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121 2007 Il n’est pas rare que j’éprouve pour la prison, où j’ai passé presque toute ma jeunesse, de la nostalgie. Chaque fois, ce sentiment se double de celui, désagréable, d’être déloyal, de ne faire que simuler. Avec le temps, j’ai fini par comprendre que cette prétendue nostalgie n’était autre qu’une manière déguisée de célébrer ma libération, sain et sauf. Comme s’il s’agissait de dire que j’avais un jour affronté le monstre, et que je désirais l’affronter à nouveau. Comme si la prison n’était pour moi qu’un « jeu d’enfant », que je pouvais manier les yeux fermés, en affichant un certain dédain. Il est certain que dans d’autres conditions que celles qui m’ont permis de réchapper à seize années d’enfermement, ce sentiment ne se serait jamais emparé de moi. Si la prison m’avait brisé, même partiellement, j’aurais probablement frémi de terreur à chacune de ses évocations. C’est ce qui arrive à ceux dont les conditions de détention, la situation familiale, matérielle ou psychologique ont été bien pires que les miennes. Dans ma nostalgie pour la prison, il y a cependant quelque chose qui va bien au-delà de la simple célébration d’y avoir sur vécu. Quelque chose qui renvoie aux replis complexes de la psyché humaine, et que je vais essayer de considérer attentivement. Je vois deux façons d’expliquer cela. La première, dont la pers- pective est plus étroite que l’autre, met en avant la dimension de sacrifice et de métamorphose qu’induit l’épreuve carcérale. C’est sans doute celle qui explique le mieux mon ressenti. La deuxième, plus générale, postule que si nous regrettons la prison, c’est non pas en dépit de la privation de liberté, mais justement parce qu’elle nous libère du fardeau d’être libre.

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    Il nest pas rare que jprouve pour la prison, o jai pass presque toute ma jeunesse, de la nostalgie. Chaque fois, ce sentiment se double de celui, dsagrable, dtre dloyal, de ne faire que simuler. Avec le temps, jai fini par comprendre que cette prtendue nostalgie ntait autre quune manire dguise de clbrer ma libration, sain et sauf. Comme sil sagissait de dire que javais un jour affront le monstre, et que je dsirais laffronter nouveau. Comme si la prison ntait pour moi quun jeu denfant , que je pouvais manier les yeux ferms, en affichant un certain ddain.

    Il est certain que dans dautres conditions que celles qui mont permis de rchapper seize annes denfermement, ce sentiment ne se serait jamais empar de moi. Si la prison mavait bris, mme partiellement, jaurais probablement frmi de terreur chacune de ses vocations. Cest ce qui arrive ceux dont les conditions de dtention, la situation familiale, matrielle ou psychologique ont t bien pires que les miennes.

    Dans ma nostalgie pour la prison, il y a cependant quelque chose qui va bien au-del de la simple clbration dy avoir survcu. Quelque chose qui renvoie aux replis complexes de la psych humaine, et que je vais essayer de considrer attentivement.

    Je vois deux faons dexpliquer cela. La premire, dont la pers-pective est plus troite que lautre, met en avant la dimension de sacrifice et de mtamorphose quinduit lpreuve carcrale. Cest sans doute celle qui explique le mieux mon ressenti. La deuxime, plus gnrale, postule que si nous regrettons la prison, cest non pas en dpit de la privation de libert, mais justement parce quelle nous libre du fardeau dtre libre.

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    La prison comme preuve sacrificielle

    Aprs lexprience traumatique de la torture, aprs des annes de privation et de traitement inhumain, on acquiert une connaissance intime de la peur, de la faim, de la maladie. On apprend aussi connatre le dsespoir, lhumiliation, labsence cruelle de lautre sexe. Aprs tout cela, celui qui na pas t bris vit le plus radical des renouveaux. On peut, en quelque sorte, comparer cela aux rites initiatiques de passage la majorit dans certaines cultures africaines. la grande diffrence que, dans ces dernires, le passage lge adulte est garanti quels que soient les dfis symbo-liques poss aux jeunes, l o ceux qui orchestrent le rite dincar-cration font tout ce qui est en leur pouvoir pour anantir leurs jeunes . Cest pourquoi, si le rite dinitiation dure environ trois jours1, le rite dincarcration peut parfois durer trente ans.

