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The revolution of Ivy - ekladata.comekladata.com/rKqkFs5OGF0LQyztjz8MVIXJTys/_fr_The... · Chapitre 1 De l’autre côté de la barrière, personne ne tient le coup très longtemps

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L’auteur

NéeauKansas,AmyEngelapassésonenfancedansdiverspaysdumonde(Iran,Taïwan)etvécuunpeupartoutauxÉtats-Unis,delaCalifornieàWashingtonD.C.Avantdeseconsacreràpleintempsàl’écriture, elle a exercé lemétier d’avocate–qui s’est avérémoins trépidant au final quedans lessériestélévisées.Dèsqu’elleaunmomentdelibre,elleseplongedansunbonbouquin,ouselivreàsonpéchémignon:l’achatcompulsifdechaussures.TheRevolutionofIvyclôtsapremièredystopie.N’hésitezpasàluirendreunepetitevisitesurInternetsuramyengel.netou@aengelwrites.

AmyEngel

Traduitdel’anglais(États-Unis)parAnaïsGoacolou

Titreoriginal:TheRevolutionofIvyCopyright©2015byAmyEngel©2015Lumenpourlatraductionfrançaise©2015LumenpourlaprésenteéditionÉditionoriginale:EntangledPublishing

ÀHolly,quiestcommeunesœurpourmoi

Leslarmesdévalentmesjouesetleurselmepiqueleslèvres.Jecèdeetm’autoriseàpleurer.Pourtoutcequej’aiperdu,parpeurdecequim’attend.Jepleurelafillequej’aiété,l’épousequejen’aijamaisvouluêtre,latueusequej’airefusédedevenir,latraîtressequej’aiprétenduêtre.

Je ne suis aucune d’entre elles à présent. Je relève la tête et m’essuie les yeux. Fille. Épouse.Tueuse.Traîtresse.Cesonttoutesd’anciennesversionsdemoi.Àpartirdemaintenant,jedeviensunesurvivante.

Jerespireungrandcoupetjelâchelabarrière.

Chapitre1

Del’autrecôtédelabarrière,personnenetientlecouptrèslongtemps.C’estdumoinscequemeracontait toujoursmonpèrequand j’étaisenfant.Mais jenesuisplusunepetite fille,et jenecroisplusàseshistoires.IlprétendaitquelesLattimerétaientcruelsetméritaientdemourir.Selonlui,jen’avaisd’autrechoixquedetuerlejeunehommedontj’étaistombéeamoureuse.Maisilaeutortsuruntasdepoints.Etjesuisbiendécidéeàprouverqu’ilsetrompeaussisurmeschancesdesurvie.

Si je veux vivre, je dois quitter la barrière et me diriger vers la rivière. Pourtant, j’ai beaumarcherdanscettedirectiondepuisunmomentdéjà,mesdoigtss’ouvrentetserefermentsanscesse,comme s’ils cherchaient de l’air ou souhaitaient retrouver la familiarité rassurante du grillage. Jesuisconsciented’avoireuunesacréeveinecettenuit,sachantcequiauraitpuseproduirependantquej’étaisévanouieetblessée,dumauvaiscôtédelabarrière.Unebêtesauvageauraitpumetrouver.Oupire…quelqu’un.Lachancenevapasmesourireindéfiniment,jenepeuxpascompterlà-dessus.Ilmefauttrouverlarivière,étanchermasoifavantlecoucherdusoleiletdénicherunabripourlanuitàvenir.

Lecoursd’eaunepeutpasêtrebienloin,etpourtant,ilmesemblemettredesheuresàyparvenir.Combien de fois suis-je forcée dem’arrêter pourme reposer, la respiration saccadée et le corpsendolori ? J’en perds vite le compte.Mes pensées tournent au ralenti et les vertiges planent, auxaguets : ils n’attendent qu’un signe de faiblesse de ma part pour m’assaillir. J’ai sans doute unecommotioncérébraledueaucoupquej’aireçusurlatête,maislesrèglesàobserverenpareilcasm’échappent.Detoutefaçon,cen’estpascommesij’étaisenmesuredem’allonger,demeposerdescompresses fraîches sur le front et de demander conseil à quelqu’un.Un rire naît dansmagorge,mais quand il se libère, le son est un peu inquiétant, à la limite de l’hystérie. Je pince aussitôt leslèvres.

Je dois fournir presque autant d’efforts pour cesser de penser à retourner àWestfall que pourmarcher.Malgré tout, je parviens à refouler mes souvenirs. Ici, se laisser aller à la nostalgie estsynonymedefaiblesse,etlafaiblesseconduitàlaperte.Alors,jemeconcentresurlesimpleactedeposerunpieddevantl’autreetdecontinueràavancer,mêmesiunepartiedemonâmedemeureenarrière,del’autrecôtéd’unebarrièreinfranchissable.

Lorsquej’atteinsenfinlarivière,cen’estpluslecourstranquilleauquelm’avaitemmenéeBishopà l’intérieurdesfrontièresdeWestfall. Ici,elleest largeet,sansêtrevraiment tumultueuse,elleestagitéeparun fortcourantqui remue lavaseetdonneà l’eauunecouleurbrunâtrepeuengageantesouslesoleildel’après-midi.Cependant,quandjem’agenouillesurlarivepourenprendredansmes

mainsencoupe,elleestplutôtclaireetjel’avalesanshésiter.Aussitôt,jeréitèremongesteetjememetsàboireaussivitequejelepeux.Jenem’étaispasaperçueàquelpointj’étaisdéshydratéeavantquelespremièresgouttesn’atterrissentsurmalangue.

Unefoismapremièresoifétanchée,jem’aspergelevisage.J’ôtemonpulletjeleposeàcôtédemoiavantdereprendrede l’eauafindemefrotterdoucement lafigureet lecou.J’enprofitepourfairel’inventairedemesblessures.Lesgardesquim’ontjetéedehorsn’ontpasététendresavecmoi.Malèvreinférieureestenfléeetdouloureuse;quantàmanuque,jenepeuxl’effleurersansétoufferun cri.Mes bras sont couverts de profondes griffures. Je plonge lesmains dans l’eau froide pournettoyerlesangséchéetretirerlacrasseaccumuléesousmesongles.

Lesoleil,quicommenceàdéclinerdansleciel,dardesesderniersrayonsàtraverslesarbresetfaitscintillermonalliance.J’étendslamaingaucheau-dessusdel’eau,contemplel’orsouslefinraidelumière.JemeremémorelejouroùBishopmel’apasséeaudoigt,letremblementdemamain.Àl’époque,jen’avaisqu’uneenvie:arrachercetanneauétrangerquiemmuraitmachair.Ilmefautunebonneminutepourl’enlever.Derrièrelui,illaisseunemarquesurmapeau,unebandelisseetclairequisesentnuesanslui.Pourtant,jenesupporteplussaprésenceàmonannulaire:ilmerappelletoutcequej’aiperdu.Jegardeuninstantl’allianceaucreuxdemapaumepuisjelalâcheetjelaisselecourantl’emporter.

Jevaism’asseoirunpeuplushautsurlariveetmecontentepourl’instantd’écouterl’eausurlesrochers, de sentir la chaleur du soleil de fin d’après-midi dansmon dos. Jem’efforce de ne paspenseràlanuitquis’annonce.Jemeconcentreuniquementsurmesbesoinsélémentaires,carsinonjerisquedem’effondrersouslepoidsdel’angoisseetduchagrin.Jen’aipasleloisirdemeposerdequestionssurlesdécisionsquej’aiprisesàWestfall.Demedemandercequiauraitpuêtre.Jenemeconsidèrepascommeunevictime–aprèstout,jemesuissacrifiéeentouteconnaissancedecause–,mais,ici,jepourraifacilementendevenirunesijenegardepasmonobjectifenlignedemire.

J’airepéréderrièremoiunpetitbouquetd’arbresquiconstitueraunrefugeacceptabledèsqu’ilferanoir.Àprésentquej’aitrouvédequoiétanchermasoif,ilmefautm’inquiéterdelanourriture.Monpèren’apasconsacréuneseulesecondedeses interminables leçonsàm’apprendrecommentsurvivre derrière la barrière. Il ne m’a enseigné ni comment allumer un feu, ni de quelle façonattraperunpetitanimal.Iln’asansdoutejamaisenvisagélapossibilitéquesesprojetss’effondrent,que nous nous fassions prendre, etm’entraîner à survivre enmilieu hostile n’a pas une seule foistraversésonesprit.Ilm’auravraimentlaisséetomberdebiendesmanièresdifférentes.

Surmadroite,unlégermouvementcaptemonattentionetjevoisunpetitlézardsefaufilerentrelespierres,puiss’arrêterpourprofiterdusoleil.Jeretiensmonsouffle,priantpourqu’ilapproche–mêmesijenesuispascertainedecequej’enferaissijeparvenaisàl’attraper.Néanmoins,lafaimquimetenaillem’obligeàtenterletoutpourletout.Jefaisreposermonpoidssurmonbrasgaucheetjedéplaceledroitdemanièreimperceptible.Lentement,jepoursuismonapproche.Àladernièreseconde, le lézard doit sentir ma présence, car il tourne la tête, mais je suis plus rapide, ou plusdésespérée,etjeparviensàrefermerlesdoigtssursoncorps.

Jeletiensdansmonpoingetilm’observedesespetitsyeuxnoirsetternes.Jeramasseuncailloupour l’écraser, sans tenircomptede labilequichercheà remonterdansmagorge. Jemangeavecapplication, ne m’autorisant ni à réfléchir, ni à m’attarder sur le goût métallique qui emplit mabouche.Ilmefauttoutemaconcentrationpourparveniràavaler,lesyeuxfixéssurunpointdel’autrecôté de la rivière.Mon estomac faitmine de vouloir restituer le lézard,mais une foismon repasterminé, je serre les mâchoires et j’inspire à fond par le nez. Envolés, les hamburgers et lessandwiches à la dinde confectionnés par Bishop. Désormais, je mangerai n’importe quoi poursurvivre.

Unefoiscertainequelelézardnevapasremonter,jem’avanceàgenouxversletorrentpourmerincerlabouche.J’yfaistournerl’eauetjerecrachejusqu’àneplussentirquelegoûtdelarivière.Lesoleilestàprésentpresquecouché,sesrayonsroseorangéformentcommedesrubansdetulleàtraverslesarbres.L’airestencoreassezchaud,maislapromessedesfrimasdel’automneseprécise:letempsnecomptepasdemeurerlongtempsclémentavecmoi.

J’enfilemonpull,puismetraîneverslesarbresrepérésunpeuplustôt.Là,jemerouleenboule,dans l’espoir de devenir invisible. Je n’ai aperçu personne depuis l’épisode avec les enfants quijouaientderrièrelabarrièreetjenemesenspasobservée.Pourtant,j’aitoujoursl’impressiond’êtreexposéeauxregardsetauxdangers,complètementvulnérablesiquelqu’unsurgissait.Jem’attendsàlutterdesheurespourtrouverlesommeil,maismoncorpsexténuén’estpasdumêmeavis.Àpeineai-jefermélesyeuxquejesuisaspiréeparl’obscurité.

Auréveil,j’aidumalàdéterminerlemomentdelajournée:est-celematinoul’après-midi?Ai-jedormidouzeouvingtheures?Lecielestcouvertdenuagessombresenprovenancede l’ouest,accompagnés de légers grondements annonciateurs d’orage. Mon sommeil a sans doute frôlél’évanouissement, car je neme sens pas du tout reposée. J’ai le corps endolori et raide, la visionbrouillée,commesijeregardaisàtraversunpanneaudeverresale.Jemeredressesurmonséantet,aussitôt,unéclairdedouleurmetraverselecrâne.

Jedoistrouverunendroitplusabritépourmeprotégerdelatempêtequiarrive.Pourl’instant,ilfait chaud,mais que sepassera-t-il simesvêtements sont trempés et que la température chute ? Jedétesteêtrecontraintedem’éloignerde la rivière,mais jemeprometsdenepasm’aventurer troploin, seulement vers l’abri le plus proche que je découvrirai. Affamée, je prends le temps demedésaltéreràlonguesrasadesd’eaupourapaisermonestomacvide.

Jequitte la rivepourmedirigerpleinest, à l’affûtdumoindre lieuà couvertde lapluie.Toutd’abordrien,àpartlavasteétenduedeterre.Ilparaîtqu’avantlaguerre,lasurpopulationmenaçait.Ons’inquiétaitdefinirparmanquerd’espacesurterrepourlogertousleshabitantsetderessourcespourlesnourrir.Cescraintesmesemblenttellementdifficilesàimaginer,aujourd’hui,alorsquejesuisleseulêtrehumainàdeskilomètresàlaronde,laseulemanifestationdeviedanscetteétenduedésertique.

Les coups de tonnerre approchent et, agités par le vent violent qui s’est levé,mes cheveuxmecinglentlevisage.Parvenueausommetd’unepetitebutte,j’aperçois,àquelquesdizainesdemètresdelà,lacarcasserouilléed’unevoiture.Jemedirigeversl’épaveàpaslents,surmesgardes,maisrienn’indiquequ’elleaitététouchéedepuisdesdécennies.Ilneresteaucunetracedespneus,etlesdeuxportières du côté conducteur sont arrachées. Le pare-brise a lui aussi disparu et une odeur depourriture émane de l’habitacle,mais c’est lemeilleur abri que j’aie croisé jusque-là. Jemonte àl’arrièrepourm’installersurlabanquetteaucuircraqueléetdéchiré.

Quelquesminutesplustardseulement,l’orageéclate.Sousl’effetduvent,lapluiepénètreenbiaisdanslavoiture:jesuisobligéedemepelotonnerdel’autrecôtépourresterausec.Jesuisheureusedepouvoirmeprotégerdumauvaistemps,maisàresterainsiimmobile,sansrienpourmedistraire,jefinisparlaisservagabondermonesprit…etmevoilàbientôtderetouràWestfall.Jepenseàmafamille.ÀBishop.J’aimeraistellementlerevoirquec’enestdouloureux,j’ail’impressionquemoncœurvaexploser.Jememordsl’intérieurdesjouespourm’empêcherdepleurer,presselesmainssurmes paupières closes. Pourquoi est-ce aussi difficile d’oublier quelqu’un que je connaissais àpeine?Bishopn’a fait partiedemaviequependantquelquesmois, et pourtant, il estparvenuàylaisseruneempreinteindélébilequin’estabsolumentpasproportionnelleàlapériodequenousavonspasséeensemble.

Jefinisparabaisser lesmainsetrouvrir lesyeux.Jeregardelapluiesedéversersur leshautes

herbesquientourentlavoiture.Detoutesmesforces,jetentedefairelevidedansmatête.Peut-êtreest-ceainsiquejevaissurvivredésormais,eneffaçanttout,commesihierétaitlepremierjourdemavie.Mespaupièressefontlourdesetmarespirationplusprofonde,enrythmeaveclebattementdelapluie.Jem’autoriseàlâcherpriseetjeposelatêtecontrelavitrecouvertedepoussière.Auderniermoment,unecraintemetraversel’esprit:peut-êtren’est-cepasbonsignededormirautant?Maisjem’abandonneàl’oubli.Aumoins,cerépitbienvenumesoulagedemadouleur.

*

Au début, je crois être en train de rêver du chien qui m’avait mordu. Celui que Callie avaitétrangléavecsaproprechaîne.J’entendssesgrognements,jeperçoisl’odeurdesonpelagemouilléet son haleine putride. Jem’agite en tous sens etmes doigts rencontrent une surface dure et lisse.J’ouvre les yeux en catastrophe, vois l’intérieur de la voiture,mamain sur la banquette de cuir…Moncorpscommencedéjààserecroqueviller,percevantlamenaceavantquemonespritnepuissel’enregistrer.Dans l’embrasure qui recevait autrefois l’une des portières du véhicule se trouve uncoyote.Ilestgris-brun,lafourrureemmêléeetincrustéedeboue,etdelabavecouledesagueule.Ildécouvredescrocsjaunâtresetseremetàgrogner.C’estlapremièrefoisquejemeretrouvenezànezavecuncoyote–quej’envoisuntoutcourt,même–mais,d’aprèsmonpère,cesbêtesrôdentenmeutedececôté-cidelabarrière.Pourl’instant,ilsembleseul,maissescongénèresnedoiventpasêtrebienloin.Jedonnedescoupsdepiedversluietcrie:

—Va-t’en!Gagnéeparlapanique,jemedisquejedoismecalmer,réfléchir,maisjen’aiqu’uneseuleenvie:

prendremesjambesàmoncou.Monpiedfinitparatteindrelecoyoteàlatête,etilrecule–maispaspourlongtemps.Ilrevient,posecettefoislespattesavantsurlabanquetteetmescrutedesesyeuxdeprédateur. J’ignore s’il est assez fortpourme tuer,mais ilpeut sanscontestem’infligerdegravesblessures.

Je plie la jambe pour prendre un nouvel élan et le chien s’élance en avant. Il referme lesmâchoiresàquelquesmillimètresseulementdemesorteils.Avecunhurlement, jereculeenbattantdesbras et jememets à chercherdu regardunobjet qui puisseme servir d’arme.L’espaced’uneseconde, j’envisage de me jeter par-dessus le coyote pour sortir de la voiture, mais je sais qu’àterraindécouvert,ilmerattraperaenunéclair.Jejettedescoupsd’œildésespérésautourdemoietjefinisparm’arrêtersurlepare-brise.Unepartiedel’encadrementenmétal,presquecoupéeendeuxmorceauxauxextrémitésacérées,pendvers l’intérieur.Lesyeux rivés sur l’animal, jemedéplacedoucementversl’avant.Jen’osepasdonnerunnouveaucoupdepied,cars’ilparvientàs’emparerdemonmembre,illeréduiraenbouillieenunriendetemps.Jerespireungrandcouppuisbondisverslesiègeavantethurledenouveauquandlabêtes’introduitdanslavoiture.Sonsoufflechaudvienteffleurermanuque.

Jel’entendss’agitersurlesiègearrière,grogneravecfureur,maisjerefusederegarderderrièremoi. D’un mouvement de torsion du poignet, j’arrache l’un des morceaux de métal, à peineconsciente de m’entailler les doigts au passage. Je fais volte-face et je me jette sur le coyote aumomentoùilbonditversmoi.Jeluienfoncemonarmedefortunedansl’œiletnoushurlonstouslesdeuxenmêmetemps,dusangjaillissantdesdeuxcôtés.

Labête tombeà l’arrièreet secoueviolemment la têtepour tenterdesedébarrasserduboutdemétal.Éclabousséepar son sang, je sorsde l’épaveà toutevitesse, sansun regardenarrière.Mespropresblessuresnecessentdesaigneretjeserrelamaincontremapoitrine.Jecourscommeunedératée durant une petite minute, puis je suis forcée de m’arrêter, terrassée par la nausée et les

vertiges. Jeme penche pour vomir de l’eau et de la bile, dont l’aciditéme pique la gorge.Avantmêmed’avoirfinidem’essuyerlabouchedemamainvalide,jeregardederrièremoidansleshautesherbes,maisriennebouge.Silecoyoteesttoujoursenvie,ilnemesuitpas.Oudumoinspasencore.

Le tempsque je retourneà la rivière, lesangs’estmisàcouler le longdemonavant-brasetàgoutterauniveaudemoncoude.Jetombeàgenouxsurlabergepuisjeregardemamaindroitedeprès pour la première fois depuis que j’ai attrapé le bout demétal.Quatre doigts sont entaillés auniveaude lapremièrephalange, lacoupure laplusprofonde se trouvant surmonannulaire,oùunmorceaudechairpendetrévèlelablancheurdel’os.Jerelèvelatêteetj’aspiredegrandesrasadesd’airjusqu’àcequemonestomacacceptederesterenplace.

Jeretiremonpull,dontledevantestimprégnédesang,etjelejetteàcôtédemoi.Desdentsetdesmains,jeparviensàdéchirerunebandedecotonaubasdemondébardeur.Jepresseletissusurmesdoigtsavecforce,priantpourquelesangs’arrêtedecouler.

