TESSADARETROISDESTINÉES-2

L'aventurière

résuméPrêteàtoutpouréchapperàunmariagesansamour,SophiaHathaway,unehéritièregâtée,romptavecson fiancé,emballesespeinturesetsoncarnetàdessin,etse faitpasserpourunegouvernantepourassurersatraverséesurL’Aphrodite.Elleveutfairesaproprevie:loin

des conventions et sans inhibition.Mais c’est une chose de dessiner son fantasme le pluscoquinetc’enestuneautredefairefaceàundangereuxlibertin!Pourn’importequ’elleladybienélevée,Benedict "Gray"Grayson illustre lemotproblème.Cevauriensansconsciencequinaviguesurtouteslesmersduglobepoursonplaisirnevitquepourlaconquête,jusqu’àcequeSophiafassevibrersoncoeur.Elleestsuperbe,raffinéeetprêteàêtreséduite.Est-cequecettefaussegouvernantepeutêtrelemoyend’obtenirsarédemption?

Chapitre1

Gravesend,décembre1817

Enfuyantlemariagedel'année,SophiaHathawaysavaitqu'elleembrassaitunevied'infamie.Cequ'ellen'avaitpasprévu,c'étaitlapuanteurquedégageaitl'infamie.Immobilesurleseuildel'ignoblegargoteduport,elleréprimaunhaut-le-cœurensentantl'odeurdebièrerance.

Unmarinauvisageburinélabousculaaupassage.

—Attention,poupée!

Elle se plaqua contre l'encadrement de la porte en se demandant si l'homme s'adressait àelle...ouàsapoitrine.Réprimantunfrisson,ellesedrapaplusétroitementdanssacape.

Puis,aprèsavoirprisuneprofondeinspiration,ellepénétraàl'intérieurenprenantgardequeses jupes de serge grise ne touchent rien ni personne sur son passage. Depuis tous lessombresrecoins-etlatavernesemblaitn'êtrefaitequedesombresrecoins-desregardssebraquèrent sur elle. Insistants, indiscrets, ceux-ci auraient gêné n'importe quelle jeunefemme. Alors une jeune aristocrate voyageant seule, avec pour toute protection une caped'empruntetunefausseidentité...

Ils'enfallutdepeuqueSophianerenonce.

Derrière elle, quelqu'un la poussa. D'instinct, sa main gantée se posa sur l'enveloppedissimulée sous sa cape. Sophia songea aux copies de cette lettre postées lematinmême,lettre dans laquelle elle rompait officiellement ses fiançailles, au risque de déclencher unterriblescandale.

Elle refoula une bouffée de panique. Il était trop tard pour faire demi-tour, à présent. Elleétaitrésolueàfuir,loin,trèsloindelacagedoréedontellevenaitdes'échapper.Ellepouvaitsupporterquecesmarinsavinéslouchentsursesseins...àconditionqu'ilsignorentlesecretlogéentreceux-ci.

Ellecroisaleregardd'unhommechauveoccupéàpasserunchiffongraisseuxsurunetable.Rassuréeparsonapparencerelativementinoffensive,elleluisourit.Illagratifiad'unsourireédentéenréponse.

—JecherchelecapitaineGrayson,dit-elle.

—Poursûr,ricanaletenancier.Commetouteslesjoliespoulettes.Grayestdanslefond.

Dumenton,ilindiqual'extrémitédelasalle.

Sophia s'y dirigea, marchant sur la pointe des pieds pour éviter que le bas de ses jupes

n'effleure le plancher si sale qu'il collait à ses bottines. Pas loin du bar, un petit groupes'esclaffaitbruyamment.Unhommes'endétachait,plusgrandque lesautres.Sa chevelureauburnsemblaitégalementplusproprequecellesdesescompagnons.Prèsdeluiétaitposéunchapeaudefeutrequiapparaissaitcurieusementraffinédanscetinfâmetripot.

Comme un client repoussait sa chaise, Sophia trébucha. Son pied se prit dans sa cape quis'ouvrit,exposantsagorgeàl'airfroidetnauséabond.

Spontanément, elle tendit la main pour tenter de retrouver son équilibre... et referma lesdoigtssurunpandechemisecrasseux.

—Salut,beauté,gloussalepropriétairedeladitechemise.

Elleperçutsonhaleinefétidetandisquesesyeuxinjectésdesangsepromenaientsurelle.

—Sacrépetitlot!J'auraiscruquet'étaistropchèrepourmabourse,maissit'insistes...

Laprenait-ilpouruneprostituée?

—Vousvousméprenez,répliqua-t-ellesèchement.

Elletentades'écarter,maisillaplaquacontrele

bar.

—Allez,justeunpetitbaiser!

IlposaunemainsalesurledécolletédeSophia,arrachantàcelle-ciuncridedégoût.

—Ôtezvossalespattesdelà!

Elleluiassenauncoupdepoing,sansautrerésultatquedel'exciterdavantage.

—Ah,j'aimebienlesfillesquisedéfendent!grondalabrute.

Sophiafrémitd'effroi.Nonpasàcauseducontactrévoltantdelamaindouteusesursonsein-elleavaitrenoncéàsaréputationdeladyenquittantsamaison-,maisparcequelesdoigtsde l'ivrogne se rapprochaient dangereusement du secret caché dans son décolleté. S'il letrouvait,ellerisquaitfortdeperdrelaviedanscebouge...ouàtoutlemoins,savertu.

Sonagresseurbaissaalorslatêteverssapoitrine.Sielleluimordaitvigoureusementl'oreille,songea-t-elle,peut-êtreréussirait-elleàs'endébarrasser?Elleétaitsur lepointdepasseràl'actelorsqu'uneimmondeodeurdesueurluiparvintauxnarines.Ellehésita.Entretoucherdeslèvrescetindividurépugnantetmourirassassinée,ellepréféraitlasecondesolution.

Finalement,ellen'eutpasbesoindechoisir.

L'ivrognepoussaungrognementde surprise tandisqu'une solidepairedemains l'attrapaitauxépaules. Il fut soulevédans les airs commes'ilnepesait rien, etdemeuraainsi, telunpoissonsebalançantauboutd'unhameçon.

—Allons,Bains,fitunevoixdebaryton,tun'aspasapprislesbonnesmanières?

D'un geste fluide, le nouveau venu projeta l'autre au loin. La chute du malheureux futaccompagnéed'unfracasdeboisquivolaenéclats.

Sophia leva lesyeuxvers l'homme...quin'étaitautrequelegentlemanauxcheveuxauburnqu'elleavaitremarquéquelquesinstantsauparavant.Dumoinssupposait-ellequ'ils'agissaitd'un gentleman. Car si ses inflexions étaient celles d'un homme éduqué, sonmanteau delainagevertsombre,sesculottes fauvesetsesbottesdecuird'uneélégance indiscutable, lafinebatistedesachemisedissimulaitmalsapuissantemusculature.

Etiln'yavaitaucunetracederaffinementdanssonvisage.Sestraitsétaienttaillésàlaserpe,et sa peau tellement tannée par le soleil que Sophia ne put s'empêcher de se demanderjusqu'oùcehâleseprolongeait.

Plus elle l'observait,moins elle le cernait. Il possédait la tenue d'un homme dumonde, lecorpsd'untravailleur...etlesourirecanailled'unbanditdegrandschemins.

—Combiendefoisfaudra-t-ilquejetelerépète,Bains?Cen'estpasainsiquel'ons'adresseàunedame.

Ses paroles étaient destinées à la loque humaine qui gisait sur le sol, mais son regarddemeuraitrivéàceluideSophia.

Puis il adressaà celle-ciun sourirenonchalant, révélant la fineestafiladequi couraitde samâchoireàsabouche.

Sophiafrémitdepeur.Ouétait-ced'excitation?

—Lapolitesse,reprit-il,exigedeseplaceràcôtéd'elle,commececi.

Joignantlegesteàlaparole,ilserapprochadeSophiaets'accoudanégligemmentaubar.Puisilfitglissersoncoudesurlezincjusqu'àcequeledosdesamainseretrouveàuncheveudelapoitrinedelajeunefemme.

La gratitude de Sophia se transforma rapidement en indignation. Ne l'avait-il sauvée desgriffesdesonagresseurquepourabuserd'elle?Samainétaitsiprèsdesesseinsqu'elleenpercevait lachaleur.Unfrissonlaparcourut,etelles'attenditpresqueàsentirlecontactunpeurugueuxdesesdoigts.Avraidire,elleauraitaiméqu'il la touchevraiment.Celaauraitmisuntermeàcetteinsoutenableattenteetluiauraitfourniunprétextepoureffacerd'unegiflesonsouriresuffisant.

—Tuvois?dit-ilenagitantlesdoigts.Decettefaçon,tunelafaispasfuir.

Des riresentendus fusèrentdans l'assistance.Lamainde l'hommeretombaet,haussant lavoix,ildemanda:

—N'ai-jepasraison,Megs?

Touslesregardssetournèrentversuneroussepulpeuseoccupéeàramasserdeschopes.

—Personne saitmieux s'y prendre avec une dame queGray, roucoula-t-elle sans lever lesyeux.

Denouveauxriressecouèrentl'assemblée.MêmeBainsricana.

Gray?LecœurdeSophiaseserradouloureusement.Qu'avaitdit lechauvelorsqu'elleavaitdemandélecapitaineGrayson?Grayestaufond.

—Undernierconseil,Bains,conclutcedernier.Lamoindredeschoses,c'estd'offrirunverreàladame.

Tandisquelesconversationsreprenaient,ilgratifiaSophiad'unsouriresuave.

—Ehbien,queprendrez-vous?

Ellebattitdescils,affolée.C'étaitbiensachance!

Cetarrogantpersonnagen'étaitautrequeM.Grayson,capitainedel'Aphrodite.Etl'AphroditeétaitleseulnavireenpartancepourTortolajusqu'àlasemainesuivante.Autantdirel'annéesuivante!SophiadevaitàtoutprixembarquerpourTortola.Maintenant.

—Comment,vousnevousconfondezpasenremerciements?s'étonna-t-il.

IljetaunregardendirectiondeBains,quiserelevaitàgrand-peine.

—Vousdevezpenserquej'auraisdûlebattrecommeplâtre.J'auraispu,maisjeréprouvelaviolence.Celamecoûtetoujoursbientropcher,joliemademoiselle...

Toutenlaparcourantd'unregardapprobateur,ilfitsigneaubarman.

—Quelestvotrenom,aufait?

Sophiaserralesdents.Cen'étaitpaslemomentdeperdresonsang-froid.Elleavaitbesoindecethomme...ouplutôt,desonbateau!

—Turner.JaneTurner.

—Mademoiselle...Jane...Turner...répéta-t-ilcommes'ilsavouraitchaquesyllabe.

Sophiaavait toujours trouvé sondeuxièmeprénomd'unebanalitéaffligeante,maisdans laboucheducapitaineGraysonilprenaitdesaccentsétrangement...indécents.

—Ehbien,joliemademoiselleTurner,quebuvez-vous?

—Jenesuispasvenue icipourboire,capitaineGrayson,maispoursolliciteruneplacesurvotrenavire.

—Surl'Aphrodite?PourTortola?Quediableiriez-vousfairelà-bas?

—Jesuisgouvernante.Jesuisattenduechezmesemployeurs,prèsdeRoadTown.

Mentirneluicoûtaitaucuneffort.Commetoujours.

— Vous n'avez pas l'air d'une gouvernante, observa-t-il en la parcourant de nouveau duregard.

Sesyeuxs'arrêtèrentsursesmains.Sophiarefermavivementlespoings.

Les gants ! songea-t-elle, maudissant sa vanité. Sa vieille robe de bonne et son manteauconstituaient un déguisement parfait, mais cematin, alors qu'elle s'habillait seule pour lapremière fois, sesmainsavaient tremblé -depeuroude froid -, et elle s'étaitautoriséuneseulepetite faiblesse.Elleavaitenfilésesplusbeauxgants,enagneaunoir, ferméspardespetitesperlesnoiresetdoublésdevison.

Cen'étaientpaslesgantsd'unegouvernante.

L'espaced'uninstant,Sophiacraignitqu'iln'aitdevinélavérité.

Puiselleserassura.Lesgensnevoyaientenellequecequ'ilsvoulaientvoir-unefilledocile,une vierge innocente, une beauté de la bonne société ou une fiancée rougissante... Cecapitainedelamarinemarchanden'étaitpasdifférentdesautres.Ilneverraitenellequ'unepassagère,etlapromessedequelquespièces.

—Ilssontjolis,n'est-cepas?fit-elle.C'estuncadeau.

D'ungesteélégant,elleluitendituneenveloppequiavaitmanifestementtraversél'océan.

—Voicimalettred'embauché,enchaîna-t-elle,enpriantpourqu'ilnel'examinepasdetropprès.ChezuncertainM.Waltham,audomaineEleanora.

—Waltham?répéta-t-ilenrepoussantlecourrierd'ungeste.

Sophias'empressaderempocherlepli.

—MademoiselleTurner,vousn'avezaucuneidéedecequivousattend.Jeneparlepasdesdangers d'une traversée en mer ni des maladies tropicales, mais des rejetons de GeorgeWaltham.C'estunevéritablecalamité.Votrenaturedélicateetvosjolisgantsn'ysurvivrontpas.

—Oh,vousconnaissezcettefamille?

Jamais lapossibilitéque le capitaine ait entenduparlerdesWalthamne lui serait venue àl'esprit.

— George etmoi sommes amis d'enfance, expliqua-t-il. Les plantations de nos pères sontvoisines.Ilestplusâgéquemoi,maispourlesbêtises,j'aitoujourseudel'avancesurlui.

Sophia réprima un gémissement de désespoir. Non seulement le capitaine Graysonconnaissait George Waltham, mais ils étaient voisins ! Son plan minutieusement mis aupoints'effondraitcommeunchâteaudecartes.

Ilpoursuivit:

—Vousvoyagezseule,sanschaperon?

—Jen'aibesoindepersonnepourmeprotéger.

—Jevois.Et j'aienvoyéBainsau tapis rienquepourm'amuser.Nousadoronscegenredepetitsjeux,nousautresmarins.

—Jen'aibesoindepersonne,s'entêtaSophia.Encoreuneseconde,etcettebruteperdaituneoreille.

Illuidécochaunregardappuyéquiluifitmonterlerougeauxjoues.

—Mademoiselle Turner, dit-il avec flegme, je présume que dans votre fertile imaginationféminine,unetraverséepourlesCaraïbesprenddesalluresfollementromanesques.

Àenjugerparsonton,ilnepartageaitpascepointdevue.

—Vousnetrouvereznil'aventurenil'amourmais,aumieux,unindicibleennui.Etaupire,unemortprématurée.

Sophiabattitdescils.LadescriptiondeTortolaparlecapitaineGraysonétaitpourlemoinsdécourageante, mais elle s'empressa de chasser toute inquiétude. Après tout, elle n'avaitnullementl'intentiondes'installeràTortola.

Lecapitainetenditlamainverssonchapeausurlecomptoir.

—S'ilvousplaît,insista-t-elleenluiagrippantlebras.

Sousl'étoffedesesvêtements,sesmusclesétaientd'acier.Ignorantl'ondedechaleurqui lasubmergeait, Sophia se composa un visage humble et suppliant. Celui de la demoiselle endétressequ'elleavaitapprisàjouerdepuisdesannées.

—S'ilvousplaît,aidez-moi.Jen'aiaucunautreendroitoùaller.

—Unbeaubrindefillecommevous?Jesuiscertainquevoustrouverez.Etpuis,ajouta-t-ilenarquantlessourcils,vousn'avezbesoindepersonne.

—CapitaineGrayson...

—Mademoiselle Turner, l'interrompit-il avec un soupçon d'impatience, vous perdrez votretempsenfaisantappelàmonsensdel'honneur.Àmaplace,n'importequelgentlemanvousdiraitnon.

—Peut-être,maisvousn'êtespasungentleman.

Ellecherchasonregard.

—N'est-cepas?ajouta-t-elle.

Iltressaillit.Sophiaretintsonsouffle.Ellevenaitdejouersadernièrecarte.

Àladifférenceprèsquecejeu-làétaitinfinimentplusexcitantquelewhist...

—En effet, reconnut-il après unehésitation. Je suis négociant et je dois faire duprofit. Sivousavezdequoipayer,ilyaunecabinepourvoussurl'Aphrodite.

—Merci,souffla-t-elle,plussoulagéequ'ellenevoulaitlemontrer.

—Avez-vousdesbagages?

—Deuxmalles.Leporteurattenddehors.

—Parfait.

Unsourirecanailleluiretroussaleslèvres-legenredesourirequ'unejeunefemmedebonnefamillen'étaitpassupposéeremarquer,etauquelelledevaitencoremoinsrépondre.

Mais,bienentendu,Sophialuisouritenretour.

—Mafoi,murmura-t-il,voilàquiprometd'êtreunsacrédéfi.

—Dequoiparlez-vous?

—Deportervosaffairessivouscontinuezdevousaccrocherainsiàmoi.

Mortifiée,Sophias'aperçutqu'elleneluiavaitpaslâchélebras.

Ellen'auraitsudirepourquoi-lesoulagement?lafascinationqu'ilexerçaitsurelle?laforcecontenuequiémanaitdelui?-,maislesimplefaitdeletoucherluiprocuraitunesensationdejoie,depuissance.Devie.Elleattendaitcemiracledepuistoujours.Elleavaitétéprêteàtraverserlamoitiéduglobedansl'espoirdeletrouver.

Ens'enfuyant,ellesavaitqu'elletomberaittrèsbas.Ellenepensaitpastombersitôt.

Ilfallaitvraimentquecettefillelelaissetranquille.CevoyageétaitceluioùGrayavaitdécidédedevenirrespectable.Celacommençaitmal.

C'était la faute de cette beauté blonde, avec son teint de porcelaine et ses grands yeuxsuppliantsquisemblaientluidire«S'ilvousplaît,arrachez-moiauxgriffesdecettebrute.S'ilvousplaît,emmenez-moiàTortolasurvotrenavire.S'ilvousplaît,ôtez-moicettevilainerobedesergegriseetinitiez-moiauxplaisirsdel'amour.»

Certes,elleétaittropinnocentepouravoirformulécettedernièrerequête.Maisilétaittropaverti pour ne pas l'avoir lue dans son regard ! Tout ce qu'il espérait, c'était qu'il sauraitmaîtrisersonirrésistibleenviederépondreparl'affirmativeàtoutessesdemandes.

Il ignorait quoi faire de cette fille. Il aurait dû se comporter convenablement puisque cevoyageétaitsupposémarquerledébutdesacarrièred'hommerespectable.MaisMlleTurnerl'avaitdéjàétiqueté.Iln'étaitpasungentleman,ilnesavaitdoncpasenquoiconsistait«secomporterconvenablement».Ildevinaittoutefoisqu'autoriserunejeuneetjoliecélibataireàembarquerseulesurl'Aphroditen'étaitpaslaplusconvenabledesattitudes.

D'unautrecôté,quisavaitcequipouvait luiarrivers'ils'entêtaità luidirenon?Cettefilleétait incapable de se débrouiller cinq minutes dans une taverne. Pouvait-il décemmentl'abandonnersurlesquaismalfamésdeGravesend?Quedirait-ilàWaltham,ensuite?

Enferetdamnation!Aprèsdesannéesdevieinsouciante,Grayétaitrésoluàsecomporterdefaçonhonorable.Hélas, ilavaitégaréenrouteunpeudesonsensde l'honneur!Ilpouvaitaffronterun cyclone sansperdre le cap,ouexplorer le corpsd'une femmedans l'obscurité,mais pour ce qui était de la moralité, son compas, à force de ne pas servir, avait fini parrouiller.

Au demeurant, il n'avait jamais perdu de vue le plus important. Aussi, lorsque la petitegouvernantel'avaitpousséàbout,ilenétaitrevenuàsabonnevieilleméthodepourprendrelesdécisions:leprofit.MlleJaneTurnerétaitunepassagèreetilavaitencoredescabinesdelibressursonbateau.Lesaffairesétaientlesaffaires.

—MademoiselleTurner,reprit-ildesavoixlaplusautoritaire,veuillezmelâcherlebras.

Elles'exécutaenrougissantet le regardaentresescils tremblants.Gray laissaéchapperunsoupirlas.

—Attendez-moiici,reprit-il.J'enaipouruninstant.

Surce,ilfonçaversBains,quis'étaitattablédevantunenouvellebière,luiflanquauneclaquesur l'épaule et se pencha vers son oreille crasseuse. Il lui murmura quelques mots, et sedélestadequelquespièces,résolvantainsiunautredilemmeàsonprofit.

—Etmaintenant,mademoiselleTurner,allons-y,lança-t-ilenlarejoignant.

Illuipritlecouded'unemainferme,etlaguidahorsdel'établissement.

— Vous lui avez donné de l'argent ? s'étonna-t-elle en se retournant pour regarder Bains.Aprèscequ'ilm'afaitetcequevousluiavezfait,vousl'avezpayé?

Ignorantsesquestions,ils'adressaauporteur.

—Lesbagagesdemadame,ordonna-t-ild'untonsec.

L'hommerefermaunbrassolideautourdelaplusgrandedesdeuxmalles.Graypritl'autre,lahissaadroitementsursonépaule,etsemitenroute.

Avantdes'apercevoirqu'ellenelesuivaitpas.

—Venez,fit-ilsansseretourner.Jevaisvousprésenteraucapitainedel'Aphrodite.

chapitre2

Lecapitaine?Sophialeregardasanscomprendre.Silecapitaineétaitquelqu'und'autre,quiétaitcethomme?

Unechose,aumoins,étaitsûre.Ilétaitentraind'emportersesbagages.

Ravalantunsoupiragacé,Sophiaempoignasesjupesets'élançadanssonsillage,louvoyantsurlequaientredesmarinsengoguette,destonneauxetdesrouleauxdecordegoudronnée.Au-dessusd'euxsedressaituneforêtdemâtsdontl'ombrezébraitlepavé.

Horsd'haleine,ellelerattrapaenfin.

—Vousn'êtespaslecapitaineGrayson?demandât-elle.

— Je suis monsieur Grayson, armateur de l'Aphrodite et principal propriétaire de sacargaison,expliqua-t-ilensedébarrassantdesonfardeaudansuncanotd'accostageamarrélà.

Le porteur déposa à son tour sa lourdemalle.M.Grayson le congédia en lui donnant unepièce. Il posa ensuite sonpiedbotté sur le siègedu rameur, s'y appuya et franchit l'espaceentrelebordduquaietlefrêleesquif.PuisiltenditlamainàSophiaet,d'ungesteimpatientdesdoigts,luifitsignedelerejoindre.

—MademoiselleTurner?

Sophias'approchaprudemmentdubordet luidonnasamaingantée,toutensedemandantcommentmonterdanslabarquequidansaitsurlesflotsengardantsadignité.

Àpeineluiavait-ellefrôlélapaumequ'ilrefermasesdoigtssurlessiens.Ill'attiraàluid'ungesteferme,luiarrachantunpetitcridesurprise.Ellefutsoudainsoulevéedanslesairs,etse trouva dans le canot. Il l'avait attrapée par la taille, plaquée contre son large torse etaussitôt libérée. À cet instant, un roulis la fit vaciller, et la jeta de nouveau entre ses brassolides.

—Là!murmura-t-ilensouriant.Jevoustiens.

Unerafalesoulevasonchapeau,maisilneparutpass'enapercevoir.Sophia,elle,remarquaittout. Jamais ses sens n'avaient été aussi affûtés. Ses nerfs étaient à fleur de peau, sesperceptionsplusintensesquejamais.

Endépitduventglacial,cethommerayonnaitd'unechaleurintense.Sophian'auraitsudiresi celle-ci était due à l'effort qu'il venait de fournir, ou à une vigueur virile exceptionnelle,quoiqu'ilensoit,ellelapercevaitàtraversl'épaisseurdevêtementsquilesséparait.

Elleenconçutuntroubleinavouable,ainsiqu'unecertaineinquiétude.Pluselleseserreraitcontre lui, plus il risquerait de remarquer ce qu'elle cachait entre ses seins - à savoir, uneliassedebilletsroulésserrésautourdequelquessouverains.

Ellelerepoussa,selaissatombersurlebancdeboisetcroisalesbrassursapoitrine.Leventpoussa le chapeau de M. Grayson dans un tourbillon d'écume. Son propriétaire ne s'étaittoujourspasrenducomptedesadisparition.

En revanche, il dut remarquer le geste pudique de Sophia, car il lui adressa un sourirecondescendant.

—Ne vous inquiétez pas,mademoiselle Turner.Vous ne dissimulez là-dessous rien que jen'aiedéjàvu.

Lemufle!Rienquepourcela,elleneluisignaleraitpasqu'ilavaitperdusoncouvre-chef.

Cela dit, il avait raison... Dans une certaine mesure. Il avait certainement déjà vu unsouverain et quelques billets. Il en avait peut-êtremême vu pour une valeur de six centslivressterling.Cequ'iln'avaitjamaisvu,enrevanche,c'étaitunetellesommeenpossessiond'une simple gouvernante. Une femme dotée de cette petite fortune n'avait nul besoin detravailler.

L'altercationavec ledénomméBainsn'avait faitque lui rappeler les risquesqu'ellecourait.Elle devait se concentrer sur le plus urgent : fuir l'Angleterre. Et lemariage. Protéger sonargent et ses secrets. Survivre jusqu'à ses vingt et un ans, âge auquel elle pourrait rentrer

chezelleetrevendiquersonhéritage.Et,pourcela,tenirleshommesàdistance...

M.Graysondétacha lacordequi reliait l'embarcationauquai, s'assitavecprécautionsur lebancétroitenfacedeSophiaets'emparadesrames.

—Vousn'avezpasdemarinattachéàvotreservice?s'étonna-t-elleenreculantpourquesesgenouxnetouchentpaslessiens.

—Plusmaintenant.

D'unhabilecoupderame,iléloignalecanotduquai.Sophiafronçalessourcils.L'armateurd'unnavire n'était pas censémanœuvrer lui-même le canot d'accostage.D'un autre côté, iln'étaitpasnonpluscenséposséderunecarrureaussiathlétique.

Trèsvite,elleselaissabercerparlerythmevigoureuxdesramesentrantetsortantdel'eau,maniéesd'ungesteàlafoisprécisetpuissantparsoncompagnon.Sonregarddérivaverssesépaules, dont la musculature roulait sous l'étoffe du manteau à une cadence régulière,hypnotique.

Puiselleretombasurterre.C'étaitexactementlegenrededétailsqu'ellen'avaitnulbesoinderemarquer.

S'arrachantàgrand-peineàsacontemplation,elleconcentrasespenséessurunsujetmoinsrisqué.

Siennebrûlée.Pour rendre lanuancede ses cheveux, elle partirait surunebasedeSiennebrûléeavecunsoupçondeterred'ombreet-ajouta-t-ellealorsqu'ilstraversaientunrayondesoleil-uneinfimepointedevermillon.Elleajouteraitunpeudeterred'ombreauxtempes,làoùsesfavorisremontaientverssesoreilles.Ici,ilfaudraitprocéderpartouchesprécises,àladifférencedesondulationsdesescheveuxqueleventsoulevait,etquiappelaientdescoupsde pinceau tout en souplesse, ainsi qu'une couche d'ambre jaune. Ou plutôt, de jaune deNapleséclaircideblancdeplomb...

Ces réflexions lui apaisèrent les nerfs. Sophia ne dompterait peut-être jamais les passionssauvagesquil'habitaient,maisaumoinspouvait-ellelesinvestirdanssonart.

—D'oùvousêtes-vousenfuie,mademoiselleTurner?s'enquitM.Graysonenfaisantpivoterlecanotd'uncoupderame.D'uncouvent?

Enfuie?LecœurdeSophiabattitunpeuplusvite.

—Jevousl'aidit,jesuispréceptrice.Etjeseraiscurieusedesavoircequivousfaitcroirequejesorsd'uncouvent.

—Votrefaçondemeregarder.Ondiraitquevousn'avezjamaisvuunhomme.

Les joues de Sophia lui brûlèrent. Elle l'avait bel et bien dévisagé. Et elle continuait de lefaire.Ni dans la tavernemal éclairéeni en le suivant sur le quai, elle n'avait eu l'occasiond'observersesyeux.

Leur nuance représentait un défi, même pour l'aquarelliste accomplie qu'elle était. Sespupillesétaientcernéesd'unfinhalobleu,plussombrequelebleudePrusse,maisplusclairque l'indigo.Ilaurait fallu,pourrendre leurteinteexacte,de l'outremer,cepigmentsicherquemême la somme généreuse que lui allouait son père ne lui permettait d'acheter. Et àl'intérieurdececerclebleu,setrouvaitunocéanauxcouleurschangeantes-vertuninstant,grislesuivant,etazurlorsqu'ilfermaitàdemilespaupières.

Iléclataderire.Elleledévisageaitencore.

Elledétourna le regard, et aperçut la coqued'unnavire.Toussotantpour s'éclaircir la voix,ellerépondit:

— Pardonnez-moi, monsieur Grayson. J'essayais seulement de vous cerner. J'avais crucomprendrequevousétiezlecapitaine.

—Ehbien, répondit-il enattrapant la cordequ'on lui lançait et enattachant le canot, voussavezmaintenantquecen'estpaslecas.

—Auriez-vousl'obligeancedemecommuniquerlenomducapitaine?

—Certainement.C'estlecapitaineGrayson.

Semoquait-ild'elle?

—Vousvenezdemedire...

Avant qu'elle ait achevé sa phrase, il cria un ordre aux hommes au-dessus d'eux, quientreprirentdehisserl'embarcationlégère.Lentement,celle-cis'élevalelongdelacoque.

Lorsqu'ilsatteignirent lepont,M.Graysonse leva.D'unepoignesolide, ilpritSophiapar lataille et la fit passer par-dessus le bastingage. Il la lâcha une seconde trop tôt si bien que,déséquilibrée, elle dut se retenir au garde-corps tandis que deuxmarins déchargeaient sesmalles.Toutessespossessionssetrouvaientàprésentàborddubateau-unecoquedenoixgoudronnéequisebalançaitaugrédelahouleenémettantdescraquementsinquiétants.Enproieàunvertigepersistant,ellefermalesyeux.

—MademoiselleTurner?

Sophiapivotasursestalons,s'attendantàtrouverM.Grayson... lecapitaineGrayson...bref,soncompagnon,quelqu'ilsoit.

Maiscefutuntoutautrehommequ'elledécouvrit.

Oh, elle en avait déjà vu des comme lui ! La plupart des grandes familles d'Angleterreemployaientdesserviteursnoirs.Exhiberdesvaletsdecouleurétaitmêmedudernierchic.Leurprésenceétaitlesignedelucrativespossessionscoloniales,etleurpeaud'ebèneoffraitunsuperbecontrasteavecleurperruquepoudrée.

En vérité, la peau de cet homme-là n'était pas exactement couleur d'ébène. Elle évoquaitplutôt la chaude nuance d'un thé de Ceylan avec un nuage de lait. Il ne portait pas deperruquemaisunhautchapeaugris,etsonmanteaubleuardoisesemblaitsortirdechezlemeilleurtailleurlondonien.Sescheveuxbrunsauxbouclesserrées,coupéscourt,encadraientunvisageauxtraitsharmonieux.Sesyeuxmordorésl'étudiaientaveccuriosité.

Nonseulementilétaittrèsbelhommemais,àlagrandeconfusiondeSophia,illuisemblaitétrangementfamilier.

—MademoiselleTurner,intervintM.Graysonens'approchantd'eux,permettez-moidevousprésenterlecapitaineJosiahGrayson.

Elleluidécochaunregardsévère.

—Jecroyaisquec'étaitvousquivousappeliezGrayson?

Lesdeuxhommessourirent.

—JesuismonsieurGrayson.EtvoicilecapitaineGrayson,fit-ilendonnantunebourradeà

l'hommenoir.

LeregarddeSophiapassadel'unàl'autre.

—Vousportezlemêmenom?

Leurssouriress'élargirent.

—Biensûr,répliquaM.Graysond'unevoixsuave.N'est-cepaslecaslorsqu'onestfrères?

Amusé, Gray regarda les joues de porcelaine de Mlle Turner se teinter de rose. Peut-êtreappréciait-il un peu trop la confusion de la délicate petite gouvernante. À vrai dire, depuisqu'ill'avaitarrachéeauxgriffesdeBains,ilappréciaittoutavecunpeutropd'enthousiasme.Lafinessedesatailleentresesmains.Lesrondeursdesoncorpslorsqu'ill'avaitbrièvementpressécontrelesien.Lesparfumssifémininsquiémanaientd'elle-unsoupçondepoudre,une touche d'eau de rose, et une autre senteur infiniment douce qu'il ne parvenait pas àidentifier.

Et cette façon qu'elle avait de le dévisager. Enfer ! Cela lui faisait bouillir les sangs etimaginerdeschosesquemêmeluitrouvaittoutàfaitindécentes.

C'étaitunsoulagementdelavoirouvrirdesyeuxrondsdevantJoss,pourchanger.

—Frères?répéta-t-elle.

Puisellesourit.

—J'auraisdûm'endouter!Vousavezexactementlesmêmesoreilles.

Mlle Turner s'exprimait avec la grâce un peu nonchalante d'une femme habituée à êtreadmirée.Ilauraitpariél'Aphroditequ'ellen'étaitpasnéepourgagnersavieàlasueurdesonfront.Malgré son affreuse robe de serge grise, elle était manifestement issue dumeilleurmonde.Peut-êtred'unenoblefamilleruinée.Sesgants,tropélégantspourunegouvernante,n'en étaient qu'une maigre preuve ; c'était son attitude qui la trahissait. Gray savaitreconnaîtrelavaleurdeschosessousleurcouchedesaletéoudevernis.

EtMlleTurnerétaitunepiècedechoix.

Ellefitunepetiterévérence.

—Raviedefairevotreconnaissance,capitaineGrayson.

—Tout l'honneur estpourmoi, répondit cedernier en lui rendant son salut.Voyagez-vousseule,mademoiselleTurner?

—Oui.J'aiétéengagéeprèsdeRoadTown.

—CommegouvernantepourlesgarnementsdeWaltham,précisaGray.Inutiledetedirequej'aitentédeladécourager.

—MademoiselleTurner,commençaJossd'untongrave,entantquecapitainedecenavire,jemedoisdevousmettreengardecontrelesdangersd'untelvoyage.

Ellefourrageadanssespoches.

—J'aiunelettre,expliqua-t-elle.DeM.Waltham.

—Comprenez-moibien,repritJoss.Jenem'inquiètepaspourvotreposte,maispourvotreréputation.Nousn'avonspasd'autrespassagerssurcebateau.

Graytoussotadiscrètement.

—Àpartmonfrère,biensûr,poursuivitJoss,aprèsavoirjetéuncoupd'œilàcedernier.Unejeunefemmecélibataire,traversantl'Atlantiquesanschaperon...

Graysemitàdanserd'unpiedsurl'autre.Bonsang,quefabriquaitJoss?Iln'allaittoutdemêmepaslarenvoyeràterre?

— Peut-être feriez-vousmieux d'attendre. Le Peregrine appareille pour Tortola la semaineprochaine.

Partouslesfeuxdel'enfer,ilallaitlarenvoyeràterre!

—Jevousenprie,capitaine,répondit-elle.J'apprécievosscrupules,etjelespartageraispeut-êtresij'avaisdelafamilleoudesamissusceptiblesdes'offusquerdemesdécisions,maisjevousledisentoutefranchise...

Ellemarquaunsilenceavantdeconclured'unevoixétranglée:

—Personnenesesouciedemaréputation.

Grayessayadefairecommes'iln'avaitpasentenducettedernièrephrase.Envain.

— Si vous pouvez assurerma sécurité, capitaineGrayson, je vous donnema parole demeplierauxrèglesdebonneconduitelesplusstrictes.

Josspoussaunlongsoupir.

—MademoiselleTurner,jesuisnavrédedevoir...

—S'ilvousplaît,insista-t-elleenposantsamainfinesurlebrasducapitaine.Emmenez-moi.Jen'ainullepartoùaller.

Envoyantl'expressiondesonfrèreseradoucir,Grayfutsoulagé.Iln'étaitpasleseulhommeincapable de résister à de grands yeux suppliants.D'un autre côté, pour une raison qui luiéchappait,ilétaitvaguementirritédelavoirs'adresserainsiàunautrequelui.

—S'ilteplaît,capitaine,intervint-il.MlleTurnerdoitêtrefatiguée.

Puis,setournantverslematelotquiremontaitlepontenclaudiquant:

—Stubb,montrezàcettejeunepersonnelescabinesdesdames.Jecroisquelaseptestlibre.

Stubbémitungloussement.

—Commetouteslesautres,non?

Certes, mais au retour elles seraient toutes pleines grâce à la baisse des profits desplantations de canne à sucre. Plus personne ne se rendait aux Caraïbes, à part quelquesmissionnairesméthodistes...et,àl'occasion,unegouvernanteunpeutropjolie.

Jossparutreconnaîtresadéfaite,carils'inclina.

—Danscecas,bienvenueàbordde l'Aphrodite,mademoiselleTurner.Jevoussouhaiteunagréablevoyage.

Leurpassagèrelessaluad'ungracieuxhochementdetête,puissuivitStubbversl'étroitecaged'escalierquimenaitaupontinférieur.

Pour lemeilleur oupour le pire, songeaGray en la regardant s'enfoncerdans le ventredunavire,cevoyagevenaitdeprendreuntourdesplusintéressants.

—OùestBains?s'enquitsoudainJoss.Commentsefait-ilquetuaiesdûrentrerenramanttoi-même?

—Jel'aicongédié.

—TuascongédiéBains?Etpourquelleraison?

—Savuebaissaitdangereusement.

Un homme capable de confondre Mlle Turner avec une fille pour matelots avaitindéniablementunevisiondéficiente.Enoutre,Graynevoulaitpasà sonbordd'unmarinquis'emparaitdecequ'onneluioffraitpas.Autrefois,celaauraitpeut-êtreétéunequalitéàses yeux, mais ce temps était révolu. L'Aphrodite était désormais un respectable naviremarchand.Josscrispalamâchoire.

—Tunepeuxpaslerenvoyerainsi!C'estundemeshommesd'équipage.

—Troptard.

—Incroyable.Tudescendsàquaideuxheures,et tutrouves lemoyend'échangerunmarinexpérimentécontreunegouvernante.

—Etquelqueschèvres.J'aiachetédeschèvres.Ellesnedevraientpastarderàarriver.

—Jet'enprie,nechangepasdesujet.L'équipageet lespassagerssontcensésêtresousmaresponsabilité.Jesuislecapitainedecebateau,ouiounon?

—Tul'es,capitaine,maismoi,j'ensuisl'armateur.JeneveuxpasvoirBainstournerautourdemon chargement, et si je peux avoir un passager payant, je n'ai pas de raison dem'enpriver. Tu te doutes bien que je n'ai pas fait convertir l'entrepont en cabines individuellespourleplaisirdedépenserdel'argent!

—Situespèresmeconvaincrequecettefillenet'intéressequepourlessixlivressterlingdesonbillet...

Grayhaussalesépaules.

— Accepter à bord une femme jeune, sans chaperon, continua son frère, j'appelle celachercherlesennuis.

—Lesennuis?répétaGrayd'unton léger.L'Aphrodite enaeuplusquesapart,etelleesttoujoursàflot.

Ils'accoudaaubastingageavantdereprendre:

—QuantàMlleTurner,c'estl'ennuileplusagréableàregarderquejeconnaisse.Etpeut-êtrequ'unpeud'ennuiteferaitdubien,àtoiaussi.Celafaitplusd'unan,Joss.

Sonfrèreserembrunit.

—Unan, deuxmois et dix-sept jours, précisa-t-il.Et pour ce qui est des ennuis, j'en ai eulargementmoncompte.

Surcesmots,iltournaversleportunregardabsent.

Gray regrettait déjà ses paroles. Le Joss d'autrefois, drôle et insouciant, luimanquait. Sonfrèreluimanquait.

Il espérait qu'il referait surface très bientôt. Dès qu'il se serait délesté du chagrin quil'entraînaitparlefond.Hélas!DepuisqueGrayl'avaitnommécapitaine,cetespoirsemblaits'êtreencoreréduit.LeprincipalsoucideJoss,poursonpremiervoyageentantquecapitainede l'Aphrodite, ne serait pas de traverser l'Océan, mais d'affirmer son autorité sur unequinzaine d'hommes plus habitués au pillage qu'à la surveillance d'une cargaison dûment

acquise.S'ilyavaitdesennuisenperspective,c'étaitbiensurcefront-là.

Cela dit, peut-être Joss avait-il raison de craindre que la présence d'une jeune et joliepassagèresoitl'étincellequimettraitlefeuauxpoudres.

—Jelasurveilleraipersonnellement,promitGray,vibrantdesincérité.

—Oh,jen'endoutepas!Cequej'aimeraissavoir,c'estquivatesurveiller,toi?

Graytressaillit.Jossneseméfiaitpasdelafille,toutcomptefait,maisdelui.

—Entendu,Joss.Jesuisuntraîtresansfoiniloi.

Ilmarquaunepausepourlaisseràsonfrèrel'occasiondeprotester.Cederniern'enfitrien.

—Bonsang,Joss,cen'estqu'unegouvernante!Sérieuse,amidonnée,tristeàmourir.

Douce,protestaunepetitevoixenlui.Délicate.Mystérieuse...

—Donc,tubatifolesaveclapremièrefilledechambreprêteàretroussersesjupes,maistesprincipest'interdisentdeséduireunegouvernante?

—Exactement.Regarde-moi,Joss.

Il lissa d'un geste satisfait le revers de velours de sa veste, puis désigna les drapeaux quiflottaientauvent,accrochésauxhaubansfraîchementenduitsdegoudron.

— Regarde ce navire, continua-t-il.Ma carrière de libertin est révolue. Je suis un hommehonorable,désormais.

—Ilestplusfaciledechangerdemanteauquedechangerdevie.

Graysoupira.Iln'avaitjamaisétéunfrèreparfait,etencoremoinsunsaint,maisqueJosslecroieounon, ilavaittravaillédurpourlancercetteentreprise.Il l'avait faitpoursafamille,cetteimprobabletribuqueleurpèreavaitautrefoisprivéedelasécuritéetdelarespectabilitéqu'elleméritait. Il avait convaincu des actionnaires de lui confier desmilliers de livres. Ilavaitpromisauxassureursdeconvoyerleurcargaisonetdelalivreràbonport.

Enrevanche,ilneréussissaitpasàpersuadersonproprefrèrequ'ilnetourneraitpasautourd'unedemoiselle!

Peut-être aurait-il goûté l'ironie de la situation s'il n'en avait pas autant souffert. S'il avaitmoinsméritécequiluiarrivait.

—Écoute,Joss,reprit-il,unpeulas.Jenelaséduiraipas.

—C'estunebeauté.

—Jenelaséduiraipas,répétaGray.Etjen'avaispasremarquéquetul'avaisregardée.

Josssetournaverslelarge.

—J'aiperdumafemme,Gray.Paslavue.

Certes,songeaGray.Jossn'étaitpasaveugle.Ilétaitjuste...anesthésiéparladouleur.

Lorsquesonfrèrecroisadenouveausonregard,ilsecontentadeluisourire.

—Ellearaison,monvieux.Nousavonslesmêmesoreilles.

Puis, s'écartant du bastingage, il se passa lamain dans ses cheveux. Ses cheveux qu'aucunchapeaunecouvraitplus.

—Parlescornesdudiable!s'écria-t-il.Oùest-ilpassé?

Jossarquaunsourcil.

—Dequoiparles-tu?

Graypivotasurlui-mêmeenscrutantlepont,avantdesepencherpar-dessusbord.

—Demonchapeau.Jel'aiperdu.

Josssemitàrire.

—Cen'estpasdrôle,protestaGray.Jel'adorais.Etilm'acoûtéunepetitefortune.

Jossritdeplusbelle,etcettefois,Graypartageasonhilarité.Aprèstout,cechapeauluiavaitpeut-êtrecoûtécher,maisilluivalaitquelquesinstantsd'insoucianceavecsonfrère.Unéchodutempsoùilsavaientétéheureux.

Àlaréflexion,ilavaitfaitunebonneaffaire.

Chapitre3

Ildevaityavoirunêtrehumainsouscettemassehirsute,songeaSophiaenemboîtantlepasau vieuxmarin bossu le long de l'étroite coursive. Lorsque sa vue se fut accoutumée à lafaible lumière, elle distingua mieux les longues mèches grises qui lui tombaient jusqu'aumilieududos, l'interminablebarbequidescendaitpresqueaussibaset lesavant-brasvelusquerévélaitlachemisecentfoisrapiécée.

—Nousyvoilà,mamzelle!annonça-t-il.Lescabinesdesdames.

Poussantuneporte,illaprécédadansunepiècesombreetbasse,dontlecentreétaitoccupépar une table et quelques chaises. Un rayon de lumière entrait par une lucarne située enhauteur.Quatre portes donnaient sur cette salle exiguë, deux de chaque côté. Lemarin sedirigeaverscellequiportaitlechiffreseptetl'ouvritd'ungestepompeux.

—Votrecabine,mademoiselle.

—Merci,monsieur...monsieur...

—JusteStubb,mademoiselle.

—Alorsmerci,Stubb.

—Lecabinetd'aisancesest làderrière,ajouta-t-ilendésignantunepetiteportedumenton.Parici,voustrouverezlacuisineetlegaillardd'avant.Etparlà,lescabinesdesmessieurs,lacuisineetlescabinesducapitaineetdusecondverslapoupe.Sivousavezbesoindequoiquecesoit,appelez-moi.

—Jevousremercie,Stubb.

—Jem'occupedevous faireapportervosbagages,dit-ilavantdeplongerenunerévérencecérémonieuse,balayantleplancherdesalonguebarbe.

Sophiapénétradanssacabine,refermalaportederrièreelleetdécrivitlentementuntoursurelle-même.C'étaitàpeuprèstoutcequ'ilétaitpossibledefaire.Lesarmoiresdelademeurefamiliale de liayfair étaient plus spacieuses que ce cagibi, qui étaitmeublé en tout et pourtout d'une haute étroite couchette fixée à la cloison, et d'un bureau rabattable, égalementattachéàlaparoi.

Sophia ôta son chapeau, en noua les rubans et le suspendit à une patère. Elle se seraitvolontiersassise,maisiln'yavaitpasdechaise.Adéfaut,elleseseraitétenduesurle lit,sielleavaitsucommentsehisserdessus.Alorselleretournadanslasallecommuneets'installaàlatable,levisageentrelesmains,prised'unvertige.

Serait-elledéjàvictimedumaldemer?Lafaiblehoulequiagitaitlevaisseauencoreàl'ancrene pouvait expliquer cet étourdissement soudain. Sur ce navire, tout n'était que faux-semblants.Un capitaine qui n'en était pas un.Une soi-disant gouvernante.Deux hommes,l'unblanc,l'autrenoir,quiseprétendaientfrères.

Et le plus curieux, c'était qu'elle les croyait. Mâchoires carrées, sourires de séducteurs,oreilles

au tracé parfait... ils étaient comme deux frères. Ou plutôt comme deux demi-frères.Maisbiensûr!Commentn'yavait-ellepaspenséplustôt?Décidément,soncerveaufonctionnaitauralenti.

Etelleenconnaissaitlaraison.

Lui,avecsonsourirearrogant!Ilvenaitàsonsecours,maispourmieuxlaridiculiserensuite.Illatrompaitdélibérémentsurlenomducapitainepourleseulplaisirdesemoquerd'elle.Ettoutcelasanssedépartirdesesairsdeséduisantflibustier.

Comments'était-ilfaitcetteestafiladequiluibarraitlebasduvisage?Ils'agissaitd'uncoupdecouteau,c'étaitévident.Lesouvenird'unebagarredansquelquetavernemalfamée?Oulestracesd'unduelavecunmarioffensé?Ets'ilétaitsortidel'affrontementavecunesimpleégratignure,qu'enétait-ildesonadversaire?

Aussitôt, sa vive imagination lui peignit un tableau saisissant de la scène. Elle vit avecprécision la puissantemusculature de son bras qui se tendait tandis qu'il se redressait detoutesahauteurfaceàsonrivalaffolé,puislevaitsonépéepourluiporterlecoupfatalet...

—Etvoilàvosbagages!Sophiasursautaettournalatête.

Stubbétaitderetour,encompagniededeuxmatelotsquiportaientsesmalles.

—Cabinenuméroseptpourlajoliemademoiselle!annonçalevieuxmarin.

Sophiaselevapourremercierlesporteurs.Aumêmeinstant,uneforteoscillationsecoualenavire.

—Onlèvel'ancre!criaunevoixauloin.Toutlemondesurlepont!

Sophiasuivitlestroishommessurlepont.Lespectacleétaitsaisissant.Desmatelotscriaient,tiraient surdeshaubansouescaladaient legréementà touteallure.Lamainenvisièreau-dessus des yeux, elle renversa la tête en arrière pour suivre leur progression. L'une aprèsl'autre,lesvoilessedéroulèrent.Elleencomptaquatresurchacundesdeuxgrandsmâts.Levents'engouffrarapidementdanslavoilurequisegonfla.

Sophia alla s'accouder au bastingage, et y demeura tandis que les berges de la Tamises'écartaient,etquelarumeurdeGravesendcédaitpeuàpeulaplaceàuncalmebienfaisant.

Puisilsatteignirentunvasteestuaireauxflotsagités.Ilsn'avaientpasencoreatteintlahautemer,mais les rives du fleuve étaient à présent très loin de part et d'autre. Déjà, lamaréearrachait l'Aphrodite aux côtes anglaises. Les dernières lueurs du jour s'estompaient. Desvolutesdebrumes'enroulaientautourdeSophia,cachant lerubandecraiequedessinaientlesfalaises.

Lajeunefemmeréprimal'enviepuériledeleverlamainensigned'adieuetserraunpeuplusfortlarambardedebois.Lerouliss'étaitconsidérablementaccru.Unehautevaguesoulevalenavire, puis se creusa, le faisant plonger vers l'avant dans une profonde vallée d'un vertgrisâtre.Unpaquetd'embrunssalésseplaquasurlevisagedeSophia.

Elleessuyasesyeuxetses joueshumides.Cedevaitêtre lebrouillardqui lafaisaitpleurer,supposa-t-elle.Oubienl'inexorableavancéedelanuit.Oupeut-êtrelemurmureassourdidelamerautourd'elle.

Jamaisellenes'étaitsentieaussipetite.Niaussiseule.

Soudain,elleperçutuneprésenceàsescôtés.

—C'est lemaldupaysousimplement lemaldemer?s'enquitM.Graysonens'accoudantprèsd'elle.

Sophiaeuttouteslespeinesdumondeànepasleregarder.

—J'aimeraisvousrassurer,reprit-il,maisceseraitunfieffémensonge.Çanevapasallerens'arrangeant.

Sophianeluidemandapasauqueldesdeuxmauxilfaisaitallusion.Auxdeux,probablement.

Lorsqu'elle se tourna vers lui, il avait disparu. Des cris au-dessus d'elle attirèrent sonattention. Tout là-haut, des marins s'interpellaient tout en escaladant de nouveau legréement.Prisedevertige,Sophiaseretintaubastingageetfermalesyeux.

—Soisraisonnable,murmuraunevoixunpeuplusloin.Cenesontquequelquesnuages.

—Oui,quelquesénormesnuagesnoirspleinouest.Tu saisaussibienquemoi cequecelasignifie.L'oragearrivesurnous.

—Ilyaurasansdouteuncoupdevent,mais l'Aphrodite enavud'autres.Rentre lagrand-voileetdemandeauxhommesd'êtresurlepont.

Ilyeutunsilencetendu.

—Jeneprendraipaslerisquedebriserunmâtdèsnotrepremièrenuitenmer.Nousallonsjeterl'ancre,replierlesvoiles,etattendrequelegrainpasse.

—Joss,tuteconduiscomme...

—Commelecapitainedecebateau,Gray.Situmemanquesderespect,jeteconsignedanstacabine.

Puis,d'unevoixplussourde,ilajouta:

—Etsitudiscutesmesordresdevantmonéquipage,jetefaismettreauxfers.

Sophiaclignadesyeux.Lesdeuxhommessedéfiaientduregard,etlabrumequinoyaitleursilhouette semblait se muer en vapeur à leur contact. Manifestement, les frères Graysonavaientautantd'affectionl'unpourl'autrequeSophiaetsasœur...

Lecapitainepivotaverslaproueetcria:

—MonsieurBrackett!

Unhommelesrejoignit.Grandetmince,sonvisagedisparaissaitdanslebrouillard,maisilsetenaitdroitcommeunimalgrélahoule.

—MonsieurBrackett, reprit le capitaineaprèsavoir fusillé son frèredu regard, veillez à ce

quetouslespassagersretournentdansleurcabine.Rentrezlagrand-voileetpréparez-vousàjeterl'ancre.

—Àvosordres,capitaine.

M.Brackettaboyauneséried'instructions,etl'équipagesedispersaaupasdecourse.

—Venez,mademoiselleTurner,fitStubbenprenantcelle-ciparlecoude.

D'un pas que la puissante houle rendait incertain, ils traversèrent le pont en direction del'écoutille.StubblaissaSophiadanslapetitesallecommune,etrevintquelquesinstantsplustardavecunseau.Ilétaitsuivid'unautrematelot,uncolosseàlapeaunoire.

—Levivaplacerlescontre-sabords,expliqua-t-il.Despanneauxpourempêcherlapluieetlesvaguesd'entrerparleshublots.

LevientradanslacabinedeSophia,portantundisquepercédetroussursonpourtour.

—Vousenaurezpeut-êtrebesoin,ajoutaStubbentendantleseauàSophia.

Interloquée,ellefixal'ustensile.

—Pourécoper?demanda-t-elle.

Stubbéclataderire.

—Non,mademoiselle.Pourcela,ilyaunepompe.

—Alorsquevoulez-vousquej'enfasse?

Au même instant, une vague plus forte que 1 autres souleva le navire... et l'estomac deSophia.

—Oh,j'aicompris!reprit-elle.

—Nevousinquiétezpaspourlesvagues,madmoiselle.Leseuldanger,cesontleséclairs.

—Ahbon?fitSophia,malàl'aise.

—Oui.Ilsepassedeschosesétrangesquandlafoudrefrappeunnavire.L'électricitérebonditsurlacoque,etalors,malheuràceluiquitientunobjetenmétal.

Stubblissasesmoustachesd'ungestesatisfait.

—Commentvouscroyezquemabarbeablanchi?

IladressaàSophiaunsourireédenté.

—Etçam'acoûtétoutesmesdentsenor.Ellesontfonducommeneigeausoleil!

—Vousvousmoquezdemoi.

—Dutout,répliqua-t-ilenluiadressantunclind'œil.DemandezdoncàLevi.C'estpasluiquimecontredira!

Ilnediraitpasnonplusunmotpourluidonnerraison,songeaSophiaenregardantlegéantnoir. Bras croisés, visage de marbre, celui-ci n'avait pas prononcé une parole depuis sonarrivée.

Une fois que les deux hommes furent partis, emportant leur lanterne avec eux, Sophia sedirigeaàtâtonsverssacouchette.Uneobscuritéabsoluerégnait,maismêmesielleavaiteuune chandelle pour s'éclairer, les mouvements du bateau lui auraient interdit de resterdeboutpoursedévêtir.

Elle se contenta donc doter ses gants et sa cape, dont elle retira sa « lettre d'embauche »qu'elleglissadanssoncorsage,àcôtédesonargent.Puisellemontaavecprécautionsursamalle,étenditsacapesurlacouchettequifaisaitofficedelitets'yallongea

tandisquelenavireagitéparlesflotsgrinçaitetgémissait.

C était une chancequeni le capitaineniGraysonne se soientdonné lapeinede lire cettelettre.Sacontrefaçonauraitpuleurrerquelqu'unquineconnaissaitpaslafamilleWaltham,mais M.Grayson, lui, aurait deviné la supercherie. Tout cela avait commencé comme uneplaisanterie.Unjourqu'elles'ennuyaitchezdesamisàlacampagne,SophiaavaitdistraitsacamaradeLucyWalthamenécrivantunelettredesplusfantaisistesàdescousinsdeTortolaque celle-ci n'avait jamais rencontrés. À l'époque, Sophia n'avait eu d'autres buts que detaquinerLucy au sujet de sonprétendant, JeremyTrescott, comtedeKendall. Par la suite,l'idéesiromantiquequesalettretraversel'Océanjusqu'auxCaraïbesnel'avaitplusquittée.

Suruneimpulsion,SophiaavaitpostéleplienlesignantdunomdeLucy,maisenindiquantsa propre adresse à Londres. Puis Lucy avait épousé Jeremy, Sophia s'était fiancée... etTortolaavaitétéoubliée.

Jusqu'àcejourdelasemaineprécédenteoùSophiaavaitreçuunemissiveainsirédigée:

Machèrecousine,

Bienquevotrelettresoitadresséeàpapa,celui-cim'ademandéd'yrépondre,carilsupposequenousavonslemêmeâge.JesuisEmily,safilleaînée,etjeviensdefêtermesseizeans.C'estunplaisirdemeplieràsarequête.Àcôtédessupplicesquejevisauquotidien,commem'occuperdemesincorrigiblesfrèresetsœurs,écrireunelettreestunvraidélice.

Permettez-moi de vous présenter, au nom de ma famille, mes félicitations pour votremariage ainsi que tous nos vœux de bonheur. J'aimerais pouvoir vous inviter, ainsi quevotreépoux,ànousrendrevisiteiciàTortola,maispapanousmenacechaquejourdepartirpourl'Amériquedèsqu'ilauratrouvéunacheteurpournotreplantation.Ceserauncrève-cœurdequitterledomained'Eleanora,oùjesuisnéeetoùjevisdepuistoujours.

Pardonnez-moi mais je dois achever ici cette lettre. J'entends des coups de bâton quiindiquentqueHarryetlepetitGeorgeontrecommencéàfairedel'escrimesouslavéranda.

Avectoutemonaffection,

Votrecousine,EmilyWaltham.

A lapremière lecture, cette lettren'avait représentéqu'unedistractionbienvenuedansunesemainequin'enoffraitguère.Maisc'étaitavantqueSophian'apprennequesadotétaitenréalitéunlegsquiseraitàsadispositionlejourdesesvingtetunans,luioffrantdèslorsuneindépendancefinancièretotale.Avantquesonregardnesepose,danscettegaleriedeQueenAnneStreet, sur cette superbemarine figurantunegoélettebravant l'océanen furie.Avantqu'ellenes'avisequ'elleaussiétaitcapablededéfierlemonde.

Soudain,cettelettreétaitdevenuelasolutionàsesproblèmes.Aprèsquelquesmodificationssur l'enveloppe, et la rédaction d'une nouvellemissive, SophiaHathaway - désormais JaneTurner-s'étaitretrouvéeenpossessiond'uneoffred'emploienbonneetdueforme.

Elleallaitenfinpouvoirs'échapperpourdebon,aprèsavoirfui laréalitédesannéesdurantaufildesesmensongesetdesesrêveries.SansdouteSophiaétait-ellelaseulejeunefilledupensionnat à dissimuler, parmi les inévitables paysages à l'aquarelle de ses carnets, des

esquissescoquines.Laseuledébutanteàimaginernuslesmessieursquil'entouraient,entredeuxgorgéesdecitronnade.Laseuleàresterallongéelanuit,sachemiseremontéejusqu'àhtaille,rêvantdepiratesauxmanièresvirilesetauxmainshabiles.

Ellesavaittrompersonmonde.Personnenesoupçonnait lavérité,àcommencerpar lenaïfquiavaitprétendul'épouser.

Alors elle avait fui, de la façon la plus scandaleuse qui soit, s'interdisant tout retour enarrière.Àprésent,grâceà ses lettresd'adieu, lamoitiédeLondresdevait s'imaginerqu'elles'étaitfaitenleverparunpeintrefrançaisdunomdeGervais.Peuimportaitquecelasoitvraiou faux.Dorénavant,Sophianeseraitplus jamais laceriseornantungâteaudevingtmillelivres. Elle ne serait plus une babiole que l'on échange contre un titre de noblesse ou desrelationsdanslemonde.Elleétaitmaîtressedesonpropredestin,libredesuivresespassionsetdedécouvrirlavraievie.

Etpourcequiétaitdecedernierpoint,elleétaitservie.Unoragedesplusréelssedéchaînaitautourdubateau,accompagnédeformidablesroulementsdetonnerre.Àcroirequelemondeconspiraitpourmettresabravoureàl'épreuve!

Après s'être enroulée dans sa cape, Sophia s'obligea à prendre de profondes et lentesinspirations.Commesi,encalmantlatempêtequigrondaitenelle,ellepourraitapaisercellequisévissaitdehors.

L'entreprisenefutpascouronnéedesuccès,d'unpointdevuecommedel'autre.

Grayécumaitderage.

Ilvenaitd'êtreconsignédansl'entrepontdelafaçonlaplusinsultantequisoit.Ilsedirigeaaupasdechargeverssaminusculecabineetentrepritd'otersonmanteau.Iltirad'uncoupsec sur samanche, avant de réprimer un cri de douleur lorsque dos de samain heurta leplafondbas.

Lorsqu'il avait fait installerdes cabinespour lespassagers, lemenuisier lui avaitdonné lechoix,voulait-ilquatrepourlesmessieurs,commepourlesdames,oupréférait-ilenlogersixpluspetitdanslemêmeespace?

Bienentendu,Grayavaitchoisicettedemieoption.Deuxcouchagesdeplus,celasignifiaitdepassagerssupplémentaires.Jamais ilne luiétaivenuà l'espritqu'ildevraitunjouroccuperl'undecesbox.

Unecouchetted'unmètresoixanteaubeaumilieud'unetempête,lorsqu'onestfurieuxetquel'on mesure un bon mètre quatre-vingts, voilà qui n'augurait pas une paisible nuit desommeil. Il regrettait l'espace et le confort de ses anciens quartiers, lorsqu'il occupait lacabineducapitaine.Hélas !commesonfrère le luiavaitrappeléd'untonhautain, iln'étaitpluslecapitainedecevaisseau.

Sans compter que Joss l'avaitmenacé de lemettre aux fers. Gray s'agita sur sa couchette,indigné. Tout compte fait, les fers n'étaient peut-être pas unemauvaise idée. Cette cabineétaitsipetitequ'ilnepouvaitmêmepassedéchausser!Ildonnauncoupdepiedcontre lacloison, au risque d'abîmer ses nouvelles bottes. De toute façon, il les détestait. Elles luifaisaient mal aux pieds. Quelle mouche l'avait piqué de s'habiller en dandy pour cettetraversée?Quiavait-ilvouluimpressionner?Stubb?

Non,biensûr.

Toutcela,c'étaitpourIsabel.

Ilvoyaitencoreleregarddéçuqu'elleavaitlevésurluilorsqu'ilétaitparti,l'annéeprécédente,commentoubliersesgrandsyeuxsombresnoyésdechagrin?Elleauraitpourtantdûsavoirqu'elle enespéraitbeaucoup tropde lui. Jamais ilne serait à lahauteurdesattentesde sasœurcadette.Envérité, ildoutaitqu'unseulhommeaumonde lesoit. Ilallait luimontrerqu'il avait changé !Dumoins, dans lamesure de ses possibilités. Il avait renoncé à sa vieinsouciante - et ô combienpassionnante - de corsairepour se lancer, avec succès, dans lesaffaires. Il était désormais propriétaire d'une entreprise maritime, avec deux vaisseaux encoursdeconstructionenplusdel'Aphrodite,etlesinvestisseurssebousculaientauportillon.IlétaitmaintenantenmesuredeluioffrirunemaisonàLondres,unevieconfortable,ettoutcequ'ellepourraitdésirer.

Elleauraitsansdoutepréféréqu'ils'achèteuneconscienceplutôtqu'uneflottenavale,maisilavaitpasde tempsàperdre.Siunmécréantdesa trempeavaitencoreunmaigreespoirdegagnerleparadis,ilneledevraitqu'auxprièresdelapieuseIsabelGrayson.

Audemeurant,aucuneprièrenepouvaitrienpourlui,cesoir.Graylesavaitd'expérience,lemeilleur remède aumal demer était le péché - ne serait-ce qu'en pensée. Étrangement, ilsongea soudain à Mlle Turner. Il s'était cru indifférent à son genre de beauté. Les rosesanglaises,trèspeupourlui!Unebelleorchidéeexotique,enrevanche...Ilaimaitlesfemmesvoluptueusesauxcheveuxdénouésetauregardhardiquisavaientcequ'ellesvoulaient.Lesviergesrougissantesausouriremodesten'exerçaientaucunattraitsurlui.

Etpourtant, ce fut son imagequi s'imposa à son esprit. Il nepouvait pasplus l'en chasserqu'il ne pouvait faire taire l'orage. Tout en s'agitant sur son galetas, il songea à sa beautéfragile,àsonparfumdélicat,etàladouceurdesoncorpspressécontrelesien,danslecanot.Il se rappela les rondeurs de ses seins, et les battements affolés de son cœur - comme siquelquechoseenelletentaitdeselibérer,etlesuppliaitdeluivenirenaide.

Parlesfeuxdel'enfer!

Ilselevad'unbond,quittasacabineet,seretenantdechaquecôtédelacoursive,sedirigeavers l'échelle quimenait aupont. Il voulait s'assurer que le nouveau gréement et lesmâtsflambantneufssupportaientlatempête.

Lorsqu'ilatteignitladiteéchelle,ilchangead'avis.Ilyavaitunefemmesursonchemin.

Juchée sur le troisième barreau, Mlle Turner était occupée à regarder par l'écoutilleentrouverte. Si Gray avait été superstitieux, il aurait cru qu'il s'agissait d'un spectre. Sesmainsblanchesauxdoigtsfuselésretenaientavecdélicatesselapoignéedelatrappe.Chacundeséclairsquizébraientlecielrévélaitsestraitsfinementciselés.

—MademoiselleTurner?l'appela-t-il,s'appuyantdel'épaulecontrelacloison.

Elleneréagitpas.

Ilréitérasonappeld'unevoixunpeuplusforte.Cettefois,ellesursautasifortqu'ellefaillittomberdel'échelle.

—MonsieurGrayson!Je...

Elleluiflanquasamanchedanslafigure.

—Jevoulaisjustevoirl'orage.

—Et...commentletrouvez-vous?

—Mouillé.

Grayémitunriresurpris.

—Ettrèsbeau,ajouta-t-elletandisqu'unnouveléclairilluminaitbrièvementsonvisage.Ici,sur la mer, sans aucune terre alentour... c'est très différent. On dirait qu'il n'y a plus delimitesentrel'eauetleciel,etquenoussommesàlamercideséléments.C'estsisauvage,siromantique!

—C'estsurtouttrèsdangereux.

—Précisément.

Alafaveurd'unautreéclair,Grays'aperçutqu'ellesouriait.Ilfronçalessourcils.Nevoyait-ellepasqu'elleattisaitsondésirchaquefoisqu'ilentrevoyaitsonvisageàl'envoûtantebeauté?Elleauraitdûseblottirsursacouchetteentremblantdepeur!

D'unpas,ilfranchitl'espacequilesséparait,posaunemainsurl'échelleetluitenditl'autreafindel'aideràendescendre.

—Lespassagersprudentsattendentlafindel'oragedansleurcabine,déclara-t-il.

—Ahbon ?murmura-t-elle enposant samaindans la sienne.Qu'advient-il alorsdenous,danscecas?

Bonsang,ellejouaitaveclefeu!Impossibled'ignorerlesinflexionsenjôleusesdesavoix,oule frémissementde ses épauleshumidesdepluie.Ellen'était sansdoutepas conscientedel'invitemuettequ'elleluiadressait,maisGray,lui,nes'ytrompaitpas.

—Denous,riendutout,répliqua-t-ilenl'aidantàdescendre.Demoi,celafaitunarmateurinquiet.Etdevous,unejeunefemmeàl'imaginationtropvive.Retournezdansvotrecabine.

—Oh,maisje...

—Vousnêtespasensécuritéici,coupa-t-il.

Quelquessecondesplus tard, il lapoussaitsansménagementdans lapetitesallecommuneauxcabinesdesdames.

—Regagnezvotrecouchette,mademoiselleTurner.

« Avant que je vous entraîne sur lamienne », ajouta-t-il en son for intérieur tandis qu'ils'éloignaitsansattendre.

Chapitre4

Sophiase réveillaensursaut.Elleétaitdans l'obscurité, seuleetdésorientée.Ellepressa lamain sur son cœur qui battait la chamade et sentit le renflement des billets. Aussitôt, lamémoireluirevint.

Unefaiblelueurgrisefiltraitsouslaportedesacabine.Lejours'étaitlevé.Elleavaitsurvécuàcettepremièrenuitenmer.

Ellesetournasurleflanc.Entresesmusclesendolorisetsonmanteaulourdd'humidité,ellen'avaitaucuneenviedeselever.Duresteétait-cebiennécessaire?

Oh,maisoui !Soudainprisedenausées,elledescenditdesacouchettesanssesoucierdesprotestationsdesoncorps,etseruaversl'échellemenantaupont.Unefortebriseluisifflaauxoreilleslorsqu'ellesortitlatêtedel'écoutille.Elleinhalauneboufféed'airfraisetfinitdegravirlesbarreaux.

Unefoissurlepont,elleseredressapéniblement...maislesolsemitàdansersoussespieds.Sesjambesnelaportaientplus.Ellevacilla.

Soudain,deuxgrandesmainsserefermèrentsursescoudes.Sophiaeuttoutjusteletempsdereconnaître le regard gris-vert avant de vider le contenu de son estomac sur une paire debottesencuirfin.

Sans s'émouvoir, le propriétaire des bottes l'entraîna un peu plus loin en l'obligeant àmarcheràpetitspas,ets'arrêtaprèsd'unecaisse.

—Asseyez-vouslà,ordonna-t-il.

Elleobéittandisque,latenantdenouveauparlescoudes,ils'accroupissaitdevantelle.Elleneputserésoudreàcroisersonregard.

—Attendez-moiici,dit-il.Jereviens.

Affreusementgênée,elleregardasesbottessouillées tandisqu'ils'éloignait.Unefoisseule,ellesortitunmouchoirdesapocheets'épongealefront.Deuxminutesplustard,ilétaitderetour.Sesbottes avaient été rincées - à l'eaudemer,probablement -, et il avaitune tassefumanteàlamain.

—Buvezceci.C'estduthéavecdelamélasse,ducitronetuntraitderhum.

Illuiglissad'autoritélerécipientbrûlantentrelesmains.Aussitôt,unebienfaisantechaleurenvahitSophia.Elleportalatasseàseslèvres.Leliquidesucréchassal'amertumedelabile.

—Merci,souffla-t-elle,lesyeuxobstinémentbaissés.Je...jesuisdésolée,pourvosbottes.

Iléclataderire.

—Vouspouvez!

Sophiacontinuadefuirsonregardtandisqu'ils'asseyaitdenouveausursestalonsfaceàelle.

—Jedétestecesbottes,avoua-t-il.Envérité,j'étaissurlepointdelesenleverpourlesjeterpar-dessusbord,maistoutcomptefait,jecroisquejevaislesgarder.

Sophialevalesyeuxverslui,intriguée.Ilsourit.

—Pourdesraisonssentimentales,précisa-t-il.

Sophias'interditdeluisourire.Envain.

—MonsieurGrayson...

—Jevousenprie.

Il effleura le genou de Sophia du coude. Un geste involontaire ? Il ne lui présenta pasd'excuses.

—Aprèscela,jecroisquevouspouvezm'appelerGray.

Uneétincelle s'allumadans lesyeuxverts.Soudain,Sophiaeuthontedesonapparence.Sarobeétait saleet froissée, lebasdeses jupesdétrempé.Desmèchespâless'échappaientdesonchignon.Etelledevaitavoiruneminedepapiermâché.

Etcependant...

Le regard de M. Grayson ne s'arrêtait pas à la surface, mais semblait la sonder jusqu'autréfonds,delamanièrelaplusdéconcertantequisoit.

Malgrélefroid,uneondedechaleurlasubmergea.

—Mercipourlethé,monsieurGrayson.

Elletintlatassed'uneseulemainafindedéplierlemouchoirroulédanssapaume.Soudain,unebrusquerafaledeventleluiarracha.

D'ungestevif,M.Graysonlerattrapa.Sophiavoulutreprendresonbien,maisillevalamain,avantdefairecourirsesdoigtssurlesbordsdélicatementfestonnés.

—Peut-êtrevais-jedéciderdelegarder-pourdesraisonssentimentales.

—Vousnedevriezpasvousmoquerdemoi,monsieurGrayson.Cen'estpascharitable.

