épisodes confusionnelsspontanément résolutifs depuis le début de l’âge adulte, nonétiquetés malgré de multiples explorations neurologiques.Au retour d’un voyage en Corée, elle a eu progressivement destroubles du comportement et de l’humeur alternant des phasesd’agitation et de prostration et une confusion. Les imageriescérébrales initiales (TDM en contraste spontané et IRM) ont étéinterprétées comme normaux et la patiente hospitalisée enpsychiatrie. Le diagnostic retenu était une catatonie.

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Les différents traitements médicaux (benzodiazépines,imipraminiques et neuroleptiques) ainsi qu’une séance desismothérapie se sont avérés inefficaces puisqu’elle a progressévers un coma profond motivant son transfert en réanimationaprès deux semaines en psychiatrie. L’examen ne montrait pasde signe de localisation. Elle a été intubée et ventilée. Il existaitune alcalose respiratoire et des taux d’urée et de créatinineplasmatiques bas. Un nouveau scanner montrait un oedèmecérébral diffus avec début d’engagement des amygdales cérébel-leuses et des hypodensités temporales bilatérales, ces lésions sesont majorées à 72 heures. Les Dopplers transcraniens itératifsmontraient une hyperhémie paradoxalement sans hypertensionintracrânienne. Les explorations complémentaires orientaientvers un déficit en enzyme du cycle de l’urée. On observait unehyperammoniémie à 173 mmol/L (normale : 11,2–35,4) soit5 fois la normale, une accumulation de glutamine à893 mmol/L (335–803) et de lysine à 367 mmol/L (63–113),une diminution de l’alanine à 137 mmol/L (140–500) et del’ornithine à 16 mmol/L (31–140) à la chromatographie desacides aminés plasmatiques. Le taux d’acide orotique urinaireétait augmenté à 152 mmol/mol de créatininurie (0–1,3), sanscorps cétoniques. La spectro-IRM cérébrale était égalementcompatible avec une majoration diffuse du complexe gluta-mine-glutamate malgré l’aspect atypique en l’absence d’hyper-signal T1 spontané du cortex péri-rolandique et des noyaux griscentraux. Les recherches génétiques confirmaient le diagnosticde déficit en OCT avec une mutation à l’état hétérozygote. Lereste du bilan étiologique était négatif (infectieux, immunolo-gique, néoplasique, autres maladies métaboliques). L’interroga-toire de son époux révélait que la patiente avait majoré sesapports protéiques (viandes, oeufs) depuis le début de sa gros-sesse, à la demande de son époux.Sur le plan thérapeutique, une sonde de pression intracrâ-nienne et une sédation profonde ont été nécessaires. Unavis spécialisé a été pris auprès du centre national de référencedes maladies métabolique du CHRU de Lille. L’alimentationinitiale était parentérale exclusivement glucido-lipidique, asso-ciée au benzoate de sodium, au phénylbutyrate, ainsi qu’unesupplémentation en L-carnitine et citrulline. À J3, les protidesont été réintroduits progressivement jusqu’à 1 mg/kg/j sansélévation de l’ammoniémie, puis un relais a été pris avecl’alimentation par voie entérale. Après levée de la sédation,la patiente conservait un état stuporeux avec des phasesd’agitation et un syndrome frontal, des difficultés de langage

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Pour citer cet article : Kersale A et al., Symptômes psychiatriques pendant la grossesse : pensez aux maladies métaboliques !,Presse Med (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.12.010.

Lettre à la rédaction

en particulier du français. Les seules complications ont été deuxpneumopathies d’inhalation.À J40, la patiente était transférée en rééducation fonctionnelleoù elle a continué à progresser. Elle a accouché à terme d’unefille, également porteuse de la mutation hétérozygote. Elle a puregagner son domicile quatre mois après son hospitalisation,avec des aides à domiciles renforcées.