Jen’aipaspassédeuxjoursendehorsdeWestfallquedéjà,jeperdslabataille.Quelquepart,jesuissurprisedenepaspleureroutremblerdepeur.Maisjesaisqu’ilnes’agitsansdoutequedelapremière blessure parmi tant d’autres à venir, tant d’épreuves qu’il vame falloir affronter. Je nepourraipasm’effondreràchaquefois.

Lorsqueleflotdesangcommenceenfinàsetarir,letissuesttrempé.Àl’aidedemesdents,unefoisdeplus,jeréussisàlenouerautourdemesdoigts.Est-cevraimentutile?Jel’ignore.Maispeut-être le bandage de fortunemaintiendra-t-il une certaine pression sur la blessure. Je suis tellementépuiséequejeparvienstoutjusteàbouger.Jenesuispasréveilléedepuissilongtempsqueça,maistoutmoncorpsréclamelesommeil.

Jemepencheau-dessusdel’eau,m’aspergelevisagedelamaingaucheetboisunpeu.Àprésentqu’ilnepleutplus,lesoleilcouchantestvisiblederrièrelesnuages.Enrevanche,jedistingueàpeinemonproprerefletdansl’eau,cequiestsansdoutemieuxainsi.J’aperçoisseulementlecontourdematêteetdemoncou,lessilhouettesdesarbresderrièremoi…

Etl’ombred’unhommeau-dessusdemonépaule.Jemeretourned’uncoup;mesjambesglissentsousmoiàl’endroitoùj’étaisaccroupie.Jedois

tendreunbraspouréviterdetomberdanslarivière,etmesdoigtsblesséss’enfoncentdanslaterremeuble.Aussitôt,laplaierecommenceàsaigner.Cequiestbienlecadetdemessoucis.Baignéeparlesdernièreslueursdujour,jen’entendsquemarespirationsaccadéerésonneràmesoreilles.

Àpremièrevue,jenelereconnaispas.Ils’agitsimplementd’unhommeauvisagemasquéparlesombresducrépuscule.Maisquandilfaitunpasversmoi,j’aperçoissesyeuxbleus.Desyeuxquejereconnaîtraisentremille.

—Salut,majolie,susurreMarkLaird,unrictusauxlèvres.

Chapitre2

Pendantunmomentinterminable,nousnoustoisonsensilence.Moninstinctmesouffledenepasluimontrermapeur,qui,enunéclair,m’anouél’estomacetdonnélachairdepoule.Jenel’aipasvudepuislejouroùj’aisuiviBishopjusqu’àlabarrière,lelendemaindel’expulsiondeMark,maisjemerendssoudaincompted’unechose:aufonddemoi,jem’attendaisàtombersurlui.

—Bonjour,Mark,dis-jed’unevoixétonnammentcalme.Ilhochelatêteetsonsourirequittesonvisaged’ange.Encoremaintenant,malgrétoutcequeje

saissurlui,jenepeuxm’empêcherdeluitrouverunairinnocentavecsesjouesrondesetsesyeuxbleusétincelants.Lorsqu’ils’avanced’unpas,jecommenceàmeredresser.Aumoins,jemesureunedizainedecentimètresdeplusquelui.Jepréfèreledominer.Maisavantquejenepuissememettredebout,ilécrasemachevilledesonpied.Pasassezfortpourlacasser,maissuffisammentpourquelamenacedeblessuresultérieuresplaneentrenoustelleunehorriblepromesse.

—Inutiledeterelever.Tusemblesavoirdégusté.Lentement,commes’ilavaittoutsontemps,ils’accroupitàcôtédemoietremplacesonpiedpar

unemainquivient,presqueavecnégligence,entourermacheville.—Jevaistrèsbien.Cettefois,mavoixtrembleunpeu.JeremarqueparfaitementlafaçondontlesyeuxdeMarkse

troublentàceson.Monsixièmesensnemetrompaitpas:ilaimeserepaîtredelapeurdesautres.Jetentedenepaspenseràlafillettedeneufansqu’ilaviolentée,denepassongerquelescrisqu’elleapoussésétaientsansdouteunedoucemusiqueàsesoreillesmalades.

—Lâche-moi,s’ilteplaît.J’essaiedemedégagerdoucementmais il resserre lamain et sesdoigts s’enfoncentdansmon

tendond’Achille.—Qu’est-cequit’estarrivé?demande-t-ilcommesijen’avaisriendit.Tuasétéexpulsée?Je confirme d’un signe de tête et il me toise un instant, avant d’éclater d’un rire qui me fait

grimacer.—Pourquoi?J’hésite,pèselepouretlecontre,avantdemedécideràluidirelavérité.—Parcequej’aiessayédetuerlefilsduprésident.Marksecouelatête,incrédule.— Tumens. J’ai vu la façon dont tu le regardais. (Face à mon étonnement, il sourit d’un air

entendu.)Quoi,tucroyaisquejenet’avaispasvue,cejour-là?Quandilestvenumefairesacharité

minable?Ilpasseundoigtsousmonjeanet lefaitglissersurmapeau.Mesjambestressautentcommesi

j’avaisreçuunedéchargeélectrique,maisjen’ainullepartoùaller.Jesuispiégée.—Jesaisquitues,ajoute-t-ild’unevoixdouce.Etjesaisquiilest.—Jenesuispluspersonne.Prononcéeàvoixhaute,cettevéritén’enestqueplusdouloureuse.—Jesuisicitouteseule,commetoi.Mecompareràluiàquelqueniveauquecesoitm’écœure,maisjeveuxlefaireparler.Tantqu’il

seradistraitparnotreconversation,ilnesongerasansdoutepasàm’agresser.Alorsjepoursuis:—Tuasvudumonde?Ilyauraitunendroitsûrpourlesexpulsés?S’ilnousvoitcommedesalliés,entraînésdanslamêmegalère,peut-êtrerenoncera-t-ilàmefaire

dumal?MaisMark se fiche bien de ce que j’ai à raconter. De sa main libre, il caresse ma joue et je

détournelatête,lesouffletellementcourtquelagorgemebrûleàchaqueinspiration.—Nemetouchepas,sifflé-jeentremesdents.—Tuasdusangsurlajoue,mesignale-t-il.Ilparled’untonprévenant,sidéplacéquej’enserrelespoings:mesongless’enfoncentdansmes

paumes.Mongesteestdiscret,maisiltrahitautantderépulsionquesij’avaiscrié.Markagitcommesijeluiavaisdonnélapermissiondemetripoter.

—Tonpauvrevisage…murmure-t-il.Sesdoigtsdescendentjusqu’àmalèvreinférieureetjeluidonneunetapesurlamain.—Nemetouchepas,j’aidit!Ilm’empoigneparlanuqueetserre,justeàl’endroitencoresensibleoùlesgardesm’ontfrappée.

Unéclairdedouleurtraversematête,laissantdanssonsillageuneexplosiond’étoilesblanches,etjehurle,avantdetireràdeuxmainssurlebrasdeMark.Leslèvresretrousséestelunanimalenragé,iléructe:

—Tumedispasquoifaire,salepetiteconne!Jamais,jamais,jamais!Finis, les faux-semblants. Il ne compte absolument plus fairemine qu’il s’agit d’une rencontre

amicale.Jesuisenvahieparuneterreursisubiteet insidieusequej’aipeurquemoncœurn’éclate.Monépuisementdetoutàl’heures’envoleaussitôtetchacunedemescellulesestsoudainsurlepont,prêteàsebattre.

Markemprisonnemesdeuxpoignetsdanssesmains,merepousseà terreetse jettesurmoi.Jedonnedescoupsdepiedetm’arc-boutedésespérémentpourledéstabiliser.Debout,jedisposeraisdel’avantagedemagrandetaille,maisàterre,sonpoidsplusimportantmetleschancesdesoncôté.S’ilparvientàm’immobiliser,jesuisfichue.

Ilgrogneensentantlescoupsdegenouquej’assèneàsonflancetsonhaleinechaudeetfétidemedonne des haut-le-cœur. Inutile de crier. De gaspiller de l’air alors qu’il n’y a personne pourm’entendre.Le seul son est celui de nos inspirations hachées, des os durs qui rencontrent la chairtendre. Je reçois un coup de poing en pleine figure et je vois aussitôt trente-six chandelles. J’ail’impressionquemonœilveutsortirdesonorbite.Jefinispardégagerl’unedemesmainsetjeluigriffe la joue, laissant trois sillons sanglants sur sa peau. Encouragée par son cri de douleur, jeréussisàroulersurlecôté,puis,àl’aidedemescoudes,jecommenceàramperpourm’éloignerdelui.

Auboutdequelquesmètresàpeine,ilm’arattrapée.Ilagrippebrutalementmeshanches,montesurmoietmeplaquelevisagecontreterre.Laboucheetlenezemplisdepoussière,jesuffoque,luttepour respirer.Markme tape la têtecontre lesolet je sensma lèvrese fendre.Puis il relâchemon

crânepours’emparerdemonbrasdroitetletordredansmondos,levantmamainpresquejusqu’àmanuque.

—Ah,c’était sympa!halète-t-ilau-dessusdemoi.Unpeude résistance,çameplaîtbien.Maismaintenant,onvafaireleschosesàmafaçon.(Ilserremesdoigtsblessésetjehurle.)Tiens,qu’est-cequetut’esfait?demande-t-ilsurletondelaconversation,commesinouscausionsmétéo.

Jenerépondspas.Àquoibon?Il lâchemesdoigts,mais augmente lapression surmonbras.Monépaulepalpite au rythmede

mesbattementsdecœur.Jenepeuxlabougersansrendrelasouffranceinsupportable.—D’accord,lâche-moi,dis-jedansunsouffle.Lâche-moietjemelaisseraifaire.—Ahoui?s’esclaffe-t-il.Tumenstrèsmal.Maistusaisquoi,commejesuisuntypebien,jevais

lâcher.—Qu’est-ce…Avantquejenepuisseluidemandercequ’ilveutdire,iltiredetoutessesforcessurmonbraset,

dansuneatrocedouleur,monépaulesedéboîte.Jehurle–unlongcriaiguquirésonnedanslanuit–,etl’obscurités’abatsurmoicommelesailesd’uncorbeau.

Monsouffles’échappeensifflementset,fierdesontravail,Markpousseunsoupirsatisfait.Pourma part, je suis toujours terrifiée, et à présent grièvement blessée. Cependant, sous la peur et lasouffranceémergeuneboufféedecolère–surprenante,maisquipourraits’avérerutile.JesuisenfureurcontreMark,monpère,Callie, leprésidentLattimer,mamère…MêmecontreBishop.Unemasse chaotique de pure détermination se construit enmoi et me révèle une chose : si je cède àl’obscurité, jamais jenemeréveillerai.MarkLairdferacequ’ilveutdemoi,melaisseramorteetvioléelelongdelarivière.Aprèstoutcequej’aitraversé,jerefusequ’ilsoitceluiquimettefinàmavie.

Aumomentoùjemanquedesombrerdansl’inconscience,jememordslalangueavecl’énergiedudésespoir.Mavisioncommenceàs’obscurcir,maisj’ysuisalléeassezfortpoursentirlegoûtsalédusangsurmesdents.Lesténèbress’estompent,maispasassez.Jemordsencoreunefois,aumêmeendroit,etladouleuraiguëchasselenoiretmeforceàmeconcentrer.

Persuadédem’avoirà samerci,Marksedéplace. Jebouge très lentementmamaingauchequireposesurl’herbe,refermelesdoigtssurunepierreetlaserrefort.

—Voilàquiestmieux…marmonneMarkpour lui-même.Onva te retourner, jeveuxvoir tonvisage.

Ilmeremetsurledos,sanssepréoccuperdemonépauleluxée,etjedoismemordrederecheflalangue pour m’empêcher de hurler. Grâce à un effort de volonté surhumain, je n’esquisse pas lemoindre geste lorsque sesmains pelotent sans vergognema poitrine.Maintenant, plus qu’à aucunautremomentdansmavie,ilmefautréfléchiravantd’agir.Lairdsepenchesurmoi,maisj’attendsencore.Jen’auraiqu’unechance.

—Benalors,fait-il,tuessonnéeouquoi?Réveille-toi.(Ilmegifleetjelaissematêteballottersansrésistance.)Hého!appelle-t-il,sesyeuxbleusperçantsàquelquescentimètresseulementdemonvisage.

Àcemoment-là,jerelèvelebrasaussivitequepossibleetjefrappeLairdsurlecôtéducrânedetoutesmesforces.Lapierrene l’assommepascommeje l’avaisespéré,mais il restesous lechoc,baisselatêteettitubeàquatrepattes.Lapierretoujoursàlamain,jemeredresseetjefrappeencore,cettefoissurlanuque.Ilneparvientplusàsesoutenirettombesurmesjambes.Jemedégageauplusvite et un cri aigu se forme dansma gorge. Il est toujours conscient et tente d’attrapermon piedpendant que jeme relève,mais ses doigts glissent dessus. Je lui assène un troisième coup, sur latempecettefois,etsesyeuxserévulsent.

Deboutau-dessusdelui,essoufflée,j’aidepuislongtempsdépassélestadedeslarmes.Mesdoigtscrispéssurmonarmeimproviséesontdouloureux.Jedevraislefrapperencore,jusqu’àtransformersatêteenunebouilliesanglante,commelelézardquej’aituéhier.Jelèvelebras…maisimpossibledel’abaisser.J’entendsCalliedansmatête:Maistue-le!Qu’est-cequetuattends?MêmeBishopmesouffleàl’oreillequ’ilfautenfinir,m’assurer,dansunavenirsansgarantie,quejeseraiaumoinsdébarrasséedelamenacedeMarkLaird.Jesaisqu’ilnevoudraitpasquej’hésite.

Mais je n’y arrive pas. Je n’ai pas laissé Mark Laird m’achever et je refuse aussi qu’il metransformeen tueuse.Je laisseéchapper lapierredemesdoigtsgourds,puis jemebaissepour luienleverseschaussures.Avecunseulbrasenétatdemarche,çameprenddeuxfoisplusdetempsquenécessaire,etquandjeluiôteenfinladeuxième,jesanglotepresquedefrustration.Jejettelapairederangersàlarivièreetlaregardedisparaîtredansleflotnoir.

Il fait sombre, à présent, le soleil a disparu depuis longtemps, mais heureusement la lune estpleine.Jeremarquesur lesolunebesacequejen’avaispasvuetoutà l’heure.Markadûla lâcherquandilm’arepérée.Jelaramassesansprendrelapeinederegarderà l’intérieuret je lapasseenbandoulière,nonsanspousserunpetitcrilorsqu’elletouchemonbrasblessé.Àcôtédel’endroitoùreposait le sac se trouve un objet rond qui luit sous la lune. Un petit bidon. Je le ramasse et jem’accroupisauborddelarivièrepourleremplir,unœilsurlasilhouetteimmobiledeMark.

Ilmefautm’éloignerducoursd’eau,dumoinspouruntemps.Jesuisbientropvisiblesursarive.Je doute que Mark soit le seul individu dans le coin susceptible de me faire mal s’il en trouvel’occasion.Disposer d’une réserve d’eaume permettra plus facilement de rester cachée. J’aurai àtrouverunautreendroitpourenpuiser,maisgrâceaubidonj’aiunpeudetempsdevantmoi.

Jereprendsmonpulllaisséàterreet,sansunregardenarrière,jememetsenroute.Jelongelecoursd’eauverslesud,enquêted’unendroitoùletraversersansêtredéportéeparlecourant.Monépaule est secouée à chaque pas, mais la douleur omniprésente me semble distante, comme si jeregardaisquelqu’unsouffrirsanséprouvermoi-mêmelessensations.Ellesmereviendrontbienasseztôt,unefoispassélechoc–ouretombéel’adrénaline?–,etalorsilvaudramieuxpourmoiêtredéjàloindeMarkLaird.

Jemarchedepuisaumoinsunquartd’heurelorsquejevoislarivièreserétrécirenfinetunesériedepierresaffleurerà la surface. Jevais sansdouteme retrouvermouillée,mais j’espèreéviterdetomberoud’êtreentraînéeparlecourant.Jenetrouveraipeut-êtrepasdemeilleurendroitpourtentermachance.

Sur les pierres glissantes et irrégulières, mon équilibre est compromis par mon bras droitimpossibleà lever.Àmi-parcours, jeperdspiedetmanquebiendeculbuterdans l’eau.Je tombeàgenouxsurunrocher, lescheveuxdans lesyeux, l’épauleen feuet lesdoigtspoisseuxdesang.Jem’efforcedecalmermonsouffle.Macolèredetoutàl’heure,cellequim’aaidéeàavoirraisondeMark,s’estdissipéecommedelafuméedanslevent.Ilnemeresteplusqu’unefatigueintolérable.Jeneme suis jamais sentie aussi harassée, vidée jusqu’à lamoelle. Ai-je envie d’abandonner ou decontinuer?Devivreoudemourir?Delutterencoreunejournéeoudesortirledrapeaublancetdemelaisseremporterparlecourant?C’estladernièrefoisquejemeposecesquestions.Quellequ’ensoitlaréponse,elleseradéfinitive.

Allez,Ivy,tupeuxlefaire!Cen’estpasmaproprevoixquim’encourage,maiscelledeBishop.Jel’imagine à mes côtés : il me regarderait droit dans les yeux et attendrait que je poursuive. Il atoujourscruenmoi, jusqu’àcettefinatroceoùj’aifaitvolersaconfianceenéclats.S’ilétait là, ilm’aideraitàmereleveretnousfinirionscettetraverséeensemble,appuyésl’uncontrel’autresurlespierresglissantes.Car,ensemble,noussommestoujoursmeilleursetplusforts.

JesaisquepenseràBishopestunluxequejenepeuxguèremepermettre.Àlalumièredumatin,jeregretteraipeut-êtremafaiblesse.Maisencetinstant,aveclaluneargentéeetindifférentepourseul

témoin, jem’autorise le réconfort de l’imaginer près demoi,m’offrant samain chaude pourmesoutenir.Jemeredresseetjerejoinsl’autrerive.

Chapitre3

Je suis réveillée par le piaillement des oiseaux et le soleil sur mon visage. Désorientée, jesursaute,etmonépauleestaussitôtremplacéepardeséclatsdeverrechauffésàblancdansmachair.J’aimalàlamaindroite,dontjesenslesdoigtspalpitersouslebandagesale.Aprèsavoirtraversélarivièrehiersoir,j’aimarchéversl’estjusqu’àêtrerattrapéeparl’épuisementetladouleur.Quandjen’aiplusréussiàavancersanstrembleroutombertouslesdeuxpas,jemesuisréfugiéedansunpetitbosquet.Malheureusement, une nuit passée sur le sol dur, le dos contre un tronc d’arbre, n’a pasaméliorémonétat.Monbrasdroitpenddecôté,inutile,etquandj’effleuremonépauleduboutdesdoigts, j’ytrouveunepeauenflamméeetgonflée.Jeneprendspaslapeinederetirer lepansementimproviséquicouvremesphalanges:jesaiscequejetrouveraiendessous.

Pendantun instant, je resteassise sansbouger, à l’affûtdumoindre son insoliteautourdemoi,maisjen’entendsquelesfeuillesquibruissentau-dessusdematête.J’aitoujourslabesacedeMarkenbandoulièreetjel’ouvre,cequejen’avaispasfaithiersoirdanslenoir.Lesimplefaitqu’ilaiteuensapossessionunsacetunbidonallumeenmoiunepetite lueurd’espoir : ilya forcémentdesmaisons,parici,peut-êtremêmetouteunevilleabandonnéeoùjepourraistrouverdequoisubveniràmesbesoins.