— Ah,mais je suis un homme d'affaires, pas un philanthrope ! Et je vous ai demandé dem'appelerGray.

Il sepenchadavantageverselle.D'aussiprès,Sophiaaurait juréquesesyeuxn'étaientpasverts,maisbleus.

D'unbleuperçant.

—Vousavezdel'argent,n'est-cepas?

Elle tressaillit.Il savait.À causedumouchoir ? Il devait être trop raffinépourune simplegouvernante. Seule une dame de qualité possédait ce genre d'article. Sophia réprima unmouvementdecolère.Sielleavaiteuplusdetempspourpréparersafuite,elleauraitmieuxchoisisondéguisement.

— Je vous demande pardon ? demanda-t-elle en serrant les doigts autour de sa tasse, quirefroidissaitrapidement.

—Del'argent.Vousenavez,j'espère?Vousnem'aveztoujourspaspayévotretraversée.C'estsixlivreshuit.Sivousn'avezpasdequoipayer,jemeverraidansl'obligationdevousgarderprisonnièreafind'exigerunerançonànotrearrivéeàTortola.

Ilneparlaitquedesatraversée!Soulagée,Sophiaportasatasseàseslèvres.SiM.Graysons'inquiétaitàcepointpoursixmalheureuseslivres,c'étaitqu'ilnesoupçonnaitpasuninstantqu'ilavaitàsonbordunehéritièreemportantplusdecentfoiscettesomme.

—Vousaurezvotreargentdanslajournée,monsieurGrayson,assura-t-elle...

—Gray.

S'efforçantderaffermirsavoixetsoncourage,ellerépliqua:

—MonsieurGrayson,jen'aipasl'intentiondevousappelerparvotreprénom.C'estbientropintime.

Il rit doucement, enroula le mouchoir autour de ses doigts, puis, avec une douceurinattendue,ilentamponnalefrontdeSophia.

— Allons, mon ange, mes parents n'étaient pas dépourvus d'imagination au point dem'appeler «GrayGrayson ». En fait, tout lemonde à bordm'appelleGray.Navré de vousdécevoir,maisilnes'agitpasd'unprivilège.Iln'yaqu'unefemmeaumondequiaitledroitd'utilisermonprénom.

—Votremère?

—Non.

Ellecilla.

—Pasd'inquiétude,ils'agitdemasœur.

Sophiabaissalesyeux,semaudissantdesafaiblesse.Silaseulevuedecethommeluifaisaitperdretoussesmoyens,iln'yavaitqu'unesolution:nepasleregarder.

Il lui rendit sonmouchoir en couvrant samain de la sienne, et Sophia ne put retenir unsoupirvaincu.Samainétaitcommelerestedesapersonne:uneforcebrutesousunvernisdecivilisation.

—Enoutre,SweetHeart,sij'avaisunedemandeintimeàvousfaire...

Dupouce,illuicaressahardimentlepoignet.

—...vouslesauriezsanslemoindredoute.

Sophiatressaillitdenouveau.

—Alorsappelez-moiGray.

Illuilâchaabruptementlamain.

Sophiaenéprouvaunsentimentdedéceptionaussiridiculequ'inavouable.Voulait-elle,ouiounon,quecethommegardesesdistances?

Elleluirenditlatasse,neluilaissantd'autrechoixquedelasaisir.

—Jecontinueraidem'adresseràvouscommel'exigentlesconvenances,monsieurGrayson,répondit-elleenluidécochantunregardsévère.Etjenevouspermetspasdem'appelerSweetHeart.

Ilsecomposauneexpressionfaussementinnocente.

—Cen'estpascequeveulentdirecesinitiales?

Récupérantlemouchoirdanssapaume,ilsoulignaduboutdudoigtlemonogrammebrodé.S.H.

—Vousvoyez ? reprit-il. SweetHeart.Cenepeut êtreque cela.Parcequevotrenom, c'estJaneTurner.

Unsourireinsolentluiretroussaleslèvres.

—Àmoinsque...Nemeditespasquec'estaussiuncadeau?

Deretourdanssacabine,Sophiaplongeaunmouchoirpropre,sansmonogramme,dansunebassined'eaufraîche.Enculottesetbas,elleeffectuaunerapidetoilette.Aprèss'êtreséchée,elles'aspergealecorpsd'unnuagedepoudreparfumée.

Pourtant,elleavaittoujoursl'impressiond'êtresale.

Desesdoigtstremblantsdefroid,ellefixadenouveausaliassedebillets,enfilaunechemisepropreetlaçasoncorset.

Pourtant,elleavaittoujoursl'impressiond'êtrenue.

Ellesebrossalescheveuxd'unemainrageuse.C'étaitbienlemomentdebadiner!Pendantlasaison,elleavaitétécourtiséeparcertainsdescélibataireslesplusenvuedelacapitale.Iln'y

avait pas eu de duc ni de comte parmi eux, au grand dam de ses parents,mais elle s'étaitfiancée au parti le plus convoité, le très séduisant sir Toby Aldridge. Jamais, au cours desinnombrablesvalses,promenadesetconversationsdesderniersmois,ellen'avaitperdusesmoyens.Elle avait toujours su comment s'yprendreavec leshommes séduisants.Ou,plusexactement,elleavaittoujourssucommentsetenirenleurcompagnie.

Jusqu'àprésent.Car,manifestement,elleavaitperdulatête.Commentpouvait-onêtreassezsottepourembarquer incognitosurunnavire... et sortirdesapocheunmouchoiravecsesinitiales?

Avec des mouvements saccadés, Sophia rassembla ses cheveux en un chignon strict danslequelelleenfonçadesépinglescommes'ils'agissaitdebanderilles.

Qu'elle avait éténaïve ! SiM.Graysondécouvrait qu'elle transportaitunepetite fortune, ilcomprendraitimmédiatementqu'elleavaitmenti.Ilrisquaitdes'emparerdesonargent,delagarder captivedans l'espoird'empocheruneplus forte somme, ou, pis, de se comporter engentlemanetdelarameneràsafamille.

Elleprituneprofondeinspiration,ets'exhortaaucalme.

Certes,comptetenudesonamitiéaveclafamilleWaltham,M.Graysonrisquaitdedécouvrirrapidement la vérité, mais lorsque le navire atteindrait Tortola, elle ne serait plus qu'àquelquessemainesdesonvingtetunièmeanniversaire.Sonhéritageetsonavenirseraiententresesmains.

Ayantréussiàdominerquelquepeusonanxiété,Sophias'apprêtaàserhabiller.Ellen'avaitguèreenvied'enfilerdenouveausa robe froissée,mais samallen'encontenaitquequatre.Deuxd'entreellesétaientenmousseline ;ellesdataientde l'étéprécédentet luiserviraientsouslestropiques.Uneautreétaitplutôtuneblousepourpeindre.Quantàlaquatrième...laquatrièmeétaitunepetitefolie.

Unefoisvêtue,elletournasonattentionverslapluspetitedesdeuxmalles,quicontenaitsestrésors lespluschers : seshuiles, ses fusains, sespastels, sapalette, sesbrosses,ainsiquedeuxpaquetsdecinquantefeuillesdepapierépais.Dequoitenirunmois,enserationnant.

Aprèsenavoirextraitdeuxfeuillets,unepetiteplancheàdessinetunmorceaudefusain,elleremballalerestedesesaffairesavecsoin.Samainfrôlaalorsunpetitlivrereliédecuir.Unsourirenostalgiqueauxlèvres,elles'emparadel'ouvrage.

LeLivre.

OffertparsonamieLucyWaltham,désormaiscomtessedeKendall, cepetitouvrages'étaitrévélé une source inestimable d'informations et d'inspiration.LesMémoires d'une fille deferme en chaleur étaient, comme on pouvait s'en douter, un compte-rendu assez leste desébatsd'unelaitièreetd'ungentleman-farmer.Sophiaavaittrouvécerécitàlafoischoquant,excitant... et honteusement dépourvu d'illustrations. Elle avait donc décidé de remédier àcela.

Elletournalespagesdelapremièremoitiédel'ouvrage,dontlesmargess'ornaientdésormaisd'esquisses à l'encre représentant les héros plus ou moins dévêtus. Elle avait songé à lerendreàLucyune foisqu'elleaurait terminé,maisàprésent...Soncœurseserra.Mêmesielle retrouvait sonamie, celle-ci serait contraintede l'ignorer.Unecomtessene fréquentaitpasunefemmeperdue.

Soudain, une image s'imposa à elle. Ses jupons blancs troussés jusqu'à la taille. Une peau

d'hommetannéeparlesoleil.Lefrottementdefavoriscontresagorge...

Commesielles'étaitbrûlée,ellejetalelivredanslamalleetrabattitlecouvercle.Ellen'étaitpas une fille de ferme. Et M. Grayson, comme il l'admettait volontiers, n'était pas ungentleman.

L'atmosphèredanslacabineluiparutsoudainétouffante.Elleavaitbesoind'airfrais.Muniedesonmatériel,ellequittasacabinepourallerréaliserdescroquissurlepont.

Ellegrimpaàl'échelle,etseretrouvafaceà...unechèvre.

Dans un chevrotement, cette dernière lui arracha une feuille et se mit à la mastiquer.Furieuse et impuissante, Sophia la regarda engloutir son précieux parchemin. Lorsque lachèvretenditlecouverslasecondefeuille,elleretrouvasesréflexes.Saisissantsaplancheàdessinàdeuxmains,elleenfrappaleruminant.

—Ducalme,SweetHeart,fitlavoixgravedeM.Grayson.N'abîmezpasmoninvestissement.

Sophiaregardalachèvre.Plissantlesyeux,elleimaginalevisagearrogantdeM.Graysonàlaplacedumuseaudel'animal...etcognadeplusbelle.

Celafaisaitunbienfou!

Naturellement, la chèvre protesta. Elle planta les dents dans la planche à dessin et tira detoutessesforces.Sophiatiradesoncôté.Hélas,sonpiedglissadubarreaudel'échelle,etellebasculaenarrière,entraînantl'animaldanssachute!

Malédiction!

Elle se redressa tant bien quemal, s'appuya sur les coudes. Et constata que ses jupes endésordredévoilaientsesbas.

Lachèvre,desoncôté,s'empressad'engloutirlasecondefeuillequiavaitvoléjusqu'àterre.

— Charmant spectacle, commenta M. Grayson. Vous feriez une délicieuse fille de ferme,mademoiselleTurner.

Chapitre5

—Deschèvres,marmonnaJoss.Quelleidéed'acheterdeschèvres!

— Un navire marchand ne doit pas rester vide, rétorqua Gray en s'arrachant à lacontemplationdelascènepastoralequisedéroulaitsurlepontinférieur.

Voilàuneimagequin'avaitpasfinidehantersesrêves!

— L'espace gaspillé, reprit-il, c'est de l'argent perdu. Et nous aurons du lait jusqu'à notrearrivéeàTortola.Tumeremercierasbientôt.

—Quandtulesasachetées,t'es-tuseulementposélaquestiondesavoiroùnousallionslogercessalesbêtes?

— Modère ton langage, Joss. Ces « sales bêtes » sont issues de la meilleure race duHampshire.Ellesnous rapporterontunbonprix.Nous allons les installerdans les cabinespourmessieurs.Ellessontdetoutefaçontroppetitespourdesêtreshumains.

— Bien sûr, maugréa Joss. Et je suppose que tu t'occuperas personnellement de nettoyer

leursenclosetdelestraire?

—Nesoispasridicule.StubbetGabriellestrairont.Etpourlereste...Cepetitmoussequetuviensd'engagernevient-ilpasd'uneferme?Tiens,levoilà.

Ilsifflaentresesdents.

—Holà,moussaillon!

Ungarçonauvisagepâles'approchaencourant.

—Commentt'appelles-tu,mongarçon?

—DavyLinnet,monsieur.

—Quelâgeas-tu?

—Quinzeans,monsieur.

—Tuviensd'uneferme,n'est-cepas?

Legamindansad'unpiedsurl'autre,puisjetaunregardnoirendirectiondutroupeau.

—Oui,monsieur.

—Danscecas,jesupposequetusaist'occuperdechèvres?

DavyregardaJossd'unairhésitant.

—Oui,monsieur,dit-ilfinalement,maisjecroyaisquej'enavaisfiniavecça.

Grayéclataderire.

—Onesttoujoursrattrapéparsonpassé,mongarçon.J'ensaisquelquechose.Emmènecesbêtesdanslescabinesdesmessieurs.Uneparcabine.

Puis,setournantversl'écoutille,ilajoutaenhaussantlavoix:

—EtaideMlleTurneràsedébarrasserdecellequis'estégaréedanssesjupons.

Davypritunrefouloiràcanonsurunrâtelierinstallécontrelebastingageets'enservitpourrepousserunechèvre.

—Ettoi?s'enquitJossensetournantversletimon.Oùcomptes-tudormir?Aumilieudetontroupeau?

—Non.Ilrestedescabinesdelibreschezlesd...

—Lesdames?l'interrompitJossenarquantunsourcilincrédule.Trouveautrechose.Etnet'imaginepasque tuvas t'installerdans le gaillardd'avant.Pasquestionde te laisser sapermonautoritéauprèsdemonéquipage.

Grayhaussalesépaules.

—Alors ilnemeresteplusque l'entrepont, je suppose.Davyme ferabienunepetiteplaceentrelestonneaux.

Ilsecoualatête.

—Jesuisl'armateurdecefichubateauetjedoisdormiràfonddecale,grommela-t-il.

—N'essaiepasdem'apitoyer,répliquaJoss.Jeneveuxpasdetesfoutueschèvresnideleurlait.

—Oh,tuleboiras!Ettum'enserasreconnaissant.

Pourtouteréponse,sonfrèreémitunricanement

quiachevadelemettreencolère.

— Bon sang, Joss ! s'emporta-t-il. J'ai pris des risques sur cette affaire. J'ai consenti dessacrifices.Toutcelapourquelafamille...pourquetuenrecueilleslesbénéfices.

Gray comprit aussitôt qu'il était allé trop loin. Ces derniers temps, avoir une conversationavecJossrelevaitdelanageeneauxinfestéesderequins.

Cedernierfitunpasdanssadirection.

—C'esttoiquiconsensdessacrifices?gronda-t-il.Etc'estmoiquienretire lesbénéfices?Mafamillearécoltélescannesàsucrequiontpayécebateau,Gray.Elles'esttuéeàlatâche.Cemauditbateaut'appartientpeut-être,maispasmoi!

Chaque fois que Gray pensait qu'ils avaient dépassé la question de l'inégalité de leursnaissances,Josslaluirappelaitsansménagements.Hélas!ilnepouvaitrienchangeraufaitqu'il était lepremier-néet le fils légitime.Jossétait le cadet ; jamais iln'aurait lesmêmesprivilèges que lui, qu'il soit l'enfant d'une épouse, d'unemaîtresse ou, dans son cas, d'uneesclave.

— Joss, ne sois pas injuste. Tu sais que père semoquait éperdument que nous soyons demèresdifférentes.Etmoiaussi,jem'enmoque.

—Ehbien,toutlemondenes'enmoquepas.J'aiunecicatricequileprouve.

—Moiaussi.

Joss s'absorba dans la contemplation du grand hunier qui les surplombait de toute sahauteur.

—Vat'occuperdetonfichutroupeau,Gray.

Puis,setournantverssonsecond,ilordonna:

—MonsieurWiggins!Toutlemondesurlepont.Préparez-vousàjeterl'ancre.

Grays'éloigna,morose.Iln'yavaitriendeplusàdire.Oudumoinsnesavait-ilpascommentledire.Ilneluirestaitplusqu'àsetaire,etàs'occuperdescomptes.Ilnepouvaitchangerlepassé,ettrèspeuleprésent.Iln'avaitjamaiseuaucuntalentpourlamoralité.IllaissaitcelaàIsabel.S'ils'occupaitdel'argent,toutfiniraitpars'arranger.

Ycomprisleproblèmedeschèvres.

—Monsieur,vousavezunedetteenversmoi.

SophiapritM.Graysonparlecoudeetlepoussaverslemât.Ilétaitmaintenantfaceàelle,bloquédepartetd'autrepardesrouleauxdecordages,incapabledes'esquiver.Parfait!

—MonsieurGrayson, reprit-elle,unpoing sur lahanche,brandissantde samain libreunefeuilleneuve,l'unedevoschèvresenayantfaitsondéjeuner,vousmedevezdeuxfeuillesdepapier à dessin de qualité supérieure. Grammage épais, grain fin. J'exige que vous meremboursiez.

Graysemassalanuqued'ungestelas.

— Du papier ? fit-il en haussant un sourcil. Vous vous mettez dans un état pareil pourquelquesfeuillesdepapier?

Soudainconscientedesamiseéchevelée,Sophialissaunemècherebelle.Elleavaittablésur

laragequibouillonnaitenellepourlapréserverducharmedeM.Grayson.Peut-êtreavait-ellelégèrementsurestimélesvertusdelacolère.

Contrairementàelle,quiportait toujours lamêmetenuedepuis leurpremièrerencontre, ils'étaitchangé.Sonmanteaubleumarineetsesculottesdedaimétaientàladernièremode.Ilavaitdisciplinésacrinièreauburnavecunetouchedebrillantine,etlabarbenaissantequiluiombrait les jouesne faisaitqu'ajouterà soncharmecanaille.Àpart sesbottes,qui avaientsubiquelquesoutrages,ilétaitd'uneéléganceirrésistible.

Etscandaleusementséduisant.Sophiacrispalesdoigtssursafeuille.Enfer!Àprésent,illuiendevaittrois.

—Dupapier,répéta-t-il,visiblementdéconcerté.

—Oui,dupapier.Pourvous,cenesontpeut-êtreque«quelquesfeuilles»,maispourmoic'est...Ehbien,dupapier.

Conscientequ'ildevaitlaprendrepouruneparfaiteidiote,elleajouta:

—Jen'enaiqu'unequantitélimitée,voyez-vous.Jenepeuxpasmepermettredeledonnerenpâtureaubétail.

—Jecomprends,dit-ilenconsidérantd'unairperplexelafeuillequ'elletenaitàlamain.

—Non,vousnecomprenezpas.

Les larmesmontèrentauxyeuxdeSophia.Elleavaitpenséqu'ellepouvaittoutabandonnerderrière elle - sa famille, ses amis, ses affaires – tant qu'elle pourrait peindre. Or tout luimanquaitdavantagequeprévu.Etlesimplefaitdevoirsonseulplaisirdanslavieridiculiséparcetodieuxpersonnageetmenacéparseschèvresluiétaitinsupportable.

— Vous ne comprenez rien du tout. Vous croyez que ce n'est qu'un vulgaire morceau depapier,alorsquec'est...c'est...

—Dupapier?suggéra-t-il.

—Exactement,répondit-elleendétournantleregard.

—Ehbien,SweetHeart,oùestcepetitmouchoirdedentelle?Ilvousseraitbienutile.

Sophia essuya furtivementune larmeet croisa lesbras.Leur conversation fut interrompuepardeséclatsdevoix.

—Allez,mongars!Montelà-hautetlarguelepetitcacatois.

—Àvosordres,monsieurBrackett.

Un jeune garçon passa près de Sophia et deM. Grayson, et s'immobilisa au pied dumât.C'étaitceluicensés'occuperdeschèvres.

—Premièrefois,Davy?demandaM.Grayson.

—Premièresortieenmer,monsieur.

M.Graysonluidonnaunetapesurl'épaule.

— Alors prends ton temps. Le mât de cacatois n'est pas aussi dangereux que le mât deperroquet-ilestplushaut,maisiln'yapasbesoind'allersurlafuséedevergue.Restebienprèsdugréement.Gardelespiedssurleshaubansetlesyeuxsurtesmains,ettoutirabien.

Le gamin hocha la tête. Il gravit une sorte d'échelle de corde goudronnée, puis entreprit

l'ascensiondumât,laminegrave.Retenantsonsouffle,Sophialesuivitduregard.Ilatteignitrapidement la première des vergues auxquelles étaient attachées les voiles. Là, à unevingtainedepiedsau-dessusdupont, il atteignitune sortedenacelle fixée autourdumât.Aprèsunecourtepause,ilrepritsaprogression.

—C'estbien,Davy!l'encourageaM.Grayson.Dunerf!

Legarçons'engageasurunenouvelleéchelledecordage.

—Jusqu'oùdoit-ilaller?s'enquitSophia,lamainenvisièreau-dessusdesyeux.

—Toutenhaut.Jusqu'àlaverguedecacatois.

Sophiapenchalatêteenarrière.Elleentrevoyaitàpeinel'extrémitédumât.

—Vraiment?s'étonna-t-elle.Poursondeuxièmejourenmer?

—S'ilveutêtremarin,ildoits'habitueràmonteraugréementmalgréleroulisetletangage.

Sophialevadenouveaulesyeux.Davyn'avaitfaitquelamoitiéduchemin,mais,déjà,ellenedistinguaitplussestraits.Lemâtsebalançaitd'avantenarrièreaurythmedunavire.

—Ets'ilfaitunechute?hasarda-t-elled'unevoixétranglée.

—Delàoùilestmaintenant?Ilseraunpeucabossé,maisils'enremettra.

—Etdelaverguedecacatois?

—Qu'il tombesur lepontoudans l'eau, iln'aguèredechancesd'y survivre.Maisnevousinquiétezpas,SweetHeart,celan'arriverapas.

Aumême instant, lepieddeDavydérapa.Legarçonse rattrapaaussitôt,maisSophiaavaitplaquélamainsursabouchepourétoufferuncrid'effroi.D'unmouvementvif,M.Graysonrécupéralafeuilledepapierqu'elleavaitlâchée,etlaluitendit.

—Nousnevoudrionspasenperdreencoreune,commenta-t-ilavecuneesquissedesourire.Voyez-us,SweetHeart,nousavonsdesréflexes,nousautres.Unmarintroplentestunmarinmort.

Sophia se retourna. M. Grayson et elle n'étaient pas les seuls à observer Davy. Depuis legrand mât, la poupe et le timon, tous les regards étaient braqués sur le gamin, et onéchangeaitdescommentaires,commedansunecoursedechevaux.

LorsqueDavyatteignitlaverguesuivante,uneclameurd'encouragements'élevadupont.

—Tuyespresque,mongars!crial'undesmarins.Plusqueleperroquet,maintenant!

Commelegarçonhésitait,M.Graysonmitlesmainsenporte-voix.

—Allez,Davy,encoreunpetiteffort!

Davyentamaalorslapartielapluspérilleusedesaprogression.Incapablederegarder,Sophiabaissalesyeuxetconcentrasonattentionsurlamaindesonvoisin.

Cette main solide et large qui avait attrapé son mouchoir au vol, ainsi que sa feuille depapier... et Sophia elle-même à plus d'une occasion. Si Davy perdait l'équilibre, nul doutequ'elle le rattraperait luiaussi.Oui, songea-t-elle,aussi longtempsquecettemainserait là,Davyseraitensécurité.

Elleseraitensécurité.

Allons, bon ! D'où sortait cette idée ? C'était parfaitement absurde. Cet homme était

dangereux. Ilétaitcapablede lapercerà jouretde laramenerde forcedanssacagedorée.Elle qui avait toujours allègrement trompé son monde, elle perdait toutes ses capacitésdevantlui!Etpourtant,ellesesentaitensécuritéauprèsdelui.

Elle retint un geste agacé. Était-ce lemal demer ? Les piques deM.Grayson ? Elle avaitl'impressiond'avoirperdu la tête.Lebonsensauraitexigéqu'ellecoureseréfugierdanssacabinepoursesoustraireaucharmemagnétiquedeM.Grayson.

Nonseulementellen'enfitrien,maiselleserapprochaimperceptiblementdelui.

Gray perçut instantanément le mouvement de Mlle Turner. Elle s'était approchée de lui.Inutilederegarder-lasoudainetensiondesoncorpsleluisoufflait.

Iln'avaitpasbesoindelaregarder...maisillefittoutdemême.Dieuqu'elleétaitbelle!

Même son frère aveuglé par le deuil et le chagrin l'avait remarqué. En vérité, le terme nesuffisaitpasàladécrire.Ilyavaitdanssestraitsquelquechosed'authentique,depur,quilefaisaitvibrerde toutsonêtre.Commele tintementd'unverredecristalun jourde fête,oul'échod'unsermentdansunecathédrale.

Elleétait...parfaite.

Deshourras saluèrent la victoiredeDavy.Levant les yeux,Grayvit la voile carréedéferlerdepuislesommetdumât,telunmouchoirblanc.

La cloche interrompit les cris et les sifflements de l'équipage.M. Brackett se tenait sur ladunette,laminesévère.

—Vousn'êtespasaucirque,bandedefainéants!Toutlemondeàsonposte!

Lesmarinsseremirentautravailenmaugréant.Graynepouvaitreprocheràl'officierdelesavoirchassés,maisillesremplaçaenfélicitantchaleureusementlejeuneDavyàsadescente.

— Bien joué, mon garçon ! s'exclama-t-il en assenant une claque amicale sur son épaulesecouée de Tremblements. Tu seras vite sur le gaillard d'avant - avec les autres, peut-êtremêmeavantquenoustraversionsletropique.

—Merci,monsieur,ditlegaminens'essuyantlefrontdureversdelamain.

MlleTurnerluiadressaunsourireamical.

—Vousêtestrèscourageux,monsieurLinnet.

Graysavaitqu'elles'était faitunsangd'encrepour lui,pourtant,elleparvenaitàdissimulerses émotions derrière son gracieux sourire. Parce qu'elle comprenait combien il étaitimportantqueDavy,poursasécurité,nevoiepassapeur.

Gray,lui,l'avaitvue.Ill'avaitperçuelorsqueMlleTurners'étaitrapprochéedelui,siprèsqueleursombressurlepontn'avaientplusfaitqu'une.

Tant de vulnérabilité le laissait désarmé. Et devant son sourire, il se prit à envier unmoussaillondequinzeanscommejamaisiln'avaitenviéunprince.Uninstant,ilfuttentédegrimperàsontouraumâtpourqu'elleluimanifestelamêmeapprobation...

Posantlapaumeaucreuxdesesreins,ill'entraînaverslechâteauarrière,avecdouceurmaisfermeté.Elleneprotestapas.

Ellesemblaitfaitepoursamain,nota-t-il,troublé.Sesdoigtsdéployésenéventaildevraientcouvrir la largeurdesondosauniveaudesa taille tantcelle-ciétait fine. Il s'yessaya.Elle

frémit,maisnefitpasminedes'éloignerdelui.Aucontraire.

—Tout vabien,SweetHeart, luimurmura-t-il à l'oreille.Legamin s'enest admirablementsorti.Etvousaussi.

Elle pivota pour lui faire face, et ses jupes s'enroulèrent autour de ses bottes. UneinexplicableenviedelaprotégergonflasoudainlapoitrinedeGray.

Suruneimpulsion,ils'emparadesamainetlaportaàseslèvres.

—Aufait,dequoiparlions-nous?s'enquit-il.Iln'enavaitpaslamoindreidée.

—Demonpapier.Vousm'endeveztoujoursdeuxfeuilles.

—Etvous,vousmedevezsixlivresethuitshillings.Sansparlerd'unepairedebottes.Vousêtesdoncmondébiteur.

Plus pour longtemps, ajouta-t-il en son for intérieur. Ces grands yeux, ce teint de rose, cedouxparfumquil'assaillaitenvaguesenivrantes...S'ilnes'éloignaitpasd'elleauplusvite,ilne pourrait résister à l'envie de la prendre dans ses bras pour la gratifier d'un baiserfougueux.

Allons, à quoi diable pensait-il ? On n'embrassait pas à pleine bouche une délicate petitegouvernante ! Cette beauté fragile s'attendait à des baisers aussi chastes qu'empreints detendresse.

Parlescornesdudiable!Cesmots-làn'appartenaientpasàsonvocabulaire.

— Au risque de vous décevoir, ma douce, vous pourrez écrire toutes les lettres que vousvoudrez.Lapostepasserarement,enhautemer.

—Oh,maisvousnecomprenezpas!Cen'estpasdupapieràlettres.

—Expliquez-moi.

Ellelevaversluisesgrandsyeuximplorants.Ilyavaitunehistoirederrièreceregard-unehistoirequinetiendraitpassurdeuxfeuillets,nimêmedeuxcentaines,ill'auraitjuré.

Illuipressalamain.«Allez!suppliaunepetitevoixenlui.Révélez-moitousvossecrets!»

Ellen'eneutpasletemps.

—Veuillezm'excuser,mademoiselleTurner.

JossvenaitdesematérialiseraucôtédeGray,uneexpressioncontrariéesurlestraits.

—Sicelanevousennuiepas,reprit-il,j'auraisbesoindedireunmotàmonfrère.

—Oh,maisbiensûr,capitaine!M.Graysonétaitjusteentraindem'expliquer...commentonmanœuvreunbateau.

ElletentaderetirersamaindecelledeGray,maisillaretintfermement.

—Àvraidire,rectifia-t-ild'untonsuave,nousfaisionsnoscomptes.MlleTurnern'atoujourspaspayésonbillet,etje...

— Et vous aurez votre argent aujourd'hui, coupa-t-elle avant de lui marcher sur le pied,profitantdecequesesaffreusesjupesgrisespouvaientdissimulersonforfait.

LorsqueletalondelabottinedeMlleTurnerluiécrasalepied,Grayregrettaunefoisdeplusd'avoirtroquésesbottessolidespourcesbrodequinsridicules.

Réprimantungrognementdedouleur,illâchalamaindelajeunefemme.Ilétaitsurlepointdedire«etjedoisluirendresonmouchoir».Pourlapeine,ildécidaqu'iln'enferaitrien.

—Jevoussouhaitelebonsoir,ajouta-t-elletandisque,unsourireaimableauxlèvres,elleluiécrasaitdenouveaulepied.

Graysecomposaunemineréjouie.

—Jecroisqu'ellem'aimebien,déclara-t-ilensetournantversJoss.

—Dansmacabine,Gray.

Grinçantdesdents,cederniersuivitsonfrère.Jossavaitde lachanced'êtredumêmesangquelui-maissansdouten'aurait-ilpasétéd'accord-,cariln'auraitlaissépersonned'autrequ'unprocheluiparlersurceton.

—Tum'asdonnétaparole,Gray.

—Ahoui?Àquelsujet?

Jossôtasonmanteaud'ungesteagacé.

—Tusaistrèsbiencequejeveuxdire.Tum'aspromisdenepaspoursuivreMlleTurnerdetesassiduités.Etvoilàquetuluiembrasseslamaindevanttoutl'équipage!Baileyprenddéjàdesparispoursavoircombiendejoursiltefaudrapourlamettredanstonlit.

—Vraiment?fitGrayensefrottantlanuque,pensif.Asaplace,jemiseraissurtrois.DeuxsituenvoiesdenouveauDavyenhautdumât.Elleenétaittouteretournée.

Josslefusilladuregard.

—Dois-je te rappelerque c'était ton idée? articula-t-il.C'est toiqui voulaisun respectablenaviremarchand. J'essaie de faire en sorte qu'il le soit,mais ça risque d'être difficile si tuprendslepontpourunsalondemaisonclose?

Graysourittandisquesonfrères'installaitdanssonfauteuildecapitaine.

—Attention,Joss,tuasfaillifaireuneplaisanterie!Lesgenspourraients'imaginerquetuaslesensdel'humour.

—Cen'estpasdrôle.Ilnes'agitpasd'unecroisièredeplaisanceenMéditerranée.

—Tucroisquejel'ignore?

Grayallaseposterdevantlesfenêtresquiouvraientsurl'arrièredelagoélette.

—Jesaisparfaitementcequiestenjeu.J'aimiségrosdanscetteaffaire.

Jossricana.

—Inutiledemerappelerquiestlepropriétaire.

—Non,cen'estpasinutile.C'estmonargentetc'estmonbateau,maisc'estàtoiquejelesaiconfiés.

—Pasdutout.Tudonnesdesordresàmonéquipage,tucontestesmesdécisions...

—Ah,c'estdoncça!Tufaisallusionàl'oragedecettenuit?

—Àl'orage,auxchèvres,àBains,àMlleTurner...Tudéfiesmonautoritéenpermanence,etnousne-sommesenmerquedepuisunejournée.Situveuxuncapitainequinepensequ'auprofit,etn'apaslamoindreconsidérationpourlespersonnesquisontàsonbord...

Gray serra les dents. C'était justement pour des personnes qu'il avait fait tout cela. Deuxpersonnesparticulièrementchèresàsoncœur-unequiétaitentraindelefixerd'unregardmeurtrier, et l'autrequi avaitmotivé ce voyage.Eneffet, depuisdes annéesGray rêvaitdujouroùilreviendraitchercherIsabelpourl'emmeneràLondres,afinqu'ellefassesesdébutsdanslemonde.

—Jeveuxuncapitainequin'amènepaslesvoilesetnejettepasl'ancreàlavuedupremiernuage. Et j'ai besoin d'un capitaine qui ait assez de nerfs pour s'accommoder de quelqueschèvresetd'unegouvernantesicelapeutgénérerunprofit.

Ilrevintverslebureau,qu'ilcontournapourseplanterprèsdesonfrère.

—Que t'arrive-t-il, Joss ?Nousavonsécumécesmers commedeux requins.Nous faisionsmainbassesurtout,nousn'avionspeurderien!

—Nousétionsjeunesetstupides.

— Peut-être, mais nous étions redoutables ! Nous avions le brick le plus rapide del'Atlantique.Etsil'AphroditearafléplusdebutinquetouslesautresnavirescorsairesdelaCouronne,c'estjustementparcequenousprenionstouslesrisques.

Ilposalamainsurl'épauledesonfrère,etpoursuivitd'unevoixsourde:

—Laguerreestfinie.Noussommesrespectables,àprésent.Nousdevonsconquérirlemondeavectouslesmoyensdontnousdisposons.

—Nous?répétaJossenrepoussantsamain.Depuisquands'agit-ilde«nous»?

—Depuis toujours.Nous devions faire équipe, toi etmoi,mais on dirait que tu as changéd'avis.

—Tuveuxqu'onparledepromessesbrisées?Àtaguise,maisjetepréviens,tun'asrienàygagner.

Grayinspiraprofondément.

— Inutile de revenir sur le passé. J'ai fait demonmieux. A présent, nous avons un défi àrelever.NousdevonsbiencelaàIsabeletàJacob.

—Je vois.C'est ton argent,mais c'estnotredevoir !marmonnaJoss.Ne t'avisepasdemerappeler ce que je dois à mon fils. Tu n'as aucune leçon à me donner en matière dedévouement.

Grayregardasonfrère.Ilnelereconnaissaitplus.QuandJossnejouaitpaslesveufséplorés,ilsemontraitunauthentiquecasse-pieds.Pourquoirefusait-ild'admettrequeGrayn'agissaitquepourlebiendeleurfamille?Ques'ils'étaitdonnétantdemal,c'étaitpourlui,Joss,pourIsabel,etdésormaispourJacob?

—AussiravissantequesoitMlleTurner,repritJoss,tuvasdevoirgardertesdistances.Nonseulement je suis chargé de sa sécurité en tant que capitaine, mais tes aventures sèmenttoujourslapagaille,etjenepeuxpasautoriserunetellechose.Situlametsdanstonlit,tusaistrèsbienquelesgarsvontdevenirfous.Etquesepassera-t-ilquandtutelasserasd'elle?Aurais-tuoubliélaveuveducapitainefrançais?Unefemmeenpleurs,cen'estpasbonpourlemoraldel'équipage.

—Quiteditquejevaismefatiguerd'elle?rétorquaGraypourleseulplaisirdelecontrarier.

—LaCompagnieGraysonnepeutpassepermettredelivrerdes...articlesendommagés.Tu

veuxquejeremetteàWalthamunegouvernanteenceinte?

— Je sais commentm'y prendre pour ne pas en arriver là, protesta Gray. Accorde-moi aumoinscecrédit.

— Je ne t'accorde aucun crédit. Reprenons une dernière fois, veux-tu ? Tu m'as nommécapitaine de ce navire. Si je le suis vraiment, c'est moi qui commande. Je t'interdis de latoucher. Si tu n'acceptes pas de te soumettre àmes ordres, prendsma place et laisse-moirentrerchezmoi.

—Pouryfairequoi?Dilapidertafortuneettontalentent'échinantàgratterlaterre?

—Pourprendresoindemafamille.Etagiràmaguise,pourunefois.

Grayravalaunjuron.IlsavaitJossparfaitementcapabledepasseràl'acte.Ilavaiteutouteslespeinesdumondeàl'arracheràsondeuil.Pourleconvaincred'accepterlecommandementde l'Aphrodite, il avait dû le menacer de lui couper les vivres tant qu'il ne se serait pasprésenté à Londres comme convenu. Sans l'aide de Joss, il ne pourrait pas mener cetteentrepriseàbien.Etilavaittropsacrifiépoursupporterunéchec.

—Net'approchepasdecettefille,Gray.

Cedernierlaissaéchapperunsoupir.

—Noussommessurlemêmebateau,çameparaîtdifficile.Etjenepeuxpast'assurerquejenelatoucheraipas:elleperdl'équilibredèsquejesuisdanslesparages.Toutcequejepeuxtepromettre,c'estdenepasl'embrasser.Satisfait?

Josssecoualatête.

—Jeveuxtaparolequetunecoucheraspasavecelle.

—Pourquimeprends-tu?Commesi jepouvaiscoucheravecunefemmesans l'embrasserd'abord!

Puis,soudainsongeur,ilajouta:

—Quoique...Ledéfiseraitintéressant.

Voyantsonfrèreouvrirdesyeuxronds,ils'empressadepréciser:

—Avecuneautredame,surunautrebateau.

Puis,levantlesmainsensignedecapitulation,ildéclara:

—Jenecoucheraipasavecelle,tuasmaparole.Maissachequec'estunsacrifice.Endeuxjours,troistoutauplus,ellepourraitêtreàmoi.Tuparies?

—Non.

—Nomd'unepistole,Joss, jeplaisantais.Queveux-tu,desexcuses?Je suisdésoléd'avoirembrassélamaindeMlleTurner.Là,tuescontent?

Secouantlatête,Jossouvritlelivredebord.

—Non,marmonna-t-il.Tun'esabsolumentpasdésolé.

—Jetedisquesi.

Lepluscurieux,c'étaitqu'ilnementaitpas.Iln'avaitpasembrassélamaindelajeunefemmedansl'intentiondelaséduire,maisparcequesesdoigtstremblaientetqu'ilavaitvouluquecelacesse.Cequineluiressemblaitpasdutout.Décidément,enprésencedeMlleTurner,il

n'étaitpluslui-même.

—Jesuisdésolédeluiavoirembrassélamain,répéta-t-ilensepostantenfacedesonfrère.Jesuis

désoléd'avoirdiscuté tesordresavant la tempête.Jesuisdésoléd'avoirdonnésoncongéàBains.Jesuisdésolépourleschèvres.Jesuisdésoléquetuaieseulamalchanced'avoirunpèredégénéré.Jesuissolequetudoivessupporterundemi-frèremmemoi.Jossluiadressaunregardnoir.

— La seule chose dont je suis fier, poursuivit ay en s'asseyant, c'est de t'avoir nommécapitainecenavire.Tuesleseulenquij'aieconfiance,

oss.J'aibesoindetoiauxcommandes.Jenetecontrediraiplus.

Pensif,ildéployalesdoigtsenéventailsurletamponbuvardensongeantàlatailledeMlleTurner.Ilrefermalepoing.

—Jet'aipromisdenepasséduireMlleTurner.Jetiendraiparole.

Jossémitunpetitrireblasé.

—J'aimeraisbienqu'unjourtumefassesunpeuconfiance!grommelaGray.

—Etmoi,j'aimeraisbienqu'unjour,tumedonnesdesraisonsdetefaireconfiance.

Chapitre6

Sophias'aperçutquelleavaitfaim.Unefaimdeloup.

Elledescenditl'échellequis'enfonçaitàl'intérieurdubateau.Stubbneluiavait-ilpasindiquéoùsetrouvaitlacuisine?

Une fois parvenue au dernier barreau, elle vacilla, le cœur battant la chamade. L'air étaitlourd,etelleétaittellementaffaméequ'elleétaitprisedefaiblesse.

Elleavaitétéàdeuxdoigtsdetoutrévéler.

Cethommefaisaitpreuved'unmélanged'arroganceetdesollicitudequiladéconcertait.Elleaurait pu résister à l'une, ou à l'autre, mais cette combinaison d'insolence et de charmeproduisaitsurelleuneffetdétonant.Ilavaiteudesparolesmoqueuses,maisilavaitchassésadétresseavectantdedouceur.

Ilavaitposélamainaucreuxdesesreinset luiavaiteffleurélesdoigtsdeses lèvres,maisavectantderespect...

Comme l'attestaient son élégance naturelle, son accent distingué et son assurance, M.Grayson aurait pu évoluer dans les plus hautes sphères de la société. Et cependant, ilsemblaitprendreunmalinplaisiràfuircemonde-là.L'espaced'uninstant,elleavaithésité.Sielleluiavouaittout,peut-êtrecomprendrait-il.Peut-êtreavait-ilprislafuite,luiaussi.

Voyons,répliqualavoixde laraison,M.Graysonnecomprenaitqueleprofit !Pour lui,unshillingétaitunshilling.Àl'imageden'importequelchasseurdedot,ilnevoyaitenellequelapromessedequelqueslivresdansunjoliemballage.

Eh bien, elle allait le lui donner, son argent. Dès qu'elle aurait trouvé quelque chose à se

mettresousladent.

Aulieudetourneràgauche,verslescabinesdesdames,Sophiapartitàdroite.Elleatteignitunepiècecommuneassezsemblableàcelledesdames,hormislaforteodeurdechèvres.Ellelatraversaensebouchantlenezetfranchitlaportesituéeducôtéopposé.

—Refermecettefichueporte!tonnaunevoixàtraversunnuagedevapeur.

Sophiaobéit.

UngrandNoirplutôtminceétaitpenchéau-dessusd'unemarmitefumante,occupéàcouperunepommedeterreenmorceauxàl'aided'ungrandcouteau.

—C'estpaslemomentdetraînerdansmespattes!grommela-t-ilsansleverlesyeux.Ilyaeucoups de cloche. Suis pas assez vieux pour être sourd, et pas assez bête pour pas savoircompter.Fiche-moilecampetreviensdansuneheure.

Sophiaauraitobtempérésiellen'avaitétéfrappéedestupeur.C'étaitbienlapremièrefoisdesaviequel'ons'adressaitàelledemanièreaussirude.

Lecoqposasoncouteauets'essuyalesmainssursontablier.

—Jet'aiditdefiler,s'impatienta-t-il.T'aurasrienavant...

Il leva enfin la tête, découvrit Sophia, et tressaillit. Derrière lui, la soupe déborda de lamarmite.

—Miséricorde!marmonna-t-il.

Attrapantuncrochetdemétal,ilouvritlepoêleettisonnalesbraisesd'ungesteénergique.

—Pardonnez-moi,murmuraSophia.Jevenais justedemanderunmorceaudepainetpeut-être...

Lecoqfermalehublotenmarmonnant.

—Peut-êtreunetassedethé,acheva-t-elle.

—C'estmoiquivousdemandepardon,mademoiselle.

Ils'essuyalamainsursontablier,laissantdestracesnoires.

—Asseyez-vous,mademoiselle...?

—Turner.

Ilapprochauntabouretàtroispiedsd'unbillot.

—Asseyez-vous,mademoiselleTurner.Jem'appelleGabriel.

Sophiapritplace.L'endroitétaitsimplemaischaleureux.C'étaitunepetitepiècecarrée,avecdes placards et le poêle alignés le long d'un mur. Le plafond était surélevé d'un pied parrapportaupontsupérieur,laissantentrerl'airfraisetlalumièredusoleilparlesquatrecôtés.Lesarômesquimontaientdelamarmitefirentgargouillerl'estomacdeSophia.

—Jevousserstoutdesuite,repritl'homme.

Lorsqu'il ne jurait pas, il s'exprimait avec des inflexions exotiques qui intriguèrent Sophia.Contrairementàceluidesmarins,durettranchant,letimbredevoixdeGabrielétaitprofondetchaleureux.

—Jesuispashabituéàavoirdespassagersàbord,expliqua-t-il.

Illuiadressaunsourireradieux,révélantunedentured'unblancéclatant.

—Pendantunmoment,j'aicruquevousétiezunangevenum'emporterauCiel.

Sophiaseretintderire.

—Oh,jenesuispasunange!assura-t-elle.Jesuisgouvernante.

Monange.C'étaitainsiqueTobyl'appelait,avantqu'elleparte.«Macolombe»,disait-ilentressantdescouronnesàsapuretéetàsoninnocence.

S'ilsavait!

«Pardonnez-moi,disait-ilaprèsavoirdéposéunchastebaisersurseslèvres.N'ayezpaspeur,monange.Jesuisdésolé.Jen'avaispasl'intentiondevousbousculer.»

Alors Sophiamurmurait les paroles timides que l'on attendait d'une vierge rougissante, ets'écartaitde lui, impatienteet frustrée.Ellevoulaitaucontrairequ'on labouscule,qu'on lacaresseetqu'onlaprenne.Sansménagements.

Elleavaitvuaveceffroiseprofilersonaveniràl'horizon,unevieentièreàn'êtrequel'angedeToby.Maisellen'avaitquefairedel'innocenceetdelapureté!Cequ'ellecherchait,c'étaitlapassion!.Alorselleétaitpartie,renonçantàunmariage-etàunmari-derêve,dansl'espoirdelatrouver.

Pourl'instant,cependant,unetassedethéetunmorceaudepainsuffiraientàlacomblerdebonheur.

—Pardonnez-moi d'avoir juré, ditGabriel en posant une bouilloire sur le poêle. Je croyaisquec'étaitundesgarsvenuquémander.Vousleurdonnezunbiscuitenplus,etcesbougres-làviennentréclamertouslesjours!

Ilposaunmorceaudepaindevantelle.

—C'esttoutcequ'ilmereste.Savourez-le.

Sophiaymorditàbellesdents.Jamaisellenesétaitautantrégaléequ'aveccequignonrassis.

—Jevouspardonnesivousm'offrezunetassedethé,fit-elle.EtsicelaavaitétéM.Grayson,oulecapitaine?

Gabrielesquissaungesteinsouciant.

—J'aichasséGrayetJossdemacuisine lorsqu'ilsétaient toutgamins. Ilssaventqu'il fautpasvenirtraînerdanslespattesduvieuxGabriel.

Ils'emparad'uneboîteàthéets'immobilisa.

—C'auraitaussipuêtreM.Brackett,reprit-ilaprèsréflexion.Etmonpetitdoigtmeditqu'ilapprécieraitpasqu'onluiparlesurceton.

Haussantlesépaules,ilversaunpeudethédansunpotenmétal.

—Çafaitbeaucoupdechangementspourunvieuxdelavieillecommemoi.J'aipasl'habitudedevoirdesgenscommeM.Brackettsurcebateau.Nidesjoliesdemoisellescommevous.

—Allons,vousn'êtespassiâgé!

Àcesmots,iléclataderire.Ellel'étudiaàtraverslerideaudevapeur.Sapeaud'ébène,tenduesursespommetteshautesetsonnezépaté,étaitaussilisseetbrillantequeduboisciré.Sesdentsétaientparfaitementalignées.Seuls les filsd'argentdanssescheveuxrastrahissaient

sonâge.

Labouilloiresemitàsiffler.

—Pourquoidites-vousquevousn'avezpasl'habituded'avoirdespassagers?demanda-t-elletandis qu'il versait l'eau bouillante dans le pot. Les cabines sont toujours réservées auxchèvres?

Gabrielritdenouveau.

—Réjouissez-vousd'avoirdeschèvresàbord,mademoiselleTurner.Grâceàelles,vousaurezdulaitpourvotrethé,etduchowderledimanche.

AyantdéposéunetassedemétaldevantSophia,ilversaunegénéreuserasadedemélasse.

— Ces cabines sont toutes neuves, enchaîna-t-il. Autrefois, il y avait que l'entrepont, descuisinesaugaillardd'avant.L'Aphroditeaétéréaménagée.Elleprendunnouveaudépart.

Ilversaduthédanslatasseetpoursuivit:

—Pendantlaguerre,onavaitbesoindetoutcetespace.Pourlesarmes,lapoudre,lesbouletsde canon. Il fallait partir à vide pour qu'il y ait de la place pour les prises de guerre et lescaptifs.

Sophialefixad'unregardincrédule.

—Descanons?Desprisonniers?L'Aphroditeétaitdoncunnaviredeguerre?

—Non,mademoiselle.

Lesourireauxlèvres,Gabrielretournaàsamarmite.

—C'étaitunvaisseaucorsaire,rectifia-t-il.Elleaabordésoixante-troisnavires-desfrançais,des américains... Et elle a plus rapporté à Gray en cinq ans que tout ce que le vieux M.Graysonaperduentrenteannéesdanslesplantationsdecanneàsucre.

—Vousétiezdespirates?

—Pasdutout,mademoiselle.Uncorsaire,c'estpasunpirate.

—Ilestmoinsviolent?

Gabrielsecoualatête.

—Ill'esttoutautant.

—Ilestplushonorable?

—Pasnécessairement.

—Danscecas,enquoisont-ilsdifférents?

—Laguerredecourseestlégale.ElleestautoriséeparlaCouronneroyale.Uncorsairerisquepaslapendaison.

—Jevois.

— Seulement, on est en temps de paix, maintenant. Fini, le pavillon noir ! Il faut qu'ondeviennerespectables,qu'iladit,Gray.C'étaitçaousefairepirates,maismoi,jetiensàmatête.

Sophiapritsatasse,souslechoc.

Elle était la seule passagère à bord d'un navire rempli d'hommes aussi dangereux que des

pirates...àladifférenceprèsqu'ilsnepouvaientêtrepoursuivisparlaloi.EtM.Grayson,avecsesairshautainsetsesappétitsmercantiles,avaitétéleurcapitaine.

Miséricorde!

D'unemaintremblante,elleportasatasseàseslèvresetlabutd'untrait.

—Je...jevousremerciepourlethé,bégaya-t-elleenselevantabruptement.

L'atmosphèreluiparaissaitsoudainoppressante.

—Jecroisquejevaisallerprendrel'air.

Elle remonta en hâte vers le pont, saisie de vertige. Elle avait pratiquement flirté avec unpirate ! Si M. Grayson découvrait la fortune qu'elle transportait sur elle, il ne reculeraitdevantrienpours'enemparer.

Etcependant,malgrésacrainte,ellenepouvaitchasserundélicieuxfrissond'excitation.Unpirate!

Elle était peut-être en danger, l'admonesta la voix de la raison. Elle risquait de se fairedépouiller.

Pourquoicettemenacel'effrayait-ellesipeu?

Si ellenepouvait échapper à cethomme, ellepouvait atténuer l'impactde son charme surelle.Etpourcefaire,ellenevoyaitqu'unesolution.Seréfugierdanssacabineetdessiner,depréférence des sujets simples et innocents. Des boutons de rose, des pommes, un tas debûches...n'importequoisauflui.

Soudain,unobjettombaprèsd'ellesurlepont,luiarrachantunsursaut.Uncordage.Siellese fiait aubruit, il était tombédehaut.Rejetant la tête en arrière, elle leva les yeux.DavyLinnetdescendait legréementavecuneagilitésurprenante.Acroirequ'ilétaitnépourêtremarin!

IlbonditsurlepontàdeuxpasdeSophiaavecgrâceetlégèreté.

—Désolé,mademoiselle.

Ayant ramassé le cordage, il adressaun sourire timide à Sophia assorti d'une courbette unpeumaladroite.Elleréponditàsonsalut,avantderéprimerunsourireenlevoyantrougir.

—MonsieurLinnet,dit-elle,prised'unebrusqueinspiration,pourrais-jevousdemanderunefaveur?

Legarçonviraàl'écarlate.

—Toutcequevousvoulez,mademoiselle.

Chapitre7

Aucoursdesjoursquisuivirent,Graysetrouvaprisdansunétrangequadrille.MlleTurnerapparaissaitrégulièrementdanssonchampdevision,maisellen'étaitjamaisàsaportée.Etlorsqueleurscheminssecroisaient,ellesedétournaitaussitôtpours'éloignerdelui.

Ilavaitfiniparconnaîtreparcœurlerythmedesesjournées.Ellesortaitsurlepontaprèsle

petitdéjeuner,sansdoutepours'aérerunpeu.Puiselledisparaissaitjusqu'aupetitquart,enfind'après-midi.

C'était le moment favori des marins, celui où l'activité se calmait, tandis que le soleildescendaitversl'horizonetqueseprofilaitl'heuredudîner.

Ceuxquiavaientunpipeauenjouaient,ceuxquipossédaientdescartesfaisaientunepartie,et ceux qui n'avaient rien allumaient une pipe. Il était assez naturel que Mlle Turner semontrealors,sansdouteattiréepar lesrires, leschantset l'atmosphèredecamaraderiequirégnaitsurlepont.

Grayauraitétécurieuxdesavoiràquoielleoccupaitsontempsentre lematinet lesoir.Aquoiunedame s'adonnait-ellependantune traversée transatlantique?À labroderie ?À lalecture?Encequileconcernait,l'oisivetéluipesait.Iln'avaitguèred'activité,endehorsdeconsigneravecsoinleurlatitudeetd'arpenterlepontpourdiscuteravecl'équipage.

Detempsàautre,unevoileapparaissaitàl'horizon.Selonsonbonplaisirdecapitaine,Josspouvaitchoisirounondesaluerlenavire.Commec'étaitétrangedevoir lesautresbateauxlescroisersansprendrelafuite!

Soudain,descrisattirèrentsonattention.DesmarinsfaisaientcercleautourdujeuneDavy.Celui-ci,visiblementfurieux,enfonçaitledoigtsurletorsed'O'Shea.

—Rends-le-moi,espècedegros...

—Boucle-la,moussaillon!Tusaisàquituparles?

D'unepichenette, l'Irlandaispoussa legamincontreQuinn,unenouvellerecrue.D'uncoupdecoude,cedernierfitroulerDavysurlesol.

Gray s'approcha du groupe.Une petite bousculade ne faisait pas demal à un débutant - ilfallaitbienluimontreroùétaitsaplace-,maisGrayn'avaitjamaistolérélacruautésursonbateau. Sansunmot, il agrippaDavypar le devantde sa vareuse et le remit sur ses pieds.Aussitôt,lesrirescessèrent.

—Quelestleproblème,O'Shea?

Grayn'étaitpasasseznaïfpourdemanderd'abord laversiondeDavy.Àbord, lahiérarchieétaitsacrée.

L'Irlandaishaussalesépaules.

—Legamins'énervepourunboutdepapier.

—Unboutdepapier?répétaGray.

Lemoussaillonsedébattit.

—Ilestàmoi!protesta-t-il.

—Etjet'aiditquej'allaistelerendre,morveux!

Toutenvociférant,O'Sheaserralespoings.

—Cettepetitecanailleainsultémamère,Gray.Laisse-moilecorriger!

Aumêmeinstant,laclochesonna.TouslesregardsconvergèrentversM.Brackett,avecsonéternelmanteaunoiretsaminerenfrognée.

—Retournezàvospostes!cria-t-il.

Puis,sedirigeantverslesclaires-voiesdonnantsurlacuisine,ilsepenchaettonna:

—Coq!Pasderhumpourlabordéedebâbord,cesoir!

LavoixdeGabrielmontadansunnuagedevapeur:

—Àvosordres,monsieurBrackett!

Leshommesmaugréèrent.

—Donne-moicepapier,O'Shea,ordonnaGray.Jevaism'expliqueraveclegamin.

L'Irlandaistenditunefeuillefroissée,puissedirigeaverslaproue.Graysetournaalorsverslejeunemousseettoussotaafindesecomposerletimbredevoixsévèrequ'ilréservaitauxréprimandes,funéraillesetautresgravesoccasions.

—Ehbien,Davy.Celanesefaitpas,etc'estenoutreunemauvaiseidéedechercherdespouxdanslatêted'O'Shea.Ouden'importequelautremarind'ailleurs.Vousallezpasserplusieursmoisensemblesurcebateau,or,lavieenmern'estpasunepartiedeplaisir.Tescoéquipierstiennenttavieentreleursmains,tunevoudraispasqu'ilslâchentprise,n'est-cepas?

—Non,monsieur,mais...Regardez.

D'ungeste,Davydésignalepapierfroissé.Graysourit.

—Dequois'agit-il?D'unelettredetafiancéerestéeaupays?fit-ilenlissantlafeuille.

Destupeur,ilfaillitlalâcher.

Ils'agissaitd'unportraitaufusaindujeunegarçon.Etcefutunerévélation.

—C'estMlleTurnerquil'afait,précisaDavy.

L'esquisse,réaliséed'unemainàlafoisadroiteetlégère,offraituneressemblancesaisissanteavec sonmodèle.Que l'on était loin des portraits figés et stéréotypés que gribouillaient laplupartdesdemoiselles!

Chaque détail, chaque trait exprimait la personnalité de Davy. L'énergie brouillonne quiémanait de lui, ses mèches brunes en désordre, et l'étincelle d'optimisme juvénile quiéclairait son regard, tempérée par ce petit sourire en coin, promesse d'un caractère nondépourvu de finesse et d'ironie... En quelques coups de fusain, l'artiste - car c'était là,indiscutablement, l'œuvred'une artiste - avait non seulement rendu le jeuneDavy tel qu'ilétaitaujourd'hui,maisaussil'hommequ'ildeviendraitplustard.

Cen'étaitpasunereprésentationservile,c'étaitunportrait,sensibleetpuissant.

Un instant, Gray envia la jeunesse de Davy. Une grande solitude l'envahit... ainsi qu'unefurieuseenvied'étrangler la chèvrequi avaitdévorédeuxdes feuillesdeMlleTurner etderemettrelecapsurLondrespourallerluienacheterdenouvelles.

Puis avec curiosité - etunepointed'inquiétude -, il sedemanda ceque voyaitMlleTurnerlorsqu'elleleregardaitlui.

—Jevoulaislegarderpourmamère,repritDavy.

Mlle Turner y a travaillé que pendantmes pauses,monsieurGrayson.Elle a dit que je luirendaisserviceenluioffrantunsujetd'étude.

Ils'essuyalajouedureversdelamancheetdétournalesyeux.

—C'estlapremièrefoisquejevoismonportrait.Est-cequ'ilmeressemble?

—Beaucoup,réponditGray,plusémuqu'ilnel'auraitsouhaité.

Unsourireunpeuforcésurleslèvres,ilajouta:

— Vous avez fort belle mine, monsieur Linnet. Dans deux ou trois ans, vous briserez lescœurssurlesdeuxcontinents.

—Bah!lâchaQuinn,quisetenaitàquelquespasdelà.IlestfouamoureuxdeMlleTurner.Pasvrai,mongars?

Davyrougitjusqu'auxoreilles.

—Je...je...bafouilla-t-il.

Grays'esclaffaetluiflanquaunetapeamicalesurl'épaule.

—Excellentchoix,jeunehomme.Elleestbellecommeunangeettrèsdouéedesesmains.

Davydansad'unpiedsurl'autre.

—Jesaisbienqu'ellemeregarderajamais,monsieur.Jesuisjuste...

—Ungarçonnormalementconstitué!l'interrompitGrayenriant.Etunsacrépetitveinard.Ellet'afaitcadeaud'unefeuilledepapiertoutentière.

AlorsqueSophiasortaitparl'écoutille,elleentenditleriredeM.Graysonsursadroite.Elletournaàgauche.

L'averse de la nuit avait lavé le ciel de ses nuages, révélant une voûte d'un bleud'azur. Lesoleil,quiprojetaitsesrayonsavecardeur,allumaitdesétincellessurlacrêtedesvagues.Lamerscintillaitcommeunmillierdediamants.

Cejourauraitdûêtreceluidesesnoces,songeaSophia.

Lesoleilbrillait-ilaussisurunecertainepetitechapellenichéeaucœurduKent?Qu'avait-onfait des centaines de fleurs de serre cultivées tout spécialement pour l'événement ? Lapyramidedeglacesà laroseetauxamandes, telunmausoléeà lamémoiredesa trahison,attendait-ellestoïquementsonretour?

Même si on avait réussi jusqu'alors à garder le secret sur sa disparition, tout le mondecomprendrait,ennelavoyantpasàl'église...LarumeurdesonenlèvementparlemystérieuxGervais sepropageraitplus vitequ'une touchedepigment surun lavis.Lebeaumondeneparleraitqued'elle,maispasdelafaçonquesesparentsavaientespérée.

Elleleuravaitjouéunbontour!Vraiment,ellen'imaginaitriendeplusdrôle.

Alorspourquoiavait-elleenviedepleurer?

Ellesepenchapar-dessuslebastingagepourobserverlemouvementdesvaguesetdel'écumecontrelacoquedunavire.Unelarmeroulasursajoueettombadansl'eau,aussiinsignifiantequ'ungraindesabledansledésert.

Soudain, un éclat sous la surface attira son regard. Une flèche s'élança des profondeursémeraude,puisplongeadenouveau.Sophiaattendit,retenantsonsouffle.Letraitdelumièrejaillitdenouveau.

Unmarinenappelaunautre,etlesdeuxhommesrejoignirentSophiaprèsdubastingage.

—Qu'est-cedonc?lesinterrogea-t-elle.

—Desdorades,mademoiselle.

Lacréaturechatoyantebonditencoreunefois,voladanslesairs,puisdisparutdanslesflots.Elle poursuivit ce joyeux manège pendant quelques instants, laissant des arcs étincelantsdanssonsillage.Elleserapprochabientôtdubateau,pourleplusgrandplaisirdeSophia,quelejeudelalumièresursesécaillesauxsubtilesirisationsenchantait.

—C'estmagnifique!s’écria-t-elle.

Aumême instant, unharpon jaillit de lamaind'unmarin et transperça la doradedansunhorriblechuintement.

—C'estsurtoutledîner!renchéritl'hommed'untonsatisfait.

Soncompagnonetluifirentdescendreunfiletlelongdelacoque,etleremontèrent,chargédeleurprisequis'agitaitfurieusement.

Sophiaportalamainàsabouche,saisiedenausées.

—Allons,faitespasdefaçons,mademoiselle.Regardez,ouvousallezraterlescouleurs.

Lescouleurs?Intriguée,Sophiajetauncoupd'œilpar-dessussonépaule.

Lepoissonétaitàprésentsurlepont,soncorpsaplatisecouédesoubresauts.

—Vousvoyez,mademoiselle?Çacommence.

Defait,lescouleursvivesdeladoradecommencèrentàchanger.Sophias'approcha,fascinée.Leventreirisétournaaucobaltintense.Lesnageoiresrayéesdevertfrancprirentdesteintesd'oréclatant.JamaisSophian'avaitobservéunetellepalette-nidanslanature,nidansl'art,nimêmedanssesrêves!Cetanimalétaitunarc-en-cielvivant.

Ouplutôt,unarc-en-cielà l'agonie.Ses flancspâlirent,puis il cessade remuer.Lesmarinsrécupérèrent le harpon et se tournèrent de nouveau vers le bastingage, laissant le cadavreinertesurlepont.

Jamais Sophia n'avait éprouvé une telle désillusion. La dure réalité de la vie et de lamortvenaitdeluiêtrejetéeauvisagetelunpaquetd'eauglacée.Elles'avisasoudainque,jusqu'àprésent,ellen'avaitvulemondequecommeunecollectiond'objetsdestinésàladistraireouàl'émerveiller.

Maintenant, elle comprenait.Rienn'existait pour sa seule beauté. Le plusmagnifiquedespoissonsn'étaitqu'unecréaturemortelle...etundînerenperspective.

Elle avait quitté son foyer dans l'espoir de connaître la vraie vie, l'authentique passion, lagrandeaventure.Ehbien,lavieétaitlà,soussesyeux,etellen'étaitpasbelleàvoir.Quantàchaque instant passé sur ce pont, les yeuxhagards et noyés de larmes, c'était unpeude«vraievie»gaspillée.

—Envoilàuneautre!criaunmarin.

Illançasonharpondanslesvaguesavantdeclaironner,quelquessecondesplustard:

—Dupremiercoup!

Sophias'approchadubastingageetsepencha.Unpoissonfrétillaitdanslesvagues.Ellefutparcourued'unfrissond'excitation.

Commelemarincommençaitàremonterlefilin,elleluidemanda:

—Jepeuxvousaider?

—Hein?grommelal'hommesanss'interrompre.

—Puis-je?répétaSophiaenindiquantlefilin.

Elle avait déjà péché. Certes, ce n'était qu'unemodeste truite dans une petite rivière desMidlands,maisleprincipesemblaitlemême.

Lemarinlaconsidérad'unairperplexe,puisilhaussalesépaules.

—Pourquoipas?fit-il.

Sophia saisit alors le filin à pleines mains, tandis que son voisin lui montrait comments'appuyer du pied contre la rambarde et enrouler la corde àmesure qu'il retombait sur lepont.

—Prête?demanda-t-il.

Ellehochalatête,etillâchalacorde.

—Oups!s'écriaSophia,toutenlaissantfilerplusieurspiedsdecorde.

Ladoradeétaitplusrapideetpluspuissantequ'ellenes'yattendait,d'autantqu'ellevenaitdeluilaisserplusd'espacepoursedébattre.

—Unpeud'aide,mademoiselle?proposalemarin.

—Non,merci,jevaisyarriver.

Elle carra les épaules et raffermit sa prise. Puis, serrant les dents sous l'effort, ellerecommençaà tirer sur la corde.Chaque foisqu'elle regagnaitunpiedde filin, l'animal enreprenait trois, et il s'agitait avec tant d'énergie qu'il serait sans doute en charpie une foisqu'ellel'auraithisséàbord.

Tantpis.Elleétaitbienrésolueàleremonter.Neserait-cequepourtrouverautrechosequeduporcsalédanssonassietteaudîner.

Peuàpeu, la tâche luiparutplus facile, sansdouteparceque lepoissons'épuisait.Hélas !Alorsqu'ellecroyaitavoirgagnélapartie,ladorade,dansunultimeeffort,lafitbasculerversl'avant.Sonpiedsepritdanslerouleaudecorde,etellefaillittomber.Elleparvint,Dieusaitcomment,àretrouversonéquilibre,etpoursuivitlabataille.Seseffortsfurentsaluésparunchœurdesifflementsetdehourras.

—Bravo,mademoiselle!

—Vousl'avez!

Regardant brièvement par-dessus son épaule, Sophia s'aperçut qu'elle était à présententourée d'un petit groupe de spectateurs. Manifestement, son combat contre la doradeoffraitundivertissementbienvenu.Ehbien,qu'ilsenprofitent!

Lesourireauxlèvres,elleseremitàtirersurlacorde.Jamaisellenes'étaitautantamusée.

Parlescornesdudiable!Cetteinnocenteallaitsefairetuer!Depuisletimon,Grayobservait,médusé,MlleTurnerluttercontreladoradesouslesapplaudissementsdel'équipage.

—Bonsang,oùont-ilslatête?bougonnaJossàsescôtés.MonsieurWiggins,veuillez...

—Jem'enoccupe!coupaGray.

Ilsautapar-dessuslarambardequiséparaitletimondugaillardd'arrière,ettraversalepontd'un pas rapide tout en s'efforçant de contenir un début de panique. Nom d'une pistole,depuisquandlepontdel'Aphroditeétait-ilaussilong?Àl'autrebout,MlleTurnervenaitde

butercontrelerouleaudecorde.Lecœurbattant,illavitperdrel'équilibre,puisserétablirdejustesse...

—Bandedecrétins!marmonna-t-ilenravalantunchapeletdejurons.

Il fallait avoir perdu l'esprit pour laisser un poisson s'agiter ainsi au bout de son filin,projetant du sang et des lambeaux de chair dans son sillage. C'était une très mauvaiseméthodepourattraperunpoisson.Enrevanche,c'étaitlameilleurefaçond'attirer...

—Unrequin!

Àpartirdelà,toutsedéroulatrèsvite.Pourtant,Grayéprouvaitlacurieuseimpressiondesemouvoirauralenti.

SiMlleTurneravaiteudeuxdoigtsdebonsens,elleauraitlâchélacordedepuislongtemps.

Seulement, ce n'était qu'une jolie petite gouvernante aumilieu d'une jungle maritime, enroutepourunemploifastidieuxsuruneîleoubliéedumonde,alorsquelepremierimbécilevenu savait qu'une aussi jolie femme n'aurait nul besoin de travailler pour subvenir à sesbesoins.

Si les gars avaient été moins stupides, ils auraient coupé la corde, mais ce n'était qu'unepoignéedelourdauds,tropfascinésparlespectaclequ'elleoffraitpourluivenirenaide.

EtsiGrayavaiteusoncouteau,ill'auraitsorti.Seulement,ilnel'avaitpas,parcequ'iln'étaitpluslecapitaine,niunofficier,nimêmeunmembredel'équipage.Iln'étaitqu'unpassagerdéguiséendandy,quin'avaitpasprissoncouteaucematin-làpournepasdérangerletombéimpeccabledesonnouveaumanteau.

Enrevanche,ilavaitsesjambes,quileportaientàprésentaussivitequ'elleslepouvaientversla proue. Il avait ses bras, qui entourèrent Mlle Turner au moment où les mâchoires durequinserefermaientsurladoradepourl'entraînersouslasurfacedel'eau.Etilavaitsavoix,si puissante qu'elle portait par-dessus le roulement du tonnerre, le fracas des armes et leshurlementsdedouleur.

—Lâchezcefilin!ordonna-t-ilenluisecouanténergiquementlesavant-bras.

D'instinct,elleavaitresserré lesmainssursaprise.Lerequins'éloignaavecsaproie, tirantsurlecâblequiglissaentrelespaumesdeMlleTurner,luiarrachantprobablementlapeau.

—Lâchez-le!répétaGray.Vite!

Elleobtempéraenfin.Sesdoigtstremblaient,sespaumesétaientécorchées.

Grays'apprêtaitàl'éloignerdubastingagelorsqu'ilcomprit,troptard,quelerequinétaitdéjàloin...tirantderrièreluiplusieurspiedsdecordage.

Cemêmecordagequiétait en trainde se resserrerdangereusementautourdesbottinesdeMlleTurner.

—Coupezcemauditfilin!hurla-t-il.

Puisillaserracontreluidetoutessesforcesetposasonpiedàcôtédessiens,aumilieudurouleaudecorde.

Lecordagese refermaautourde leurschevilles, leur faisantperdre l'équilibre.MlleTurnerpoussauncridedouleur tandisqu'ils s'affalaient sur lepont,avantd'êtreentraînésvers lebastingage. Encore quelques secondes et ils passeraient pardessus bord, ou se feraientarracherlajambe.Aucunedecesdeuxpossibilitésn'étaitplussouriantequel'autre.

Grayappuyasonpiedlibrecontrelarambarde,sepréparantàcequirisquaitfortd'êtreunelutteaussibrèvequ'inutilecontreunrequin.

— Coupez... cette fichue... corde ! articula-t-il. Il y eut un sifflement, puis un bruit mat.Quelqu'unl'avaitentendu.

Levant les yeux,Gray vit Levi, qui tenait une hache dans sa grosse pogne. La lame était àdemienfoncéedansleraildubastingage.

—Merci,monvieux,dit-ildansunsouffle,avantdelaisserretombersatêtesurlesplanches.

Voilàcommentilseretrouvaétendusurlepont,étreignantMlleTurneràl'étouffer.Elleluitournaitledos,soncharmantpostérieurlovécontresescuisses,trempéedesueur,haletante.Graysesouvintalorsqu'ilavaitvécucettescèneenrêvelanuitprécédente-àcettedifférenceprèsqueMlleTurnerétaitnuecommeaupremierjour,etqu'ilsn'étaientpasentourésd'unemeutedeloupsdemerauregardvitreux.

Etquedisait-elle,cettejoliesirènequiavaitfaillil'entraînerversunemortatroce?

—Oh!C'étaitmerveilleux!

Chapitre8

—Voilàlespectacleleplusstupideauquelj'aiejamaisassisté!

M.Graysonclaqualaportedelacabineducapitaineetdéposaunebassined'eausurlatabledevant Sophia. Puis, d'unemain tremblante, il sortit une flasque de sa poche de poitrine,l'ouvritetversauntraitl'alcooldansl'eau...avantdes'enoctroyerunegénéreuserasade.

Sophiatressaillit.Jamaisellenel'avaitvuaussiagité.D'ordinaire,iltournaittoutendérision,sesortaitdesplusvivesconfrontationsparuneboutade,etrépondaitauxprovocationsparunsouriremoqueur.

—Vousêtesfâché,murmura-t-elle.