    Mais plus lpreuve est rude, plus la force de renouvelle-ment quelle confre est grande. Il est autrement plus difficile de survivre la prison de Palmyre qu celles de Mussalamiyeh, Adra et Saydnaya o, toutes proportions gardes, cela est plus simple et plus frquent. Vivre aprs Palmyre relve de lexploit. Comment comprendre la nostalgie pour un lieu qui expose ses htes la torture quotidienne, mme aprs dix-huit ans de dtention ? Cela me semble impossible. Et pourtant, celui quaffecte ce sentiment regrette la prison pour son atrocit, et non malgr elle. Cest que la cruaut de la prison impose de vivre une redoutable preuve sacrificielle. Et que, si on lemporte comme il arrive parfois, on accde un vritable renouveau de ltre.

    En cela, la nostalgie des anciens dtenus ne se destine pas aux prisons en tant que lieux, mais lpreuve qui sy vit. Ajoutez cela un lment palmyrien et lexprience se chargera dune aura de raret, dune puissance initiatique plus importante encore. Elle

    1. Cf. Mircea Eliade, Naissances mystiques. Essai sur quelques types dinitiations, 1959.

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    gagnera en valeur. En effet, Palmyre est laune laquelle svalue le potentiel destructeur des autres prisons.

    Cela ne me surprendrait donc pas sil savrait que certains de ceux qui ont connu des annes dhorreur dans cette pouvantable gele restent, en dpit de tout, attachs leur vie l-bas. Dautant que survivre quinze annes nest pas comme survivre cinq. Il est plus rare, plus glorieux de sortir vivant dune si longue dtention.

    Celui qui endure ce rite sacrificiel accde quelque chose dextrmement prcieux, qui se prsente rarement deux fois au cours dune existence : un nouveau dpart, une rsurrection, une seconde naissance, un mandat pour refonder une vie. Quand on sait combien il est difficile doprer ne serait-ce que dinfimes chan-gements de vie, on peut considrer la mtamorphose quimpose la prison comme une chance dautant plus prcieuse quelle est rare. Il ma souvent sembl que ce que lon fait son corps dfendant savre tre ce que lon fait de mieux. Cela tient probablement notre disposition, en Syrie du moins, mener notre vie selon un seul et mme schma, sans se risquer en modifier lagencement. Ce qui, quand bien mme on le souhaiterait, nous est quasi impos-sible. Peut-tre cette question, qui est la fois politique, sociale et culturelle, distingue-t-elle dailleurs par la ngative nos pays de ceux plus dvelopps, o il semblerait que le renouvellement de ltre soit davantage accessible2. Toutefois jimagine quil est rare, o que ce soit, de vivre une vritable exprience de renouveau.

    2. En matire dexprience de rupture cense induire un changement de mode de vie, nos socits ont connu, aux grandes heures de la pense marxiste, ce que lon appe-lait l tablissement : des individus des milieux aiss renonaient leurs privilges pour stablir parmi leurs camarades des classes populaires. Ce processus impliquait galement ladhsion un parti politique. Dans les annes 70, on considrait cela comme une seconde naissance. Cest peut-tre la force de cet engagement qui mena par la suite de nombreux prisonniers politiques nourrir une forte rancur envers leurs partis qui, au lieu de leur offrir cette seconde naissance, leur firent subir une premire mort. Cette colre peut se lire dans plusieurs crits de prisonniers.

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    De manire gnrale, on peut considrer la prison comme un rite initiatique prolong dont le dtenu sort sans dcrocher le diplme dancien prisonnier ni de grand militant , dans laccep-tion ironique ou non du terme. Quand il sort, il nest tout simple-ment plus la mme personne. Il est probable quil reste sujet la nostalgie aussi longtemps quil se vit comme ancien prisonnier, car cette identit, mme rvolue, est la seule quil dtienne tant quaucune autre exprience fondatrice ne vient la remplacer. Cela implique que la nostalgie ne peut disparatre qu la faveur dune pleine adhsion une vie nouvelle, qui engage son rapport lui-mme dans une dynamique d venir.

    En quoi consista lexprience sacrificielle qui fut la mienne3 ? Quel en est llment prcis, susceptible de rendre au mieux la vrit de ma nostalgie ? lpoque de mon arrestation Alep en dcembre 1980, jtais en plein dsordre tant sur le plan senti-mental que sur celui des tudes. Une vritable crise existentielle pour le jeune provincial de vingt ans que jtais. Ambitieux sans moyens, angoiss sans soutien, je ne contrlais rien de ce qui faisait ma vie. Jtais deux doigts de lautodestruction. La fille que jaimais mavait quitt quelques mois plus tt et je venais, pour la premire fois de ma vie, dchouer dans mes tudes. Or, ma russite scolaire avait jusque-l constitu ma principale source damour-propre et dquilibre personnel. Deux blessures narcis-siques donc, trs dstabilisantes, qui mavaient compltement dsorient.