Labesace,pastrèsgrandeetplutôtlégère,estfaited’uneétoffemarronélimée.Pourvuqu’ilyaitdelanourritureàl’intérieur!Mapremièretrouvailleserévèleêtreunegourdevide,etjememaudisde ne pas avoir regardé le contenu la veille. Deux bidons pleinsm’auraient donné beaucoup plusd’assurance,maisimpossiblederevenirenarrière.Jefermeensuitelamainsurunobjetenveloppédansdu tissuet je ledéballeavecprécaution. Jedoutequ’il s’agissededoigtsprélevéssurunêtrehumain, mais avecMark Laird, il faut s’attendre à tout. En fait, il s’agit d’une demi-douzaine delanièresquiressemblentàdelaviandeséchée.Jelesrenifle.Ellessontplusrustiquesquecellesquenous confectionnons à Westfall, mais les longs hivers nous ont tous familiarisés avec la viandeséchée.L’eaumevientàlaboucheetjen’hésiteplus:jedéchireunmorceauinégalaveclesdents.Ilestduretaungoûtdegibier,maisçarestel’unedesmeilleureschosesquej’aiejamaisgoûtées.Enquelquesminutesseulement,presquesansprendreletempsdemâcher,j’aidévorétouteunelanière.Mon estomac tenaillé par la faim le sent à peine. Cependant, j’ignore quand je retrouverai de lanourriture,alorsjemeforceàremballerlerestepourlemettredecôté.

Danslabesace, ilresteunvieuxlivredepochequejen’ai jamais lu,unromanpolicierdont lamoitié des pages sont déchirées, sans doute utilisé pour allumer des feux, accompagné de deuxpommesunpeuabîmées.Ettoutaufonddusac,mesdoigtsrencontrentuncouteauàlalamebrisée

juste au-dessus dumanche enbois. Je remerciemabonne fortune : siMark avait tenu enmain unpoignardintactlorsdenotreaffrontement,l’issueenauraitétébiendifférente.

Markvoyagedoncplutôtléger,cequisignifiequesoncampdebase,oudumoinsl’endroitoùilaccèdeàcesdenrées,nese trouvepasbienloin.Jefrotte l’unedespommessurmonjeanavantdemordredanslachairunpeutropmolle.Latêtecontrel’arbre,jem’autoriseàprofiterdecemoment,sachant que je ne referai pas un tel festin de sitôt. Je savoure le calme de cettematinée, que ni lebesoindefuirniceluidemebattrepoursurvivreneviennenttroubler.

Àprésent,jedoisdéciderversoùmediriger.Maseulecertitude?MarkLairdn’estpasseul.Ilestimpossiblequ’ilaitpufabriquersanourriture.Enadmettantqu’ilsachecomments’yprendre,iln’estpaslàdepuisassezlongtempspouravoirfaitsécherlaviande.Impossibledesavoirs’ill’avoléeous’ils’estliéd’amitiéaveclesindividusquil’ontpréparée.Entoutcas,d’autrespersonnessetrouventassez près pour qu’il ait croisé leur chemin… Je ne sais si je doism’en réjouir ou, au contraire,prendrepeur.

Il faut que j’avance. Je ne pourrai pasmarcher indéfiniment, car les saisons, elles, ne vont pascesser de se succéder. Je voudraism’assurer de loger dans un endroit viable d’ici l’arrivée de laneige.Poursurvivreàl’hiver,j’auraibesoindeprovisionsetd’eau,sansparlerdevêtementschauds.Cen’estpasenrestanticiàattendreunimprobablesauvetagequejevaislestrouver.

Jemetournesurlecôtéetjemeredresseàl’aidedemonbrasvalide.L’inflammationdansmonépauleirradiejusquedansmamâchoireetleboutdemesdoigts.Ilfaudraitquejeremettel’osdanssonlogement,maistouteseule,jenevoispascommentjepourraisyparvenir.Alors,jemebricoleuneécharpede fortuneennouant lesmanchesdemonpullautourdemoncou.Une foismonbraspassédedans,jepousseunsoupirdesoulagement:enfinmoinsdepressionsurmonarticulation!

Jemeremetsdeboutpourpoursuivremoncheminversl’est.Sansraisonparticulière…ouplutôtsi:jem’éloignedel’endroitoùj’aivuMarkLairdpourladernièrefois.J’espèrecroiserunerouteouunsentiersusceptibledememeneràuneancienneville,oùjepourraichercherdequoisubsister.Avoirunobjectifentête,mêmepeuambitieux,plutôtqued’errersansbutdanscepaysagedésertmeremonteunpeulemoral.

Bishopseplairaitvraimentici,medis-jeentraversantunchampdehautesherbesseméderoncesquis’accrochentàmonjeanàchaquepas.Ilaimeraitlesilence,rompuseulementparlesinsectesetlesondemarespiration.Lesoleil,chaudmaispasencorebrûlant.Lesnuages,desboulesdecotondansun ciel bleu pur. Je tâche de me convaincre que l’ambiance est apaisante, mais je suis bien tropconsciente dema solitude.Dire que plus jeune, je rêvais de passer une journée entièrement seule,livrée àmespensées, sansquemonpère etCalliemebourrent le crânedes leurs…Àprésent, cetisolementetétouffant.SijevenaisàdécouvrirquejesuisladernièrepersonnevivantesurTerre,jen’enseraisabsolumentpassurprise.

Lorsqueenfinjeparviensàuneroute,constituéedeplusdemauvaisesherbesqued’asphalte, jeboiteàcausedesampoulesforméessurmesdeuxpiedsetjeressensàchaquepasunevivedouleurdanstoutlecôtédroit.Jem’effondresurlebas-côté.Pourtant,jenepeuxpasmepermettredefaireunepause,aussicourtesoit-elle.Sijenecontinuepasd’avancer,jesaisquejenemerelèveraipas.Mêmesimonbidonn’estqu’àmoitiéplein,jeprendsquandmêmeunegorgée.J’avaisl’intentiondefairedurer l’eauplus longtemps,mais c’était sans compter le soleil implacable. J’hésiteun instantentre la dernière pommeou une autre lanière de viande, puis jeme décide pour le fruit, car il seperdrabienplusvitequelegibierséché.Jefaisdurer lapommelepluslongtempspossibleet j’ensucemêmeletrognonpourabsorberlamoindregouttedejusavantdelejeter.

Jecoursunrisqueenempruntantunevoiedégagée.Onmerepérerabienplusfacilementquesijereste à couvertdes arbresoudans leshautesherbes.Mais ce terrain irrégulier s’estvite révéléuncalvaireàparcouriravecmonbrasetmonépauleblessés.Aumoins,surlaroute,jepourraiéviterles

chutes. Je découvre que les décisions sont plus faciles à prendre quand les différents choix qui seprésententsonttousmauvais.

Jeme rendsvitecomptequemarcher sur la routen’estpasnonplusunesinécure. Jedois sanscessefaireattentionauxfentesdanslegoudron,auxpartiessurélevéespardesracinesquisecachentderrièredesplantesrampantes.Maisc’esttoutdemêmeplusfacilequedemedéplacerdansleshautesherbes.Lesoleilfaitluirel’asphalteirrégulieraussiloinquemesyeuxmepermettentdevoir,etjesuis la route grise qui serpente jusqu’à la ligne d’horizon lointaine, vers un avenir dont j’ignoreencoretout.

Quatrejours.Prèsdecentheuresquejesuissurcetterouteetjen’aipastraverséuneseulevilleabandonnée.Leseulsignequiprouvequedesêtreshumainsontdéjàhabitécetteterreparlepassé,cesontlescarcassesdevoituresrouilléesquejecontourne.Maisiln’yajamaisriendeplus,seulementcetterouteinterminableetlevastecielvideau-dessusdematête.Sanslapositiondusoleillevantetcouchant,jecroiraisêtrerevenuesurmespasetrefairesansfinlemêmetrajet.

J’aiviteépuisélecontenudubidon,etmasoifn’aensuiteétéétanchéequegrâceàunebrèvepluied’oragequim’apermisdeconstituerunemaigreréserveetunepetiteflaqued’eaustagnanteauborddelaroute.Del’eauquejen’auraissansdoutepasdûboire,auvudesasurfacesombreetdel’odeurdepourriturequienémanait.Maismasoifaeuraisondemonbonsens.Lesfaiblesavertissementsquirésonnaientdansmoncerveaun’étaientpasdetaillefaceàlasécheressedemongosier.

Tout à l’heure, j’aurais vraiment juré entendre quelqu’un qui m’appelait au loin. Pendant uninstant, j’étais tellementsoulagéed’entendreuneautrevoixhumaineque jen’aimêmepaseupeurqu’ils’agissedeMarkLaird.Enfait,cen’étaientquelescrisdiscordantsdesquelquescorbeauxquise déplaçaient en cercles au-dessus demoi, et dont les ailes d’un noir bleuté resplendissaient à lalumièredusoleil.Occupéeàlesadmirer,j’aicomprisqu’ilseraitfaciledesombrerdanslafolie,ici.Qu’enunclaquementdedoigt,jepourraisbasculerdel’autrecôté.

Pourtant, je m’étais préparée. Je m’attendais que survivre en dehors deWestfall soit difficile.Dangereux.Mais je n’avais pas anticipé ce vide permanent.Mon insignifiance en comparaison decettevasteétendue,presquecommesijerétrécissaissansfinjusqu’àn’êtreplusriendansl’immensitéducielde find’été.Peut-êtrem’enserais-jemieux tirée si j’avaisétéexpulséeavantde rencontrerBishop?Avantdem’habitueràavoirquelqu’unquim’écoute,quimarcheàmescôtés.

Avantd’êtreaimée,jesupportaismieuxlasolitude.Jen’aipasoséretirermeschaussures:jepréfèrenepasvoirl’étatcatastrophiquedemespieds.

Malgrétout,jesaisquejeneseraipascapabledemarcherbeaucouppluslongtemps.Allez,quelqueskilomètresdeplus!J’enfaisundéfi.Marchecentpasetsituesencorevivante,fais-enencorecent.Tordu,commepetitjeu,maisçamepermetd’avancer.Ilyaquelquesheures,j’aipasséunpanneaurenversédanslesherbes.Sursasurfacerouillée,desmotsàpeinelisiblesannonçaientBirchTreeàdouze kilomètres. Après toute la distance que j’ai parcourue, douze kilomètres, ce n’est rien.Pourtant,unepeurirrationnellemeronge,celledenejamaisarriverjusqu’àcetteville,commesielleallaits’éloignerchaquefoisdemoi,réussironnesaitcommentàseglissertoujoursderrièrelaligned’horizon.

Et pourtant, parvenue au sommet d’une petite butte que j’ai mis bien trop de temps à gravir,j’aperçois enfin au loin des silhouettes qui percent la végétation. Des maisons. La route quej’empruntepasseaumilieudequelquesconstructions.Unsonétouffém’échappe,entre le rireet lesanglot.Jedescendslapenteplusvite,dansungenredetrottraînant,sansoublierdeprotégermonépauleetdepréservermespieds.

Jen’ai aucune idéede ceque jevais trouverdans cehameau.Peut-être rien.Peut-êtrepirequeMarkLaird.Mais,pourl’instant,jem’enfiche.Mêmesicevillageestvide,ilaautrefoisaccueillila

vieetilresteradestracesdecetemps-là,unepreuvequedesêtreshumainsontautrefoispeuplécesterres.Ce quime rappellera quemême si je suis seule en cemoment, je ne le serai peut-être pastoujours.

Plus j’approche de Birch Tree, plus je ralentis, sur mes gardes. Bien que je ne perçoive nimouvement,nisonquitrahiraientuneprésencehumaine,jeresteenalerte.Jemesensobservée,j’ail’impressionquedesyeuxmesuiventtandisquejeboitesurlaroute.Jeconstitueraisuneciblefacile,avecmonbrasenécharpeetmafaiblessedueàlafaimetàladéshydratation.Riennebougedanslesombresquis’étendententrelesmaisons,etpourtantlemalaisenemequittepas.

Lapremièreconstructionsurlagaucheaenpartiebrûlé,sontoiteffondréetsesplanchesnoirciespointentleursrestesversleciel.Ladeuxièmeestenmeilleurétat : ils’agitd’unlogementmodesteaux vitres brisées sur la façade avant. Un morceau de rideau usé jusqu’à la corde, aux couleurscomplètement fanées, flotte à l’intérieur, poussé par la brise. C’est la demeure que je choisis,simplementparcequ’ellemerappellecelleoùj’aihabitéavecBishop.

Jegravis lesmarchesduperron,avec toujourscechatouillisdans ledosquimesignaleque jesuisobservée.Ilpourraits’agirdemonimagination,demonespritquimejouedestourscruels,maisj’endoute. Jepousse laported’entrée fissurée.Siquelqu’unse trouveeneffetdans lesparages, ilpouvaitm’attaquersurlarouteaussifacilementqu’àl’intérieur.Cen’estpascommesij’étaiscapabledecourirplusvitequelui.

Dumonde est passédans cettemaisondepuis la guerre,même si je ne saurais dire à quand çaremonte.Chaquesurfaceestcouverted’unecouchedepoussière,maispasépaisseaupointdetrahirunabandondepuiscinquanteans.Toutcequifaisaitautrefoisdecettedemeureunfoyeradisparu.Niphotossur lesmurs,nibibelotsau-dessusdelacheminée.Ilnerestequedesobjets tropgrospourêtre emportés sans difficulté. Une grande table rectangulaire malmenée, de guingois car l’un despiedsaététronqué,obstrueenpartiel’entrée.Danslesalon,uncanapédéversesonrembourragesurlesoletlestrousquipiquentsontissumoisitémoignentsansdoutedelanidationdetoutessortesdepetitsanimauxdepuisdes lustres.Unegrande tachesombres’étendsurpresque toute la largeurdel’entrée,quasimentnoiresurleboisduparquet.Dusang,datantd’ilyadesannées.Sansdouteversépeudetempsaprèslafindelaguerre.Biendeshabitantsn’ontpasététuésparlesbombes,maisparlapaniqueaveugledeleurspropresvoisins,quisesontavérésaussimortelsquedesarmes.Lasurvieduplusfortpousséeàsonparoxysme.

Je pénètre dans la cuisine, où le grincement des lames de plancher sous mes pieds me faitgrimacer.Oncroiraitquej’annoncemaprésenceetmapositionexacteàtoutelaville.Lapièceestnue, et toutes lesportesde sesplacards s’ouvrent surdesétagèresvides. Ilne restepasmêmeunepetitemietteàglaner.C’estbienàunetelledécouvertequejem’attendais,maisçanem’empêchepasd’être gagnée par ce qui ressemble à du désespoir. Pour la première fois, j’accepte le fait que jerisquedemourir,quecehameauabandonnédepuislongtempssetransformeenmadernièredemeure.Unefoisarrivéeici,jenesaisplusoùaller.Àquoibonmonteràl’étage?L’effortmedemanderaittropd’énergie,etl’idéedemeretrouverpiégéelà-hautsijamaisj’aiétésuiviemaintientmespiedsfermementplantésaurez-de-chaussée.

Lorsquejemeretrouvesurlaterrasseàl’auventdéfoncé,l’éclatdusoleilmepousseàmettrelesmainsenvisière.Dans lachaleurde lami-journée, riennebouge,hormisuneportequiclaqueauloin,agitéeparlevent.Mêmelescorbeauxsontpartis.

J’avaistort.Metrouverici,danslesquelettedecevillagedéchu,c’estpirequed’êtresurlaroute.Jen’aijamaiscruauxfantômes.Cequimefaitpeuratoujoursétéconcret,facileàvoiretàidentifier.Maissilesspectresexistent,alorsBirchTreeenestrempli.Ilshantentchaquecoinenvahidetoilesd’araignée et chaque cour poussiéreuse. Ce que j’ai pu espérer trouver ici s’est envolé depuis

longtemps.Ilnerestequelesombresdeviestronquéesilyadesdécennies,quiimprègnentl’aird’unparfumdedeuiletdegâchis.

Jeredescendsleperrond’unpasmalassuréetmeretrouvesurletrottoircraquelé.Etlàencore,jelesens,ceregardpersistantentremesdeuxomoplates.Quelqu’unsuitmespastitubants.

Lentement, je me retourne… pour ne rien distinguer d’autre que les maisons aux fenêtresplongéesdansl’obscurité,capablesdedissimulern’importequoidansleurombre.Leplusintelligentseraitdem’éloignerdecetteroutepouratteindredesarbresderrièrelesquelsmecacher,enespérantpouvoirdéjouerlesplansdeceluiouceuxquim’espionnent.Peut-êtredevenirleprédateurplutôtquelaproie.

Malheureusement,jesuisbientropépuiséepourmettreuntelplanàexécution.Tropfaibleetencolère.Jelèvemonbrasvalidepourfairesignedansl’airimmobileetbrûlant.

—Allez!crié-je.Vousmevoulez?Alorsvenezmechercher.Rien.Toutjustesijenetapepasdupiedtellementjesuisexaspérée.—Allez!Ma voix, aussi furieuse que fragile, s’élève dans le silence, avalée comme tout ce qui était

autrefoisvivantdanslesenvirons.

Chapitre4

Bishopseserrecontremoi,sontorsenuembrasemondosetmonépaule.Jenelevoispas,maisjelesens,jerespiresonodeur,etlesoulagementquim’envahitesttelqu’ilmenacedem’engloutir,demesubmergercommeunevaguedanslaquellejeseraisheureusedemenoyer.J’essaiedeparler,maisjen’arriveàémettrequedessanglots.

—Allez,çava,mechuchote-t-il.Quandjetentedemeretournerpourleregarder,samainsurmonépauleseresserre,etjenepeux

retenir un gémissement. Cette douleur me rend perplexe : Bishop ne me ferait jamais de mal.Pourtant,lorsquejecrie,ilaffermitencoresapoigne.Désespérée,jetâtonnepourluifairerelâchersonétreinte,maisjenetrouvepassesdoigts.Àlaplace,unematièredouceetlégèrementgraisseuseglissesurmamain,que je retireaussitôt. Il s’agitd’une longueplumenoire.Je tourne la têted’uncoup, mais Bishop a disparu. À sa place, je découvre un gigantesque corbeau, dont les serress’enfoncentdansmonépaule et pénètrent dans la chair enflée.Le longdemonbras, le sangbrûlecommedelalave.Jehurle,j’essaiederepousserlevolatile,maisilsecontentedem’observer,etjevoismonvisagetorduparladouleurserefléterdansl’immensitédesesyeuxvides.

—Tiens,ditunevoix.Bois.Mespaupièressontcommecolléeset jenefaispasvraimentd’effortpourlesouvrir.Jen’enai

pasl’énergie.Jesensunobjetdurheurtermesdents.—Tudoisboire.C’estlamêmevoix.Onentrouvremeslèvresetunfiletdeliquideycoule.J’ouvrealorslabouche

sanshésitationetrelèvelamainpourattraperlecontenant.—Doucement,tuvaslerenverser.Ralentis.L’eau vient humecter mes lèvres, ma langue, ma gorge en papier de verre. Lorsque le flot

s’interrompt, je pousse un gémissement dépité etme force à ouvrir les yeux pour en localiser lasource.Unejeunefillebruneauxyeuxmarronestpenchéeau-dessusdemoi,lefrontplissé.

—Callie?Jenereconnaispasmaproprevoix.Oncroiraitquej’aimilleansetquejesuisplusmorteque

vive.—Pasauxdernièresnouvelles,répond-elle,intriguée.Avant même qu’elle ait fini de parler, je me suis rendu compte de mon erreur. Ses cheveux

atteignentàpeine sesépauleset sesyeux sonten faitd’unbrunmêlédebleuqui rappelle les flots

d’unerivièreboueuse,pasnoird’encrecommeceuxdemasœur.Troptard,jeremarquel’hommeàlasilhouettevoûtéedansl’embrasuredelaporte.Ilm’observe

etjeprendsalorspleinementconsciencequejemetrouveàl’intérieurd’unemaison,allongéesurunlit.Lapaniquedéferleaussitôtdansmesveines,maismonmouvementde reculne réussitqu’àmefaireheurterlatêtedelitetàréveillerladouleurdansmonépaule.

—Ducalme,faitlajeunefille,quimetendlamainsansmetoucher.Nousn’allonspastefairedemal.

—Pasencore,précisel’hommeàlaporteavecunemoueamusée.Au-dessusdesonépaulegauche,jedistinguel’extrémitéd’unearbalèteaccrochéedanssondos.

Sesyeuxnoisetteressortentsursapeausombre.—Laferme,Caleb,ditlafille,lesyeuxtoujoursfixéssurmoi.—Quiêtes-vous?Oùsuis-je?Je regarde autour demoi, avise le lit, lemur, la porte, sansm’attarder plus d’une seconde sur

chaquepoint.D’oùpeutsurgirlaplusgrandemenace?—Oùestmonsac?Jenepossèdequecettebesace,jenepeuxpaslaperdre.Aprèsuntempsdesilence,Calebpénètredanslapièceets’approchedulit.—LesacdeMark,tuveuxdire?Mon cœur manque un battement et une poussée d’adrénaline me tient tout à coup en alerte.