—Fâché?J'aiunefurieuseenviedeficelercettebrochetted'imbécilesàlafuséedevergueetdeleurcrieraprèsjusqu'àlesrendresourds!

—Danscecas,pourquoiest-ceaprèsmoiquevouscriez?

Ilouvrituntiroird'ungestebrusqueetensortituneboîte.Lorsqu'ilensoulevalecouvercle,Sophiavitqu'ils'agissaitd'unnécessairedesoins-ilétaitpleindeflacons,d'emplâtresetderouleauxdegaze.

—Parceque...

Laissantéchapperunsoupirlas,M.Graysons'assitdansl'autrefauteuil.

—Parcequec'estleprivilègeducapitaine,etquejenesuispaslecapitaine.Montrez-moivosmains.

Sophialessortitprudemmentdesouslatableetlesouvrit.Sespaumesétaientàvif.

Toutenmaugréant,M.Graysons'emparadel'unedesesmainsavecdélicatesseetlaposaaucreuxdelasienne.Puis,del'autre,ilhumectaunmorceaudegazedanslabassine.

—Celavafairemal,laprévint-il.

—Celafaitdéjàmal.

—Celavafaireencoreplusmal.

Sophiafrémitlorsqu'ilnettoyalaplaie,etdétournalesyeux.Ellen'avaitpasétéaussiprochedeluidepuiscejouroùelleavaitobservéàsescôtésDavyLinnetgrimperaumât.

À présent, elle voyait son visage de près - sa mâchoire volontaire ombrée d'une barbe deplusieurs jours, la fineestafiladesur lebasdesonvisage,et lespetites ridesautourdesesyeux,conséquenced'annéespasséesaugrandair,oud'uncaractère joyeux.Sonvisageétaitsculptéparlavie.Etilétaitfascinant.

—Est-cequevous vous rendez comptequevousauriezpumourir ?demanda-t-il d'un tonbourru.

Sophia se mordit la lèvre. Elle savait qu'elle aurait dû trembler de peur rétrospective.Pourtant, elle se sentait vivante. Merveilleusement vivante... Et puissamment reliée à cethomme,commesicettecordelesunissaittoujours.

—Pourunegouvernante,vousmanquezsingulièrementdebonsens.

Sonregardvertcherchalesien.

—J'avouequej'aidumalàvouscerner,reprit-il.UnfrissonparcourutSophia.

Illuilâchalamainetpritl'autre,avantd'humecterunnouveaumorceaudegaze.

—Vousêtesuneénigme,mademoiselleTurner,poursuivit-ilenluinettoyantlapaume.Cetterobeaffreusenepeutpasavoirététailléepourvous.Vosgantssontuncadeau.Lapertededeux feuillesdepapiervousarrachedes larmes.Etvosmouchoirsportent lemonogrammed'uneautre.

UneboufféedepaniqueenvahitSophia.Malàl'aise,elleleregardaplacerunpansementsursamain.

— Depuis le jour où vous m'avez dit que vous alliez me payer, vous me fuyez. Et je saispourquoi.

—Vraiment?souffla-t-elle,lecœurbattant.

—Oui,répondit-ilenpansantsonautremain.

Seigneur !Quesavait-ilexactement?Devait-elles'en teniràsapremièreversion? Inventerunenouvellehistoire?

—Vousmementezdepuisledébut.

Sophiaétaitincapabled'articulerunmot.Savoixdemeuraitbloquéedanssagorge.

—Regardez-vous!dit-il.Vousêtesblanchecommeunlinge.Jelesavais.Vousn'avezjamaiseul'intentiondepayervotrebillet.Vousn'avezpasunshillingenpoche,n'estpas?

Sophiabattitdescils,interdite.Illacroyaitsanslesou!

Danscecas,àquoibonledétromper?Lameilleurefaçondepréserversonsecretétaitdenerien dire de l'argent qu'elle transportait. Si M. Grayson voulait lui offrir la traversée, elleauraitétéfolledenepasaccepter!

—Ehbien?s'impatienta-t-il.

Sophiabaissalesyeux.

—Qu'allez-vousmefaire?

—Jemeledemandebien!Jeseraistentédevousmettreautravail.Pourtraireleschèvres,parexemple.Enfin,quandvosplaiesserontguéries...

Illuifitplierlesdoigtspourvérifierlasoliditédespansements.

—Stubbvousleschangeradeuxfoisparjour.Interdictiondevousservirdevosmains.

—Quivamenourrir?M'habiller?Melaver?Vous,peut-être?

Ilpritunelongueinspiration,etfermauninstantlespaupières.

—Servez-vous-enlemoinspossible,rectifia-t-ilenrouvrantlesyeux.Évitezdedessiner.

Àcesmots,Sophiasursauta.

—Jesuisuneartiste!protesta-t-elle.J'aibesoindemonart!

—Jevouscroyaisgouvernante?

—Jesuislesdeux,marmonna-t-elle.

— Dans ce cas, répliqua-t-il en refermant la boîte, changez de comportement. Unegouvernanteneparlequelorsqu'onluiadresselaparole.Elleresteàsaplace.

Ilselevaetjeta,plusqu'ilnelaposa,laboîtedanssontiroir.

—Àpartird'aujourd'hui,vousavezinterdictiondetoucherunevoile,unecordeoumêmeuneécharde sur ce bateau. Interdiction de discuter avec l'équipage en dehors des pauses.Interdictiondedépasserlemâtdemisaine.Interdictiondevousapprocherdutimon.

—Jen'aiplusqu'àtournerenrondàl'arrièredubateau,alors?

—Exactement.

Ilrefermaletiroird'uncoupsec.

—Et seulement lematin et aupetitquart.Le restedu temps, vousdemeurerezdansvotrecabine.

C'enfuttrop!Sophiabonditsursespieds,furieuse.Ellen'avaitpasquittéunecagepourselaisserenfermerdansuneautre.

—Qui êtes-vous, pourme dicter ainsima conduite ? Pas le capitaine de ce bateau, que jesache!

—Quijesuis?

Il s'approchad'elle, jusqu'àcequ'ilssoientpresquenezànez.La forcevirilequ'ildégageaitétaitsiintensequeSophiaeneutlevertige.

—Jesuisunhommequisesouciedevousgarderenvie.Voilàquijesuis.

Les jambes de Sophia menacèrent de se dérober sous elle. Elle se retint de justesse aubureau.

—Jenesuispeut-êtrepaslecapitaine,enchaîna-t-il,maisjesuisl'armateur.Jesuisl'hommeàquivousdevezsixlivresethuitshillings.Etmaintenantquejesaisquevousnepouvezpaspayer, je suis aussi l'hommequi ne recevra pas un seul penny tant qu'il n'aura pas livré àGeorgeWalthamunegouvernante...intacte.

Sophialefoudroyaduregard,encolèrecontreluietcontreelle-même.Commentpouvait-elletrouverducharmeàunindividuaussiodieusementcalculateur?Savienevalait-ellepasplusquequelquesshillings?Sesparents,aumoins,l'estimaientenmilliersdelivres!

— Je vois, murmura-t-elle. Vous étiez prêt à affronter un requin pour six livres et huitshillings.Pourvous,iln'yaquel'argentquicompte.

—Exactement.

Il ponctua cemot d'un vigoureux coup de poing sur la table. Tout trembla dans la cabine.Cettedémonstrationdeforcebrutaleétaitunpeueffrayante,ettrèsexcitante.D'autantqu'illa regardait commes'il avait enviede l'embrasser.Etqu'ellen'auraitpas été fâchéequ'il lefasse.

Etpuis soudain, il recula ethaussanonchalamment les épaules.Un sourire arrogant flottasurses lèvres, et lebaiserqu'ilne luiavaitpasdonnévola jusqu'àelle telleuneombre.Levaurieninsolentétaitderetour.

—Exactement,SweetHeart, répéta-t-il, iln'yaque l'argentqui compte.Etquiconquevousdira le contraire est un fieffé menteur. Sinon, vous ne seriez pas en route pour travaillercommegouvernanteàTortola,n'est-cepas?

Querépondreàcela?

—Eneffet,avoua-t-elle,vaincue.

— Les affaires sont les affaires, ma belle. Évitez de me compliquer la tâche ou je vousdébarquedanslepremiervillagedepêcheursdesAçoresquenouscroiserons.

—Vousneferiezpascela.

—Ahnon?

Ilsedirigeaverslaporte,fithaltesurleseuiletseretourna.

—Jeconnaislaveuved'uncapitainefrançaisquivousprouveraitlecontraire.

Autermed'uninterminableaprès-midi,Grayposalelivrequ'ilavaitvainementtentédelire.Lorsqu'ilregardaitlespagesimprimées,ilnevoyaitqu'elle.Ilfermalespaupièresettentadedormir.Ilnevoyaittoujoursqu'elle.

Lorsqu'ilentenditpiquerlaclochedupetitquart,ilrenonça.Jetantl'ouvragedecôtéavecunsoupirdépité,ildescenditdesonhamacetgagnalepont.

Quitteàêtrehantépar lecharmantminoisdeMlleTurnerautant l'avoirvraimentsous lesyeux.

Seulement,iln'yavaitpasquesonvisagequiletorturait,nisoncorpsminceetsouplequ'ilrêvaitde libérerdecetteaffreuserobede lainagegris. Ilyavaitcettehonnêteté, lorsqu'elleavaitadmislavéritésansdiscuter.Cettepassion,lorsqu'illuiavaitsuggéréd'oubliersonart.Cetteinnocenteétincellededésir,lorsqu'illuiavaitditqu'ilsesouciaitdelagarderenvie.

Dire qu'il avait gâché une partie de son adolescence à apprendre par cœur des sonnets, etpassé des années à perfectionner l'art du sous-entendu ! Tout cela pour découvrir que ladéclaration la plus efficace se résumait, peu ou prou, à :« Toutes choses étant par ailleurségales,jepréféreraisnepasvousvoirservirdedéjeuneràunrequin.»

Six livres et huit shillings, se dit-il en endossant sonmanteau.Voilà exactement ce qu'ellereprésentaitàsesyeux.IlavaitpromisàJossdelasurveiller,etlesévénementsdelamatinée

luidonnaientraison.Ceseraitplusfaciles'ill'avaitsouslesyeux.

Lorsqu'ilparvintàl'airlibre,legaillardd'arrièreétaitvideetlepontaussi.Tousleshommess'étaientréunisà l'avant.Aen jugerpar leschantset lesrires, le rhumcoulaità flots. Il sedirigeaverslaprouepoursejoindreauxlibationsrituellesdusamedisoiraucoursdesquelleschaquemarinportaituntoastàl'épouseouàlafiancéerestéeaupays.

Unrireléger,provocant,indéniablementfémininfusasoudain.Graysefigea.MlleTurnerluiavaitdésobéi.

Puisuneautrepenséeluivint,plusdéprimanteencore.

C'étaitlapremièrefoisqu'ill'entendaitrire.Ilvenaitdepasserplusieursjoursencompagnied'une jolie femme sans la faire rire une seule fois. Il ne se reconnaissait plus. Il sortit saflasqueetenavalaunerasade.

Puis il fit quelquespas, etun seul regard suffit à confirmer ses soupçons.MlleTurner,unquartàlamain,étaitassisesurunecaisse.Baileyjouaquelquesnotesdepipeau,etunchœurvirilentonnaunchantdemarin.Grayattendituncoupletentier,puisils'approchaàpasdeloup,ets'immobilisaderrièrelajeunefemme.

—Quefaites-vouslà?demanda-t-elleenluijetantunregardpar-dessussonépaule.

—Moi ? Jem'adosse contre lemât. Vous savez, ce grandmorceau de bois que vous étiezsupposéenepasdépasser?

Elleportasonquartàseslèvres.

—La bonne question, reprit-il en s'asseyant sur ses talons à côté d'elle, serait plutôt : quefaites-vouslà?

—Jem'amuse,répliqua-t-elle.Vousdevriezenfaireautant.

Elle lui tendit son quart et applaudit avec enthousiasme lemarin qui venait d'achever sonmorceau.Grayfixauninstantlequartàmoitiévide,puisleportaàsonnez.Durhumpur!Ils'expliquaitmieuxlabonnehumeurdeMlleTurner.Celle-ciluirepritsongobelet,etenavalaunelampéedigned'unvieuxloupdemer.

Par les cornesdudiable !Grayne connaissait riendepluspéniblequededevoir s'occuperd'une sage petite gouvernante... sauf, peut-être, s'occuper d'une petite gouvernante ivremorte.

—Gray!s'écriaO'Sheaensefrayantuncheminjusqu'àluipourluifourrerunquartdanslamain.T'arrivesàtempspourunnouveautoast.

L'Irlandaislevahautsongobelet.

—AlabelleMaureen,quialederrièrefermeet...

— Et le cerveau ramolli, l'interrompit Gray. Il faut avoir du porridge dans le crâne pourbatifoleravecunbrigandcommetoi.

Leshommeséclatèrentderire.

—AlabelleMaureen!repritGrayavantdeboireunegorgée.

Puisilseredressa,pritMlleTurnerparlecoude.

—Venez,dit-il.Vousn'avezrienàfaireici.

—Oh,maisj'aiétéinvitée!rétorqua-t-elled'unevoixunpeupâteuse.Jenevaisnullepart.

—Cen'estpasunendroitpourunedame,insistaGrayenlaforçantàselever.

—Atontour,Gray!s'exclamaalorsO'Shea.

—Jenesuispasvenupourboire,maispourraccompagnerMlleTurneràsacabine.

—Allez,Gray!insistaunautremarin.Justeuntoast!

MlleTurners'appuyasurluidetoutsonpoids.

—Oh,oui,monsieurGrayson!Rienqu'untoutpetittoast,renchérit-elleavecdesinflexionsprovocantesquen'auraitpasreniéeslaplustentatricedessirènes.

—Trèsbien,céda-t-il.

Illevasonverreet,leregardplongédanscelui,unpeubrumeux,desavoisine,déclarad'unevoixforte:

—Àlaplusbellefemmedumonde,laseulequej'aiejamaisaimée...

La jolie sirène ouvrit des yeux ronds. Un silence tendu se fit autour d'eux. Gray souritjusqu'auxoreilles,ravidesonpetiteffet.

—ÀmasœurIsabel!conclut-il.

MlleTurnerplissalesyeuxd'unairfurieux.Leshommeslehuèrent.

—T'esplusdrôledutout,Gray,bougonnaO'Shea.

—Exact.Jesuisrespectable.

Ilpritsavoisineparlebras.

—Etmaintenant,audodo!ajouta-t-ilàsonadresse.

—Passivite, jevousprie,protesta-t-elleensedégageant.Jen'aipasencoreportédetoast.Nousautresfemmes,nousavonsaussinosbonsamis,voyez-vous!

Desmurmureségrillardsfusèrentdupetitgroupe.Grayreculad'unpasetbutunegorgéederhum.Aprèstout,sielleavaitenviedeseridiculiser,pourquoil'enempêcher?

MlleTurnerselevaenvacillantetlevasonquart.

—ÀGervais,leseulamourdemavie.Amonpetitlapinadoré!

Monlapin?Grayfaillits'étouffer.

—Monprofesseurdepeinture,précisa-t-elled'unevoixpâteuse,etmonmaîtredansl'artdel'amour.

Descrisetdessifflementss'élevèrent.Grayposasonquartd'ungestebrusque.

—Trèsbien,mademoiselleTurner.Vousvousêtessuffisammentamuséepourcesoir.

—Jeneplaisantepas,répliqua-t-elle.Ilm'aimait.Ilétaitfoudemoi.

Siellecontinuaitainsi,songeaGray,furieux,l'équipagenonplusn'allaitpastarderàdevenirfou.Aprèstout,ceshommesétaientdesmarins,privésdefemmespendantdessemaines.

—Ilnedevaitpasvousaimertantquecelas'ilvousalaisséepartir,riposta-t-ilenluiprenantlecouded'ungestefermepourl'entraîneràsasuite.

—C'est possible,minauda-t-elle en résistantDans ce cas, ilme faut peut-être un nouveaufiancé?

Ilétaittempsdemettrefinàcettescène,ouGraynerépondaitplusderien.

D'un geste fluide, il se pencha vers elle, lui entoura les cuisses dubras et la hissa sur sonépaule.Ellepoussauncridesurprise.

—Posez-moipar terre,espècedebrute !protesta-t-elleen luimartelant ledosdecoupsdepoing.

Grayluiplaqualesjambescontresontorseet,desamainlibre,luidonnaunepetitetapesurlepostérieur.

—Messieurs,annonça-t-ilàlacantonadeenaffichantunsouriregourmand,nousallonsnouscoucher.

Salué par un chœur d'encouragements et de rires, il emporta sa proie jusqu'à la sallecommunedescabinesdesdames.Là,illareposasurlesol.Commeelleperdaitl'équilibre,illaretintparlebras.

Malluienprit.MlleTurnerenprofitapoursesuspendreàsoncou.Graydemeuraimmobile,lesbrasballants.

Par tous les diables de l'enfer ! Elle le regardait à présent de ses grands yeux suppliants -quoiqu'unpeuembruméspar le rhum.Ellearrondit ses lèvresaussipulpeusesque le fruitdéfendu...

Etéclataderire.

— Je ne vois pas ce qu'il y a de si drôle, bougonna-t-il, partagé entre l'agacement et lasatisfaction.

Aumoins,ill'avaitfaitrire.

—Ceshommes,là-haut,fit-elleentredeuxhoquets.Quecroyez-vousqu'ilss'imaginent?

Graylafixasansrépondre.

—Ilscroientquenoussommesamants!poursuivit-elleavantdes'esclafferdeplusbelle.

—SweetHeart,vousdevriezvousenféliciter,dit-ilenl'écartantdelui.

Comme elle refusait de le lâcher, il la poussa, l'obligeant à reculer jusqu'à la cloisonlambrissée.Puis,dardantsurelleunregardsévère,ilreprit:

— Priez pour qu'ils s'imaginent que je suis en train de vous faire l'amour, ma belle. S'ilspensentquevousêtesàmoi,ilsnevoustoucherontpas.Sinon...

Desesmainsbandées,elleluicaressalanuque.

—Arrêtez,ordonna-t-ild'unevoixenrouée.

Ellecontinua.

—Arrêtez!répéta-t-ild'untonplusrude.

Illaissaéchapperungrognementdefrustrationlorsque,duboutdesdoigts,elleluieffleuralapeauderrièrel'oreille.

—J'aimequandvousmeregardezainsi,chuchota-t-elle.Vousavezl'airdangereux.Commesivousétiezunpirate...etquej'étaisvotrecaptive.

—Vousêtesivre,grommela-t-il.

— Hum... Et vous, vous êtes un homme. Un homme grand et solide, avec les plus beauxcheveuxquej'aiejamaisvus.

Surce,elleenfouitlesdoigtsdanslesditscheveux.L'incendiequicouraitdanslesveinesdeGraysepropagea jusqu'àsesreins.Elleritdenouveau.Iln'avaitplusqu'uneenvie, la fairetaired'unbaiserpassionné.

—Vousvoulezquejevousdise?reprit-elle.

—Non.

—Allons,Gray,roucoula-t-elleenseplaquantcontreluisanslamoindrepudeur.Vousn'êtesplusdrôle.

—Eneffet,maugréa-t-il.

«Jesuisdevenurespectable,ajouta-t-ilpourlui-même.Depuisledébutdecettetraversée.»Etilsedemandaitbienpourquoi.Aprèstout,quelbesoinavait-ildesepresser?Ilauraitpuattendrelemoisd'après.Quiprenaitdesbonnesrésolutionsendécembre?

—Ehbien, jevaisvousdirequandmême.Voscheveuxsontd'unesibellecouleur...Bruns,aveccettebaserouge,etlà...

Elleluicaressalatemped'unairconcentré.

—...depetitsfilsd'or...Depuisquejevousaivupourlapremièrefois,j'aienviedevous...

Savoixs'étrangla,etellefutsecouéed'unfourire.

Pour sapart, ilne trouvaitpasdu tout celaamusant.Ses reinsétaienten feu, et cequi luirestaitd'empiresur lui-mêmefondaitcommeneigeausoleil. Il s'écartad'elleetappuya lesmainscontrelacloison,l'emprisonnantentresesbras.

Ilnelatouchaitmêmepas.

Elle, en revanche... Sans cesserde lui caresser lanuque, elle sepressa contre lui.Gray euttoutes lespeinesdumondeànepas frotter son sexe en érection contre elle. Il fallait qu'ilparted'ici.Sansunregardenarrière.

Hélas!ilenétaitincapable.Elleavaitenviedelui.Rienn'étaitplusirrésistiblequ'unefemmebrûlantededésir...Graypouvaitluttercontresespropresappétits,maislorsqu'unefemmelevoulait, il perdait tout contrôle sur lui-même. Cette sirène jouait les tentatrices avec unehabiletéconsommée.Etilétaitsurlepointdeluidonnercequ'elleréclamait.

—...j'aienviedevous...j'aitellementenviedevouspeindre,acheva-t-elledansunsoupir.

Delepeindre?Grayéclataderire.

—Écoutez,mabelle,je...

Il s'interrompit tandis qu'une image prenait forme devant ses yeux.Non pas celle deMlleTurner nue contre lui - une vision qui hanterait sans aucun doute ses rêves pendantlongtemps-,maiscelledeMlleTurnerentraindedessinerunportrait.

Sonportrait.

Etsoudain,ilsevitàtraverssonregardd'artiste.

Unbrigandhirsutesurlepointd'abuserd'unepetitegouvernanteseuleaumondeetunpeuivre.Unhommequis'apprêtait-unefoisdeplus-àbriserunepromessefaiteàsonfrère.Unimposteurenbottesdedandys'efforçantdes'acheteruneplacedans labonnesociétéetderentrerdanslesbonnesgrâcesdesasœur,fauted'avoirétécapabled'obtenirl'uneetl'autreparsesseulsmérites.

Ceportrait-làne luiplaisaitpas. Ilneseraitsansdoute jamaisunmodèlederespectabilité,maisqu'ilsoitmauditsil'ondevaitconserverunetelleimagedelui!

Dansungrognementdedépitetdefrustrationmêlés,ilreculadeplusieurspas.

—Pasquestion!marmonna-t-il.

—Pourquoi?Vousnevoulezpasquejevous...

—Non.Jeneveuxriendevous.Jevousinterdisdemepeindre,demetoucher,dedistrairel'équipage,d'attirerlesrequins...Jeneveuxmêmeplusvousvoir.Plusjamais!

Ellelefixa,visiblementperdue.Iln'enavaitpasterminé.

—Vousn'êtesqu'unetêtedelinotte,poursuivit-il.Avez-vousidéedecequipeutarriveràunejeune femme qui voyage sans chaperon et sans un sou vaillant ? Avez-vous conscience dejouer avec le feu, lorsque vous laissez ceshommesvous saouler et que vous vouspavanezdevanteuxcommeunetraînée?

LevisagedeMlleTurnersedécomposa.

— Si j'avais eu envie de vous, continua-t-il d'un ton menaçant, je vous aurais eue dès lapremièrenuit.Etjemeseraissansdoutedéjàlassédevoscharmesàl'heurequ'ilest.Vousauriezperduvotreinnocence,etpourquoi?Pourrien!Peut-être,sivousaviezétédouéeaulit,vousaurais-jedécomptéquelquesshillingssurleprixdevotrebillet.

Elleouvritdegrandsyeuxeffarés.Sonivresseparutsedissiper.Tantmieux.Peut-êtreallait-elleseconduireavecunpeudebonsens,àprésent.

—Maintenant,allezdansvotrecabine,verrouillezvotreporte,etaulit.N'oubliezpasdefairevosprières,etremerciezlebonDieuquejeneveuillepasdevous.

Chapitre9

Mauditsoleil!

Sophiaentrouvritlespaupières.Seulunfaibleraidelumièrepassaitsouslaportemaisellerefermalesyeux,douloureusementéblouie.Elleavaitmalàlatête.Elleavaitmalauxmains.Elleavaitmalpartout.Sansdouteunsouvenirdelaluttemenéelaveillecontreunrequin.

Unrequin...ouunpirate?

Dessouvenirséparsémergèrentàlasurfacedesamémoire.Peuàpeu,ilsserassemblèrentpourformeruneimage.

AunomduCiel,qu'avait-ellefait?Elleavaitdéclarédevantunedouzainedemarinséméchésqu'elle venait de rompre une relation torride, et qu'elle cherchait un nouvel amant... etcommesicelanesuffisaitpas,elle s'étaitpresséecontreM.Graysonenmurmurant toutessortesdesottises.

Elleignoraitcequiétaitleplusmortifiant:lefaitdes'êtreofferteàluiavecl'éléganced'unefillepourmatelots...oulerefusqu'illuiavaitopposé.

Jeneveuxpasdevous.Voilà,ensubstance,cequ'illuiavaitdit.

Ladouleurdesesblessuresnétaitriencomparéeàcelledel'humiliation!

UnejeunefillebienélevéeseseraitréveilléeenremerciantleCield'avoirconservésavertuaprèss'êtrecomportéecommeellel'avaitfait.

Sophia, quant à elle, avait depuis longtemps accepté d'embrasser l'infamie. Et l'Infamie enpersonnen'avaitpasvoulud'elle.

Jeneveuxpasdevous.

Lesmots l'avaient transpercée commeun couteau.Qui voudrait encore d'elle, après cela ?Que serait-elle devenue si elle n'avait pas été élevée dans une bonne famille, préservée detouteslestentations?SiTobylavoyaitaujourd'hui,ilseféliciteraitdesadisparition.

Descoupsfrappésàlaporteluiarrachèrentunsursaut.

—Oui?répondit-elled'unevoixfaible.

—Petitdéjeuner!annonçaStubb.AveclescomplimentsdeGermain.

—Gervais,marmonna-t-elleenplongeantsoussescouvertures.

Dieu du ciel, comment pourrait-elle regarder Stubb dans les yeux, désormais ? Commentpourrait-elleregarderquiquecesoitdanslesyeux?

Elleenétaitincapable.

Elle demeura cloîtrée trois jours durant, prenant ses repas seule, consacrant son temps audessin,nes'aventuranthorsdesacabinequepourserendreauxcabinetsd'aisances.Stubbpassaitlematinetlesoirpourluiapporteràmangeretluichangersespansements.

Finalement, l'ennuieutraisondesonembarras.Ildevaitresteraumoinstroissemainesdevoyage.Ellenepourraitresterenferméeaussilongtemps.

Elleavaitbesoind'airfrais,delumière,etdenouvellessourcesd'inspirationpoursonart.

Voilàdonc comment, aumatinduquatrième jour, Sophiaôta sesbandages, rassembla sonmatérielàdessinetsoncourage,etmontasurlepont.

Un calme inhabituel régnait sur le navire. Sophia avait beau garder la tête baissée, ellepercevaitlepoidsdesregardssurelle.

Elleprituneprofondeinspirationetredressalementon.Puisellefranchitlescinqpasquilaséparaientd'unecaisseretournéeets'yassit.Ehbien,celan'avaitpasétésidifficilequecela,finalement.

Elleentendait lesmarinsdiscuteretrire-probablementdesesvantardises.Ellen'auraitsudirecequ'elleferaitsil'und'euxvenaitseproposerpourremplacerGervais.Bienquelafaçonbarbare dontM. Grayson l'avait emportée ce soir-là lui ait laissé un souvenir cuisant, elleespéraitqu'ilavaitraisonensupposantqu'ilslalaisseraienttranquilles'ilslaprenaientpoursamaîtresse.

S'ilssavaient!Jeneveuxpasdevous.

Assez.Elleavaitsuffisammentruminé.Ilétaittempsdesemettreautravail.

Elle choisit de dessiner un chat. Un chaton aux grands yeux, dressé sur ses pattes arrièrecommepourbondir.Surquelleproie?Ellen'enavaitaucuneidée.

Uneombreobscurcitsoudainsafeuille.Sophiasefigea,incapabledeleverlesyeux.

—Qu'est-cequ'ilavu?Unesouris?

Cen'étaitqueO'Shea.Sophiapoussaunsoupirdesoulagement.

—Jen'aipasencoredécidé,répondit-elle.Peut-êtreunserpent.

—Ilestcourageux,alors.

La main en visière au-dessus des yeux, Sophia regarda l'Irlandais. Il émit l'un de cesraclementsdegorgedont leshommesont lesecret lorsqu'ilsontquelquechoseàdiremaisnesaventpasparoùcommencer.

Sophiaattendit,nerveuse.Elleavaitpeurdecequiallaitsuivre.

—Oui?fit-ellepourl'encourager.

—Aveclesgars,onatiréàlacourtepaille,mademoiselleTurner.

Ils'accroupitsoudaindevantelletandisqu'unsourirefendaitsonvisageburiné.

—C'estmoilepremier.

—C'estmontour,maintenant,mademoiselleTurner.

Sophialevalesyeuxdesaplancheàdessin.Quinnsetenaitdevantelle,l'airgrave,tournantsacasquetteentresesgrossesmains.

—Jevousenprie,monsieurQuinn,asseyez-vous.

Ilpritplacesurlacaisseinstalléeenfaced'elleetposalespaumesàplatsursesgenoux.

—Jedoisfairequoi?demanda-t-il.

Sophiaaiguisalapointedesonfusain.

—Riendutout,répondit-elle.

Elleluisourit,puisbaissavivementlesyeuxenconstatantquecelalemettaitmalàl'aise.

—Parlez-moidevous,suggéra-t-elletoutencommençantsonesquisse.

Ilsefrottalamâchoired'unairperplexe.

—Yapasgrand-choseàraconter.JesuisnédansleYorkshire.LepaternelnousaemmenésàLondresquandj'étaistoutminot.J'aiétéenrôlédanslamarinequandj'avaisseizeans,etjesuisjamaisrestélongtempsàterredepuiscejour.

—Vousn'avezpasdefamille,alors?demanda-t-elled'untonvolontairement léger, toutenétudiantdiscrètementsonnezbusquéetsessourcilsfournis.

—Pasencore,mademoiselle.

—Mêmepasunefiancéeàquiporterdestoastslesamedisoir?

Quinnémitunrirerude.

—Oh,j'enaiunepourchaquejourdelasemaine!

Sophiacessauninstantdedessineretarquaunsourcil.

— Tant mieux. Je suis ravie d'apprendre que votre emploi du temps est plein, monsieurQuinn,carjevousavertis,jen'aipasl'intentiond'êtreinfidèleàGervais.

Il s'esclaffa, puis se détendit visiblement. Sophia en fut soulagée. Personne n'avait cru àl'existencedesonpeintrefrançais,etellecommençaitàcomprendrepourquoi.Laplupartdes« fiancées » de ces hommes étaient imaginaires, elles aussi. Ces marins au long coursmenaient une vie dangereuse. Ils flirtaient avec la mort et s'efforçaient d'en rire. S'ilsparvenaientà lui échapper, ilsn'échappaientpasà la solitudeen revanche, et la chassaientcommeilslepouvaient-avecdeschansons,durhumetdesamoursrêvées.

D'unecertainefaçon,elleétaitcommeeux.Elleaussis'inventaitdebelleshistoires.

ElleseremitautravailtouteninterrogeantQuinnsursonenfance,sonpays,sesannéesdeguerre,cequiluipermettaitdel'examinersanslemettremalàl'aise.

Comme c'était différent de dessiner de « vraies » gens ! Chaque portrait était un défi, etcependant, Sophia prenait un plaisir étonnant à faire parler ses modèles, à gagner leurconfiance. Ils s'asseyaient en faced'elledans l'espoirqu'elle saurait saisir leurs traits,maislorsqu'elle leur tendait leur portrait achevé, elle leur offrait plus qu'un simple reflet d'eux-mêmes.

Elle leurdonnaituncadeaudevaleurnéde son talent, etnonde sa fortuneoude son jolivisage.

Biensûr,celal'aidaitaussiàpasserletemps.Etànepaspenseràlui.Ilsemblaitêtrepartoutà la fois sur ce maudit navire. Impossible de lui échapper ! Même si elle restait dans sacabine,savoixluiparvenaitparl'écoutille.

M.Graysonn'étaitpasunhommediscret. Ilparlait souvent,engénérald'unevoix forte,ettoutlemondel'écoutait.Ellecomprise.

Lescrisdesmarins, leursjurons,laclochequipiquait lesquarts, legrincementdeschaînessurlepont,lescraquementsdelacoque...touscessonsavaientfiniparsefondreenunbruitde fond,mais pas la voix deM. Grayson, dont les accents sonores assaillaient Sophia auxmomentslesplusimprévisibles.

Ainsi, il choisissait l'instant où elle laçait son corset pour lancer une plaisanterie lestedestinéeà fairerougir lepauvreDavy-que lespointesdesesseinssedressentenréaction

agaçaitSophiaauplushautpoint.

Oubien,desapuissantevoixdebaryton,ilentonnaitunechanson,paillardeengénéral,avecla gravité que l'on réserve à un hymne religieux. Avant la fin du premier couplet, toutl'équipagereprenaitenchœur,etSophiasouriaitmalgréelle.

Ouencore,ilcalmaitunequerelleparunesimpleboutade,formuléed'untonléger.

M.Graysonavaitledondedirigerleshommesparleseulpouvoirdesavoix,aussisûrementqueletimonierdirigeaitlebateauenmanœuvrantlabarre.

—Jesaisàquoitupenses,Gray,déclaraO'Sheaparunematinéepaisibleetchaude,alorsqueSophiaétaitoccupéeàdessinerdanssacabine.

—Oui,réponditM.Graysond'untonnostalgique.Ceseraitsifaciledelaprendre.

Destupeur,Sophiafaillitenlâchersaplume.

—Onaleventpournous,observaO'Shea.

—Etnotregoéletteestplusrapide,renchéritM.Grayson.

Ilsparlaientdebateaux,compritSophia,nonsanssoulagement.

—Unbouletdecanonsurlegouvernail...suggéral'Irlandais.

—Ceneseraitmêmepasnécessaire.Ilsuffiraitd'uncoupdesemonceetd'unsourirepourqu'elleserende.

Sophiapouvaitpresquel'entendresourire.

—Lescanons,c'estpourlesamateurs,poursuivitM.Grayson.Pourprendreunegoélettesanscoupférir,toutestdansl'approche.Ilfautsecomportercommesiellenousappartenaitdéjà.Ensuite,ilneresteplusqu'àeninformersoncapitaine.

Cette fois, Sophia sourit avec lui. Elle comprenait parfaitement ce qu'il disait. Elle avaitemployélamêmeméthodelejouroùelleétaitalléeàlabanque,etenétaitsortieunedemi-heureplustardavecsixcentslivressterlingenpoche.

Commec'étaitétrange!Ellen'avaitquasimentpasadressélaparoleàM.Graysondepuisunesemaine,pourtant,àforcedeconversationsetderemarquessurprisesicioulà,elleenétaitvenueàleconnaîtreplutôtbien.Etàl'apprécier.

Ellelevoyaitcommeunami,àprésent.

Aprèstout,illuiavaitsauvéplusquelaviecefameuxsoir.Impossibledelenier,ilauraitpul'avoir si facilement. La conquête, c'était sa spécialité. Les femmes, les bateaux... Ce qu'ilvoulait, il le prenait. Et il l'avait désirée, en dépit de ses dénégations. Lorsqu'elle s'étaitpresséecontreluidemanièresiimpudique,elleenavaiteulapreuvemanifeste.

Elle s'était littéralement jetée à sa tête, et pourtant, il s'était détourné.Oh, il n'était pas lepremieràsesoucierdesavertu!Toutesavie,elleavaitétéentouréedegensquisemblaientn'avoird'autremissionquedeveiller sur savirginité.Carcelle-ciavaitde lavaleur ; c'étaitunemonnaie d'échange que l'on négocierait contre des entrées dans la haute société. Cesmêmes gens se seraient-ils autant souciés de la garder intacte si elle était née dans lecaniveau?Elleendoutait.

MaisM.Grayson,lui,l'avaitrespectée.Illaprenaitpourunepetitegouvernantesanslesou,sans famille, sans relations, pourtant il avait protégé sa vertu alors que, dans unmoment

d'ivresse,elleavaitétéprêteàlaluioffrir.

Lorsquesesparvenusdeparentsavaientconstatél'échecdeleuraînée,Kitty,àferrerunmarititré, ils avaient reporté leurs espoirs sur leur cadette.En s'enfuyant, Sophia avait repris lecontrôledesafortune,maisaussidesonproprecorps.

Épouserunhommepoursapositiondans lemonde,sansamournipassion,celaaurait faitd'ellelapiredesprostituées!Sophiarefusaitquesavertunesoitqu'unobjetdetransactionouunmoyendepaiement.Ellerêvaitdedésir,detendresse,d’histoired'amour.

M.Graysonavaitfaitensortequesonrêvenesebrisepas.Peut-êtreavait-ileuraison,aprèstout.Peut-êtreaurait-elledûremercierlebonDieuqu'iln'aitpasvoulud'elle.

Danscecas,pourquoin'yparvenait-ellepas?

Elle se leva et rassembla sonmatériel de dessin. Il faisait un temps radieux, il y avait unevoile à l'horizon, et ellenepouvait tout simplementpas resterun instantdeplus confinéedanssacabine.

Oh,quiessayait-elledetromper?Elleavaitenvied'êtreprèsdelui,voilàtout.

Gray se figea en voyantMlle Turner apparaître sur le pont. Voilà des semaines qu'elle lehantait - le jour, lorsqu'il apercevait sonbeauvisage, lanuit,quand il rêvaitd'elle.Etalorsqu'ilpensaitavoirenfindomptésondésirpourelle,voilàqu'elleruinaittousseseffortsenuninstant.

Rienqu'enchangeantdetenue.

L'affreuxsuairedelainegriseavaitdisparu,remplacéparunerobedemousselineàfleurs.

MlleTurnerfitquelquespas,puislevalevisageversleciel.Unefleurs'épanouissantausoleil!Labrisefitdanserlafineétoffedesarobe,puislaplaquacontresesjambes,enrévélantlescourbesaffolantes.

Décidément, Mlle Turner était la créature la plus ravissante qu'il eût jamais vue. Parconséquent,ildevaits'interdiredelaregarder.

Ceàquoi ils'efforçavertueusementpendantquelques instants. Ilscruta l'horizonenquêtedenuages.Vérifial'heuresursamontre,dontilremontalemécanismeetnettoyaleverre.Ilsongeaàl'Angleterre,puisàlaFrance,puisàCuba,puisàl'Espagne.Ilpensaàsonfrère,àsasœur,etmêmeàl'horribletanteRosamond,qu'iln'avaitpasvuedepuisdesannées.Autermede cet effort herculéen, il avait le front couvert de sueur, et n'avait fait que repousserl'inévitabled'uneminute.Illaregardadenouveau.

Unevaguededésird'unestupéfianteintensitédéferlaenlui,souslaquelleilperçuttoutefoisuneémotionétrange.Siétrangequ'ilpréféralalaissers'abîmerdanslessombresprofondeursde son être. Il laissait volontiers à d'intrépides explorateurs de l'âme humaine le soind'examinercettesensationdesplusdéstabilisantes...

Poursapart,ilpréféraitseconsacreràl'observationdelarobedeMlleTurner.L'étoffeétaitdequalités'ilsefiaitàl'impressionparfaitedumotif,sanslamoindrevariationdecouleurs.Lacouturièreavaitplacésonpatrondesortequelescouturesnerompentpasladispositiondesmotifs. Lesmanches s'ajustaient idéalement aux épaules, et le tombé était impeccable.Contrairementàl'abominationdesergegrise,cetterobeavaitdûcoûterfortcher.EtelleavaitététailléesurmesurepourMlleTurner.

Pourtant, elle ne lui allait plus. Quand la jeune femme se tourna, Gray vit que l'encolure

bâillaitetquelajupeflottaitauniveaudeshanchesaulieud'ensoulignerlesrondeurs.

Ilfronçalessourcils.

Leurs regards se croisèrent à cet instant. Le sourire de Mlle Turner laissa place à uneexpressionperplexe.Nesachantquedire,etfurieuxd'avoirchassésonsourire,Graylasaluad'unbrefhochementdetête,puistournalestalons.

Graypénétraentrombedanslacuisine.

—MlleTurnernemangeplus.

Siseulementlavapeurquis'échappaitparlesouverturespouvaitemporterlesémotionsquibouillonnaientenlui!

—Bonjouràtoiaussi,fitGabrielens'essuyantlesmainssursontablier.

—Ellenemangeplus,répétaGray.Ellemaigrit.

—Ahoui?demandaGabriel,lesourireauxlèvres,ens'emparantd'unmailletpourattendrirunmorceaudeporcsalé.Qu'est-cequitefaitdireça?

—Sarobeneluivaplus.Ellebâillesurledevant.

Gabriel arqua un sourcil amusé. Gray serra les dents, agacé, puis il poussa un soupir etdétournalesyeux.

— Si on m'avait dit qu'un jour, tu te plaindrais qu'une jolie femme soit trop décolletée,commentalevieuxcoq,

—Cen'estpasunejoliefemme...

Grays'interrompitdevantleregardhilaredeGabriel.

—Cen'estpasseulementunejoliefemme,rectifia-t-il,c'estunepassagère.J'ai ledevoirdeveillersursasanté.

—C'estpaslaresponsabilitéducapitaine?

Grayplissalesyeux.

—JepensequeMlleTurnerapas l'habitudede lavieàbordd'unbateau,expliquaGabriel.Elleesthabituéeàuneexistenceraffinée.

Graydardaunœilnoirsurleporcsaléetlespommesdeterreflétriesentraindegermer.

—C'estledéjeuner?

—Oui,avecdesbiscuits.

—Jevaisordonnerauxhommesdepêcherdupoisson.

—C'estpaslaresponsabilitéducapitaine?répétaGabrield'unevoixsuave.

Grayn'auraitsudiresilavapeurquisortaitparlesclaires-voiesprovenaitdupoêleoudesespropresoreilles.Iln'aimaitpasdutoutletonironiquedeGabriel.Etildétestaitl'idéequelescourbesdeMlleTurnerfondentavantmêmequ'ilaiteuletempsdelesapprécier.

Contrariéau-delàdesmots,ilsetournaverslaporte,l'ouvritavecforce...

—Assieds-toidonc,Gray,fitGabriel.

Avecunsoupir,Grayrevintsursespas.Ilpritplacesuruntabouret,etregardalevieuxcoqremplirungobeletd'étainqu'ilposaensuitedevantlui.

Dulait.

—Bontédivine,Gabriel,jen'aiplussixans!

—C'esttoiquiasachetéleschèvres,rétorquacedernierd'untonplacide.

Gray secoua la tête. Puis il prit le gobelet, le porta à ses lèvres, et après en avoir goûté lecontenu,lebutd'untrait.Leliquideétaitdouxetcrémeux.Ilavaitungoûtd'innocence.

Tandis que Gabriel reprenait son maillet, le regard de Gray fut attiré par un mouvementderrière lui.Undessin -ducoq lui-même-était fixéà la cloisonparuncoinetvoletaitaurythmedesmouvementsdubateau.L'artisteavaitsibiencapturélesourireespiègleduvieuxcuisinieretl'étincellemoqueusequibrillaitaufonddesesyeuxqueGrayavaitl'impressionqueGabrielétaitentrainderire.

Deriredelui,probablement.

—Elleestvenueici?demanda-t-il.

—Chaquematin.

Gabrielseredressaavantd'ajouteravecdesinflexionsdistinguées:

—Nousprenonslethé.

Encoreunendroitàéviter,songeaGray.Lacuisineàl'heuredupetitdéjeuner.

— Veille à ce qu'elle mange quelque chose, ordonna-t-il. Verse plus de lait dans son thé.Prépare-lui du pudding. Chaque jour si elle aime cela. Penses-tu à lui donner sa rationquotidiennedejusdecitronvert?

Gabrielsouritaumorceaudeporcsalé.

—Oui,monsieur.

—Doubleladose.

—Oui,monsieur,répétaGabriel,quisouriaitàprésentjusqu'auxoreilles.

—Etcessedericanerainsi,bonsang!

—Oui,monsieur, fredonna levieilhommesansmême le regarder.Sionm'avaitditque jeverraisçaunjour.

Chapitre10

LaveilledeNoëlarriva.Sophia,d'humeurmorose,étaitassiseàlatabledelasallecommunedes dames, son matériel disposé devant elle. Afin de s'adapter au roulement incessant del'océan,elleavait fixésonencrieravecunepastilledecire fondueetattachésonpapierpardeslanièresdecuir.

Elleavaitàprésent illustré les troisquartsduLivred'étudesdétailléesdesesdeuxhérosàchacundeleursébats.Cematin,cependant,lalubriciténel'excitaitplus.Elletournalespagesjusqu'à l'épilogue dans lequel le gentleman-farmer demandait la main de sa jolie laitière.D'unemain distraite, Sophia esquissa le couple, assis à l'ombre d'un saule. La demoiselle,désormais vêtue comme une lady, regardait l'horizon. Le jeune homme était étendu dans

l'herbe,latêtesurlesgenouxdesabelle.Ilsavaienttoutd'uncoupletrèsamoureux.

—Holà!criasoudainunevoix.Navireàbâbord!Toutlemondesurlepont!

Le bateau semit soudain à grouiller d'activité. Sophia entendit le son familier de la vigiedescendant sonposte, puis celuide la grand-voileque l'on amenait.L'Aphrodite ralentit etpivotalentement.

Sophia reboucha en hâte son flacon d'encre et s'essuya les mains sur son tablier. Unerencontre avec un autre bateauprenait parfois quelquesminutes, parfois quelquesheures,selonque les capitaines se saluaient simplement ou échangeaient des informations oudesmarchandises,maisc'étaittoujoursunévénementqueSophia,commen'importequid'autreàbord,nevoulaitpasmanquer.

Ellegagnalepont,et,lamainenvisière,décrivitunarcdecercle.Aucunnaviren'étaitenvue,pasmêmeunevoileàl'horizon.Etcependantl'équipageétaitrassemblésurlepont,piaffantd'impatience.Perplexe,Sophias'approchadeQuinn.

—Jecroyaisquenouscroisionsunnavire?

Unlargesourireétiraleslèvresdumarin.

—Poursûr,mademoiselle!

—Mais...commençaSophiaenscrutantdenouveaul'océan.

—Oh,ilestpassurlamer!repritlemarin.Onattendunvisiteurquivientdedessous.Onafranchi le tropiqueduCancer. Il faut apaiser la colèredu vieuxTritonavantdepoursuivrenotreroute.

SophiafixaQuinnsanscomprendre.

—Triton?Souslamer?

— C'est la coutume,mademoiselle, expliqua O'Shea en s'approchant. Le Roi de laMer enpersonne doit monter sur l'Aphrodite pour mettre à l'épreuve ceux qui passent pour lapremièrefoisletropique,commelemoussaillon.

Dumenton,ildésignaDavy,quisemblaitaussidésorientéqueSophia.

L'Irlandaiscroisasesbrasmassifssursonlargetorse.

— Et bien sûr, Triton prélève toujours sa taxe. Alors préparez une ou deux petites pièces,mademoiselleTurner, ou il pourraitbienvous emporter sous lamer et vous y garderpourl'éternité.

QuinnricanaetjetaunregardentenduàO'Shea.

—ConnaissantcevieuxTriton,çam'étonneraitpasqu'ilfasseexactementça,dit-il.

—Onpourraitpasluireprocher,renchéritO'Sheaavecunclind'œilcomplice.

Le cœurdeSophia semit à cogner sourdementdans sapoitrine, tout contre la liasse fixéesoussoncorset.CeTritonétait-iluneespècedepirate?

—Où est le capitaine ? demanda-t-elle à Quinn. N'est-il pas censé saluer les navires qu'ilcroise?

—Oh,lesofficierssetiennentàl'écartdeTriton!C'estuneaffairedemarins.

Si Sophia avait besoin d'un prétexte pour s'éclipser, on venait de lui en offrir un sur un

plateau.Maisavantqu'elleaitletempsd'esquisserunmouvement,unevoixcria:

— Holà ! Préparez-vous à accueillir votre souverain ! Le Roi de l'Océan remonte desprofondeurs,accompagnédesaReine!

Desriresfusèrent.Manifestement,cettevisitenesemblaitpasinquiéterl'équipage.

Des matelots hissèrent le canot à rame le long de la coque, et deux silhouettes étrangesapparurentbientôt.Sophianevitd'abordquelapluspetite-unecréaturebizarreauxlongscheveuxetauvisagegrimé,vêtued'unejupeentoiledejuteetd'uncorsageenfiletdepêchedécoré de coquillages. L'équipage acclama avec enthousiasme la Reine des Mers, unesouverainebarbuequioffraitunesingulièreressemblanceavec...Stubb.

Interdite,Sophiasetordit lecoupourtenterd'apercevoirTriton,dont levisageétaitàdemicaché par le grandmât, et dont elle ne voyait qu'une toge blanche drapée sur une épaulebronzée.Ellefitunpasdecôtéetfaillitseprendrelepieddansunrouleaudecordage.

—Àgenoux,pauvresmortels!ÀgenouxdevantvotreRoi!

Leshommess'exécutèrent,offrantàSophiaunevueimprenablesurlesouverain.Malgrésondéguisement,etlapeinturebleuequiluicouvraitlefront,Sophiaauraitreconnuentremillecettevoixdebasse.

M.Grayson,carc'étaitbienlui,setenaitàquelquespasd'elle,grandetfier, letorseàdeminu, desmèches humides encadrant son visage bronzé, sa puissantemusculature soulignéeparlejeudesrayonsdusoleil.Undieupaïendescendusurterre.

SesyeuxcroisèrentceuxdeSophia,etsonsouriresefitcarnassier.Sonregardétaitsihardiqu'elleeutsoudainl'impressiond'êtrenue.

Refusantdeselaisserimpressionner,ellelesaluad'unepetiterévérence.

LeRoidesMers'esclaffa,visiblementsatisfait. Ilacceptait leurallégeanceà touscommesielle luiétaitacquisede touteéternité.Etaprès tout,pourquoipas?N'était-ilpas leurchef,celuiàquiceshommesavaientoffertleurloyauté?Etcenaviren'était-ilpaslesien?

—Oùestlepropriétairedecerafiot?tonna-t-il.Ah,non!Onm'aditqu'iln'estplusdrôledutout.

Tandisquel'équipageriaitdeboncœur,Tritonsautapar-dessus lebastingage,tenantd'unemainunbalaisupposéreprésentersontrident.

—Quel'onm'amènel'agneauencorepur!

Ens'entendantdésignerainsi,Sophiatressaillit.Qu'avait-ildoncl'intentiondeluifaire?Elleétaitàlafoisaffoléeetimpatientedeledécouvrir.

Étrangement, les marins ne lui prêtèrent aucune attention. Et c'est Davy Linnet qu'ilspoussèrentversl'avant.

—Levoilà,VotreAltesse!s'écriaQuinn.

LeRoidelaMertenditsontridentverslejeunemousse.

— Si tu veux traversermon océan, jeune homme, tu dois d'abord te soumettre à un petitinterrogatoire. Et il fautme dire la vérité,m'entends-tu ?Onnement pas à Triton ! Si tuessaiesdemeduper,jet'emporteavecmoiaufonddesmers.

Davyjetaautourdeluidesregardsindécis.

—Oui,monsieur.

—Oui,VotreAltesse,rectifiaTriton.

—Oui,VotreAltesse,répétaDavyendansantd'unpiedsurl'autre.

Deuxmarinsfirentrouleruntonneaucontrelemâtetl'onhissalejeunegarçondessusparmileséclatsderire.

—Etmaintenant,mongarçon,ordonnaTriton,dis-moiquelesttonnom.

—DavyLinnet,monsieur.

Bang!Tritonfrappalesoldesontrident.

—VotreAltesse.

—DavyLinnet,VotreAltesse.

—Quelâgeas-tu?

—Quinzeans,monsieur.Bang!

—Quinzeans,VotreAltesse.

D'unpastranquille,leRoidelaMertournaautourdumousse.

—D'oùviens-tu,DavyLinnet?

—DuSussex.DelavilledeDunswold.VotreAltesse.

—Combiendefrèresetsœurs?

—Cinq,VotreAltesse.Quatre sœurs etun frère.Tritonpivota lentement sur ses talons enposantsontridentsursonépaule.Ilrattrapad'ungesterapidesatogequiavaitglissé,maisSophiaavaiteuletempsd'apercevoirunecicatricesursontorse-uncercledechairplissée,delatailledesapaume.

—Dis-moi,DavyLinnet,quepréfères-tu:lepainblancoulepainnoir?

—Blanc,VotreAltesse.

—Bièreougrog?

—Grog,VotreAltesse.

Davy, qui s'était manifestement attendu à un interrogatoire plus sévère, commença à sedétendre.Àtort.

—As-tudéjàvolé,DavyLinnet?

Lesouriretimidequiavaitcommencéàéclairerlevisagedugaminsefigea.

—Ehbien...j'aifauchéuntrucoudeux,VotreAltesse.Delanourriture,surtout.

Tritonluiadressaunregardsévère.

—Lafaimjustifiedonclevol?

—N...non,monsieur.Non,VotreAltesse.

—Volerais-tutescamarades?

—Non,réponditDavyd'untonferme.Jamais.

Bang!

—Non,VotreAltesse.

LeRoidelaMerdécrivitunnouveaucercleautourdelui.

—Mêmesituavaisfaim?

—Même,VotreAltesse.Onvolepasceuxavecquionpartagetout.Si j'aifaim,c'estquelesautresontfaimaussi.

Tritonapprouvad'unhochementdetêteunpeuraide,visiblementsatisfaitdelaréponsedeDavy.Puisils'accoudanégligemment,dosaubastingage.

—As-tuunefemme,DavyLinnet?

Lemoussesourit.

—Non,VotreAltesse.

—Combiendefiancées?

—Aucune,VotreAltesse,réponditDavyens'empourprant.

—Tuasdéjàtroussédesfilles,DavyLinnet?

Cettefois,lemoussedevintécarlate.

—Non.

Bang!

—Non,VotreAltesse.Pasencore.

Unéclatderiregénéralsaluasaréponse,etarrachaunpetitsourireauRoidelaMer.

—Es-tuétéamoureux,DavyLinnet?

Acesmots,Davy se raidit. Il jetaunbref regarddans ladirectiondeSophiaqui sentit soncœurseserrer.Ellesavait,commetoutl'équipage,quelejeunegarçonétaitentichéd'elle.

—Lavérité,mongarçon!tonnaTriton.

—Oui,monsieur.Jesuisamoureux.

Untonnerrederiressaluasaréponse.Davyétaitplusrougequ'unepivoine.Sophiasemorditlalèvre,vibrantdecompassionpourlui.

Mêmelejouroùilavaitgrimpéaumât,tremblantdepeur,iln'avaitpasfaitpreuved'autantde courage qu'en cet instant. Et elle ne se souvenait pas d'avoir entendu prononcer cesparolesavecautantdesincérité-pasmêmeparlesinnombrablesgentlemenquiluiavaientdéclaréleuramour.

M.Graysonlui-mêmedutêtretouchéparl'honnêtetédeDavy,carilenoubliadefrapperlepontdesontridentpourexigerle«VotreAltesse»derigueur.

—Unedernièrequestion,DawLinnet.As-tuunepiècepourpayerl'octroi?

Legaminbattitdespaupièresd'unairperdu.

—Tusaisqu'ilyaunetaxeàpayerpourpasserceseauxsansencombre,repritTriton.Etsitune t'en acquittes pas en monnaie sonnante et trébuchante, tu devras en subir lesconséquences.

Il fitunsignede têteà laReinedesMers.Celle-ci souleva le couvercled'un tonneau,donts'éleva une effroyable puanteur où se mêlaient des odeurs de goudron, de poisson en

décompositionetd'eauxusées.

—Je...jen'aipasdepièce,VotreAltesse,bégayalemousse.

—Danscecas,tuvasdevoirêtrebaptisé,DavyLinnet,achevaleRoidesMersd'untonsuave.

—Etrasé!ajoutaStubbenagitantunelamedemétalrouillée.

Une salve d'encouragements monta de l'assemblée, tandis que Levi et O'Shea prenaientchacunDavyparunejambeetlesoulevaientpourleporterjusqu'autonneau.

Sophiasavaitqu'ellenedevaitpasintervenir-Davyenseraitquittepourunbain,ettousceshommesavaienttrèsprobablementsubilamêmeinitiationdansleurjeunesse-,maiscefutplusfortqu'elle.L'adolescentavaitétésuffisammenthumilié,enpartieàcaused'elle.

—Arrêtez!cria-t-elle.

Toutlemondesefigea,puisunedizainedetêtessetournèrentverselle.

— Et moi ? lança-t-elle àM. Grayson. Moi aussi, c'est la première fois que je franchis letropique.

UnsourireétiraleslèvresdeM.Grayson,quilaparcourutduregard.

—Vraiment?fit-il.

—Oui.Etjen'aipasunsouvaillant.Comptez-vousm'infligerlemêmetraitement?

—C'estuneidée...Maisd'abord,jedoisvousinterroger.

Puis,d'unevoixthéâtrale,ilreprit:

—Quelesttonnom,mafille?

Lagorgenouéeparl'inquiétude,Sophianeréponditpas.Tritondonnauncoupdetridentsurlepont.

—Lavéritéoulamort!

Desmurmuresexcitésparcoururent l'assemblée.Tout lemondesemblaitavoiroubliéDavyLinnet, qu'on avait reposé sur le pont. Le vent lui-même tomba, comme s'il retenait sonsouffle.Malgré les battements désordonnés de son cœur, Sophia parvint à répondre d'unevoixneutre:

—Jen'aipasl'intentiondemesoumettreàvotreinterrogatoire.

Levantbienhautlementon,ellearquaunsourcil.

—Etvousnemefaitespaspeur.

Ilfallutquelquesinstantspourquel'hilaritégénérales'apaise.

—Tuosesmeparlersurceton?fitGraysansciller.JesuisTriton.

Toutenparlant,ils'étaitdirigéverselle.

—RoidelaMer.

Ilcontinuades'approcher.

—Undieuparmilesmortels.

Aprésent,ilsn'étaientplusqu'àquelquespasl'undel'autre.Sesyeuxbrillaientd'excitation.

—Etj'exigeunsacrifice!tonna-t-il.

Sophia porta nerveusement lamain à sa gorge. Il était si près qu'elle voyait le jeu de sesmusclessouslapeauhâlée.Desgouttesd'eaudemerroulaientsursontorseenperlesiriséesavantd'allerseperdresouslesplisdesatoge.

Unsacrifice?répéta-t-elledansunsouffle,lesjambesflageolantes.

D'ungesteadroit,iltenditversellesonsceptredontilglissadélicatementl'extrémitésoussamainpourl'approcherdesesyeux,avantdefaireminedel'inspecter.

Sophia le laissa faire, aussi impatiente que le reste de l'équipage de voir comment lareprésentationallaits'achever.

—Exceptionnelspécimend'individuféminin,commentaTriton.Jeune.Belle.Pure.

Soudain,ilbaissasontrident,laissantretomberlamaindeSophia.

—Maisellenemeconvientpas.

Sophiaeutl'impressiond'avoirreçuunegifle.Cesparolesfaisaientdouloureusementéchoàd'autres.Jeneveuxpasdevous.

—Tropmaigre,décrétaleRoidelaMer.

Ilbalayal'assembléed'unregardsouveraintoutendécrivantunarcdecercledelapointedesonsceptre.

—L'offrandedoitavoirdelachairsurlesos.J'exige...

Il jetasurlepontsonemblème,faisantsursauterSophia,etposalesmainssurleshanchesdansuneattituderoyale.

—J'exigequ'onsacrifieunechèvre!

Chapitre11

L'odeur forte de chèvres qui flottait sur l'Aphrodite depuis des semaines était à présentcouverteparunappétissantfumetdevianderôtie.

Gray traversa l'étable improvisée en regardant où ilmarchait.Àprésentqu'il s'était lavé etchangé,iln'avaitpasenviedeseprésenterpourlerepasdeNoëlavecdesbottessouillées.

En entrant dans la cuisine, il fut accueilli par des vapeurs chargées d'épices odorantes.Surpris,Gabriel,quivenaitdeporterunquartàseslèvres,faillits'étrangler.Stubbdissimulaprestementquelquechosedanssondos.Leursyeuxbrillaient,maispasuniquementdejoie.

—JoyeuxNoël,Gray,ditlecoqenluitendantsonquart.

Graylerepoussaenriant.

—C'estmonmadèrequetugoûtes?

Gabrielacquiesçad'unhochementdetête.

—J'aipréférém'assurerquetupouvaisleserviràtesinvités.

Ilvidalerécipientd'untrait.

—Tupeux,confirma-t-ild'unevoixréjouie.

GraysetournaversStubb.

—Tuasretrouvélamalle?demanda-t-il.

—Oui,etj'aimislatable.Ilyamêmelesbougies.

—C'estunvraiNoël,confirmaGabriel.MlleTurnerm'aoffertuncadeau.

Grayregardadansladirectionqu'illuiindiquait.Unepetitetoileétaitposéesurunplacard.Ils'agissait d'une marine trompeusement simple. Les coups de pinceaux rendaient à laperfection les ondulations de la houle, le mouvement de la brise et la caresse du soleilcouchantsurlacrêtedesvagues.

Comme toutes les œuvres de Mlle Turner, celle-ci Emouvait profondément Gray, nonseulement par sa beauté mais aussi par la générosité qu'elle trahissait. À sa façon, MlleTurneravaitouvertunefenêtrepourGabrieldanslemurdelacuisine.Elleluiavaitoffertunvéritablecadeau.

—EtelleafaitunportraitdeBaileypoursafemme,ditStubb.Maintenant,illuiconfectionnedespetitestoilessurcadreàpartirdeboutsdeboisetdechutesdevoile.

—Baileyn'apasassezdevoilesàréparer?grommelaGray.Jenepaiepasmeshommespourfairedeschâssispourpeinture.

Gabrielhaussalesépaules.

—Moi,jefaisàmangerpourlesgars.Jesuispaslàpourlessurveiller.

Graysavaitqu'ilsecomportaitcommeunimbécile,maislavagueartistiquequidéferlaitsursonbateaul'irritaitauplushautpoint.Peut-êtreparcequ'aucunedesœuvresdeMlleTurnerneluiétaitdestinée.

IlsetournaversStubb.

—Ettoi,ellet'aoffertaussiunprésent?

Levieilhommesouritdanssabarbe.

—Oui.Unepeinturequireprésenteunejoliepetitesirène.

—Bontédivine!gémitGrayenfrottantsajouerugueuse.

LestewardattrapaunecuillèreenboisetpiquaGraydanslescôtes.

—Allez,toutlemondet'attend.

Grays'engageadans lecouloir,Stubbsursestalons,etpénétradans lacabineducapitaine.Jossétaitdéjàassisenboutdetable,flanquéparsesofficiers.Asonentrée,leshommesselevèrent.

—JoyeuxNoëlàtous,marmonnaGray,soudainmalàl'aise.

Ilsalualeshommesd'unhochementdetête,setournaversMlleTurner,s'inclinadevantelleetpritplacedel'autrecôtédelatable.

Larobeàrayures.

Chaque jour, lamême question lui venait à l'esprit.Quelle robe allait-elle porter ? Celle àfleursoucelleàrayures?Grayavaitunepetitepréférencepourlaseconde.Nonseulementsoncolorisétaitplusflatteurpourleteintdesapropriétaire,maissondécolletépluséchancrérévélaitlaborduredesachemise.

Larobeàfleursétaitplussage,avecsonencolurecarréeetsesvolantsdiscrets.Enrevanche,elle était boutonnée sur le côté par une rangée de minuscules perles - quatorze, il avaitcompté-qu'ilrêvaitdedéfairechaquenuit.

Cequiposaitlaquestiondesavoiroùdiablesecachaitlafermeturedelarobeàrayures!Sedissimulait-ellesousunecouture?

MlleTurner toussota, l'arrachantà ses réflexions.Seigneur ! Il venaitdepasserunebonneminuteàlouchersursesseins.Pis,ilavaitperducetempsprécieuxàréfléchiràdescoutureset à des boutons, alors qu'il aurait pu le consacrer à tenter de discerner les pointes de sesseins.

Àprésent,iln'avaitd'autrechoixquedebaisserlesyeuxetdes'intéresseràlaporcelaine.

Lesmotifsduservices'accordaientassezbienauxfiorituresquiornaientl'argenterie.L'idéedeservirlemadèredansdestassesàthéétaitassezinhabituelle,maisc'étaitplusélégantquelesquartsdefer-blanc.Quantaudrapquifaisaitofficedenappe,danslalumièretamisée,ilnejuraitpastrop.

—C'estunejolietable,fitremarquerMlleTurner,sanss'adresseràquelqu'unenparticulier.

Grays'aperçutqu'ilvenaitdeconsacrerdeuxminutesàétudierdelavaisselleetdulingedemaison.Iln'étaitpluslui-même!

Quediableluiarrivait-il?

Il désirait Mlle Turner. Son corps. C'était l'évidence même. Beaucoup plus dérangeant, ildésirait aussi son approbation. Il voulait les deux avec une intensité presque paralysante,alorsmêmequ'ilsavaitnepouvoirobtenirl'unsansrenonceràl'autre.

En la voyant s'emparer de sa tasse d'un geste gracieux, il se souvint de la raison de cetteinvitation.

Ilvoulaitlavoirmanger.

—Premierservice!annonçaStubbenapportantunesoupièrefumante.

Ilservitlechowder,encommençantparMlleTurner.

Pendantquelquesinstants,onn'entenditqueleclaquementdescuillèresdanslesassiettes.

— Il faut nous pardonner,mademoiselleTurner, commençaWiggins.Nous autres,marins,n'avons pas l'habitude de faire la conversation. Et encoremoins d'avoir une jolie femme ànotretable.

—Lesilencenemedérangepas,assura-t-elle.Jenesuismoi-mêmepas trèsdouéepour laconversation.

Grayravalaunricanement.Pastrèsdouéepourlaconversation?Delapartd'unefemmequiavait réussi l'exploit de faire raconter leur vie à tous les hommes de ce bateau, cela nemanquaitpasdesel!

— Vous ne trouvez pas cette traversée trop ennuyeuse, mademoiselle Turner ? s'enquitpolimentJoss.

—Oh,maisj'aidequoim'occuper,capitaine!Etàmagrandesurprise,j'adorelavieenmer.

LecœurdeGraybattitunpeuplusfort.

—Votrefamillenevousmanquepas,encejourdeNoël?demandaM.Brackett.

—Si,biensûr.Curieusement,cequimemanqueleplus...cesontlesoranges.NousenavionstoujoursàNoëlquandj'étaispetite.

—Oui,ditJoss,unsourirenostalgiqueauxlèvres.Nousaussi.N'est-cepas,Gray?

Desoranges.Ilsvoulaientdesoranges.Commes'ilétaitfaciledereveniràcestempsheureuxoù le bonheur était un fruit rond qui tenait dans le creux de lamain. Et pourtant, en cetinstant,Grayauraitallègrementéchangél'Aphroditecontreunecaissed'agrumes!

—Deuxièmeservice!annonçaStubb,l'arrachantàsespensées.

Cettefois,ilétaitsuiviparGabriel.

—Tourteàlaviande,ditcedernierendéposantcelle-cisurlatable.

—Etvoicileplatprincipal,ajoutaStubbenapportantuncuissotdechèvrebraiséaccompagnéd'olivesetdefromagedechèvre.

Unefoislatourteetlerôtibienentamés,accompagnésdequelquestassesdevindeMadère,l'atmosphèredevintplusjoyeuse.Wigginssemitàparlerdesesenfants.M.Brackettquittalatablepourallerreprendresontourdegarde.QuantàGray, ilseresservitetenprofitapourajouterunetranchederôtidansl'assiettedeMlleTurner.

Elleluiadressaunregardàlafoischoquéetpleindereproches.

C'étaitainsiqu'elleleremerciaitpoursagénérosité?sedit-il,dépité.Fortbien.

—Jem'étonnequevotrefamillevousmanque,mademoiselleTurner,lâcha-t-iltoutàtrac.

—Vraiment?répliqua-t-ellefroidement.

—Jecroismesouvenirquevousm'aviezditn'avoirpersonneaumonde.

—C'estlavérité,répondit-elleenredressantlementon.

—Vosprochessontdoncdécédés?

Elletripotasafourchette.

—Certains.

—Maispastous?

Graysepenchaverselleetreprituntonplusbas,mêmes'ilsavaitquetoutlemondepouvaitl'entendre:

—Quels parents laisseraient une jeune femme traverser l'Océan sans chaperon pour allertravaillercommegouvernantedansuneplantationdesCaraïbes?J'imaginequevousdevezêtresoulagéed'êtredébarrasséed'unetellefamille.

Ellebattitdescils.

— À moins, murmura-t-il en s'adressant à son assiette, qu'elle ne soit soulagée d'êtredébarrasséedevous?

Quelquechoseluiécrasalepiedsouslatable.Untalondebottine.Lapressioncessapresqueaussitôt,mais lepieddeMlleTurnerdemeura sur le sien.Si exaspérantquece soit, c'étaitaussiterriblementérotique.

Graycroisaleregarddelajeunefemmeet,cettefois,n'ydécelanifroideurnireproche.Sesyeuxétaient immenses, implorants. Ils faisaient appel àquelque chose en luiqu'il ignoraitposséder.

Puissesjolieslèvresarticulèrentensilence:«S'ilvousplaît.Non.»

Grayressentitunétrangepincementaucœur.Soudain,ileutl'impressionqu'ilsétaientseulsdanslapièce.

Seulsaumonde.

Jusqu'àcequeWiggins,mauditsoit-il,reprennelaparole.

—Vous devez trouver bien étrange de fêterNoël par cette chaleur tropicale,mademoiselleTurner?observalesecond.Onestloinduclimatanglaistraditionnel,n'est-cepas?

—Eneffet,réponditSophia,quibénitsonintervention.

S'arrachantauregardénigmatiquedeM.Grayson,ellepritsatassedemadère.

—N'est-cepasaussivotreavis,capitaineGrayson?enchaîna-t-elle.

Elleretiralepieddeceluidesonvis-à-vis.Graveerreur.Unesecondeplustard,labottedeM.Graysons'écrasaitsursabottine.

—Jenesauraisdire,mademoiselleTurner,réponditlecapitaine.J'aitoujourspasséNoëlenmerouàTortola.

Sophiatentadelibérersonpied,envain.M.Graysonleretenaitfermement.Elleluilançaunregardfurieux,maisils'étaitsoudainabsorbédanslacontemplationdesatasse.

—Oui,biensûr, fit-elle.Votrefrèrem'aexpliquéquevotrepèreypossédaituneplantation.Quem'avez-vousditqu'ilcultivait,monsieurGrayson?

Cedernierrefusadeleverlesyeux.

—Jenevousl'aipasdit,marmonna-t-ileninspectantsesongles.

—Lacanneàsucre,réponditlecapitaine.Maisnotrepèreestmortvoiciplusieursannées.

—Jesuisdésolée,s'excusaSophiaenregardantdenouveaulecapitaine.

—Vraiment?murmuraM.Grayson,d'unevoixsibassequ'elledevaitêtre laseuleà l'avoirentendu.

Sophiarenonçaàretirersonpied.Lapressions'allégea,maislecontactdemeura.

—Quidirigelapropriété,àprésent?s'enquit-elleVousavezunrégisseur?

Lesdeuxfrèreséchangèrentunregardtendu.

—Lesterresnesontplusdanslafamille,ditlecapitaineGraysond'untonsec.Ellesontétévendues.

—Oh!Ladécisionn'apasdûêtrefacileàprendre.

—Unefoisdeplus,répondit-il,jenesauraisledire.Çal'aété,Gray?

—Qu'est-cequiaétéquoi?

Manifestement, il n'avait pas envie de répondre. Car il n'avait rien perdu de leur échange,Sophial'auraitjuré.

—Ledessert!annonçaStubb.

Des arômes de figues, d'épices et de cognac montèrent du pudding que Stubb venait dedéposersurlatable.

—Cettedameaposéunequestion,Gray,insistalecapitained'untonglacial.Ladécisiondevendrelamaisondenotreenfancea-t-elleétédifficileàprendre?N'ayantpasété impliquédanscettedécision,c'estàtoiderépondre.

M.Graysoncrispalesmâchoires.

—Non,çan'apasétédifficile,répondit-ilenfixantsonfrère,lesyeuxplissés.C'étaitleseulchoixrentable.

Unsouriresansjoieétiraleslèvresducapitaine.

—Vous avez votre réponse,mademoiselleTurner.Mon frère n'a aucunmal à prendre unedécisiondèslorsqu'elleestrentable.Ilgardesaconsciencedanssoncompteenbanque.

Les deux hommes se défièrent longuement du regard. Puis, tout à coup, M. Grayson sedétendit.Unsouriredésinvolteéclairasonvisage.Unefoisdeplus,songeaSophia,iljouaitdesoncharmecommed'unearme.