Discussion

À notre connaissance, il existe très peu de cas de déficit en OCTrévélés et diagnostiqués lors d’une grossesse [5].L’OCT est codée par un gène situé sur le chromosome X(Xp21.1), exprimé dans le foie et l’intestin. On dénombreplus de 240 mutations [6]. Bien que de rares néomutationsaient été décrites, la transmission se fait sur un mode partiel-lement dominant lié à l’X. Les hommes, hémizygotes, sontinconstamment symptomatiques, et parfois tardivement. Lesfemmes, hétérozygotes, sont conductrices de la maladie etsymptomatiques à des degrés variables du fait de l’inactivationaléatoire de l’un des 2 chromosomes X dans chacune descellules de l’organisme [7].Le déficit en OCT, de même que les autres déficits enzymatiquesdu cycle de l’urée, doivent être évoqués et recherchés, quel quesoit l’âge, devant toute encéphalopathie inexpliquée, pardosage de l’ammoniémie. La triade encéphalopathie, alcaloserespiratoire et hyperammoniémie est typique de ce troublemétabolique [8]. Elle était observée chez cette patiente maisavec une discordance entre l’intensité de l’oedème cérébral etle taux d’ammoniémie ; les autres cas rapportés au stade decoma avaient des taux très élevés [9]. D’autres élémentspeuvent attirer l’attention tels qu’une sélection de l’alimenta-tion de type végétarienne, des symptômes neurologiques et/ou digestifs récurrents inexpliqués, présents dans la biographiede la patiente [8,10].Dès la suspicion, il faut réaliser une chromatographie des acidesaminés plasmatiques et un dosage de l’acide orotique urinaire.Le traitement doit être débuté en urgence puisque l’oedèmecérébral peut rapidement entraîner des lésions neurologiquesirréversibles voire conduire au décès [11] ; il permet d’éliminerles métabolites toxiques en détournant l’azote du cycle del’urée et en le chélatant, de limiter la production de métabolitestoxiques en réduisant l’apport de protides et en évitant toutprocessus catabolique. Une transplantation hépatique estexceptionnellement indiquée [9]. Une prise en charge pluri-disciplinaire par des spécialistes habitués à ce genre de patho-logie est indispensable. L’ensemble du corps médical, enparticulier neurologues et psychiatres qui sont en premièreligne, devrait être mieux informé de ces pathologies métabo-liques.Dans la plupart des cas, il existe des facteurs dedécompensation : tout stress physique ou psychique intensepeut entraîner un hypercatabolisme. Le post-partum est

également une période à risque accru de coma [12]. Il fautdonc connaître ces situations à risque pour prévenir uneéventuelle décompensation.Étant donné la pénétrance incomplète et l’expressivitévariable de cette maladie, une enquête familiale doit êtreentreprise [13]. Les antécédents familiaux sont inconstants.Le diagnostic de certitude repose sur l’analyse génétiquepermettant l’identification de la mutation. Un diagnosticprénatal doit être proposé, quel que soit le sexe du foetus,et une prise en charge adaptée mise en place pour les futuresgrossesses.Ainsi, un déficit enzymatique du cycle de l’urée doit êtreévoqué chez une patiente enceinte ayant des symptômesneuropsychiatriques inexpliqués, notamment inauguraux.Mais la grossesse, en tant que facteur précipitant, n’estqu’un cas particulier. Le dosage de l’ammoniémie devraitêtre systématique devant tout trouble psychiatrique débutant,a fortiori en cas de catatonie réfractaire aux traitements deroutine.

Déclaration d’intérêts : les auteurs déclarent ne pas avoir de conflitsd’intérêts en relation avec cet article.

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molecular bases of inherited disease. New-York: McGraw-Hill Editor;2001: 1909-63.

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Pour citer cet article : Kersale A et al., Symptômes psychiatriques pendant la grossesse : pensez aux maladies métaboliques !,Presse Med (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.12.010.

[13] Lien J, Nyhan WL, Barshop BA. Fatal initial adult-onset presentation ofurea cycle defect. Arch Neurol 2007;64:1777-9.

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Aude Kersale, Christophe Jacob, Pierre-Yves Egreteau,Marc Danguy Des Deserts, Jean-Marie Tonnelier

CHRU de Brest, hôpital de la Cavale-Blanche, pôle Arsibou,service de réanimation médicale, 29609 Brest cedex, France

Correspondance : Jean-Marie Tonnelier,CHRU de Brest, hôpital de la Cavale Blanche, pôle Arsibou,

service de réanimation médicale, boulevard Tanguy-Prigent,29609 Brest cedex, France.

[email protected]

Reçu le 24 mai 2013Accepté le 11 décembre 2013

� 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservéshttp://dx.doi.org/10.1016/j.lpm.2013.12.010

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