QuiconqueconnaîtMark,ouparledeluicommesic’étaitunami,représenteunemenacepourmoi.Prudence,Ivy!

—Cesac,jel’aitrouvé.Ilestàmoimaintenant.JesoutiensleregarddeCaleb,maisjefinispardétournerlesyeuxlapremière.—Ons’inquiéteraplustarddeMarketdecesac,c’estsansimportance,ditlafille.Pourl’instant,

ilfautnousoccuperdetonépaule.Depuis queMarkme l’a luxée, je n’ai pensé qu’à cemoment. Pourtant, à la perspective d’être

touchéeparcesdeuxinconnus,jemerecroquevilleetramènelesgenouxcontremoidansungestedeprotection.Jeremarquealorsquelescoupuresdemesdoigtssontcouvertesd’unnouveaupansement.

—Oui, on anettoyé tablessure,m’explique la fille, qui a suivimon regard. Il aurait falludespoints,maismaintenant,ilesttroptard.Tuaurasdescicatrices,maisçadevraitbienguérir.

—Merci…—Pasdequoi.Mais passons à ton épaule. Je te préviens, ça va fairemal,mais il n’y a pas le

choix.Pluselleresteradanscetteposition,plusturisquesdegarderdesséquelles.(AvecunregardàCaleb,elleajoute:)Allez.

Ildoitavoirseptouhuitansdeplusquelle,maisl’écoutecommesic’étaitellelechef.Iltraverselapièceetvientseplacerducôtéoùjesuisblessée.Ilporteunelongueurdetissuauxcouleursfanéesentresesdeuxmains,commeunberceau…ouunnœudcoulant.Impassible,ilattendlesinstructionsdelafille.

—Allonge-toisurledos,m’intime-t-elle.Lentement, j’étends les jambes. Jeme fais l’effet d’une proie, à exposer ainsi la peau demon

ventrealorsquetouslesdeuxsontdressésau-dessusdemoi.—Tusupportesbienladouleur?demandelafille.Surpriseparcettequestion,jepousseunpetitrirerauque.—Jem’amélioredejourenjour.Elle sourit, révélant ses dents du bonheur. Elle ramène ses cheveux derrière ses oreilles, puis

adresseunsignedetêteàCaleb,quinoueletissusousmonaissellepourbienmaintenirlemembre.Les dents serrées, jeme concentre surma respiration…Allons, s’ilsme voulaient dumal, ils ne

prendraientpaslapeinedemesoignerd’abord.Àmoinsqu’ilsnesoientcomplètementsadiques,mesouffleunepetitevoix,àquij’imposetoutdesuitelesilence.

Surunnouveauhochementde têteà l’attentiondeCaleb, la fille saisitmonbrasblessé,qu’elleabaissedoucement, tandisque luigarde le tissubien tendu.Déjà assailliepardespiquesbrûlantes,monépauleexploseetladouleurserépercuteduboutdemesdoigtsàmamâchoire.Moninfirmièreimproviséetireplusfortetilm’estsoudainimpossibledegarderpluslongtempslesilence:mescriss’élèvent dans l’air humide aumoment où elle tire un dernier coup pour remettremon épaule enplace,avecun«pop»quimefaitsombrerdansl’inconscience.

Jeme réveilleensursaut, le soufflecourtà la suited’unnouveaucauchemar.Cette fois,pasdegriffes,mais un scénario tout aussi terrifiant, qui faisait intervenir Bishop, du sang etmesmainscoupables.Afindecalmermarespirationhaletante,jecompteàreboursàpartirdecent,àunrythmelent et régulier.Unedouleur sourde, lancinante, a envahimon crâne. Ilme faut quelques secondespourcomprendreque jesuis toujoursdans lamêmepièce,dans le litétroit,mêmesi la luminositédécroît vite, comme je peux le constater aux rais pourpres qui pénètrent par les volets fendus etpoussiéreux.Jesoulèvemonépauleblesséed’unoudeuxcentimètres,justepourtester.

—Jeteledéconseille,melanceunevoixdepuisuncoinplongédansl’obscuritéàmadroite.Çarisquedefaireressortirl’os.Ilvatefalloirattendrequelquetempsavantdepouvoirbougerlebrascommeavant.

Jescrutelapiècedetouscôtésjusqu’àapercevoirCaleb,assisaufonddelapiècesurunechaiseenbois.Sonattitudedétendueest trompeuse,car ilaffiche l’expressionaffaméed’unprédateur.Unseulgestebrusquedemapart,etilbondiraitdesonsiègeavantquejenepuissebougerd’uncil,j’ensuisconvaincue.

—Tum’asfaitpeur,dis-je,triturantl’édredonusédontonm’arecouverte.Le jeunehommehausse lesépaulessanss’excuser.Sesyeuxbrillentd’une intelligencevivequi

m’inciteàlaprudence.—Ashcherchetoujoursquelqu’unàsauver,ajoute-t-ilaprèsunsilencetendu.Mais de quoi parle-t-il ? La faible lueur du soir plonge toute la pièce dans une pénombre qui

donnel’illusiond’êtredansunrêveousousl’eau…Moncauchemaraurait-ilprisuntourinattendu?Jecilleplusieursfoisetmepinceledosdelamain.

—Qu’est-ce…Jen’aipascompris,finis-jepardire.QuiestAsh?—Ashley,quiétaitlàtoutàl’heure.Son ton est impatient, mais je ne l’écoute qu’à moitié. À présent que je suis certaine d’être

réveillée, jeme demande si nous sommes seuls dans cettemaison, s’il représente unemenace, etj’évaluemeschancesd’arriveràlaporteavantlui…etoùm’enfuiràpartirdelà.

—Disdonc,lance-t-ild’untonsec.Tupourraisécouterquandjeteparle.Jem’efforcedemeconcentrer,pournepaslefâcher,ouentoutcaslemettreplusencolèrequ’il

ne l’estdéjà.Cependant, je sensmoiaussi lamoutardememonteraunez. Je répondssur lemêmeton:

—C’estcequejefais.—Ellecherchequelqu’unà sauver, répète-t-il. (Ilmedésigne,d’ungeste sansdoute répétédes

milliersdefois,qu’ilneremarquemêmeplus.)Mêmes’ilsn’envalentpaslapeine.Tant bien que mal, je me redresse sur le lit. Caleb m’observe sans esquisser le moindre

mouvementpourm’aider.—Qu’est-cequetuinsinues?Quejen’envauxpaslapeine?Encoreunefois,ilhausselesépaules,cequiestapparemmentsaréactionlaplusnaturelle.—Troptôtpourledire.(Ildonneunpetitcoupdepieddansunobjetquitraîneparterreet,pour

lapremièrefois,jeremarquemabesace.Enfin,celledeMark,sionveutêtrepointilleux.)J’aimeraissavoircommentilaatterrientretesmains.

—Jetel’aidéjàdit,jel’aitrouvé.—Oùça?—Prèsdelarivière.J’aiglissésurdespierresetjemesuisdéboîtél’épauleentraversant.Quand

jesuisenfinarrivéedel’autrecôté,j’aitrouvécesacsurlaberge,alorsjel’aipris.J’ignorepourquoijeluimens.Enrevanche,cequejesais,c’estqu’ilconnaîtMark,assezpourse

demanderpourquoijesuisenpossessiondesonsac.S’ildécouvrequej’aiblesséMark,peuimportelescirconstances,jenerépondspasdemasécurité.Avantdedécouvriràquietàquoij’aiaffaire,lemensongemeparaîtêtrelasolutionlaplussage.

—Situn’aspascroiséMark,quit’atabassée?—C’estarrivéavantquejetrouvelesac.J’airépondud’untonégal,jen’aipasdétournéleregard.Caleb m’observe dans les ombres qui s’allongent. Sans doute pense-t-il que son silence

m’obligeraàparler,quejevoudraitellementremplirlevidequejefiniraiparluirévélerdesdétailsque je pensais garder pour moi. Mais il ignore qui je suis. Je ne suis peut-être pas la reine dumensonge,maisquestionsilence,jesuisdepuislongtempspasséeexperte.J’écoutetoujourslesautresd’une oreille attentive et je garde profondément enfoui en moi ce qui doit l’être. Pour le jeu dusilence, je suis toujours prête. En général, c’est quand je me mets à parler, emportée par moncaractère,quetoutcommenceàsecompliquer.

— Et tu n’as vu personne aux alentours ? demande Caleb, une fois qu’il est clair que je nereprendraipaslaparole.

—Non.Etquic’est,d’abord,ceMark?demandé-jeenm’efforçantdegarderunevoixtranquille.Unamiàtoi?

—Uneconnaissance.L’expression de Caleb ne trahit rien,mais j’entends qu’il pèse sesmots autant quemoi. Notre

conversationmerappellelespremiersjourspassésavecBishop:j’évaluaischacunedemesparolesavantdelaprononcer.

—Ilestpartichasserquelquesjours,poursuit-il.Iln’estjamaisrevenu.—Franchement,jenepeuxpast’aider.(JetentededélogerMarkdemonesprit,denepaspenserà

sonexpressionquandilétaitsurmoi.)Jenel’aijamaisvu.Calebsaitquejechercheàleberner.Jelevoisdanslalueurdesesyeux,àsesdoigtsquiserrent

plus fort les accoudoirs, même s’il garde sa pose décontractée, affalé dans le fauteuil. Mais enl’absencedeMark,ilnepeutrienprouver,alorsjesoutienssonregardtandisquelesoleilseglissederrièrelamaisonetnousplongetousdeuxdansl’ombre.

Àunmoment,Calebs’éclipsependantlanuitetAshleyprendlarelève.Elleapportedel’eauetmela rationneenminusculesgorgées,pouréviterque jememetteàvomirenessayantde toutavalerd’uncoup.Ellem’offreaussiunpetitmorceaudelapin,grasetcoriace.

Àmonréveillematin,ellemesourit,contrairementàCaleb,ets’assoitauborddulit,lesjambesramenéessurlecôté.Elleressembleplusàunecompagnequ’àungarde,maisjen’ensuispasmoinsnerveuse.Elleporteàlaceintureunpoignarddebelletailleet,malgrésonexpressionamicale,jenedoutepasuninstantqu’ellesoitcapabledem’éventrerenunesecondesiellesesentmenacée.

—On t’a trouvéeévanouieaubordde la route,m’explique-t-elle. (Elleme tendunpetitboldemyrtillesetencoreunverred’eau.Jecroisquejepourraisboirependantunmoissansétanchermasoif.)Tun’asmêmepas faitdixpasaprèsavoirquittécettemaison,ajoute-t-elleavecunpetit rire

rauque,peu surprenant étantdonné savoixplutôt gravepourune fille.Cequi est sansdoute aussibien,sachantqueCalebadûteramenerjusqu’ici.

Calebquime transportealorsque je suis inconsciente…jen’aiaucuneenviedem’attarder surcetteimage!

—Onestoù,ici?ÀBirchTree?—C’estça.—C’estvousquim’observiez,toutcetemps?Jesuisrassuréed’apprendrequecen’étaitpasl’effetdemonimaginationetquemoninstinctde

survienedéraillepas.Ashleyhochelatête.—Onnecherchaitpasàt’effrayer,maisilfallaitqu’onsachesituétaisaccompagnéeetcequetu

faisais,avantdenousmontrer.—Vousêtesseulstouslesdeuxici?—Non,onfaitpartied’ungroupeplusimportant.MaisCalebasouventlabougeotte,explique-t-

elleavecunsourireindulgent.Ilaimebiens’éloignerdetempsentemps,alorsjelesuis.—Donccen’estpasdanscevillagequevousvivez?—Non.L’étéonoccupeuncampementenextérieur.Quandl’hiverarrive,ons’installedansune

ville,maispascelle-ci.Lanôtresetrouveplusprochedelarivière.(Elleétalelacouverturesurmesjambes.)Tupeuxveniravecnous,siçatechante,propose-t-elle.Dansnotrecamp.Siturestestouteseuledehors,turisquesdenepast’ensortir.

Jenesaistoujourspassijepeuxleurfaireconfiance,maisellen’apastort.Jamaisjenepourraisurvivreseule,surtoutdansmonétat.L’unionfaitlaforce,mêmesiondoutedesindividusauxquelsons’allie.

—O.K.,finis-jepardire.—Bien,répond-elleensepassantlescheveuxderrièrelesoreilles.Jeneconnaismêmepaston

nom,ajoute-t-elleavecunsourire.Commetel’aditCaleb,moi,c’estAshley,maisonm’appelleAsh.—JesuisIvy.—Enchantée, Ivy. (Ellemeserredoucement lamainpournepas réveiller ladouleurdansmes

doigts.)Sicen’estpasindiscret,d’oùviens-tu?Elledoitdiscerneruneexpressiondecraintesurmonvisage,carelleajouteaussitôt:—Tun’espasobligéed’enparler,situn’enaspasenvie.—Si,ellel’est,lacontreditCaleb,revenurôderàlaporte.Jeluilanceunregardnoir,qu’ilmeretourne.—J’aigrandiàWestfall,dis-je, lecœurserréàcesmots.C’estuneville,pastrèsloind’ici.Ils

m’ontexpulsée.Jenesaisplustropàquandçaremonte,exactement.Unesemaine,jedirais.AshleyjetteunregardencoinàCalebavantdereportersonattentionsurmoi.—Avez-vousdéjàentenduparlerdeWestfall?Ni l’unni l’autrenevientde là-bas, j’enmettrais lamainàcouper.Leursvisagesnemedisent

absolumentrien.—Oui,finitparrépondreCaleb.Maisnousn’avonsjamaiseulamalchancedenoustrouverlà-

bas.—Tuneconnaispascetteville,luirappelleAshley,désapprobatrice.—Jesaisqu’onjettedesfillesàpeineassezâgéespourseprendreencharge…ici.Songestedelamainenglobeplusquecettepiècepoussiéreuse,ilsemblecomprendrel’intégralité

dumondebrutalquisévitendehorsdecesmurs.IlpointeensuiteundoigtaccusateurversAsh.—Etjen’arrivepasàcroirequetudéfendescetendroit-là.Faceàmonregardinterrogateur,Ashleyexplique:

—Mesparentssontnéslà-bas.Àseizeans,mamèrearefuséd’épouserl’hommechoisipourelleetmonpère l’asuivie. Ilapréféréprendre le risquedevivreendehorsdeWestfall,plutôtqued’yrestersanselle.

Elleracontecettehistoireavecunefiertéunpeuéculée:ils’agitvisiblementdesoncontedeféespersonnel,oùsesparentstiennentlerôleprincipal.Unbrefinstant,monesprits’égare.Queseserait-ilpassé,siBishopm’avaitsuivie?Jemedéfaisdecetteidéeaussivitequepossible.Lavieestdéjàassezdouloureusesansquemonimaginationn’empirelasituation.

—Ettoi,Ivy?C’estpourçaaussiqu’ont’amisedehors?medemandeCaleb.Parcecequetuasrefuséd’épouserl’hommequ’ont’imposait?

Quelle réponse donner ? La vérité m’aiderait-elle ou serait-elle à mon désavantage ? Pourl’instant, il me semble plus facile de partir sur l’explication la plus évidente, celle qu’ilscomprendronttoutdesuite.

—Oui,dis-jeavecunpincementaucœurquimesurprend.Jusqu’ici, jenem’étaispasrenducomptequej’espérais,unefoismonanciennevieettoutesles

personnes qui l’ont peuplé derrière moi, que mon sacrifice me laisserait au moins libre d’êtrehonnête.Libredemettre finà touteuneviedemensonges,de faux-semblantsetde réflexionavantchaquemotprononcé.Jemesenssoudainépuisée : toutesces tromperiesm’ontcolléauxbasques,telleuneénormevalisequejen’arrivepasàposer.

Ashleym’avertitquenouspartironsdèsquejeseraiprête,puissedirigeverslaporte.—J’ailaisséunpeud’eaudanslasalledebains,melance-t-elleaumomentdesortirdelapièce,

si tu as envie de te rafraîchir un petit peu. (Elle jette un regard àmon débardeur crasseux.)On tetrouveradeshabitspropresenarrivantaucamp.

Quandenfinjemelèvedulit, jedoisétoufferungrognement.Toutmoncorpsmefaitmal,despiedsàlatête,commesij’avaisétérouéedecoups.Jesuissoulagéedeporterunpantalon:aumoinsjenevoispasl’étatdemesjambes.Lespectacledemesbras,couvertsd’égratignuressanglantesetdebleusviolacés,me suffit amplement.Quant àmon épaule,même si elle nepalpite plus dedouleurcommeavant, je la devine toujours enflée et sensible.Lesmâchoires serrées, jemedirige vers lasalledebains,situéedel’autrecôtéducouloir.Laportegrincesursescharnièresrouilléeslorsquejelarefermederrièremoi.

Bienentendu,iln’yapasl’eaucourante,maisAshm’aeneffetlaisséunbidonenéquilibresurlelavaboébréché.Au-dessus,lemiroirestfracassé,malgrétoutilsubsisteunpetitmorceauquicoupemonvisageendeuxquandjemeregardededans.C’estlapremièrefoisquejemevoisdepuismonexpulsion,etj’aidumalàappréhendertousleschangementssubisenàpeineplusd’unesemaine.Mesyeuxmeparaissentimmensesdansunvisagebrûléparlesoleil,constellédeterreetdesangséché.J’aitoujourslalèvreenfléedepuismonaffrontementavecMarketmonœildroitestaubeurrenoir.Destachesderousseursontapparuessurmonnezetmesjoues.Jesuisamaigrieetmespommettessontdésormaissaillantes.Jeparaisplusâgée,plusduredéjà.J’aiperdumesrondeurset ilneresteque le strict nécessaire. Je me reconnais à peine… ce qui n’est pas bien grave. Je ne suis plusl’adolescentequicroyaitensafamille,quiétaitl’épousedeBishop.C’estnaturelquemonapparences’altèreaumêmetitrequemonidentité.

Jen’arrivepasàimaginerqueWestfalls’élèveencoreàquelqueskilomètresd’ici.Encetinstantmême,deshabitantsachètentdelaconfitureaumarchéoudonnentàmangerauxcanardsdansleparc.Oncroiraitqu’ils’agitd’uneautrevie.Jefermelesyeuxetmagorgenouéeluttecontrelessanglots.J’agrippe les rebordsdu lavaboet lechagrinmonte, lessouvenirsaffluentderrièremespaupières.Westfall.Mafamille.Bishop.Jen’aipasenvied’ypenser,maisunefois laporteouvertedansmonesprit, je suis submergée par la crainte de ce qui peut se passer en mon absence : Callie est-elleparvenueàserapprocherdeBishop?Monpèrea-t-ilmisaupointunnouveauplanpouréliminerle

président Lattimer ? Bishop est-il en sécurité, et combien de temps peut-il le rester ? Autant dequestionsdont jen’obtiendrai jamais la réponse,et le simple faitdeme lesposerestunevéritabletorture.Jeveuxquetusoissainetsauf,songé-jetrèsfort,souhaitantqu’ilexisteunmoyenpourqueBishopm’entendemalgréladistancequinoussépare.Quetusoisfort.Quetusoisheureux…

Je rouvre les yeux et refoule ces pensées, mais quelques larmes m’échappent. Je remuelégèrement la tête pour les chasser, sans cesser deme répéter que le passé est derrièremoi. Ici etmaintenant,c’esttoutcequiimporte.

—Tuasbientôtfini?demandeCalebdepuislecouloir.Jesursaute.—Encoreuneminute.Jemeconcentresurmonsouffleetlemomentprésent:tenterdemedébarrasserunpeudetoute

cettecrasse.Mescheveuxsontcollésparlesangetlapoussière,formantdesnœudsquirisquentdes’avérer

indémêlables. Je n’y touche pas et saisis lemorceau d’étoffe grisâtre laissé par Ashley à côté dubidond’eaupourme frotter le visage et lesmains, dont j’enlève autant de saleté quepossible.Ausortirdelasalledebains,jemedéplacedefaçonunpeuplusaiséeetlesangcirculemieuxdansmesmuscles courbatus. Je ramasse mon sac dans la chambre avant de rejoindre mes nouveauxcompagnons,quiattendentdanslacuisineréduiteàsaplussimpleexpression.