—C'estdoncpourcelaqueGrayesttoujourscélibataire!s'exclamaM.Wigginsenseservantune part de pudding.Un homme fortuné peut enfermer sa conscience dans un coffre-fort.Nousautres,quisommespauvres,devonsnousmarier.

M. Grayson feignit de s'amuser de cette saillie, mais son sourire se figea. L'espace d'uninstant,Sophiavitcequ'ellen'avaitjamaisremarquéjusqu'àprésent:cesourireinsolentluicoûtait. Il dissimulait une authentique... lassitude. Un élan de compassion la submergea.Elle-mêmeavaitpassétantdesoiréesetdebalsàfeindrelabonnehumeur!

M. Grayson leva soudain les yeux et croisa son regard. Sophia s'empourpra comme si ellel'avaitsurprisdanssonbain.

Etcetteimagelafitrougirdeplusbelle.

Unefoisdeplus,c'estM.Wigginsquivintàsonsecours.

— Sans ma femme, dit-il, je serais perdu. Je ne sais même pas quelle couleur de giletscommanderautailleur.

Sophiasourit.

—Avecvotreteint,monsieurWiggins,l'ivoireestassurémentlemeilleurchoix.

Unsourireradieuxauxlèvres,celui-cienfournaunmorceaudepudding.Delasaucegouttasursongilet.Ill'essuyaenétouffantunjuron.

—Leseulinconvénient,ajoutaSophia,c'estqueassezsalissant.

Elles'emparadesafourchetteàdessertetpoursuivit:

— Voyez-vous, monsieurWiggins, pour certains d'entre nous, le plus difficile n'est pas defairedeschoix,maisd'enassumerlefardeau.

Elle glissa un regard prudent àM.Grayson, qui ôta enfin son pied. Pour caresser celui deSophiaduboutde sabotte.Elle se figea, le cœurbattant, sa fourchette àmi-cheminde sabouche.Puisellebaissalesyeux,lesjouesbrûlantes.

Lorsque sa cheville se frotta contre la sienne, Sophia tressaillit. Et soudain, il enroula sajambeautourdelasienneenunecaressedesplusintimes.

Àprésent,Sophiadevaitêtrerougedelatêteauxpieds!

—Ilyaunproblèmeavecvotrepudding,mademoiselleTurner?

Mauditsoitcecharmeurimpénitent!Etmauditesoitsaproprefaiblesse!

—Non.

Il l'avait déjà éconduite. Il faudrait qu'elle soit folle pour se jeter de nouveau à sa tête. Lemieuxseraitd'écarterlajambeetd'assenerunboncoupdepieddansletibiadecetarrogantM.Grayson.

Seulement, elle n'en avait aucune envie. Elle aurait pu rester ainsi des heures, sa jambesecrètementpresséecontrelasienne.Ellesesentaittellementvivante,soudain,désirée...etplusdutoutseuleaumonde!

Ellevoulaitêtreaveclui.Aussiprochedeluiqu'unefemmepeutl'êtred'unhomme.

—Non,répéta-t-elleencroisanthardimentsonregard.

Ellesemoquaitbien,toutàcoup,depasserpourunetraînéeàsesyeux.Ilyavaitdanssonregardvertundéfiqu'ellebrûlaitderelever,quitteàenassumerplustardlesconséquences.

—Toutestparfait,ajouta-t-elle,lesourireauxlèvres.

Chapitre12

—Àquoirimetoutcela?demandaJossdèsqueGabrieleutemportélesdernièresassiettes.

—De quoi parles-tu ? ripostaGray en sortant de sa poche une flasque de cognac qu'il luitendit.

Josslarefusad'ungeste.

—Tulesaistrèsbien.IlsepassequelquechoseentreMlleTurnerettoi.

Graypritunegorgéed'alcool.

—Qu'est-cequitefaitdirecela?

Il se leva, contourna la table et s'assura discrètement que son frère n'avait pu voir ce quis'était passé sous la table. Au demeurant, Joss pouvait bien jouer les inquisiteurs, Grayn'avaitpasl'intentiondesesoumettreàsoninterrogatoire.

Pour la première fois depuis qu'il avait quitté l'Angleterre, il se félicita d'avoir acheté cesbottes. Le cuir en était si ridiculement fin qu'il avait parfaitement senti la jambe deMlleTurner. Mlle Turner qui avait du reste promptement accepté son contact. Qu'elle étaitséduisante lorsqu'elle rougissait !Souscette table, ilsavaientcontractéunesorted'alliancesecrète.

Unealliancescelléeparl'invitationsansambiguïtéqu'elleavaitformuléeàvoixhaute.

S'il la rejoignait en cet instant dans sa cabine, elle l'accueillerait volontiers. Et il pourraitenfinrésoudrelemystèredelafermeturedecettemauditerobeàrayures.Aconditionqu'ilaitlapatiencedelaluiôteraulieudeladéchirercommeunebrute...

—Commentsavait-elle,pourlaplantation?

— Je lui en ai parlé à Gravesend, quand elle a mentionné Waltham. Et à propos, quellemouchet'apiquédem'interrogersurlaventedelapropriété?

—C'estellequiaamenélesujet.

—Tul'asrelancé.Bonsang,Joss,pourquoiceressentiment?C'étaitilyahuitans!Ettunet'espasplaint,àl'époque.

—J'avaisdix-neufans.

—Etmoivingt-trois.Jen'étaispasprécisémentunhommemûr.J'aifaitdemonmieux.Etjele fais toujours.Si jenesuispasà lahauteurde tesattentes, j'ensuisdésolé.Quoiquepassurpris.

—Oh,ne jouepas lesmartyrsavecmoi !Etnechangepasdesujet.J'aivu lesregardsquevousavezéchangés,MlleTurneret toi.Elle rougissait chaque foisque tu t'adressaisàelle.Bontédivine,Gray,tul'asmêmeserviesansluidemandersonavis!

—C'estuncrime?

Defait,Grayn'avaitpasoubliéleregardnoirqu'elleluiavaitlancé.

—Enfin,Gray,onneprendpasunetelle libertéavecunesimplerelation.C'étaitungeste...intime.Ilyaquelquechoseentrevous,neleniepas!

—Jenietoutenbloc,répliquaGrayenavalantunenouvellegorgéed'alcool.Jet'aidonnémaparole,Joss,etjel'aitenue.

Ce qui était la stricte vérité. Certes, il avait touché Mlle Turner, mais il n'avait pas prisl'engagement de ne pas le faire. Il n'avait pas couché avec elle. Il ne l'avait même pasembrassée.Cen'estpourtantpasl'enviequiluienmanquait.Ilposamachinalementlamainsursapoitrine, làoù ilavaitéprouvécecurieuxpincement lorsqu'elleI luiavaitadresséceregard suppliant et avait articulé en silence : « S'il vous plaît. Non. » Comme si elle enappelaitàsaconscience.

Saconscience!Oùdiablecettedemoiselleétait-ellealléepêcherl'idéequ'ilenpossédaitune?Certainementpasdanslafaçondontillatraitait.

—Crois-moi,reprit-il,jeluiaiàpeineparlécesdernièressemaines.Tun'imaginespaslemalquejemesuisdonnépourl'éviter.Sanscompterqu'ellerefusederestertranquillementdanssacabine.Jenepeuxpasnepaslavoir.Etjenepeuxpasnepasremarquerqu'elleamaigri.Ilfautqu'ellemange,doncjemetsdelanourrituredanssonassiette,voilàtout.

Josslefixad'unairahuri.

—Quoi?s'impatientaGray.Tunemecroispas?

—Jecroiscequetumedis,réponditlentementsonfrère,maisjenepeuxpascroirecequej'entends.

Graycroisalesbrassursapoitrine.

—Etpuis-jesavoircequetuentends?

— Jeme demandais pourquoi tu avais fait tout cela. Ce dîner, cette table...Maintenant, jecomprends.

—Tucomprendsquoi?tonnaGray,deplusen

plusirrité.

—Tuesamoureuxdecettefille.

—Amoureux,répétaGray,indigné.

—Oseaffirmerlecontraire,répliquaJossd'un

airsuffisant.

Cetteaffirmationétait tropgrotesquepourqu'il laconsidèresérieusement,maiselledonnauneidéeàGray.

—Sijenet'affirmepaslecontraire,melibéreras-tudemapromesse?

Josssecoualatête.

—Situnem'affirmespaslecontraire,tupourras-etdevras-attendreunesemainedeplus.Ellenedisparaîtrapasàl'instantoùnousaccosterons.Nemérite-t-ellepasaumoinscela?

Non,songeaGrayenselaissantchoirsursachaise.Quellequesoitsaréponse,elleméritaitbienplusquecela.

Ilsefrappalacuissed'ungesteagacé.C'étaitbienpourcetteraisonquelorsqu'unefemmeluiplaisait, il la poursuivait de ses assiduités, la troussait, et passait à autre chose. Faireconnaissanceavantcompliquaittout.

— Je ne vois pas comment je pourrais être amoureuxd'elle,marmonna-t-il. Je l'ai à peinecôtoyée!Jesuisenmanquedefemmes,jel'admets.Maisamoureuxcertainementpas.Jenesais même pas à quoi ressemble l'amour. Rappelle-toi, je garde ma conscience dans moncompteenbanque.

Jossdemeurauninstantsilencieux,puis:

—Moi, je saisàquoi ressemble l'amour.Utiliser toutes lesdenréesportugaisesenunseulrepas,tuerunechèvrequiauraitrapportébeaucoup,sortirdelaréservedelaporcelainequiperdraitlamoitiédesavaleursionébréchaituneseuleassiette...C'estça,êtreamoureux.

Grayfourrageadanssescheveuxcommesicelapouvaitchassercetteidéefolleavantqu'elleprenneracineenlui.

—Tutetrompes.Jem'ennuieàmourir,voilàtout.Jen'airiend'autreàfairependantcettetraversée qued'organiser des dîners.Et cen'est pas aujourd'hui qu'il y aurade la vaissellebrisée.

Dumenton,ildésignalalampesuspendueauplafond.Elleétaitparfaitementimmobile.

—Aucasoùtunel'auraispasremarqué,noussommesdanslepotaunoir.

—Jel'avaisremarqué,ripostaJoss.C'estunebonnechosequeleshommesaienteudugrogetunbonrepascesoir.Lesaccalmies,cen'estjamaisbonpourlemoraldel'équipage.

—Nipourceluidel'armateur,renchéritGray.Espéronsquecelanedurepastroplongtemps.

L'accalmie se prolongea le jour de Noël et le lendemain. L'oisiveté, d'abord bienvenue, setransformarapidementenfardeaupourtoutlemonde.Aumatindelatroisièmejournée,leshommescommencèrentàsequerellerpourunrien.Leventtombé,ilsn'avaientriend'autreà faireque réparer le gréementounettoyer les chaînes.L'équivalentdes travauxd'aiguille,songeaSophiaenregardantaveccompassionlesmarinsmanierl'épissoir.Elleavaittoujoursdétestélabroderie.

Le ciel était sans nuages, l'air étouffant, l'atmosphère à couper au couteau. La chaleurtropicaleétaitlourde,aussiépaissequ'unecouverturedelaine.Unevéritablefournaise.

Incapablederesterconfinéedanssacabine,Sophias'assitsurunecaisseàl'abrid'undaisde

fortune - une voile que les hommes avaient fixée aux mâts. Elle demeura immobile,s'éventantdesaplancheàdessin,dessinantparfoisuneesquisse.

M.Grayson,poursapart,semblaitenproieàuneagitationfébrile.Ilfaisaitlescentpasdelaproueàlapoupe,montaitsurlegaillard,arpentaitlepontd'unpasimpatient.

Après leur échange furtif sous la table du dîner, Sophia était restée éveillée toute la nuit,comptantlescoupsdeclocheavecunedélicieuseexcitation.Puis,lorsquelanuitavaitcédélaplaceàl'aube,unevivedéceptionl'avaitsubmergée.Pourquoin'était-ilpasvenu?Soninviteétaitpourtantonnepeutplusclaire!

Quandleurscheminss'étaientcroisés,dansl'après-midi,ils'étaitcontentédemarmonnerunvague«JoyeuxNoël».Etaucoursdesdeuxjournéessuivantes,ilneluiavaitpratiquementpasadressélaparole.

Enrevanche,ellel'avaitentenduparlerd'elleplusd'unefois,quoiqued'untonimpersonnel:«Apportezdel'eauàMlleTurner»,ou«Vérifiezquesonauventtientbien.»Ilveillaitsurelle,unpeucommesurleschèvres.Peut-êtren'aurait-ellepasdûseplaindre.Aprèstout,elleappréciaitdeboireàsasoifetdejouird'uneombrebienvenue.

Seulement,Sophian'étaitpasunechèvre.Elleavaitd'autresbesoins,qu'ilsemblaitrésoluàignorer.

Au troisième matin d'immobilité forcée, le capitaine Grayson ordonna que l'on mette lagrande chaloupe à l'eau. Ses paroles furent accueillies par des bougonnements deprotestationdanslesrangs.

—Quesepasse-t-il?s'informaSophiaauprèsdeO'Shea.

—Lecapitaineveutqu'ontirelebateau,maugréal'Irlandais.Ilpensequ'onpourratrouverleventunpeuplusloin,maisparcettechaleur,onvatouscrever!

Les hommes furent répartis en trois équipes, qui ramèrent chacune pendant une heured'affiléesansquel'Aphroditeprogressedefaçonnotable.Sophialesregarda,partagéeentrelacompassion... et la fascination. Elle réalisa à la dérobée quelques esquisses desmarins autorsenu,auxmusclessaillants,aucorpscouvertdecicatricesetdetatouages.Qu'ilsétaientdifférentsdesmarbresgrecsàlabeautéunpeulanguidequ'elleavaitapprisàdessiner!

Certes, ils étaient imparfaits, ils ruisselaient de sueur, ils peinaient sous l'effort...mais ilsétaientréels.

Bientôt,soncrayons'échappadesesdoigtsmoitesetroulasurlesol.Ellen'eutpaslecouragedeleramasser.

Une heure passa ainsi. Les équipes se relayaient - la première ramant, la deuxièmedémontantlesvoilespourlesréparer,latroisièmesereposant.M.Grayson,quantàlui,étaitdescendusurlepontinférieur.

LorsqueDavyLinnetpassadevantelle,Sophiaseredressa.

—Bonjour,Davy,lesalua-t-elled'untonenjoué.

Depuisqu'ilsavaienttraversélalignedutropique,elleveillaitàluimanifesterdel'attentiondevant ses camarades. Même par cette chaleur accablante, son courage méritait d'êtrerécompensé.

—Bonjour,mademoiselleTurner,répondit-ilendissimulantunsouriretimide.

—Vousavezuneminesuperbe,lecomplimenta-t-elle.Jeneseraispasétonnéequevousayezprisunedizainedelivresdepuisquenousavonsquittél'Angleterre.Bientôt,ilsnepourrontplusvousappeler«moussaillon».Vousont-ilsadmisdanslegaillardd'avant?

—Non,mademoiselle,maisj'yseraibientôt.

—Jen'endoutepas.

Elle lui souritet levit rougir.Elle savait combien il était impatientd'avoir saplacedans ledortoiraveclesautres,maistantqu'iln'auraitpasfaitpreuves,ilcontinueraitdedormirdanslacale.

—Unhommelà-hautpourépisserlepetitperroquetgauche!cria-t-onsoudain.

Quinn, qui se trouvait près dumât demisaine, se dirigea vers les échelons de cordage enmaugréant.

—Jevaislefaire,déclaraDavyenluibarrantlechemin.

Quinnrépliquaparunchapeletdejurons.

—Laisse-moipasser,gamin,oujetejetteauxrequins.

—J'aiditquej'allaislefaire,répétaDavyentendantlamain.Donne-moitonépissoir.

Quinnletoisa.

—C'estuntravaildemarin,ça.T'asdéjàépisséuncordage?

—Jemesuisentraînésurlepont.

L'autre ricana et poussa Davy d'un coup de coude. Après un bref regard en direction deSophia,lejeunegarçonbonditdevantQuinn.

— Laisse-moi le faire, insista-t-il. Comment veux-tu que j'apprenne si tu me donnes pasl'occasiond'essayer?

Quinns'immobilisa,levalesyeuxverslemât.Puis,essuyantsonfrontennage,ilregardadenouveauDavy.

— Si t'as vraiment envie de grimper là-haut par cette chaleur, c'est pas moi qui t'enempêcherai.

Détachantl'épissoirdesaceinture,illedéposasansdouceurdanslapaumedugarçon.

—Mel'abîmepasoujet'étripe,ajouta-t-ilenguised'encouragements.

Davys'élançadans legréement.Sophiaobservanascension jusqu'àcequ'ildisparaisseà lavue.Puis,commesa loyautéenvers luin'exigeaitpasellesedessèchesous lesoleil tropicalpendantqu'ilréparaituncordage,elledécidaderéserversonénergiepourleféliciterlorsqu'ilredescendrait.

Ellepatientadonc,lementonentrelesmains.Sespaupièressefirentlourdes.Latorpeurlagagna...Tchac.

Unbruitmatlaréveillaensursaut.

—Hé,là-haut!Descendsdelà,mongarçon!

Sophia reconnut la voix tranchante de M. Brackett. Elle sortit de sous son auvent.Rassemblésautourdumât,leshommesregardaientDavyredescendredansunsilencetendu.M.Brackettsemblaitfurieux.

—Ohé!Toutlemondeici!

Sophia tressaillit, mal à l'aise. Qu'avait fait Davy pour justifier cet attroupement quiressemblaitdésagréablementàunecourmartiale,avecM.Brackettdanslerôledujugeetdel'exécuteur?

C'estalorsqu'ellevitl'épissoirfichédansleboisduponttelleunegigantesqueaiguille.C'étaitlebruit qu'il avait fait en tombantqui l'avait réveillée.Davy l'avait lâchédepuis lehautdumât.S'ilyavaiteuquelqu'unàcetendroit...Malgré lachaleur,Sophia frissonna.C'étaitunmiraclequepersonnen'aitététué.

Elles'étaitrassuréeunpeutropvite.

Alors que Davy posait pied sur le pont, le visage de M. Brackett prit une expressionmeurtrière.Lesecondsedirigeaversl'épissoiret,l'ayanttiréd'ungestesec,lebraquasurlapoitrinedujeunegarçon.

—Négligence,Linnet.Grossièrenégligence.

Davyseredressadetoutesahauteur,maisc'estd'unevoixtremblantequ'ilrépondit:

—Jesuisdésolé,monsieur.J'avaislesmainsmoites.Ilaglissé.Çaarriveraplus,monsieur.

—Possible,maisjevaistoutdemêmetedonnerunepetitecorrection.Histoiredem'assurerquetuasbienappristaleçon.

Une correction ?Que comptait-il lui faire ? Sophia scruta le pont. Le capitaine se trouvaitdanslachaloupe.M.Wigginsdevaitêtredescenduprendreunpeuderepos.M.Brackettétaitseulmaîtreàbord.

Et,detouteévidence,iltenaitàcequeleshommesnel'oublientpas.

L'air était si calme, l'eau si étale, que chaque parole résonnait sur le pont comme sur unescène.QuantàM.Brackett, ilsemblaitrésoluà jouersonpersonnage.Il fit le tourdupetitgroupe d'un pas lent, dardant sur chacun de ses hommes son regard d'aigle, ses bottesclaquantsurlesold'unemanièremenaçante.

— Cet équipage est le pire ramassis de fainéants que j'aie jamais vu. Voilà longtemps quel'enviedevousremettreaupasmedémange.

IlsetournaversDavy.

—As-tuvraimentl'intentiond'êtremarin,mongarçon?Crois-tuquetuensoiscapable?

Davyacquiesçad'unhochementdetête.

— Et pourtant, tu n'arrives pas à tenir un épissoir. Mais peut-être que tâter du fouett'apprendra.

—Non,vousnepouvezpasfaireça!s'écriaSophia.

À peine cesmots lui avaient-ils échappé qu'elle comprit son erreur. S'il restait à Davy unespoirqueM.Brackettsemontre indulgent,ellevenaitde l'anéantir.Lesecondluidécochaun regard noir, présent, il ne fléchirait pas. Ce serait perdre toute autorité devant seshommes.

— Désolé d'offenser votre sensibilité féminine, mademoiselle Turner. La justice n'est pastoujoursbelleàvoir.Jevousconseillederejoindrevotrecabine.

—Partez,mademoiselleTurner,intervintDavy.J'aidéjàprisdescoups.Çamefaitpaspeur.

BraveDavy,quinevoulaitpasqu'elleassisteauspectacle.Sophialuiadressaunregarddésolépuis,redressantlementon,réponditàM.Brackett:

—Merci,mais je préfère rester. Si vous êtes capablede commettreune telle atrocité, vouspouvezlefairedevantmoi.

Peut-êtreaurait-illamainpluslégèreensaprésence.Etpuis,ellepouvaittoujourss'évanouiraumomentopportunafindedétournerl'attentionsurelle.

—Àvotreguise.

Brackettpivotasursestalons,l'épissoirbraquédevantlui,ets'arrêtasurQuinn.

—Toi.Attache-leàl'extrémitédelavergue.

Des jurons étouffés s'élevèrent des rangs. Quinn dansa d'un pied sur l'autre, mal à l'aise.Bracketttournadenouveausurlui-même,l'épissoirtoujoursbraquédevantlui.Leshommesreculèrentdansunsilencehostile.

UnfiletdesueurglacéeroulaentrelesomoplatesdeSophia.

—Enlèvetachemise,Linnet.

Commelemoussen'obéissaitpas,Brackettglissalapointedel'épissoirdanssoncolet,tirantd'uncoupsec,déchiralevêtementdehautenbas.Puisill'arrachadesamainlibre,révélantletorseminceetlissedel'adolescent.

Brackettposal'extrémitédel'outilsursonépauleets'adressaàQuinn.

—Attache-le.

Quinn ne bougea pas. Bras croisés, jambes écartées, il reçut l'ordre avec indifférence. «Essayezdoncdemeforceràobéir»,semblaitdiresonregardbuté.

Sophia aurait aimé croire que Quinn agissait par solidarité envers Davy, mais ellesoupçonnaitlachaleuraccablanted'êtrepourbeaucoupdanssonrefus.Brackett,desoncôté,ne parut pas s'offusquer de son attitude. En vérité, il semblait en éprouver une étrangesatisfaction.Unsouriremauvaisluiretroussaleslèvres.

—Ainsi,vousdésobéissezàunordre,Quinn?

L'autreneréponditpas.

—L'insubordination,repritBrackettens'approchant,estungravedélit.Jevousledemandeunedernièrefois,Quinn.Attachez-le.

Brackettavaitponctuéchaquesyllabed'uncoupdepoinçonsurletorsedumarin,quifrémit,telunchevals'efforçantdechasserunemouche.

Brackett ricana. La sueur lui plaquait les cheveux sur le crâne et ruisselait de son front.Sophian'auraitsudiresic'étaitl'effetdelachaleuroul'excitationd'êtrelemaître,maisuneflammecruelles'étaitalluméedanssesyeux.

—Jepensaisfaireunexempleaveccegarçon,maisàlaréflexion,vousallezprendresaplace.

D'un mouvement leste, il plongea derrière Quinn et lui enfonça le poinçon à l'arrière dugenou.Lemarins'effondralourdementsurlepont.

Sophiaportalamainàseslèvrespourconteniruncri.

Quinngrogna,etseredressaàgenoux.Vifcommel'éclair,Brackettfittournerl'outilentreses

mainsetutilisa l'extrémitécontondantepour le frapperentre lesomoplates.Quinns'affala,facecontreterre.Sansluilaisserletempsdeserelever,Brackettposalepiedsursanuque,leplaquantausol.

Leshommesdemeuraientimmobiles,échangeantdesregardsfrénétiques.Sophiacomprenaitqu'ilshésitent.Quandbienmêmelecapitainenecautionneraitpasunetelleviolencesursonbateau, se rebeller contre son second serait considéré comme un acte de mutinerie. Elletourna les yeux vers la proue.De là où elle se trouvait, impossible de voir la chaloupe. Siseulementellepouvaitappeleràl'aide!

—Vamechercherlefouet!ordonnaBrackettàDavy.Etdépêche-toioujedoublelenombredecoups.

Sophian'attenditpas laréponsedujeunegarçon.Pivotantsursestalons,ellegagnalepontinférieur en courant, passa en trombe devant les cabines des dames, et longea la coursivejusqu'àlacale.

—MonsieurGrayson!cria-t-elleenlouvoyantentrelescaisses.

Ilsauraitréglerleproblème,elleenétaitsûre.Illefallait!

—MonsieurGrayson!Gray!

Unepoignesolidelasaisitparlecoude.

—Vousvenezenfinàmoi?

Il régnait là une chaleur oppressante. Était-ce sa voix grave, samain solide et rassurante,toujoursest-ilqueSophiafaillits'effondrer.

—Quesepasse-t-il,SweetHeart?

—Dépêchez-vous!répondit-elleenrepoussantsamain,avantdetenterdeletireràsasuite.

Alerté par ses inflexions affolées, il retrouva aussitôt son sérieux. Mais elle eut beau luisecouerlebras,ilnefitpasminedebouger.

—Quesepasse-t-il?répéta-t-ilenlascrutantd'unregardinquiet.

—C'estDavy.EtQuinn.Ilveutlesfouetter!

—Qui?

—M.Brackett.

Étouffantun juron,Grayse libéra,et lacontournapours'élancerdans lacoursive. Ilgravitl'échellequatreàquatre,Sophiasursestalons.

—Quediablesepasse-t-il?tonna-t-ilenémergeantàl'airlibre.

Surlepont,lasituationétaittellequeSophial'avaitlaissée.BrackettretenaittoujoursQuinnau sol. Les hommes faisaient toujours cercle autour d'eux, ruisselants de sueur dans lachaleurdemidi.SeulDavymanquaitàl'appel.

—Ah,monsieurGrayson!fitBrackett.

Sontonétaitcalmemaissesyeuxétaientfroidscommel'acier.

—Oùestlegamin?demandaGray.

—Jel'aienvoyéchercherlefouet.

AppuyantunpeuplusfortsurlanuquedeQuinn,ilajouta:

—Cemisérableabesoind'apprendrequisontsessupérieurs.

—Iln'yapasdefouetsurcebateau,Brackett.J'aiinterditlaflagellation.

Lesecondricana.

—Pasétonnantquevotreéquipagesoitaussifainéant.Mafoi,jevaisdevoirimproviser.

—Holà!criaalorsunevoixenprovenancedelachaloupe.

—Voilàvotrecapitaine,Brackett,ditM.Graysonavecunetranquilleassurance.Vouspouvezvousretirer.

Sescheveuxenbatailleetsonmanteauflottantauventoffraientuncontrastesaisissantaveclamise impeccabledeM.Brackett.Cependant, ilne faisaitaucundoutepourpersonnequec'étaitluiquiavaitlahautemaindanscetaffrontement.Unefoisdeplus,ilavaitfaitpreuvedecetteautoriténaturellequilecaractérisait.

Sophia,poursapart, tremblaitcommeune feuille.Quelqu'un luiprit lecoude.Tournant latête,elledécouvritStubbàsescôtés.

—Legaminestenbas,murmura-t-il.Quandilestvenumedemanderlefouet,jeluiaiditderesterlà.

Sophiahochalatête,incapabledeparler.

— Vous pouvez disposer, Brackett, reprit M. Grayson. S'il y a une sanction à infliger, lecapitaines'enchargera.

M.BrackettôtasabottedelanuquedeQuinn,avantdeluiflanqueruncoupdepieddanslescôtes,unsourirecruelauxlèvres.

—Jesuislesecond,répliqua-t-il.Jenesuispasauxordresducapitainemaisauxvôtres.

—Plusmaintenant.

Lecapitainelesrejoignitàcetinstant,suividequatremarins.

—Quesepasse-t-il?s'enquit-il.

Puis,avisantQuinn,toujoursàterre,ilajouta:

—Bontédivine!Ilesttombédumât?

— Non, le rassuraM. Grayson. Et je t'informe que je viens de releverM. Brackett de sesfonctions.Je te laissedéciderdeceque tu ferasde lui jusqu'ànotrearrivée.Jesuggère lesfers.

— Je vois... Stubb, occupe-toi de Quinn. Levi Q'Shea, escortez M. Brackett jusqu'à sesnouveauxquartiers,àfonddecale.Gray...

Dumenton,ildésignaSophia.

—Ramène-ladanssacabine,etveilleàcequ'elleyreste.

M.Graysonhochalatête.

SophiaregardalesdeuxmarinstorsenuemmenerM.Brackett.Alorsqu'ilspassaientdevantelle, elle tressaillit : le dos de Levi était lacéré d'épouvantables cicatrices. Elle ne puts'empêcherdesedemandersic'étaitlàlaraisondesonmutisme,ousaconséquence?

—Venez,SweetHeart,murmuraM.Graysonenposantlamainaucreuxdesesreins.

Sophiasecoualatête,incapablededétacherlesyeuxdudosdeLevi.

—Jecroyaisquevousaviezinterditlefouet?articula-t-elled'unevoixblanche.

—Jel'aiinterdit,eneffet.Pourcetteraison.

Chapitre13

MlleTurner se laissa allermollement contre lui.Gray l'entoura spontanémentde sesbras,croyantqu'elleavaitperduconnaissance,puisilcroisasonregardbrillantdelarmes.

IlentenditJossdistribuerdesordresauxhommes,etàM.Wiggins,qu'ilvenaitdenommersecond,puistoutlemondesedispersapourreprendresonposte.Ilnerestaitplusqu'euxsurle pont, à présent.Un bras autour de la taille de la jeune femme,Gray l'escorta jusqu'auxcabinesdesdames.

Ilsavaitqu'ilauraitdû l'emmeners'asseoirmais ilnepouvaitserésoudreà la lâcher.Voilàuneéternitéqu'ilrêvaitdelatenirainsi,toutcontrelui.Ilss'appuyèrentcontrel'encadrementdelaporte.L'und'euxtremblait,etGrays'inquiétaquecepûtêtrelui.

—Jesavaisquevousarrangerieztout,chuchota-t-elleenposantlatêtecontresonépaule.J'aiessayé,mais je n'ai fait qu'aggraver la situation. J'étais certaine que vous ne laisseriez pasfaireunechosepareille.

Bonsang,ellesemblaitleprendrepourunsaint!Oudumoins,pourunhommecapabledesecomporterdefaçonhonorable.Preuvequ'ellesoupçonnaitpaslespenséesinavouablesquiluitraversaientl'espritencetinstant.

Sielleenavaiteuconnaissance,jamaisellenel'auraitautoriséàl'étreindreainsi.Serendait-elle seulement compte que, dans son abandon, elle lui offrait une vue imprenable sur sagorgelaiteuseetl'exquisevalléeentresesseins?

Soudain,ileuthontedelui,hontedeprofiterdecequ'elleétaittremblanted'émotionpourserincerl'œil.

—Vousdevriezvousasseoir,luiconseilla-t-il.

Laprenantparlesépaules,illaguidaverslatable.

Elle se laissa tomber sur une chaise et croisa sagement les mains devant elle. Bon, et àprésent,que faire? Ilnepouvaitcertespas l'abandonnerdanscetétat.Elleétait livide, seslèvrestremblaient.

Ilsemitàarpenterlacabine,indécis.

—Queva-t-ilarriveràM.Brackett?demanda-t-elled'unevoixneutre,lointaine.

—Ilvaresteràfonddecaledansunecellule-enfinc'estplusunecage-jusqu'ànotrearrivée.

—Unecage?C'estaffreux!

—Peut-être,maisilseraensécurité.Aprésentqu'ilaétédéchudesonautorité,leshommespourraientêtretentésdelelyncher.

—Toutestmafaute,gémitMlleTurner.Jesuisdésolée.

Ils'immobilisa.

— Ne le soyez pas. Vous avez agi comme il le fallait. Vous avez eu raison de venir mechercher.

Ilseremitàfairelescentpasdanslacabine.

—Ceque j'aimerais comprendre,poursuivit-il, c'est cequeDavy fabriquait là-haut avecunépissoir.C'estuntravaildemarin.

MlleTurnerenfouitlevisageentresesmains.

—Je...j'aibienpeurqu'iln'aitvoulum’impressionner.

Graylaissaéchapperunrireétranglé.

—Biensûrqu'ilavouluvousimpressionner.Vousdevriezfaireattentionquandvousbattezdescilsdevantunhomme,mabelle.Vousallezfinirparenfairepasserunpar-dessusbord.

Elleselevad'unbondtandisquesonvisagereprenaitdescouleurs.

—SiDavys'estcomportéainsi,c'estautantvotrefautequelamienne!

—Etdequellefaçon?rétorqua-t-ild'untonplussecqu'iln'auraitvoulu.

—C'estvousquil'avezhumiliédevantl'équipageenluifaisantavouer...Ehbien,voussavezquoi.

—Oui, je le sais, riposta Gray en s'approchant de la table qui se trouvait entre eux.Maisn'allezpasprétendrequevousn'avezpasaimécela.N'allezpasprétendrequevousn'utilisezpasceshommespourflattervotrevanité!

—Mavanité?Etquandvous jouez lesRoisde laMer, iln'yaaucunevanitédevotrepart,peut-être? Ilestpossiblequeceshommesm'apprécient,mais ilsvousvénèrent,etvous lesaveztrèsbien.Vousenavezjouél'autrejourauxdépensdeDavy!

—Jen'aifaitqueletaquiner.Jenerisquepasdeluibriserlecœur,moi.

MlleTurnercilla.

—Cen'estqu'unetoquade.Iln'estpasvraimentamoureuxdemoi,sedéfendit-elle.

Grayfrappadupoingsurlatable.

— Bien sûr que si ! Comme tous les autres ! Vous leur parlez, vous les écoutez ! Voussupportezmême les bavardages deWiggins, Dieu seul sait pourquoi. Vous leur offrez descadeaux àNoël.Vous leur rappelez tout ce qu'ils ont laisséderrière eux et qu'ils rêvent deretrouverunjour.Toutcelaavecvosairsdedéessesortied'untableaudeBotticelli...Jamaisilsn'ontvudefemmeaussibellequevous!Commentvoulez-vousqu'unhommenetombepasamoureuxdevous?

Unsilencepesanttombaentreeux.

Elleleregarda,l'airperdu.

Battitdespaupières.

Entrouvritleslèvres,etinhalabrièvement.

«Dites quelque chose, la suppliaGray en son for intérieur.N'importe quoi ! »Hélas, ellesemblaitfrappéedemutisme.Bonsang,qu'avait-ildit?

Graysefrottalefront,mortifié.SiJossavaitétélà,ilauraitridelui.

—Vous...commença-t-elle.

—Oui?

—VousavezdéjàvuunBotticelli?

Graylaissaéchapperlesoupirqu'ilretenaitdepuisuneéternité.

—Oui.

—Oh!Commentétait-ce?

Illevalesmainsenungested'impuissance.

—Jen'aipasdemotspourledécrire.

—Essayez,insista-t-elle,etsonregardétaitsiclair,sipénétrant.

—Parfait.Lumineux.Sibeauquevousenavezlecœurbrisé.Ettellement...pur.Commeducristal.Vousenavezlesmainsquivousdémangenttellementvousavezenviedeletoucher.

—Maisvousnepouvezpas.

—Non.C'estinterdit.

—Etvousrespectezcetteinterdiction?

Ellecontournalatable,caressantleplateauduboutdesdoigts.

—Sivousétiezseul?reprit-elle.Sipersonnenepouvaitvousvoir,queferiez-vous?

Grayregardasesmains.Puis,choisissantsesmotsavecsoin,ilrépondit:

—Si jeposais lesdoigts sur tantdeperfection je la salirais.Je ternirais sabeauté.Et jenepourraisplusvivreavecmoi-même.

—Donc...

Elle appuya la hanche contre la table, imprimant à sa silhouette des courbes plusvoluptueusesquejamais.Grayprituneinspirationsaccadée.

—...cen'estpasl'interdictionquivousretient.

—Pasvraiment,non.

Ilyeutunautresilence,aussivasteetpleind'échosque la longuegaleriedalléedemarbredesOffices.

—Iln'empêche,lâcha-t-elle.C'estvotrefaute.Commentvouliez-vousqueDavyréagisseàuninterrogatoire aussi indiscret ? Vous l'avez cuisiné devant tout l'équipage. Devant moi.Qu'auriez-vousressentiàsaplace?

— Les hommes me respectent parce qu'ils savent que j'ai enduré la même épreuve. Toutcommeeux.Pasdesecretsentremarins,mademoiselleTurner.Contrairementàd'autres,jen'airienàcacher.

—Vraiment?fit-elleenretournants'asseoir.Grayhochalatête.

—Voyonscela.Quelestvotrenom?

Ah,ellevoulaitjoueràcepetitjeu?Àsaguise!Elleallaitlevoirtelqu'ilétait.Etpeut-êtrecesserait-elledefaireappelàcethypothétiquesensdel'honneurqu'ellesemblaitluiattribuer

!

—BenedictPercivalGrayson.Commemonpère.

—Quelâgeavez-vous?

—J'auraitrente-deuxanscetteannée.

—D'oùvenez-vous?

Ilpritplaceenfaced'elle.

—Jesuisnésurl'îledeTortolaetj'yaigrandi,lafamilleGraysonestoriginaireduWiltshire.Mongrand-pèreétaitungentilhommedebonrang,etmonpère,l'exempletypeducadetauxmœurs dissolues. Pour racheter ses nombreux péchés, il a été exilé à Clarendon, notreplantation.

—A-t-ilréussi?

Grayposaunpiedbottésurlatable.

—Àvotreavis?

UnsourireéclairalevisagedeMlleTurner.

—Combiendefrèresetsœursavez-vous,monsieurGrayson?

— En vérité, je ne saurais le dire. Mon père en a reconnu trois. J'ai un frère, que vousconnaissez, et une sœur, que vous ne connaissez pas. Nous sommes tous trois de mèresdifférentes. Si cela peut répondre à votre précédente question, les Caraïbes semblentinefficacesentantqueremèdeauxmœursdissolues.

Il la scruta, cherchant à deviner si elle était choquée ou mécontente. Elle demeuraimpassible.

—Jesaisquevotrepèreestdécédé.Qu'enest-ildevotremère?

—Elleestmortequandj'étaisenfant.Jen'aiaucunsouvenird'elle.

—Jesuisdésolée.

—Jepréfèrecelaplutôtquedesouffrirdesadisparition.

—Vouspensezréellementquec'estpréférable?

Graysepinçal'oreille,prisaudépourvu.

—Jenesaispas...

Àlaréflexion,ilcommençaitàsedemanderavaitbienfaitd'acceptercepetitjeu.C'étaitMlleTurnerquiétaitcenséeêtremalàl'aise,paslui.

—Bisoublanc?

—Pardon?

—Lepain,monsieurGrayson.Lepréférez-vousbisoublanc?

—Bis,s'ilyadubeurre.Sinon,blanc.

—Bièreougrog?

—Bière.Avecuntraitdecognac.

Tiens, ce n'était pas unemauvaise idée, songea-t-il en sortant sa flasque de sa poche. Il la

débouchaetlaportaàseslèvres.

—Avez-vousdéjàvoléquelquechose,monsieurGrayson?

GrayregardaMlleTurnerpar-dessuslegoulot.Avecunelenteurdélibérée,ilavalaunegorgéed'alcool,rebouchalaflasqueetlaremitdanssapoche.

—Biensûr.

Ellearquaunsourcil,l'invitantàdévelopper.

—J'aiétécorsaire,mademoiselleTurner.J'aifaitduvolunmodedevie;jepourraisvousenparlerpendantdesheures.Jusqu'àquelpointêtes-vousprêteàentendremesconfessions?

Elleréfléchitquelquesinstants.

—Voussemblezn'enéprouveraucunehonte.

—Laplupartdutemps,non.

—Etparfois?Ya-t-ildesvolsquipèsentsurvotreconscience,monsieurGrayson?

Graysoutintsonregardlimpide.Devait-illuidire?Aumoins,ellesauraitàquelvaurienelleavaitaffaire!Ellecesseraitdeleregarderdecetairconfiantqu'ilneméritaitaucunement.

—J'aivolél'héritagedemonfrère,dit-ilenbaissantlesyeux.

Savoixsonnaitétrangementcreux.Soncorpsentiersemblaitcreux.

—Adeuxreprises,précisa-t-il.

—Ah, fit-elle,et lorsqu'ilserisquaà laregarder, ildécouvritqu'ellesemblaitplus intriguéequechoquée.Etcommentavez-vousréussicetexploit?

—C'estunelonguehistoire.

—Jen'aipasd'engagementurgent.

—J'étais enAngleterre. J'avaisquittéOxfordpourpasser l'étédans leWiltshire, chezmongrand-père.Nousavonsapprisledécèsdemonpère.Mongrand-pèreenaétéprofondémentaffecté.Sa santé s'est rapidementdégradée.Je croisqu'il avait toujoursespéré le retourdufilsprodigue...

Grayfitunepause,puis:

—Ilnes'enestpasremis.

—Vousavezperduvotrepèreetvotregrand-pèreenl'espacedequelquesjours?

—Enfait,monpèreétaitmortdepuisdéjàdeuxmoislorsquelanouvellenousestparvenue.

—Iln'empêchequeleschocssesontsuccédéàpeudejoursd'intervalle,murmura-t-elle.

Ellesemblaitterriblementaffectée.Bonsang,elleétaitcenséelemépriser,pasleprendreenpitié!Nisemontrercompatissante.

—Mongrand-pèreavaitléguéClarendonàmonpère.Aucasoùcelui-cimourraitavantlui,lapropriétédevaitêtrepartagéeentreseshéritiersdesexemasculin.

—LecapitaineGraysonetvous.

—Oui.Saufquepersonnen'étaitaucourantdel'existencedeJoss.Jesupposequemonpèreavaitnégligédesignalerlanaissancedesonfilssang-mêlédanssonbilanannuel.

—Et vousn'enavezpasparlé, dit-elle en l'étudiantd'un regardperçant.Vous avezpris lesterreslesavezvenduessansdemandersonavisàvotrefrère.

Grayhochalatête.

—Avez-vouspartagélebénéficeaveclui?

—Non.J'aiachetél'Aphroditeetjel'aiarmée.Toutétaitàmonnom,maisjeluiaipromisdepartagerlebutinàlafindelaguerre.

—Avez-voustenuparole?

Graysecoualatête.

—Non. Je lui ai versé sa solde de second,mais pas un penny de plus. J'ai gardé le reste,achetéunemaisonàLondres,etlancélacompagniemaritimeGrayson.

—PasGraysonfrères?s'étonna-t-elle.

—Non.Laflotte,lecapital,lesrisques,lesprofits...toutestàmoi.Jesuisl'employeurdemonfrère,passonassocié.

— Mon Dieu, souffla-t-elle en s'adossant à sa chaise sans le quitter des yeux. Vous avezeffectivementdesraisonsd'avoirhonte.

Etvoilà.L'expressiond'innocencechoquéequ'ilattendait.Unesatisfactionmorosel'envahit.D'autres que lui auraient choisi un homme d'Église pour confesser ses péchés. Gray avaitpréféré une gouvernante. La plus belle femme qu'il ait jamais croisée dans sa carrière deséducteurau longcours.Laseulequiait suéveillercettesourdenostalgiequi lui serrait lecœur.Ilavaitsapénitence,comprit-ilenlavoyantsefermer,sonbeauregardsoudainterne,commevoiléparlaméfiance.

Ilavaitcequ'ilméritait,etcen'étaitpasterminerIldevaitboirelacoupejusqu'àlalie.

—Poursuivez,SweetHeart,l'encouragea-t-il.Vousn'avezpasfinivotreinterrogatoire.

Elleregardafixementunpointau-delàdesoépaule.

—Etes-vousmarié,monsieurGrayson?

—Non,jenesuispasfaitpourlemariage.

—Avez-vouseubeaucoupde...fiancées?

—Beaucoup,oui.

Elletressaillit,maispoursuivitvaillammentsoninterrogatoire,enleregardantdanslesyeux,cettefois.

—Etcombiendemaîtresses,monsieurGrayson?

Chapitre14

—Jenesauraisledire.

—Cen'estpasuneréponse,observaSophia,soulagéedepouvoirplaisanter.Lavéritéou lamort,monsieurGrayson.

Ilnesouritpas.

—Honnêtement,mademoiselleTurner,jesuisincapabledeledire.Ilyalongtempsquej'aiperdulecompte.J'aitroussémapremièrefillevoiciplusdequinzeans.Depuis,j'aisillonnétroisocéansetquatrecontinents,etj'aiconnudesfemmesdanschaqueport.Sivousvoulezunchiffre,faiteslecompte.Jenepeuxpas.

Sophia attendit que son sourire charmeur éclaire son visage.En vain. Il était parfaitementsérieux.

Certes, elle ne s'attendait pas qu'il ait vécu comme un moine. Mais pour qu'un hommed'affairestelquelui,quijonglaitavecleschiffres,aitperdulecompte...lenombredevaitêtreconsidérable.

—Mafoi,dit-ellesanspouvoirmasquersonamertume,c'estunmiraclequevousnesoyezpasmortdelasyphilis.

—Non.C'estlerésultatdelaprudenceetd'unusagesystématiqueduboyaudemouton.

—Voilàquiesttoutàvotrecrédit.Etvoussemblezencorevifetalertemalgréquinzeannéesd'épuisanteactivitéphysique.Toutà faitremarquable !Pasétonnantquevousparaissiezsifierdevosexploits.

—C'estl'impressionquejedonne?demanda-t-ild'untoncrispé.

—Sivouscontinuezàjouird'unebonnesanté,vousaurezencorequelquesbellesdécenniesdedébauchedevantvous.

—Mabelle,c'estmapirecrainte.

—Quoi?Labonnesantéouladébauche?

—Lesdécennies.

Sophia l'étudia avec attention.Mal à l'aise, il baissa les yeux et se frotta lamâchoire. Elles'étaittrompée.Ilneretiraitaucunefiertédesesexploits.

— Et l'amour ? Parmi toutes ces... fiancées et maîtresses, combien en avez-vous aimées,monsieurGrayson?

—Toutes,madouce.Toutes.

Sophialevalesyeuxauplafond.

—Autantdireaucune.

Ilhaussalesépaulesenguisederéponse.UneautrequestionbrûlaitleslèvresdeSophia.

—Combiend'entreellesvousontaimé?

—Seulementlesplusinsensées.

Ilavaitparléd'untondétaché,maissonregardbrillaitdefiertéblessée.

Ilassenasoudainuncoupdepoingsurlatable.Sophiasursauta.

—Jecroisquec'estàmontourdevousinterroger,non?fit-ilenselevantetencommençantàalleretvenir.Jeconnaisdéjàvotrenom,mademoiselleJaneTurner.

Sophiafaillitl'interromprepourrectifier,mais,àsagrandehonte,n'entrouvapaslecourage.

—Quelâgeavez-vous?

—Vingtans.

Cela,aumoins,c'étaitvrai.

—Vingtans,répéta-t-ild'untondésabusé.Quesait-ondelavieàcetâge?

—Plusquevousnel'imaginez.

Ilpivotasursestalons,s'appuyadelamainsurlatable.

—D'oùvenez-vous,mademoiselleTurner?

Il la dominait de sa haute stature, et la scrutait d'un regard si intense qu'il en devenaitintimidant.

—DuKent.

—DuKent!répéta-t-ilenriant.Cetterégionsauvageréputéepourlabarbariedesesgardenparties!Vosparentssont-ilsencoreenvie?

—Oui,touslesdeux.

—Avez-vousdesfrèresetsœurs?

—Unesœur.

—Charmantepetitefamille!

Sophiaouvritlabouchepourrépliquer,maisilneluienlaissapasletemps.

—Lepain,bisoublanc?

—Blanc.

—Bien sûr. Il ne faut que lemeilleur pourMlle Turner. Je suppose que je peux sauter laquestionsuivante.Jeconnaisdéjàvotregoûtpourlerhum.

—Envérité,répliqua-t-elle,agacée,jepréfèrelebordeaux.

Ilémitunpetitriremoqueur.

—Painblancetbordeaux.Désolé,maisjecrainsdenepaspouvoirrépondreàvosattentes,mademoiselleTurner.

—Jen'aipasdetellesattentes,etvouslesavez,fit-elleenselevantàsontour.Pourquoivouscomportez-vousainsi?

M.Graysonposalesmainsàplatsurlatable,enfacedessiennes.

—Commentsuis-jecensémeconduire?Jesuiscequejesuis,SweetHeart.Unmenteur,unvoleur,unséducteur...etpireencore.

Ilsepenchaverselle.Sonvisageétaittoutprèsdusien.Assezprochepourqu'ill'embrasse.

—Alorsunconseil.N'attendezriendemoi.

Il s'écarta brusquement. Le cœur battant la chamade, Sophia recula.M.Grayson croisa lesbrasd'unairbuté,l'airàlafoistristeetsatisfait.

Etsoudain,ellecomprit.Satrahisonenverssonfrère,sesvantardisessursesinnombrablesmaîtresses, et maintenant son interrogatoire brutal, tout cela n'avait d'autre fin que del'éloignerdelui.

Lui, l'homme qui l'avait serrée contre lui si tendrement un peu plus tôt, et lui avaitpratiquement déclaré son amour. L'homme qu'elle désirait si violemment, corps et âme,s'efforçaitdelarepousserensemontrantsoussonjourleplussordide.

Eh bien, elle aussi avait un passé scabreux. Peut-être ses péchés n'étaient-ils pas aussinombreuxquelessiens,maispourlanoirceur,ellen'avaitrienàluienvier.Etellen'avaitpasl'intention de le laisser, comme tant d'autres, la transformer en un ange de puretéintouchable!

Ellecontournalatableets'approchadelui.

—Nousn'enavonspasterminé.

—Moncœur,jepensequenousenavionsfiniavantd'avoircommencé.

Secouantlatête,elleposalamainsursonbras.

—Continuezvotreinterrogatoire.

Avecunpetitsourireblasé,illuipritlamain.

—N'essayezpasdemefairecroire,dit-ilenluicaressantlesdoigts,quecettedélicatepetitemainacommisunvol?

—Pourtantc'estlecas.

—Oh,etquoidonc?Desrubans,desdentelles?Quelquesfeuillesdepapier?

—Dupapier.

Lesbilletsdebanquen'étaient-ilspasdupapier?

—Quelsquesoientvospéchés,mabelle,jegagequejepourraislesracheteraveclapiècequisetrouveaufonddemapoche.

S'ilsavait!Sophiapressasamainlibreàl'endroitoùétaitcachéelaliassedebillets.Certes,l'argentétaitàsonnom,maisn'était-ilpascenséreveniràTobyaprèsleurmariage?Celui-ciétaitendroitdelapoursuivredevantlestribunauxpourexigerladotdontellel'avaitprivéenrompant leurs fiançailles.Sa trahisonn'étaitpas sidifférentede cellequ'avait commiseM.Grayson.Elleavaitvolésonproprehéritage.

—Leurcoûtvoussurprendrait,répliqua-t-elle.

Avant qu'elle puisse poursuivre, il lui souleva lementon du doigt, puis laissa retomber samainpresqueaussitôt.

—Nemeditespasquevousêtesmariée?

—Non.Biensûrquenon,répondit-elleenréprimantunrire,viteremplacéparuneboufféedeculpabilité.

Àl'heurequ'ilétait,elleauraitdûêtremariée.

—Combiendeprétendants?

—Beaucoup.

Ilarquaunsourcilmoqueur.

—Necomptezpasleshommesàborddecenavire.

— Même sans eux, il en reste quelques-uns, rétorqua-t-elle avec un sourire plein decoquetterie.

—Desamants?

Il y avait du dédain dans sa voix, et de la suffisance dans son demi-sourire. Sans doute

s'attendait-il qu'elle s'offusque et nie farouchement. Eh bien, il se trompait. Elle ne luiconfirmeraitpasqu'elleétaitvierge,etdoncinaccessible.

Elleneconnaissaitqu'unefaçondeluimontrersavéritablenature.

Enluimentant.

—Oui,répondit-elle.Un.

Il prit une brève inspiration. Sophia pivota sur ses talons et s'éloigna de quelques pas ens'exhortantaucalme.Aprèstout,cen'étaitpaslapremièrefoisqu'elleproféraitcemensonge.

—Vousavezl'airétonné,reprit-elleenregardantM.Graysonpar-dessussonépaule.JevousaidéjàparlédeGervais,monprofesseurdedessinetmaîtredansl'artde...

—Lapassion,jemesouviens,finit-ilàsaplace.

Illuidécochauncoupd'œilsceptique.

—Etjenevouscroispasplusquel'autrejour.

—Peuimportequevousmecroyiezoupas,déclara-t-elleensemettantàdéambulerdanslacabine. Il était grand etmince, et divinementbeau.Les cheveuxd'unnoirde jais, les yeuxgris,delonguesmainsfuselées.Etilétaitfoudemoi.

—Bienentendu.

— Ilm'aimait, insista-t-elle.Cen'était cependantpasde l'affectionquinous liait,maisunepassionbrûlante,animale.

M.Graysoncroisalesbrasets'autorisaunpetitriresec.

—Commentpourriez-voussavoircequ'estunepassionanimale?

Soussonregardpénétrant,ellerougit.

—Ilyad'abordeulesregardséchangésdansdesréceptions.

Ellelaissacourirsesdoigtsàlasurfacedelatabletoutens'approchantdelui.

—Puislesmilleetunprétextespoursetoucher...Chaquefoisqu'ilmefrôlait,continua-t-elleenluicaressantledosdelamainduboutdel'index,jefrissonnaisdedésir.

D'ungestebrusque,illuiagrippalepoignet.Elleeneutlesoufflecoupé.

—Mafoi,dit-elle,jesupposequevoussavezcommentcelas'estterminé.

—J'imagine,fit-ilenlalibérant.

Etellevitdanssonregardqu'ilcommençaitàlacroire.

— Ce que vous êtes en train deme dire, c'est que votre réputation est ruinée. D'où votredépartpourTortola.

Sophiaacquiesçad'unpetithochementdetête.Commec'étaitaimabledesapartd'envenirlui-mêmeauxconclusions!

—Nousétionsdevenusimprudents,improvisa-t-elle,galvaniséeparsonsuccès.UnefoisqueGervais m'a ouvert les portes du Paradis, rien ne nous a plus arrêtés. J'échappais à lasurveillancedemonchaperonchaquefoisquejelepouvaispourallerleretrouver;jequittaislamaisonàlanuittombée.Lesplacards,l'abriàvoitures,etmêmeunfiacre...toutétaitbonpourabriternosétreintes.

Gervaisestmêmevenumeretrouverlorsd'unepartiedecampagnechezmesparents,dansleKent.

—Unepartiedecampagne?Jesavaisquevousétiez issuede lahautesociété.Vousn'avezpasétééduquéepourêtregouvernante.

Elleluidécochaunregardimpertinent.

—Jen'aipasnonplusétééduquéepourêtreunedévergondée,maisjelesuisdevenue.

—Unedévergondée.Vous.

SophiafeuilletamentalementlespagesduLivre.Desdétails!Illuifallaitdesdétailspourleconvaincre.

—Je luiavaisdonnérendez-vousdans l'étable.J'aivolé lesvêtementsd'une fillede ferme,relevémescheveuxetenfoncéunchapeaudepaillesurmatête.Personnenem'areconnue.Quand je suis arrivée, ilm'aprisedans ses bras,m'a entraînée enhaut, là oùon stocke lapaille.Ilavaitalluméunedouzainedebougiesetrépanduunlitdepétalesderosessurlefoinodorant.

—Desbougiesdansunegrangerempliedepaillesèche?Vousavezdelachanced'êtreencoreenvie,SweetHeart.Vousauriezpupérircarbonisée.

—Nosébatsontétéparticulièrementbrûlantscesoir-là,enchaînaSophia, ignorantsontonmoqueur.J'aibiencruquejenesurvivraispasàtantdeplaisir.

M.Graysonéclataderire.

—Quelleimaginationvousavez!

—Jevousdislavérité!répliquaSophiaavantdeluitournerledosetdes'éloigner,feignantd'êtrevexée.

Les hommes préféraient être chasseur plutôt que proie, elle le savait. Allait-il mordre àl'hameçon ? Le cœur battant, elle attendit. L'air moite s'obscurcit soudain. Ici, sous lestropiques, la nuit tombait brutalement. Pas de crépuscule, pas d'heure romantique entrechienetloup.Ilfaisaitjour,ettoutàcoup,lesténèbresvousenveloppaient.

—Lespétalesderoses,murmuraM.Grayson,etellel'entendits'approcherd'elle.

Elleperçutlacaressedesonsoufflesursanuquelorsqu'ilajouta:

—Jeveuxbiencroirelespétalesderoses.

D'unemainlégère,ilécartadesonépauleunemècheéchappéedesonchignon.Unfrissondeplaisirlaparcourut.Etilnel'avaitmêmepaseffleurée...

—L'aimiez-vous?CeGervais?

Alorsqu'elleauraitdûs'yattendre,cettequestionlapritaudépourvu.

—Biensûr,s'écria-t-elleétourdiment.

Elle comprit aussitôt son erreur. Elle pivota sur ses talons, mais M. Grayson s'était déjàcomposé un masque impassible. S'il avait envisagé de partager son lit ce soir, il allait yréfléchiràdeuxfois,àprésent.Ironiquement,riennerefroidissaitdavantagelesardeursd'unhommequel'évocationdel'amour!

Sophiaattendit,oppressée,espérantuneautrequestion,ouquisait?unbaiser.

Aumême instant, un bruit de pas la fit tressaillir, et la lueur d'une lanterne jaillit dans lapièce.M.Graysons'écarta.

—Lesouper,annonçaStubbendéposantunplateausurlatable.

Tandisqu'ilsuspendaitlalanterneàuncrochetau-dessusd'eux,M.Graysons'inclinadevantSophia.

—Jevaisvouslaisserdîner,mademoiselleTurner,déclara-t-il.

—Oh, il y enapourdeux !protestaStubb.Tous lespassagersdoiventprendre leurs repasdanslacabinedesdames.Ordreducapitaine.

Puis,setournantversM.Grayson,ilajouta:

—Vousaveztouslesdeuxinterdictiondemontersurleponttantquedureral'accalmie.Lecapitaineaditquevouscomprendriez.

—Jecomprends,réponditM.Grayson.MaisjevaistoutdemêmelaisserMlleTurneràsondîner.

Stubbsoulevauncouvercle.Unappétissantfumetenvahitlacabine.

—Jen'aipasfaim,repritM.Grayson.EtjenevoudraispasquemacompagniegâchelerepasdeMlleTurner.

Surce,ils'éclipsanonsansavoirdécochéundernierregardbrûlantàSophia.Elleréprimaunsourire.Ilmentaittrèsmal.

Chapitre15

Graypassaunenuitépouvantable.Sonestomaccriait famine,sesarticulationsprotestaientcontre l'inconfortduhamac,et ses reinsen feu lesuppliaientdesoulager lebrasierqui lesconsumait.

Sansparlerdesonespritenproieàundélirefiévreux,nidesoncœuràladérive...

Ellen'étaitplusvierge.Dumoinsl'affirmait-elle.

Àprésent,ilcernaitmieuxMlleTurner.Lesvêtementsdequalité,lelangageraffiné,lepostede gouvernante. Et cet éclat dans son regard, cette façon de le toucher, de réagir à saproximité...Elleavaitconnulapassion;ellesavaitcequ'étaitleplaisirpartagé.

Malgrécela,ilpassalanuitseul.

Parcequ'elle luioffraitplusqueduplaisir.Elle luioffraitsoncœur.Saconfiance.Et iln'envoulaitpas.Ilavaitdéjàsuffisammentdéçuceuxqu'ilaimait.

Cependant,dès l'aube, ilavait faitunbrinde toiletteet s'étaithabillé.Assissurunecaisse,tapantdupied,iljouaavecsamontredegoussetjusqu'àcequelaclochepiquehuitcoups.Larelèveduquartdelanuit.L'heuredupetitdéjeuner.Ilfallaitqu'ilmangequelquechose.Etilfallaitqu'illavoie.

Iln'avaitaucuneidéedecequ'illuidirait.Moinsilparlerait,mieuxcelavaudrait,devinait-il.Ilpritunlivre,leglissasouslebrasetsedirigeaverslasallecommunedesdames.

Il futaccueillipar l'arômeduthéfraîchement infusé.MlleTurnerétaitde l'autrecôtéde la

table, occupée à disposer une demi-douzaine de petits pots. Gray fut surpris de la trouveraussidétendue.L'étauquiluioppressaitlapoitrinesedesserra.

—Bonjour,lasalua-t-elleenouvrantl'undespots.

Grayposasonlivre,s'assitets'emparad'unbiscuit.

—Vousenvisagezdem'empoisonner?s'enquit-il.

— Rien d'aussi effrayant, répondit-elle en lui adressant un regard pétillant. Je vais vouspeindre.

Graytressaillit.Iln'avaitpasoubliéleurconversationlesoiroù,unpeuivre,elleavaitévoquéune telle éventualité. Il se souvenait encore de ses doigts dans ses cheveux, de son corpssouplepressécontrelesien...

—Vousn'yvoyezpasd'inconvénient,j'espère?Ilfautquejetravailleetcelam'aideraàpasserletemps.

Écartantunetasseàthé,ellecommençaàdéplierunpetitchevalet.

—Amoinsquevousn'ayezprévud'autresactivités,ajouta-t-elle.

Grayseraclalagorge.Ilavaituntasd'autresactivitésentête.

—Jecomptaislireunpeu.

—Aucunproblème,dit-elleenenfilantuntablierqu'ellenouadansledos.Laissez-moijusteletempsdetraceruneesquissedevotrevisage,etvouspourrezvousplongerdansvotrelivrependantquejefinirai.

—Jenesuispascertainque...

—Jesuisàcourtdemodèles, l'interrompit-elle toutendisposantdespinceauxdevantelle.J'aidéjàdessinétoutl'équipagedecenavire.

—Oui,j'avaisremarqué...Ehbien,quedois-jefaire?

—Vousdétendre,dit-elle,amusée,enposantlesyeuxsursamain.

Graysuivitsonregard.Samainétaitcrispéesur l'accoudoirdesonsiège.Irrité, ilcroisa lesbrasets'adossaplusconfortablement.

—Jesuisparfaitementdétendu,mentit-il.

Ellepritunfusainetcommençaàtracersonesquisse.

—Comment un jeunehomme éduqué àOxford et ayant hérité d'une terre et d'un revenu,demandât-elletandisquesonregardpassaitdesonmodèleàsatoile,décide-t-ildecourirlesmers?Vousrêviezd'êtremarin?

Grayéclataderire.

— Je n'étais jamais monté sur un bateau avant qu'on m'envoie à Oxford. J'ai été maladependant la première semaine de la traversée. Puis il se trouve que quatre marins sontdécédés.Intoxicationalimentaire.

—Seigneur!

—J'ai proposémon aide au capitaine. Le tempsquenous atteignions la lignedu tropique,j'étaisdevenuunvéritablemarin.J'aiappristoutcequelecapitaineavaitàenseignersurlesventset lanavigation.ÀnotrearrivéeenAngleterre, je luiaidemandédemeprendredans

sonéquipage.Ilm'anommésecond.Jesuisrestédix-huitmoisenmer.

—EtOxford?

—J'aifaillinejamaisyaller.Maisj'aireçuunelettrem'annonçantquemonpèreétaittombémalade.JossetIsabelétaientmineurs,etjesavaisqu'iln'yauraitpersonnepourveillersureuxsinotrepèremourait.J'aipréférémefixerquelquetemps,aucasoùilsauraientbesoindemoi.Oxfordfaisaitl'affaire.Jen'ysuisrestéquelepremiersemestre.

—Parcequevotrepèreestmort?

—Oui.

Elle l'observaquelques instants en silence.Gray s'agita, plus troubléqu'il ne l'aurait vouluparl'intensitédesonregard.

—C'estàcemoment-làquevousavezvendulapropriétéfamilialepourdevenircorsaire?

Ilhochalatête.

— Pourquoi ne pas être retourné auprès de votre frère et de votre sœur ? Vous auriez pudirigerlaplantation.

—Pour toutes sortes de raisons financières. Les prix du sucre baissaient dramatiquement.Les tarifs étaient enconstanteaugmentation.Lesplantationsn'étaientplusaussi rentablesqu'autrefois.Nousaurionsétécriblésdedettesavantlafindel'année.

Ilsecoualatête.

— Si j'avais parlé de Joss aux exécuteurs testamentaires, il aurait fallu attendre des moisavant de vendre, et rien neme disait quemon frère aurait été d'accord. J'avais trouvé unacquéreur.J'avais lapossibilitéd'acheter l'Aphroditeetd'obtenirdes lettresdemarque.J'aisaisilachancequis'offraitàmoi.

Ilmarquaunepause,conscientdelafiertéquiperçaitdanssavoix.

— J'ai pris plus de soixante bateaux au nom de la Couronne. Je n'ai jamais regretté madécision.C'étaitlaseulefaçondefaireduprofit.

Gray leva les yeux vers l'ouverture ménagée sous le plafond. Il régnait une chaleursuffocante.Nonseulementcette immobilité forcéeréduisaitsonbénéficed'heureenheure,mais il était enoutre enfermédans cette cabineavec laplus jolie femmequ'il avait jamaisvue.Unesituationprochedel'enfer.

—Vousauriezpuvousmarier,observaMlleTurner,l'arrachantàsesréflexionsmoroses.

—Pardon?

—C'estcequefontlaplupartdesgentlemenquiconnaissentdesdifficultésfinancières.Vousvenezd'unebonnefamille,vousavezdesbiens.Vousauriezputrouverunerichehéritièreouuneveuvefortunée.D'autantquevousêtesplutôtséduisant,àvotrefaçon.

—Plutôtséduisant,répéta-t-il.Àmafaçon.

—Oh, ne prenez pas vos airs suffisants. Je n'essaie pas de vous flatter. J'énonce des faits.Vousauriezbeletbienpuépouserunefemmefortunée.

—Leproblème,c'estquejen'enavaispasenvie.

Elles'emparad'unpinceau,letapotacontresapalette.

—Non, en effet. Ce qui vous plaisait, c'était de courir les océans.De prendre des bateaux.D'avoir une femme dans chaque port. C'est pour cela que vous avez vendu votre terre,monsieurGrayson.Leprofitn'étaitquesecondaire.

Graytirasurlamanchedesaveste,malàl'aisesoussonregardperçant.Ellevoyaitenluidesvéritésqu'ilfuyaitdepuisdesannées.Maintenant,ilapparaissaitpirequ'unvoleur.

Ilétaitunvoleurégoïsteetdemauvaisefoi.

Etcependant,celanesemblaitpasempêcherMlleTurnerdeletrouver«plutôtséduisant»,et de badiner avec lui. De combien de noirceur devrait-il faire preuve avant qu'elle sedétournedelui?

—Etvous,mademoiselleTurner?Vousaussi,vousauriezpuvousmarier.Vousêtesissuedumeilleurmonde,c'estévident.Etmêmesivousn'avezpasdedot,madouce...

Ilattenditqu'ellelèvelesyeux.

—Votrebeautélaremplaceavantageusement.

Ellerougitimperceptiblement.Dudosdupoignet,ellesetamponnalefront.

— Ne jouez pas les coquettes. Je ne vous flatte pas. J'énonce un fait, tout simplement,rétorqua-t-il, luirenvoyantsespropresparolesauvisage.Alors?Pourquoinepasvousêtremariée?

—Jevousl'aidit,j'aiétécompromise.

—Ah,oui!LefameuxGermain.

— Gervais, rectifia-t-elle. Cela m'a coûté cher, mais le plaisir qu'il m'a donné en valait lapeine. Jamais je ne me suis sentie aussi vivante qu'entre ses bras. Avec lui, j'ai vraimentconnuleparadis.

Ilémitunpetitrire.Elleessayaitdelerendrejaloux.Etelleyparvenait,bonsang!

—Unefois,reprit-elle,ilm'aentraînéedanslecellier,etm'aplaquéecontrelemuravantde...

—Puis-jelireunpeu,àprésent?l'interrompitGray,incapabled'enécouterdavantage.

—Jevousenprie,répondit-elle,unpetitsourireauxlèvres.

Grayouvritsonlivre,maisilavaitlatêteailleurs.Iltournalespagessanslesvoir,tandisquedesimagesd'unérotismebrûlants'imposaientàsonesprit.

Lesoleilcontinuademonterdansleciel.L'ombredelagrilledelalucarnedescenditlelongde la cloison, avant de traverser paresseusement le plancher. Lorsque le soleil fut à sonzénith,unquadrillaged'ombreetdelumièredessinaunéchiquiersurlatable.

Gagnépar latorpeur,Graytirasursacravatehumidedesueur.Il jetauncoupd'œilàMlleTurnerpar-dessussonlivre.Lamousselinedesarobeseplaquaitcontresoncorpsmoitedelamanièrelaplussensuellequisoit.

—Ilresteduthé?demanda-t-il.

—J'aipeurquenon,répondit-elleenépongeantsondécolletéavecunmouchoir.

Détournant leregard,Grays'efforçadepenseràquelquechosede frais.Lesglacesque l'onservaitàMayfairetqu'ilsepromettaitdefairegoûteràIsabel.LeruisseauduWiltshireoùilavaitpéchélatruitependantsesvacancesd'été,voilàbienlongtemps.UnpaysagehivernalenAngleterre...

Puis son imagination enfiévrée fit apparaître Mlle Turner, vêtue de velours pourpre, desfloconstournoyantautourd'elle.Sonteintdeporcelainecontrastaitdélicieusementavecseslèvresrougesetpulpeuses.

L'angedelatentation.

Ilsevitlécherunfloconsursajoue,puisunautre,etencoreunautre...avantdelarenverserdanslapoudreuse.Là,ildénudalesrondeurslaiteusesdesesseins,puislescourbesdesoncorpsplusappétissantquelefruitdéfendu...etentrepritdeserepaîtredufestinainsioffert.

Chapitre16

Sophia compta six coupsde clocheavantqueM.Grayson se réveille. Il sursauta, et rougit,commes'ilavaitétésurprisentraindefairequelquechosed'interdit.

Ellesourit.

Ilselevaensefrottantlesyeux.

—Celavouschoquerait-il,mademoiselleTurner,sij'ôtaismonmanteau?

Quandcesserait-ildelateniràdistanceenérigeantsanscesseentreeuxcemurdepolitessedétachée ? Combien d'étreintes audacieuses devrait-elle encore inventer avant qu'ilcomprennequ'elle était aussi peu recommandable que lui, bienquemoins expérimentée ?Peut-êtreétait-iltempsdeprendredesmesuresradicales.

—Jevousenprie,nevousgênezpas, répondit-elleenbattantdescils.Jenesuisplusunepetitefilleinnocente,monsieurGrayson.Vousdevrezenfairepluspourmechoquer.

—Jevaisysonger,répliqua-t-ild'unairentendu.

Ilsedébarrassadesonvêtementqu'ildrapasurledossierdesonsiègeavantdeserasseoir.Sa chemise détrempée par la transpiration soulignait ses épaules et ses bras musclés. UndélicieuxfrissonsecouaSophia.

—De toute façon,cemanteaunevousvapas,déclara-t-elleenprenantunpeudepeintureavecsabrosse.

Illuidécochaunregardperplexetoutendénouantsacravate.

—Lacouleurneconvientpas?demanda-t-ilavecunsérieuxdéconcertant.

— Non, elle est parfaite. C'est la coupe qui ne vous flatte pas. Elle est destinée à desgentlemen minces et peu musclés. Vous avez une carrure trop large pour les tenues à lamode.

—Ah,bon? fit-ilenroulantsesmanches, révélantsesavant-brasbronzés.Etquelstyledevêtementsmeconviendrait,selonvous?

—Àpartlatoge?ironisa-t-elle.

UnéclatamusépassadansleregarddeM.Grayson.

—Uncostumedemarin,reprit-elle.Oudecapitaine.

—Vraiment ? dit-il d'un air songeur, avant de chercher son regard. Et vousme trouveriez

toujoursplutôtséduisant?Àmafaçon?

—Non.

Ellemarquaunepause,puislâcha:

—Jevoustrouveraisirrésistiblementséduisant.Detouteslesfaçonspossibles.

Sophiamélangeaplusieurspigmentssursapaletteavantd'enchaînerd'untonenjôleur:

—Etmoi?Sivouslepouviez,quelletenuechoisiriez-vouspourmoi?

—Aucune.

Unnouveau frisson laparcourut.Ses joues luibrûlèrent,maiselle s'obligeaà soutenir sonregard.Cen'étaitpaslemomentdeflancher.