    Dispers et instable, inscrit la fac sans vouloir tudier, dpourvu de vie sentimentale et sexuelle, opposant politique dans des conditions combien dangereuses : jtais mal parti dans la vie. En tout point, mon difice personnel tait bancal. Je dbordais de jeunesse, mais je ne connaissais rien la vie ou si peu. Ni mon

    3. En ce qui concerne lanthropologie du sacrifice, je me rfre luvre fondamentale de Ren Girard, La Violence et le sacr, 1972.

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    enfance, ni mon adolescence ne mavaient prpar cette diffi-cile existence. Javais besoin dun nouveau dpart, dune seconde enfance.

    La prison, de fait, fut une solution. Je compris cela des annes aprs mon arrestation. Elle moffrit trois choses : une rupture sans retour avec le pass, qui relativisa aprs coup mon chec amou-reux et scolaire, me permettant ainsi de sauver un reste destime pour moi-mme. Elle mentrava de telle sorte que je dus cesser de membourber dans mes difficults et de me faire du mal. Plus important encore, elle mouvrit un nouvel espace o je pus mettre mes forces lpreuve et me redfinir : celui de la lecture et de lapprentissage.

    Lhomme qui entra en prison en 1980 dut se sacrifier pour quadvienne celui qui en sortirait seize ans plus tard. En moi, lun des deux mourut pour que lautre vive.

    La prison fut cette seconde enfance dont javais besoin, celle qui combla les manques de la premire et en rectifia le tir. Je pus my requalifier pour la vie, fort des quelques acquis que mavait lgus la premire, et dont le plus prcieux tait une relativement bonne disposition ltude.

    Oui, il arrive de regretter la vie en prison, si tant est quon en revienne. On la regrette pour la mtamorphose quelle impose de vivre, dont lintensit se retrouve rarement ailleurs. Lancien prisonnier y tient parce quelle constitue un tournant sans pareil dans son existence. En ce qui me concerne, la prison fut un vaccin efficace contre la dsesprance. Face au dsespoir qui maccabla tout au long des annes 80 (javais alors entre vingt et trente ans) je me suis littralement blind. Nayant plus grand-chose esprer, jtais dsormais immunis contre le dsespoir.

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    Un parcours dapprentissage

    Si lon se contente de subir la rclusion ou dattendre passivement la libration, il est difficile de surmonter la prison. Pour plusieurs dentre nous, ce sont les livres qui nous ont aids nous en sortir.

    Dans mes accs de nostalgie, ce qui me manque plus que tout, ce sont les livres. Sans eux, je me serais probablement effondr plus vite que dautres. Je crois pouvoir dire que je lis aujourdhui plus quen prison. Cependant, l-bas, aucune espce de considra-tion ne venait me distraire de mes lectures. Aprs un certain temps de dtention, de deux cinq ans, la vie du prisonnier prend une tournure plus routinire. Elle perd son caractre dindit, dtran-get. En temps normal, le systme nerveux semploie sans cesse apprhender de nouvelles choses et leur trouver une place approprie. En dtention, tant donn la raret des changements, il est bien moins sollicit et donc davantage disponible pour traiter ce que nous apporte la lecture. Or, quand on est jeune, chaque nouvelle lecture nous duque, nous enrichit. On peut illustrer cela par une quation toute simple : la premire uvre quon lit constitue la totalit de notre culture, la centime nen reprsente plus quun centime, et la millime, un millime. Bien sr, la chose est plus complexe, dans la mesure o notre intellect ne reste pas inchang du premier au millime livre. Entre-temps, notre aptitude comprendre, articuler les ides entre elles sest dveloppe. En revanche, notre capacit inventer et forger de nouveaux schmas de pense rgresse avec le temps.

    En prison, lire est immdiatement constructif, a fortiori pour un jeune, tandis qu lextrieur, la lecture entre en conflit avec dautres intrts et proccupations qui rduisent notre capacit dassimilation. Jinsiste sur le fait que la prison, en raison du manque de stimuli et de ltirement du temps qui la caractrisent, constitue un environnement extrmement propice la matura-

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    tion de ce que lon dcouvre. Lesprit dcompose le contenu de la lecture en ses lments les plus simples, ce qui lui permet dla-borer des ides et des concepts sans doute plus personnels. La condition carcrale, par sa nature mme, favorise ce processus en ce quelle brime notre tendance vouloir publier prcipitamment nos crits, entamant ainsi le travail dassimilation et de maturation des ides.