—Jesuisprête.Ash,quiétaitassiseparterre,serelèveetattrapesonsacàdossurlatable.Calebsetientdéjààla

portedederrière,sansdouteagacéquej’aiemisaussilongtempsàmepréparer.JesuisAshleyetjelaisse claquer la porte-moustiquaire dansmon dos. Le soleilme réchauffe le visage,mes nariness’emplissentdel’odeurdeterreetd’herbessèchesquiimprègnel’air.Jedescendssurlaterrasseetjeplongetêtelapremièredansleprochainchapitredemavie.

Chapitre5

Nousnousdirigeonsvers l’ouest,cequisignifiequenousrepartonsvers la rivièreetannulonschacundespasquej’aieffectuésdans ladouleurcesderniers jours.Monvoyagevers l’estn’apaspourautantétéinutile:j’aiaumoinstrouvéd’autresêtreshumains,quim’ontautoriséeàmejoindreàeux.CalebmènelamarcheetAshleyaralenti l’allurepourmepermettredemeplacerentreeux.Étrangement,jenemesenspasencadréecommedutempsoùmonpèreetCallies’assuraientquejereste au milieu. Peut-être parce que je sens que Caleb ne serait que trop heureux de me voirdisparaîtrepourtoujours.

Nousmarchonsensilence,àpartunemélodiedequatrenotessiffléeenboucleparAsh.—Nomd’unchien,tuneveuxpasarrêterdenouscasserlesoreilles?finitparmaugréerCaleb.Ashsiffleencoreunefoisdesnotesstridentes,puiss’arrête.Jem’adresseàelle:—Vousêtesdelamêmefamille?Frèresetsœurs?Sijenedétecteaucuneressemblancephysiqueentreeux–l’uneestbruneethalée,l’autreblondà

lapeauclaire–,ilséchangentsurletonamour-hainepropreauxparentsproches.Caleb marmonne des paroles inintelligibles, mais Ash esquisse un geste de dénégation avant

d’ajouter:—Plusoumoins.D’unpointdevuetechnique,non.Jem’apprêteàdemandercequ’elleveutdireparlàquandCalebexplique:—Sonpèrem’atrouvé,errantaumilieudenullepart,quandj’avaisseptouhuitans.Ellevenait

denaître,dit-ilendésignantdupouceAshleysansseretournerverselle.—Alorscesonttesparentsquivousontélevétouslesdeux?demandé-jeàAsh.Revenueàmahauteur,ellepinceunpeuleslèvresavantderépondre:—Monpèreseulement.Mamèreestmorteàmanaissance.MêmeàWestfall,accouchern’estpassansrisque.Lesjeunesfemmesmeurentplussouventqu’on

ne veut bien le reconnaître, alors donner naissance en pleine nature… Le père d’Ashley devaitposséderunevolontédefer,pourparveniràfairesurvivreunnouveau-néprivédesamère.

—Ettonpèreestaucampement?Jecontourneunnid-de-pouleetheurtel’épauled’Ash.—Non,répond-elle,lesyeuxrivésausol.— Il est mort, dit Caleb d’une voix calme, mais les muscles crispés. L’année dernière, d’une

infectionàlajambe.—Oh,jesuisdésolée…dis-jeaussitôtàAshley.

—Tun’yespourrien, lâcheCaleb,cequiestsansdoutelarépliquelaplusgentillequ’ilm’aitadresséejusqu’ici.

—Alorscommeça,tuestouteseule?Calebs’arrête,sibrusquementquejemanquedeluirentrerdedans.—Jesuislà.Ellen’estpastouteseule.—Jenevoulaispasdire…—Oh,fiche-luilapaix,intervientAsh.Sansménagement,elleenfonce ledoigtentre lesomoplatesdeCaleb.Unefoisqu’ilse remetà

marcher,Ashleylèvelesyeuxauciel,cequimefaitsourire.Jen’aipasdûétirerleslèvresdepuisuneéternité:lasensationm’estunpeuétrangère,commesij’apprenaisunenouvellelangue.

—Tuasquoi,seizeans?medemandeAsh.C’esttoujoursl’âgeauquelonsemarie,là-bas?—Oui.(Jeneregardepaslevertdesarbres.Jenepensepasaucourantdelarivière.)Bientôtdix-

sept.Etvous,vousavezquelâge?Ashleysembleavoirquelquesannéesdeplusquemoi,maisdifficilededirecombien.Ellea la

peautannéedeceuxquipassentleursjournéesàl’extérieur,etsoncorpsesttoutenmuscles.Avecunhaussementd’épaules,ellerépond:

—Dix-septoudix-huit.Onnefaitpastrèsattentionaupassagedesannées.Calebricaneetajoute:—Pasdegâteauxd’anniversaireetdebougies,parici.—Jeterassure,mafamillen’étaitpasportéesurlesfêtesd’anniversairenonplus,luidis-je.Nousn’atteignonslecampementqu’auboutdeplusieursheures.Nousaurionspuyparvenirplus

vite,maisAshnousafaitarrêter toutes les trenteminutespourmedonnerunpeud’eauetdequoigrignoter.JesentaisqueceshaltesforcéesimpatientaientCaleb,maisils’estcontentédepousserdelongs soupirs, adossé à un arbre quelconque, et d’attendre qu’Ash et moi nous relevions pourrepartir.

J’entends le camp avant de le voir. L’agitation humaine, les voix qui portent dans l’air chaudparaissent déplacées dans lemonde du silence auquel jeme suis accoutumée. La veille encore, jedésespéraisd’entendreànouveaulesond’unevoix,maisàprésentquejesuisavecAshetCaleb,lebrouhahaproduitparunecommunautébienplusimportantem’effraie.Jesenslesbattementsdemoncœuraccélérer.LorsqueAshmeposeunemaindansledospourm’inciteràavancer,jem’aperçoisquejemesuispresquearrêtée.

—Çavaaller,m’assure-t-elle.Tunecrainsrien,ici,jetelepromets.J’aimerais la croire. Pourtant,même si ses intentions sont bonnes, elle n’est pas enmesure de

garantirmasécurité.QuimeditqueMarkn’estpasrevenu?Ilapeut-êtredéjàserviauxhabitantsducampsaversiondenotreaffrontement.Entrenousdeux,quiAshetCalebcroiraient-ils?

Au sommet d’une petite butte, le camp apparaît devant nous, à proximité de la rivière.Dix oudouzetentesauxcouleursvariées,faitesdematériauxdivers.Jedistingueaussiungrandpotagerettoutunréseaudefilsàlingeaccrochésentrelesarbresquibordentl’undescôtésducampement.Leshabitantss’affairent,évitant lesquelquesenfantsquicourententre les tentes.Cettescènemesemblepaisible, absolument pasmenaçante… ce quime rend encore plusméfiante, comme s’il s’agissaitd’uneillusiondestinéeàdissimulerlenoyaupourriàl’intérieur.

—Pourquoivousêtreinstallésici,plutôtquedansuneville?Jenesuispasencoreprêteàdescendrelabutte.—Quelques-unsd’entrenousrestentenville,maislaplupartpréfèrentlegrandair.J’aimebien

cetteliberté.Jeneraffolepasdesespacesconfinés,meditAsh.—C’estmoinsdangereux,lâcheCaleb,àquiAshleylanceunregardréprobateur.Toutlemonde

n’estpasaussisympaquenous,danslecoin.(Jeluijetteuncoupd’œil,maisnedécèleaucunetrace

d’ironiesursonvisage.)Onpréfèreresterengroupe,pourpouvoirnousdéfendrelesunslesautresetnousdisperseraubesoin.

—Arrêtedeluifairepeur!serécrieAshley.—Je n’ai pas peur, la détrompé-je. Je nem’attendais pas que la vie dehors ne soit qu’un long

fleuvetranquille.Calebmelanceunregardqui,pourlapremièrefois,estdépourvudesoupçons.—Allons-y,dit-il.Onvat’installer.Nousentamonsladescente,maisAshs’attardeunpeuàcôtédemoi:—Tupeuxveniravecmoi,dansmatente,souffle-t-elle.Siçatedit.—Onpeutluitrouverunetenteàelle,répliqueCalebsansseretourner.Maparole,ilal’ouïefine!—Jesaisbien,rétorqueAshavantdeseretournerversmoi.Maissitun’aspasenvied’êtreseule,

moi,jen’auraisriencontreunpeudecompagnie.—Avecplaisir.Çapeutêtrechouetted’avoiraumoinsunvisageamiàproximitédanscettemassed’inconnus.—Génial…marmonneCaleb.Bientôt,vousallezpasservosjournéesàvoustresserlescheveux

etàparlergarçons.Ashnerelèvepascecommentairedésagréable,alorsjel’imite.Elleestvisiblementhabituéeaux

répliquesacerbesdeCalebetjecommenceàmedirequ’ilestbourru,maispasméchant.Entoutcas,pasavecAsh.

Ànotreentréedanslecamp,desrésidentss’arrêtentpourdonneràCalebdesclaquesdansledosetàAshunebrèveaccolade.Leursregardssurmoisontcurieux,maispaspourautanthostiles,ettoutlemondesembleestimerquesijemetrouveenleurcompagnie,jesuislabienvenue.Laprésentationn’ariendeformel,maisj’entendsAshmurmurermonnomdetempsàautreauxpersonnesqu’ellesalue,alorsj’adressedessignesdetêteetdepetitssouriresenretour.Cettesoudaineattentionestunpeuétouffante,et jepousseun légersoupir lorsqueAshreferme laportede la tentederrièrenous.Finis,touscesregardsrivéssurmoi,seullebruitducampnousparvientencore.

Ashs’estdéjàmiseautravail:elleréaménagel’espacepourmepermettredem’installerdanslapartiegauchedel’abri.

—Calebaunlitdecampenrab,melancemanouvellecolocatairepar-dessussonépaule.Ilvavenirtel’apporter,etpourlescouvertures,j’aicequ’ilfaut.(Elleseretournepourm’observer.)Jevaisdemander à la ronde s’il y aurait desvêtementspour toi.Lesmiensnevontpas t’aller.Tu eslargementplusgrandeet…tuvois…

Desmains,elletraceuneformedesablieretcegestemerappelletellementCalliequeleslarmesmemontent aux yeux avant que je ne puisse les arrêter. J’inspire à fond et lève la tête jusqu’à cequ’ellessoientparties.Commentpuis-jedétestermasœuretl’aimertoutautant?

—Çava?demandeAsh.Jemeforceàluisourire.—Oui.Ellen’insistepas,cedontjeluisuisreconnaissante.Jenesauraispasquoiluiraconter.Ellemelaisseseuleuninstant,sansdoutepourallerrassemblerquelquesvêtements.Pasfâchéede

cemomentdesolitude,j’enprofitepourmefamiliariseraveclatente,quiformeunepiècedetaillecorrecte.Àdroitesetrouveunlitdecampoùs’entassentcouverturesetoreillers,etàcôté,unecaisseenbois faitofficede tabledechevet :unepetite lanterneetquelques livresysontposés.Contre laparoidederrièreest installéeunemallequicontientsansdouteleshabitsd’Ash.Lesolestcouvertd’unetrèsvieilletoileciréeet,dechaquecôté,depetitesfenêtresàrabatlaissententrerunpeud’air.Iln’yaguèrededécoration,àpartunecarteabîméedesanciensÉtats-Unisaufonddelatente.Jem’en

approcheetmemetsàeffleurerlefragilepapierdesdoigts.Jedécouvredepetitsrepèresinscritssurcertainsendroitsdelacarte,maisaucuneindicationsurleursens.

—Tuastrouvénotrecarte,remarqueAshderrièremoi,cequimefaitmeretournerd’uncoup.Désolée,jenevoulaispastesurprendre.

—Cen’estpasgrave,dis-jeavantdereportermonattentionsurledocument.Àquoivoussert-elle?

—C’étaitcelledemonpère. Ildemandait toujoursauxgensdepassaged’où ilsvenaient,etengardait la trace. (Elle s’avance et désigne des points dans ce qui était autrefois l’État deVirginie.)Nous avons eu plusieurs groupes de là-bas. Le gouvernement y était plus centralisé mais,apparemment,trèsrépressif.Lesmigrantspartaientchercherplusdeliberté.(Elledéplacesondoigtsurlacarte,jusqu’àlaCalifornie.)Ilyadeuxans,onaeudumondequivenaitcarrémentdelacôteOuest.Unepopulation assez importante serait regroupée là-bas, près de l’emplacement d’unevilleautrefoisnomméeSanDiego.D’aprèseux,c’étaitbien.Ilssontrestésavecnoustoutl’hiveravantderepartir.Ilstraversaientlecontinentd’unocéanàl’autre.

Ashsourit,maismoi,moncœursefendàsesparoles.—Quoi?demande-t-elle,perplexe.Qu’est-cequinevapas?—Rien. (Jem’éclaircis la voix.)Rien du tout. J’ai connuquelqu’un, àWestfall, qui a toujours

rêvédevoirl’océan.(Jereposelesyeuxsurlacarte,cherchantn’importequoipourfocalisermonattentionailleurs.)Tuasdéjàenvisagédepartir?D’explorerlerestedesterres?

—Monpèren’ajamaisvoulu.Ilestimaitplussagederesterdansdeslieuxconnus,oùonsavaitpouvoirtrouverdesvivres.Selonlui,c’étaituntropgrandrisquedepartir.Ilrefusaitdefairequoiquecesoitquinousmetteendangerplusquenécessaire,Calebetmoi.

L’envieprudentederrièresesmotsestperceptible,alorsjel’encourage:—Mais?—Mais… reprend-elle avec un haussement d’épaules. Je n’aurais rien contre aller explorer le

pays,unjouroul’autre.(Ellemetendlebolqu’elletientenmain.)Allez,tuferaismieuxdemangertantquec’estchaud.(Ondiraitduragoût.)Onmangebeaucoupdelapin,fait-elleavecunsourireunpeucontrit.

—Çasentsuperbon,luidis-je,sincère.Bienmeilleurqueleslézardsetl’écorce.Ellem’aaussiapportéunetranchedepainsombreetdense.Unefoisquej’aiengloutiletout,je

doisrésisteràl’enviedelécherl’assiette.—Tupeuxenreprendre,meditAshley.Maisavant,tuvoudraispeut-êtrechangerdevêtements?

Ettelaver?Àcesmots,jemerendscomptequetoutmedémange,ducrânejusqu’auxorteils.Jedoisavoirde

la saleté et du sang séché incrustés sur la moindre parcelle de mon corps. Je n’ose même pasimaginermonodeur.

—Oui,bonneidée.Ashm’emmène à la rivière. Le soleil commence à se coucher et l’animation dans le camp est

désormaisréduiteàunbruitdefondtranquille:toutlemondeseprépareàdîner.Nouslongeonslecoursd’eauennouséloignantunpeuducamp,puisAshmemontreunendroitoùlabergeestplaneetrégulièreetoùl’eaucouledoucement.

—C’estlàqu’onselave,m’informe-t-elle.Ilparaîtqu’àWestfall,vousavezl’eaucourante.Ici,cen’estpaslegrandluxe.

— Ce n’est pas grave. La rivière, ça me va. Du moment que je me débarrasse de toute cettecrasse…(Jejettedesregardshésitantsautourdemoi.)Etsiquelqu’unvient?

—Leshommeslongentlarivièredansl’autresens,donctun’aspasàt’inquiéterd’êtreépiée.

Incertaine, je reste plantée où je suis, mais Ash ne semble pas partager mes réserves. Cinqsecondesplustard,elleaôtétoussesvêtementsets’ébrouedanslecoursd’eauenunentremêlementdemembresbrunisparlesoleil.Ellemefaitpenseràunjeunechien,avecsesgrandsyeuxhonnêtesetsachaleurcommunicative.

—Ah,j’aiunsavondansmonsac,situveuxbienl’attraper,melance-t-elle.Jemedisqu’iln’yarienàcraindre.Jenesuispasgênéequ’Ashleymevoienue–aprèstout,nous

sommestouteslesdeuxdesfilles–maisjemesenssoudainplusvulnérable.Malgrétout,j’appréciedequittermeshabitssalesetmalodorants.JeleslaisseentassurlariveavantderejoindreAshdansl’eau,dontlatiédeurmesurprend.

Le savon, rugueux, gratte autant qu’il nettoie, mais je frotte tout de même fort, tout à coupimpatientedemedébarrasserdelamoindretracedesueur,desangetdepoussière.Jeplongelatêtesousl’eaupoursavonneraussimescheveuxemmêlés.

—Désolée,dis-jeenpassantàmacompagnecequirestedubloc.J’enaiutilisépasmal.—Onenaenréserve,merassureAsh,quis’interromptetdésignemonavant-bras.Commenttu

t’esfaitcescicatrices?—J’aiétémordueparunchien.Jem’attendsqu’ellemeréclamedesdétails,j’hésitedéjàentreluirévélerlavéritéouinventerune

nouvelleversiondecettehistoire.Maisellesecontentedehocherlatêteetlèveunejambe.—Moi,j’aiétémordueparunchiensauvagequandj’étaispetite,déclare-t-elleenpassantlamain

surunecicatricequ’elleporteàlacuisse.Calebl’adescendu.(Ellebaisselajambeettournelebrasgauchedansmadirection,afinquejedistinguetoutunréseaudefinesmarquessursonbiceps.)Etça,c’étaitunpuma,ilyadeuxans.J’enaiunpaquetd’autres.Jesuiscouvertedecicatrices,conclut-elleavecunrire.

—Jen’aiquecelles-là,dis-jeeneffleurantlesmiennesdudoigt.Elles ne me dérangent pas autant qu’avant, pas depuis que Bishop a changé ma façon de les

regarder.Etauvudupeuderéactiond’Ashley,jemerendscompteque,pourelle,lescicatricesfontsimplement partie des choses qui arrivent. Elles neme définissent pas. Plusmaintenant. Quand jerelèvelesyeux,Ashestentraindem’examiner,têtepenchée.

—Qu’ya-t-il?Ànouveauintimidée,jem’enfoncedansl’eau.—Tuasleregardtriste.À la peine qui transparaît dans sa voix, je comprends soudain ce qui inquiète Caleb dans le

tempéramentd’Ash.L’empathienedoitsansdoutepasmenertrèsloin,parici.—Pasautantqu’ilyaquelquesjours,dis-jed’untonaussilégerquepossible.Pourtant,Ashleynesouritpas.—Sijamaistuasenvied’enparler…Jecoupecourt:—C’estgentil.Jevaissortir,jecommenceàavoirfroid.Ashaemportédanssonsacdesserviettesetdesvêtementsderechangepourtouteslesdeux.Le

pantalonqu’ellem’aprisestunpetitpeucourt,maisjelerelèveàmi-molletetleproblèmeestréglé.Ledébardeurtisséàlamainabeauêtreusé,ilsentlepropreetmevacommeungant.

Quandnous retournonsaucamp, la fuméedansedans l’airdu soiretAshmedésigneun feuàl’écartdestentes.

—Allons-y.Onpeutdéposernotre lingesaleà la tenteetallernousasseoiravec lesautres.Tun’espasforcéedeleurparlersitun’enaspasenvie,ajoute-t-elleenmeregardantducoindel’œil.

— C’est juste que ça fait beaucoup à encaisser d’un coup, c’est tout, dis-je avec un sourirereconnaissant.

Je relève la tête et hume la senteur fraîche de l’herbe au bord de l’eau et celle plus âcre de lafumée. Les étoiles commencent à se lever, paillettes lointaines éparpillées dans le ciel couleurlavande.Leseulélémentdetoutmonmondequimeparaîtvaguementfamilier.