—Unjour,dit-elle,Gervaism'ademandédemedévêtirpourmepeindre.

—Ilafaituntableaudevousnue?

—Non.C'estmoiqu'ilapeinte.Ilm'ahabilléedepigments...Uneorchidéeici...

Elletraçaunespiraleau-dessusdesonsein.

—Unebranchedevignelà...

Elle fit courir sa main sur sa hanche avec une volupté délibérée. Il suivit son geste d'unregardunpeuvitreux.

—J'airefusédemelaverpendantunesemaine,conclut-elleavecunpetitsoupirnostalgique.

Malgrélajalousieetlafrustrationquisemblaientbouillonnerenlui,ildemeuraimpassible.Quedevait-elledoncfairepourqu'ilsedécideenfin?

—Pouvez-vousmepasserlepotdevermillon?s'enquit-elle.

—Lequelest-ce?

—Là,prèsdevotrecoude,répondit-elle,étonnéequ'ilpuissehésiter.

—Celui-là?demanda-t-ilenluitendantlepotdebrunVandyke.

Sophiaposasapaletted'ungestesecetsepenchapourattraperlevermillon.

—Sivousnevoulezpasm'aider,dites-le.

— Du calme, ma belle. Ce n'est pas que je ne veux pas vous aider, c'est juste que je nedistinguepaslescouleurs.

—Pardon?

Ilhaussalesépaules.

—Jenevoispaslescouleurscommelesautres,expliqua-t-il.Quandvousdites«rouge,vert,bleu»,jeneperçoispasladifférence.Jenedistinguepasunsaphird'uneaméthyste.Ilparaîtqu'undemesonclesavaitlemêmeproblème.Celanemedérangepas.

—Mais...c'est terrible!s'écriaSophia.Commentapprécier l'art, labeauté,sionnevoitpaslescouleurs?

Iléclataderire.

—Jenesuispasaveugle.Jesuissensibleàl'art,commevousavezpuleremarquer.Etpourcequiestd'apprécier labeauté, jen'aipasbesoindesavoirsivosyeuxsontbleus,vertsou

violetspour les trouver incroyablementbeaux.Votreprofesseurdedessinnevousa jamaisdit que vos iris étaient plus foncés autour de la pupille ? Et que des rayons plus clairs sedéployaientdepuislecentre?Ilssontsipleinsdefraîcheur,d'innocence...

Ilsepenchaetcontinuad'unevoixfeutrée,presquehypnotique:

—Maislorsquevousjouezàmeprovoquer,etquevousbattezdescils-là!Commevousêtesen train de le faire -, vos yeux sont pareils à deux fleurs qui s'ouvrent. Ils séduisent. Ilsappellent...

Les joues et la gorge de Sophia s'empourprèrent.M. Grayson se radossa à son siège, l'airsatisfait.

—Jen'aipasbesoindeconnaître lanuancedevoscheveuxpour les imaginersurmapeau,plusdouxquedelasoie.

Ouvrantsonlivre,ilpoursuivit:

—Etnemeposezpasdequestionssurvoslèvres,mabelle.Sijecommenceàmedemandersiellessontroses,rougesouviolettes,jevaisdevenirfou.

Iltournaunepagedesonouvrage,puiss'abîmadanslesilence.

Sophia fixa sa toile, le cœur battant la chamade. Maudit soit-il ! Il avait compris qu'ellecherchaitàlerendrejaloux.Etilluirendaitlamonnaiedesapièce.

Commedansunepartiedecartes,ilvenaitdefairemonterl'enjeu.Sophiasourit.Auxcartes,ellegagnaittoujours.

—L'arêtedevotrenezestunvéritabledéfi,lâcha-t-ellesoudain.

—Ahbon?

—Oui.Un jour,pendant l'unedemes leçonsavecGervais, j'essayaisdecopierunDaviddeMichel-Ange,maisjen'arrivaispasàreproduiresonavant-bras.

—Encorevotrepeintrefrançais?commentaM.Graysonavecunsoupird'ennui.

— Ilm'a pris lamain etm'a fait suivre des doigts son propre bras, continua Sophia en selevant.

Joignantlegesteàlaparole,ellesoulignaduboutdudoigtsonavant-bras.Lorsqu'elleparvintau creux du coude, elle entenditM. Grayson émettre un drôle de petit hoquet. Bien. Elleprogressait!

—Ensuite,jen'aiplusjamaiseudemalàdessinerunbrasmusclé.

M.Grayson ferma son livre dansun claquement sec avant de darder sur elle un regarddedéfi.Tranquillement,elles'approchadelui,tenditlamainverssonvisage.

—Nebougezpas,jevousprie,souffla-t-elle.

Il fermalespaupièresaumomentprécisoùsonindexseposaitsur l'arêtedesonnez.Avecunelenteurdélibérée,ellefitglissersondoigtsurtoutelalongueur,puisbrisalecontact.Ilgardalesyeuxclos.

Alorselleluicaressalesourcildupouce,puistraçaunelignedesatempeàsapommette.Sapeau était plus douce qu'elle ne s'y attendait. Elle passa doucement la paume sur sa jouerâpeuse.

Ilpritune inspirationbruyantequiressemblaitpresqueàungémissement,maisnerouvrit

pas les yeux. Et demeura parfaitement immobile. En proie à une soudaine fébrilité où semêlaientledésiretlagrisantevoluptédupouvoir,Sophias'enhardit.

Elle fit courirsamainsursessourcils,puissespaupières,qui tremblèrentsoussacaresse,soulignaensuite la fineestafiladequi luibarrait lebasduvisage...avantdepasser lepoucesursalèvreinférieure.

Vifcommel'éclair,ilplaquasamainsurlasiennepourlagardersursajoue.Puis,rouvrantlesyeux,illacouvad'unregardàlafoisnostalgiqueetdouloureux.

—Gray...murmura-t-elle.

Elleserapprochadelui.L'étoffehumidedesarobeluicollantauxcuisses.Ilseraidit.

—Arrêtez,dit-il.Jenepourraisquevousfairedumal.

—Jene suisplus innocente,Gray.Je sais cequevousvoulez.Nevoyez-vouspasque je leveuxaussi?

Ellesepenchaversluipourluichuchoteràl'oreille:

— Je pourrais vousmontrer des couleurs que vous n'avez jamais vues,même en rêve. Lafraîcheurbleutéedemesyeux...Lasoiedoréedemescheveux...

Toutenparlant,elleavaitsaisil'unedesesmèchespourluiencaresserlajoue.

—SweetHeart...tenta-t-ildeprotester.

Elledemeurainclinéeverslui,sabouchetoutprèsdelasienne.

—Jepourraisvouslaissergoûterlerosedemeslèvres...

Ilsecoualatête.

—J'aidonnémaparoledenepasvousséduire.

—Etsic'estmoiquivousséduis?

—Madouce,jen'envauxpaslapeine,croyez-moi.Etsijevouslaissefaire,jevaudraiencoremoins.Pourune foisdansmavie, je suis résoluà tenirunepromesse. Je suisunvaurien.Unefemmecommevousn'arienàfaireavecmoi.

—Jevousl'aidit,maréputationestruinée.

— Parce que vous avez déjà croqué au fruit défendu ? La belle affaire ! Vous êtes jeune,délicieuse,exquise...

Illuicaressalevisage.

—Parfaite.

Sophiasentitleslarmesluibrûlerlesyeux.Desparolessitendres.Commeelleauraitaiméenêtredigne!

—CeFrançaisquiaessayédevouspervertirétaitunamateur-croyez-moi,jesuisexpertenlamatière.Seulement,j'essaiededevenirunhommerespectable.

—Vousessayezdedevenircequevousn'êtespasetcelavousrendmalheureux.Vousavezpeut-êtrelestraitsd'unpirate...continua-t-elleenluiencadrantlevisagedesesmains.

—Ah,vousmevoyeztelquejesuis.

—...maisàl'intérieur,vousêtesplusquecela.Jelesais.Jelesens.Ilyaenvousunetellepassionpourlavie,unetelleforce...etducœur.

Elleglissalamaindanslecoldesachemise,fitcourirsesdoigtssursontorse.Iltressaillit.Puis,dansungémissementdefrustration,illarepoussa.

—Madouce,je...jenepeuxpas.

Sophiaseredressa.

—Jevois,murmura-t-elle,mortifiée.

—Jesuisdésolé.Vousn'imaginezpasàquelpoint.

Sophiapivota,etretournaàsachaiseens'efforçantdedissimulersadéception.D'unemaintremblante,ellerepritsapaletteetsonpinceau.

—Danscecas,dit-elled'untonléger,jevaiscontinuervotreportrait.Vouspouvezpoursuivrevotrelecture.

Elleseremitautravail,lesyeuxrivéssursatoile.ElleentendaitcependantlesoufflebruyantdeM.Grayson,quin'avaitpasreprissonlivre.Endépitdelatouffeurambiante,ellepercevaitlachaleurquirayonnaitdesoncorpsviril.

Plusletempspassait,plusilluidevenaitdifficiledefeindrel'indifférencefaceàcedésirbrut,nondissimulé.Samainétaittellementcrispéesursapalettequ'elleenavaitmaldanstoutlebras.Elleposasesoutilsuninstantpoursemasserl'épaule.Despetitesmèchesdecheveuxcollaientàsanuquemoite.

—Touchez-vouspourmoi.

Sophiasefigea.Soncœurs'arrêtadebattre.Elleavaitdûmalcomprendre...

— Vous m'avez très bien entendu, dit-il en rapprochant son siège du sien. J'ai donné maparoledenepasvoustoucher.Alorsfaites-lepourmoi.

LecœurdeSophiaseremitàbattrebrutalement, lescoupssourdsserépercutantdanssoncorpsentier.Ellefermalesyeux.LasuggestiondeM.Graysonétaitsichoquante,siindécenteetsi...excitantequ'ellenesutquerépondre.

Fébrilement,ellecherchaunerepartiecinglantepourdoucherlesardeursdeM.Grayson.Etlessiennesdanslafoulée.Ellen'entrouvapas.Iln'yavaitqueledésir,undésirbrûlant,unbrasierimpossibleàéteindre.C'étaitellequiavaitcommencécepetitjeu.Difficiledecrier«pouce!»àprésent,aurisquedevoirM.Graysonluiéchapperdéfinitivement.

Comme mus par leur propre volonté, ses doigts quittèrent son épaule pour effleurer sondécolletébordédedentelle.

—Oui,souffla-t-il.Caressez-lespourmoi.

Sesseinssedressèrentaussitôtsoussachemise.Ellehésita,lespaupièrestoujourscloses.

— Continuez, l'encouragea-t-il. Voilà vingt-cinq jours que nous sommes sur ce navire, etvingt-quatrenuitsquejerêvedeposerlesmainssurvosseins.Ilssontdoux,n'est-cepas?

Lavibrationunpeurauquedesavoixétaitcommeunecaressequivenaitaviver labrûlureentresescuisses.Sophiasemordit la lèvrepour l'empêcherde trembler.Elle fit lentementglissersarobeetsachemisepourdégagersonépaule,passalamaindanssondécolletéetenfitjaillirunseinrondhumidedetranspiration.L'airbrûlantencaressalapointetendue.Ellefrémit,imaginantquec'étaitlesouffledeM.Grayson.

Lesilenceparuts'étireràl'infini...Sophiagardalespaupièrescloses,pétrifiéedehonte.Quediableluiprenait-ildedénuderainsisapoitrinedevantunhomme?Ellen'étaitqu'unefillefacile.Ils'étaitjouéd'elle.Sielleouvraitlesyeux,elleverraitsonsourirenarquois.

—Seigneur,vousêtessibelle...murmura-t-il.Continuez,moncœur.Caressez-vous.

Quoiquechoquéeparsapropreaudace,Sophiaglissalepoucesurlapointedesonsein.

—Oui,gronda-t-il.Recommencez!

Elles'exécuta.

—Encore.Dieuquej'aienviedevous lécher!Jevoudraisvousprendredansmaboucheetvoussucerjusqu'àvousarracherdesgémissementsdeplaisir...

Sophiacontinuadesecaresserenimaginantsesgrandesmainschaudessursapoitrine,seslèvressursonsein,sonsoufflesursagorge...Unlongsoupirluiéchappa.

—Plusfort,fit-il.Jeveuxvousentendre.

Dans un gémissement, Sophia referma la main en coupe autour de son autre sein. De lapointedesalangue,elles'humectaleslèvres.

—Oh,moncœur!Sivoussaviezcequevousmefaites...

Uninstant,Sophiasedemandas'ilsecaressait,luiaussi.Cetteidéeauraitdûlachoquer,maiselle ne fit que l'exciter davantage. Ses cuisses s'écartèrent malgré elle. Elle était moite dechaleuretdedésir.

—Soulevezvosjupes,ordonna-t-ild'unevoixenrouée.Jeveuxvousvoir.

L'espritembruméparledésir,toutehontebue,Sophialaissasesmainsdescendrejusqu'àses

cuisses.Elleempoignalamousselineetremontalentementsarobe,dénudantseschevilles,puissesgenoux.

—Encore,l'encourageaM.Grayson.Plushaut.

Elleobéit,froissantl'étoffeentresesmainsmoites,

avantdecaresserl'intérieurdesacuissenue.

—JusteCiel!gémitM.Grayson.Pasdebas,pasdejarretière.Dites-moiquevousn'avezpasnonplusdeculottes!

Rejetantlatêteenarrière,ellesecambraetcontinuadedénudersescuisses.

Unsoupirsaccadé,puis:

—Pasde culottes...C'est ainsi que je vous veux.Pasde lingerie, rien.Toujoursprête àmerecevoir.Carvousêtesprête,n'est-cepas?Brûlanteethumide.Dieuque j'aienviedevousgoûter...

Le cœur de Sophia luimartelait la poitrine. La tête lui tournait. Elle entrouvrit les lèvres,haletante.Elleétait impudique,audacieuse,sensuelle.Femmecommejamaisellene l'avaitété.

—Caressez-vous,dit-ild'un tonpressantoùsemêlaitune touched'impatience.Voussavezoù...Caressez-vouspourmoi.

L'aurait-ellevouluqueSophiasesentaitincapablederefuser.Dureste,ellenelevoulaitpas.L'esprit embrumé par le désir, elle était prête à faire tout ce qu'il lui demanderait, à sesoumettre à tous ses caprices. Ses doigts frôlèrent les boucles humides de sa toison, seglissèrententrelespétalesdesaféminité,jusqu'aupetitbourgeoncharnusisensible.

—Oh,oui,moncœur!Allez-y.Caressez-vous.Imaginezquec'estmoiquivoustouche.Quejevousprendsdetouteslesmanièrespossibles...

Lavaguedejouissancedéferlasansprévenir.Sophias'arc-boutasursonsiège,uncriétrangléluiéchappatandisquesoncorpsétaitparcourudespasmesvoluptueux.

Ellefutd'abordenvahieparuneinsondablefélicité.

Puiselleretombasurterre.Etlahontelasubmergea.

Seigneur,qu'avait-elle fait ?En tremblant, elle rabattit ses jupes.Elleplaquaunemainsurson sein dénudé, et l'autre sur ses paupières closes, s'efforçant de retenir ses larmes. Sanssuccès.

—Oh,non,madouce...

Sasuppliqueétaitvibrantedetendresse,maislesondesavoixnefitquerappeleràSophiaqu'ilétaitlà.Qu'ill'avaitvue.Seslarmesredoublèrent,roulèrentsursesjoues.

—Moncœur,nepleurezpas,murmura-t-il.Avez-vous...

Ilhésita.

—Avez-vouspenséàlui?

Ellesecoualatêteensignededénégation.

—Danscecas,pourquoiceslarmes?Nemeditespasquevousêtesembarrassée?

Sophianeputquehoqueter.

—Jevousensupplie,nepleurezpas!Vousêtescequej'aivudeplusbeau,deplusparfaitaumonde.

D'unemainunpeucalleuse,ilécartaunemèchedecheveuxdesonfront.

—N'ayezjamaishonte.Pasavecmoi,reprit-ilenluiécartantlesmainsdesonvisage.

Tandisqu'ellegardaitlesyeuxobstinémentclos,illuiembrassalesdoigtsunàun,avantdedéposeraucreuxdesapaumeunbaiserd'uneinfiniedouceur.

Sophiarouvritlespaupières.Malgréleslarmesquiluibrouillaientlavue,ellefutuninstantaveugléeparlalumièrebrutalequitombaitdelaclaire-voie.Ellereniflaenbattantdescils.

Jamaisellenes'étaitsentieaussivulnérable.Finis,lesmensonges.Elles'étaitmontréeàluitellequ'enelle-même.Elles'étaitdénudéedetouteslesfaçonspossibles.Commeellen'avaitjamaisosé le fairedevantpersonne.Enquelques secondes, elle lui enavaitplus révélé surelle qu'au coursden'importe quelle conversation.Et pourtant, il continuait de la consoler.Manifesterait-ilautantdecompassions'ilsavaittoutelavérité?Illuiembrassadenouveaulapaume.

—Jevousenprie,nepleurezpas,répéta-t-il.Plutôtmourirquedevousvoirsouffrir.Jenesupportepasl'idéed'êtreàl'origined'unetelledétresse.

Unefoisdeplus,ilpressasamaincontresajouerâpeuse.

—Moncœur,murmura-t-ilen lui frôlant la tempedeses lèvres,vousêtesensécuritéavecmoi.Vouslesereztoujours.

Elletournalentementlatête,rencontrasonregardbleucéruléensipénétrant.

—Oh,Gray!s'écria-t-elle.

Chapitre17

Elleavaitditsonnom,etilenfuttranspercé.Commesionluiavaitplongéunpoignarddanslecœur.

Etcommepourn'importequelleblessure,ladouleurlepritparsurprise.Etlechocl'ébranlajusqu'autréfonds.

Ques'était-ilpassé?Ilétaitentraindelire;elleétaitentraindepeindre.Ilsavaientdiscutédecouleurs, il l'avait taquinée, elleavait faitdemême.Elle luiavait caressé levisage.Et ils'était soudain retrouvé devant le spectacle le plus érotique auquel il ait jamais assisté. Etpourtant,ilenavaitvuquelques-uns...

Seigneur,ceschosesqu'illuiavaitdites!Elles'étaitpliéeàsescapricesavectantdesensuelabandon, tant d'innocente confiance qu'il en avait le cœur serré. Il l'avait encouragée à sedonnerleplaisirqu'iln'avaitpasledroitdeluioffrir.

Etelleavaitjoui.Soussesyeux.

Oh,quecelaavaitétébon!

Puiselleavait fonduen larmes,et il luiavaitparlédenouveau. Ilauraitditn'importequoipourapaisersonchagrin.Etmaintenant,ilfrémissaitdepeurrétrospective.Ilavaitétéàdeux

doigtsdepromettretoutcequ'ellevoulait.

Iln'avaitpaslamoindreidéedecequiluiarrivaitmaisilsavaitquelasituationétaitgrave.

Ildétournalesyeux.Commelelâchequ'ilétait.

—Jecroyaisquevousfaisiezunportrait.Demoi.

Elle suivit son regard en direction de la toile inachevée. La scène représentait une merdémontésousuncieldetempête.Unpeudécentré,unpetitbateausemblaitenéquilibreausommetd'unvagueourléed'écume.

—C'estlecas,répondit-elle.

—Jesuisdanslebateau?

—Non,dit-elledoucement en revenant à lui.C'estmoiqui suisdedans.Vous, vous êtes latempête.Vousêtesl'Océan.Vous...Gray,vousêtestout.

Ilcompritalorsquelasituationn'étaitpasgrave.Elleétaitdésespérée.

—La compositionn'est pas demoi, avoua-t-elle avec honnêteté. Jeme suis inspirée d'uneœuvrequej'aivuedansunegaleriedeQueenAnnStreet.D'uncertainJohnTurner.

—Jeconnaissontravail.C'estunparentàvous?

—Non.

Elletournadenouveauleregardverslepetittableau.

—Quandj'aivucettemarinesihardie,sipleined'énergie...j'aiprisconsciencedelatempêtequi bouillonnait dans mes veines. J'ai compris qu'il y avait trop de passions, trop desauvagerieenmoipourlesgarderconfinéesàl'intérieurd'unsalon.J'aid'abordtentédeniercetteréalité,puisdelafuir...etc'estalorsquejevousairencontré.J'aitoutsuitesuquevousétiezcommemoi.Neditespaslecontraire,Gray.Nem'abandonnezpas.

Elle se redressa, lui caressa la joue.Soudain,elleprit lamainet laplaquasur sonseinnu.Seigneur!Elleétaitaussidoucequedanssesrêves.Ilsemitàtrembler.

—Caressez-moi,Gray,murmura-t-elle.Embrassez-moi, ajouta-t-elle en sepenchant, lèvresoffertes.

Uneboufféedepaniquemontaen lui.Mêmes'ilne faisaitque luieffleurer labouchede lasienne,ilétaitperdu.Ilenavaitlacertitude.

—S'ilvousplaît,l'implora-t-elle.

—Jenepeuxpas.

Pourladeuxièmefoisdelajournée,ilrepoussalamaindeMlleTurner.Pourlapremièrefois,ettrèscertainementladernière,ilôtasapropremaindesonsein.

—Jenepeuxtoutsimplementpas,murmura-t-il.

Ladouleurqu'ilvitalorsdanssonregardl'anéantit.

—Danscecas,vousferiezmieuxdevousenaller.

La cloche semit soudainà sonner, fracassant le silencede son tintement insistant.Elle fitéchoàl'assourdissantepulsationquigrondaitdanslecorpsdeGray.Bonsang,toutlebateauétait-ilaucourantdudangerquilemenaçait?

Retombantbrusquement sur terre, il compritque le tambourinement sourdqu'il entendaitneprovenaitpasdesoncœurmaisdutonnerre.Leventsemitàhululerau-dessusd'eux.Lenavire se soulevadoucement, et l'undespetitspotsdepeinture roula sur leplancher.Puisunedeuxièmevaguearriva,plusfortequelapremière,projetantàterrelesautrespigments,tandisquetousdeuxagrippaientspontanémentleborddelatable.

—Toutlemondesurlepont!criaunevoix.

CommeGrayselevait,lebateauplongea,envoyantsonsiègeàl'autreboutdelapièce.

—Moncœur,je...

—Jecomprends,monsieurGrayson,coupa-t-elled'unevoixfaible.Allez-y.Jevousprie.

Ilcroisaunedernièrefoissesyeuxbrillantsdelarmes,etsortit.

En émergeant sur le pont, Gray tressaillit. Le spectacle qui s'offrait à ses yeux était sisemblableautableaudeMlleTurnerquec'enétaitpresqueirréel.L'Aphroditedansaitsurdesrouleauxblancsd'écume,etl'horizonétaitbarréd'unesinistremurailledenuagesauxrefletsdeplomb.

Tandis queGray se dirigeait vers le timon, des paquets d'eau salée s'abattirent sur lui, luirappelantqu'ilavaitlaissésonmanteauenbas.

Enfer!Ilavaitlaissébienplusquecela.Soncourage.Sonhonneur.Soncœur.

Etelle.

Au-dessusde sa tête,deuxmarins ferlaient les risdugrandhunierpour réduire la voilure.Gray les enviait. Voilà de quoi il avait besoin ! D'action. Travailler dur jusqu'à en avoir lecorpsbriséetl'espritengourdi.Jusqu'àlachasserdesespensées.

IlretrouvaJossprèsdutimon.

—Ondiraitqueleventestrevenu.

—Oui,ditJoss,etilnefaitpassemblant.Jen'aimepasl'aspectdecesnuages.

L'oragegrondadanslelointain.

—Nileurmusique,renchéritGray.

Sonfrèreregardadanssalongue-vue.

—Une voile sous le vent, annonça-t-il.Elle vient versnous. J'ai donnéordredemettre enpanneetdel'arraisonner.Ilsaurontpeut-êtredesinformationsànousdonnersurcegrain.

Jossabaissal'instrumentetadressaunregardindéchiffrableàGray.

—Quefabriques-tusurlepont,aufait?

—Onaappelétoutlemonde.

—Tunefaispaspartiedel'équipage.Tun'esqu'unpassager.

—Possible,maisl'inactionmerendfou.

LeregarddeJosss'attardasursoncolouvertetsacravatedénouée.

—L'inaction...ouMlleTurner?

—Lesdeux,bougonnaGray.Bonsang,Joss,donne-moiquelquechoseàfaire,n'importequoi!

Sonfrèrearquaunsourcilamusé.

—Situinsistes...Ilfautfermerlesécoutilles.

Gray s'élança vers le gaillard d'arrière et se mit au travail. Il fallait rabattre les bâchesgoudronnées sur les écoutilles et les fixer à l'aide de barres. Le vent gagna rapidement enviolence. Gray finit par la lucarne de la cabine des dames, s'interdisant de regarder parl'ouverture.

—Holà!

Wiggins venait de héler l'autre navire, dont les voiles claires semblaient presquephosphorescentescontrelecield'encre.

Graycourutfermerl'écoutillemenantauxcabines.Ilsepencha,cherchalapoignéeàtâtons.

Unemainserefermasursonbras.

Lorsquelesécoutillesfurentfermées,lacabineseretrouvaplongéedansl'obscurité.Sophiase leva, les jambes tremblantes, et se rajusta maladroitement. Puis elle se dirigea àl'aveugletteverslaporteetl'ouvrit.Unpeuplusloin,uncarrédelumièresedécoupaitdanslapénombre:l'écoutillequimenaitaupont.

Sophias'enapprocha,posalepiedsurlepremieréchelon.Lorsqu'ellevoulutsaisirlecôtédel'échelle,sesdoigtsserefermèrentsurunbras.

—Madouce,quefaites-vousici?Retournezdansvotrecabine.

Samain.Savoix.

Sophian'eutpaslaforcedelelâcher.Ellesehissaenhautdel'échellemalgréleroulisdeplusenplusprononcé.

—Quesepasse-t-il?s'enquit-elle.

Unerafaledeventmouilléd'embrunsluiplaquaquelquesmèchessurlevisage.Desamainlibre,ellelesramenaderrièresonoreille.

—Unoragevientsurnous,expliquaM.Grayson.Ilfautresterenbas.

—Celan'apasl'airsiméchantquecela,protesta-t-elle.Ilnepleutmêmepas.

Illuipritlementon.L'espaced'uninstant,ellecrutqu'ilallaitl'embrasser.

Ellesetrompait.Ilsecontentadeluitournerlatêteendirectiondelaproue.

—Regardez.

Devanteuxsedressaituneformidablebarrièredenuagesd'unnoirverdâtre.SiSophian'avaitpassuquelaTerreétaitronde,elleauraitpenséqu'ilsenavaientatteint la limite,etquelenavireétaitsurlepointdebasculerdanslenéant.

M.Grayson l'obligea ensuite à le regarder dans les yeux. Son expression n'était pasmoinsmenaçantequeleciel.Jamaisilneluiavaitparuaussiimpressionnant.

—Retournezdansvotrecabine,ordonna-t-il.Etrestez-y.

—Vousm'accompagnez?

—Non,répondit-il,leslèvrespincées.

—Holà!

Des cris à tribord attirèrent leur attention. Un grand navire s'approchait de l'Aphrodite. Atraverslecrachin,Sophiadistinguaàpeinesonnom.LeKestrel.

Soudain,leventhurladanslegréement.L'océanenfuriesehérissademillecrêtesd'écumephosphorescentetelunmonstrerévélantsescrocs.

—Descendez!criaGrayenlapoussantversl'écoutille.

Le ciel s'ouvrit alors dans un craquement. Un éclair zébra la voûte noire, immédiatementsuivid'uncoupdetonnerrequifitvibrerlesolsousleurspieds.Pendantquelquessecondesterrifiantes, il n'y eut plus qu'une aveuglante lumière blanche et une puissante odeur desoufre.

D'ungestevif,GrayattiraSophiaàlui,etlaforçaàs'accroupirsurlepont,avantdel'entourerdesesbras.Ellesentitlachaleurquiémanaitdesongrandcorpsprotecteurautourd'elle.Ellereferma lamainsursonpoignet, terrifiée.Desbruitsétouffés luiparvenaient - cris, sourdscraquementsdubois-,mais lesseulssonsqu'ellevoulaitentendre,c'était lespulsationsdeleursdeuxcœursquibattaientàl'unisson.

Cela ne dura que quelques instants. Très vite, elle fut soulevée par deuxmains solides etremisesursespieds.

—Pouvez-voustenirdebout?

Ellehochalatête,maisappuyaledoscontrelui.

—Est-ceque...commença-t-elled'unevoixétranglée.Est-cequelafoudreafrappélebateau?

—Paslenôtre.

Sophiatournalatêteetlevalesyeuxverslui.Pâle,lestraitstirés,ilfixaitl'autrenavire.Ellesuivitsonregard.

Elle ne remarqua pas immédiatement la faible lueur rouge au sommet du grandmât. Elleplissalesyeux,fitunpasenavant.Lalumièreparutfaiblir,avantdebrillerdenouveau,telleunebraisequirougeoiedansunfeumourant.

Seulement, celui-ci étaitbienvivant !Une languede feu jaillitdumât telleuneoriflammeorangée. L'incendie se propagea le long d'un cordage, avant de gagner l'extrémité d'unevergue.

—Bonsang,pourquoinesonnent-ilspasl'alarme?s'écrialecapitaineGrayson,quilesavaitrejoints.Quefabriquel'équipage?

—Ildoitêtresonné,murmuraGray.Ilyasûrementdesmorts...

Unefortevaguesoulevalenavire,envoyantSophiadanslesbrasdeM.Grayson.Celui-ciseraidit,maisnelarepoussapas.

—Lescanotsàl'eau!crialecapitaine,lesmainsenporte-voix.Brassezlagrand-voileàculée!

—Tufaismarchearrière?s'étonnaM.Grayson.

—Nousn'avonspas le choix. Impossiblede savoir dansquelle direction lemât va tomber.Nous ne pouvons pas prendre le risque que l'Aphrodite soit incendiée. Je vais mettre lescanotsàl'eau.S'ilyadessurvivants,ilsymonteront.

—Pass'ilssontblessésouenfermésdanslacale,rétorquaM.Grayson.

—Queproposes-tu?

Laréponsefusa,calmemaisdéterminée:

—Abordons-le.

—Quoi?s'écriaSophiaenfaisantvolte-face.

—Quoi ? lâcha simultanément le capitaine, l'air effaré. Aborder un navire en feu ? Tu asperdulatêteouquoi?

—Commesinousnel'avionsjamaisfait!Sicemâtn'estpasabatturapidement,c'esttoutlebateauquivabrûler.

M.Graysonflanquauneclaquedansledosdesonfrère,uneébauchedesourireauxlèvres.

—Allez,Joss.Commeaubonvieuxtemps!

—Autrefois,c'estnousquimettionslefeuauxnaviresavecnoscanons,luirappelasonfrère.Ets'ilyadescaissesdepoudreouuntonneaud'alcoolprèsdumât?Lebateaupeutexploserd'uninstantàl'autre.

—Alorsdépêchons!répliquaGrayensedirigeantàgrandspasverslebastingage.

Puisilcriaàl'attentiondesmarins:

—Hissezlagrand-voile!Parezàvirer!

Leshommesobéirentsanshésiter,etl'Aphroditepivotalentementsursonaxepourseplacercontrel'autrenavire.Sophianeparvenaitpasàdétacherleregarddelavergueenfeu.Lavoileferlées'embrasacommeunrouleaudepapier.

—Àl'abordage!hurlaM.Graysonendétachantuncordage.Desvolontairesavecmoi!Jeneveuxquedescélibataires!

Leviapparut,commejaillidenullepart,aussimassifettaciturnequed'ordinaire.

—J'ensuis,lançaO'Sheaensautantdugréementavecuneagilitédechat.Commeautrefois,hein,Gray?

M. Grayson décocha un regard amusé à son frère. La distance entre les deux vaisseauxcontinuaitdeseréduire.Lestroishommesvérifièrentleurcordage.

—Jeviensaussi,déclaraDavyens'approchantdubastingage.

—Non!intervintSophia.Gray,vousnepouvezpasaccepter!

—J'ainifemmenienfants,monsieur,insistalemousse.

—Eneffet,admitGray.Danscecas,d'accord.

Lesquatrehommesagrippèrentfermementleurcorde,puisgrimpèrentsurlarambarde.LevisagedeM.Graysonn'exprimaitaucuneinquiétude,justeuneintenseconcentrationetunesombredétermination.Lesflammesavaientatteintleperroquet.Sophia,pétrifiéed'effroi,nepouvait chasser de son esprit les paroles du capitaine. S'il y a des caisses depoudre ouuntonneaud'alcool...Elleleperdraitpourtoujours.

—Jeviensaussi,décrétalecapitaineGraysonens'avançantàgrandspaspours'emparerd'uncordage.

—Pasquestion!répliquaM.Grayson.Pasd'hommesavecfemmeouenfants.

SonregardcroisabrièvementceluideSophia.S'ilavaitvulasuppliquedésespéréedanssonregard,iln'enlaissarienparaître.

Lemessageétaitclair.Ellen'étaitrienpourlui.

Jeneveuxpasdevous.

Quelquechosesebrisaenelle.Elleserra lesbrasautourd'elle,commepours'empêcherdevolerenéclats,là,surcepont.

—Faismarchearrièredèsquenousauronsabordé,lançaGrayaucapitaine.Noust'enverronsunsignalquandlavoieseralibre.

Ilpesadetoutsonpoidssurlecordage,sesmusclespuissantssedessinèrentsoussachemisehumide.

—Jeteconfiel'Aphrodite,Joss.Prendssoind'elle.

—Promis,réponditsonfrèreavecunregardentendu.Jem'occuperaiaussidubateau.

Chapitre18

LesbottesdeGrayheurtèrentlepontduKestrelavecunbruitmat.Dèsquelestroisautresl'eurentrejoint,ildistribuadesordres.Lesmugissementsduventl'obligeaientàcrier.

—O'Shea,autimon.Maintienslevaisseaufaceauvent,ouilrisquedesecoucheravantqu'onaitletempsdefairequoiquecesoit.

L'Irlandaisacquiesçad'unhochementdetêteets'éloignaaupasdecourse.

—Levi,dégottedeshachesetattaque-toiaumât.Jeterejoinsdèsquepossible.

Une fois les deux hommes à leur tâche, Gray leva les yeux. Les flammes avaient gagné lamoitiédumât,etleventnefaisaitquelesattiser.L'incendieatteindraitbientôtlepont.Iln'yavaitpasdetempsàperdre.

—Davy, ordonna-t-il, fouille lebateau.Vérifiequ'iln'y apasdedépartde feudans la cale.Vois si personne n'est blessé ou enfermé. Si tu trouves quoi que ce soit d'inflammable -alcool,poudreàcanonouautre-jette-lepar-dessusbord,compris?

Lejeunehommehochalatête.Sonvisageétaitpâle,maissonexpressionrésolue.

—Oui,capitaine,répondit-il.

Grayressentitunpincementdeculpabilité.Iln'auraitpasdûaccepterquelegaminvienne.

—Jenesuispastoncapitaine,rappelaGraycommeDavys'éloignait.

—Surcebateau,si!lançacedernierpar-dessussonépaule.

Gray se dirigea vers le mât, cherchant Levi du regard. Son pied écrasa quelque chose demétallique.Desclous!Certainstordus,d'autrefondusetcollésensemble.Parlescornesdudiable!Ilavaitdéjàentenduparlerdecoupsdefoudreassezpuissantspourarracherlesclousdumâtetlesprojeterainsisurlepont,maisjamais,aucoursdesesannéesdenavigation,iln'avaitvuuntelphénomène.

Unpetittasdemétalenfusionroulasoussabotte.Grayl'écartad'uncoupdepied.

—Qu'est-cequec'estqueça?maugréa-t-il.

—Jecroisquec'étaitlacloche,réponditunevoixinconnue.

Levantlatête,ilaperçutdeuxmatelotsmaigresetdépenaillés.

—Vousêtesblessés?demandaGray.

—Justesecoués,réponditl'undesdeux.Lesautresn'ontpaseuautantdechance.

Dumenton,ildésignauntasdehaillonsdel'autrecôtédupont.Grayravalaunflotdebile.

—Oùestvotrecapitaine?Etleshaches,oùlesrangez-vous?

—Saispasoùestlecapitaine,réponditledeuxièmemarin.Doitcuversonvindanssacabine.Jepariequecesalaudestmêmepasmort.

—Pourcequiestdeshaches...commençasoncompagnon.

Il tenditunemainnoiredesuievers lebastingage.Graysuivit sonregardetdécouvritunerangéedemanchesenboissagementalignés.Leurslames,enrevanche,étaientsurlepont,encorefumantes,àdemifondues...etdéfinitivementhorsd'usage.

Gray lâchaun juron.Aumêmeinstant,Levi jaillitde lacambuse,unhachoiràviandedansunemain,uncouteaudeboucherdansl'autre.Graysedemandas'ildevaitrireoupleurer.Ilsn'allaienttoutdemêmepasabattreunmâtavecdesustensilesdecuisine?

Sansunmot,legéantnoirluitenditlecouteauets'attaquaaumât.

Apparemment,si...

Graycourutjusqu'augréementettentadescierlescordesquireliaientlemâtaupont.Si,parmiracle,Leviparvenaitàcouperl'énormepoutre,celle-ciseraitretenuedanssachuteparlescordages.Lesdeuxmatelotssortirentleurcouteaudeleurceintureetl'imitèrent.

Malgréleventetlecrachin,Graysemitàtranspirer.

—Combiend'hommesdansl'équipage?cria-t-il.

—Onétait onze.Cinqdans le gaillardd'avant. Saispas cequ'ils sontdevenus.Deux sur lepont,morts.Quelquesautresbrûlésmaisvivants.Pourl'instant.

—Quetransportez-vousdanslacale?

—Durhum!criaDavy,quicouraitdansleurdirection,untonneletàpoudreentrelesmains.

Graysefigea.Legaminavaitlestraitscrispésparlaterreur.

—C'estdurhum,Gray,répéta-t-il.Lacaleenestpleineetle...

Ilsepritalorslepieddansuncordageetlaissatombersonfardeau.Impuissant,Grayregardale tonnelet rouler sur le pont, laissant dans son sillage une traînée de poudre. Parfait !songea-t-il.Exactementcedontilsavaientbesoin!

—Ilyadesdépartsdefeuenbas?demanda-t-il.

—J'enaipasvu,maisilyadesbrûlés.L'und'eux...

Legamineutunhaut-le-cœur.

—L'und'euxestmalenpoint.

Graysetournaverslesdeuxmatelots.

—Combiendecanots?

—Unseul.

Au-dessusd'eux,lehuniers'enflammacommeunefeuillesèche.Malgrésaforce,Leviavaitàpeineentamélemât.L'abattreprendraittropdetemps.Lesflammesallaientgagnerlepont,sepropageràlacale,etlevaisseauexploseraitcommeunevulgairegrenade.

BonDieu!

HormisLevi,quicontinuaitdes'activer, lesautresleregardaient,attendantvisiblementdesordres.

—Capitaine?fitDavy.

Àcetinstant,Graycomprituncertainnombredechoses.

Ilsutqu'ilétaitdésormaiscapitainedefactodecenavireenperdition.Ill'avaitabordé,avaitprislescommandes.Ildevraitlemainteniràflotoupérir.

Il sut qu'il pourrait sauver des hommes,mais pas tous.Au train où allaient les choses, ilsauraientdelachances'ilsréussissaientàmettrelecanotàl'eauavantquetoutexplose,alorsrécupérerlesblessésdanslacale...

Et ilsutqu'ilnepouvait laisserceshommesderrière lui,etvivreavecuntel fardeausur laconscience.

Ilneretourneraitpassurl'Aphrodite.Ilnereverraitpassafamille.Ilnelareverraitpas,elle.

Ilallaitmourir.

IlpritlehachoirdesmainsdeLevi.

—Mettezlecanotàl'eau.Donnezl'ordred'abandonnerlenavire.

Untronçondeverguecalcinéetombaàsespieds.Ilbonditenarrière.

—Vite!ajouta-t-il.

Tandisque leshommesseruaientvers lapoupe, il leva lesyeuxsur lemât,quiévoquaitàprésentunegigantesquebougie.Serrantlepoing,ilenassenauncoupcontrelapoutre.

—Tombe,bonsang!grinça-t-ilenappuyantl'épaulecontrelemâtetenpoussantdetoutessesforces.Maistombedonc!

Auloin,unmatelothurlaitd'abandonnerlenavire.Unepoignéedemarinsvalidessortitdelacale et gagna en titubant le canot de sauvetage. Ils n'accordèrent pas lemoindre regard aupauvrefouquitentaitderenverserlemâtàmainsnues.

— Arrêtez de brailler ! gémit alors une voix avinée. Gray tourna les yeux vers l'avant dunavire.

Unhommemince,vêtud'unmanteaunoiràboutonsdecuivre,émergeaitd'unpasmalassurédelacabineducapitaine.

—Quediable...commença-t-il,avantderemarquerenfinlesflammes.

Graysecoualatête.Ilavaitperdudeuxhommes,sonbateauétaitsurlepointd'exploser,etcecapitained'opéretteseplaignaitdubruit?

Graymitlesmainsenporte-voix.

—O'Shea!appela-t-il.

L'Irlandais,toujoursautimon,croisasonregard.Grayluiindiqualecapitaine.

— Emmène-le dans le canot, et restes-y aussi. Dis-à Levi de commencer à s'éloigner.Exécution.

—Ettoi,Gray?

—Jesaisnager.Allez,vite!

O'Sheaentraînasansménagementl'ivrogneàsasuite.Puistousdeuxdisparurentpar-dessuslebastingage.Lescordesretenantlecanotsedéroulèrent,etdevinrentlâches.

Ils étaient partis. Gray se laissa aller contre le mât. Au-dessus de lui, les flammes serapprochaient.Ilallaitmouririci,sansrienlaisserderrièreluiqu'unchapeletd'espoirsbrisésetdepromessesnontenues.

Il entendit un craquement. Des étincelles voletèrent autour de lui. Il se pencha pour seprotégerlevisagedubras.Ilnepouvaitplusrienpourlesblessésquiagonisaientdanslacale,maispeut-êtrepouvait-ilencoresauversapeau?Peut-êtrepouvait-ilallerlaretrouver?Pourelle,ilauraittraversél'océanàlanage...

Au-dessusdelui,legoudrondescordagesgrésillaetcrépita,etretombaenpluiebrûlantesurlepont.Unavant-goûtdel'enfer?

C'estalorsqu'unevoixfamilièredemanda:

—Etmaintenant,capitaine?

Ce n'était pas possible ! Grayson redressa brusquement la tête en étouffant un juron. Si,c'étaitpossible...

—Qu'est-cequetufichesici,Davy?Tuétaiscensépartiraveclesautres!

Legaminhaussalesépaules.

—J'aipenséquevousauriezbesoindemoi.

Grayravalaunsoupir.

—Jesupposequetunesaispasnager?

—Non,capitaine.

Cettefois,Grayjurapourdebon.Ilflanquauncoupdepieddanslemât,avantdelefrapperdupoing.Puis,reculantdequelquespas,ilsejetadessusdetoutessesforcesenproférantunchapeletd'injures.Davysegrattalatête.

—C'apasl'airdeserviràgrand-chose,capitaine.

—Non,çanesertàrien,grondaGray.Nousallonsmourir,tut'enrendscompte?

—Ilyapasd'autrefaçondefairetomberunmât?

—J'enaiabattudesdizaines.Maisdepuismonproprebateau,àl'aided'un...

Gray n'acheva pas sa phrase. Une étincelle d'espoir s'était soudain allumée en lui tandisqu'uneidéefollegermaitdanssonesprit.

Il tourna sur lui-même et balaya le pont du regard en priant pour trouver... Là, près dubastingage!

Uncanondesix.Grays'enapprochaàgrandspas,Davysursestalons.

—Davy,tusaistireravecuncanon?

—Non,capitaine.

Graytranchalescordesquiretenaientlecanon,lefitpivoterdecentquatre-vingtsdegrésetlepoussajusqu'aucentredupont.

—Ehbien,tuvasapprendre.Poselepouceici...

Ilindiqual'orificesurledessus.Lejeunehommeobéit.

—Nel'enlèvequequandjeteledirai,ordonna-t-il.

PuisilallarécupérerletonneletdepoudrequeDavyavaitfaittomber,l'ouvritetversaunbontiersdesoncontenudanslecanon.Iln'avaitpasletempsdemesurerlacharge-mieuxvalaittropquepasassez.

—Nousn'auronsdroitqu'àunseulessai,expliqua-t-ilàDavy.

Il voulut s'emparer d'un des boulets alignés le long du bastingage, et écarta la main ensursautant.Lesboulesdemétalétaientbrûlantes.Pire,ellesétaientsoudéesentreelles.

Graylâchauntorrentdejurons.Puis,voyantqueDavyavaitpâli,ils'efforçaderetrouversoncalme.«Pasdepanique,sedit-il.N'importequelobjetpeutservirdeprojectile.Ilsuffitqu'ilsoitenfer,etrondsipossible.»

Levents'engouffraenmugissantdanslagrand-voiledévoréeparlesflammes.Lebateausesouleva.EtcequirestaitdelaclocheroulaauxpiedsdeGray.

La réponse à ses prières ! Se protégeant les mains de la chaleur avec ses manches, Grayramassal'objetetlefourradanslaboucheducanon.

IlfitsigneàDavyd'enleverlepouce.

—Maintenant,dit-il,ilnousfautunemèche...etdufeu.

—C'estpasçaquimanque,répliquaDavyavecunflegmequigalvanisaGray.

Unmarindotédetantd'humouretdecourageétaituneperlerare.Illelaisseraitpasmourir!

S'agenouillantdevant le canon, il orienta son fût vers labasedumât, juste endessousdesflammes.

S'ilrataitsoncoup,ilrisquaitdefaireexploserlenavireentier.Auxgrandsmaux,lesgrandsremèdes!

—Écarte-toi,ordonna-t-il,etbouche-toilesoreilles!

Gray ramassa un brandon sur le pont, l'approcha de lamèche, puis s'accroupit, lesmainsplaquéessurlesoreilles.

Boum!

Lecouppartit,faisantreculerlecanon.Unnuagedepoudreetdefumées'éleva,suivid'unepluied'éclatsdebois.Aveuglé,assourdi,suffoquant,Grayattenditleverdict.

Lanuéesedissipaenfin,révélantlemât.Brûlésuruncôté,maistoujoursdebout.Ettoujoursenfeu.

Graybonditsursespieds.

—Tombe,nomdeDieu!hurla-t-il.

Ilyeut toutàcoupunerafaledeventplus forteque lesautres.Uncraquementsurnaturelretentit. Puis lemât semit à osciller lentement, se fendit à sa base, et bascula par-dessusbord,entraînantunepartiedugréementdanssachute.

—Seigneur!s'écriaGrayentombantàgenoux.

Aumêmeinstant,commesileCiell'avaitentendu,unepluiediluviennes'abattit.Pendantunlongmoment,lesdeuxhommesdemeurèrentimmobilessousledéluge,enétatdechoc.

PuisDavys'ébrouacommeunjeunechienetadressaunsourirejoyeuxàGray,quiéclataderire.Ilsavaientsurvécu!

—Nousnesommespasencoretirésd'affaire,dit-ilenaidantlejeunegarçonàseredresser.Rassembleleshommesàpeuprèsvalidespourformerunechaîne.Ilfautjetertoutlerhumpar-dessusbord,aucasoù le feuse seraitpropagédans la cale.Nousnousoccuperonsdesblessésensuite.

Davys'élançaversl'écoutille,avantdefairehalte.

—Avantdesedébarrasserdurhum,onpourraitpeut-êtreenboireunpeu?J'enauraisbienbesoin.

Grayritdenouveau.

—Moiaussi,mongarçon!

Un peu plus tard, à bout de forces, Gray enjamba le bastingage de l'Aphrodite. Joss lerejoignitencourant.

—Desmorts?s'enquit-il.

—Deux.Ettroisblessés.

Ilécartadesonvisagedesmècheshumides.

—Ilfaudraitleurenvoyerlachaloupe,reprit-il.Jepensequ'iln'yaplusdedangerd'incendie,maisilesttroptôtpourledire.

Sonfrèrelevalesyeuxversleciel.

—Aveccettepluie,c'estpeuprobable.

Recrudefatigue,Grays'appuyacontrelegréementetessuyasonfrontruisselant.

—Toutlemondevabien,ici?demanda-t-ilens'efforçantdemaîtrisersavoix.

Josshochalatête.

— Elle est dans ma cabine, Gray. Elle était folle d'inquiétude, j'ai dû lui ordonner dedescendre.Elleserasoulagéedetevoir.

—Elles'inquièteseulementpourDavy,marmonnaGray.

Pourtant, il fut incapabled'éteindre l'étincelled'espoirquivenaitde s'allumeren lui.Aprèsavoirdonnéunetapeamicalesurl'épauledesonfrère,ilsedirigeaversl'écoutilledutimon.

Ilgagnaensuitelacabineducapitaineplongéedanslapénombre.Plissantlesyeux,ilaperçutsasilhouettequisedécoupaitdevantlesfenêtresdelapoupe.

—Gray?

Ilhochalatête.Puis,s'avisantqu'ellenepouvaitlevoir,ilréponditd'unevoixenrouée:

—C'estmoi.

—Est-ceque...vousallezbien?

—Oui.

Àprésentquesavues'étaitaccoutuméeàlafaiblelumière,illadistinguaitmieux.Seslongscheveuxdénouésretombaientenlourdesvaguesjusqu'àlataille.

—LevietO'Shea?murmura-t-elle.Davy?

—Ilssontsainsetsaufs.L'incendieestéteint.C'estfini.

Elleneréponditpas.Graydemeura immobileunmoment, indécis.«Vaverselle, lepressaune petite voix. Prends-la dans tes bras. Demande-lui pardon. Dis-lui quelque chose,n'importequoi!»

Seigneur,quelcouardilétait!Envérité,ilavaittrouvéplusfaciled'aborderunnavireenfeuqued'affronter cettepetite gouvernante, et la tempêted'émotionsqu'elle éveillait en lui. Ilétaitsurlepointdebattreenretraitelorsqu'elleseruaversluietsejetaàsoncou.

— Oh, Gray ! s'écria-t-elle en sanglotant. J'ai eu si peur ! Mais je savais que vous mereviendriez.Illefallait.

—Biensûr,marmonna-t-ilendemeurantlesbrasballants,incapablederéagir.

Ilétaitbouleverséparsonchagrinetparsatendresse.L'affectionqu'elleluimanifestaitétaitincompréhensible...etmerveilleuseàlafois.Laissantéchapperlesoupirqu'ilretenaitdepuisuneéternité,ilrefermalesbrassurelleetlaserraétroitementcontrelui.

—Chut,madouce,luisouffla-t-ilàl'oreille.D'unemaintremblante,illuicaressalescheveux.

—Nepleurezpas.Toutvabien,maintenant.Dansunpetitsanglot,elles'écartaetleregarda.

Unefoisdeplus,sabeautélepritdecourt.Ellelefrappaaveclaforcedel'éclair.

Elle glissa lesmains sur sanuquepour l'attirer à elle.Gray ferma lespaupières lorsqu'elledéposaunbaiserplus légerqu'uneplume sur sa tempe,puisunautredans son cou, etuntroisième à la commissure de ses lèvres. Elle pressa contre la sienne sa jouemouillée delarmes.

Son cœur se serra. Lui témoigner tant de tendresse après la façon dont il l'avait traitée...c'étaitl'actedebravoureleplusauthentiquequ'ileûtjamaisvu!Elleluioffraitsoncœurtoutensachantqu'ilrisquaitdeleluibriser.EtGray,enégoïstequ'ilétait,netrouvaitpaslaforcedelarepousser.

Peut-êtren'yétait-ilpasobligé,aprèstout.Pourlapremièrefoisdesavie,ilavaitabordéunnavirepourleprotégeretnonpourlepiller.

Nepouvait-il en faire autant avecune femme, lui qui avait enchaîné les conquêtes sans lamoindreintentionhonorable?Pourunefois,nepouvait-ilsecomporterhonorablement?Nepasprendre,maisprotéger,chérir,aimer?

—Chut,mon ange,murmura-t-il de nouveau en prenant son visage entre sesmains. C'estfini,maintenant.

Oui,c'étaitfini.L'incendieétaitéteint.Leshommesétaientensécurité.Etelleétaitdansses

bras.Làoùelledevaitêtre.

Dessemainesdefrustrationprenaientfin.Etdesannéesdesolitude,aussi...

Quant à lui, il était perdu. Il sombrait corps et âmedans la plus douce, la plus tendre desétreintesimaginables.Ileffleuraseslèvresdessiennescommesic'étaitsonpremierbaiser.

Parcequ'enréalité,c'étaitlecas.

Ilnes'agissaitplusdeséduireoudeconquérir,maisdegoûter.Desavourersafraîcheuretsadélicatesse.Deluiexprimercequ'iln'osaitdireavecdesparoles.Cepourquoiiln'avaitpasdemots.Del'embrasserpourleseulplaisirdel'embrasser...

Ilparsemasonvisagedebaiserslégerstoutenluimurmurantdesmotstendresdanstoutesleslanguesqu'ilconnaissait.Puis,lesyeuxclos,ilappuyasonfrontcontrelesienetattendit.Luilaissantlechoix.

Avec un petit soupir, elle se serra contre lui, ses seins ronds et fermes se pressantdélicieusementcontresontorse.Aussitôt,ledésirembrasaGray.Ilétaitderetouraucœurdelafournaise.

L'énergie qu'il avait déployée dans son combat contre les flammes courait encore dans sesveines.Ilsoulevalajeunefemme,laplaquacontresonérection.

Elle entrouvrit les lèvres.Acceptant son invitation, il la gratifia d'unbaiserprofond auquelelleréponditavecardeur.Unemainposéesurlesrondeursdesesfesses,l'autreenfouiedanssescheveux,ilmurmuraentredeuxbaisers:

—Jesuisdésolé...Decequej'aiditcettenuit-là...Etd'êtreparti,toutàl'heure.Jen'aijamaisvoulu...

—Jesais,l'interrompit-elleendrapantunejambesursahanchepoursehissercontrelui.Nemequitteplusjamais.

—Jamais,promit-il.

Lemotavaitjaillideseslèvresaveclasolennitéd'unserment.

— Jamais, répéta-t-il en la regardant au fond des yeux, avant de sceller sa promesse d'unbaiserfervent.

Elleglissalamainsouslecoldesachemisepourluicaresserledosetlesépaules.Ilenfouitlevisageaucreuxdesoncou,s'enivrantdesonparfum.

Ilavaitoubliécombienl'odeurdesrosesaprèsl'averseétaitdouce...Toutensemantunepluiedebaiserssursagorge,ill'entraînaverslacouchette.

—Fais-moil'amour,Gray.

Ellen'avaitpasbesoindeleluidemander.Ilssavaienttousdeuxcequiallaitsepasser.MaisGrayavaitsaisilanuance.Luiquiavaiteud'innombrablesmaîtressessurtouslescontinentsallait,pourlapremièrefoisdesavie,fairel'amouràunefemme.Etpasn'importelaquelle.

Safemme.

Etcetteidée,tellementimpensable,tellementeffrayantejusque-là,illatrouvaitsoudain,etàsagrandesurprise,furieusementexcitante.

Ils roulèrent ensemble sur le lit étroit, et elle tenta de lui ôter sa chemise. Impatient, ils'agenouillaetlafitpasserpar-dessussatête.

Puisilregardasarobedanslapénombre.

Parlesfeuxdel'enfer!Larobeàrayures.

Il fit rouler la jeune femme sur le flanc, cherchant fiévreusement les lacets, crochets ouautresfermeturesdiaboliquesinventéesàseulefind'exaspérerleshommes.

—Laprochainefois,dit-elleensetortillantpourremontersesjupesjusqu'àsataille.

Sesondulationsnefirentqu'exaspérerledésirdeGray.

—Laprochainefois,nousprendronsnotretemps,promit-elle.

Ellelaissaéchapperunsoupirlorsqu'ilposalapaumesursonsein,par-dessuslafinebarrièredemousseline.Puis,glissantsesmainssouslaceinturedesonpantalon,ellelevaversluiunregardembrumédepassion.

—Jeteveux,Gray.Toutdesuite.

Étouffantungrondement,ilsepenchaetrefermaseslèvressurlapointedresséedesonseinà travers l'étoffe. Elle s'arc-bouta en gémissant. Puis, d'une main habile, elle ouvrit sabraguetteetrefermalesdoigtssursonérection.

Enfer!Luiaussi,illavoulait!Maintenant,etensuite,etencoreplustard.Etlelendemain,etlejourd'après,etchaquejourquiviendrait...

Ilvibraitsoussacaresse,silégèreetsidoucequ'ilenauraitpleurédebonheur.Illuicaressal'intérieurdelacuisseavantderemonterjusqu'àsaféminité.D'unmouvementdeshanchesdélicieusement impudique, elle se frotta contre sa main. Elle était moite et brûlante. Laprochaine fois, se promit-il. La prochaine fois, il prendrait le temps de la caresser, de lagoûter,delacontemplertandisqu'elles'adonneraitauxvertigesdelapassion.

Pourl'instant,illavoulait.Ellelevoulait.Toutdesuite.Luiécartantlamain,ilsepositionnaentresescuisses,etdonnauncoupdereins.

Ellepoussauncri,etenfonçalesonglessifortdanssesbrasqu'ilfaillitcrieràsontour.

Bonsang,qu'elleétaitétroite!Tropétroite...

Denouvelleslarmesroulèrentsursesjouesalorsmêmequ'elles'efforçaitd'êtrebrave.C'estalorsqueGraycomprit-enfin-d'oùprovenaitcettedouceurindéfinissablequis'attachaitàelleenpermanence.

C'étaitleparfumdel'innocence.

Sapetitesirèneétaitvierge.

—Pourquoi...

Son souffle se bloqua dans sa gorge tandis qu'il s'efforçait de maîtriser le désir qui leconsumait.

—Oh,monange,tuauraisdûmedirelavérité!

—Jeteladismaintenant.

Elleluipritlevisageentrelesmains.

—Iln'yaquetoi,Gray.Maintenant,etpourtoujours.Rienquetoi.

—Mais,et...

D'un doigt posé sur ses lèvres, elle le fit taire, avant de laisser samain glisser lentementjusqu'àsoncœur.

—Iln'yenajamaiseud'autre.Seulementtoi.

Gray secoua la tête, incrédule. Tout ceci était un miracle. Ses paroles, ses cuisses qui luienserraient les hanches, ses cheveux déployés sur l'oreiller... Une bouffée de joie presqueprimitivelesubmergeaàlapenséequ'elleétaitàlui,etàluiseul.

Luiseull'avaitpossédée.Luiseulallaitluidonnerduplaisir...

Ils'appuyasursesmainsmais,cefaisant,ilentradavantageenelle.Tousdeuxtressaillirent.Etluiseullafaisaitsouffrir.

—Madouce,jenesupportepasdetefairemal,murmura-t-il.

—Çava,assura-t-elle,leslèvrestremblantes.Franchement,çavadéjàmieux.

Ellementait.Il lesavait.Ilcommençaàseretirer,maiselleleretintenleserrantentresescuisses.

—Non!s'écria-t-elle,etsoncorpssecrispaautourdeluidetouteslesmanièresimaginables.Tunepeuxpasmelaisser.Tum'asfaitunepromesse.

Il gémit tandis que, dans une exquise friction, elle l'attirait en elle. Serrant les dents, il lapénétra lentement. Elle ouvrit de grands yeux,mais l'encouragea bravement d'un signe detête.

—Oui,souffla-t-ellelorsqu'ilfutentièrementenelle.

Jamais,mêmeenrêve,iln'avaitrienéprouvédeplusmerveilleuxquecettesensationd'êtreenelle, totalementenelle.Fermant lesyeux, ilcommençaàalleretvenirdoucemententresescuisses, se frottant lascivementcontreelle.Jusqu'àcequ'elle répète, cette foisdansunsoupirdebien-être:

—Oui...

Gray dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas laisser libre cours au désir brutal quil'habitait.Elles'étaitabandonnéeàluipourqu'illuifassel'amour.Paspourqu'illaprenneàlahussarde.

Ellefermalesyeuxetrenversalatêteenarrièresurl'oreiller.

—Oh,Gray!gémit-elleensecambranttimidementpourmieuxl'accueillirenelle.

Il sepenchadenouveaupouraspirer sonseindans sabouche, le léchantà travers l'étoffe.Ellesecramponnaàsesépaulesavectantdeforcequ'ilsefigea,haletant.

—Çava?articula-t-il.

—Oui.

Elle lui caressa les épaules à travers sa chemise. Gray laissa échapper un soupir un peurauque.

—Jenevaispaspouvoir...

Sesparoles s'étranglèrentdans sagorge.Elle venaitde l'embrasserdans le cou.Lorsqu'ellecommençaàlecaresserdelalangue,ilsutqu'ilnepourraitseretenirtrèslongtemps.

—Moncœur,arrête,haleta-t-il.Jeveuxquetoutsepassebienpourtoi.

—C'estlecas.

Elle lemordilla délicatement à la base de la gorge. Puis, laissant sa tête retomber sur lesoreillers,elleajouta:

—Jen'aiplusmaldutout.

Cettefois,illacrut.Illefallait,carlepeud'empiresurlui-mêmequ'illuirestaitencoreétaitentraindefondrecommeneigeausoleil.Ildevaitluifaireconfiance.

Ilplongeaenelleavecdélice,chaquefoisunpeuplusprofondément,etaccéléralacadence.Etcettefois,lorsqu'ellecria,ilsutquec'étaitdeplaisiretnondedouleur.Illasentitseserrerconvulsivementautourdelui,letirantpeuàpeuverslegouffredel'extase.Puis,prenantsonvisageentresesmains,elleleremerciad'ununiquebaiserempreintd'unedouceursansnom.

Etce fut cebaiserquieut raisonde lui.Lecorps secouéd'un long frisson, il sombraà sontourdanslenéant.

Lesderniers spasmesdeplaisirne s'étaientpasencoreéteintsqu'il avaitdenouveauenvied'elle.

Toujoursenelle,ill'enveloppadesesbras.Lesoufflecourt,ilétaitincapabledeparler,maisiln'enavaitpasbesoin.Aucunmotn'auraitpudécrirel'euphoriequiluigonflaitlecœuretlefaisaitdériversurunocéandebéatitude.

Il lui fallut un certain temps pour s'aviser qu'un objet anguleux lui rentrait dans la chair.Intrigué, il s'appuyasur lecoudeetglissa lamainsous larobede la jeune femmeavantderemonter endirectionde ses seins... jusqu'à ceque sesdoigts rencontrentunpetit paquet.Lessourcilsfroncés,illepalpa.

Desbillets,comprit-il.C'étaientdesbilletsdebanque.Ilécartalesdoigtspourévaluerlatailledelaliasse.Parlescornesdudiable!Ilyavaitlàunevéritablepetitefortune.

—Jepeuxtoutt'expliquer,Gray.

Chapitre19

—J'attends,ditGrayd'untontranchant.

Sophiatressaillit.Ilnepouvaitpasêtreencolère?Pasaprèsleplaisirqu'ilsavaientpartagé.IIétaitencoreenelle!

—Gray,murmura-t-elleenessayantdel'embrasser.

Elleauraitvoululeremercierpourlecadeauqu'ilvenaitdeluioffrir.Illuiavaitdonnétantdetendresseetdeplaisir.

Samère, sa sœur, ses amies déjàmariées... Toutes les femmes de son entourage l'avaientavertieque sapremièreexpériencedans le lit conjugal seraitdouloureuse, gênante, et, fortheureusement,brève.Cesdamesprofessaientdesopinionsvariéesquantàl'améliorationqueSophiapouvaitespéreravec le temps,mais toutesétaientd'accordsurunpoint : lanuitdenocesétaitunmomentdésagréable.

Aucune d'entre elles, songea Sophia, ne connaissait Gray, son corps puissant et solide, la

patiencedont ilétaitcapable,etcette infinie tendressequ'ildissimulaitsoigneusementauxyeuxdumonde.Oui,elleavaiteumal,maisladouleuravaitétéviteremplacéeparunplaisird'uneintensitéindescriptible,quiallaitbienau-delàdetoutcequ'elleavaitimaginé.

Etdel'imagination,Sophiaenavaitàrevendre...

Lesbraisesdudésirrougeoyaientencoresoussapeau,surseslèvres,entresescuisses.Ellese contracta autour de lui pour prolonger l'instant, et, glissant lamain derrière sa nuque,tentad'attirersonvisageàellepourluivolerunbaiser.

Ilnebougeapas.

—J'attends,répéta-t-ild'untonsec.Explique-moi.

Elleluiécartaunemèchedufront.

—Jeteprometsdetouttedire,Gray.Mais,s'ilteplaît,serre-moidanstesbras.

—Jenesaismêmepasquijetiensdansmesbras,répliqua-t-il,avantdeseretirerd'elle.

Sophia retint un petit cri. D'une certaine façon, c'était plus douloureux que lorsqu'il étaitentréenelle.

Ilbasculasurleflanc,ladélestantdesonpoids.Trempéedesueur,depluieetdelarmes,elleeutsoudaintrèsfroid.

—Tusaistrèsbienquijesuis,murmura-t-elle.

Ils'assitauborddelacouchetteetsepritlatêteentrelesmains.Roulantsurlecôté,Sophiavoulutluicaresserledos,maisils'écarta.

—Tunet'appellespasJaneTurner,n'est-cepas?fit-ilenseredressant.

—Turnerest...unnomd'emprunt.MaisJaneestbienmonprénom.

Sondeuxièmeprénom.Aumoins,ellen'avaitpasmentisurcepoint.

—Taréputationétaitintacte.

—Non.

Même si elle n'avait jamais connu d'homme avantGray, sa réputation était sans doute enloques.

—Nememenspas,répliqua-t-ilenluiadressantunregarddur.Tuétaisvierge.

Sophia ne comprenait pas sa colère. Certes, elle l'avait trompé, mais n'aurait-il pas dû seréjouird'avoirétésonpremieramant?Leseul,s'ilnetenaitqu'àelle.

—Oui,mais...

—Dans ce cas, ta réputation était intacte, s'entêta-t-il. Etmaintenant, elle ne l'est plus. Àcausedemoi.

Iljura.

—Tum'asmenti.Tusavaisquejenevoulaispasteprendretavirginité,alorstum'aspiégé.Tuessacrementrusée!

Sesparoleslaglacèrent.Ellerabattitsarobesursesjambes.

—Gray,cen'estpasdutoutcela.Laisse-moiaumoinst'expliquer...

—Tun'esmêmepasgouvernante,pasvrai?

Ellesemorditleslèvres.

—Non.

—Biensûr.Unefemmedotéedetelsatouts...

D'ungestebrusque,ildésignasesseinsoùsedissimulaitlaliassedebillets.

—...n'anulbesoindechercherdutravail.Combienya-t-il,deuxcentslivres?Troiscents?

—Presquesixcents.

—Diable!Unetellesommenes'obtientpaspardesmoyenshonnêtes.Qu'es-tudonc?Unevoleuse?Unefugitive?Uneespèced'escroc?

«Unpeu des trois », songea-t-elle. Sophia savait qu'elle s'étaitmise elle-mêmedans cettesituation,mais ellen'aurait jamais imaginéque rétablir la vérité serait sidifficile.Une foisleurétreinteconsommée,ilaccueilleraitsesaveuxavecbienveillance,avait-ellecru.Elleavaitmême espéré que son récit l'amuserait. Manifestement, elle avait fait erreur. La peur quis'insinuasoudainenellelapritparsurprise.

—Est-cevraimentimportant?s'entendit-elledemanderd'unevoixfaible.Aprèstoutcequenousavonspartagé?

—Etqu'avons-nouspartagé?rétorqua-t-il.Endehorsdesmensonges?

Commentpouvait-ilparlerainsi?Elleluiavaittoutdonné!Sestalentsd'artiste,sessecrets.AunomduCiel,elles'étaitcaresséedevantlui!Ellevenaitdeluifairecadeaudesavertu.Etilrejetaitcedoncommes'ilnevalaitrien.Illarejetait.

Avec un juron, il boutonna son pantalon et se leva. Puis il tourna vers elle un regardincrédule.

— Je t'ai parlé de moi, de ma famille. Je t'ai dit des choses que je n'avais jamais dites àpersonne.Etmaintenant, je découvre que tu n'es rien de plus qu'une inconnue.Bon sang,moiquicroyaisquecoucheravecdesinconnuesétaitterminé!

Sophiasentitlacolèremonterenelle.

—Jevois.Etmaintenant,jesupposequetuasl'intentiondecontinuer?

Il se figea, fuyant son regard. Puis, avec des gestes saccadés qui trahissaient sa fureur, ilenfilasachemise.

—Eneffet,répondit-ilfroidement.Aprèstout,çan'apasd'importance.

—Qu'est-cequin'apasd'importance?demandaSophia,lagorgenouée.Lavérité?Oumoi?

Il avait déjà le pied sur la premièremarchemenant vers l'écoutille. Il lui lança un regardglacial.

—Commentpeux-tumeposerunetellequestion?lâcha-t-il.

«Commentpeux-tuêtreaussicruel?»aurait-ellevoululuirétorquer,maisunsanglotl'enempêcha.Cillantpourchasserseslarmes,ellerefermalesbrasautourd'elle.

—SweetHeart...

IlyavaitdanssavoixunefêlurequiarrachauntressaillementàSophia.

— Il y a des blessés et un navire en perdition. Pour l'instant, c'est tout ce qui importe.Attends-moiici,nousrégleronscelaplustard.

Uninstantplustard,ilavaitdisparu.

Sophia se recroquevilla sur elle-même. Nous réglerons cela ? Il y avait dans cette phrasequelque chosededéfinitifqui laglaça.Ellenevoulaitpas êtreunproblèmeque l'on règle.Elle voulait être réconfortée, être serrée dans des bras solides. Elle voulait quelque chosequ'ellen'avaitpasressentidepuissilongtempsqu'ellesavaitàpeinecommentlenommer.

Ellevoulaitêtreaimée.

Ilnerevintpas.SesseulsvisiteursfurentGabriel,quiignorapolimentledésordredesatenuelorsqu'il lui servit son thé et ses biscuits du soir, et Stubb, qui lui apporta sesmalles, lescabinesdesdamesayantétéréquisitionnéescommehôpitaldecampagnepourlesblessésduKestrel.

Uneactivitéinhabituellerégnacettenuit-làsurl'Aphrodite.Blottiesursacouchette,Sophiadormitparintermittence.ElleguettaitlesondelavoixdeGrayoulegrincementdesgondsde l'écoutille. S'il venait la retrouver, elle voulait être réveillée. À l'aube, vaincue par lafatigue,ellesombradansunprofondsommeil.

Lorsqu'elles'éveilla,ilfaisaitgrandjour.Elleseredressabrusquement,lecœurbattant.

On se querellait juste au-dessus d'elle, près du timon. Elle distingua les voix de Gray, ducapitaine,d'O'Shea,ainsiqu'uneautrequ'elleneparvintpasàidentifier.

Ellese leva,s'approchadupetitmiroirrondfixéà lacloison.C'était lapremièrefoisqu'ellevoyaitsonrefletdepuisqu'elleavaitquittél'Angleterre.Ellesereconnutàpeine.Sapeauétaitmoins pâle et parsemée de taches de rousseur. Son visage avait perdu de ses rondeurs.Lorsqu'elleplissaitlesyeux,depetitesridessedessinaientaucoin.Elleétaittoujoursbelle,songea-t-ellesansfaussemodestie,maisellen'avaitplusriend'unedébutante.

Elleétaitunefemme,désormais.

Une femme perdue, en vérité, seule au monde, responsable de ses choix. Elle devait êtreforte.«Plusdelarmes!»setança-t-elleens'essuyantlesyeux.LorsqueGrayreviendrait,cequ'il ferait tôtou tard, ellen'éclateraitpasen sanglots,ne se répandraitpasenexcuses,nesupplieraitpas.

Etelleseraitaussijoliequepossible.

Aprèss'êtrebaignélevisageetavoirtamponnésespaupièresavecduthéfroidpouratténuerle gonflement, elle chercha dans sesmalles sa brosse à cheveux et sa boîte de poudre. Sachevelure,rincéeparl'oragedelaveille,cascadaitsursesépaulesenlourdesvaguesdorées.Elleavaitlavésarobeàfleursquelquesjoursplustôt.

Une foispoudréeethabillée,ellerassemblasescheveuxenchignon, jetaundernierregarddans le miroir, puis gagna le pont. En haut, la querelle se poursuivait de plus belle. Elleentrouvritl'écoutilleets'immobilisa,lesyeuxaurasdusol.EllereconnutlesbottesdeGray,noirciesparlasuie.Ungrandsoleilbrillait,projetantdesombresinterminablessurlepont.