    Pour toutes ces raisons, la prison a constitu pour moi une phase daccumulation primordiale. Jai pill, dvalis tout ce qui me tombait sous la main : connaissances, penses, styles dvelopps par de multiples auteurs arabes ou trangers. Je les ai accapars. Mais, tout comme lrosion change la roche en sable, la prison a transform mon butin en quelque chose de tout fait autre, que je me suis finalement appropri en toute lgitimit.

    Dans les premiers temps qui suivirent ma libration, je restai paralys face lincroyable quantit de livres quil mtait offert de lire. Lequel choisir ? Par o commencer ? Certes, je lis aujourdhui davantage, mais jai perdu le privilge de pouvoir faire relle-ment mien le fruit de mes lectures Dautant quavec lge, on commence subir la loi des rendements dcroissants : on doit fournir plus defforts et lire davantage pour un mme rsultat. Comme si notre potentiel dapprentissage approchait peu peu de zro.

    Jaimerais, aprs cette digression, revenir sur lide que ma nostalgie pour la prison se rapporte la lecture, considre ici comme une passerelle reliant mon pass au prsent. Une passe-relle, car ma nostalgie tient au fait que mon travail et ma vie actuels reposent sur ce que jai appris en prison et non sur ma formation universitaire. Peut-tre cela ne vaut-il pas pour dautres, mais pour moi, cest fondamental. Cest la prison que je dois lcriture. Cest l que jai eu loccasion de lire un rythme plutt soutenu, puis de me mettre crire. Cela lui confre une qualit fondatrice qui

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    en ferait presque un paradis perdu . Ce nest peut-tre pas le cas pour dautres lecteurs, ou pour des crivains qui vivent dautre chose. Car le souvenir nest pas sans rapport avec les logiques conomiques et les ncessits de la vie.

    Il va de soi que la nostalgie pour la prison nest pas le dsir dy retourner, et que je naspire pas tre incarcr de nouveau. Cela prend du temps de se faire la vie carcrale, et, pour quelquun qui comme moi est long la dtente, il faut bien deux ou trois ans pour se sdentariser psychologiquement. Encore faut-il prciser que dans mon cas, cela a t rendu possible dans la mesure o les autorits nont pas prohib les livres, ni laiss passer des annes avant de nous permettre dy accder au compte-gouttes.

    La prison comme matrice

    Les lignes qui prcdent contiennent une hypothse implicite : sont nostalgiques de la prison ceux qui ont pu mener, par la suite, une vie relativement conforme leurs aspirations. Autrement dit, ceux qui sont bel et bien sortis de prison, et dont la vie diffre dsormais en tout point de ce quelle tait avant puis pendant la dtention. Comme si cette nostalgie supposait une rupture radi-cale entre deux existences, et tait dautant plus forte que le mode de vie daprs la prison sen distingue radicalement4. On ne peut tre nostalgique dune chose quaprs avoir rompu avec elle. Sans doute chaque sparation engendre-t-elle sa propre nostalgie : la

    4. Une des formulations les plus dramatiques de ce que peut tre cette nostalgie est celle de cette ancienne prisonnire, dtenue trois ans : Mme les moments o jtais attache comme une chienne au cours de linterrogatoire me manquent. Force est de reconnatre que je nai pas pu tirer de conclusion dfinitive en interrogeant plusieurs de mes anciens codtenus propos de la nostalgie quils prouvaient envers la prison. La plupart de leurs rponses sont demeures vagues. Mais, si certains nient en bloc un tel sentiment, dautres en attestent sans lombre dune hsitation.

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    sparation davec un lieu, davec lenfance, davec la nature, le pain ou le caf de sa mre

    Nul rapport ncessaire, donc, entre la nostalgie pour la prison et la duret de la vie lextrieur, si ce nest peut-tre dans une perspective existentielle , quelque chose de semblable au dsir de retourner dans le ventre de sa mre, tel quest cens le porter lindividu moderne. De fait, on peut en relever des symptmes chez certains anciens prisonniers.