—C’estcommevivreunrêvedontonneseréveillejamais.—Çaal’airplutôthorrible,réponddoucementAshley.—Pasvraimenthorrible,non.(Jenesaispasbiencommentl’expliquer.ÀpartBishop,cequej’ai

laisséderrièremoin’avaitriend’exaltant.)Justetrèsétrange.AshvaretrouverCalebautourdufeuetlepousseducoudepourquenousnousentassionstousles

troissurlacouverture.Ilm’adresseunbrefsigne,cequis’apparentesansdoutechezluiàunsalutamical. Je relève les genoux pour poser la tête dessus et passer les bras autour des jambes. Il y aquelquessemainesencore,untelfeunousauraitfaittranspirer,maisparcetemps,aveccepetitgoûtd’automnequiplanedans l’air une fois le soleil couché, les flammesnousbaignentd’une chaleuragréable. À présent que jeme tiens immobile, la lassitudeme gagne, et je me demande si je mesentiraiunjourànouveaupleined’énergie.

JeremarquequechaquenouvelarrivantsalueCalebavantdes’installerautourdufeu.—C’estCaleblechef?Je prends bien garde de poser cette question à Ashley quand l’intéressé est occupé à parler à

quelqu’und’autre.—Iln’yapasde leader, ici,merépond-elle.Onn’estpasàWestfall.Mais lesautresrespectent

son opinion, comme ils respectaient celle demon père. Chacun a le droit de prendre ses propresdécisions,dumomentqu’ilnenuitpasaugroupe.

Jehochelatêtecommesijecomprenais,mêmes’ilestdifficilepourmoid’imaginerunendroitoùchacundemesgestes importantsn’estpasdictéparquelqu’und’autre.ÀWestfall, lahiérarchieétaitclairementdéfinie:leprésidentLattimer,monpère,Callie,Bishop…etenfin,moi,toujoursladernièreàavoirlaparole.MêmesiBishopnerespectaitpascesrègles-là,auxyeuxdetoutlemonde,j’étaisquandmêmeaubasdel’échelle.Ilvamefalloirdutempspourm’habitueràprendreseuledesdécisions,influencéesuniquementparmesdésirsetnonparcequ’onattenddemoioucequed’autrespersonnesestimentplussagedefaire.

Jefaiscourirmonregardsurlecercledevisages,dontaucunnem’estfamilier,mêmesijemedoutequequelques-unsd’entreeuxaumoinsdoiventvenirdeWestfall.JenevoisniMarknilesdeuxhommesexpulsésenmêmetempsque lui. Ilssont les troisseulsàavoirétécondamnésaprèsmonmariage,cequisignifiequepersonneicinepeutcontrediremapetitehistoiresurlesraisonsdemonexpulsion.Unjour,peut-être,jemesentiraiassezensécuritépourdévoilerlavéritéàAsh.Maispourl’instant,ceseraitprendreuntropgrandrisque.Jeluidemande:

—Ilssontlàdepuislongtemps,leshabitantsducampement?— Ça dépend, me répond-elle. (Elle est occupée à couper une pomme, dont elle me tend un

quartier.) Certains étaient là avant ma naissance, d’autres sont originaires deWestfall, et d’autresencoreviennentd’ailleurs.

Mon regard tombe sur un couple assez âgé, assis à côté de nous, et si l’hommem’adresse unsouriresympathique,lafemmesecontentedemefixer.J’aibeaudétournerlesyeux,jesenstoujourslessienssurmoi.Toutbas,jedemandeàAshdequiils’agit.

—Quiça?fait-elleenregardantàmadroite.Ah,Elizabeth.Elleaussi,ellevientdeWestfall.Justeàcemoment-là,Elizabethmelance:—TuesuneWestfall,toi!Jefaisminedenepasavoirentendu.Lecœurprèsd’exploserdansmapoitrine,jegardelesyeux

rivéssurlesflammes.J’entendsunfroissementdetissu,puislespiedsd’Elizabethquiserapprochentdansl’herbe.Autourdenous,lesvoixsesonttues.

—TueslafilledeJustinWestfall.Laplusjeune.Ashmedévisageetjecroisesonregard.—IvyWestfall?chuchote-t-elle.Incapabledeparler,jeconfirmed’unsignedetête.—Elledevaitépouserlefilsduprésident,annonceElizabeth.Aussitôt,jetournelatêteverselle.Sielleestaucourant,c’estqu’elleaétémisedehorsilyadeux

outroisansàpeine.— C’est pour cette raison qu’ils t’ont expulsée ? demande Caleb à ma gauche. Parce que tu

refusaisdetemarieraveclui?D’unevoixdure,jeréponds:—Jetel’aidéjàdit.Tunet’ensouvienspas?—Si,maistuasomistonnomdefamilleetl’identitédetonfuturmari.—Quelleimportance?Sesyeuxbrillentàlalueurdufeutandisqu’ilmescrute.Jesensmoncôtétéméraireseréveiller,

dansl’attentequeCalebmepousseàdirequelquechosequejenepourraipasretirer.J’espèreunpeuqu’illefera.

Je sursaute en sentantunemain surma tête,me retournebien tropvite etmanquede renverserElizabeth,quis’estaccroupieàcôtédemoi.Encoreunefois,elletendlamainpourmecaresserlescheveux.C’estungestedoux–maternel,j’imagine.

—Oh,mabravepetite…dit-elledoucement.Quelcourage!Ellemeprenddans sesbrasetm’embrasse sur la joue. Jediscerne le sourired’Ash, ferme les

yeux et me laisse aller à cette étreinte avec une inconnue. À présent, je connais la réponse. Sim’appeler IvyWestfall constitue ici un avantage, alors peut-être mon père m’a-t-il légué quelquechosed’utile,enfindecompte.

QuejesoisdevenueuneLattimern’estqu’unsecretsupplémentaireàgarder.

Chapitre6

J’aibeauavoirdéjàpassécinqjoursdanslatented’Ash,jesuisencoreembrouilléechaquefoisquej’ouvrelesyeux.L’espaced’uneseconde,monespritrépertorielespossibilités: lachambredemonenfance,notrelit,àBishopetmoi,lesolduretleshautesherbes,lamaisonvidedeBirchTree?Enfin,ils’arrêteàlabonne.Ettouslesmatins,lorsquejemerappelleoùjesuis,lasouffranceéclatecommesijevenaisderecevoiruncoupdepoingenpleincœur.

Quandj’étaispetite,notrevoisineaperdusonfilsdesixans.Ilaétéemportéparlagrippelorsd’unmois de janvier particulièrement rude. Tous lesmatins de cet hiver au ciel d’un bleu glacé,encoreaulit,jel’entendaishurlersonchagrin.Chaqueleverdesoleilrouvraitsablessure.Àprésent,jecomprends: lesommeilpermetd’oublier,mais ladouleurseréveilleà l’aube, insoutenable,carpendant un bref instant, on ne se rappelle pas qu’on a souffert. Et qu’y a-t-il de plus cruel que dedevoir subir un tel supplice jour après jour, sans fin ? Je ne peux pas empêcher la peine de mesubmerger, mais je refuse de m’attarder sur ce que j’ai perdu… et surtout qui. Je n’espère pasretrouvercequinemerevientpas.Jenemedispas«unjourpeut-être»,mais«jamais»,etj’essaiedemeconvaincreque ladouleur finirapars’atténuer.Avec le temps,elles’estomperapour laisserplaceàlamélancolie.

Aujourd’hui,Ashestdéjàpartie,maisellealaisséunboldebaiesfraîchesetunmorceaudepaindemaïsàcôtédemonlit.Ellem’apportetoujourslepetit-déjeuner,quejesoisréveilléeounon.Ellemesaluetouslesmatinsavecunsourireetdesyeuxbrillants.Elleestsansdoutelapersonnelaplusgentille et la plus ouverte que j’ai jamais connue. Pas étonnant que Caleb monte la garde autourd’elle,inquietqu’ellepâtissedesontropboncaractère.J’aimeraisbienpouvoirêtrehonnêteavecelleetluiracontercequim’estvraimentarrivé,surtoutquand,tardlesoir,ellemeparledesonenfance,desonchagrind’avoirvumourirsonpère,desapeurdeperdreaussiCaleb.Maisj’ignores’ilexisteune limite à sa bonté. Peut-être son affection pour moi s’arrêterait-elle là où commence monallégeanceàBishopLattimer.

Jem’habillesanscesserdemanger.Aucoursdesderniersjours,Ashestparvenueàrassemblerunnombrerespectabledevêtementspourmoi,etmêmeunesecondepairedechaussures.Jedémêlemescheveuxàl’aidedelabrossequenouspartageonsetlesnoueenunequeue-de-cheval.Cematin,nousparticiponsàlalessiveàlarivière,tâchequin’enchanteguèreAsh,puisqu’ellemel’aannoncéavecunfroncementdenez.Toutefois,elleapromisquedemainseraitplus intéressant : jepourrai,parexemple,apprendreàtendredespiègesavecCaleb.Passerunejournéeentièreensacompagnie

ne me ravit pas, mais savoir attraper autre chose que des lézards, c’est une compétence quim’intéresse.

Même si l’automne s’approche sur la pointe des pieds, la température ne reflète pas encore cechangement,etl’airestdéjàlourdaumomentoùjesorsdelatente.Jem’arrêtepourétirermonbrasindemnebienau-dessusde la tête. Jeneme senspas encore à l’aise, ici, et peut-êtrene le serai-jejamaisvraiment.Aussibien,jenemesentiraiplusjamaischezmoinullepart.Malgrétout,j’apprendsdoucementàconnaître les rythmesde lavieaucampement : tout lemondesecalesur la luneet lesoleil, les tâches sont réparties en fonction de ce qui a besoin d’être fait plutôt que du sexe despersonnesqui lesaccomplissent,etchacunestacceptéauseindugroupe tantqu’ilnecausepasdeproblème et sait se débrouiller. C’est une vie plus difficile que celle que j’ai connue mais, parbeaucoupd’aspects,elleestaussipluslibre.

La tente de Caleb se trouve juste à côté de la nôtre, et lorsque je passe devant, je l’entendséchanger des propos véhéments avec un autre homme. Je m’approche, pas exactement pourespionner,maispousséeparlacuriosité.

—C’estcequ’ellenousaraconté,ditCaleb.—Ehbienellement,répondsoninterlocuteur.Avant quemon cerveaunemette unvisage sur cette voix, la porte de la tente s’ouvre et jeme

retrouveunenouvellefoisfaceàMarkLaird.Jerecule,trébuchantàmoitié,etnousnoustoisons.J’ail’impressiond’êtreramenéeunedizaine

dejoursenarrière,auborddelarivière,àpartquecettefois,Marknesouritpas.Sonvisageetsescheveuxsont toujours saleset tachésde sangséché.Sa tempeestviolacée.Enbaissant lesyeux, jevoisqueseschaussettessontdéchirées,etsonétatpitoyablemeprocureunesatisfactionbrutale.Unpeu tard, je remarque qu’il serre sa besace dans lamain. Calebme l’a prise quand nous sommesarrivésaucampement,ildisaitvouloirlarestitueràsonpropriétaires’ilréapparaissait.Marklèvelesacetlesecouedansmadirection.

—Tuluiasditquetul’avaistrouvé?—Oui,dis-je,soutenantsonregard.Etc’estvrai.CalebsortàsontourdelatenteetsonregardpassedeMarkàmoi.—D’aprèslui,tun’auraispastrouvésonsacdelamanièrequetunousasracontée,Ivy.Ilnem’accusepasouvertement,paspour l’instant. Il estplacéàégaledistancedenousdeuxet

donnel’impressiondenepasprendreparti.Oualors,ilsouhaitepouvoirvites’interposeraucasoùladiscussiondégénère.

— Ivy, répèteMark d’un ton sournois.Alors, tu lui as donné ton nom ? (Là, son sourire ruséréapparaît.)Tonnomcomplet?

Jesensunpoidstomberdansmonestomacetmoncœursemetàtambourinerdansmapoitrine.MaisMark a oublié que moi aussi, je sais des choses sur lui, des détails que Caleb ignore, j’enmettraislamainàcouper.Jeréplique:

—Est-cequeCalebsaitpourquoituasétéexpulsé?Markpinceleslèvresenunefineligneblanche.—Vousvousconnaissez?s’étonneCaleb,lessourcilssoudainfroncés.—DeWestfall,répondLairdsansmequitterdesyeux.Jepensequ’Ivyetmoi,onabesoind’avoir

unepetitediscussionenprivé,conclut-il.D’instinct,jeveuxdirenonetluienvoyermonpoingdanslafigure,maisnouspouvonstousles

deuxoffriràl’autrecedontilabesoin:lesilence.—Qu’est-cequetuendis,Ivy?medemandeCaleb.—C’estbon,dis-je,leregardtoujoursbraquésurMark.Auboutd’uninstant,Calebhochelatête.

—Trèsbien.Si l’undevousabesoindemoi, jesuisdansma tente. (Il s’interromptpournousregarder tour à tour.) Ce serait mieux pour tout le monde que vous trouviez une façon de vousentendre.

Jene suispasenchantéeà l’idéede faireentrerMark làoù jedorsavecAsh,maisnousavonsbesoind’êtreàl’abridesoreillesindiscrètes,etilesthorsdequestionquejesorteducampementensacompagnie.Jetournelestalonsetjepénètredansmatenteenlelaissantboiteràmasuite.Jemeplace toutaubout,maisquand le rabatse refermederrière lui,Markmesemblequandmêmebientropprès.Ilfautenfinirleplusvitepossible.Jecommence:

—Alorscommeça,tuneleurasjamaisexpliquépourquoituétaislà.—Non,répond-ilenregardanttoutautourdelui.Toutcommetun’asjamaisrévélél’identitéde

tonmari.Ilfinitparposerlesyeuxsurmoi.—Jen’aipasditquej’étaismariée.—Pasbête,sachantdequiils’agit.Ilavanced’unpasetjerecule.—Net’approchepasdemoi.Marklèvelesdeuxmainsetlâcheunpetitrire,commesij’exagéraiscomplètement–commes’il

n’avaitpastentédemevioleretdemetuerilyadixjours.—Onveuttouslesdeuxresterici,non?—C’estça,oui.—Alorssionneditrien,iln’yapasderaisondes’inquiéter.—Tuneméritespasd’êtreici,pasaprèscequetuasfait.LesyeuxdeMarksefontencoreplusfroids,debleupâleilspassentàbleuglacier.—Parcequetoi,si?—Jen’aipasvioléunepetitefille,luirappelé-je.—Parleplusbas!Jechuchotepourajouter:—Jen’aipastuéunefemmeincapabledesedéfendre.—Bof,elleétaitdéjàpresquemorte.Qu’est-cequ’onenaàfaire?—Tumedégoûtes.—Peut-être,maistunevauxpasmieux,répond-ilenagitantledoigtcommesij’étaisuneenfant

désobéissante.TuasépouséunLattimer.Jem’apprêteàprotester,maisilm’arrêted’ungesteetsiffle:— Et ne commence pas à m’embobiner en me racontant que tu étais obligée. J’ai très bien

remarquélafaçondonttuleregardaisl’autrefois,danslesbois.Jel’aivutetenirlamain.Etjeseraiplusqu’heureuxderépandrelabonnenouvelle.(Ildésignetoutlecampavantdepoursuivre:)Ici,destas de gens reprochent aux Lattimer tout ce qui cloche dans leur vie. Pour eux, ce que tu as faitéquivautàlapiredestrahisons.

Monestomac se tordquand je comprendsque j’ai laissépasserma chanced’être honnête avecCalebetAshetdeleurdévoilercequejesaissurMark.Maintenantqu’ilestderetour,jenepeuxpasrisquerdelemettreencolère,delepousseràrévélerlavéritésurmarelationavecBishop.Alorsjeravalelabouledepeuretderegretslogéedansmagorge.Jeparviensàarticuler:

—Bien.Tunedisrien,etjenedirairien.Etresteloindemoi.—Jesavaisbienqu’onparviendraitàs’entendre,conclutMark.(Aprèsm’avoirtournéledos,il

jetteuncoupd’œilpar-dessussonépaule,lesyeuxemplisd’unejoiecomplicequimedonneenviedevomir.)Aprèstout,onn’estpassidifférents,Ivy.

J’aienviedemejetersurluietdeluigrifferlevisage,d’attraperunepierreetdelefrapperdenouveau.Etcettefois,jen’arrêteraipasavantqu’ilsoitmort.

—Onn’arienencommun,luidis-je.— Vraiment ? lance-t-il avec un sourire arrogant qui commence à être un véritable sujet de

cauchemarpourmoi.Pourtant,tum’asl’airaussidéterminéequemoiàsauvertapeau.Ilpartetlerabatdelatenteserefermederrièreluiavantquejenepuissetrouveruneréponse.

—Essaieencoreunefois,meditCaleb.Passifortaveclecouteau.(Ilmeprendlepoignetetlefaitlégèrementpivoterafinquelalameseprésentedebiais.)C’estplusfacilepourséparerlaviandedelapeau.

J’ignore le filet de sueur qui coule sur mon visage et le soleil qui tape sur mon cou incliné,brûlantcommeuneflamme.

—Commeça?Jedétachelapeaudulapinmort,pasaussiproprementqueCalebouAsh,maismieuxquelorsde

mondernieressai.—Tut’améliores,commenteCalebenmerécompensantd’undemi-sourire.Assisesousunarbrenonloindelà,Ashjetteunrameauàlatêtedesonfrèred’adoption.—C’estbientôtfini,cetteleçon?Jevaisfinirparmeliquéfiersurplace.Calebluirenvoieleboutdebois,quil’atteintenpleinmilieudufront.—Tuesàl’ombre,luirappelle-t-il,avantdeseretournerversmoietlelapin.Termine.—Chef,oui,chef.AshéclatederireetCaleb,dontlesourires’efface,medemande:—Tuasenvied’apprendre,ouiounon?—Oui,désolée.Je tente de relâchermes épaules, crispées depuis le temps que je suis penchée au-dessus de la

petitecarcasse.Unefoisquej’aiachevémontravail,jesoumetslapeauàl’inspectiondeCaleb.—J’aivumieux,commence-t-ilavantdemedonnerunpetitcoupd’épaule.J’aivupire,aussi.Toutecontente,jeluisourisetlanceunregardentenduàAsh.—Attention,Caleb,s’exclame-t-elle,horrifiée.Tutetransformesenunvraitendre!L’intéressé saisit le lapin dépecé, sans oublier la demi-douzaine dont il s’est occupé en

m’attendant,et les fourredanssonsac.Je rendssoncouteauàAshetnousnousdirigeons tous lestroisvers la rivièresansavoirànousconsulter.Noussommesmortsdesoif.Aumomentoùnouscroisonsquelquespersonnesquis’affairentdanslepotager,unhommeparmieuxnousdemande:

—Combiendeprises,aujourd’hui?—Sept,répondCaleb.Notreinterlocuteur,quis’appelleAndrew,oupeut-êtreAlbert,souritetcommente:—Pasmal.(Iltournesonregardversmoi.)Alors,ilt’apprendlesbases?—Ilessaie!—Ellesedéfendpastropmal,l’informeCaleb.Avecunhochementdetêteapprobateur,Andrew(ouAlbert)s’appuiesursabinette.—Riend’étonnant.UnefilledeJustinWestfallapprendsûrementtoutàlavitessedel’éclair.C’est

quelqu’un,tonpapa.Jemeremémoremonpèreassisdanslasalledutribunal,quimeregardemefairetraînerhorsde

lapiècepourêtreexpulsée,etquin’apasditunmotpourmedéfendre.Luiquisouhaitaitmevoirtuerungarçoninnocent,quej’aimais.

—Oui.—Iladûenprendreunsacrécoup,avectonexpulsion.

—Oui,répété-je,lavoixbasseetrauque.Je n’arrive pas à trouver d’autres mots, mais mon interlocuteur se contente d’un nouveau

mouvementdetête.—Jesuisétonnéqu’ilnet’aitpassuivi.Je baisse les yeux et memords l’intérieur de la joue pourm’empêcher de pleurer. Le regard

perçantdeCalebsurmanuquedénudéemebrûleautantquelesoleil.—Allez,meditAshenmeprenantparlebras.Onvaàlarivière,précise-t-elleàl’homme.Nous

laverlesmains,çaneserapasduluxe.Jelalaissemeguider,poseunpieddevantl’autreetfaisminedenepassentirlesyeuxdeCaleb,

toujoursrivéssurmoi.