Elleentenditunevoixrocailleusequ'elleneconnaissaitpas.

—Jevousdisquevousallezmepayercerhum,bandedemalfrats!

— CapitaineMallory, je n'ai pas l'intention de vous rembourser quoi que ce soit, répliquaGraydesavoixdebasse.Enrevanche,j'acceptevosremerciements.

—Etdequoiest-cequejevousremercierais?

—Dequoi?s'écriaO'Shea,outré.Justed'avoirsauvédunaufragevotrerafiotetvotrebanded'ivrognes,voilàdequoi!

—Allezaudiable!vitupéral'autre.Vousn'aviezpasledroitd'abordermonbateauetdejeterlacargaisonpar-dessusbord!

—J'auraismieuxfaitdelaisservotrecoquedenoixexploser,espècedesacàvin!lançaGray.

—Sivousêtesaussicharitablesquevousl'affirmez,pourquoisuis-jeficelécommeuncochonqu'onmèneàl'abattoir?

Sophiaouvritdavantagel'écoutilleetsepencha.Elleaperçutunepairedebottesliéesparunecorde.

—Nous vous avons attaché la nuit dernière parce que vous étiez tellement ivre que vousn'aviez plus toute votre tête. Et nous vous avons laissé attaché cematin parce quemêmesobre,vousnel'aveztoujourspas,ripostaGray.

—Jevaisvousétrangler!éructalecapitaineMallory.

L'Irlandaisréponditparunchapeletdejurons.

— CapitaineMallory, intervint le capitaine Grayson, dont les bottes soigneusement ciréess'interposèrententrecellesdeMalloryetcellesdeGray.Jecomprendsquelapertedevotrecargaisonvoussoucie,maisvousserezrembourséparvotre

assureur.Vousn'avezpasprislamersansêtreassurécontrelerisqued'incendie,n'est-cepas?

Graylaissaéchapperunrireironique.

—Joss,dixcontreunquelamarchandisedeM.Mallorynefiguresuraucunbondelivraison.Tu ne vois pas que c'est un contrebandier ? Où comptiez-vous accoster, Mallory ? DansquelquecriquedésertedesCornouailles?

Ilémitunclaquementdelanguedésabusé.

—Cebateauétait tropchargéet l'équipage troppeunombreux.C'auraitétéunmiraclequevousatteigniezneserait-cequelePortugal.Quantaurhum,vousirezvousplaindredevantlacourdelavice-amirautédèsnotrearrivéeàTortola.

—Jen'aipasl'intentiond'alleràTortola,rétorquaMalloryavecmépris.

—Votre bateau n'est pas en état de traverser l'océan, vos hommes ont besoin de soins, etTortolaestlepremierportsurnotreroute.Sivouspréférez,nouspouvonscoulerleKestreletaccueillirvotreéquipageàborddel'Aphrodite,maiscelavousobligeraitàrenonceraurestedevotrecargaison.

— Je ne vous laisserai pas envoyer mon bateau par le fond, bande de vauriens ! Je vaisréparerleKestreletreprendrelaroute.Dèsquevousm'aurezremboursémonrhum.

—Vousêtesfou?grondaO'Shea.Vousnefranchirezpaslalignedutropiqueavecunmâtenmoinsetquatreblessés!Pourquoivousrefusezdecomprendre?

—Je vais te ledire, réponditGray.Notre ami sait que s'ilme traînedevantun tribunal, jepourrai réclamersacargaisonà titrede réparationpour les risquescourusenallant sauversonbateau.Nonseulementilnerécupéreraitpassonrhum,maisildevraitmecédercequiresteduKestrel!N'est-cepas,Mallory?

L'autreneréponditpas.Intriguée,Sophiagravitunéchelonsupplémentaire.

— Il saitque leKestrelm'appartient de fait, repritGray en s'approchantdeMallory.Et j'aibienenviedelerécupérersansattendre.

—Vousn'oseriezpas!s'indignal'autre,avantdeproférerunebordéedejuronsquifitrougirSophia.

— Gray, tenta de s'interposer le capitaine Grayson, je ne suis pas certain que tu puissessimplement...

—Oh,jet'assurequeceseraittrèssimple!Jel'aidéjàfaitunesoixantainedefois.Etjen'aipas sauvé ce bâtiment pour le saborder ensuite. Les blessés ont besoin d'unmédecin et leKestrelabesoind'unnouveaumât.JeleramèneàTortola.

Il quittait l'Aphrodite ? Sophia poussa l'écoutille. Malgré sa posture nonchalante, quitrahissait sa fatigue, Gray semblait déterminé. Le cœur de Sophia se serra. Il ne pouvaitsongeràlaquitterdenouveau!Ilsnes'étaientmêmepasexpliqué.

Malloryricana.

—Filsdepute!lança-t-ilàGray,avantdeluicracheràlafigure.

Cederniers'essuya lentement.Lesdeuxhommessedéfièrentduregarddansunsilencedemort.Puissoudain,Grayhaussalesépaules,etaffichaunsourirenonchalant.

—Mallory, commença-t-il d'un ton faussement conciliant, je seraisdésoléque cette affaireprenneuntouragressif.J'aitoujourseuhorreurdelaviolence.

Puis,setournantversJoss,ilenchaîna:

—Envoiequelqueshommessur leKestrelpour installerunmâtde fortuneet lui fixerunevoile.TuemmèneraslesblessésàTortola,etnoustesuivronsdenotremieux.Rendez-vousàTownRoad.

—Non!

Sophiasortitsurlepont.

Grayposasurelleunregardindéchiffrable.

—Quediablefaites-vousici?demanda-t-il,revenantauvouvoiement.

—Cequejefais?Permettez-moidevousretournerlaquest...

Elle s'interrompit.Mallory était occupé à la parcourir d'un regard lascif qui lui arracha unfrissondedégoût.L'hommeétaitplusjeunequ'ellenel'imaginait,maispasmoinsrépugnant.

—Tiens, tiens, roucoula-t-il en plissant les yeux. Tout compte fait, je veux bien rester survotrebateau.Voilàunjolipetitlotoujenem'yconnaispas!

Indignée,Sophia se tournaversGray.À sagrandehorreur, elledécouvritque celui-ci avaitesquissé un sourire. Était-ce ainsi qu'il la voyait, lui aussi ? Elle avait soudain la pénibleimpressiond'êtredenouveaudanscettetavernecrasseusedeGravesend,oùelle l'avaitprispourungentleman,etoùiln'avaitvuenellequ'unjuponàtrousser.

—MonsieurMallory,dit-ild'unairfanfaron,j'aimeraisvousremercier.

—Pourquoidonc?

—Vousvenezdemefourniruneexcuseenorpourfairececi.

Joignantlegesteàlaparole,GrayfermalepoingetcueillitMalloryàlamâchoire,l'envoyantvaldinguercontrelebastingage.AvantqueSophiaaiteuletempsdereprendresonsouffle,illuiassenaundirectà l'estomac.Dansungémissementétranglé,Mallorysepliaendeuxets'affalasurlepont.

—Jevousl'aidit,j'ailaviolenceenhorreur,lançaGrayensecouantsamain,maisjenesuispascontresonutilisation.

Puis,s'adressantàO'Shea,ilajouta:

—Mettez-leauxfers.

—Impossible,réponditl'Irlandais.IlyadéjàBrackett.

— Je ne peux pas emmener ce misérable sur leKestrel, il serait capable de retourner leshommescontremoi.JeprendsBrackettavecmoi.

Josshochalatête.

—Iltefaudraaussiquelquesmarinscapables.

IlpivotaversO'Shea,quisourit.

—J'ensuis!

—Tuserasmonsecond,déclaraGray.IlmefaudraaussiBaileypourlesvoilesetletravaildubois. Et Davy, si tu peux te passer de lui, Joss. Ainsi que quelqu'un pour remplacer leurcuisinier,quiaétéfoudroyé.

— Prends aussi quelques chèvres, suggéra Joss. Si Stubb doit s'occuper des blessés, il nepourrapastouteslestraire.

Grayhochalatête.

Sophia ravala un sanglot. Il s'apprêtait à quitter l'Aphrodite, pensait auxmarins qu'il allaitemmener,àcetaffreuxM.Brackettetmêmeauxchèvres...maisill'ignoraitcomplètement.

Elles'essuyalesyeuxdureversdelamain.Nevenait-ellepasdesejurerqu'ellenepleureraitpas?

—Retournezdanslacabine,ordonnaGraysanstournerlatête.Etpréparezvosmalles.

Cesparolesnepouvaients'adresserqu'àelle.LecapitaineGraysontentades'interposer.

—Gray,cen'estpasunebonneidée.Elleseraplusensécuritésurl'Aphrodite.

—Jesais,maisjenepeuxpaslalaisser,rétorquaGray.J'aidonnémaparole.

Iln'yavaitpaslamoindretendressedanssesparoles,justedel'amertume.

—Gray...commençaSophiaens'avançantverslui.

—Retournezdanslacabine,martela-t-il,sedécidantenfinàlaregarder.Etrestez-y.

Le ton était sans réplique. Lesmains tremblantes et l'esprit en déroute, Sophia regagna lacabine.Etelleyresta.

Chapitre20

Le soleil était déjà bas dans le ciel lorsque la porte de la cabine s'ouvrit à la volée. Sophiasursautaviolemment.Cela faisaitdesheuresqu'elleétaitassiseàattendre,etsesmembresgourdsprotestèrent.

—Tesaffairessontprêtes?s'informaGraysanspréambule.

Ilconsidérauninstantlesdeuxmalles-sansdoutepourenestimerlepoids.

—JevaisdemanderàLevides'enoccuper,reprit-il.

Sonvisageétaitmaculédesuieetdesangséché,etilavaitdescernessombressouslesyeux.Ilavaitgardésachemiseetsonpantalonfroissés,surlesquelsilavaitenfilésonmanteau,quisemblaitàprésentd'uneéléganceincongrue.Était-ceseulementlematindelaveillequ'illuiavaitcérémonieusementdemandés'ilpouvaitl'ôter?Qu'unetellequestionsemblaitabsurdeaprèstoutcequis'étaitpasséentreeux...

Sophia avait quantitéde choses àdire àGray.Après réflexion, elle les avait réduites àunepoignée, dont le choix dépendrait de l'attitude de ce dernier : une réplique cinglante, detendres supplications, les excuses les plus lâches, des protestations indignées... Toutess'évanouirentàl'instant.Oùellelevit.

—Oh,Gray!s'écria-t-elle.Tudoisêtreépuisé.

—Eneffet,dit-ilsanslaregarder.

Lorsqu'il se risqua à poser les yeux sur elle, Sophia y lut une immense vulnérabilité, qu'ilétaitsansdoutetropfatiguépourdissimuler.

Elle eut soudain envie de le prendre dans ses bras. Et si elle se fiait à son expression, iln'attendaitquecela.Seulesafierté-ainsiquedeuxmalles-sedressaitentreeux.

—Allons-y,dit-ilensepenchantverslapluspetite.Lanuitnevapastarderàtomber.

LecanotduKestrelavaitétéremontéetfixéaubastingagedel'Aphrodite.

Unefoissesbagageschargés,Sophias'assitsurl'unedesdeuxplanchesdeboisfaisantofficedebanc.LecapitaineGrayson,venului fairesesadieux,s'inclinaetdéposaunbaisersur lamainqu'elleluitendit.Cegestelasurprit.Luid'ordinairesiréservé.Apparemment,lesdeuxfrèresavaientaussilecharmeenpartage.

—Vousavezététrèsbonpourmoi,dit-elle.Merci.

—Riennevousobligeàquitterl'Aphrodite,mademoiselleTurner.Sivousvoulezrester,vousn'avezqu'unmotàdire.

Grayapparutalors,etjetaàSophiaunregarddedéfi.

—Jevousremercie,capitaine,maisGrayveillerasurmoi.

LecapitaineGraysonsourit.

—Jen'endoutepas.NousnousreverronsàTortola,danscecas.

Ils'inclinadenouveauets'écartapourlaisserGraymonterdanslecanot.

—Etlesautres?s'étonnalajeunefemmetandisquel'embarcationdescendaitlelongdelacoquedel'Aphrodite.

—ToutlemondeestdéjàsurleKestrel.Ycomprisleschèvres,précisa-t-ilsanssourire.

Le canot heurta bruyamment la surface de l'eau. Gray lança quelques instructions aux

hommes,puiss'emparadesrames.

—Nousdevonsparler,attaqua-t-il.Seuls.Nousn'enauronssansdouteplusl'occasionsurleKestrel.Jevaisêtretrèsoccupé.

—Alorsjevaisteremerciermaintenant.

—Pourquoi?

—PourlecapitaineMallory.

— Parce que je l'ai frappé ? Garde tes remerciements. J'avais juste besoin de cogner surquelqu'un.Iltombaitàpic.

—Ah!

Sophiadétournalesyeux,s'efforçantdecontenirseslarmes.

— Seigneur ! grommela Gray. J'étais censé devenir un homme respectable durant cettetraversée. Regarde ce que tu as fait demoi ! Je distribue des coups de poing, je vole desbateauxetjedépucelledesvierges...

Sophiatressaillit,ets'assitdebiaissursonbanc.Ducoindel'œil,ellevitGraylâchersoudainlesramesetôtersonmanteau.

—Tiens, fit-il en le lui tendant. Assieds-toi là-dessus. Tu dois être un peu sensible... à cetendroit.

Elleneputs'empêcherderougir.Ellel'étaiteneffet,etleboisbrutn'arrangeaitrien,d'autantqu'elle ne portait qu'une robe légère. Piquée au vif, elle refusa cependant de prendre levêtement.

—Écoute,Gray,j'étaispeut-êtreencorevierge,maisjesavaiscequejefaisais.Jesavaisaussiquecelaferaitmaletcelan'arienchangé.

L'expressiondeGraysedurcit.Ilposalemanteauetsemitàramervigoureusement.

—Etceuxàquituferaisdumal,tuyaspensé,dis-moi?

Sophianeréponditpas.Seullebruitdesramesquiplongeaientdansl'eauencadencebrisaitle silence. Ledisque orangédu soleil, qui s'apprêtait à rouler derrière l'horizon, était barréd'une ligne de nuages couleur cendre. Sophia prit une profonde inspiration, inhalant avecbonheurlessenteursiodéesdel'océan.

Puiselleregardal'hommequisetrouvaitenfaced'elle.Sonamant.Dansd'autreslieux,dansd'autrescirconstances,ilsauraientpuêtren'importequelcoupled'amoureuxcanotantsurunlac paisible au couchant. Vu de loin, le tableau qu'ils offraient devait sembler des plusromantiques.

Alorsqu'enréalité,iln'yavaitentreeuxquedel'incompréhension,duressentimentetdeladouleur.

Sophia réfléchit. Était-elle désolée de lui avoirmenti ? Elle n'aurait pu le jurer. Comme ill'avait lui-même reconnu, jamais il ne lui aurait fait l'amour s'il l'avait crue vierge. Et enaucuncaselleneregrettaitlesplaisirsexquisqu'elleavaitdécouvertsentresesbras.

ElleregardaGray,siséduisant,sisolide,sipassionné,etquisemblaitsifatigué.C'étaitsansdouteégoïstedesapart,maispasuninstantelleneregrettaitquecethommesoitdésormaisliéàelle.

Elleregrettaitenrevancheuneseulechose.

—Gray,jesuisdésoléedet'avoirblessé.

—Jeneparlaispasdemoi,rétorqua-t-ilbrièvement.

—Dequi,alors?fit-elle,perplexe.

—DeDavy, bien sûr. Ce garçon a suffisamment souffert par ta faute. Laisse-le tranquille,c'estcompris?Plusde flirt,plusdedessin.Ceserad'autantmoins facilepour luiqu'il saitpourquoituesàbord.

—Ilestaucourant?

—Biensûr.Toutlemondel'est.Iln'yaaucunsecretsurunnavire.Enfin,sereprit-ilenluiglissantunregardprudent,si,àl'évidence,ilyena.

—Jet'aiditquej'étaisdésolée.Quedois-jefairepourquetumepardonnes?

Illadévisagealonguement.Allait-ilenfinluidemanderlavérité?

—Rien,lâcha-t-ilfinalement.Maisquoiquetuaiesfait,quiquetusoisenréalité...tantqu'ilyauraunepossibilitéquetuportesmonenfant,jenetelaisseraipaspartir.

Sophiadéglutitpéniblement.Biensûrelleaussiavaitenvisagécetteéventualité,maisc'étaitautrechosedel'entendreformuleràhautevoix.

—C'estdoncpourcetteraisonquetum'asemmenéeavectoi?

Ilhochalatête.

—Quandas-tueutoncyclepourladernièrefois?

Sophias'empourpra.C'étaitbienlapremièrefoisqu'elleabordaitunsujetaussi intimeavecunhomme!

—Justeavantnotredépartd'Angleterre.

—Danscecas,nousdevrionsêtrebientôtfixés.

Ilramaquelquesinstantsensilence.

—Jetepréviens,reprit-il.Situesenceinte,jet'épouse.Pasquestiondetelaissert'enfuiretélevermonenfantjenesaisoù.

Ses propos firent à Sophia l'effet d'un coup de poignard. Non seulement il était prêt àl'épouser sans lui demander son avis, mais il supposait qu'elle « s'enfuirait » ? Et si ellen'étaitpasenceinte,quecomptait-ilfaired'elle?Lajeterpar-dessusbord?

—Jenemelaisseraipasmariercontremavolonté,articula-t-elle.Niàtoiniàpersonne.J'aifuiunmariageforcé,jepeuxrecommencer.J'ailesmoyensd'éleverunenfant,luirappela-t-elleentapotantlaliasserouléeentresesseins.Dureste,qu'est-cequecelachangepourtoi?Tuasprobablementd'innombrablesbâtardssurtouslescontinents.

—Non.J'aitoujoursprismesprécautions.Saufhier.C'étaitlapremièrefoisquej'oubliais.

—Ehbien,dit-ellesanscachersonamertume,aumoins,j'auraireprésentéunepremièrefoispourtoi.Mêmes'ils'agitd'uneerreur.

Il poussaun soupir exaspéré.Depuis leKestrel, on leur lança une corde.Gray l'attacha aucanot.

—Hier,c'étaitunepremièreàbiendeségards...admit-il.Jemesuislaisséemporter,etjen'aipasréfléchiàcequejefaisais.

Illascrutad'unregardintense.Commes'ilcherchaituneréponseaufonddesesyeux.

—Je...jesupposequej'espérais,reprit-il.

LecœurdeSophiasemitàbattreunpeuplusfort.Sepenchantverslui,elleluipritlamain.

—Etmaintenant,Gray?Espères-tuencore?

UnesecondecordefutlancéedepuisleKestrel.Grayrompitlecontactpourattacherlecanot.Ilparuthésiter,puisilsecoualatête.

—Jenesaismêmepasquepenserdetoi,dit-il.

—Jevois,souffla-t-elleenbaissantlatête.

Illaissaéchapperunprofondsoupir,etluifrôlalebras.

—SweetHeart...Essaied'avoirdel'espoirpourdeuxsituleveux.Moi,jesuistropfatigué.

LecanotfuthisséabruptementlelongdelacoqueduKestrel,arrachantàSophiaunpetitcri.LamaindeGrayseposasursonpoignet,maisn'yrestaqu'uninstant.

Lorsqu'ilsparvinrentà lahauteurdupont,Sophiaenjamba lebastingage.Parmi lesmarinsprésents,certainslasaluèrentdequelquesmots,d'autresd'unhochementdetête.Unmâtdefortunevenaitd'êtreinstallé-unepoutremincequel'onavaitfixéeàlabasedel'ancienmât.Onauraitditunejeunepoussebiendroitejaillissantd'unrosierancien.Davysetenaitàcôté,testantavecsoinlenouveaugréement.Ilnesetournapasverselle.

—Davy!appelaGray.

—Oui,capitaine!

—Onm'aditquetuavaisaccrochétonhamacdanslasoute?

—Eneffet,capitaine.

—Dèsquetulepourras,tuirast'installerdanslegaillardd'avant.Surcebateau,tuesmarin.

—Bien,capitaine.

LejeunegarçondécochaunregarddouloureuxàSophia,puistournalestalons.Ilauraitdûseréjouirdecettepromotion,enéprouverdelajoie,songea-t-elle.Elleavaittoutgâché.

Cen'étaitpaslapremièrefoisqu'ellebrisaitlecœurd'unhomme,maisc'étaitassurémentlapremièrefoisqu'elleétaittémoindesconséquences.Onnequittaitpasunbateaucommeonfuyaitunmariage.

Grayposalamainaucreuxdesesreinsetl'escortajusqu'àlacabineducapitaine.

—Tut'installerasici,dit-il.

Sophiaparcourut lapetitepiècedu regard. Il y avaitune couchette contreune cloison,desplacards le long de l'autre. Au centre, une table et le fauteuil du capitaine. Une fenêtredonnait sur la proue du navire. La disposition était assez semblable à celle de l'Aphrodite,mêmesil'espaceétaitplusréduit.

—Lacabineaétéaéréeetnettoyée,précisaGrayd'untondétaché.Lesdrapssontpropres.Ilsviennentdel'Aphrodite.

—Merci,fitSophiaenpivotantpourluifaireface.C'esttrèsattentionné.

—Jevaisfaireapportertesbagages.Tuasordrederesterici,mefais-jebiencomprendre?

Ellehochalatête.

—Pasdepromenadessurlepont.Ettufermerastaporteàclef.

—Dois-jecraindrepourmasécurité?

Ilsecoualatête.

— Brackett est aux fers, et les hommes du Kestrel semblent soulagés d'avoir changé decapitaine,maisjenelesconnaispas.

Illuidécochaunregardappuyéavantd'ajouter:

—Jenefaispasconfianceauxgensquejeneconnaispas.

Commeilsedétournaitpoursortir,elledemanda:

—Ettoi?Oùvas-tudormir?

—Quandjeprendraidurepos,c'est-à-direrarement,j'iraidanslacouchettedusecondquisetrouvelà,précisa-t-ilenindiquantlaportequijouxtaitcelledelacabineducapitaine.Quejesoissurlepontoudanslasoute,jeneseraijamaisloin.

—C'estunepromesseouunemenace?s'enquitSophia,quis'approchadelui,lesmainssurleshanchesenuneattitudeprovocatrice.

Il la parcourut d'unœil enfiévré, et son souffle s'accéléra subtilement.Même épuisé, il ladésirait,nota-t-elle.

Maisàpeineavait-ellecommencéàespérer,qu'ilhaussalesépaules,etluidécochaundemi-souriredistant.

—Prends-lecommetuleveux,fit-ilavecindifférence.

—Jevois,dit-elle,furieuseetdéçue.

Lesdoigtstremblants,elleentrepritdedéboutonnersoncorsage.

—Quediablefais-tu?demandaGray.Tut'imaginesqu'iltesuffitdotertarobepour...

—Net'excitepas,l'interrompit-elle.

Ellefitglissersoncorsagelelongdesesbras,puiscommençaàdélacersoncorset.

—Lesbonscomptesfont lesbonsamis,reprit-elleenretirantdespiècesdela liassenichéeentresesseins.

—Tiens,fit-elleenlesjetantsurlatable.Sixlivresetdixshillings.Tum'endoisdeux.

—Désolé,jen'aipasdemonnaiesurmoi.Ilvafalloirmefaireconfiance.

—Paspourtoutl'ordumonde.Pasmêmepourdeuxshillings.

Illafusilladuregard,tournalestalonsetquittalacabineenclaquantlaporte.Sophiafaillitlesuivre,avantdes'aviserquesoncorsagependaitsurseshanches.Elles'interrogeaitsurlaconduiteàtenirlorsqu'ilrevintaupasdecharge.

—Tiens!s'écria-t-il.

Deuxpiècesclaquèrentsurlatable.

— Deux shillings. Et tes deux feuilles de papier, ajouta-t-il en posant celles-ci à côté despièces.Aprésent,jenetedoisplusrien.

Furieuse,Sophiasortitunbilletdelaliasse.

—Pourt'acheterdesbottesneuves,dit-elleenlajetantàsontoursurlatable.

— Puisque nous en sommes à régler nos comptes, répliqua-t-il, tu me dois vingt nuitsd'insomnie.

—Oh,non!Surcepoint,noussommesàégalité,rétorqua-t-elle.

Ellemarquaunepause,puis:

— Tum'as pris ma vertu, lâcha-t-elle froidement - et injustement, car tous deux savaientqu'ellelaluiavaitoffertedeboncœur.

—Oui, et quant àmoi, j'aimerais retrouvermes illusionsperdues,maisonne refait pas lepassé,n'est-cepas?

Ilmarquaitunpoint,admit-elleensonforintérieur.

—Ehbien,jesupposequenoussommesquittes,conclut-elle.

—Eneffet.

—Jenetedoisplusrien?

Illuijetaunregardglacial.

—Riendutout.

«Oh,maissi!eut-elleenviedehurler.Jetedoislavérité,maisencorefaudrait-ilquetutesouciessuffisammentdemoipoursouhaiterlaconnaître.»Manifestement,cen'étaitpaslecas.Ilsedirigeaverslaporte.

—Ah,si,fit-il.Unedernièrechose.

Lecœurbattant,elleleregardasortirdesapocheunpetitcarréd'étoffeblanche.

—Tiens,dit-il en le jetant sur lapiledepiècesetde feuilles sur la table.Jesuis lasdemepromeneravecceci.

Sur ce, il sortit.Sophia fixad'un regardhagard lemorceaude tissu.Unmouchoirbordédedentelleàsesinitiales.S.H.

Chapitre21

Graytravailladesjoursdurant,jusqu'ànepluspouvoirpenserniressentir.Iln'yavaitplusdeplace dans sa vie pour s'inquiéter de l'avenir ou regretter le passé. Seul existait l'instantprésent, latâcheàaccomplir:prendreunrisdanslavoile,renforcerl'attachedumât.FaireavancerleKestrel,coûtequecoûte.

Etpendanttoutcetemps,uncourant insidieuxluitraversait lecœur,oùleressentimentsemêlaità lapeuretà laconfusion.Il fitappelà toutesavolontépour le teniràdistance.Lamoindretraced'incertitudesuffiraitàentacherirrévocablementsonautoritédesuspicion.

Maisileutbeaufaire,illuisuffitdelacroiserdenouveau,ettousseseffortsfurentanéantis

enuninstant.

—Quefabriques-tuici?

Ellen'avaitrienàfairedanslacuisine!Elleétaitcenséeêtredanslacabineducapitaine,oùelleétaitrestéecloîtréecestroisderniersjours.Là,aumoins,ilnevoyaitpassonbeauvisage,ilnerespiraitpassonparfumenivrant,ilnesemettaitpasàtremblerchaquefoisqu'ellelefrôlait.

—Jesersledîner,répondit-elleenluitendantuneassiettedechowder.

Grayfixaleplatfumant.Puisillevalesyeuxsurelle.Etcompritaussitôtsonerreur.

Ilétaitaffamé...etelleétaitplusappétissantequejamais,avecsesjouesrosiesparlachaleur,lespetitesmèchesquibouclaientautourdesonvisage,etsagorgerondeemperléedesueur.Etsesyeux!Ilsétincelaientlittéralement.Quantàsabouchepulpeuse,elles'étaitretrousséesurunsouriresatisfait.

Elleressemblaitàunefemmesortant,comblée,dulitdesonamant.Enunéclair,ledésirqueGraycontenaitàgrand-peinedepuisdesjoursjaillitlibrement.Ilcourutdanssesveines,luiincendialebas-ventre.

Dieuqu'ildétestaitcepouvoirqu'elleexerçaitsurlui!Voilàpourquoielledevaitresterhorsdesavue.

—Tun'asrienàfaireici,grommela-t-il.

—Jedonneuncoupdemain,riposta-t-elle.

Son sourire s'envola et son regard perdit tout éclat tandis qu'elle reposait bruyammentl'assiettesurlatable.

Graysemassa le frontd'ungeste las.Commentpouvait-ilmaintenir leKestrelà flotsielletournaitautourdelui,plusdésirablequejamais?Iln'étaitpasunsaint!

—Retournedanstacabine,ordonna-t-il.

—Non.Sij'yresteunejournéedeplus,jevaisdevenirfolle.Jem'yennuieàmourir.

—Désolé,cen'estpasunecroisière.Trouveuneoccupation.Lis.

—Jen'aiqu'unlivreetjel'aidéjàlu.

—Quellefemmetraversel'océanavecunseullivredanssesbagages?

—Pasunegouvernante,assurément,répliqua-t-elled'untondedéfi.

Refusantdemordreàl'hameçon,Graygardalesilenceetdétournalesyeux.Quelnaïfilavaitété de croire qu'il avait changé, qu'il pourrait trouver plus qu'un plaisir fugitif avec unefemme!Etcommentavait-ilpupenserquecettedélicatejeunefemme,quiconnaissaittoussescrimes,s'offriraitàluisansréserve?Unepartdelui,obscure,inexplorée,s'étaitimaginéqu'elleneluiavaitpasoffertseulementsoncorps,maisaussisoncœur.

Alorsqu'elleneluiavaitmêmepasrévélésonnom!

—Envisages-tudemeparlerunjour?demanda-t-elle.N'as-tuaucunequestionàmeposer?

—Uneseule.As-tueutesrègles?

—Pasencore.

—Danscecas,nousn'avonsriendeplusàdiscuter.

Graypréféraitlesilenceauxmensonges.Peuluiimportaitdesavoirquielleétaitoucequ'elleavaitfait.Cequicomptait,c'étaitqu'elleluiavaitmenti.Alorsmêmequ'elles'offraitàluidelafaçonlaplusintimequisoit,elleavaitcontinuédeluicachercertaineschoses.

Pendantles longuesheuressolitairesoùilétaitdequart,Grayavaitcrudevenirfou.S'il luiavaittoutditsurlui,ellen'avaitcessédeluimentir.Luiavait-elleadresséunseulsourirequisoitsincère?Aucoursdeleursconversations,avait-elledécouvertunefractiondesoncœur?Etlorsqu'ill'avaitenfintenueentresesbras,avait-ilfinalementréussiàatteindrelafemmequisecachaitderrièrelesmensonges?

Ilrefusaitdeleluidemander.Parcequ'ilconnaissaitdéjàlaseuleréponsequicomptait.Ellenesétaitpasdonnéeentièrementàlui.

Etilvoulaittoutd'elle...ouriendutout.

—Dessine,suggéra-t-ild'unevoixenrouée.

— Je n'ai plus le cœur à cela,murmura-t-elle en se tournant vers le poêle pour remuer lasoupequimijotaitdanssonchaudron.Gray,soisencolèrecontremois'illefaut,traite-moidetouslesnomsquetuveux,maislaisse-moiaider.

—Jen'aipasbesoindetonaide.

—Biensûrquesi!Tuashuithommespourfaireletravaildedouze.Tucroisquejen'aipasremarqué que tu travaillais comme un fou ? Tu n'as pratiquement pas dormi depuis troisjours!

Elleposasacuillèreets'essuyalefrontdudosdelamain.

—Sijem'occupedelacuisine,reprit-elled'untonradouci,Davypourraprendreunquart.EtsiDavyprendunquart,tupourrasdormir.

Graylafixauninstant,puisilsecoualentementlatête.

—SweetHeart...

—Non!l'interrompit-elle.Nem'appellepasainsisitunelepensespas.

—Quedois-jedire,alors?MlleTurner?Jane?

—Puisquejefaislacuisine,appelle-moiCoq.

D'ungesteimpatient,elleécartaunemèchedesonvisage.

— Écoute, je suis incapable d'accomplir le travail d'unmarin,mais je peuxm'occuper desrepas.J'aipasséassezdetempsavecGabrielsurl'Aphrodite.

—Jenepeuxtepermettredet'occuperdecestâchesdomestiques.

—Etmoi,jerefusederesterassisesurunechaisetoutelajournéependantquetutetuesàlatâche!

Elleattrapaunecuillèreetlaluitendit.

—Jet'aipréparéunrepas,ettuvaslemanger,ajouta-t-elle.

Graypritlacuillère.

Dupied,ellepoussauntabouretverslatable.

—Assieds-toi,ordonna-t-elle.

Graycéda.Ilavaitbesoinderepos,etavoirDavysurlepontluiseraitd'unegrandeaide.

Enoutre,sonestomac luirappelaitbruyammentqu'iln'avaitrienavalédesolidedepuisuncertain temps.Voilà trois joursqu'ildistribuaitdesordresà tout l'équipage.Cela faisaitdubiendelaisserquelqu'und'autreprendredesdécisionsàsaplace.

Celadit,ilnepouvaitlaisserlajeunefemmes'entirersifacilement.

—Situeslecoq,déclara-t-ilentredeuxbouchées,jesuistoncapitaine.Iln'estpasquestionquetumeparlesdecettefaçon.

—Tun'espashabillécommeuncapitaine.

Graybaissalesyeuxsursachemiseetsonpantalond'empruntretenuparunecordeenguisedeceinture.ÀbordduKestrel,plusquestionde jouer lesdandys!L'équipageétaitsiréduitqu'ildevaitêtrepartout,dugréementàlacale.

—Neprendpascetairdésolé,tatenuetevatrèsbien,reprit-elleenleparcourantduregard.Maisjeconstatequetuasgardécesbotteshonnies.

Ilhaussalesépaules.

—Jem'ysuishabitué.

—Moiquiespéraisquetulesavaisgardéespourraisonssentimentales.

Elledéposadevant luiunechopedegrog,etGrays'aperçutqu'ilavait soif. Il leportaàseslèvres en réprimant un mouvement d'agacement. Elle lisait en lui comme dans un livreouvert alors qu'elle-même demeurait une énigme à ses yeux. Ses talents et capacitésn'obéissaient à aucun schéma cohérent - dessiner, peindre, mentir, séduire, voler... etmaintenant,transformerdesbiscuitsetdelaviandesaléeenunchowderexquis?Ilyavaitpeud'espoirqu'ilparvienneunjouràlacomprendre.

En revanche, songea-t-il, soudain pressé de s'éclipser, il était dangereusement près des'habitueràcettesensationinédite:l'impressiond'êtrecompris.

—Tenez-labien.Là,commeça.Vousapprochezpastrop,ellepourraitvousflanqueruncoupdesabot.Etmaintenant,prenezfermementson...son.

Sophiacommençaitàsedemandersielleavaiteuunebonneidée.Elletoussotaet,d'untonqu'elleespéraitdésinvolte,demanda:

—Sonpis?

—Hum...oui.

Dieumerci,ilyavaitunechèvreentreDavyetelle.Ellenepouvaitvoirlevisagesansdouterougissantdujeunehomme,maisellepercevaitsagênedanssavoix.

—Commeça,repritDavy.

SophiasepenchapourobserverlegestedeDavy,quiavaitsaisiletétongonflédelaitentrelepouceetl'index.Elletenditlamainets'efforçadel'imiter.Lachèvres'ébroua,manifestementagacée.Sophiaécartalamainenhâte.

—Lalaissezpascommander,mademoiselleTurner.Vouspouvezpasavoirpeurd'unechèvre.

Unfourirenerveuxluiéchappa.

—Oh,jevousassurequesi!Jenepossèdepasvotrecourage,monsieurLinnet.

Sa remarque fut accueillie par un silence. Sophia regretta aussitôt ses paroles. C'était déjàassezgênantd'avoirdemandéàDavydeluiapprendreàtraireleschèvres.Quelbesoinavait-elledebadineraveclui?D'unautrecôté,ilfallaitabsolumentqu'illuimontrecomments'yprendre.ChaqueheurequeDavypassaitàtraireleschèvresétaituneheuredeperduepoursontravailsurlepont.

Biendécidéeàenfiniraveccette leçon,elleprit lepisde lachèvreentre lepouceet l'indexavecdétermination.

—Commeça?demanda-t-elle.

—Oui,mademoiselle. Etmaintenant, vous roulez les doigts vers le bas, l'un après l'autre,enchaîna-t-ilenjoignantlegesteàlaparole.

Lelaitgicladansleseau.

Sophias'efforçad'imiterDavy.Rienneseproduisit.Elleessayadenouveau,avecpourseulrésultatunmouvementimpatientdel'animal.

—Unpeuplusvite,suggéralejeunegarçon.

Elles'exécuta,sansplusdesuccès.Lachèvreémitunchevrotementdeprotestation.

—Netirezpas,ditDavy.Essayezencore,undoigtaprèsl'autre.

Denouveau,ilfitjailliruntraitlaiteux.

Sophia prit une longue inspiration et recommença en s'appliquant. Lorsqu'un peu de laittombaenfin,elleretintàgrand-peineuncridetriomphe.Ellefitunenouvelletentative.Unjetdelaitcoula.

—Parfait,lafélicitaDavy.Vousavezcompris.

Ilcontinuaàtrairedesoncôté,etlesilencetombaentreeux.

—Vousfaisiezcelasouvent,chezvous?s'enquitSophiaauboutd'unmoment.

—Touslesjours.

—Etmaintenant,quis'encharge?

—Messœurs,jesuppose.

—Ellessontplusjeunesquevous?

—Jesuisaumilieu.L'aînéeestmariée.Amonretour,j'imaginequ'elleauraunpetit.

Àenjugerparsonton,laperspectiveneluisouriaitguère.

—Celan'apasl'airdevousfaireplaisir?Quandvousrentrerez,vousserezunhéros.Pensezauxrécitsetauxpetitssouvenirsquevousrapporterez.Lesenfantsvousaccueillerontavecjoie.

Puis,d'untonenjôleur,elleajouta:

—Etlesfillesaussi...

Denouveau,ils'absorbadanslesilence.Furieusecontreelle-même,Sophiatiraunpeutropfortetévitadepeuuncoupdepattedelachèvre.Était-elledoncincapabledediscuteravecunhommesansflirter?

—Tantquejerentreavecmapaie,ditDavy,j'imaginequ'ellesmerepousserontpas.

Sophiaattenditquelquesinstants,puisdemandaprudemment:

—Vousn'avezpasl'airheureux,pourvotresœur.

Davyneréponditpastoutdesuite.

—L'hommequ'elleaépousé,ilesttropvieuxpourelle.C'estmonpèrequiatoutarrangé.

Ilcontinuapendantquelquesinstantsdetraireensilence.

—Jecroisqu'ilavaitdesdettesenverscethommeetqu'ilpouvaitpaslespayer.

—Jevois.

Davydutpercevoirsondésarroi,carils'empressadepréciser:

—Elleapasétéforcée,voussavez.

—Non,biensûr.C'estjustequ'ellenes'estpasmariéeparamour.Jecomprends.C'estlesortdenombreusesfemmes.

Aprèstout,c'étaitexactementcequiavaitfailliluiarriver.

—Vousnelesoupçonnezpasdelamaltraiter?

—Non.Monpèrel'auraitpasaccepté.

—Jesupposequec'estunréconfort.

—Oui.

Ilfitjaillirunderniertraitdelaitetlâchalepisdelachèvre.

—Toutdemême,j'aimepaslavoiravecunhommequ'elleapaschoisi.

— C'est normal, dit Sophia tout en continuant de traire. C'est votre sœur. Vous voudriezqu'ellesoitaiméeetbientraitée.

—Oui.

Unefoisdeplus,Davys'absorbadansunlongsilence.

—C'estunhommebon,lecapitaine,lâcha-t-ilàbrûle-pourpoint.

—Lecapitaine?

—Gray.C'estquelqu'undebien,mademoiselleTurner.Ilsecomporteracommeilfautavecvous.

Sophianesutquerépondre.Ellenepouvait luidire lavéritésur l'étatdesesrelationsavecGray. Elle n'avait pas envie de détruire la confiance qu'il avait quant aux intentionshonorablesdesoncapitaine.

Ellecessadetraireets'essuyalesmainssursesjupes.

—Jecroisqu'ellen'aplusdelait,annonça-t-elle.

—Vousêtessûre?

Davy tendit lamainet tirad'uncoupsec sur lepis leplusprochedeSophia.Un jetde laitcrémeuxensortit,mouillantleschaussuresdelajeunefemme.

—Attention!s'écria-t-elleenriant,avantdes'écarter.

Davy recommença en orientant le pis, éclaboussant les cheveux, le visage et la gorge deSophia.Elleselevad'unbond.

—DavyLinnet,dit-elle,feignantd'êtrefâchée,vousn'êtesqu'uncoquin!

—Ahoui?fit-ilenluidécochantunsourireinnocent.Ehbien,vous,vousrougissez.

Sophiacroisalesbrasd'unairfaussementoutré.

—Nedites jamais que vousn'avez rien appris demoi,DavyLinnet.Vousm'avezpeut-êtremontrécommenttraireunechèvre,maisjevousaidonnéuneleçondeflirt.

—Çaparaîtunéchangejuste,dit-ilenselevantpouremmenerlachèvre.

—Possible,tantquevousneconfondezpasleschèvresaveclesdemoiselles.

—Pasderisque,dit-ild'unairespiègle.Leschèvresrougissentpas,elles.

—Ah,labarbe!

Gray regarda, dépité, l'encre qu'il venait de renverser sur son pantalon et ses bottes. Ilcommençaità comprendrepourquoi le capitaineavait sacabinepersonnelle. Impossibledetenircorrectementlelivredeborddanslacabinedusecond,dontlebureauserésumaitàuneplanche de bois fixée aumur, trop étroite pour y poser à la fois le journal et l'encrier. Ilregardaleflaconvide.Impossible,afortioriquandonn'avaitplusd'encre...

Ayant ramassé sa plume et son cahier, il se rendit dans la cabine du capitaine, dontl'occupantedevait êtreen traindepréparer ledîner.Là, ilposa sonmatériel sur la tableetouvritlestiroirsàlarecherched'unencrier.Iln'entrouvapas.

—Nomd'unepipe!maugréa-t-il.

Son regard tomba sur lesmalles.MlleTurner avait sûrement de l'encre. Sans y réfléchir àdeuxfois,ils'approchadelapluspetitedesdeuxmallesetl'ouvrit.

Il eut vaguement l'impression de délacer son corset pour y découvrir les trésors qu'elle ydissimulait. Lamalle contenait des feuilles de papier enveloppées dans de la toile cirée etattachées par des nœuds dignes d'unmarin. Des fagots de pinceaux dégageant une légèreodeurde térébenthine.Etdes rangéesde flaconsd'encre etdepetits cubesdepigments.Sileurcouleurnesignifiaitrienpourlui,lesoinaveclequelilsétaientalignésluiserralecœur.Danscettemalle,toutn'étaitqu'ordreetbeauté.Toutcequ'iladmiraitenelleétaitlà,offertàsesregards,sansmensongepourluibrouillerlavue.

Grayeffleurachaquearticleduboutdesdoigts,sanstoutefoisserésoudreàenprendreun.Jusqu'à ce qu'un petit ouvrage relié de cuir, glissé sur le côté, attire son attention. Avecprécaution, il le souleva.Mémoiresd'une fillede fermeen chaleur. Il éclatade rire.C'étaitdonclàl'uniquelivrequ'elleavaitemporté?Unromanleste?

Lespagesenétaientgondolées,commesil'ouvrageétaittombédansl'eau.Ils'ouvraitsurunfrontispicereprésentantunelaitièreaudécolletégénéreuxarborantchapeaudepaille,juponsvolumineuxet sourire coquin.En le feuilletant,Graycompritd'oùvenait l'aspectgonflédel'ouvrage.Denombreusespagesornéesd'illustrationsàl'encreavaientétéajoutées.

Gray reconnut immédiatement l'acuité du regard et lamain habile de l'artiste. Il passa enrevuelesvignettesillustrantlesdifférentesétapesdesamoursdelafilledefermeetdesongentlemanauxtraitsunpeuflous:unbaisersurlamain,detendresaveux...Verslemilieudel'histoire, lademoiselleavait les juponsretroussésjusqu'auxoreillesets'étaitdonnéeàsonamant - toujours dans lamême position, ou à peu près - dans tous les décors possibles :

l'étable,unattelage, lecellier,ungrenierà foinéclairédebougieset jonchéde...pétalesderoses?

Quelediablel'emporte!

Il devina rapidement quelle était la véritable source des exploits mythiques du peintrefrançais.Plustroublant,aufildespages,Graynotaunesubtilemétamorphosedugentleman.Ilétaitdeplusenplusgrand,sesépauless'élargissaient,etsescheveuxd'abordcoupéscourtluifrôlaientlecolenl'espacededeuxpages.

Impossiblede s'y tromper.Elle l'avaitpris commemodèlepour ses illustrations coquines !Ellel'avaitdessiné,nonpasunemaisdenombreusesfois.

Etdirequ'ilétaitjalouxlorsqu'elledessinaitlesmembresdel'équipage!

En quelques instants, il passa de la surprise à la fierté, et à (grâce à une scèneparticulièrementinventivedansunverger)uneindéniableexcitation.

Mais tandisqu'il s'attardait suruneétudedenu le représentantdemanièreplusoumoinsréaliste,ilcommençaàéprouveruntoutautresentiment.L'impressiond'avoirétéutilisé.

Ellel'avaitdénudédanscespagessansl'enavertirniluidemandersonconsentement.

Àprésent,ilétaitencolère.

Iltournalespagesavecuneimpatiencecroissante.Lorsqu'ilparvintàlafindurécit,samainsefigea.

Ils étaient là, lui et elle, assis sous un saule, entièrement vêtus. Ils n'étaient engagés dansaucuneactivité intime,et cependant ilspartageaientune intimitédont iln'avait jamais faitl'expérience,mêmeenrêve.

Ledésirquil'avaitsaisis'évanouit,etsoncœurseserra.D'unecertainefaçon,cedessinétaitpeut-être le plus naïf, le plus consternant. Au moins les scènes polissonnes étaient-ellesplausibles, sinonparfoisphysiquement improbables.Ceci en revanche était impossible, carpourelle,iln'avaitjamaisétéqu'unfantasme.

Graysedemandasicesmallesnedissimulaientpasd'autressecrets.Si,enlesfouillant,ilnetrouveraitpaslesréponsesàsesquestions.Ouàd'autresqu'iln'auraitjamaissongéàposer.Pourtant,ilrabattitlecouvercleetrefermalesattachesd'unemaintremblante.IlavaitassezsouffertdesrêveriesdeMlleTurnerpouraujourd'hui.

Ilétaittempsdelaconfronteràlaréalité.

Chapitre22

Laréalitéavait frappédurementSophia,sous la formed'unsabotdechèvrequiavait laissédestracessursapeau.Laréalitéétaitdouloureuse,sesmusclesmeurtrisétaientlàpourentémoigner.

Sapremière journéeen tantquecoqavaitétéplacéesous le signede l'amusementetde lanouveauté.Elleavaitdécouvertleplaisirdeparticiper.Chaquefeuallumé,chaquepommedeterrepelée,chaquegouttedelaitdansleseauavaitétéautantdepetitesvictoires.

Àpeinequelquesjoursplustard,elleétaitsurlepointd'admettresadéfaite.Nonseulement

letravailmanueln'étaitpasdutoutromantique,maisildemandaitdeseffortsconsidérablespourdesrésultatsquin'apportaientquepeudesatisfaction.

Dèsqu'ellerentreraitenpossessiondesonhéritage,sepromit-elle,plusjamaiselleneferaitbouillird'eaunine trairaitunechèvre !Enéconomisant,ellepourrait sûrements'offrir lesservicesdequelquesdomestiquesjusqu'àlafindesesjours.

Gray, au contraire, semblait s'être parfaitement accoutumé au travail. Il avait endossé sesfonctionsdecapitaineduKestrelenmoinsdetempsqu'ilneluienavaitfallupourpassersatenuedemarin.Pourlui,l'autoritéétaitunesecondenature.

Malgrétoutcequis'étaitpasséentreeux,jamaisellenel'avaitvuaussiheureux.Letravailluiconvenaitmanifestementmieuxquel'oisiveté,etSophiaseréjouissaitqu'ilpuissevivrecetteviepourlaquelleilsemblaitné.

Parcequ'ellel'aimaitàunpointtelquec'enétaitdouloureux.Ellevoulaitqu'ilsoitheureux,avecousanselle.Etsiellenedevaitplusjamaisposerlesyeuxsurluiunefoisqu'ilsauraientatteint leur destination, elle emporterait cette imagede lui arpentant leKestrel, rayonnantd'énergie,decharismeetd'autorité.

Encequilaconcernait,enrevanche,elles'efforceraitd'oublierletableauqu'elleoffrait.

Portant laborieusement un seau de lait, elle ouvrit de l'épaule la porte du cellier afin d'yprendredesbiscuitsetdubœufsalépourlerepasdusoir.Ellefrappaplusieursfoisdupiedsurleplancherpourfairefuirlesratsqu'elleentendaitgrouillerdanslapénombre.Sisamèrela voyait ! Toutes les eaux curatives de Bath et de Brighton réunies ne suffiraient pas àapaiserlacrisedenerfsquecettescènedéclencherait.

Sophiaentradanslapetitepièceencombréeetposaleseausurunecaisse.

Soudain, un bras s'enroula autour de sa taille. Sophia poussa un cri tandis que du lait luiéclaboussaitlamain.Sondosheurtaunmurdemuscles.

—C'estcelaquetuvoulais?murmuraunevoixtoutprèsdesonoreille.

—Gray!

Ellefaillitsévanouirdesoulagement.Illapressaétroitementcontreluitoutenluicaressantlahanchedesamainlibre.

—Gray,quefais-tu?Partafaute,j'airenversédulait!

—Iln'estpasperdupourtoutlemonde.

Desserrant lesdoigtsqui tenaient l'anseduseau, il lesportaàses lèvresetentrepritde leslécher un à un, arrachant de délicieux frissons à Sophia. Puis, entremêlant ses doigts auxsiens,ilrépéta:

—Cen'estpascequetuvoulais?Tonamantenembuscadedansl'étableoulecellier,prêtàbondirsursafilledefermeenchaleur?

Sophiafrémit.IlavaitvuLeLivre.

—Tu...tun'avaispasledroit!protesta-t-elle.

Illuimordilladoucementlanuque.

—Ettoi,tun'avaispasledroitdemedessinerdanscelivre,répliqua-t-ilavecunepointedecolère.

Sans lui lâcher lamain, il lapressacontresonsein.Soussapaume,Sophiasentit lapointedurcir.

—Gray!

Elle tenta de s'arracher à l'étau de ses bras, sans succès. Il resserra son étreinte, ne luilaissantrienignorerdesondésir.Sophiasedébattitavecunpeumoinsd'énergie.N'espérait-elle pas cela depuis des jours ? Peu importait qu'il se montre tendre ou brutal. Ce quicomptait,c'étaitlui.Sachaleur...Sescaresses...Sabouche...

—Est-cequetupensesàmoi,lanuit?chuchota-t-ilenl'obligeantàsecaresserlesein.Est-cequetuimaginesmesmainssurtoncorps?

Illuicaressalelobedel'oreilledelalanguetoutenluiposantlamainsursonautresein.Unechaleur inavouable se répandit entre les cuisses de Sophia. Fermant les paupières, elles'abandonna aux sensations brûlantes qui déferlaient en elle. Un petit gémissement luiéchappa.

—As-tuenviedemoi...ici?reprit-il.

Il fitdescendrelamaindeSophiale longdesonventreet laplaquasur ledouxrenflemententresescuisses.

—Ohqueoui,pasvrai?

Ilenfonçal'indexentrelesdouxreplisdesonsexe.

—Pasvrai?insista-t-ilavantdeluimordredenouveaulelobedel'oreille.

—Oui,dit-elledansunhalètement.

—As-tu imaginéque jevenais terejoindredans tacabine,que je te forçaisà tepencherenavantetquejeretroussaistesjupesjusqu'àlataille?murmura-t-il.

Illuiplaqualespaumessurlacaissedevantelle,puis,lentement,luiremontasarobe.Depuisqu'ils avaient franchi la ligne du tropique, Sophia avait renoncé aux bas et aux sous-vêtements.Lefrottementdelamousselinecontresesjambeslafitfrissonner.

De lamain,Gray l'obligeaàsecourberetglissa legenouentreses jambespour lesécarter.Elle l'entendit ouvrir sa braguette, sentit son sexe en érection s'insinuer entre ses cuisses.Doucement, il se frotta contre les replis humides et gonflés de sa féminité. Elle laissaéchapperuncridesoulagementlorsqu'ileffleuralepetitbourgeondechairsensible,sourcedetouslesplaisirs.

Desamainlibre,ilsoulevasesjupespar-devant.

—Baisselatête,ordonna-t-il.Regarde!

Elleobéit.L'extrémitéengorgéedesonsexeémergeaitdelatoisonboucléeentresescuisses.

Laseulevuedeleurscorpsainsiréunisl'excitaau-delàdetouteraison.

— C'est ce que tu voulais, non ? Voir le sexe d'un homme, le toucher, le sentir se frottercontretoi.Satisfairetacuriositédepensionnaireetvivretouslesfantasmesdécritsdanstonlivre.C'estcelaquetuvoulaisdepuisledébut,n'est-cepas?

Ilreculasanshâte,savirilitécaressantsafentehumide.Puisilrevinttoutaussilentement.

—N'est-cepas?répéta-t-iltandisqu'ellefrémissaitdevolupté.

—Oui,haleta-t-elle.Oui!

—Ehbien,dit-ild'unevoixrauque,ilsetrouvequemoiaussi,j'aimesrêvessecrets...

Sesparolesachevèrentd'embraserlessensdeSophia.

—Raconte-moi,souffla-t-elle.

LecœurdeGraybattaitsourdementdanssapoitrine.Bonsang,elleétaitsichaude,sihumide!Ilsefrottadenouveaucontreelle,etlelégerbruitdesuccionluiparutplusexcitantquelesmotslesplusaudacieux.

Ilavaitprévudes'arrêter là,etmêmeunpeuavant. Il comptait l'obligeràadmettrequ'ellen'avaitrienvoulud'autredeluiqueduplaisir.Qu'elles'étaitserviedeluipourassouvirsesfantasmes. Après quoi, il avait l'intention de la planter là, pantelante de désir, en luiconseillantdetrouverunautrenaïfpourseplieràsescaprices.

C'étaitoubliercombienelleétaitdouce,brûlante,excitante...

—Raconte-moi,répéta-t-elled'unevoixenrouée.Montre-moi.

Il ne trouva pas la force de refuser. Elle voulait découvrir le plaisir. Pourquoi l'en priver ?Pourquois'enpriver?

Illapritparleshanches,lasoulevaetlapressacontrelui.Puisilfitcourirsesdoigtssurledosdesamauditerobeàrayuresdontilnetrouvaittoujourspaslesboutonsnilesrubans.

—Mesfantasmes,dit-ilenglissantlamaindanslecoldesarobe,commencentcommececi.

D'un geste sec, il déchira le vêtement jusqu'à la taille. Lamousseline s'écarta, révélant uncorsetquirecouvraitunechemisearachnéenne.Délacerlepremierfutl'affaired'uninstant;arracherlaseconde,unjeud'enfant.

Ilcaressasondossoyeuxavantdemurmurer:

—Etilssepoursuiventainsi...

Glissantsesmainssous lespansdéchirésdesesvêtements, ilempoignasesseinsnus.Ellelaissaéchapperunbrefhalètementlorsqu'illespétrit,avantd'enfaireroulerlespointessoussespouces.

—Etensuite?demanda-t-elle,lesoufflecourt,ensefrottantsursonérection.

Illuipinçadélicatementlesseins,avantdeluilécherlanuque.

—Ensuite,tudismonnom.

—Gray,gémit-elle.

Ilsentitsonsexetressaillirenréponse.

—Tumedisquetumeveux.

—Jeteveux.

—Moi,etaucunautre.

—Rienquetoi,Gray.Rienquetoi.

Illapritdenouveauparleshanches,lasoulevaetsepositionnaàl'oréedesaféminité.

—Etensuite,tumedis...

Ils'interrompitabruptementtandisqu'ilprenaitconscienceduridiculedecequ'ilavaitfailliajouter.Tumedisquetum'aimes.Quelnaïfilétait!Pourelle,iln'étaitpasquestiond'aimer.

Ilnes'agissaitqued'assouvirsescapricesetdesatisfairesacuriosité.Luiaussiavaiteuvingtans.Luiaussiavaitcherchéleplaisirsansjamaisleconfondreavecl'amour.Enfait,iln'avaitjamaissongéàl'amour.Jusqu'àprésent.

Elle recula doucement, l'obligeant à entrer en elle. Un flot de félicité inonda Gray. Sesmuscles intimesserefermèrentsur lui telunpoing, l'agrippantsiétroitementqu'ilcrutuninstantqu'ellenelelaisseraitplusjamaisaller.

Ill'attiraàlui,s'enfouitenelle,seperditenelle.Ilétaittroptardpourseretirer.Ilnepouvaitrien faired'autrequeprendre leplaisir qu'elle lui offrait et lui endonner en retour, lui endonnertantquejamaisellenel'oublierait.

Ilcommençaàalleretvenirenelle,sescoupsdereinssesuccédantinlassablement,fluidesetpuissants.Puisilglissalamainentresescuisses,lagratifiad'unecaressesihabilequ'elleengémitdebonheur.

Elle se cambrait pourmieux s'offrir à ses assauts lorsque le premier spasme de plaisir lasecoua, suivi d'un autre. Il plongea en elle plus profondément, sans aucune retenue, et larejoignitbientôtdanslajouissance.

Ensuite,illagardaserréecontreluiunlongmoment.

—Ehbien,murmura-t-ilenseretirant,tuaseucequetuvoulais.

Unepointed'amertumesemêlaauxderniersfrissonsdefélicitéquileparcouraient.

—Etmoiaussi,ajouta-t-il.

—Vraiment?souffla-t-elleenseretournant.

Dieuqu'elleétaitbelle!C'étaitcelaquileperdrait...

—Gray,reprit-elleenrepoussantlescheveuxdesonfrontavecunetendresseinfinie.Situaslu mon livre, tu as dû comprendre que cette sorte de... rencontre... n'est pas tout ce quej'attendsdelavie.Jeveuxbeaucoupplusquecela.Etc'estavectoiquejeleveux.

Il ferma les yeux. Le couple paisible étendu sous le saule pleureur apparut sous sespaupières.Illechassaensecouantlatête.

—Tuveuxunrêvedegamine.Celan'arrivepas,danslaréalité.

Ellelescrutalonguement.

—Tu as sans doute raison, reconnut-elle. Pour que ce rêve se réalise, il faudrait que tu lepartages.

—Cen'estpas...

—Assezparlédemesrêves,coupa-t-elle.

Ellefitcourirl'indexsurleslèvresdeGray,puislelongdesamâchoire.

—Toi,Gray,queveux-tuvraiment?

Illasaisitauxépaules.

—Plusdemensonges.Plusd'histoires.Plusd'affabulations. Je veux tout savoir.Qui tu es,d'oùtuviens,oùtuvas.Tout.

Lebeauregardclairs'adoucit.

—Gray, jesuisdésoléedet'avoirtrompé,det'avoirfaitde lapeine.Mais j'étaisdésespérée.

Tume repoussaisalorsque je tenais tellementà toi.Et cen'était riencomparéà ceque jeressensàprésent.Gray,je...

—Cenesontpasdesexcusesquejeveux,maislavérité.

Elleseraidit.

—Là,c'estunmensonge,articula-t-elle.Personneneveutconnaîtrelavéritéàmonsujet.Lesgens ne veulent que le joli paquet qui l'emballe. Si tu voulais vraiment la vérité, tum'écouterais.Messentimentspourtoi fontautantpartiedemoiquemonnomou l'endroitd'oùjeviens,maistuneveuxpasl'entendre.Tupréfèresprendrelafuite.

Ildéglutitpéniblement,nesachantquerépondre.

—C'esttoiquim'accusesdemalhonnêteté?poursuivit-elle.Toiquim'asditquejenevalaisàtesveuxquesixlivresethuitshillings?Toiquim'asditderemercierDieuquetuneveuillespasdemoi?Tun'imaginespascombiencesmensongesm'ontfaitsouffrir!

—Madouce,siseulementjepouvaisretirercesparoles...

—Tunelepeuxpas.Ilfautquetuvivesavec,etmoiaussi.

Passantlesmainsdanssondos,elleajustasoncorsetetlelaça.

— Tu sais ce que je pense ? Qu'en dépit de tesmensonges, tu as été heureux d'êtremonpremier amant. Tu as été fou de joie en découvrant que j'étais vierge. Tu t'en es toujoursdouté.C'estseulementlorsquetuastrouvémonargentquetouts'estgâté.

ElleenfonçaunindexaccusateurdansletorsedeGray.

—Tuespéraisquetapetiteviergeinnocenteetpureallaitécarter lescuissesetrachetertespéchés par le pouvoir mystique de sa vertu. Désolée, Gray, je ne suis pas parfaite. J'aisuffisammentàfaireavecmesproprespéchés.Jenesuispaslàpourtesauverdetoi-même.

Une fois de plus, il en resta sans voix. Il boutonna sa braguette en soupirant. Que luirépondre?Commentluttercontrelavérité?

—Écoute,monange...

Retenanttantbienquemallespansdesarobed'unemain,ellerepritsonseaudel'autre.

—J'aidesrêves,Gray.Detrèsbeauxrêves.J'aiaussidesfantasmesmoinsavouables.Etj'aiégalementuncœur.Tuesdanslestrois.Tupeuxm'ignoreroumefuir,maistunepeuxmedemanderdeniermessentimentspluslongtemps.

Ellel'étudiauninstant.Puis,sehaussantsurlapointedespieds,elleluiplantaunbaisersurlajoue.

—Je sais ce que tu veux,Gray. Je sais ce que tu as vraiment besoind'entendre.Quand tuserasprêt,fais-moisigne.

Sonbaisers'attardasurlajouedeGraylongtempsaprèssondépart.

—Ilyaunproblème,là-haut,marmonnaGrayenindiquantlepetitperroquet.

LemarinduKestrellevasalanterneetscrutalemâtdansl'obscurité.

—Oùdonc?Jevoisrien.

—Uncordagealâché.

Avecunsoupirexaspéré,Graytenditlamain.

—Prête-moitonépissoir,jevaism'enoccupermoi-même.

Lematelotobéitsansdiscuter.

—C'estvouslecapitaine,dit-ilenhaussantlesépaules.

Gray escalada rapidement le gréement, dépassa les vergues demisaine et de petit hunier.Lorsqu'il eut atteint le perroquet, il s'y percha et se reposa.Les cordages étaient enparfaitétat,demêmequelesvoiles,etillesavaittrèsbien.

C'était en lui qu'il y avait un problème, et il avait besoin d'espace et de distance pour yréfléchir.

L'airfraisdelanuits'engouffradanssachemise,balayantl'odeurdesueurquiluicollaitàlapeau.

LaquestiondeMlleTurnerlehantait.Quevoulait-ilvraiment?Cesdeuxdernièresannéesils'étaitconsacrécorpsetâmeàsonentreprisemaritime.

Sesbutsétaientclairs.IlvoulaitqueJossdeviennesonassocié.Ilvoulaitqu'IsabelfassesesdébutsàLondres.Ilvoulaitoffrirsécuritéetstatutsocialàsafamille.

En revanche, que souhaitait-il pour lui-même ? Voilà une éternité qu'il avait cessé des'imaginerunavenirheureux.

Le bonheur, avait-il fini par croire, était pour les autres - les hommes qui vivaienthonorablement, qui tenaient leurs promesses, qui bâtissaient d'honnêtes fortunes. Leshommes qui leméritaient. Gray prenait son plaisir là où il le trouvait, et poursuivait sonchemin.Pourlevaurienqu'ilétait,rêverd'unbonheurdurableétaitpurefolie.

Saufqu'àprésent, elle en rêvait pour lui.Pour eux.Naïve etdélicieusepetite créature, ellecroyaitsincèrementqu'ilspourraientvivreheureuxàjamaiscommedanslescontesdefées.Et rien de ce qu'il lui avait dit - sombres confessions ou paroles amères - ne l'avaitdécouragée.

Incroyable. Ilavaitenfinrencontré laseule femmeaumondeàqui ilneparviendraitpasàfaireperdresesillusions.

C'estalorsque,fendantlesténèbrespiquetéesd'étoiles,bercéparlesvagues,Grayserisquaàfermerlesyeuxetàrêver.

Ilvoulaitunefemmeavecquipartagersavie.Partagersesfardeaux,sestriomphes,samaisonetson lit.Unepuissantenostalgie l'assaillitsoudain.Avec la forced'unesourcesouterrainequiauraitsoudainjailliàl'airlibre,ellesemitàcoulerdanssesveines.

Ilvoulait...ilvoulaittantdechoses.Desplaisirssimples.Luiacheterunedizainederobesdemousselinepourremplacercellequ'ilavaitdéchiréecetaprès-midi.Lanourrirdefruitsfrais,deviandesrôtiesàpoint,defromagescrémeux.

Poser la tête sur ses genoux et l'écouter dévider l'écheveaude ses rêves et de seshistoiresdébordantesd'imagination.Partagersespenséessansavoirbesoind'échangeruneparole.

Luifairel'amourchaquefoisqu'elleleluipermettrait.Lavoirporterleurenfant...

Ilvoulaitêtreindéfectiblementliéàelle.Illavoulait,elle.

Ilavaitcruavoirperducetterespectabilitéaprès laquelle ilcourait lorsqu'il luiavaitprissa

vertu,puisavaitdécouvertlasommequ'elledissimulait.Lafutilitédeseseffortsavaitcreuséunsombrecratèredanssonâme.Maispeut-êtreétait-ceexactementcedontilavaitbesoin:quesoncœurpétrifiéexplose,laissantunvidequ'elleseulepouvaitcombler.

Peut-être que, pour la première fois de sa vie, le plaisir et le devoir allaient enfin seconfondre.

Ilnerestaitplusqu'àlaconvaincre.Aumoinsavait-ilunpeud'expériencedanscedomaine.Enmatièredeconquête,ilconnaissaituneoudeuxpetiteschoses.

Graydemeuraunebonneheuredanslegréement,s'efforçantderassemblersoncourage.Etlorsque la cloche sonnahuit coups, il sutqu'au-delàdu changementdequart, c'était sa vietoutentièrequiétaitsurlepointdechanger.

Chapitre23

Sophia s'éveilla en sursaut.Dans la pénombre, elle distingua la silhouette d'un homme aupieddelacouchette.Ilétaitsigrand,çanepouvaitêtrequeGray.Depuiscombiendetempsétait-illà?

—Queveux-tu,Gray?demanda-t-elleens'appuyantsurlecoude.

—Toi.

Uneondedechaleurlabalayadelatêteauxpieds.Elledemeuraimmobile,indécise,n'osantrespirer.Danslesilence,leclapotisdesvaguesparutassourdissant.

Graysepencha,posa lesmainsdechaquecôtédeses jambes.Le litgrinçasoussonpoids.Sophiaretombasurlesoreillersavecunpetitsoupir.

LorsqueGray grimpa sur la couchette, sa chaleur et sonodeur virile l'enveloppèrent. Il luiprit lementon,etsoncœurs'emballa.Sonvisagen'étaitqu'àdeuxdoigtsdusien,maiselledistinguaittoutjustesestraits.

Incapablede faire lemoindremouvement, elle se contentade le fixeravecdegrandsyeux.Ses lèvres commencèrent à trembler. Il l'apaisa d'un baiser, si tendre qu'elle crut défaillir,avantdes'apercevoirqu'àprésent,c'étaitsoncorpsentierquitremblait.

—Jeteveux,souffla-t-iltoutcontresabouche.

Il captura de nouveau ses lèvres, la gratifiant cette fois d'un baiser profond, impérieux,exigeant.Ilpesaitsurelledetoutsonpoids,etSophiaécartaspontanémentlesjambespourl'accueillir entre ses cuisses. Lorsque le renflement dur de son sexe se pressa contre sonintimité,elles'aperçutqu'elleétaitdéjàtouthumide,prêteàlerecevoir.

Elleaussi,ellelevoulait.

Ilimprimaunmouvementondulantàseshanches,luiarrachantungémissement.Sentirsoncorpsimpatientseplaquersurlesien,savoirqu'elleétaitcapabledelerendrefoudedésiraupointquerien-nilafierté,nilesmensonges,nilessecrets-neledétournaitlongtempsd'ellelarendaitextraordinairementheureuse.

Ilseredressasoudain,fitpassersachemisepardessuslatêteenuntournemain,puisdénouala corde qui retenait son pantalon. Sophia le fit glisser le long de ses hanches, libérant sa

virilité.

Àprésentfébrile,presséd'assouvircedésirquilesconsumaittousdeux,Graysedébarrassadesonpantalon,avantd'aiderSophiaàôtersachemisedenuit.

—Gray,souffla-t-elleenl'enlaçant.

—Situsavaiscombienj'aienviedetoi...fit-ild'unevoixrauque.

Ilpromenaseslèvresbrûlantessursonvisage,soncou,sagorge.

—Jeveuxtetoucher...

Sesmainscalleusescoururentsursesseins,seshanches,sataille.

—Jeveuxtelécher...

Sophiafrémit...avantdepousserunpetitcrideplaisirlorsqu'iljoignitlegesteàlaparole.

—Jeveuxtesucer...

Ellecreusalesreinsencriantsonnomtandisqu'ilaspiraitlapointedurciedesonseindanssa bouche, la flattait de la langue. Lorsqu'il lamordilla, l'excitation de Sophia atteignit unnouveaupalier.ElleenfouitlesdoigtsdanslescheveuxdeGrayengémissant.

—Jeveuxtegoûter,monange,murmura-t-ild'unevoixenrouée.Laisse-moitegoûter...

Lui soulevant les genoux, il s'inclina entre ses cuisses. Sophia ferma les yeux et attendit,frémissante.Jamaisellenes'étaitsentieplusnue,plusofferte.

Enladrapantd'ombre,lanuitépargnaitsapudeur,etelleenfutreconnaissante.

Ellesecabra toutefois lorsqueGrayplongea la langueentre lesreplis lesplussecretsdesachair.

—Chut...murmura-t-il.Fais-moiconfiance.

—Oui,dit-elleens'efforçantdesedétendre.

Il penchadenouveau la tête, lui immobilisa leshanches, et entrepritde l'explorer, d'abordtrès doucement, avant de s'enhardir. Lorsque sa langue s'enroula autour de la petite crêtenichéeentrelespétalesdesonsexe,ellelaissaéchapperunlonggémissement.

La jouissance survint rapidement, en une succession de spasmes de volupté, mais Graycontinuaitdelalécheravecardeur.

—Gray!lesupplia-t-elle.Jet'enprie...

Ilconsentitenfinàlalibérer,et,seredressant,parsemasonventredebaisers.

— Je te veux, chuchota-t-il avant de se loger entre ses cuisses. Et je veux être sûr que tun'écarteras jamais ces jolies jambes pour un autre que moi, ajouta-t-il en s'enfonçantlentementenelle,luiarrachantunpetitsoupir.

Ils'emparadesesmains,etlesplaquasurl'oreiller.

—Jeveuxêtresûrquetun'offrirasjamaisceciàunautre.

Il la pénétra plus profondément,mais Sophia en voulait davantage. Elle s'arc-bouta contresonventreetenroulalesjambesautourdeseshanches.

—Gray...Oh,Seigneur,continue!...

Enréponse,ildonnaunpuissantcoupdereins.

—Jeveuxquetusachesquetuesàmoi.

Ilseretira,puisplongeadenouveau.Jusqu'àlagarde.

— À moi... À moi... A moi... répéta-t-il, ponctuant chacune de ses paroles d'une pousséeprofonde.

Àprésent,unvoiledesueur lui couvrait le front.Le litgémit soussescoupsdeboutoirdeplusenplusrapides,etSophiagémitaveclui.

—Jeveux...quetusoisàmoi,haleta-t-il.Maintenant.Etpourtoujours.

Lesdoigtsentremêlésauxsiens,Sophiaresserralesjambesautourdeseshanches.

—Oui,murmura-t-elle.Pourtoujours.

—Jeveuxt'emplirdemasemence.Jeveuxquetuportesmonenfant...

Ilaccéléralerythme.Fermalesyeux.

—Gray,cria-t-elle,tandisqueleplaisirenflaitenelle.

—Etjeveuxlavérité,articula-t-il,lesdentsserrées.

Il se figea. Le temps ralentit sa course, vacilla au bord de l'abîme. Lâchant les mains deSophia,Grayenfouitlevisageaucreuxdesoncou.

—Madouce,necomprends-tupas?Jeteveuxtoutentière.Jeveuxteconnaître,etquetumeconnaissesenretour.Riennemedétourneradetoi,jetelejure.Jesuisprêtàtoutentendre.

Ellerefermasesmainstremblantesautourdesonvisage.