    Pour lavoir vcu personnellement, je sais que la premire priode aprs la prison est souvent la plus difficile, et particuli-rement propice la nostalgie. Aprs deux ou trois semaines o le nouveau-n jouit dune attention et dun amour tout particu-liers, lpreuve commence. Elle se terminera au bout de quelques mois, voire quelques annes, quand lancien prisonnier commen-cera faire corps avec sa nouvelle vie et se familiariser avec ses contraintes.

    Aprs les quelques semaines de couveuse qui suivent sa sortie, lancien dtenu fait face la difficult de sa condition nouvelle : tre libre. Aprs avoir t exempt de cette charge durant des annes, on exige de lui quil prenne des dcisions difficiles et quil en assume la responsabilit. Je navais pas envie de reprendre mes tudes, pourtant, mon manque de confiance en moi me porta le faire. Aprs toutes ces annes, me retrouver ainsi la bride sur le cou tait au-dessus de mes forces. Je me suis donc empress de me dbarrasser de cet excdent de libert : jai repris mes tudes de mdecine. Cette autolimitation est cependant bnfique, dans la mesure o lancien prisonnier a besoin de rejouer son emprison-nement afin de pouvoir le matriser et, ainsi, recouvrer sa libert au rythme qui lui convient.

    En prison, une fois passes avec succs les premires phases de qualification traverser lpreuve de linterrogatoire et trouver le moyen de se garantir le minimum vital les difficults

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    ne dpassent plus un certain seuil. Une fois de plus, je ne parle pas ici de Palmyre, ni des centres dinterrogatoire o certains dtenus sont rests des mois voire des annes, mais de Mussalamiyeh Alep, et de Adra et Saydnaya Damas. Au bout dun certain temps, cinq ans en moyenne, notre vie en tant que dtenus de gauche finit par sagencer selon un modle quasiment intangible. Une vie bien rgle, qui nimpose jamais de prendre de dcision dont on ne connaisse dj les consquences, ni de faire de choix, si ce nest entre un nombre restreint doptions. Les jours se suivent et se ressemblent, les problmes quon rencontre sont dun registre bien familier, sans quil soit ncessaire den appeler la rflexion ou leffort. Les conflits entre nous se font rares, ou, plus prci-sment, on apprend passer outre. Chacun dentre nous, dans la mesure du possible, se consacre prendre soin de lui-mme. Il tudie, fait du sport, ou sinvestit dans la vie de la prison, sa communaut, ses dbats, ses soucis. Nos manires de ragir au dfi de la dtention ne tardent pas non plus se stabiliser autour dun schma invariable.

    Le prisonnier en somme, force de si peu lutiliser, voit satro-phier le membre de sa volont, de sa capacit dcider. Il est un peu comme Adam dans sa cage dnique, totalement libr de sa propre libert, insouciant de ce qui lattend ici-bas .

    Et cest avec cette dficience prendre des dcisions person-nelles quil sort de prison, censment libre et responsable . Beaucoup trop. Et personne nest l pour lassister, si ce nest sa famille qui, en gnral, ne peut pas faire grand-chose pour lui. Quant son parti politique, il est incapable de lui porter secours, quand il na pas t tout bonnement dissous. Lun dans lautre, lan-cien prisonnier ne dispose daucun outil pouvant laider appr-hender ce qui lui arrive. Il est de nouveau suspect aux yeux du rgime et doit surveiller de trs prs ses paroles et ses actes, aprs avoir vcu de longues annes quasiment libr de cette consi-

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    dration. Du moins bien plus que ses concitoyens lextrieur. Puis il a t expuls de cette matrice douillette, de cette patrie dadoption , vers un monde dinconnu et dinfortune. Il se trouve dsormais contre-voie , pour reprendre la formule dEdward Sad, tranger et en apesanteur, ne pouvant dfinir qui il est et ce quil vit, ne sachant o il se trouve ni o il va.

    Il pitine sur place, incapable de tenir debout tout seul. Cest alors quil se laisse aller regretter son cachot5, ce temps o les choses taient bien ordonnes autour de lui, o sa place dans le monde tait clairement dfinie. L-bas, en tant que prisonnier poli-tique, il avait une identit prcise, positive qui plus est. Il y avait cet Autre, le rgime, contre lequel il tait ais de se dfinir. Ici, son identit est trouble. Cet Autre jadis bien dfini est dsormais partout et nulle part. Et il ne peut rester indfiniment un ancien prisonnier, puisque ce titre se rfre une exprience chaque jour un peu plus lointaine. En prison, nous avions limpression de tenir tte au rgime, dtre en opposition frontale avec lui. Une fois dehors, nous comprenons combien ce pouvoir est plus fort que nous, combien nous sommes perdus dans ce vaste monde quil quadrille et contrle. Lorsquil prend conscience de cela, lancien prisonnier perd pied, son monde tout entier sbranle. En situation de grande fragilit, il est soumis la surveillance suspicieuse de sa famille et de son entourage, dont les regards trahissent lattente due et cette question lancinante : comment cette personne, qui