Jem’efforced’êtreaussidiscrètequ’unesourisensuivantCalebetAshdanslesboismais,tousles trois ouquatrepas, je casseunebranchette.Caleb finit par se retourner versmoi, exaspéré. Jechuchote:

—Désolée.—Pas…un…mot!articule-t-il,lesmâchoiresserrées.Je comprends alors qu’il ne s’agit pas simplement d’un exercice.Nous sommes sur la piste de

quelque chose, oude quelqu’un, qui représente un réel danger.Nous étions en train de rebroussercheminverslecampaprèsavoirposéunedemi-douzainedepièges,quandCalebasoudainchangédedirection,marmonnantqu’ilsuivaitunepiste.Ilétaitleseulcapabledelavoiret,surlemoment,jen’y ai pas accordé beaucoup d’attention. Je me suis simplement dit qu’il poursuivait la leçon dechasse,bienquejenerepèreaucundessignesqueluirelevait,mêmeenécarquillantlesyeuxjusqu’àavoirmal.J’auraisdûremarquerqu’Ashsefaisaitdeplusenplussilencieuseàmesurequenousnousenfoncionsdanslesarbres,quesesépaulesseraidissaientetqu’ellen’éloignaitjamaislamaindesoncouteau.

Àprésentquejefais toutpourmemontrerplusprudente, jemeretrouveunpeuàla traîne,medéplaçant avec le plus de légèreté possible sur un sol qui me paraît soudain jonché d’obstacles,entreposéslàexprès,j’ensuiscertaine,pouranéantirtousmesefforts.J’entendsdesmurmuresplusloindevantnousetjerelèvelatêted’uncoupsansfaireunpasdeplus.Calebs’accroupit,imitéparAsh,dontjesuisaussitôtl’exemple.Nousnousdissimulonstouslestroisderrièrequelquesbuissonsbas.Jemedévisselecoupourdistinguerdeuxhommesassisdansunepetiteclairière.L’und’euxestentraindedessinerdanslaterreàl’aided’unbâton.

—Voilà,dit-il, traçantunecroix.Onentrerapar là,unefois lanuit tombée.Onprendautantdevivresquepossible,touteslesarmesqu’onpeuttrouver,etondécampefissa.

—Mêmesionattendlemilieudelanuit,répondsoncompagnon,ilyauradumonde.—Danscecas,onleurrègleleurcompte.Que va déciderCaleb ?Est-ce qu’il augmentera le nombre de sentinelles autour du camp cette

nuit ? Ou alors, déplacera-t-il les réserves de nourriture ? Pendant que jem’interrogeais, il s’estéloignédenous.Étonnée,jeleregardeappelerAshd’unrapidegestedelamain.Ellehochelatête,m’indiquederesteroùjesuis,puispartdansladirectionopposéeàcelledesonfrèred’adoption,melaissantseule.

Jesuissurprisequelesintrusn’entendentpaslesbattementsassourdissantsdemoncœurdepuislaclairière.J’aimalauxcuisses,maisjen’osepaschangerdeposition.J’aibeausavoirparoùestpartiCaleb et scruter les arbres, je ne détecte aucun signe de lui. Si seulement mes deux compagnonsm’avaientfaitpartdeleurplan,jemesentiraisunpeumieux!Sanscompterquej’ignorecombiendetempsmonattentevadureretdequellemanièreréagirsijamaisleshommesmedécouvrent…

Celuiquitientlebâtons’arrêtetoutàcoupdeparleretlèveundoigtpourimposerlesilenceàson

acolyte.Jeretiensmonsouffleetjememetsàregardersurleurgauche,commesic’étaientmesyeuxquiavaientattiréleurattentionetquelesdétournerallaitrésoudreleproblème.Tousdeuxselèvent,etl’unsetourneversmacachette.Suis-jerepérée?Est-ilplusaviséderestersurplaceoudeprendrelafuite?Chacundemesmusclessetend,jesuisprêteàbondirsijamaisletypeapproche.Maisavantqu’ilnepuisseesquisserunpas,quelquechosesiffleparmilesarbresetl’hommes’effondreàterre,uncarreaud’arbalètefichédansl’œil.J’étouffeuncri,lesjambessoudainencoton.Jedoisposerunemainausolpourconservermonéquilibreetmesdoigtss’enfoncentdanslaterretiède.

Auloin,j’entendslavoixdeCaleb,maisimpossiblededistinguerlesmotsqu’ilprononce–jenepeuxdétourner lesyeuxdumort.L’autrehommereculeen trébuchant,affolé :sonregardnecessed’alleretvenirentrelecadavreetlebois.Iltientunobjetquiressembleàuneépéemaisneparaîtpassavoirversoùdirigersonattaque.IlsetourneverslesondelavoixdeCalebet,àcetinstantprécis,Ashjaillitdesarbresderrièrelui.Elleluiplantesonpoignardàlabaseducrâneetleressortavantmêmequelecorpsn’aittouchéterre.

J’ailesoreillesquisifflent,lesoufflesaccadé,commesijevenaisderecevoiruncoupsurlatêteouquej’avaisétéasphyxiéesousuneépaissecouverture:lessonsmeparviennentétouffésetdistants.Puis,toutdoucement,ilsredeviennentdistincts–lelégerbourdonnementdesabeillesivresdepollen,legargouillisdusangquisortdelabouchedelavictime,Ash,lecraquementdespasdeCalebdanslebois.Jetombeàquatrepattes,lescheveuxdevantlesyeux,cequidissimuleunpeulecarnageàmavue.Ashleysetiententrelesdeuxcorps,lesangdégoulinantdesoncouteau,levisagedur,dépourvude remords. Caleb émerge des arbres sur ma droite, il tient son arbalète d’une façon presquedésinvolte.

—Çava?Sansattendremaréponse,ilmecontournepourallerrejoindreAshdanslaclairière.Ilextraitson

carreaudel’orbitedumortavecunhorriblebruitdesuccionquimemetlecœurauborddeslèvres.Etmoiquimecroyaisendurcie!Unepartdemoi-mêmeétaitrestéeàl’abri,mêmedel’autrecôtédelabarrière,protégéedecequisepassevraimentquandlemondes’écroule.

Jem’aidedemesbraspourmereleveretjepénètreàmontourdanslaclairièred’unpastitubant.Occupéeàessuyersoncouteausurlepantalondel’hommeétenduàsespieds,Ashmejetteuncoupd’œil.Sonexpressionestdouce,maisjen’ylisaucuneexcuse.Elleestloinderessembleràungentilchiot, maintenant. Elle est aussi rapide et efficace pour donner la mort que je l’avais imaginé lepremier jour, lorsque j’avais aperçu le poignard accroché à sa ceinture. Un frisson me parcourtl’échine quand je pense à ce qu’elle aurait pu me faire à Birch Tree, si j’avais représenté unequelconquemenaceaulieud’êtreàmoitiémorte.

—Ceux-là,vousaveztrouvéqu’ilsnevalaientpaslapeined’êtresauvés.Jetirecetteconclusiond’unevoixhautperchéeettremblotante,commesij’allaisêtreprised’un

fourireouéclaterensanglotsd’uninstantàl’autre.Calebmedévisage.—Ici,onnedonnepasdanslasecondechance.Pasavecdestypescommeça.Tuteprotègestoiet

cequit’appartientd’emblée,cariln’yaurasansdoutepasdenouvelleoccasion.Situperdsdutempsàposerdesquestions,àchercherlapetitebêtealorsquetuconnaisdéjàlesréponses,c’esttoiquiypasses.

Jefaissignequej’aicompris,meforceàregarderlescorps,lesangquiimbibelaterreendeshalosrougesombreautourdeleurtête.L’airestchargédel’odeurmétalliquedelamort.Commemel’a dit Bishop, le monde dans lequel nous vivons est brutal, et nous fuyons la réalité en nousdissimulant derrière la normalité, par peur d’affronter la vérité. Au moins, ici, personne ne faitsemblant.Calebm’avaitprévenuequelavieendehorsdesfrontièresdeWestfallétaitdangereuse,etmaintenant, je l’ai constaté de mes propres yeux. Personne n’enrobe la réalité ou ne tente de meconvaincrequelemondeestmeilleurquenelelaissentvoirlesapparences.Quelquepart,jemesens

soulagée:l’honnêtetérendcetteviolencesommetouteplussupportablequecellequisedrapedansdesrobesdemariéeetdesprocès.

—Etmaintenant,demandé-je,carrantlesépaules.Onlesenterre?—Non,répondAshavecunregardàCaleb.C’est tropdeboulot,etonse trouveassez loindu

camppourquelesprédateursattirésparlescadavresnenousposentpasdeproblème.—O.K.Mavoixarecouvrésontimbrehabituel,safermeté.Jedésignelecouteaudanslamaind’Ash.—Ilvam’enfalloirun.Etdesleçonspourapprendreàlemanier.

Chaque après-midi, Ashley m’entraîne au maniement du couteau. Par chance, elle s’avère unprofesseurbeaucouppluspatientquesonfrèreadoptif.J’apprendsviteàtenirl’armecommeilfautetàlaplanter,maisquandils’agitdelalancer,c’estunetoutautrehistoire.Aprèsdesjoursdepratique,jenesuis toujourspasparvenueàatteindre l’arbreprochede la rivièrequenousvisons,etencoremoins lecœurdeciblepeintsur l’écorce.Àcestade,Calebm’auraitsansdouteachevéeavecmoncouteau,justepours’épargnerunecrisedenerfs.

Encoreunefois,monpoignardvoledanslesairspourallers’écraserausoletrebondir.Avecuncridefrustration,jem’exclame:

—Jenevaisjamaisyarriver!—Mais si,mais si, répondAsh avant de sortir sonpropre couteaud’un rapidemouvement de

poignetetdel’envoyersansunbruitenpleincœurdelacible.—C’estça,faistamaligne,dis-jeenm’avançantversl’arbrepourramassermonarme.—Soispatiente,tuvasyarriver.Tuledois.Parfois,iln’yapasmoyendes’approcher,alorstues

obligéedelancer.—Jedoisviseroù,exactement?—Paslecœur,répondAshsurletondelaconversation.Atteindrepilelebonendroit,c’esttrop

difficile. Tu risques de heurter une côte et de ne pas causer de blessures profondes. (Elle serre lepoingpourleposersoussapoitrine,danslecreuxquiséparelescôtes.)Ici.Situatteinstonennemiàcetendroit, il tombe.Ilnemourrapeut-êtrepasaussivite,maisiln’auraplusassezd’énergiepourlutter.

—Çat’estsouventarrivédedevoirlefaire?luidemandé-je,lesyeuxrivéssurletronc.Tuerdesgens?

Ashleyarrachesoncouteaudelacible.—Pasmal,répond-elle.C’estcommeça.Depuis l’autre jour, chaque fois que je ferme les paupières le soir, je revois ces hommes qui

meurentdesmainsdeCalebetd’Ash,commeunfilmprojetédansmatête.Jeneressensnihorreurnipeur, mais je prends conscience que la vie s’ingénie à tourner en rond. J’ai refusé d’assassinerBishop, j’ai lâché la pierre plutôt que de tuer Mark, et malgré tout ce monde va sans doute metransformerentueuse.Sijeveuxsurvivre,jedoisécouterAsh,apprendreàmedéfendre.Ilnefaudrapasquej’hésiteàappliquerlesleçonsqu’ellemedispense.

— Les hommes qu’on a tués l’autre jour… commence Ashley, comme si elle lisait dans mespensées.C’estdecettemanièrequemonpèreestmort.

—Jecroyaisquec’étaitàcaused’uneinfection?—Oui,maisellevenaitd’uneblessure,parcequ’ils’étaitfaitpoignarderàlajambe.Onaessayé

delaguérir,mais…Jeme souviens de l’expression sans remords d’Ash, de samanière d’enfoncer la lamedans la

nuquedel’hommesansmontrerlamoindrehésitation.—Cesontdestypesdecegenre,quil’avaientblessé?

—Oui,maisilsétaientplusnombreux,souffle-t-elled’unevoixunpeutremblante.Onafaituneerreur.Onnelesapastuésdèsqu’onaconnuleursintentions,etmonpèreenapayéleprix.

—Jesuissurprisequevousnem’ayezpasabattuedèsquevousm’avezaperçue,dis-je.C’estsansdoutecequevoulaitCaleb.

—Non.Enrevanche,ilauraitvoulutelaisser.Moi,j’airefusé.—Pourquoi?Ashhausselesépaules,lesyeuxrivéssurlecouteauqu’elletient.—D’aprèsCaleb,tucherchaisquelqu’unàsauver,dis-je,prudente.C’estàcausedetonpère?Ashleyrelèvedesyeuxbrillantsdelarmescontenues.—J’aifaitunepromesseàmonpèresursonlitdemort.Ilavaittoujoursaffirméquesuivrema

mèredansl’inconnu,sauverCaleb,m’élever…c’étaitcedontilétait leplusfier.J’aitoutfaitpourl’aider, mais rien n’a marché. (Elle jette son couteau avec force vers l’arbre et il se plante dansl’écorce jusqu’à la garde.) Alors c’est vrai qu’après son décès, j’essayais sans doute de trouverquelqu’un à aider, à sauver même. Je cherchais à accomplir une action louable pour honorer samémoire,carilafaittantdechosesbiendanssavie…Alorsquandjet’aivueévanouiesurlaroute,àmoitiémorte… (Elle dégage ses cheveux de devant ses yeux et essuie une larme du revers de lamain.)J’aipenséàmonpèreetjemesuisditquejenepouvaispast’abandonneràtonsort.

—Sanstoi,j’yseraisrestée.J’étaisalléeaussiloinquepossibletouteseule.—Personnenepeuts’entirerseulici,Ivy,répondAshavantdesourire.Àpartpeut-êtreCaleb.—Ilestunpeuinhumain,parfois,dis-jesurlemêmetonamusé.—Netelaissepasavoir.C’estunduràcuire,maispasautantqu’illelaisseparaître.—Ilnerateraitpascesatanéarbre,lui,marmonné-je.Ashmepasselebrasautourdesépaules.—C’estsûr.Maisaudébut,iln’yarrivaitpas,quoiqu’ilendise.(Ellerefermesamainlibresurla

mienne,autourdumanchedemonpoignard.)Etmaintenant,onarrêtedetraînasseretonlance.

Àpeineplusd’unmoisaprèsmonarrivéeaucampement,mapromessedemeteniràl’écartdeMarketdemetairepartenfumée.Jesuisrestéeoccupée:j’aiaidéaupotager,faitleslessivesàlarivièreavecAsh, j’aiapprisàpister legibieretàposerdespiègesavecCaleb. Il semontred’unepatienceétonnante,sachantquemonépauleencoreenvoiedeguérisonralentitmonapprentissage.Àprésent,jesuiscapablededépeceretdeviderunlapinouunécureuilpresqueaussivitequ’Ashley.Jem’habitueàmavieici.J’acceptelanouvelleIvy,quiapourplusprochefamilleAshetCaleb.C’estuneaffectionprudente,dugenrequinemeferapastropmalsielleprendfin,maisc’esttoutdemêmequelquechose.

Àmonavis,lebonheurnefaitpaspartiedemondestin,maisjepourraitrèsbienmecontenterdecetteexistence.Leseulproblème,c’estMark.Àchaquesecondequipasse,lepacteétabliavecluimepèseunpeuplussurl’estomac,commeunecargaisondepierrescoupantes.Jemedisquejenefaisriendemal.J’aiassurémasécuritéetMarkestbienobligédeseconformeràlamoraledugroupepour y rester, alors il ne s’en prend à personne.Mais je n’y crois pas.Chaque fois que je le voisautourdufeulesoir,entraindepartagerunragoûtavecsonvoisinouderireàuneplaisanteriedeCaleb, j’aienviedevomir.Savéritablenaturemesauteauvisage,et lamienneaussi…Moiquiaiéchangémapropresécuritécontrecelled’unvioleuretd’unassassin.LesparolesdeCaleb,selonquiilnefautpaslaisserauxautresunesecondechancedevousatteindre,mereviennentenmémoire,etjesaisquecejour-là,auborddelarivière,j’aicommisuneerreur.

Noussommesendébutd’après-midi,aumilieudumoisdeseptembre,etjereviensd’unbainàlarivière.Jetordsmescheveuxpourlesessorersanscesserdemarcher.Nousvivonslesderniersjoursdel’étéindien:lecielestbleuetuniformecommeunpanneaudeverre,traverséseulementdenuages

étirésquiflottentdanslabriselégère.Àprésent,lescouverturesnesontpasdetropdurantlanuit,etd’aprèsAshley,nouspartironsnousinstallerenvilled’iciquelquessemaines.Jeseraitristedequitterlecamp.ToutcommeAsh,jemesuishabituéeàvivreaugrandair.

LatentedeMarkestassezéloignéedelanôtre,maisjepassedevantchaquefoisquejesorsducampementet,malgrémoi,j’yjettetoujoursuncoupd’œil.S’ilestrarequejel’aperçoivedurantlajournée, aujourd’hui, c’est le cas. Assis devant sa tente, il tient une petite fille sur les genoux. Ill’entoureentièrementdesesbrasetl’aideàfabriquerunefigurineàl’aidedeboutsdebois.

Jem’arrête net et jeme fige. Je sensmon pouls accélérer, battre plus fort contremes tempes.CommesilapuissanceduchocquesusciteenmoicettescèneavaitalertéMark,ilrelèvelesyeuxetm’adresseunsouriretranquille,avantdeseremettreàparleràlapetitefille.Jelaissetomberletasdevêtements sales que je portais.La fillette sursaute quand jem’accroupis à côté d’eux et donneuneclaquesurlesbrasdeMarkpourqu’illalâche.

—Rentreàlamaison,dis-jeàlapetited’unevoixrauque.(Jesembleauborddeslarmes,maiscequejeressens,c’estunerageahurissante.)Varetrouvertamaman.

Lesyeuxécarquillés,elleseretourneversMark.C’estdemoiqu’elleapeur.Demoi.J’enriraissilasituationn’étaitpasaussiterrifiante.

—Vas-y!Cettefoisj’aihausséleton,etellefilesansdemandersonreste.Ellevasansdouteraconteràsa

mèrequ’uneméchantegrandefilleluiacriédessus.Jem’enfichebien,dumomentqu’elles’éloignedelui.

—Etbien,faitLairdsansessayerdemasquersonhilarité,cen’étaitpastrèsgentildetapart.Désormais,jeporteunpoignarddansunfourreauaccrochéàmaceinture.Ilressemblebeaucoup

à celui qu’a utilisé Ash pour tuer l’homme dans la clairière.Mes doigts trouvent lemanche sansmêmeque j’aiebesoind’ypenser.EncoreunréflexeacquisavecCaleb.Trop tard,Markremarquemonmouvement et son sourire se fige sur sonvisage. Jene tirepas le couteau.Pas encore. Ilmesuffitdevoirsesyeuxs’agrandiravantdeseplisseretlaveinedesoncousemettreàbattreplusfort.Ilmesuffitdesavoirqu’ilapeur.

Toujoursbaisséeàcôtédelui,jeluidemanded’unevoixdouce:—Tutesouviensdecejour,àlarivière?Tuterappellesquejet’ailaissévivre?Il neme répondpas. Je sens la colère irradier de lui, comme la chaleur d’un four contremon

visage.Ilnesupportepasl’idéequej’aieremportécecombat,quemoncorpsnesoitpasentraindepourrirsurlariveetquejepuisseluijetermavictoireàlafigure.

—Sijetevoisneserait-cequeparleràunautreenfant,oumêmeenregarderun,jetermineraicequej’aicommencécejour-là,saleenfoirédepervers.

C’est la première fois que je tiens de tels propos. Lorsque jem’emporte, je suis incapable decontrôler ma langue et je dis ce que je pense, mais pas de cette façon. Je n’avais jamaismenacépersonne auparavant. C’est comme si, depuis le retour de Mark, il y avait un ballon en train degonflerdansmapoitrine,merendantlarespirationdeplusenplusdifficile.Aujourd’hui,ilaenfinéclaté,et l’airemplitànouveaupleinementmespoumons.Jeressensl’enviedémentedericanerdetriomphe.Markregardemamain,monpoignard,puismoi.