—Jet'aime,souffla-t-elle.

Ilseraidit,puiscommençaàseretirer.Sophiasecambracontrelui,etleretint.

—Tusaisquecen'estpascequejetedemande,gronda-t-il.

—Vraiment?fit-elleenplongeantlesdoigtsdanssescheveux.Gray,c'estlavérité.Jet'aime.

Ellelesentitsetendre,puis,glissantlesmainssoussesfesses,illasouleva,etrepritsonva-et-vientavecuneardeurrenouvelée,l'entraînantinexorablementàsasuite.

—Dis-leencore...Dis-moilavérité.

—Jet'aime,gémit-elle.

Lerythmes'accéléra,devintfrénétique.

—Etquoi...d'autre?dit-il,pantelant.

—Toiaussi...tum'aimes...

Ilécrasaseslèvressurlessiennes,etleplaisirexplosaeneux,volcanique,libérantuntorrentdelavedansleursveines,lesarrachantàlaterrepourlespropulserdanslecieldel'extase.

Ennage,àboutdesouffle,ilsdemeurèrentunlongmomentinertessurlacouchette,commevidésdeleursforces.PuisSophiasentitGrayl'embrasserdanslecou.

—Tuessibelle,chuchota-t-il.

Elleréprimaàgrand-peineungloussement.

—Gray,ilfaitnuit.

—Tuesbellemêmedanslenoir.Tueslaplusbellefemmequej'aiejamaisvue.

Etsoudain,cefurentdeslarmesqueSophiatentaderéprimer.Sanssuccès.

—Jejuredenejamaistequitter,murmura-t-il.Peum'importecequetuasfaitparlepassé,parceque tonavenir est avecmoi.Si jen'apprends jamais tonnom, cen'estpasgrave.J'ail'intentiondetedonnerlemien.

Ilsehissasurlecoude.Danslapénombre,elleentrevitsonsourire.

—Pourlemonde,tuserasMmeGrayson,maispourmoi,tuserastoujoursSweetHeart.Jenecroispasquejepourrait'appelerautrement.

Sophiasemorditlalèvre.

—Tuessûr?demanda-t-elle.Jepeuxencoreavoirmesrègles.

—Jen'aijamaisétéaussisûrdemoi.

—Jecroyaisquetun'étaispasdugenreàtemarier?

—Jenel'étaispas.Etc'estunebonnechose,carsinon,jeseraisencombréd'uneépouseaulieud'êtreici,avectoi.

Illaissasamainglisserjusqu'auventredeSophia.

—Tuportespeut-êtremonenfant.Jeveuxl'éleveravectoi.Jeveuxvivreavectoi.

UnespoirnouveaugonflalecœurdeSophia.

—Gray...

—Chut,dit-ilenposantl'indexsurseslèvres.Nedisrien,saufsic'est«oui».

Lesilenceétaitinsupportable,lesténèbrespresquepalpables.Grayn'osaitôterledoigtdeseslèvresdecraintequ'ellenediseautrechoseque«oui».

Ledoutes'insinuaenlui,bientôtremplacéparunepeurpanique.Commentétait-ilpossiblequ'enl'espacedequelquessemainescettefemmeaitprisunetelleplacedanssoncœur?

Etcommentosait-ilcroirequ'ilétaitdigned'elle,qu'ilméritaitd'êtreheureux?

Il sentit sa bouche trembler... À moins que ce ne soit sa main à lui. Puis ses lèvress'entrouvrirent...Ellesouriait.«N'espèrerien,s'ordonna-t-il.Cen'estpeut-êtrequ'unsourirede regret. » Lentement, il écarta le doigt. La terre avait cessé de tourner. Gray avaitl'impressiond'êtreuncondamnéattendantsasentence.

—Oui,souffla-t-elle.

—Oui?fit-il,incrédule.

—Oui,répéta-t-elleenenroulantlesbrasautourdesoncou.

Il était toujours en elle, et sesmuscles intimes se contractèrent autourde lui, ranimant laflammedudésir.

—Oui,murmura-t-elledenouveauavantdel'embrasser.Oui,Gray.Jet'aime.

Àcesmots, l'incendiegrondadeplusbelledans lesreinsdeGray.Seigneur, jamais ilneserassasieraitdecettefemme.Safemme.Et,miracledesmiracles,ellenesemblaitpasnonplusselasserdelui.Déjà,elleondulaitrythmiquementsouslui,l'invitantàreprendreleurdanseamoureuse.

—Moncœur,murmura-t-ilenglissantlamainentreleursdeuxcorpspourlacaresser.Jete

juredeprendresoindetoi.Deterendreheureuse.

—Oui...gémit-elle.

Une fois, deux fois, dix fois... Jamais Gray ne se fatiguerait d'entendre ce mot. Il lui fitl'amouravecunelenteuretunedouceurquin'excluaientpaslapassion.

Puis il la regarda dormir, blottie contre lui, jusqu'à ce que les premiers rayons du soleilcaressent son corps nu. C'était la première fois, se rendit-il compte, ému, qu'il voyaitvraiment son corps. Il eut un peu honte des reproches qu'il lui avait adressés. Certes, ellel'avaitdessinédanssonlivre,maisdesoncôté,combiendefoisnel'avait-ilpasdéshabilléeenrêve?

Il aurait fallu, songea-t-il, unmaîtrede laRenaissancepour capturer sur la toile sabeautéfragile.

Sacheveluredéployéesurl'oreillerbrillaitcommedelasoie.Sesseinsétaientrondsetpleins,etlorsqu'ilsouffladessus,lespointessedressèrentinstantanément,telsdeuxpetitsboutonsderosejumeaux.Unetachedenaissanceornaitsahanche,nota-t-il.Ilensuivitlecontourduboutdudoigt.Elles'agita,puisouvritlesyeux.

—Neregardepas,murmura-t-elled'unevoixensommeillée.C'estaffreux.

Ellesemblaitsicontrariéequ'ilneputs'empêcherderire.

—Moncœur,jepeuxt'assurerqu'iln'yariend'affreuxentoi.

—Monprofesseurdepeintureneseraitpasd'accordavectoi.

UnesoudaineamertumeenvahitGray.

—CeFrançaisaintérêtànejamaiscroisermonchemin.

—Oh,non,non!PasGervais!s'écria-t-elle.MonprofesseurdepeintureétaituncertainM.Turklethwaite.Unvieillardchauveetprétentieux.

Graydevaitavoirl'airperdu,carelleajouta:

—Iln'yajamaiseudeGervais.Nonseulementiln'yajamaiseud'hommedansmonlit,maisiln'yenapaseunonplusdansmoncœur.

Elledéposaunbaisersurseslèvres.

—Jen'aimequetoi.

Danssabouche, lesmotsétaientaussi légersquedesplumes,mais ilsatteignirentGrayenpleincœur,aveclapuissancedebouletsdecanon.

D'unevoixqu'ilespéraitdétachée,ildemanda:

—Etquandceprofesseurdepeinturea-t-ileul'occasiondevoirtatachedenaissance?

— Il ne l'a jamais vue. Un jour, j'ai dessiné une Vénus, et je lui ai ajouté une tache denaissancepourfaireplusréel.Ilm'aalorsdéclaréqu'unedamequipeignait-pasuneartiste,tunoteras -n'avaitd'autrebutquededistraireetdeplaire, etque,par conséquent, ellenepouvaitpeindreuneimperfection.Labeautén'estpasréelle,etlaréalitén'estpasbelle.

Graysecoualatête.

— Incroyable. Je crois que je déteste encore plus ton vrai professeur de peinture que sonprédécesseurimaginaire,cequejen'auraisjamaiscrupossible.

Elles'appuyasurlecoude,l'airsoudaininquiet.

— Gray, comment peux-tu souhaiterm'épouser ? Il y a tant de choses que tu ignores. Etcertainesnesontpasflatteuses,crois-moi.

—Jesaisquetuesàmoi,répondit-ilenentremêlantsesdoigtsauxsiens.Jete l'aidéjàdit

surl'Aphrodite,avecmoi,tuesensécurité.Jenetequitteraijamais.Lapremièrefoisquejet'aifaitl'amour,mesintentionsétaienthonorables.Jevoulaist'épouser,etjen'ensavaispasplussurtoiquemaintenant.Jeneconnaispeut-êtrepastonhistoire,maisjepenseconnaîtretoncœur.

—Mieuxquepersonne,assura-t-elle.

—Ettoi,as-tuconfianceenmoi?Tupeuxtoutmedire,tulesais,n'est-cepas?

—Oui,etjeleferai.

Unelueurincertainevacilladanssonregard,etelleajouta:

—Entempsvoulu.

Ses hésitations lemettaient au supplice,mais Gray s'exhorta à la patience. S'il insistait, ilobtiendraitpeut-êtredesréponses,maisilperdraitsaconfiance.Orilvoulaitlesdeux.

—Commetuveux,murmura-t-il.

D'unemaindistraite,ellejouaavecunemèchedesescheveux.

—Jenesaispasparoùcommencer.

—Parlecommencement,suggéra-t-il.Es-tulibredem'épouser?

—Biensûr.Enfin,dèsquejeseraimajeure.

—Etquandcelaleseras-tu?

—Le1erfévrier.—Alorsceseraladatedenotremariage,décréta-t-ilencaressantsatachedenaissance.

—S'ilteplaît,arrêtedemetoucheràcetendroit.

—Pourquoi?

—Parcequecettemarqueestaffreuse,etquejeladéteste.

—Ehbien,moi, je l'adore.Je trouve trèsexcitantdesavoirquepersonned'autrene l'avueavantmoi.

—Aucunhomme,rectifia-t-elle.Quand j'étaispetite,manursemedisaitque lebonDieuadonnélestachesdenaissanceauxenfantspourqu'ilsneseperdentpas.

Seslèvress'étirèrentsurunsouriredoux-amer.

—Etmevoilàaumilieudel'océan,del'autrecôtédelaterre.N'est-cepascequ'onappelledel'ironie?

—Jecroisplutôtqu'onappellecelalaProvidence,répliquaGray.Tuesici,jet'aitrouvée,etjen'aipasl'intentiondeteperdre,conclut-ilenroulantsurelle.

—Gray,protesta-t-elleensetortillant, ilesttard.J'aidutravail.Leshommesvontattendreleurpetitdéjeuner.

—Ilsattendrontqueleurcapitaineaitterminélesien,murmura-t-ild'untongourmandavantdeplongerenelled'unmouvementfluide.

Chapitre24

Lepetitdéjeuner futservi tardce jour-là,maisavec lesourire.Commeleshommesétaientdéjààleurposte,Sophiaapportaelle-mêmeduthéetdesbiscuitsauprisonnierdanslacale.

—Monsieur Brackett ? appela-t-elle en bas de l'escalier, ne sachant dans quelle directionaller.

—Serait-ceMlleTurner?demandaunevoixauxinflexionssuaves.

Luttantcontreunesoudaineanxiété-aprèstout,ilétaitenfermé-,lajeunefemmes'avançalentementversl'endroitd'oùluiétaitparvenuelavoix.

—Voicivotrepetitdéjeuner,annonça-t-elle,tandisquesesyeuxs'accoutumaientlentementàlapénombre.

Elle repéraenfin leprisonnier, entravé, et attachéàunepompeà eau. Il semblait enassezbonnesanté,quoiqueassezsale.Sonvisageluiparutplusémaciésoussabarbedeplusieursjours.

—Mademoiselle Turner, reprit-il avec un claquement de langue désapprobateur, vous êtesmontéesurcebateauentantquerespectablepréceptrice,etvoyezcequeGraysonafaitdevous.Saservante.Etsaputain.

LesjouesdeSophialuibrûlèrentetsesmainssemirentàtrembler.

—Jevousinterdisdeparlerdeluidecettefaçon.Ilestmeilleurquevousleserezjamais...etmeilleurquemoi!IlvousanourrietprotégémalgrécequevousavezfaitàQuinnetàDavy,quandmoijevousauraisvolontiersdonnéenpâtureauxrequins!

D'ungestefurieux,ellelançalethéetlesbiscuitsloindelui.

—Toutcomptefait,jepréfèreencorenourrirlesrats!ajouta-t-elle.Bonnejournée,monsieurBrackett.

Frémissantederage,elleregagnalepont.

—Qu'ya-t-il?demandaGrayenlaprenantdanssesbras,avantdelascruterd'unairinquiet.Ques'est-ilpassé?

Sophiasecoualatêteens'essuyantlesyeux.

—M.Brackettestvraimentunêtreinfâmeetdétestable!

—Ilt'afaitdumal?Jevaisl'étrangler!

—Non.Tumeferaismentir,protesta-t-elleenétouffantunrirenerveux.

Laprenantparlescoudes,Grayl'obligeaàs'asseoir.

—Ilnem'apastouchée,lerassura-t-elle.Nousavonseu...desmots,voilàtout.

—Jeneveuxplusquetudescendesàlacale,c'estcompris?

—Crois-moi,jepréféreraislelaissermourirdefaimplutôtqued'yretourner.

—Iln'enauraitpasletemps.Nousnesommesplusloindelaterre.

Sophialevalesyeux.

—NoussommessiprèsdeTortola?

Ce n'était pas la fin du voyage, se rappela-t-elle. A peine le commencement. Il y aurait

d'autresmers,d'autrescontinentsàexplorer.

—Nousdevrionsl'atteindred'iciunjouroudeux.

Ill'aidaàseleveretlafitpivoterverslebastingage.

—Regarde,dit-il.

UnbancdepoissonslongeaitleKestrel,telleunerafaledeflèchesd'argentfendantl'écume.Sophialesdistinguaitclairementsouslasurface.Deloin,lamerparaissaitbleusaphir,maisd'aussi près, elle était transparente. Au grand étonnement de Sophia, quelques poissonsjaillirentdel'eauetvolèrentdanslesairs,portéspardelonguesnageoiresquiressemblaientàdesailes.

—Despoissonsvolants,expliquaGray.Signequenousapprochons.Etvoilàunautresigne.

Ildésignalemâtdemisaineausommetduquelunegrandemouetteblancheétaitperchée.

—Unoiseau!s'exclamaSophia.Jenepeuxpascroirequecelafaitunmoisquejen'enaipasvu.

EllesetournaversGray.

—Jenepeuxpascroirenonplusquecelanefassequ'unmoisquejeteconnais.Jenesauraisdiresicelaaétélemoislepluscourtoulepluslongdemavie.

Ilaffichauneexpressionfaussementfâchée.

—Jemedemandecequiseraitleplusvexantpourmoi.

—Nil'unnil'autre.Sijevoulaistefaireuncompliment,dit-elleenleprenantparlebras,jetediraisquecelaaétélemoisleplusmerveilleuxdemavie.Cequiestlavérité.

Jamaisellen'avaitétéaussisincère.

—Bienjoué.Monhonneurestsauf.

Malgrésesairsnonchalants,sesyeuxbrillaientd'émotion.Aujourd'hui,ilsétaientd'unbleuazurlimpide,commel'océan.

EtSophiacompritsoudain.Elleavait toujoursété intriguéepar lacouleursichangeantedesesiris,unjourgris,unjourverts,unautrebleus.Ellesavaitenfinpourquoi:ilsreflétaienttoujourslamer.

—Si tucontinuesdemefixerainsi, jevaisêtrecontraintdet'emmenerdans l'entrepont, lamenaça-t-il.

—Oh? fit-elleenbattantdescils. Il se trouve justementque jedoisalleraucellier, toutàl'heure...Maisattention,cetterobeestladernièrequejepossède.

Ils'esclaffa.

—Enfait,jepensaisàlacabine.Ettuvasyallerseule.Tuasbesoinderepos.

—Tuneviendraspastereposeravecmoi?

—Sijet'accompagne,aucundenousdeuxnesereposera.

Unevagued'excitationmontaenelle,aussitôtsuivied'uneréflexionplusprosaïque.

—Quis'occuperadudéjeuner,sijevaism'allonger?Ilneseferapastoutseul.

Àcetinstant,unpoissonvolantpassapar-dessuslebastingageetretombaàleurspieds.Gray

lecontemplauninstant,puisarqualessourcils.

—Jecroisquenouspourronsnousdébrouiller.

Sophiaseréveillaaumilieudelanuit.Seule.Elleseleva,drapaunecouverturelégèresursachemisedenuitetmontasurlepont.

Elle fut accueillie parunemultituded'étoiles.Gray était à la proueduKestrel, accoudé aubastingage.Traversantlepontdanslalumièredansantedeslanternes,ellelerejoignit.

Sansunbruit,ellesepressacontresondos.Ilsursauta,puissedétenditcommeelleglissaitlesbrasautourdesataille.

—Tu devrais dormir,murmura-t-il, et elle savoura l'écho de sa voix, qu'elle percevait plusqu'ellenel'entendaitàtraverslapuissantemusculaturedesondos.

—Tumemanquais,dit-elle.Etmoi,est-cequejetemanquais?

—Tuveuxsavoiràquelpoint?

S'emparant de sa main, il la posa sur la preuve indéniable de son désir. Sophia ne putréprimerunsourire.Apparemment,elleluimanquait...énormément.

—Noustoucheronsterredemain,reprit-il.Aumatin,silesventsnetombentpas.

Cettefois,cefutSophiaquitressaillit.Ilpivotasursestalonspourlaprendredanssesbras.

—Riennechangeraentrenous,demain.

Ilportasamainàseslèvres,l'embrassa,puis,frottantsapaumesursajouehérisséedebarbe,ilajouta:

—Saufceci.Lapremièrechosequejeferaiunefoissurlaterreferme,ceserademeraser.Jen'enpeuxplus!

—Pourquoinel'as-tupasfaitplustôt?s'étonna-t-elle.

—Tusenscela?demanda-t-ilenguidantlesdoigtsdeSophiaverslacicatricequiluibarraitlebasduvisage.Voilàcequiarrivequandonessaiedeseraserenmer.

—Tuveuxdirequec'estenterasantquetut'esfaitcetteestafilade?

Elleneputréprimerunéclatderire.

—Ilyenaaumoinsunequitrouveceladrôle,répliqua-t-ild'untonpincé.

—Jenerispasdetoi,maisdemoi.Cen'estpasdutoutcequej'avaisimaginé!

—Oh,maistupeuxtemoquer!C'étaitparfaitementridicule.

Illaissasonregarddériververslesflots.

—C'était laveilledenotrearrivéeàTortola.Jerentraisd'Angleterreaprès ledécèsdemonpèrepourretrouverIsabel.Cen'étaitqu'uneenfant,àl'époque.Jenel'avaispasrevuedepuisdesannées.Jevoulaisavoirl'airsolideetresponsable,histoiredelarassurer...

Ilesquissaunsouriredésabusé.

—Un orage a éclaté pendant que jeme rasais. J'ai perdu l'équilibre et je suis tombé.Nonseulementjemesuiscoupé,maisj'airécoltéunsuperbeœilaubeurrenoir.Résultat:aulieud'avoirl'airsolideetrassurant,jedonnaisl'impressiond'avoirétéattaquépardespirates.

— Elle n'en était pas moins ravie de te retrouver, j'en suis sûre, déclara Sophia. Tu crois

qu'ellem'aimera?

— Elle va t'adorer. Isabel se consacre à des œuvres de charité. Elle se dévoue aux âmesperdues.

—Alorsellerisquedes'attacheràmoi.

—J'ycomptebien.

Ayantresserrésonétreinte,Graymurmura:

—Oùestpassétonargent?Jenelesensplussoustesvêtements.Nemedispasquetul'asjetépar-dessusbord?

—Jel'aicachésouslematelas.Etquandbienmêmejel'auraisjetépar-dessusbord.J'espèrequetunem'épousespaspourmonargent?

Ilritdoucement.

—Poursixcentslivressterling?Jen'ensuispaslà.Poursixmille,peut-être...

«Etpourvingtmille?»neputs'empêcherdesedemanderSophia.Elleappuyalatêtesurson épaule. Elle savait qu'il plaisantait, mais elle hésitait tout de même à lui révéler lemontantdesonhéritagevusaréactionlorsqu'ilavaitdécouvertqu'elleavaitdel'argent.

Et elle n'était toujours pas prête à lui parler de Toby. Comment lui avouer qu'elle avaitodieusementtrahiunhommetoutaussipatientetbienveillantquelui?Graydouteraitd'elleànouveau,etellenelesupporteraitpas.Mieuxvalaitattendrequ'ilssoientmariés.

—Tuneveuxpasretourneravecmoidanslacabine?chuchota-t-elle.

—Si,maisd'abord,jeveuxembrassermafiancéesouslesétoiles.

Ils'inclinasurelle,luiléchadoucementlecoindelabouche.

—Tuesàmoi,murmura-t-il.Lemondenousappartient.

Lesjambesflageolantes,Sophiaselaissaallercontrelui.Ellefermalespaupièrestandisqu'ilcapturait sa bouche, se pressa avec impatience contre son corps dur et musclé. Il laissaéchapperungrondementpresqueanimalquinefitquel'exciterdavantage.

Soudain,seslargesmainsfurentsurelle,lacaressantetlapétrissantsansménagement.

—Maintenant,dit-ild'unevoixsourde.Onpeutallerdanslacabine.

Ilmanquaitaupetitlivrequ'ellecachaitdanssesmallesquelqueschapitresconcernantl'artde

l'amour.Cettenuit-là,Graysefitunplaisirdeparfairesonéducation...

Ilsdemeurèrentensuiteétendussurlesdraps,savourantlafraîcheurdelanuitsurleurpeaumoite, jusqu'à ce que Gray, gagné par une bienheureuse somnolence, plonge dans lesommeil.

Lorsqu'ilseréveilla,elleétaitentraindefouillerdanslestiroirsàlalueurd'unebougie.

—Quecherches-tu?demanda-t-ilenlevantlatête.

— Ceci ! s'exclama-t-elle en brandissant d'un geste triomphal un objet qui scintillabrièvementdanslalumière.Jesaisoùsontlesavonàbarbeetl'affiloir.Jevaisàlacuisinechercherdel'eau.

Sans lui laisser le tempsdeprotester,ellequitta lacabine.Gray laissasa têteretombersurl'oreiller.Ildutserendormir,carlorsqu'ilouvritdenouveaulesyeux,elleétaitpenchéesurluietluitournaitlevisagesurlecôté.

—Nebougepas,ordonna-t-elle.Etnet'inquiètepas,j'ailamainsûre.

—Jen'endoutepas.

L'odeurdusavonàbarbeachevadeleréveiller.

— Cette fois, tu seras resplendissant pour retrouver ta sœur. L'image même de larespectabilité!

Dansunsoupir,ils'abandonnaàsesdoigtsexperts.

—Tantmieux,dit-il.Toutserabonpourlaconvaincre.

—Dequoi?

—Denousaccompagner,biensûr !MaintenantquesamèreetMaranesontplus là, jenepeuxpaslalaisservivreseule.

—Mara?

—L'épousedeJoss.Elleestmorteencouches.

—Oh...Etl'enfant?Ilasurvécu?

—Oui.Ils'appelleJacob.C'estIsabelquis'occupedelui.

Ellerinçalalame,puisluitournalatêtedel'autrecôté.

— J'aurais aimé que tu connaissesmon frère autrefois, reprit-il. Avant lamort deMara, ilétaitdifférent.Nosrelationsétaientplus...fraternelles.

—Lechagrintransformelesgens.

—C'estcequej'aidécouvert.

TandisqueSophialuisoulevaitlementonpourpasserlalamesursoncou,Grayméditasesparoles.Ilserendaitsoudaincompteàquelpointils'étaitmontréinjusteenversJossennelui laissantpas le tempsdepleurer. Ilne lecomprenaitquemaintenant.Alorsque laseuleidéedeperdrelafemmequ'ilaimaitluidonnaitdessueursfroides.

—Parlonsdesujetsplusjoyeux,veux-tu?

— Très bien, répondit-elle d'un ton enjoué. Où irons-nous pour notre lune de miel ?M'emmèneras-tuenItalievoirlesœuvresdeBotticelli?

—Jet'emmèneraiauboutdumondesituleveux.Ilfutrécompenséd'untendrebaisersurlefront.

Puiselleseconcentrasursatâche.Elleveillaitànepasirritersacicatrice,comprit-il.Enfin,ellejetalerasoirdanslabassine,etluiessuyalevisageavecunlingepropre.

—Sicetteestafiladeestlerésultatdetacoquetterie,fit-elle,jesupposequecen'estpaslecasde...ceci?ajouta-t-elleenindiquantlacicatricesursontorse.

—Celle-ci,c'étaitdelapurestupidité.

—Ondiraitunebrûlure.

—C'enestune.

Silence.

—Tun'espasobligédem'enparler,murmura-t-elle.

—Celanemedérangepas.Seulement,c'estunelonguehistoire.

— Nous avons la nuit devant nous. J'ai dit à O'Shea en allant à la cuisine que tu étaissouffrant, expliqua-t-elle comme il arquait un sourcil perplexe. On ne nous dérangera pasavantquelaterresoitenvue.

Gray roula sur le flanc, se demandant s'il devait se fâcher ou l'embrasser. Elle résolut sondilemmeenl'embrassantlapremièreavantdeselovercontreluidanslelit.

— Tu as besoin de repos, dit-elle. Entre tes tours de garde et tamaîtresse, tu n'as pas uninstantderepos.

—Tun'espasmamaîtresse,maislafemmequejevaisépouser.

— Je t'en prie, ne gâche pas mon plaisir. C'est ma dernière chance d'être la maîtresse dequelqu'un.

Unejoieféroceluigonflalecœur.

—Eneffet,confirma-t-ilenluientourantlatailled'unbraspossessif.

Ilréfléchituninstant,sedemandantoùcommencersonrécit.

—Tul'assansdoutecompris,lamèredeJossétaitl'unedesmaîtressesdemonpère.C'étaitune esclave.Monpère a toujours ouvertement traité Joss comme son fils.Nous avons étéélevéscommedesfrères.Lejour,nousétionsensemblepourjouer,prendrenosrepas,suivrenos leçons,mais lanuit, je restais à lamaison tandisque lui retournait auprèsde samèredanslesquartiersdesesclaves.

Grayfonçalessourcils.

—Celapeutparaîtreétrangemais,àcetteépoque, je l'enviais. Ilavait lesmêmesprivilègesquemoi,maispas lesobligations.Cen'estquebienplustardque j'aicomprisque luiaussim'enviait.Qu'ilaitconçuduressentimentenversmoin'estpasétonnant.Pourtant,j'enaiétésurpris.Quandnotrepèreaévoquésonprojetdem'envoyerenAngleterre,à l'université, jen'aieuqu'uneenvie:échangermaplaceavecJossetresteràlamaison.Lui,desoncôté,nerêvait que d'une chose : partir étudier. Nous nous querellions tout le temps, et nous ensommesvenusauxmainsplusd'unefois.

—Cen'estpasrareentrefrèresetsœurs.

—Oui,sansdoute...Finalement,c'estunautreévénementquinousaséparés.Enrentrantàlamaison, un soir, Joss a croisé un groupe d'hommes ivres. Ils se sontmis en tête de leremettreàsaplace.Ilsl'ontbattu,etmarquéauferrouge.

—Ilsl'ontmarquéauferrouge?répéta-t-elled'unevoixétranglée.

—Celasefaisaitautrefois,aveclesesclaves.Lespropriétairesleurimprimaientleurmarquesur l'épaule. Une pratique révoltante, qui n'a plus cours à Tortola depuis des générations.Saufqueceshommesontdécidéderestaurercetteignominie.

Unevaguedecolèremontaenluiausouvenirducalvairequesonfrèreavaitenduré.

—J'aidûquitterTortolaavantquesabrûluresoitcomplètementguérie,reprit-il.Jemesuisassisprèsdesonlitetjeluiaijuréderevenirleschercher,Isabeletlui,pourleuroffrirlavie

qu'ilsméritaient.Jeluiaipromisquenouspartagerionstout.

—Celaaallégéunpeusapeine?

Grayeutunsourireamer.

—Ilm'aenvoyéaudiable.Ilsouffraitatrocementet ilétaitdroguéau laudanum,maiscelam'atoutdemêmefaitmal.Jenesavaiscommentleconvaincrequ'ilétaitmonfrère,enversetcontretout.

Elleémitunpetitcrihorrifié.

—Nemedispasquetut'esvolontairementinfligécela?

Ilpoussaunsoupirlas.

—Ne sous-estime jamais le pouvoir de l'alcool et de l'auto-apitoiement sur un adolescent.J'étais si bête. Je m'y suis pris n'importe comment... Je n'ai pas fait chauffer le fer assezlongtemps,etjetremblaiscommeunefeuille.

Ilposalamainsursacicatrice.

—J'ai souffert lemartyre jusqu'aux côtes anglaises.Celam'a rappeléque j'avais eu tortdepartir.Etj'avaistellementhonted'avoirabandonnéJoss!Jen'aipaspumerésoudreàalleràOxford, et je suis resté un an de plus sur le bateau. Quand je me suis décidé à rejoindrel'Angleterrepourdebon,celaaétéencorepire.J'aidécouvertdequelleexistencemonpèrenousavaitprivés.Labonnesociété,l'argent,lerang,lesprivilèges,aulieudecettevied'exilsur une île perdue. Il fallait que je rebâtisse la fortune que mon père avait dilapidée.J'ignoraiscommentrachetersesfautes,maisjesavaiscommentréaliserduprofit.Etc'estcequej'aifait.Pourdonneràmonfrèreetàmasœurleconfortetlasécuritédontilsavaientétéspoliés.

Ilserralepoing.

—Etdequellefaçonysuis-jearrivé?Enbrisanttouteslespromessesquej'avaisfaites.Envolantl'héritagedemonfrère,envendantlamaisondesonenfance,enl'emmenantdeforceavecmoisurlesmers.

—Pourdevenircorsaires.

—Nousavonsmenéunesacréevie,ditGray,soudainnostalgique.Nousétionsdenouveaucommedeuxgamins,saufquenousavionsdevraiesarmesetdescanons,etquenousétionsen colère contre le monde entier. La France, l'Angleterre et l'Amérique pouvaient bien setaillerenpièces!Nousétionslàpourramasserlebutin.Verslafindelaguerre,nousavonscommencé à penser à notre reconversion et envisagé de créer la Compagniemaritime desfrèresGrayson.NousdevionsinstallernosbureauxàLondres,armerdenouveauxbâtimentsetrapatrierIsabelenAngleterrepourqu'elle fassesesdébutsdans lemonde.Nousdevionsêtreassociésàégalité.

—Ques'est-ilpassé?

—Jossesttombéamoureux.IlaépouséMaraetluiafaitunenfant.IlnevoulaitplusquitterTortola.Alors je suis parti en éclaireur enAngleterre pourdémarrer l'entreprise et trouverdesinvestisseurs.JesuisrentréjusteàtempspourlanaissancedeJacob.EtlamortdeMara.Dujourau lendemain,Jossn'aplusvouluentendreparlerdenotreentreprise.IlaexigésapartdubutinpouracheterdesterressurTortolaetlesdonner.

—Lesdonner?répétaSophia,sourcilsfroncés.

—C'étaituneidéed'Isabel.Unecoopérativesucrière.Voilàcequiarrivequandunejeunefillene fréquente que des missionnaires ! Les quakers et les méthodistes rachetaient desplantationset lesdivisaientenpetitesfermesafindepermettreàdesesclavesaffranchisdegagner leur vie. L'achat de la coopérative aurait représenté la participation de Joss. Enpartageantlesfraisetletravail,lesaffranchisétaientsupposésfaireunpeudeprofit.

—L'idéeneparaîtpasridicule.

— Non, en effet. Mais en pratique, c'est un risque énorme. Et la vie des fermiers estterriblementdure.

Grayravalaunjuron.

— Après tant d'efforts et de sacrifices, nous retrouver au point de départ ? Je n'ai pas pulaisserJossfairecela.Jesuisparti.

—Avecl'argent.

—Jossmeremercieraunjour.LamortdeMaral'arendutropprudent.

Grays'assitsurlelit.

—Etmasœurpeutbienprétendrequ'elleestheureusedeporterdeshaillonsetdejouerlessaintes,elle iraàLondreset sera ladébutante laplusextravagantequ'onait jamaisvue là-bas.Elleauradesrobesdesoiedetouteslescouleursdel'arc-en-ciel.Jen'aipasmenti,voléet bataillé toutes ces années pour que Joss et Isabel vivent dans lamisère. Bon sang, j'aivendumonâmepoureux!

—Chut...fit-elleenl'entourantdesesbras.Toutvabien...

—Non,maugréa-t-il.Rienneva.Jen'aijamaisrienfaitdebiendansmavie,semble-t-il.

—Danscecas,noussommesdeux.

Elledéposaunbaisersoussonoreille.

—Nousn'avonsaucuntalentpoursuivrelesrègles,reprit-elle.Nousn'obéissonsqu'ànotrecœur. Moi aussi, j'ai trahi certaines personnes, mais je ne regrette rien puisque je t'airencontré.

Grayluiembrassalamain.

—Tuessijeune!Tuneconnaispaslepoidsdesregrets...Lepire,cen'estpascequel'onafait.C'estcequel'onn'apasfait.

Ils'appuyacontreelleavecunsoupirlas.

—Jet'emmèneraienItalie,enEgypte,enIndesituveux.Dèsqu'Isabelaurafaitsonentréedanslemonde.Jeluiaimisdecôtéunedotassezconséquentepourfaireoubliernosoriginesobscures.Monpèreétaitungentilhommeetilavaitépousélamèred'Isabel.Masœurn'estdoncpasuneenfant illégitime.Enoutre,matanteaacceptéd'êtresamarraine.Etsi le faitd'êtrelaniècebiendotéed'uneduchessenesuffitpas,elleapourellequ'elleestlasecondeplusbellefemmedumonde.

—Tatanteestduchesse?demandaSophia,nonsanssurprise.

— Oh, pas une duchesse royale ! Camille Marie Augusta Glaston d'Hiver, duchessed'Aldonbury. Tu es pardonnée de n'avoir jamais entendu parler d'elle. Quoi qu'il en soit,

talentoupas,ilesttempspourmoidesuivrelesrègles.JevaisretourneràLondresetjouerlejeu,assisterauxbalsetauxfêtesdelabonnesociété,etendonnermoi-même.Etjeseraihabilléàladernièremode,quecelam'ailleoupas.

—Etmoi?

—Oh,jeteserairidiculementfidèle!

Illuicaressalajoueetluisourit.

—Nous n'aurons qu'à prétendre que tu es la fille d'un planteur des Caraïbes, reprit-il. Tun'aurasaucunmalàjouercerôle.

Elleneluirenditpassonsourire.

—EtsijeneveuxpasalleràLondres,Gray?

—Jesauraibienteconvaincre.

Ilsepenchaversellepours'emparerdeseslèvres,maisellel'arrêta.

—Sijetedisquejenepeuxpas?

—Biensûrquetupeux!Ettuleferas,pourmoi.Ensuite,unefoisqu'Isabelseraétablieetque Joss sera vraimentmon associé, nous pourrons faire le tour dumonde. Seulement, jedoisd'abordtenirmespromesses,sinon...j'auraifaittoutcelapourrien.

—Paspourrien,Gray.Tul'asfaitpoureux.Quetuéchouesouqueturéussisses,ilslesavent.

—J'aimeraisenêtreaussisûrquetoi.

—Jesuiscertainequ'ilssaventcombientulesaimes,Gray.

L'espaced'un instant, il crutqu'elleallait fondreen larmes.Et ileutpeurd'en faireautant.Puisunpetitsourireentenduéclairasonvisage.Elles'assitàcalifourchonsursescuissesetleforçaàs'allonger.

—Àprésent,àmontourdetemontrercombienjet'aime.

Chapitre25

L'aubefutcruelle.

Assisedanslefauteuilducapitaine,lesjambesrepliéessouselle,Sophiaregardalespremiersrayonsdujourvenircaressersonbien-aimé.Grayétaitétendu,ledrapenrouléautourdelataille,danslapositionoùils'étaitendormiaprèsleurétreinte.

Lorsqu'ilavaitdéverséenellesasemence,elleavaitpriépourquecelle-ciprenneracineenelle. Si elle concevait, elle n'aurait d'autre choix que de l'épouser. Il serait contraint derepoussersondépartpourLondres,maislaperspectived'êtrepèreatténueraitsadéception.Leur vie ne serait pas ce que tous deux avaient imaginé, mais elle n'en serait pas moinsheureuse.

Siseulementelleavaitconçu.

Elle l'avait gardéenelle jusqu'à cequ'il s'endorme.Puis, l'abandonnantàun sommeilbienmérité,elles'étaitlevéepourfairesatoilette.C'estàcemoment-làqu'elleavaitcommencéà

saigner.

Après avoir pleuré pendant une heure, elle s'était lovée dans le fauteuil et avait tenté deréfléchir.

Qu'allait-elle faire ? Comment dire la vérité à Gray ? Peut-être devait-elle commencer parl'histoiredubanquierqu'elleavaitconvaincu,enjouantdesoncharme,depréleversixcentslivressursoncomptepourlesluiremettre.Celal'amuseraitcertainement.

Seulement,il faudraitensuiteluiavouerd'oùprovenaitcetargent.Luirévélerqu'ellel'avaitgagnéauxcartes,àlatabledeladuchessed'Aldonbury.Devait-elleaussiluidirequ'elleétaitalléeàl'écoleavecsescousines?Qu'elleavaitséjournéchezcelles-ciàplusieursreprises?Àl'heurequ'ilétait,laduchesseavaitforcémententendulerécit-aussisordidequ'imaginaire-de sa fuite avec un peintre français. Comme toutes les autres dames de la société, elle nepouvaitplusfréquenterSophia.

Sophianepourraitjamaissefairepasserpourlafilled'unplanteurdesCaraïbes.Quandbienmêmeelleaurait lecouraged'essayer,cedontelledoutait,ellen'endemeureraitpasmoinsunparialorsqu'elleregagnerait lacapitale.Etsaruines'étendraitàceuxquiavaientunlienavecelle.

Ellesavaitqu'elledevaitdirelavéritéàGray.Maisdèscetinstant,ilseraitleseulàdécider.Ilpouvaitchoisirde l'épousermalgrétout,détruisantainsi lesespoirsdesasœuret la fragilerespectabilitédesafamille,pourlaquelleilavaittantsacrifié.

Ouilpouvaitlaquitter.

Sophiaenfouitlevisageentresesmains.Commentpouvait-ellelecontraindreàchoisirentresafamilleetelle?Commentsupporterait-ellequ'ildonnelapréférenceàsesfrèreetsœur?

Quelle cruelle ironie ! Si seulement elle avait eu le courage d'affronter ses parents et dedemanderàTobydelalibérerdesonengagementenverslui,aulieudeprendrelafuite!

Certes,ilyauraiteuunpetitscandale,maiselleauraittoujoursétéreçuechezsesamies.Et,quisait?peut-être,lasaisond'après,dansunbal,aurait-ellecroiséunséduisantétrangerauxlargesépaules,auvisagebalafréetausouriredecorsaire.

Peut-êtrecelui-cil'aurait-ilinvitéeàdanser.

Àprésent,lesrayonsdusoleilvenaientcaresserlacicatricesursontorse.Commeelleenviaitsonfrèreetsasœur,pourquiils'étaitinfligédesmarquesquerienn'effacerait!Toutaufondd'elle-même,elleavaitenviedeluiimprimersamarque,elleaussi.Ilnelesauraitpeut-êtrejamais,mais,danssoncœur,ilseraittoujoursàelle.

Elleselevasansbruit,sortitdesamalleunpinceaufinetunflacond'encre,puiss'approchadulit.Grayroulasurleflanc,maisneseréveillapas.

Parchance,Sophiaavaitlamainlégèreethabile.EtGraydormaitd'unsommeildeplomb.Enquelquestraitsrapides,ellecréasamarque.Alorsqu'ellereculaitpouradmirersonœuvre-hélasprovisoire!-quelqu'uncriasurlepont:

—Terreenvue!

—Voilàl'Aphrodite,ditGrayendésignantlagoéletteamarréedel'autrecôtédelarade.

IlétaitassisàcôtédeSophiadanslecanotquilesamenaitjusqu'auportdeRoadTown.Bienentendu,ilavaitinsistépourqu'elledébarqueavanttoutlemonde.Ilnevoulaitpaslalaisser

derrièrelui.

—Elledoit êtrearrivéedepuisquelques jours, reprit-il. Ilsnousattendent sûrement.Jeneseraispassurprisqu'Isabelsoitsurlequai.

—J'espèrequenon!s'exclamaétourdimentSophia.

—Pourquoi?demandaGrayenfronçantlessourcils.Jecroyaisquetuétaisimpatientefairesaconnaissance?

— Je le suis, mentit Sophia. C'est juste que je préférerais être habillée différemment.J'aimeraisfairebonneimpressionpourcettepremièrerencontre.

Gray, lui,étaitresplendissantavecsachemisede linon,sonpantalongris tourterelleetsonmanteaubleuroi.Ilavaitsansdoutemisdecôtécettetenueenvuedesonretourtriomphal.Parcomparaison,Sophiase trouvaitbienternedanssarobedemousselineà fleursélimée.Ellepossédaitbienunerobedesoie,soigneusementemballéedanslefonddesamalle,maiselle n'avait pas eu le cœur de se faire belle pour révéler à Gray sa trahison et lui donnerl'occasiondelarejeter.

—Donc,jeteprésenteraisouslenomdeJane?C'estcurieux,maisjenepensejamaisàtoientantqueJane.Ceprénomneteconvientpasdutout.

Sophiaseraidit.Ilvenaitdeluitendreuneperche.Pourquoinepaslasaisir?

—Parcequecen'estpasmonprénom,murmura-t-elle.

Graycrispalesmâchoires,etcessadeluicaresserlapaumedupouce.Enuninstant,unmurdeglaces'étaitdresséentreeux.

— Enfin... pas le premier, bégaya-t-elle, maudissant sa lâcheté. Ma famille m'a toujoursappeléeparmondeuxièmeprénom.

L'expressiondeGrayseradoucit.

—Encoreunpointquenousavonsencommun,dit-ilenglissantlebrasautourdesataille.

Sophia s'appuya contre lui. La seule idée de tout lui avouer, et de le contraindre à choisirentreelleetsafamillel'oppressait.

Sielleavaitpus'enfuir ! songea-t-elle,désespérée.Hélas !Tortolan'étaitpasLondres.Nonseulementc'étaitunepetiteîle,maiselleyétaituneétrangère.ContrairementàGray.

Depuis le canot, elle pouvait à présent voir la ville de Road Town, qui s'élevait enamphithéâtreautourduport.Laplupartdesgensqui arpentaient lesquais avaient lapeausombre. Comment pourrait-elle espérer se noyer dans la foule ? Et où irait-elle s'ill'abandonnait?

ChezlesWaltham.Illuirestaitcettedernièrepossibilité.EllepourraitrevendiquersesliensavecLucy.Mieux,sefairepasserpourLucy.Aprèstout,elleavaitlalettresurelle.

—Nesoispasnerveuse,luichuchotaGray.Tuessibelle.Situsavaiscommejesuisfierdetoi.

—Cetendroitesttrèsjoli!s'exclama-t-elle,presséedechangerdesujet.

—Jesupposequepourlesnouveauxvenus,çal'est.Encequimeconcerne,c'estjustechezmoi.

Sophian'imaginait pas se lasserun jourde ce spectacle.L'île aux frondaisons verdoyantes,

ourléed'unelignedesableblanc,sedétachaitsurl'écrinazurduciel.Il luifaudraitfairedenombreuxessaisavantdeparveniràrendreavecfidélitél'intensitédescouleurstropicales.

—Ah,elleestlà!s'exclamaGraycommeilsapprochaientduquai.J'ail'impressionqu'elleaencoregrandi.

LâchantlatailledeSophia,ilmitlesmainsenporte-voix.

—Isabel!

Unejeunefemmesetenaitsurlesdocks.Elleneportaitpasdechapeau,maisavaitlamainenvisièreau-dessusdesyeux.

ReconnaissantGray,elleagitalebras.

Àcettedistance,Sophian'auraitsudiresielleressemblaitàsesfrères,maisellesavaitdéjàque son teint était très différent. Sa peau était olivâtre et ses cheveux d'un noir presquebleuté.

MlleGraysonétaituneauthentiquebeauté,découvritSophialorsqu'ilsabordèrent.Commentsupporter la comparaison avec cette créature si exotique aux traits tellement parfaits ? selamentaSophia.Elleauraitdûmettresarobedesoie,toutcomptefait.

Lajeunefillecourutàleurrencontre.Coupantcourtauxprésentations,elles'écria,àboutdesouffle:

—Dieumerci,tueslà,Gray!Ilsviennenttechercher.IlsontdéjàemmenéJoss.

Elleportaunemaintremblanteàsagorge.

—Dolly,ilsparlentdependaison!

—Dependaison?répétaGray.

IlaidaSophiaàmontersurlequai,puisdébarquaàsontour.

—Ducalme,Isabel,fit-ilenprenantsasœurparlesépaules.Raconte-moicequis'estpassé.

Lajeunefilledéglutitavecpeine.

—QuandJossestarrivéàborddel'Aphrodite,cetaffreuxbonhomme...cecapitaine...

—Mallory,fitGrayd'untonimpatient.

—Oui.Ilestalléàlavice-amirautéett'aaccusédel'avoirattaquépourluivolersonbateau.IlsontjetéJossenprison,etmaintenant,ilsviennenttechercher.

Elle jeta un regard affolé par-dessus son épaule. Trois hommes enuniforme se dirigeaientdéjàverseux.

—Ilsvontvousinculpertouslesdeuxpouractedepiraterie.

Àcesmots,Sophiasesentitvaciller.Gray,lui,demeuraimperturbable.

—Jem'yattendaisunpeu,avoua-t-il.CeMalloryn'estqu'unesalefouine.Jevaisréglercela,Isabel, ne t'inquiète pas. Et ensuite, ajouta-t-il en adressant un sourire à Sophia, je teprésenteraiquelqu'undonttuserasheureusedefairelaconnaissance.

SophiaetMlleGraysoneurent tout juste le tempsd'échangerunregardperdu.Déjà, le triolesavaitrejoints.

—Jenkins,fitGray,retrouvantsonautoriténaturelle.C'esttoujoursunplaisir.

—Bienvenue,Gray.Contentdetevoir,moiaussi.

—Quepuis-jefairepourtoi,monvieux?Isabelmeditqu'ilyaunmalentenduàproposduKestrel?

—Apparemment, répondit ledénomméJenkins.Navré,Gray,mais ilva falloirque tunoussuives.Nousavonsordredetegarderendétentionjusqu'àcequelejuget'interrogeetdécidedeschefsd'accusation.

—Iln'yenaurapas,assuraGray.Jeviendraidèsquejemeseraioccupédemespassagersetdemonéquipage.

L'hommedansad'unpiedsurl'autre,visiblementmalàl'aise.

—Désolé,Gray,mais celanepeutpasattendre. Il fitunsigneauxdeuxautres soldats,quis'avancèrent.Ilsportaientdeschaînes.

—Inutiledem'attacher,ditGrayenreculantd'unpas.Jesuisunpatriote.J'airamenéplusdesoixantenaviresdansceportpourlesoffriràlaCouronne.Burtonlesaittrèsbien.

—Burtonestpartidepuishuitmois.Fitzhugh,lenouveaujuge,veutquetusoisenchaînéenpublic.Ilaimefairedesexemples.

Jenkinsmarquaunepause,puis:

—Onneserrerapasleschaînes,promis.Jet'enprie,Gray,suis-noussansfaired'histoire.Paslapeinederendreleschosesencoreplusdésagréables.

Graylâchaunjuron,maisnetentapasderésister.Iltenditlesbrasauxdeuxjeunessoldats,quilemenottèrent.

Sophiafrôlal'épauledeMlleGrayson.

—Ilvas'ensortir,murmura-t-elle.Iln'arienfaitdemal.

—Jesais,réponditlajeunefilleenravalantseslarmes.Dollytrouvetoujoursunesolutionàtout.

—QuiestDolly?

—Mais...monfrère!

Sophiacilla.IlyavaitdoncuntroisièmefrèreGrayson?

—Vousl'appelezsansdouteGray,poursuivitMissGrayson.Commelaplupartdesgens.

Gray s'appelait Dolly ? Pas étonnant qu'il n'ait autorisé que sa sœur à l'appeler par sonprénom!

TandisquelessoldatsentravaientleschevillesdeGray,Sophiachuchota:

—Jecroyaisqu'ils'appelaitBenedict?

—Eneffet,maisc'étaitaussileprénomdenotrepère.Nousl'avonstoujoursappeléparsondeuxièmeprénom,Adolphus.Dolly.

LajeunefillesetournafranchementversSophia.

—Voussemblezbienconnaîtremonfrère,dit-elle.Pardonnezmonmanquederespectpourl'étiquette,nousn'avonsmêmepasétéprésentées.

Ellefitunepetiterévérence.

—JesuisIsabelGrayson.JesupposequevousétiezpassagèresurleKestrel?

—Non,j'aiquittél'Angleterreàborddel'Aphrodite.Jossnevousapasparlédemoi?

MlleGraysonsecoualatête.

— Il n'en a pas eu le temps, mais si Dolly dit que je serai heureuse de faire votreconnaissance,j'aiunepetiteidée...

Soudain,elleagrippalamaindeSophia.

—VousdevezêtreuneamiedeM.Wilson,de laLiguedesmissionsdans lesCaraïbes?Jesuis tellement contente que vous soyez venue ! Nous avons de nombreux projets pour lacoopérativesucrière.Nousallonsvousprésenteraujuge.S'ilnecroitpasDolly,ilnemettrapasendoutelesparolesd'unemissionnaire.

Unemissionnaire?Sophiafutsaisied'unvertige.C'étaitbienlasuggestionlaplusgrotesquequi soit ! Elle, une femme perdue, une menteuse, une voleuse ? Comment pourrait-elleprendreladéfensedeGray?Ellenepourraitqu'aggraversasituation!

Ils'ensortiraitbienmieuxsanselle.Enfin,lessoldatsachevèrentleurtâche.

Envoyantsonfrèreainsienchaîné,MlleGraysonfonditenlarmes.

—Écoute,Jenkins,marmonnaGray, jesuisattachéet jevais tesuivresansfaired'histoire,alorstupeuxbienmedonneruneminute.

Sansdiscuter,lestroishommesreculèrentdequelquespas.Graysetournaverssasœur.

—Isabel,dit-ilcalmement,ilyaunmouchoirdansmapochedepoitrine.Prends-le.

Elleobéitets'essuyalesyeux.Grayluisourit.

—Ehbien,est-ceunefaçond'accueillirsonfrère?lagronda-t-iltendrement.Moiquivoulaisrevenirenhommerespectable,j'ail'aird'unpiratequ'onenvoieàlapotence!

Ilsemitàrire,maisSophiaavaitenviedepleurer.Ilavaitfaitdesonmieuxpourêtreunbonfrère,etvoilàqu'unefoisdeplus,ledestins'acharnaitcontrelui.

—Tupourraisaumoinsm'embrasser,reprit-il.

MlleGraysonluiadressaunsouriretremblantet,sehaussantsurlapointedespieds,déposaunbaisersursajoue.

—Voilàquiestmieux.Net'inquiètepas.J'auraiviteréglécetteaffaire.

IlregardaSophia.

—Pendantcetemps,vouspourrezfaireconnaissance,touteslesdeux.

Aprèsunderniercoupd'œil,ilsedirigeaverslestroissoldats.Sophiafutdenouveauprisedevertige. Il luisemblaitqu'elleallait tomber,maisàprésentqueGrayétaitenchaînécommeuncriminel,quilarattraperait?

Ellefermalesyeux.Sielles'enfuyaitmaintenant,ilnepourraitpaslaretrouver.

Ilfallaitpartir.Sielleavaitétéquelqu'undebien,elleauraiteulecouragedeluidirelavéritéetd'acceptersondestin.Elleauraitpeut-êtrepul'aider.Seulement,ellenesavaitquementiretprendrelafuite.

Elle ne connaissait qu'une façon de libérer Gray du danger qu'elle représentait pour safamille.

Seruantàsasuite,ellelerattrapaetluiagrippalepoignet.

—Gray,murmura-t-elle.

—N'aiecrainte,moncœur,dit-ilàvoixbasse.Jeconnaisceshommes.Ilss'ensontmispleinlespochespendantdesannéesgrâceàmoi.Ilsnemependrontpas.Jevaistoutarranger.

—J'ensuiscertaine.Mais...jeneseraipaslàpourlevoir.

Ilavaitaumoinsledroitdesel'entendredire.Tobyauraitméritédesexplications,luiaussi.Grayavaitraison.Lepire,cen'étaitpascequel'onavaitfait,maiscequel'onn'avaitpasfait.

Ilseraidit.

—Queveux-tudire?

—Jedoispartir.

Illafixad'unregardincrédule.

—J'aieumoncycle,souffla-t-elle.Iln'yapasdebébé.

—Tusaistrèsbienquecen'estpaspourcetteraisonque...

—Cen'estpaspourcelaquejem'envais.

LevisagedeGraysedurcit.

—Quediableessaies-tudemedire?

«Soisforte,s'exhortaSophia.Faisleschosescorrectement.Neluilaisseaucunespoir.»

— S'il te plaît, Gray, ne rends pas les choses plus difficiles. Il faut que je parte. Tu necomprendspas.

Samainserefermasurlasienne,telunétau.

—Tuassacrementraison,jenecomprendspas.Etnecomptepassurmoipourterendreleschosesplusfaciles.Tum'asmentienacceptantdem'épouser?Etquandtum'asdit...

Ilrepritd'unevoixplusbasse:

—Quandtum'asditquetum'aimais?

—Peuimportequejet'aime.

Iljuraviolemment.

—Çam'importe,àmoi!

Elletentadeselibérer.

—Gray,nousnepouvonspasêtreensemble.C'estimpossible.

Elle parvint enfin à échapper à sa poigne et se détourna. Il fit un pas vers elle, mais seschaînesleretinrent.

—Regarde-moi,nomdenom!

Elleobéit.

—Gray,je...

— Si tu pars, je te suivrai. Et je te trouverai. J'ai le bateau le plus rapide qui soit, et unedéterminationàtouteépreuve.

Ilvrillasonregarddanslesien.

—Jeteretrouverai.

Ellesecoualatête.

—Jet'ensupplie,murmura-t-elle.N'essaiepas.Tun'yparviendraspas.Tuneconnaismêmepasmonnom.

Iltressaillit.Elleavaitmarquéunpoint.Lessoldatss'approchèrentpourlesaisirparlesbras.Graytentadelesrepousser.

—Jen'aipasfini,tonna-t-il.

—Désolé,Gray,ilfautyaller,intervintJenkins.Tasœurpourraterendrevisite.

Puis,jetantunregardindécisàSophia,ilajouta:

—Pourtafiancée,enrevanche,jenesaispas.

—Jeneviendraipaslevoir,lâchaSophia.Etjenesuispassafiancée.

Il frémit, commesi elle luiavaitversédusel suruneplaieouverte.Sophia luttacontre leslarmesquiluibrûlaientlesyeux.

—Suis-les,murmura-t-elle.Nelesobligepasàt'emmenerdeforce.Pasdevanttasœur.

—Écoutecequeditlademoiselle,Gray,conseillaJenkins.

Leshommesletirèrentàleursuite,etGraysemitenmarche.Leregardétincelantd'uneragefroide,ilarticula:

—Nousn'enavonspasterminé.Jeteretrouverai.

Puisilpivotasursestalonsets'éloigna,encadré

parlessoldats.

«Oh,Gray!songea-t-elle,nousenavionsfiniavantd'avoircommencé.»

Mlle Grayson la rejoignit, les yeux humides, le mouchoir de son frère à la main. Ellessuivirent Gray du regard, la foule s'écartant devant lui. Puis les trois hommes tournèrentdansuneruelleetdisparurent.

C'étaitfini.Elleneleserreraitplusjamaisdanssesbras.Ladouleurqu'elleenéprouvaitétaitinsoutenable.

— Voulez-vous m'accompagner, mademoiselle... ? commença la sœur de Gray. Je suisdésolée,jeneconnaistoujourspasvotrenom.

Sophia se tourna vers la jeune fille, frappée par l'ironie de la situation.Hathaway, Turner,Waltham...Ellepouvaitchoisirlenomqu'ellevoulait.

N'importelequel,saufceluiqu'elledésiraitvraiment.

MmeSophiaGrayson.

Chapitre26

—Joss,quesepasse-t-il,bonsang?lançaGrayenentrantdanslacellulehumide.

Legardeluiôtaseschaînesetsortit,refermantlalourdeportederrièrelui.Jossselevapourl'accueillir.

—Manifestement,noussommesdespirates.

—AuxdiresdeMallory,jesuppose.

—Exact.

Jossserassitsursapaillasseets'adossaaumur.

—Ceporcacouruporterplainteàpeinedébarqué.J'auraisdûlegarderencaleletempsquetunousrejoignes.

—Pourquoinel'as-tupasfait?

Josshaussalesépaules.

—Ilhurlait,crachait,vitupérait.C'étaitexaspérant.Enoutre, jen'aipaspenséunesecondequ'onlecroirait.Ici,tuasuneréputationenor.Ausenspropreduterme.

—J'avais,rectifiaGray.Apparemment,cetteépoqueestrévolue.

—Dèsquelejugeauraentendutaversiondesfaits,ilnouslibérera.

—Ilaintérêt.

Etvite!Ah,ellevoulaitlequitter?Iln'existaitaucunendroit,surcetteîleouailleurs,oùilne pourrait la suivre. Quelques heures de retard n'y changeraient rien, nimême quelquesjours.Illarattraperait.Etcettefois,ilexigeraitdesréponses.

—QueluiaracontéMallory?Tulesais?

—IlaaffirméquenousavionsattaquéleKestrel sansraison,détruitsacargaisonetabattusonmâtd'uncoupdecanon.

—Lefélon!s'exclamaGrayenserrantlepoing.Pourquoinelesai-jepasenvoyésparlefond,luietsonmisérablerafiot?

—Mafoi, jecroismesouvenirquetuaspréféré jouer leshéros.Tuavaisunedemoiselleàimpressionner,simamémoireestbonne.Aufait,commentvalacharmanteMlleTurner?

Graypoussaunlongsoupir.

—Jen'aipasenvied'endiscuter.

—Bonsang,vieux,qu'as-tufait?

—Jel'aidemandéeenmariage.

Jossémitunlongsifflement.

—Et...?

—Etjen'aipasenvied'endiscuter.

Iln'avaitpasnonplusenvied'ypenser,maisilnepouvaits'enempêcher.Dequoiavait-elleeupeur?Malgrésesairsbravaches,ilavaitvudelaterreurdanssesyeux.Parcequ'ellel'avaitvuenchaîné?Peut-êtreavait-ellesesraisonsd'éviterunearrestation?

—Ellenes'appellemêmepasTurner,reprit-ilsanscachersonamertume.Ellen'ajamaisétégouvernante.C'estuneespècedepetitevoleuse. Ilyasixcents livressterlingcachéesdanssesvêtements.

—Jecroyaisquetunevoulaispasendiscuter?

—Tuasraison,parlonsd'autrechose...

—Delavisitepourvous,messieurs!annonçalegardequelquesheuresplustard.Unejoliefemme.

Uneabsurdeboufféed'espoirgonflalecœurdeGray.«Elleestrevenue,murmuraenluiunefollepetitevoix.Ellenetequitterapas.»

Des pas légers résonnèrent sur le sol dallé, puis une silhouette émergea de la pénombre.C'étaitIsabel.Biensûr.

—Joss!Dolly!

Elleagrippalesbarreaux,etlesdeuxfrèress'approchèrentd'elle.

—CommentvaJacob?demandaJossd'unevoixanxieuse.Commentvamonfils?

—Ilvatrèsbien,Joss.Ilagrandidepuisquetul'asvu,etilestencoreplusespiègle.UnvraiGrayson.Ilréclamesonpapa.

Elleravalaunelarme.

—J'aiparléàmonami,M.Wilson,reprit-elle.Tutesouviensdelui,Joss?IlétaitavocatàLondresavantdeseconsacreràdesœuvresdebienfaisance.

Ellejetauncoupd'œilaugarde,puisajoutauntonplusbas:

—Ilafaitsonenquête.Ildit...quevotresituationn'estpastrèsbonne.

—Commentcela?répliquaJoss.UnefoisquelejugeauraentendulaversiondeGray,iln'yauraplusdechefd'accusationquitiendra.

—Leproblème,ditIsabel,c'estqueceseralaparoledeMallorycontrecelledeGray.

—Et lamienne, dit Joss. Et celle de tous lesmembres des équipages de l'Aphrodite et duKestrel.

—Pastous.Ilyaunhomme...unofficierquiestarrivéaujourd'hui,quiprendladéfensedeMallory.

—Brackett,grommelaGray.Lesalaud!

—Quantauxmembresdel'équipage,d'aprèsM.Wilson,leurtémoignagepourraitêtrerefusé,puisqu'ilssonteux-mêmessusceptiblesd'êtreinculpés.

—Inculpésdequoi?répliquaJoss.

—Pirateriepourceuxdel'Aphrodite.MutineriepourceuxduKestrel.

Graymarmonnaunjuron.Defait,lasituationseprésentaitmal...

—Ilneresteplusqu'àacheterlejuge,déclara-t-il.Touthommeasonprix.

—Impossible,assurasasœur.

—Isabel,cen'estpaslemomentd'avoirdesscrupules.Nousparlonsdependaison,là.

—Ce que je voulais dire, c'est que cela nemarchera pas.M.Wilson connaît un peu ceM.Fitzhugh.C'estunambitieux, impatientde se faireunnometd'obtenirde l'avancement. Iln'hésitera pas à t'accusermalgré le peu de preuves dont il dispose. Il veut faire de toi unexemple.

JosssetournaversGray.

—Pourquoiferait-ilcela?

Grayserralesdents.Ilconnaissaitlaréponse.

—Aprèslafindelaguerre,denombreuxcorsairesontpoursuivileursactivités,expliqua-t-il.Cesontdésormaisdespirates,puisqu'ilsn'ontpas fait sermentd'allégeanceà laCouronne.Ils représentent une menace pour les honnêtes marchands... comme moi, ajouta-t-il,ironique.

—Et lemeilleurmoyendedécourager lesanciens corsairesde se lancerdans lapiraterie...enchaînasonfrère.

—...c'estdecapturerlepluscélèbred'entreeux.Etdelependre.

Pivotantsursestalons,Graysemitàarpenterlacellule.

—CeFitzhughveutbâtirunecarrièresurmondos,nomdeDieu!

—Dolly,jet'ensupplie,nejurepas,murmuraIsabel,dontlavoixsebrisa.Nousavonsbesoind'avoirDieudenotrecôté.

—Àl'évidence,iln'yaurapersonned'autre,renchéritJoss.

—Ildoityavoirunesorted'auditiondemain,repritsasœur.Lejugeveutentendreuncertainnombre de témoignages afin de décider s'il y a lieu ou non de convoquer une commissionpourpiraterie.

—Unecommissionpourpiraterie?répétaJoss.

— Pour nous accuser, expliquaGray, il doit réunir des représentants du gouverneur et lesfairevenird'Antigua.Cen'estpasuneminceaffaire. Ilnes'yrisqueraques'ila l'assurancequenousseronspendus.

—Jevois,fitJoss.Ondiraitquebeaucoupdechosesvontsejouerdemain.

—Toutvasejouerdemain,rectifiaGray.

S'ilnesortaitpas libredecetteaudition, il risquaitdeperdredéfinitivement la femmequ'ilaimait.Elleauraittropd'avancesurlui.

Entrelesbarreaux,Isabelluipritlamain.Grayacceptaleréconfortdesespetitsdoigtsglacésenroulésautourdessiens.

—M.Wilsonvatenterd'intercéderenvotrefaveur,dit-elle.Etnous,nousallonsprier.

Grayluipressalamain.

—C'estbien,dit-il.

SileCielpouvaitentendrequelqu'un,c'étaitbienIsabel.

Puis,sansréfléchir,ildemanda:

—EtMlleTurner?

—Qui?demandasasœur,tandisqu'unecurieuseexpressionsepeignaitsursonvisage.JeneconnaispasdeMlleTurner.

—Lajeunefemmequiétaitavecmoisurlequai.Qu'est-elledevenue?

Isabelfronçalessourcils.

— Je ne sais pas, murmura-t-elle, les yeux baissés. Elle a dit qu'elle devait retrouverquelqu'un.Ensuite,M.Wilsonestarrivéet...

—Etelleestpartie,achevaGrayàsaplace,avantd'appuyerlefrontcontrelesbarreaux.

Enfer,ellel'avaitbeletbienquitté!Jusqu'àcetinstant,iln'yavaitpasvraimentcru.

Ildevaitavoircommisuneerreur,àunmomentouàunautre.Peut-êtreaurait-ildûexigerqu'elle luirévèlesessecrets.Peut-êtren'aurait-ilpasdûlui livrertous lessiens.Peut-être...Bonsang,peut-êtrel'avait-ellemanipulédepuislepremierjour!

—Jesuisdésolée,murmuraIsabel.Jesupposequ'elles'estéclipsée.

—Jen'arrivepasàcroirequejeluiaimenti!s'exclamaMlleGrayson.

Elleouvritlesvoletspourfaireentrerlabrisetropicale.

—C'estlapremièrefoisdemaviequejemensàmonfrère,reprit-elle.

Malàl'aise,Sophias'assitsurlelit.Commesisespropresmensongesnesuffisaientpas,voilàqu'elleavaitcommencéàcorromprelasœurdeGray.

—Jesuisdésoléedevousavoirdemandécela,dit-elle,maisc'étaitpoursonbien.Simonnomparvientauxoreillesdecejuge,ilpourraitmettremontémoignageendoute,demain.

—Etpourquoiunjugenecroirait-ilpaslavérité?

Pourquoi, en effet ! Sophia avait accumulé tellement demensonges qu'elle s'y retrouvait àpeine. Cependant, en la prenant pour unemissionnaire,Mlle Grayson lui avait offert uneoccasion inespérée de sauver Gray, et de tirer sa révérence. Encore une journée à feindred'êtrecequ'ellen'étaitpas-ceserait lerôlelepluspérilleuxqu'elleait jamaisendossé-,etelleenauraitterminé.

MlleGraysons'assitprèsd'elle.

— Je suis persuadée que vousn'avez que d'excellentes intentions,mais si vous aviez vu levisagedeGrayquandjeluiaiannoncéquevousétiezpartie...

—Ilétaitfurieux,j'imagine.

—Non,réponditMlleGraysond'unairsurpris.Pasdutout.Ilaplutôteul'air...déçu,m'a-t-ilsemblé. Et triste. Si réticent qu'il ait été au départ concernant ce projet de coopérativesucrière,iladûs'attacheràl'idée,finalement.

ElletournaversSophiaunvisageradieux.

—Cedoitêtrevotrebonneinfluence,mademoiselleTurner.

Sophiajugeapréférabledechangerdesujet.

—Cettechambren'estpaslavôtre,j'espère?Jenevoudraispasvouschasser.Vousavezétésigentilleavecmoi.

Grayn'avait pas exagéré lorsqu'il avait évoqué la bonté de sa sœur.En vérité, aux yeux deSophia,Isabelétaitunesortedesainte.Pendantquecelle-ciallaitrendrevisiteàsesfrères,Sophia avait fait l'expérience d'une suite de petitsmiracles. Un bain dans une eau propre,tièdeetparfumée.Unfestindefruitsexotiques,depainaulevainetdeviandenonsalée.Unerobefraîchementlavéeetrepassée.Unlitconfortabledansunepièceclaireetaérée.SiGrayavaitétéàsescôtés,Sophiaauraiteul'impressiond'êtreauparadis.

—Non,réponditIsabel,cen'estpasmachambre.C'étaitcelledemamère,maisellen'apasétéoccupéedepuisdesannées.

—Votremamanestdécédéedepuissilongtemps?

D'aprèscequeluiavaitditGray,lamèred'Isabelétaitmorterécemment.

— Elle nous a quittés il y a un peu plus d'un an, mais nous l'avions installée ailleurslorsqu'elleesttombéemalade.

IsabelouvrituneporteentrelesdeuxfenêtresetfitsigneàSophia.

—Venezvoir.

Sophialasuivitjusqu'àunevérandacarreléeencadréepardescolonnesblanches.Au-delàdela rambarde s'étendaient une vallée à la végétation luxuriante et des coteaux couverts dechamps.Auloin,entredeuxmontsescarpés,onapercevaitl'océand'unbleuprofond.

—Quec'estbeau!s'écriaSophia.Onvoitjusqu'auport.

—C'estvrai, lepanoramaestmagnifique.Cen'estpastoujourstrèspratiquedetransporterlescoursesjusqu'enhautdelamontagne,maiscommentseplaindrefaceàuntelspectacle.

—Pourquoiavoirinstallévotremamandansuneautrechambre?demandaSophia.J'auraispenséqu'unetellevuedevaitguérirbiendesmaux.

—C'estpeut-êtrevraipourcertains,maisdanslecasdemamère,lerisqueétaittropélevé.

ElleadressaàSophiaunpetitsouriremélancolique.

— Elle a été victime d'une fièvre cérébrale quand j'étais encore toute petite. Son corps asurvécu,maissonespritnes'enestjamaisremis.Jusqu'àlafindesavie,elleaétésujetteà...descomportementsimprévisibles.Poursasécurité,nousl'avonsinstalléedansunechambreducôtédelamontagne,aurez-de-chaussée.

Sophia sepenchapar-dessus la rambardeetobserva lesblocsde rochecalcaire couvertsdemousse,loinendessous.Direqu'Isabelavaitgrandiencraignantquesamèrenesejettedansle vide ! Sa propremère, elle, n'aurait eu d'autre souci que de changer les rideaux. Sophiaéprouvasoudainuneimmensegratitudeausouvenirdesonenfance,mornemaisprotégée.

— Les terres que vous apercevez en contrebas appartenaient autrefois à mon père. Nousn'avonsplusquelamaison,désormais.

—Avez-vousétéfâchéequeGrayvendelaplantation?

IsabelsetournaabruptementversSophia.

—Commentsavez-vousque...

Puissesyeuxs'agrandirent.

—Oh,jevois!Mesfrèressedisputentencoreàcesujet.

Ellesecoualatête.

—Ilabienfaitdecéderl'exploitation.Jossn'auraitpasagidifféremment.Etmoinonplus,silesfemmesavaientvoixauchapitre.

Devantelles, lecrépuscule jetait sur lavalléedesombrespourpres.SophiaresserrasursesépauleslechâlequeluiavaitprêtéIsabel.

—Jenecomprendspas.SiGrayetJossétaientd'accord,pourquoisequerellent-ilsàproposdecettecoopérativesucrière?

—Pourquoileshommessedisputent-ilsengénéral?demandaIsabelenhaussantlesépaulesd'ungestefataliste.J'aimeraisn'avoirjamaisproposéd'utiliserl'argentgagnéàlaguerre.Mesfrèressontchacunretranchéssurleurspositionsetaucunnecédera.Cen'estqu'unesourcede rancœur.Mais cette coopérative se ferade toute façon, grâce àdespersonnesdebonnevolontétellesqueM.Wilsonetvous.

Sophia semordit la lèvre. Quand il s'avérerait qu'elle n'était nullement la bonne âme quecroyaitMlleGraysonetqu'elleneferaitpasavancerlacausedelacoopérative,JossetGraycontinueraient-ilsdesedéchirer?Ellel'ignorait,etnepouvaits'eninquiéterpourl'instant.

—VousêtessûrequenousnedevrionspasinformerM.Wilsondevotrearrivée?demandaIsabel.

—Certaine,répliquaSophia.Surtouts'ilessaied'aidervosfrères.Jedoisparaîtretoutàfaitimpartiale,vouscomprenez?

Iln'auraitplusmanquéquecela!QuecepauvreM.Wilsoncontredisesesaffirmationsou,pis,qu'ilseretrouveprisdanslefiletdesesmensonges.

Isabelbaissalesyeuxsursesmains,poséessurlarambarde.

—Ilveutm'épouser,murmura-t-elle.M.Wilson,jeveuxdire.

SophiaressentitunpincementdedéceptionpourGray.

—Biensûr,dit-elled'untonqu'elleespéraitenjoué.

Comment cette jeune fille pouvait-elle ignorer qu'elle était belle, et que cette beauté luidonnaitdupouvoir sur lagentmasculine?N'avait-ellepascomprisqu'ellepourrait choisirceluiqu'ellevoudrait?

—Quelhommenesouhaiteraitvousépouser?

—Leshommesmedésirentpeut-être,maisonnebâtitpasuneunion sur ledésir,déclaraIsabelencroisantlesbras.

Ah.Toutcomptefait,elleétaitconscientedesesatouts.