    5. Kamel Ibrahim Abbas voque galement la nostalgie de la prison sans toutefois expliquer ce dont il sagit. Mais lon comprend, par le contexte, quil lie cette nostalgie aux difficults de la vie lextrieur. Cf, Al dirk al awsat min al-nr, (Le Degr mdian de lEnfer), publi compte dauteur, p.127. Loue Hussein, qui a pass sept ans en prison, parle quant lui du dsir dy retourner , d lincapacit du prisonnier mettre en place quelque chose qui atteste de son existence et corresponde son rve son incapacit possder quoi que ce soit en propre, ne serait-ce quune petite chose, aussi basse que ltait son matelas en prison. , Al faqd : hikayt min dhakira mutakhayyila li sajn haqq, (La Perte : rcit des souvenirs imaginaires dun prisonnier bien rel), 2006, Beyrouth, Dar al-Furt, Damas, Dar al-Batra, pp.78-79.

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    est un tel poids pour elle-mme et pour les autres, a-t-elle bien pu sattirer une peine si longue ?

    On exige de lui quil fasse ses preuves , quil trouve un travail pour subvenir ses besoins voire ceux de sa famille. On attend de lui quil aime et se fasse aimer sil nest pas mari (ou mme sil lest), quil se constitue un nouveau cercle damis o il se sente laise (il lui est difficile de renouer avec la plupart de ses anciens amis), et pourquoi pas, quil reprenne une activit publique mettant profit son exprience, en accord avec ses convictions actuelles. Tout cela est pnible et dstabilisant, et ouvre la porte une rgres-sion vers le pass proche o, peu peu, les choses lui paraissent bien plus belles quelles ne ltaient en ralit. En effet, la mmoire de la prison chez lancien dtenu est fortement oriente par ce quil vit une fois dehors. Il y ajoute souvent le souvenir dune dimen-sion solitaire qui nexistait pas ncessairement. Cest cette solitude fantasme qui se colore de nostalgie, dautant plus vivement que sa vie dehors est prouvante et frustrante.

    Cependant, cette nostalgie elle-mme est composite. Lie la duret de la vie pour qui sort de prison, elle reste une sorte de passage oblig qui dure un an ou deux, le temps de la transi-tion. Au cours de cette priode, lindividu se rde aux difficults de son quotidien et se constitue une identit. Puis sa nostalgie sestompe.

    Il y a cependant une autre dimension luvre, qui tient au fait davoir longtemps t exempt de toute volont, de ne pas avoir eu choisir ni t mis lpreuve, avec tout ce que cela implique de difficults, de risques dchecs et de dfaites. Or je prsume que ltre humain, particulirement notre poque complexe et individualiste, aspire se librer de sa volont, ou souhaiterait se voir contraint dy renoncer.

    Quant la nostalgie de la mtamorphose possible en prison ou de lexprience sacrificielle quelle reprsente, elle est encore plus

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    tenace que celle cause par les conditions dune vie libre. Elle ne ressort cependant pas dune disposition propre lhumain, contrai-rement celle qui procde de notre dsir de non-volont. Cette nostalgie-l disparat en dernier, quand lindividu se dfait enfin de son tat dancien prisonnier. Autrement dit, quand le bouleverse-ment que lexprience carcrale a caus chez lui finit par se stabi-liser en un style, un mode de vie et une routine personnels. Cest laffaire de nombreuses annes. En gnral, personne ne se vit comme ancien prisonnier plus de dix ans aprs avoir t libr, si ce nest au sens neutre dune description objective. Sans doute ceux qui adhrent rapidement et intensment la vie concrte, qui changent didentit et assument leur responsabilit ainsi que leur condition nouvelle, se dfont-ils plus vite que dautres de leur vcu carcral.

    N.B. : jai crit ce texte un peu plus de dix ans aprs ma remise en libert, cest--dire au moment o je cessais de me vivre comme un ancien prisonnier. Ce texte est venu, en quelque sorte, mettre un point final ce vcu. Il ma guri une bonne fois pour toutes de ma nostalgie.