—Voulez-vousépouserM.Wilson?s'enquitSophia.

—Jenesaispas.C'estunhommebonetrespectable,etnouspartageonsunemêmevolontédefairelebien.Nouspourrionsêtreheureuxensemble.Jenesuispasamoureusedelui,sic'estlàvotrequestion,maisjen'aipasl'intentiondememarierparamour.

Sophiaposalamainsurcelled'Isabel.

— Vousméritez d'être aimée. Et c'est ce que Gray veut pour vous. Rien ne vous oblige àépouserlepremierhommequivousoffresacompagnieetunfoyer.Votrefrèreseferaunejoiedesubveniràvosbesoins.Ilsouhaitesidésespérémentvousrendreheureuse.

Isabelpoussaunsoupir.

—Ilveutm'emmeneràLondres,mevêtirdesoieetmecouvrirdebijoux,etque jeparadedevant cette aristocratie qui a bâti sa fortune sur la misère des gens d'ici. Comment celapourrait-ilmerendreheureuse?

Sophiacontemplaunmomentlesnuagesquelesoleilcouchantteintaitderosesetd'orangés

vibrants.

—Jevouscomprends,dit-ellefinalement.Plusquevousnel'imaginez.

Aprèstout,elleavaitfuil'AngleterrepourlesmêmesraisonsquecellesquipoussaientIsabelàrefuserdequittersonîle.Nil'unenil'autren'avaitenvied'êtreexhibéecommeunebêtedeconcoursetvendueàlafoireaumariage.Maisàprésent,SophiacomprenaitqueGrayn'avaitpasentêtedes'attirerlesfaveursdelabonnesociété,maisbeletbiend'offrir lemeilleuràune sœur tendrement aimée. Et elle ne pouvait s'empêcher de se demander si ses parentsn'avaientpasétémusparunmêmedésir.Leurobsessiondesehisserausommetdel'échellesocialeavait-elleétéguidéeparleuramourpourelle?

C'étaitpossible.Ellenelesauraitjamais.

— Mademoiselle Grayson, s'il vous plaît, faites-moi une promesse. Après la journée dedemain,allezvoirGrayetdites-lui...

Sophias'interrompit.Ellecomptaitdire:«Dites-luicequevousvenezdemedire;parlez-luidevosrêvesetdevosespoirs.Etécoutez-le.Laissez-levousexpliquercequ'ilveutpourvous,pourtoutevotrefamille.»

Mais en vérité, Gray n'avait besoin d'entendre qu'une chose - et le reste irait de soi. Cesmêmesmotsqueceuxquiauraientputoutchangerpourelle.

—Dites-luiquevousl'aimez,reprit-elle.Ilabesoindel'entendre.

—Jeleferai.

—Ilfautmelepromettre.

Isabelsourit.

—Jevouslepromets.

—Bien.

Sophiaserralamaindelajeunefilleavantdelalâcher.Ettandisquelecrépusculecédaitlaplaceàlanuit,unprofondsoulagementl'envahit.Grâceàcettepromesse,elleétaitcertainequetoutsepasseraitbienlelendemain.IlsuffisaitqueGraysachequesasœurl'aimaitd'unamourinconditionnel.

Etmaintenant, ilnerestaitplusàSophiaqu'à faireensortequeGrayviveassez longtempspoursel'entendredire.

Àl'aube,Graycompritqu'ilétaitunhommemort.D'unefaçonoud'uneautre.

Ilavaitarpentésacellule toute lanuit, sespensées tournantdanssa têteaurythmedesespas.Elleétaitpartie,illesavait.Illesentait.

Pour l'heure, il était encore en son pouvoir de retrouver sa trace grâce aux bateaux, auxhommesetàl'argentdontildisposait.

En revanche, un hommemort ne disposait pas de telles ressources.Que faire ? Il pouvaitplaidersacausedansl'espoirdedéfendresapeau.Moralement,légalement,ilétaitdanssondroit, mais si Fitzhugh était résolu à faire de lui un exemple, les faits n'auraient que peud'importance.Sondestinétait scellé, et,par conséquent, ceuxd'Isabel,deJacobetdeJoss.Pouvait-iljouerl'avenirdetoutesafamilleententantderecouvrerlalibertédansl'espoirderetrouverunefemmedontilnesavaitrien?

Ils'accroupitprèsdesonfrèrequidormait,etlesecouadoucement.

—Joss.Joss!

Cederniers'étira,puissefrottalesyeux.

—Mmm?Qu'ya-t-il?

—Jeveuxquetum'écoutesattentivement.J'aipassélanuitàréfléchir.Quandnousseronsauditionnés,toutàl'heure,jeveuxquetumelaissesparler.

—Commesij'avaislechoix,bougonnaJoss.Detoutefaçon,jenem'attendspasqu'onnousaccordesuffisammentdetempspourfairedelongsdiscours.N'espèrepast'ensortirgrâceàquelquesbellesparoles.

—Jen'espèreplusmesortirdequoiquecesoit.C'esttapeauquejevaisessayerdesauver.Jesuissérieux,Joss.Nedispasunmot.Touslespapierssontprêts,enAngleterre.Lasociété,laflotte...sijemeurs,tuhéritesdetout.Cesontmesdernièresvolontés.Ilyaaussidesfondsenfidéicommisauxnomsd'IsabeletdeJacob.

Graysemassalestempes.

— J'ai fait établir tous les actes en même temps que les contrats qui font de nous desassociés.J'espéraisquetusigneraislespapierscetteannée.

—Jecroisquejesuisréveillé,maintenant,annonçaJoss.

Puis,haussantlessourcils,ilajouta:

—Oùveux-tuenvenir,Gray?Tunevaspasencorejouerlesmartyrs!

— Je ne peux pas prendre le risque que nous soyons pendus tous les deux, Joss.Qu'adviendrait-ild'IsabeletdeJacob?

Grayseredressaetrecommençaàarpenterlacellule.

— Il faut que l'un de nous deux s'en sorte, pour eux. J'ai décidé de plaider coupable enéchangedetalibertéetdecelledel'équipage.Jediraiquetuastentédemeretenird'aborderleKestrel,mais que je t'y ai contraint.Du reste, tu n'es jamaismonté à bordde ce navire,Joss.Iln'yaaucunepreuvecontretoi.Alorstais-toietlaisse-moifaire.

— Tu me demandes de jouer les imbéciles ? De me faire passer pour le pauvre nègreincapablederéfléchirparlui-même?

Josss'assit,jambesrepliées,lesbrasautourdesgenoux.

—C'estcequetuveux,Gray?

—Non!s'écriaGrayquis'immobilisa.

Puis,regardantsonfrèredanslesyeux,ilreprit:

—Enfin,si.C'estexactementcequej'attendsdetoi.

Jossfixalesolunmoment.Puisilsecoualentementlatête.

—Non.

—Commentça,non?Tunepeuxpasdirenon!

—Jet'assurequesi.Ilmesemblequec'estprécisémentcequejeviensdefaire.

Jossselevaenépoussetantsonpantalon.

—Tiens,jevaismêmerecommencer.Non.

—Tupréfèresêtrependu?

Endeuxenjambées,Graytraversalapetitecellulepourseplanterdevantsonfrère.

—Joss,tuasunenfantquiabesoindetoi.Unesœurquiabesoindetoi.Etmêmeunfrèrequiabesoindetoi!J'aibesoinquetut'occupesd'euxàmaplace.

—Pasquestion.

—Bonsang,jen'auraisjamaisimaginéquetuseraisassezégoïstepourfairepassertafiertéavantlasécuritédetonproprefils!

—Cen'estpasseulementmafiertéquetumedemandesdepiétiner.C'estaussimadignitéd'êtrehumain,nomdenom!JepréfèrequeJacobsoitl'orphelind'unpirateplutôtquelefilsd'unesclave!

—Tun'asjamaisétéunesclave.

—Tusais trèsbien ceque je veuxdire. Jeveuxquemon fils fasse sonchemindans la viegrâceà son intelligence et à son courage.Quel exemplevais-je luidonner si je juredevantDieuetleshommesquejenesuispasresponsabledemespropresactes?

Gray pivota sur ses talons et se dirigea vers l'angle opposé de la cellule. S'appuyant d'unemaincontrelemur,ilenfouitlevisagedansl'autre,ettentaderéfléchir.

Jossetsafiertéridicule!Ilfallaitleconvaincre,d'unefaçonoud'uneautre.Ilsnepouvaientmourir tous les deux.Gray ne le permettrait tout simplement pas. La seule idée de savoirIsabeletJacobseulsaumondeluiétaitinsupportable.

Jossseraclalagorge.

— Voilà des années que tu essaies de diriger ma vie, Gray. Puisque tu es d'humeur à tesacrifier,fais-moiunefaveur.Pourunefois,laisse-moiprendremesdécisionsseul.

Jossavaitparléd'untonsipleindecolèrequeGrayseraidit.

—Qu'est-cequec'estcensésignifier?

— Tu ne m'as jamais donné le moindre choix dans toute cette histoire. Tu as vendu mamaisonsansmedemandermonavis ; tum'as forcéàprendre lamer.Tusavaisque j'avaisl'intention de m'établir ici après... après la naissance de Jacob, mais tu m'as de nouveaucontraintà repartiravec toi.Alorssi jedoismourir, laisse-moiaumoinsmarcherseulversmatombe.

Àprésent,c'étaitautourdeGrayd'êtreencolère.

—Tuadoresnaviguer,Joss,jelesais,fit-ilenseretournant.Dumoins,tuaimaiscelaavantqueMarameureenemportantavecellelemeilleurdetoi.

Ilvitsonfrèretressailliràlamentiondesonépouse.Tantmieux.Ilétaittempsderegarderleschosesenface.

—Nous avionsdesprojets, Joss.Nousdevions être associés.C'est toi qui es revenu sur taparole, qui as décidé que tu préférais gratter la terre et qui as cédé à cette idée stupided'Isabel.

—Cen'estpasuneidéestupide.

— Allons, une coopérative sucrière ? ricana Gray. Vous serez en faillite avant la fin de la

première année ! Comment Jacob respectera-t-il son père, un pauvremétayer ? Commentquiconqueterespectera-t-il?

—J'aiunemeilleurequestion.Pourquoimonproprefrèrenemerespecte-t-ilpas?Pasunefoistunem'asfaitconfiancepourprendremespropresdécisions.

—Parcequetuneprendsquedesdécisionsstupides!

Jossluidécochaunregardglacial.Puis,aprèsavoirprisunelenteinspiration,ilrépliqua:

—Non,cen'estpaspourcetteraison.Situmecontrainsàuneviedontjeneveuxpas,c'estpourapaisertaculpabilité.Parcequetues le fils légitime,etmoi lebâtard.Parcequetuesblanc,etmoinoir.

—Bonsang,Joss,c'estparcequenoussommesfrères!Cessederéduiretousnosdifférendsàcettequestion!Tuesmonfrèrecadet,etc'estmondevoirdeprendresoindetoi.

Graysepassalesmainsdanslescheveux.

—Nousavonspasséde sacrésbonsmoments,pendantnos annéesde corsaires. Jusqu'à lamortdeMara,toutallaitbienentrenous.Nousavionsdesprojets.Ensuite,tuesrevenusurta parole et tum'as accusé de tous lesmaux.Est-ce donc si terrible de vouloir lemeilleurpourtoietpournotrefamille?

Josssoupira.

—Non,çanel'estpas.

—Danscecas,pourquoies-tuencolèrecontremoi?Parcequejesuispartiavectoutnotreargent?

—Parcequetuespartitoutcourt,grommelaJossensedirigeantdel'autrecôtédelacellule.QuandMaraestmorte, j'aivécuunenfer.Celan'apasnonplusétéfacilepourIsabel.Ellesétaienttrèsproches.Isabeletmoin'avionsaucuneenviedequitterlaseulemaisonquenousayons jamais euepour émigrer àLondres.Peux-tuhonnêtementnous le reprocher ?Nousavionsduchagrin.Nousavionsbesoinde toi,Gray.J'avaisbesoinde toi.Quand jepenseàtoutesteshistoiresàproposdecequiétaitlemieuxpourlafamille!Tafamilleavaitbesoindetoi,ettuesparti.

Graylefixa,etdéglutitpéniblement.

—Jesavaisquec'étaitdurpourtoi.Tunecomprendspasquej'enétaismalade,detevoirfoudedouleur?Iln'yavaitrienquejepuissefaire.Rien,saufm'occuperdenotreavenir,noustrouver un foyer. Je m'y suis peut-être mal pris, mais cela ne signifie pas que j'étaisindifférentàtasouffrance.

—Jesais,ditJossensefrottantlevisage.Jesais.

—Vraiment?

Grayattenditquesonfrèrelèvelesyeux.

—Joss...

Savoixsebrisa.Ilreprit:

—Lesannéesaurontbeaupasser,tuserastoujoursmonpetitfrère.Tantqu'ilmeresteraunsouffledevie,jenepermettraipasqu'ontepende.Nemedemandepascela.

—Enrevanche,toi,tuasledroitdetoutexigerdemoi?Tun'espasleseulquisoitcapable

d'affectionfraternelle,tusais.

Traversantlacellule,JossvintseplanterdevantGray.

—Quoiqu'ilarrive,ceneserapastafaute,tucomprendscela?

Puis,posantlamainsurl'épauledeGray,ilcontinua:

—Jesaisquetuastoujoursfaitdetonmieuxpourmoi,àtafaçoninsupportableetarrogante.Tuasétéunbonfrère,Gray.Etlemeilleurdesamis.

Graylâchaunjuron.Ildétournalesyeux,puisregardadenouveauJoss.

—Jetepréviens,monvieux,situcontinuesainsi,jevaisteprendredansmesbras.

Josss'esclaffa.

—Aprèsunteldiscours,jeseraissacrementdéçuquetunelefassespas!

Grayserrasonfrèrecontreluid'ungesteunpeubourru.Jossluidonnaquelquestapesdansledos.

—Etqu'est-cequec'estcesdiscourssurlamort,d'ailleurs?plaisantaJoss,lesyeuxhumides.Nousavonsdéjàrisquémillemorts.Jepensequenotredernierjourn'estpasencorearrivé.Wilsonpeuttrouveruneidée.Isabelpeutréaliserunmiracle...

—Possible.

Gray laissa échapper un long soupir et se laissa glisser le long dumur jusqu'à ce qu'il seretrouveassis,lesjambestenduesdevantlui.Jossl'imita.

—Jesuissérieux,Gray.Neparlonsplusdependaisonnidenoblesacrifice.Essaied'êtreunpeu optimiste. Tu ne dois pas seulement vivre pour Isabel, Jacob et moi. Je connaiségalementunejeunebeautéquiauraitlecœurbrisédetevoirpendu.

— Il y a partout dans lemonde des beautés qui auraient le cœur brisé deme voir pendu,répliquaGrayavecflegme,maislaseulequicompteàmesyeuxestpartie.

—Tun'ensaisrien.

—Allonsdonc!Quandjepensequ'ellejuraitm'aimer...Quelnaïfj'aiétédelacroire!

—Est-cedoncsidifficileàcroire?Cen'estpascommesielleétaitlaseule.

—Cequetuesbête,maugréaGray.

Ilappuyalatêtecontrelemurdepierreetregardalapetitefenêtre.Ilapercevaitdestranchesdecield'unbleulumineuxentrelesbarreauxdeferrouilles.Celafaisaitmalauxyeux,maisc'étaitencorepréférableàl'obscurité.

— Tomber sous le charme d'une femme, maintenant... moi qui ai soigneusement évitél'amourtoutemavie!

—Évité l'amour ? répéta Joss. Je dirais au contraire que tu t'es donnéunmal foupour lechercheràtraverstoutleglobe.

Grayréfléchitàcesparoles.Dieuqu'ildétestaitquandJossavaitraison!

Au fond,c'étaitaussibienqu'ellesoitpartie. Il savaitcequ'ilavaità faireaujourd'hui.Celan'aurait été que plus difficile si elle avait été là. Pourtant, comme toujours, il regrettait cequ'iln'avaitpasfait.Cequ'iln'avaitpasdit.

—Jene luiai jamaisditque je l'aimais, lâcha-t-il.Quel imbécile !Pasétonnantqu'ellesoitpartie...Biensûr, je le luiai faitcomprendrede toutessortesde façons,mais jamais jen'aiprononcélesparoles.

—C'estdoncsidifficileàdire?

—Oui,mais...Jenesaispas.Çanedevraitpas.

Graysecoualatête.

—Tuvois,cepetitmoussedequinzeansaeulecouragededéclarerdevanttoutl'équipageceque je n'ai pas pu me résoudre à murmurer dans l'obscurité. Ce Davy Linnet fera unremarquableofficier.Ilaplusdecranquenous.

Jossricana.

—Parlepourtoi.

Gray éclata de rire. Bon sang, Joss allait lui manquer ! Il espérait que son frère luipardonneraitunjourlatrahisonqu'ils'apprêtaitàcommettre.Ladernière.

—Joss,reprit-ild'unevoixnouéeparl'émotion.Jet'aime.Quoiqu'ilarrive,jeveuxquetulesaches.

Jossposalecoudesurl'épauledesonfrère.

—C'estagréableàentendre,maisjelesavaisdéjà.Jen'aijamaiseulemoindredoute,enfait.Etjesupposequ'elleaussi,ellesaitquetul'aimes.Tutrouverasbienl'occasiondeleluidire.

Querépondreàcela?sedemandaGray.Ilneluirestaitplusquequelquesjoursàvivredanscemonde,etiln'avaitaucunespoirdelarevoirdansl'autre.Cependant,pourJoss,ildevaitmaintenirunoptimismedefaçade.

—Etsupposonsquejelaretrouve?Sijeluidisquejel'aimeetqu'elles'envaquandmême?

—Alorslà,jenesaispasquoitedire.Enamour,iln'yaaucunegarantie.Jesaismieuxquepersonnecombienilpeutêtrefragile.

Gray tressaillit, sachant que Joss faisait allusion à Mara. Ce dernier resta silencieux uninstant,puisrepritàvoixbasse:

—Tunelagarderaspeut-êtrepastoutetavie,maistuneregretteraspasd'avoiressayé.J'ensuissûr.

Graysentitsesyeuxlepicoter.Reniflant,ildétournaleregardetcherchaunerépliquedrôleetpercutante.Jossluiépargnaceteffort.

—Cettefilleestamoureusedetoi,Gray.Nousallonssortird'ici,etjetepariecentsouverainscontreunqueSophiat'attendra.

—Sophia?répétaGray,interdit.Elles'appelleSophia?

Josssemitàrire.

—J'enétaissûr.Tunelesavaispas.

—Mais...

Graysegrattalanuque.

—Commentsefait-ilquetulesaches,toi?Depuisquandconnais-tusonprénom?

Josshaussalesépaules,l'airsérieux.

—Depuishier.

DevantlesilenceatterrédeGray,ilritdenouveau.

—Quandtuasbaissétonpantalonpourpisser.C'estpeintsurtesfesses.

Chapitre27

—L'Aphroditenousahélés,alorsnousnoussommesapprochés.Nousavonsamenélagrand-voilepourparleraveceux.Avantquemonofficieraitseulementannoncénotreportd'origine,cethomme...

MallorytenditundoigtaccusateurendirectiondeGray.

—...atiréaucanonsurlegrandmât.Ilsuffitdevoirmonbateaupourenavoirlapreuve.

LejugeFitzhughhochalatêteavecgravité.

—Poursuivez.

Graygrinçadesdents.Àcerythme,ilsn'auraientpasbesoindelependre.L'effortqu'ildevaitfournir pour tenir sa langue face aux mensonges de cette fouine de Mallory le tueraitprobablementavant.

Il devait garder son calme.Unequerelle ne servirait à rien.Qu'il se balance au bout d'unecorde ou qu'il explose de rage, le résultat serait lemême. Tout s'achèverait ici. Dans cettesalleétouffante,avecseslambrisusésetsonodeurdemoisissure-cettesalleoùilavaitétésisouvent récompensépour ses innombrablesprisesde guerre. Il songea auxmarchandsquiavaienteulamalchancedecroiserlaroutedel'Aphrodite,etàquiildevaitsafortune.Ilavaitvendusonâmedanscettecour.Paruncurieuxretournementdudestin,savieaussiallaitsenégocierici.

—Ensuite,ilaabordéleKestrel,enchaînaMalloryenlouchantversGray.

Souslatable,cedernierserralespoings.

—Ilétaitavecseshommes.Ilm'afaitligoter,aprislescommandesduKestreletapillémacargaison.

Fitzhugharquaunsourcil.

—Toutcelasanslamoindreprovocationdevotrepart?

—Paslamoindre.

Gray serra les poings à se faire craquer les phalanges. Dans son dos, les équipages del'Aphrodite etduKestrel protestèrent.D'un regardpar-dessus son épaule, il leur imposa lesilence.

Assisàcôtédelui,JossdonnaunpetitcoupdecoudeàM.Wilson.

—Cesalaudment.Parlez-luidoncdel'orage,mur-mura-t-il.Etdel'incendie.Etdurhum.

—Non, intervintGrayàvoixbasse.Ilne feraqueraconterd'autresmensonges.Etdetoutefaçon,ce tribunalnerecherchepas lavérité.Pasplusqu'à l'époqueoùnousramenionsdes

bateauxprisàl'ennemi.Lesjugesdecettecournes'intéressentqu'auprofit.

—Maisiln'yenapas,enl'occurrence,répliquaJoss.

—Si,réponditGray.Ilnes'agitpasseulementd'unbateau.

Ayantfinid'interrogerMallory,lejugesetournaversGray.

—MonsieurGrayson,veuillezvouslever,jevousprie.

—Joss,chuchotaGray,jen'auraispasdût'obligeràmesuivre.C'estmafautesituesici,maisjevaisréparercela.Prendsl'argent,fais-encequetuveuxpourêtreheureux.Vendslaflotte,plantedelacanneàsucre...

—Qu'est-cequetumijotes?sifflaJoss.Nefaispasdebêtise,Gray!

—MonsieurGrayson,répétaFitzhughavecimpatience.Levez-vous!

—Jene faispasdebêtise, soufflaGray à son frère.Pourune fois, j'essaiedeme conduirecorrectement.

Repoussantsachaise,ilsemitdebout.Aprésent,sonregardétaitaumêmeniveauqueceluidujugeassissursonestrade.

FitzhughnedevaitpasêtrebeaucoupplusvieuxqueJoss.Le teintmaladif,deconstitutionchétive, il transpiraitabondammentsoussaperruque.À l'évidence, leclimat tropicalne luiconvenait pas. Il ressemblait à un gamin déguisé en adulte. Un gamin qui aurait été plussouvent qu'à son tour le souffre-douleur de ses camarades. Sans doute pour tenter de sevieillir,oudeparaîtreplussage,ilprenaitdesposessévèresquiétaientpresquecaricaturales.Cependant,c'étaitlalueurdanssonregardquiamusaitleplusGray.Unmélanged'espoir,depeuretderespect.Lepetitjugeavaitforcémententenduparlerdelui,carsesexploitsentantquecorsaireenavaientfaitunegloirelocale.

Cependant, lacraintequ'il inspiraitàFitzhughnetourneraitpasàsonavantage,il lesavait.Ellerisquaitaucontraired'accentuerledésirdevengeancedujuge.Graydevaitreprésenterl'équivalentadultedespetitesbrutesquil'avaientterroriséàl'école,autrefois.PourFitzhugh,l'occasiondeprendresarevancheétaittropbellepourqu'illalaissepasser.

Dansleseulbutdeleprovoquer,Grayparlalepremier.

—J'aicrucomprendrequ'ilnes'agissaitqued'uneauditioninformelle,dit-il.Cettecourn'estpasmandatéepourjugeruncasdepiraterie.

Derrièreseslunettes,Fitzhughfonçalessourcils.

—Ellel'est,monsieurGrayson,avecl'accorddugouverneur.

— Lequel serait fort contrarié de devoir faire le voyage depuis Antigua sans raisonssuffisantes.

Aprèsquelquesinstantsd'hésitation,Fitzhughrépondit:

—C'est précisément ce à quoi nous allons nous appliquer aujourd'hui,monsieurGrayson.Établirdesraisonssuffisantes.

Lejugeserenfrogna,etGrayfaillitéclaterderire.Endépitdetoutessessimagrées,FitzhughavaitdéjàcédélecontrôledudébatàGray.

Adoptantuneattitudenonchalante,Graydemanda,unsourireauxlèvres:

— Votre visagem'est familier,monsieur Fitzhugh. Ne nous serions-nous pas rencontrés à

Oxford?

Lejugetoussota.

—J'endoute.

—Ah,vousn'êtespasd'Oxford.DeCambridge,alors?

—Edimbourg.

—Oh,Edimbourg!Jesupposequemaintenantquelaguerreestfinie,l'amirautéestmoinsexigeanteenmatièrederecrutement.

Graycontinuadel'étudier.

— Il n'empêche, vous ne m'êtes pas inconnu. Nous serions-nous croisés à Londres ? AuWhite's,peut-être?

—Non.

Fitzhughpinçaleslèvres.

—Nonpasque cela aitunquelconque intérêt,monsieurGrayson,mais je suis certainquenousn'avonsjamaisétéprésentés.

—Donc,vousn'êtespasmembreduWhite's?Dommage.Mafoi,jevousauraiconfonduavecquelqu'und'autre.

Ilvitlejugerougir.

— Quoi qu'il en soit, reprit Gray, j'ai entretenu d'excellentes relations avec tous vosprédécesseurs ces dernières années, et je ne vois pas pourquoi il en serait autrement avecvous. Je suis certain quenouspouvonsparler en gentlemen, étant donnéque ceci est uneauditioninformelle.

—Enfait,ceciest...

—Je comprendsbienvotre embarras,monsieurFitzhugh.D'énormes sommesd'argentontchangédemainsdanscetribunal.Ilyavaitunecertaineeffervescence,pendantlaguerre.Unjugeavaitvitefaitdesebâtiruneréputation,etjeneparlepasdesafortune.Àprésent...Quelgenred'affairesjugez-vous?Querellesdevoisinage?Contentieuxd'assurances?Difficiledese distinguer avec cette sorte de cas. Vos supérieurs risquent fort de vous oubliercomplètement.Vouspourriezbiendemeureràcepostejusqu'àlafindevosjours.

Lejugeaffichantuneexpressionchagrinée,Grayajouta:

—Oh,mais ne désespérez pas ! Avec un peu de chance, une bonne fièvre vous emporteraavantquevousnepérissiezd'ennui.

Des rires fusèrent dans l'assistance. Fitzhugh dut donner plusieurs coups de maillet pourobtenirlesilence.

— Monsieur Grayson, vous êtes accusé de piraterie, un crime passible de pendaison.Épargnez-nousvosdiscoursetpermettez-moidevousposerquelquesquestions.

—Sijesuiscondamnéd'avance,àquoibonfairesemblantderespecterlaprocédure?

Quandlanouvellesalvederiressecalma.Grays'approchadel'estrade.Lejugeluidécochaunregardvibrantdemépris.Tantmieux.Àprésent,ildevaitêtreimpatientd'avoirsapeau.

—Jesaiscequevousvoulez,Fitzhugh,murmuraGraydefaçonàn'êtreentenduquedelui

seul.Et jevaisvousledonner.Jesuisprêtàplaidercoupabledetoutcedontvousvoudrezm'accuser. Vous pourrez bâtir votre carrière sur ma tombe, réclamer votre promotion etretournerenAngleterre,encorequejedoutequ'ilsvousaccepterontauWhite's.Enrevanche,vos questions et vos accusations ne concernent que moi, et moi uniquement. Nous nouscomprenonsbien?

—Vousplaidezcoupable.Depiraterie.

Grayhochalatête.

— Je veuxmême bien en rajouter si cela peut vous faire plaisir. Au bout du compte, vousl'aurez, votre pendaison. Mais vous n'en aurez qu'une. Une fois que j'aurai reconnu mescrimes,vousdéclarerezcette«auditioninformelle»terminéeet,àpartmoi,toutlemondesortiralibred'ici.

Fitzhughsourit.

—Entendu.

—Jeveuxvotreparole.Etsivouslatrahissez,jefaislesermentsolenneldevouspourchasserjusqu'enenfer.

—Vousavezmaparole.Ai-jelavôtre?

Grayluidécochaunsourireinsolent.

—Paroledegentleman.

Puis,s'écartantdel'estrade,ils'adressaàl'assistance:

—TouteslesdéclarationsducapitaineMallorysontexactes.

Descrisdeprotestationss'élevèrentdesrangsdesdeuxéquipages.Fitzhughdonnadescoupsdemailletsanssuccèsjusqu'àceque,d'unsimplegeste,Grayobtiennelesilence.

Cen'estqu'auprixd'uneffortsurhumainqu'ilparvintàignorerleregarddeJoss,oùselisaitclairementlesentimentd'avoirététrahi.

— J'ai hélé leKestrelen tant que vaisseau ami. Je l'ai abordé sans permission. J'ai pris lecommandementdesonéquipage.J'aiabattusonmâtd'uncoupdecanon.Etj'aidétruitunebonnepartiedesacargaison,énuméraGrayencomptantsursesdoigts.Toutcelaestvrai.Sicelafaitdemoiunpirate,alorsj'ensuisun.

Danslebrouhahaquisuivit,ilenchaînaenhaussantlavoix:

—Etnimoinil'honorableM.Fitzhugh...

Ilbalayalasalled'unregardéloquent.

—...nevoulonsentendrelamoindrecontradiction.Mesuis-jebienfaitcomprendre?

Ilregardaseshommesdanslesyeuxtouràtour-O'Shea,Quinn,Levi,Stubb,Davy,ettouslesautres-jusqu'àcequ'ilsoitcertainqu'ilsavaientbienentenduetétaientrésolusàobéir.

Pendanttoutcetemps,ilgardalesmâchoiresserrées,lesépaulesdroites,leregardferme.

Ilnecillamêmepas.Ilneseraitpaspenduavantplusieurssemaines,aussin'eut-ilaucunmalàafficherunairbravache.

Iltrembleraitplustard.Quandilseraitseul.Puisilsetournaversl'estrade.

—Etmaintenant,monsieur Fitzhugh, vous avez votre pirate. Pouvons-nous conclure cette

audition?

—Oui,ehbien...

Fitzhughtoussota.

—A la lumière de vos déclarations,monsieurGrayson, lesquelles sont corroborées par lescomptes rendus du capitaineMallory et de votre second,M. Brackett, je considère que leschargessontsuffisantespourvousinculperpouractedepiraterie,lequelconstitueuncrimecontrelaCouronnepassibledependaison.Lesdispositionsserontprisespourvotreprocès.

Unsilencepesanttombasurl'assistance,seulementtroubléparlesricanementsdeMallory.

—Quandjeteverraitebalancerauboutd'unecorde,Grayson,j'applaudirai!

—S'ildoitêtrependu,alorsmoiaussi,déclarasoudainJossenselevant.

Grayfusillasonfrèreduregard.

—Joss,non!

—Jesuis lecapitainedel'Aphrodite,repritJoss,dont lavoixretentitdans lavastesalle.Jesuisdonc responsabledes actesde sespassagers etde sonéquipage.SiGray estunpirate,alorsjelesuiségalement.

LecœurdeGrayseserra.Maintenant,ilsallaientmourirtouslesdeux,sonidiotdefrèreetlui!

Josssedirigeavers lemilieude lasalle, lesboutonsdecuivredesonmanteaudecapitainescintillantcommeiltraversaitunrayondesoleil.

— Seulement, poursuivit-il, je veux un vrai procès. Je veux être entendu. Je veux que lespreuvessoientexaminéesavecsoin:leslivresdebord,l'étatdesbateaux,lesdéclarationsdemon équipage... Si vous voulez pendre mon frère, vous devrez trouver une raison de mependremoiaussi.

Soussaperruque,Fitzhugharquaunsourcil.

—Avecplaisir,répliqua-t-il.

—Etmoiaussi!déclaraunevoix.

Gray ravala un grondement en reconnaissant celle-ci. Il n'avait pas besoin de se retournerpoursavoirqueDavyLinnetvenaitdeselever.Cebraveetstupidegamin!

—SiGrayestpirate,jelesuisaussi,repritDavy.Jel'aiaidéàdirigeretàallumerlecanon,jelejuredevantDieu.Sivouslependez,vousdevrezmependreégalement.

—Etmoiaussi,fituneautrevoix.

Oh,non!O'Shea,àprésent?

—JesuismontéàbordduKestrel.J'aiprisletimonetj'aiaidéàligotercesalopard.

D'uncoupdementon,l'IrlandaisdésignaMallory.

—Jesupposequecelafaitdemoiunpirate,aussi.

—Trèsbien,déclaraFitzhugh,dontleregardbrillaitd'unejoiemauvaise.Quelqu'und'autre?

Prèsd'unefenêtre,Levisemitdebout.Sonombreobscurcittoutelapièce.

—Moi,dit-il.

—C'estmaintenant,Levi?bougonnaGray.Septanssousmesordressansarticulerunfoutumot,etc'estmaintenantquetutedécidesàparler?

Nom de nom ! Voilà que tout l'équipage était debout, à présent ! Poing levé, maudissantMallory, prenant la défensedeGray, ils se disputaient à présent pour savoir lequel d'entreeuxétaitlepirateleplussanguinaire!Lespectacledetantdeloyautéluiauraitréchauffélecœursiceshommesnesecondamnaientàunemortcertaine.

—Vousvoyez?claironnaBrackett.Jevousl'avaisdit.Cen'estqu'unebandedepillardssansfoiniloi!

Fitzhughfrappadesonmailletàplusieursreprises.

—Silence!Silence,s'égosilla-t-il,oujefaisévacuerlasalle!

Danslebrouhahagénéral,ilyeutunebrèvepausependantlaquellechacunparutreprendreson souffle avant de continuer de plus belle. Bondissant sur ses pieds, le juge lança sonmaillet auhasarddans l'assistance, cequi se révélaplus efficacequen'importequel ordre.Mallorypoussaunhurlementdedouleur,ettouslesregardsconvergèrentverslui.

—Quiconque,éructaFitzhugh, laperruquedetravers,déclareraavoirparticipéà l'abordageduKestrel sera inculpé d'acte de piraterie et condamné àmort. Je vous ferai tous pendre,bandedemisérablespouilleux!

C'était lemoment ! songeaSophia.Serrantunedernière fois lamaindeMlleGrayson,ellepénétradanslasalledutribunal.

Puis,d'unevoixhauteetclaire,elledéclara:

—Danscecas,vousdevrezmependreaussi.

Unsilenceincréduleaccueillitsadéclaration?Onn'entenditplusquelechuchotisdesarobedesoietandisqu'ellesedirigeaitverslecentredelasalle.

Commecelaluiavaitmanqué!Faireuneentréeremarquée.

Lissant sa jupe rose d'une main gantée, Sophia se fraya un passage dans l'allée entre lesbancs. Elle se félicitait, à présent, d'avoir gardé une place dans sesmalles pour cette robe.L'extravaganceetlabeautépouvaients'avérerfortutilesdansdessituationsd'urgencetellesquecelle-ci.

Ellesentaitlesregardsdeshommespesersurelletandisqu'elles'avançait,lementonlevé,ledos droit. C'était tentant de répondre à ses amis d'un sourire chaleureux, mais elle sel'interdit.Elledevait garder ses rougissementsdedébutante savammentdoséspour le seulhommequicomptait.

Lepetitbonhommeàlaperruquedetraversquilafixaitavecdesyeuxronds.

—VotreHonneur,lesalua-t-elled'unevoixdouce.

Retenantsajuped'unemain,elleesquissauneéléganterévérence.

—Qui...quiêtes-vous?

Sophiacompritaupremiercoupd'œilqueM.Fitzhughferaituneproiefacile.Jeuneetfalot,sansséductionaucune,excessivementmalàl'aise.Aucuneexpérienceauprèsdesfemmes,etencoremoinsdeconfianceensoi.Ellen'enferaitqu'unebouchée.Àladifférenceque,cettefois,ellen'avaitpasl'intentiondetromperquiquecesoit.

Cejourétaitceluioùelleallaitenfinrévélerlavérité.

— Je suis Mlle Sophia Jane Hathaway ; je viens du Kent. Et d'après ce que j'entends, ilsembleraitque,moiaussi,jesoisunpirate.

—Vous,mademoiselle?

Sophiafitcourirsamainàlalisièredesondécolleté.

—N'avez-vouspasdéclaréquequiconqueayantparticipéàl'abordageduKestrelseraitpendupourpiraterie?

La pomme d'Adamdu jugemonta et descendit, puis il hocha la tête. Tout en caressant sagorged'ungestefaussementdistrait,Sophias'exclama:

—MonDieu!Alorsvousallezdevoirmependre,moiaussi.Peut-êtremonexécutionnefera-t-ellepasprogresservotrecarrièreaussiefficacementquecelled'autrespersonnes,maiscelan'aaucuneimportanceenregarddelarecherchedelajustice.Ai-jeraison,VotreHonneur?

—Pasdutout,dit-il,alorsmêmequ'ilacquiesçaitd'unhochementdetête.

Puis,s'arrachantavecdifficultéàlacontemplationdudécolletédeSophia,ilreprit:

—Euh...Jeveuxdire...

Sophiafronçalessourcils.

—Jeprésumequevousallezdevoirm'interrogerpourrecueillirmontémoignage?

—O...Oui.

Commeilgardaitlesilence,ellesuggéra:

—Peut-êtredevrais-jesimplementcommencerparlecommencement?

—Excellenteidée,répondit-ilavecunsoupirdesoulagement.

—Trèsbien.

Cen'estqu'àcemomentqu'elles'autorisaunregardendirectiondeGray.Elles'étaitjusqu'àprésentinterditdesetournerdanssadirection,quandbienmêmesaprésencel'attiraittelunaimantdepuisqu'elleétaitentréedanscettesalle.Ellesavaitexactementoùilsetrouvait,etdecombiendedegréselledevraittournerlatêtepourcroisersonregard.

Cequ'ellen'avaitpasprévu,c'estlemalqu'elleauraitàsedétournerensuite.D'innombrablesémotionssebousculaientdanssesyeuxenplusdesinterrogationsetdesaccusations-colère,peur,espoir...

LavisiondeSophiasebrouilla.«Non!s'exhorta-t-elle.Tuaurastoutetaviepourpleurer.»

Ravalantseslarmes,ellefitdenouveaufaceaujuge.

—LerécitqueM.Graysonvousadonnédesévénementsestexact,maisincomplet.

Sortantunmouchoirbrodé,elles'entamponnadélicatementlespaupièresavantdelepressersursagorge.

—Permettez-moi,VotreHonneur,deporteràvotreconnaissanceuncertainnombredefaits.Pastoutelavérité,maispresque...

— Comme je vous l'ai dit, je m'appelle Sophia Jane Hathaway, bien que les messieursprésents dans cette salle me connaissent sous le nom de Jane Turner. Mon père, Elias

Hathaway, est un gentleman fortuné. J'ai voyagé sous une fausse identité, car j'ai quittél'Angleterresanssonaccord.Sansmêmequ'illesache.

Laculpabilité luinoua lagorge.Commesesparentsavaientdûs'inquiéterpourelle !Peut-êtrelacroyaient-ilsmorteàl'heurequ'ilétait?

Derrièreseslunettes,lejugeFitzhughplissalesyeux.

—Vousvousêtesenfuie?

Ellehochalatête.

—Onm'avaitfiancéeàunhommequejen'aimaispas,voyez-vous.

Àenjugerparl'expressiondupauvreFitzhugh,ilnevoyaitpasdutout.

—Onallaitvousmariercontrevotrevolonté,donc,vousvousêtesenfuiepourlesCaraïbes,sanschaperon,avecl'aidedecesbrigands.

IladressaunregardmauvaisàGray.

—Jedevraispeut-êtreajouterl'enlèvementàvoschefsd'accusation.

—Oh,non!Vousvousméprenez!s'écriaSophia.

Ellesemorditlalèvre,indécise.Pourquoidirelavéritéétait-iltellementpluscompliquéquementir?Àprésent,elleétaitàpeinecapabled'expliquercommentelleétaitpasséede«jenepeuxpasépouserToby»à« jedoisembarqueràborddupremierbateauenpartancepourTortola».

Sur lemoment,elleétait sidésespéréeque l'idée luiavaitparuraisonnable.Elle se rendaitcomptemaintenantqu'àsaplace,n'importequellepersonnesenséeaurait toutsimplementrompusesfiançailles.

Maisàcetteépoque,commeaujourd'hui,mentiravaitparuinfinimentplusfacilequ'avouerlavérité.

—JevousdonnemaparolequenilecapitaineGraysonniM.Graysonneconnaissaientmavéritableidentité.Jeleuraifaitcroirequej'étaisunegouvernanteenroutepourprendreunnouveauposte.

Elles'approchadel'estradeet,posantunemaingantéesurleborddubureau,sepenchaversle juge. Celui-ci tripota nerveusement sa perruque, à la fois embarrassé et flatté par cettesoudaineproximité.Parfait.

D'unevoixunpeuhaletanteetpleinederespect,ellepoursuivit:

—VotreHonneur,moncœurmeditquevousêtesunhommed'unegrandedroituremoraleetdignedesplushautesambitions.Jecroisquevouspouvezcomprendrececi:jedésespéraisdedonnerunsensplusélevéàmonexistence.Jevoulaisconnaître lavraievie, trouvermavraiepassion.

—Etl'avez-voustrouvée,votre...euh,passion?

—Oh,oui!s'exclama-t-elleavecunsourireradieux.GrâceàM.Grayson.

Unmurmureparcourutl'assistance.Sophiarisquaunbrefcoupd'œilendirectiondeGray.Iln'yavaitplusniquestionsniaccusationsdanssonregard.Justeuneperplexitésansbornes.Etcecharmedévastateurquilecaractérisait...

Pour Sophia, tout était limpide, à présent. Elle avait voulu connaître la vraie vie... mais

comment était-ce possible, si elle continuait de fuir ? Il s'agissait de sa vie et de celle depersonned'autre.Aelled'écriresaproprehistoire.

—VotreHonneur,reprit-elle,puis-jevousparlerdel'abordageduKestrel?J'aitoutvudepuislepontdel'Aphrodite,cejour-là.

Commeilhochaitlatête,ellepoursuivit:

—Unorageterriblevenaitd'éclater.Lesnuagesétaientaussisombresquelamer.Alorsquelesdeuxnaviresallaientsecroiser,uncoupdetonnerrearetenti.UnéclairafrappélegrandmâtduKestreletun incendie s'estdéclaré à son sommet.N'écoutantque leur courage,M.Graysonetquelques-unsdeseshommeslesplusbravessontmontésàbordduKestrel.Leurintentionétaitd'aider l'équipage,enétatdechoc,enabattant lemâtavantque les flammesatteignentlepont.Seulement,ilsavaienttrèspeudetemps,etavecsescalespleinesderhum,lenavirerisquaitd'exploseràtoutmoment.

M.Fitzhughétaitsuspenduàseslèvres,maissonregardsemblaitirrésistiblementattiréparsondécolleté.

—Et...?

—M.Graysonarenvoyétousleshommes,saufM.Linnet.

Ellecherchacedernierdesyeux.

—Àeuxdeux,ilsontabattulegrandmâtàl'aideducanonduKestrel,éteignantl'incendieenlefaisanttomberdansl'eau.

—Remarquable,murmuralejuge.

—N'est-cepas?renchérit-elleavecfierté.C'estl'actedebravoureleplusextraordinairequej'aie jamais vu. Ce jour-là, M. Grayson a sauvé de nombreuses vies. Y compris celle ducapitaineMallory,quiamaintenantl'audaced'accuserdesinnocentsdepirateriepournepasavoiràcédersonbateau.

Sophiasepenchadavantage.

— Savez-vous, Votre Honneur, que le capitaine Mallory était prêt à refuser des soinsmédicaux à ses hommes blessés alors qu'il y avait un port à seulement quelques jours deroute?C'estpourcetteraisonqueM.GraysonaprislecommandementduKestreletenvoyél'Aphroditeenavantaveclesblessés.Sic'estlàdelapiraterie,alorscethommeestlepirateleplushonorablequiaitjamaisvécu.Etcommej'airejointl'équipagequiaprisleKestrel, j'ail'honneurderevendiquermoiaussiletitredepirate.

—Vousavezrejointl'équipage?répétalejuge.

—Oui,entantquecoq.Iln'yavaitpasassezd'hommes,comprenez-vous.

Sophiaôtaungantpourrévélersamaincalleuse.

—VotreHonneur,jeviensdumeilleurmonde.Jen'avaisjamaisaccomplidetellestâchesdemavie,maisj'aiétéheureused'apportermonaide.Mavieachangélejourdecetorage.Jeneseraiplusjamaislamême.

« Et de plus de façons que vous ne le soupçonneriez », ajouta-t-elle en son for intérieur,amusée.

Elle se tourna versGray, qui arborait l'un de ces demi-sourires dont il possédait le secret.C'étaitunréconfortdeconstaterqu'ilspartageaientencorequelquechose,mêmesicen'était

qu'uneallusionqu'euxseulspouvaientcomprendre.

—Aujourd'huiencore,cethommeinnocentestprêtàsacrifiersaviepoursauverdelacordesonfrèreetleséquipagesdesdeuxnavires.LecourageetladroituredeM.Graysonsontunexemplepournoustous,conclut-elleensetamponnantdélicatementlespaupières.

«Allons,semblaitdirelapetitemoueamuséedeGray,n'enfaistoutdemêmepastrop.»

—Unexemple?répétaM.Fitzhugh,incrédule.

—Ellement!vociféraM.Brackettquifenditlafoulepours'approcherdel'estrade.Cettefilleest lacatindeGrayson.Sonhistoiren'estqu'untissud'affabulationspoursauver la têtedesonamant!

LecœurdeSophiaseserra.Lafoulesemblaitretenirsonsouffle.«S'ilvousplaît,implora-t-elleensilence,nem'interrogezpasàcesujet.»C'étaitsibond'être là,devantGray,devanttousceshommes,etdedirelavéritéaumondeentier.Allait-elledevoirniersonamourpourluisauverlavie?«S'ilvousplaît,supplia-t-elledenouveau,nem'interrogezpasàcesujet.»

—MademoiselleHathaway ? fit le juge enajustant ses lunettespour la scruter.Quelle estprécisémentlanaturedevosrelationsavecM.Grayson?

Sophia se tournadenouveau versGray et fermabrièvement les yeux. « Je suis désolée »,articula-t-elleensilence.Levisage indéchiffrable, ilréponditd'unimperceptiblehochementdetête.Ils'attendaitqu'ellenie.

Etpourtant,elledevaitdirelavérité.Ellen'avaitpaslechoix.

—Jel'aime.

Unelueurs'allumadanslesyeuxdeGray.Unelueurd'approbation...etd'amour.

LecœurdeSophiabonditdanssapoitrine.Ilss'aimaient,etlerestedumondepouvaitbienallersefairependre.

—Jel'aime,répéta-t-elle,pourleseulplaisirdeprononcercesmots,etparcequ'ilsreflétaientlavérité.

Ses paroles demeurèrent comme suspendues dans l'air moite. Profitant de la stupeurgénérale,Sophias'empressad'ajouter:

—Commemel'ordonnemondevoirdechrétienne,VotreHonneur.«Aimez-vouslesunslesautres!»Affirmerquejenel'aimepasseraitnonseulementunmensongemaisunsacrilège.

Lejugesegrattalaperruque.

—Jevousdisqu'ellement!insistaM.Brackett.

—Jedislavérité,répliquaSophiaaveccalme.Quelleraisonaurais-jedementir?

D'ungestelent,elleremitsongant.

—En vérité, j'en suis venue à développer un vif attachement pour la plupart des hommesprésentsdanscetribunal.Quiconqueinsinueraitquemontémoignagen'estmotivéqueparledésir de renouer des relations plus... personnelles avec M. Grayson serait dans l'erreur.J'estimecethomme,VotreHonneur,etjel'admireénormément.C'estunmodèled'honnêtetéetdecourage,etilachangémavie.Maisjen'aipasl'intentiondelerevoirunjourensortantdecetribunal.

Graybonditsursespieds.

—Vousnevoulezpasdireque...

D'unregard,Sophial'arrêta.

—Si,monsieurGrayson,jeveuxdirequej'aiaccomplimamissionici.

Illuidécochaunregardsiperplexequec'enétaitémouvant.

—Enquittantl'Angleterre,poursuivit-elleàl'adressedujuge,j'aifaitlevœudenejamaismemarieretdeconsacrermadotàdesœuvresdecharité.Jedoishériterdevingtmillelivresàma majorité, c'est-à-dire dans quelques jours. Cette somme permettra le rachat de laplantation Eleanora à son actuel propriétaire, M. George Waltham, afin d'y établir unecoopérativesucrièrepourlesesclavesaffranchis.

—Unecoopérativesucrière?s'écrièrentd'uneseulevoixGrayetlejugeFitzhugh.

Là. À présent, Gray et Joss n'avaient plus de raisons de se quereller. Ils allaient pouvoirs'asseoir autour d'une table et discuter en toute sérénité de leur avenir commun. S'il étaitsansdoutetroptardpouraméliorersesrelationsavecsaproprefamille,Sophian'avaitpasledroitdelaisserpassercettechancedevenirenaideauclanGrayson.

—M.Wilson etMlleGrayson vous fourniront toutes les preuves que vous voudrez sur cepoint,expliquaSophia.

Puis,repliantsonmouchoir,elleajouta:

—Quantàmoi,jecrainsdedevoirpartir.

—Partir?répétèrentdenouveauGrayetFitzhughcommeunseulhomme.

—Mamissionétantachevée,jedoisretournerenAngleterre.Jen'aiverséqu'unacomptedesixcentslivres,voyez-vous;lerestedelatransactiondoits'effectueràLondres.Enoutre,ilfautque je retrouve lesmiens,bienque j'ignore comment ils vontm'accueillir.Après cetteaventure,mêmemesplusprochesamismetournerontprobablementledos,enparticulierlesparentsdeM.Grayson.

Ilfallaitquecelui-cicomprennepourquoielledevaitpartir.

—Quelsparents?demandaFitzhugh.

—Comment, VotreHonneur, vous ne savez pas ?M.Grayson est le neveu de la duchessed'Aldonbury,avecquijejoueauxcartesunmercrediparmois.

ElleglissaunregardprudentendirectiondeGray.

— La petite-fille de la duchesse, lady ClementinaMorton, est une amie d'enfance. J'ai eul'honneurdeséjournerplusieurs foisdans lademeurede la familled'Aldonbury,maisc'estun plaisir que je n'aurai plus jamais. La duchesse est une dame de très haut rang,extrêmement influente, mais, hélas ! peu disposée à pardonner à son prochain. Si jenourrissaisdesambitionspersonnelles,VotreHonneur,jeprendraisgrandsoindenejamaislacontrarier.

Lejugepâlit.

Jouantaveclecordondesonréticule,Sophiapoursuivit:

—Maréputationestdésormaisruinéeauxyeuxdelasociété,maismaconscienceestenpaix.Je vais maintenant rentrer chez moi et implorer le pardon de ma famille. Et si elle merejette...Ehbien,jepourraitoujoursdevenirgouvernante.

Elleressentitalorsuneimmensesatisfaction.Laveilleencore,elleavaitenvisagédementirune fois de plus, d'entrer dans ce tribunal en prétendant être une femme honnête etdésintéressée,quinesouhaitaitquelebiendeGray.Aprésent,elleavaittoutabandonné-safortune,saréputation,sonavenir-etelleavaitditlavérité.NonseulementpoursauverGray,maispourrachetersespropresfautes.

Qu'elleavaitétéstupided'envouloiraumondeentierdenepasvoirlavraiepersonnequ'elleétaitderrièresonpersonnagedericheetbellehéritière!

En réalité, elle avait passé sa vie à se réfugier dans ses rêves et à se cacher derrière sesmensongesparcequ'ellenecroyaitpasenelle-même,ensaproprevaleur.Parcequ'elleavaitpeur.

Aujourd'hui,ellevenaitdetournerlapagesurcepassé.Là,danscettesalledetribunal,elleavait affirmé sa vérité. Le monde pouvait bien la rejeter, pour la première fois de sa vie,Sophiaavaitdel'estimepourelle-même.

Etpaslemoindreregret.

Elle pivota lentement sur ses talons, laissant son regard s'attarder une dernière fois surchacundesesamis.

— J'embarque immédiatement pour Antigua, d'où j'espère prendre une frégate pourl'Angleterre.

ElleposalesyeuxsurGray.

—Ceciestdoncunaurevoir.

Grayhochalatête.Biensûr,maintenantqu'ilsavaittout,etqu'ilcomprenaitquelepassédeSophianepouvaitquenuireàsafamille,illalaissaitpartir.

—Adieu,donc.Àmoinsque...

EllesetournaverslejugeFitzhughetdemandaentouteinnocence:

—Maisvousn'aviezpasréellementl'intentiondenousinculperpouractedepiraterie,n'est-cepas?

Lemalheureuxcilla,visiblementperdu.Sophiasouritd'unairentendu.

—C'estbiencequ'ilmesemblait.

Chapitre28

Que l'onsepromèneauparcouque l'on traverse leglobe, le retoursemble invariablementplus court que l'aller. Sophia avait l'impression que le Polaris avait atteint le tropique enquelquesheures,alorsqueplusieursjoursavaientpassé.L'occasionn'avaitpasfaitl'objetdegrandescélébrations.Lesmarinsavaient chantéet faitpasserunecasquettepour recueillirune poignée de shillings, à laquelle Sophia avait participé en puisant dans sa bourse biendégarnie.

Le Polaris n'était pas l'Aphrodite, nimême leKestrel, ce qui convenait fort bien à Sophia.Dansl'atmosphèremaussadequirégnaitàborddelafrégate,lesrarespassagersàremarquersesyeuxlarmoyantsn'avaientriend'autreàluisuggérerquedesremèdescontrelerhume.

Siseulementilexistaitdesremèdescontrelespeinesdecœur!

Sophia passait de longs après-midi sur le pont, à contempler la mer. Ce jour-là, les flotsétaientbleudePrusse,avecunetouchedecobalt.Lanuancequ'auraientreflétéelesyeuxdeGrays'ilavaitétélà...

Chaque fois qu'une voile carrée apparaissait à l'horizon, une absurde bouffée d'espoir luigonflait le cœur. Puis, lorsqu'elle découvrait qu'il ne s'agissait pas de l'Aphrodite, elle sereprochaitseslarmesdedéception.

«Ilconnaîtlavérité,serappelait-elle.Ilacomprisquituétais.Etilt'alaisséepartir.»

Parchance,lorsqu'elleaperçutunbateaucetaprès-midi-là,sonsupplicefutdecourtedurée.Le navire était un clipper à voiles triangulaires. Toutefois, une certaine nervosité gagnal'équipagelorsquelebâtimentserapprocha.

—Ondiraitqu'ilnouspoursuit,marmonnalesecond.Jen'aimepasça.

—Quelpavillonarbore-t-il?s'informalecapitaine.

— Je n'en vois pas, répondit l'officier en regardant dans sa longue-vue. Il est lourdementarmé,maisiln'apasl'airtrèschargé.

—Despirates,maugréalecapitaineavantdelâcherunebordéedejurons.

Intriguée,Sophias'approchadelaproue.

—Ilsontleventpoureux,observalesecond.Ilsnousrattrapent.Jenevoistoujourspasdepavillon,maisjepeuxlirelenomdubateau.Attendez...Ah.

Ilabaissasoninstrument.

—LeSophia.

Le cœur de Sophia manqua un battement. Non. Impossible. Ce devait être l'une de cescruellescoïncidencesquelavienousréserveparfois.

—Dois-jesonnerl'alarme,capitaine?Préparerlescanons?

—Non!criaSophia.

Lesdeuxhommespivotèrentverselle.

—Je...jecroisquejeconnaiscebateau.Puis-jevousempruntervotrelongue-vue?ajouta-t-elleàl'adressedusecond.

Puis, sans attendre, elle s'empara de l'instrument et le porta à sonœil. Le braquant sur lenavire,ellebalayalentementlepont.Illuisemblaitapercevoirunesilhouette.Unesilhouetteincroyablementimposante.

—Levi!s'écria-t-elle.EtQuinn!continua-t-elleenlevantlalongue-vueverslegréement:

Soudain,uncoupdecanonretentit.

—Non!hurlaSophia.Netirezpas!Cenesontpasdespirates!

—Ce sont eux qui ont tiré,mademoiselle, l'informa le second. Capitaine, voulez-vous leurparler?

—Quejeleveuilleounon,grommelacedernier,euxsemblentrésolusànousparler.Amenezlavoileetvirezdebord.

Lafrégatecommençaàchangerlentementdedirection.Sophiafutprised'unsoudainvertige.Etait-il venu la chercher ?Après tout, songea-t-elle en s'exhortant au calme, peut-être queQuinnetLeviavaientrejointunautreéquipage.RienneprouvaitqueGraysetrouvaitàborddececlipper.

Le capitaine et son second se dirigèrent vers la proue, où se trouvait déjà un groupe demarins.Sophialeuremboîtalepasenhâte.

— Ohé ! appela un marin. Frégate anglaise Polaris, à dix jours d'Antigua, en route pourPortsmouth.

— Ohé vous-même ! tonna la voix rocailleuse d'O'Shea. Clipper Sophia, d'aucun pays enparticulier pour lemoment. À sept jours de Tortola, en route pour... pour ici. Le capitainedemandel'autorisationd'aborder.

Gray.Cenepouvaitêtrequelui!

LesofficiersduPolariséchangèrentdesregardsméfiants.

—Oh,pourl'amourduCiel!marmonnaSophia.

S'approchantdubastingage,ellemitsesmainsenporte-voixetrépondit:

—Autorisationaccordée!

Surl'autrenavire,desexclamationsfusèrent.

—C'estelle!

SophiacrutreconnaîtrelavoixdeStubb.

Soudain,unesilhouettetraversal'espaceentrelesdeuxbâtiments,suspendueàuncordage.SophiasetournaverslepontduPolarisetsefrayaunpassageentrelesmarins,presséedelerejoindre.Sonpiedsepritdansuncordage,elletrébucha...

EtGraylarattrapa.

Ilportait toujourssesbottesdedandy,quiavaientconnudes joursmeilleurs.Pourraisonssentimentales,sansaucundoute.

—Là,murmura-t-il.Jetetiens.

Elleplongealesyeuxdanssonregardbleu-vert.

—Oh,Gray!s'écria-t-elleensejetantàsoncou.Tueslà!

Oui, ilétait là.Plussolide,plusbeau,plusrassurantque jamais.Elleenfouit levisagedanssoncouethumasonodeur.Dieuqu'illuiavaitmanqué!

—Jesuislà,souffla-t-il.Etcettefois,jen'aipasl'intentiondetelaisserpartir.Jecroyaisquetubluffais,dansletribunal.

Ellecherchasonregard.

—Cejour-là,jen'aipasditunmotquinesoitvrai.Jenesupportaisplusdetementir,Gray.Etmêmesinousnepouvonspasêtreensemble,jen'imaginaispastequittersanst'avoirtoutavoué.

—Quiaditquenousnepouvionspasêtreensemble?

—Maréputationestenmiettes,Gray.Situm'épouses,toustesespoirspourétablirIsabeletdonnerunstatutàtafamilleserontréduitsànéant.

Ellebaissalesyeux.

— La seule solution, reprit-elle à voix basse, c'est que je devienne ta maîtresse. Si nousrestonsdiscrets,Isabelneseraitpasatteinteparlescandale.

Grayluipritlementonetlevasonvisageverslesien.

— Ne t'avise plus jamais de faire pareille suggestion, articula-t-il, le regard étincelant depassion.Tuserasmafemme,ourien.

—Alors,jesupposequeceserarien,fit-elleenbaissantlesbras.

—Tunet'imaginestoutdemêmepasquejet'aipourchasséeàtraversl'océanpourrien?

—Enfin...ettatante?Tesrelations?TesprojetspourIsabel?

Ilsecoualatête.

—Les projets dema sœur se réduisent à s'occuper d'orphelins. Je lui ai promis qu'elle entrouveraitàprofusionàLondres.Ellen'aacceptédevenirqueparcequeje luiaidonnémaparolequ'elleneferaitpassesdébutsdanslemonde.

—Elleestavectoi?

—Voispartoi-même,fitGrayendésignantlepontduSophia.

Eneffet,Isabelétaitbeletbienlà,etlasaluaitd'ungestedelamain.Soudain,elleserenditcomptequetouslesregardsconvergeaientsureux.

—EtJoss?demanda-t-elle.

— Il nous rejoindra avec l'Aphrodite une fois qu'il aura vendu la cargaison. Ensuite, ilenvisaged'étudierledroit.Jem'occuperaidelacompagniemaritime,etIsabeldesesœuvrescharitables.Lafamilleseraenfinréunie.Etsicelat'intéresse,M.Wilsonaacceptédegérertacoopérativesucrière.

Uneboufféed'espoirenvahitSophia.

—Es-tusûrdevouloirm'épouser?Jen'aiplusunsouvaillant,tusais.

Grayéclataderire.

—Regardececlipper,répondit-ilendésignantleSophia.Ilm'acoûtéunefortune,maisc'estleplusrapidedetous.

Ilpritsesmainsdanslessiennes.

—Oubliel'argent.Oublielasociété.Oubliemesprojets.Nousn'avonsaucuntalentpourobéirauxrègles,tutesouviens?Noussuivronslesélansdenotrecœur.Commetumel'asappris.

Puis,l'attirantcontrelui,ilpoursuivit:

— Tu n'as toujours pas compris, Sweet Heart ? Tu m'as volé mon cœur le jour où je t'airencontrée.Suivre lesélansdemoncœur,c'est tesuivretoi, jusqu'auboutdumondes'il lefaut.

Iljetauncoupd'œilaucapitaine.

—Quoique...Quelquechosemeditquenotreamilecapitaineneseraitpasd'accord.Enfait,jepensequ'ilseraitravidenousmarierauplusvitepoursedébarrasserdemoi.

—Aujourd'hui?Maisc'estimpossible!

Grayarquaunsourcilamusé.

—Oh,quenon ! fit-il en l'attirantà l'écart.Bonanniversaire,monange, lui chuchota-t-il àl'oreille.

UnesoudainefaiblesseenvahitSophia.C'étaitsonanniversaire?Elleattendaitcejouravecimpatiencedepuisdesmois,etvoilàqu'ellel'avaitcomplètementoublié!

—Oh,Gray...

—Disoui,murmura-t-il.Jet'aime,Sophia.

Ill'embrassasurlajoue,puiss'écartaunpeu.

—Ilyalongtempsquej'auraisdûteledire.Tun'imaginespascombienj'airegrettédenepasl'avoir fait. Je t'aime,SophiaJaneHathaway. Je t'aime tellementque jenepeuxpas resterune secondedeplus sans te volerunbaiser, alors si tu as l'intentiondedire oui, serais-tuassezaimablepour...

Sophianouadenouveaulesbrasautourdesoncouetl'embrassa.

—Oui, souffla-t-elle, tout contre ses lèvres. Oui, je veux t'épouser. A condition que tumelaissesletempsdechangerderobe.Ettantpissilabonnesociéténousrejetteparcequenoussommesdespirates,dèslorsquejesuisavectoi.

—Oh,iln'yapasderisque!Aprèstonémouvanttémoignage,cebonFitzhughachangédetactique.Comme il a compris qu'il n'obtiendrait pasd'avancement enme faisantpendre, ils'estmisentêted'assurermapromotionsociale.Ilm'aattribuéleKestrelàtitredeprimedesauvetageetasollicitédugouverneurunecitationpourbravoure.Onparlemêmedemefairechevalier.

Ilsourit.

—Tupeuxcroireunechosepareille?Moi,unhéros!

—Biensûrque jepeux le croire !Maisque tu soishérosoupirate,gentlemanouvaurien,n'oubliepasquetuesàmoi.

—Jene l'oublierai pas, assura-t-il avantde l'embrasserdenouveau.Et lequel souhaites-tuavoirdanstonlit,cesoir?

LesintonationsunpeurauquesdesavoixfirentcourirunfrissonàtraverstoutlecorpsdeSophia.

— Ilsme plaisent tous, avoua-t-elle en riant.Mais cette nuit, je serai infiniment heureused'accueillirmonmari.

Grayappuyalefrontcontrelesien.

—Monamour,murmura-t-il.

—Etcelui-làaussi,ajoutaSophia.

Épilogue

Londres,cinqsemainesplustard

Sophianes'attendaitpasà recevoirunevisitece jour-là. Ils s'étaientdiscrètement installésdans lamaison londonienne de Gray quelques jours auparavant, et les deux seules lettresqu'elleavaitenvoyées,l'uneàsamère,l'autreàsasœur,étaientrestéessansréponse.

Pourtant,Hurstsetenaitsurleseuil,unecartedevisitesurunplateau.

— Une visite pour madame, annonça le majordome. Lady Lucinda Trescott, comtesse deKendall.

—C'estbientoi !s'écriaalorsLucy,quicontournaledomestiquepourentrerdanslesalon.J'avaisentendudirequetuétaisrevenue,maisjen'arrivaispasàycroire!

—LadyKendall!

Stupéfaite,Sophiaseleva,aussitôtimitéeparIsabel.

— Permets-moi de te présenterma belle-sœur,Mlle Grayson. Comment as-tu apprismonretour?

—Devons-nousvraimentfairetantdemanières?Etdois-jet'appelerladyGrayson?

AyantsaluéIsabeld'unhochementdetête,Lucys'approchadeSophiaetl'étreignit.

—Jeremyaentenduparlerdel'anoblissementdetonmari.C'estcommecelaquej'aisuquetuétaisàLondres.

ElleparcourutSophiadelatêteauxpieds.

—Etmaintenant,dis-moi!Oùétais-tudonc

passée?

—Enfait,jesuisalléerendrevisiteàtescousins,expliquaSophia.

Elles'interrompituninstant,puis:

—Mais,Lucy,tuesenceinte!

Avecunsourire,Sophiaposalamainsursonventrerond.

—Ettoipas,constatasonamie.Dumoins,pasvisiblement.

Non,songeaSophia.Pasvisiblement.

—Ehbien,repritLucy,voilàquidécevralesamateursdecancans.

Àcetteévocation,Sophiatressaillit.

—Lucy,tunedevraispasêtreici.Unecomtessenepeutêtreassociéeàunscandale.

—Quelscandale?Tonmarivaêtrefaitchevalier.Tuseras lacoqueluchedetoutLondres!Oùestcettelégendevivante,aufait?

—Gray?Auxbureauxdesacompagnie,réponditSophiaenoffrantunsiègeàsonamie.Etsonanoblissementnechangerienaufaitquemaréputationestruinée.

—Parcequetuasromputesfiançailles?

—Parcequejemesuisfaitenleverparunpeintrefrançais!

Lucyéclataderire.

— Le fameuxGervais ? Personne n'en a entendu parler. Tes parents ont raconté à tout lemondequetuétaistombéemalade,etqu'ilst'avaientenvoyéeenconvalescenceauborddela

mer.Tamerveilleusehistoired'amouravecunbeaucapitainetombeàpic.Cartuvisbienunemerveilleusehistoired'amour,n'est-cepas?

Sophiahochalatête,incrédule.Sesparents,sasœur,sonfiancééconduit,sesamis...Toutlemondeavaitgardélesecretsursafuite?

—Oh,jelesavais!s'écriaLucyenbattantdesmains.Ilfauttoutmeraconter!

—Peut-êtreunautrejour,suggéraSophiaenglissantunregardducôtéd'Isabel.

—Oui,biensûr,murmuraLucy.Gardonscelapouruneautrevisite.

Une domestique entra à ce moment-là avec un plateau. Pendant qu'Isabel servait le thé,SophiasepenchaversLucy.

—CommentvaToby?murmura-t-elle.A-t-ilaffreusementsouffertdemondépart?

LucyposalamainsurcelledeSophia.

—Celan'apasétéfacile,maisjecroisquesafiertéaétéplusatteintequesoncœur.EtTobyesttropgénéreuxpournourrirlamoindrerancune.Felixetluit'ontcherchéepartout.Nousétionstrèsinquiets.

—Commevousdeveztousm'envouloir.

— Nous sommes tous heureux que tu sois rentrée saine et sauve. Surtout tes parents,j'imagine.Nesouhaitaient-ilspasquetuépousesunnoble?

Isabelinterrompitleurapartéenleurtendantleurstasses.

—MademoiselleGrayson,s'enquitLucy,allez-vousfairevosdébutscettesaison?

—Oh,non!

— Peut-être devriez-vous y réfléchir de nouveau ? suggéra Sophia. Sima fuite n'a pas étéébruitée,vousêteslibredefairevotreentréedanslemonde.Vouspourriezépouserunlord,sivouslevoulez!

—Jen'aiaucuneenvied'épouserunlord,protestaIsabel.

— Vous avez bien raison, déclara Lucy. C'est épuisant ! Depuis que mon mari siège à lachambredesLords,jesuisenpermanencesollicitéepardesœuvresdecharité.Ilfaudraitquej'yconsacremavie!

—Vraiment?fitIsabel.

—Vraiment.Croyez-moi,n'épousezjamaisuncomte.

—Jevaisyréfléchir,murmuraIsabel,soudainpensive.

—Nel'écoutezpas,ditSophia.Elleplaisante.Ilfautvousmarierparamour.Graynevoudraitpasqu'ilensoitautrement.

—Mavieestdéjàbienremplie, luirappelaIsabel.Celadit,si jerencontraisunhommequipartagemondésirdemedévouerpourlespluspauvres...

—J'espèrequevoustrouverezuntelhomme, fitSophia.Mais,Isabel, il fautpartagerautrechosequ'unintérêtcommundanslaviepourconstruireunmariageheureux.

—Ah?Etquoidonc?

Lucyéclataderire.

—Nousallonsdevoircomplétervotreéducation,mademoiselleGrayson,déclara-t-elle.

Puis,setournantversSophia,elleajouta:

—As-tutoujoursLeLivre?

Sophiafaillits'étoufferavecsonthé.Iln'étaitpasquestionqu'ellelemontreàMlleGrayson-surtoutvulegenred'illustrationsqu'ilcontenait!

—Ehbien,commença-t-elle,vois-tu...

L'irruptiond'unedomestiquelasauvadesonembarras.

—Jevousdemandepardon,madame,maisuneaffaireurgenterequiertvotreattention,dit-elleavantdes'éclipser.

Soulagée,Sophias'excusaauprèsdesesamiesetquittalesalon.Letempsqu'elleatteignelecouloir,ladomestiqueavaitdisparu.Intriguée,ellesedirigeaversl'arrièredelamaison.Alorsqu'ellepassaitdevantlecabinetdetravaildeGray,unbrasvirilserefermaautourdesatailleetl'attiradanslapièce.Graysemblaitprendreunmalinplaisiràlaprendreparsurprisedanslesendroitslesplusimprévisibles...

—Gray,protesta-t-elleenessayantdes'arracheràsonétreinte,jereçois!Qu'est-cedoncquecetteaffaireurgente?Jetecroyaisàtonbureau?

—Jesuisallérendreunepetitevisite,aujourd'hui.

—Où?

—DansleKent.

Sophiasefigea.

—Tun'espasallévoir...

—Tonpère?Si.Jesaisquetuasécritàtafamille,maisjeluidevaisquelquesexplications.Entrehommes,c'estcommecelaquel'onfait.

Entregentlemen,rectifiaSophiaensonforintérieur.Etc'étaitaussipourcelaqu'elleaimaittantGray.

—Oserais-jetedemandercommenttuasétéreçu?

—Assezfraîchement.Jusqu'àcequej'offreuneinvitationàdîneravecmatante.

Sophiaeutun sourirepenaud.Sesparentsauraient soupeavec leDiableenpersonne s'il yavaitunecomtesseàsatable!

—Ilssonteffrayants,n'est-cepas?

Grayhaussalesépaules.

— Je doute que ton père et moi soyons jamais de grands amis, mais nous nous sommesdécouvertunepassioncommune.Toi.

Illuisoulevatendrementlementon.

—Nousvoulonstousdeuxtonbonheur.Etnoust'aimonstouslesdeux.

Pendant un instant, Sophia fut incapable de dire quoi que ce soit tant sa joie et sonsoulagementétaientgrands.

—Tumepardonnesdenepas t'avoir parlé de cette visite avant ?murmuraGray avant de

déposerunbaiserlégersurseslèvres.

—Sansdoute,répondit-elled'untonenjôleur.Àconditionquetoiaussi,tumepardonnes.

Ilfronçalessourcils.

—Tuasencoreunsecretàm'avouer?

—Unseul.

Le sourire aux lèvres, elle s'empara de la main de Gray et la pressa contre son abdomenencoreplat.

—Untoutpetitsecret,souffla-t-elle.

FIN