—Tuneleferaispas,dit-il,recouvrantsavoix.Parcequejevaistoutleurdiresurtoi.Quitues.Qui tuaimes. (Sesyeuxpétillent.Jecomprendsqu’unenfantpuisses’y tromper ; il fautunebonnedose d’expérience pour reconnaître le mal qui se tapit dans ses iris bleus.) Ils ne feront qu’unebouchéedetoi.

— Je ne crois pas, non. Ce sont des gens bien. En tout cas, bien meilleurs que toi. Mais peuimporte.Mêmesituasraison,jem’enfiche,çavaudralecoup.Rienquedeteplantercecouteaudans

les côtes.De te regardermourir lepremier. (Cequ’il distingue surmonvisagedoit le convaincrequ’ilestpréférabledesetaire.Jemerelèveetletoisedetoutemahauteur.)Tunemefaispaspeur.

Ce n’est pas l’exacte vérité,mais c’est lemieux que je parvienne à exprimer. Je suis toujourseffrayée par Laird – je serais bien bête de ne pas l’être.Mais désormais, ce n’est pas assez pourm’arrêteroumeréduireausilence.

Markmarmonnedans sa barbe,mais ses paroles n’ont aucune importance. Il n’osepas croisermonregardet ilcourbeledos.Jenesuispasassezidiotepourcroirequec’enestfini,maisçanem’empêchepasdesavourermavictoire:j’airemportécettemanche.

Jemedétournedeluipuisjem’éloignelatêtehauteetlecœurbattant,lamaintoujoursposéesurmonpoignard.

Chapitre7

—Bon,tuavaisraison.C’estvraimentlacorvéequejedétesteleplus,dis-jejusteavantderejeterunechemisefraîchementrincéesurlapilequigranditauborddelarivière.

—Ilt’enafallu,dutemps,pourlereconnaître!—Jeluidonnaissachance.L’expressionqu’arboreAshmesoufflecequ’ellepensedecetteidée.—Moi,j’aitoujourseuhorreurdeça,déclare-t-elle.Elleestdansl’eaujusqu’auxgenoux,entraindefrotterunesalopetteavecdusavon.—Aumoins,cen’estqu’unefoisparsemaine,dis-je.Jefroncelessourcils,contrariéeàlavuedemesdoigtsrougis.—C’estquandmêmetrop.Jepréféreraisêtreàlachasse,entraindejardiner,oun’importequoi

d’autre.J’attrapeunenouvellechemisesurlamontagnedelingesalequi,heureusement,s’amenuiseetje

soupire:—Moiaussi.—Tantmieux,intervientCaleb,parcequec’estcequ’onfaitdemain.Onpartàlachasse.—C’est vrai ? demandeAsh en relevant la tête.On va vraiment chasser ? Pas juste poser des

collets?—Vraiment.Lamainenvisièrepourmeprotégerdusoleilcouchant,jelèvelesyeuxverslui.Ilm’adresseun

signedetêteetsouritàAsh,quil’asperged’eau.—Tunousaides?Calebreculed’unpasetévitesanspeinel’attaque.—Oh,non.Jeparsmepromener.J’adresseun regardcompliceàAshavantde retourneràma tâche, luttantpourdissimulermon

sourire.D’aprèsAshley,quandCaleb«partsepromener»,c’estqu’ilvaretrouverunefille.—Quiestl’heureuseélue,cettesemaine?demande-t-elle,espiègle.—Depuisquandçateregarde?répliquesonfrère.Restezensemblecesoir,touteslesdeux.—Ahbon?Tucomptesêtrepartijusqu’aumatin?demandeAshd’untonparfaitementinnocent.Cettefois,jesuisincapablederetenirunrireetCalebpointeundoigtversmoi.—Faisgaffe.

Ashexploseàsontouretnousétouffonstouteslesdeuxnotrefourirederrièrenospoingsferméssurdesvêtementsmouillés.

—Paspossible!souffleCaleb.Vousêtesvraimentpitoyables.Ilcommenceàs’éloignerlorsquejeluilance:—Amuse-toibien!—Pasdebébés!ajouteAshdanssondos.Sans prendre la peine de se retourner, Caleb nous gratifie d’un geste vulgaire par-dessus son

épaule.Unefoisnotrecalmeretrouvé,jedemandeàAsh,curieuse:—Alors,c’estqui,cettesemaine?—Jenesuispascertaine.Peut-êtreLaurel.Jenemetspasencoreunnomsurtouslesvisagesdanslecamp,maisjecroisvoirquiestLaurel:

unepetiteblondeausourireencoin.—Elleestjolie,dis-je,essorantunpantalon.Tucroisqu’ill’aimebien?Ashlèvelesyeuxauciel.—Vasavoir!Illesaimetoutesbien.Ànouveaugagnéeparlerire,j’attrapeladernièrechemisedelapile.—Allez,onapresquefini.—Enfin!approuveAsh.Ettoi?—Commentça,moi?—Tuavaisquelqu’unàWestfall?Ungarçon?Moncœurfaitunsoubresautdansmapoitrineetjesecouelatête,espérantquelesoleilcouchant

aideàdissimulerlerosequimemonteauxjoues.—Celuiquetudevaisépouser,lefilsduprésident,tuleconnaissais?Jemeconcentresurlachemiseàfrotter,lesyeuxrivéssurlapiècedecotondélavé.—Non,pasvraiment.—Comments’appelait-il?Jefermelesyeuxavantdesouffler:—Bishop.C’est étrange comme deux syllabes peuvent faire plus mal qu’une épaule luxée, couper plus

profondqu’uneentailledontlesangcouleàflots.—C’estpascommun,commeprénom.—C’estvrai.(Jelaregarde,maiselles’acharneàbattreunpantalon.)Jecroisquec’étaitlenom

dejeunefilledesamère.—MonpèreparlaitparfoisduprésidentdeWestfall.Çadevaitêtre legrand-pèredecefameux

Bishop,àl’époque.(Dureversdelamain,ellechassedelamoussesavonneusedesonfront.)Tuasbienfaitderefuserdel’épouser.IlestsansdouteaussiignoblequelerestedesLattimer.

Jem’éloigned’elled’unpaschancelant.—Jevaiscommenceràétendrelelinge.J’ailagorgesiserréequejeparviensàpeineàparler.Deslarmessontprisesdansmescils.Jeme

souviensdutempsoùjerevenaisàlamaisonpourtrouverBishopentraindefairelalessive.Quandnousl’étendionstouslesdeuxdanslejardin.Ilnes’estjamaismontréignoble.Pasuneseulefois.Etpourtant,jenepeuxledéfendre,nimêmesimplementparlerdelui.

Quelques jours plus tard, jemonte la garde lorsque Caleb vientme trouver. La nuit, on postetoujoursquelquessentinellesautourducamp.Deuxoutroissemainesaprèsmonarrivée,monnomaété ajouté à la liste des veilleurs – sans doute une fois queCaleb a estiméqu’onpouvaitme faire

confiance. J’adore et je déteste à la fois ces moments. J’ai beau apprécier Ash, c’est agréable depasserquelquesheures touteseuledans lenoir.Mais justement, touteseuledans lenoir,avecpouruniquecompagnielesombresetlafraîcheurduclairdelune,j’aitropdetempspourpenser.Etaprèsma conversation avec Ashley à la rivière, mon esprit se tourne forcément vers Bishop, le vertincroyable de ses yeux, son vrai sourire – celui que j’ai gagné avec le temps –, ses longs doigtseffleurantunephotographiedel’océan.Soncœurbonetpatient.Jesuisàpeuprèsparvenueàfaireunecroixsurmonpère,Callie,Westfalletmonenfance.Bishop, lui, refusede resterdans laboîteprévuepourlui,s’enéchappesanscesseetdemandeàêtrevu.

Cesoir,jen’arrêtepasderevoirsonvisagelanuitoùilaaffirméqu’ilmefaisaitconfiance.Oùilm’a tenue dans ses bras et laissée pleurer ma mère morte, sa main chaude posée sur ma nuque.J’exhaleunsouffletremblotant,puispresselespaumesavecforcesurmesyeuxclospoureffacersonimage.Lorsquelejourviendraoùjenemerappelleraiplusexactementàquoiilressemblait,oùjenemefigureraipluschaqueexpressiondesonvisage,j’ignores’ils’agirad’unimmensesoulagementoud’unenouvelleformedetorture.

—Tuvasbien?Dansunsursaut, j’ôte lesmainsdemesyeuxet jemeretourne,manquantdeheurterCaleb,qui

s’estaccroupiàcôtédemoi.Illèvelesbrasdansungested’apaisement,unpetitsourireauxlèvres.—Désolé,jenecherchaispasàt’effrayer.—Alorsarrêtedemesurprendrecommeça!dis-je,utilisantlacolèrepourmasquermapeur.—C’estnoté,ditCalebavantdemetendreunegourde.Tiens,Ashnevoulaitpasquetuaiessoif.Aulieuderepartiràl’intérieurducamp,ils’assoitàcôtédemoi.Jenesuispashabituéeàceque

Caleb veuille passer du temps enma compagnie.En général, nous échangeons seulement lors desleçonsdesurviequ’ilmedonneouquandAshsetrouveavecnous.Cechangementsoudainmerendnerveuse, même si je n’en suis pas mécontente pour autant. Mais son regard sur moi est pesant,commeungrandéclairagedansl’obscurité.

—Quoi?finis-jepardemander.Àlalueurdelalune,depetitesétoilesargentéesseformentdanssesyeux.—Tuasdessecrets,observe-t-il.Je n’avais pas tort d’être nerveuse. Mon rythme cardiaque s’accélère, mais je maîtrise ma

respiration. Je m’apprête à nier, puis m’arrête au dernier moment : Caleb n’est pas du genre àaccepterunmensonge,surtoutvenantdemoi.

—Toutlemondeadessecrets.—C’estvrai.Au loin, unebranche craque et nous tendons tous les deux l’oreille vers le bruit,mais cen’est

rien.Sansdouteunanimalquichasse.Jemeréjouisdecetteinterruption…tropvite.Calebnecomptepasselaisserdistraire.

—MaisunepartiedetessecretsconcerneMarkLaird,poursuit-il.Danslaterreàcôtédemoi,jedessineuncercleàl’aided’unbâton,puisjecommenceàl’emplir

detraits.—Pourquoitudisça?—Jet’aivue,Ivy.Sansreleverlatête,jedemande:—Tuvasvuquoi?—Lamainsurtonpoignard.(Unepause.)Etl’enviedetuersurtonvisage.Là,jecroiseleregarddeCaleb.J’ignoraisqu’ilavaitassistéàlascène.Pourtant,saprésencene

m’auraitsansdoutepasarrêtée.Surlemoment,riennel’auraitpu.Maisç’auraitétébonàsavoir.

—Jemesouviensdesbleusqu’ilyavaitsurtonbrasquandont’atrouvée,reprendCaleb.Jesaiscequedonnentdesmarquesdedoigts.

Jehausselesépaulesd’unairdésinvolte.—Commetul’asdéjàdit,çapeutêtredurdanscemonde.Touteseule.—Qu’est-cequ’ilafait?demande-t-ild’untoncalme.Etqu’est-cequ’ilsaitsurtoi?J’aivraimentenviede lui raconter,de toutdireàquelqu’un.De libérermessecretspourqu’ils

disparaissentdanslevent.Maisj’aifaitconfianceàmonpèreetàCallie,etvoilàlerésultat.Euxquiétaientdemonpropresang,ilsn’onteuaucunproblèmeàseséparerdemoi.PourquoiCaleb,Ash,ouuneautrepersonnerencontréecesdernièressemainessecomporteraient-ilsdifféremment?Alorsjeserrelesdentsetjesecouelatête.

—Quies-tu?poursuitCaleb.(Monsangnefaitqu’untouretmoncœurcogneplusfortdansmapoitrine.)Quies-tuvraiment?

—IvyWestfall.Tulesaisdéjà.—LafilledeJustin,ajoute-t-ilavecunhochementdetêteentendu.Legrandhomme.—Oui.Avantquejenepuissedétournerlesyeux,Calebmescrute.—Etc’estpourcetteraisonquetugrimaceschaquefoisquequelqu’unprononcesonnom?Jeledévisageunlongmoment,ensilence.Iln’yarienàdire.Aucuneréponsesatisfaisantepour

luineparviendraitàmesauver.Calebpousseunsoupiretpasselamainsursescheveuxcoupéstrèscourt.—Desgenspourquij’aidel’affection,iln’yenapasbeaucoup.Jelescomptesurledoigtdela

main, et encore. (Son expression est grave, son regard pénétrant.) Tu en fais partie. Laisse-moit’aider.

Je suis tellement prise au dépourvu que j’ignore quoi répondre, tout mon vocabulairemomentanémentenvolé.

—Pourquoi?finis-jepardire.Calebémetunborborygmeimpatient,cequiluiressemblebeaucoupplus.—Parcequetuenasbesoin.Àmonavis,tuesdansunsacrépétrin,etjeneveuxpasqu’ilt’arrive

quelquechose.—Non,jeveuxdire:Pourquoias-tudel’affectionpourmoi?Calebsecouelatête,commes’ilneconnaissaitpaslui-mêmelaréponse.— Parce qu’Ash t’aime déjà, et que j’aime Ash. Parce que tu la fais sourire. Parce que tu te

défoncespourparticiperici.Tutemontresplusfortequejenel’auraiscru.Parcequetuescapabledeviderunécureuilendixsecondeschrono.(Jelèvelesyeuxaucielmaisçanel’amusepas.)Tufaispartiedenotregroupe,maintenant.

—Markaussi,dis-jed’untonimpassible.—Jem’enfous,deMark.—Pourtant,qu’est-cequetut’inquiétaisàcausedesonfichusac!—C’était avant.Maintenant, je te connais. (Ilmedonneunpetit coupde coude.) Je sais que tu

méritesd’êtresauvée.Cesmotsmeramènentàlapiècepoussiéreusedecettemaisonenruines,oùunetelleconversation

avecCalebsemblaitaussiimprobablequ’unvoyageverslalune.J’ail’impressionquec’étaithieretilyaunmilliond’annéesenmêmetemps.Jen’avaisjamaisimaginéunaveniroùjemesentiraisàl’aiseaveclui.Sil’espoirm’habitaitencore,jesouhaiteraissansdoutequeCalebprennevraimentlaplacedelafamillequej’aiperdue,deviennelegrandfrèrequejen’aijamaiseuetéprouveunjourpourmoil’amourqu’ilporteàAsh.Maisj’aicessédeformulerdessouhaitsirréalisables.C’estuneleçonquej’aiappriseàladure.

—Laisse-moit’aider,répèteCaleb.S’ilteplaît.C’estlapremièrefoisquejel’entendsprononcercesderniersmots.Sasincéritém’émeut–jene

savaismêmepasquemoncœurétaitencorecapabledeflancher.Jesenslavéritésepresseraufonddemagorge,chercherlamoindrefissuredansmarésistancepours’échapper.Jeparvienspourtantàarticuler:

—Jenepeuxpas.Calebsouffleungrandcoup,puisserelèveenposantlesmainssursescuisses.Lesdentsserrées,

ilirradielafrustration.Maissavoixestplusdoucequed’habitudequandilseremetàparler:—Si tu refusesde recevoirde l’aideetdemedire lavérité,c’est tonchoix.Maiscequivase

passeràpartirdemaintenant,tuenserasresponsable,Ivy.(Ilpointeledoigtsurmoi.)Responsable.—Jesais…dis-jesanstenircompteducreuxdansmonestomac,del’enviedepousserCalebàse

rasseoiràcôtédemoipourtoutluiconfier.Jel’aitoujoursété.

C’est l’une de nos dernières nuits de la saisonpassées autour du grand feu.D’aprèsAsh, nouscommenceronsàdémantelerlecampd’iciquelquesjourspourpartirnousinstallerenville.

—Çaprendunmoment,detoutdéplacerjusquelà-bas,explique-t-elle,labouchepleine.—C’estàquelledistance?demandé-jesanscesserdepicorermonmorceaudechevreuil.—Àquelqueskilomètresparlà,dit-elle,undoigtpointéverslesud.Auborddelarivière.—Etjevivraioù?Jenesouhaitepaspartirduprincipequej’habiteraiencoreavecelle.Jenevoudraispasêtreun

boulet qu’elle soit forcée à traîner. Peut-être est-elle prête à retourner à sa vie d’avant ? Je mecontenterai de faire partie du groupe ; je n’ai pas besoin d’être toujours avec Caleb et elle poursurvivre.

Desontalon,Ashmedonneunpetitcoupsurlepied.—Avecnous,biensûr.JepartageunemaisonavecCaleb.Ilyaunechambredelibre.Malgrémoi,monvisagesefendd’unlargesourire,quemerenvoieAsh.—Maintenantquejet’ai,jenevaispastelaissert’échapper!s’indigne-t-elle.J’éclatederire.—Aufait,oùestCaleb?demandé-jeenparcourantduregardlecercledevisages.Partipourune

autrepromenade?Cesdernierstemps,quandjelecroise,jediscerneladéceptiondanssesyeux.Pourtant,jepréfère

quandilestprésent,avecsesmarmonnementsimpatientsetsavoixmoqueuse.—Non,s’esclaffeAsh.Market luisontpartischassertoutàl’heureavecquelquesautres.Jene

saispass’ilsserontderetourcesoir.L’idéedeMarketCalebensemblenemeplaîtpasdutout.Bienentendu,Calebsaitsedéfendreet

je ne pense pas que Laird irait lui révéler quoi que ce soit, mais je ne peux m’empêcher d’êtrenerveuse.

— Caleb m’a dit qu’ils s’attarderaient peut-être un ou deux jours, poursuit Ash. Il y a plusd’activitéqued’habitudedanslesbois,etilvoudraitenavoirlecœurnet.

—C’est-à-dire?—Ontrouvedavantagedesignesdepassage.Çaarriveparfois,iln’yasansdouteaucuneraison

des’inquiéter.—DeshabitantsdeWestfall?Monesprits’emballedéjà:qu’est-cequilespousseàpartir?Cependant,Ashhausselesépaules.—Possible,maisonnesaitpastrop.Concentréesurmonsouffleafindemecalmer,jemerappellequecequipeutounonsepasserà

Westfalln’aplusrienàvoiravecmoi.Monrôledanslesévénementsdelavilleaprisfin.Pourtant,

l’inquiétudenes’envolepasetcommenceàmeronger.Nousrestonsautourdufeudecamp,blottissousunecouverture,jusqu’àcequ’ilnefasseplusque

lamoitié de sa taille d’origine. Ash pose la tête surmon épaule et je sens quelque chose enmoifaiblir.Comment cette fillequimeconnaît àpeinepeut-ellem’aimerplusque la sœurqui apasséchaque instant de sa vie à mes côtés depuis ma naissance ? Et comment suis-je censée taire mesémotionsfaceàunepersonneaussiprodiguedessiennes?

—Onyvabientôt?medemande-t-elledansunbâillement,lamâchoirecontremonbras.—Oui,dis-jesansbouger.(Jesuishypnotiséeparlesflammesquitressautentetdansent,lafumée

quiformedesvolutesdansl’airnocturne.)Çavamemanquer,cesfeuxdecamp.Àcemoment-là,uncris’élèvedanslanuit,nonloind’ici.Bientôtsuivid’unautre.Enunéclair,

Ashleyrelèvelatête,nousnousredressonsetjetonslacouverturederrièrenous.Ashporteaussitôtlamainàsonpoignard,etjenelasuisqu’àuneseconded’intervalle.

—Qu’est-cequec’est?Elleme fait signe deme taire, les yeux braqués dans la direction d’où viennent les sons. Tout

autourdenous,lesautressontauxaguets.J’entendsqu’onparlefortetquequelqu’uncriemonnom.Quesepasse-t-il?Cen’estpasnormal…Jejetteuncoupd’œilversAsh,quimerenvoieunregardintrigué.

Markarrive lepremieràcôtédufeu, toutsourires. Iladusangsur les lèvresetsachemiseestdéchirée.

—Ivy!s’écrie-t-il.C’estjustementtoiqu’oncherchait.Jemeraidisetjeresserrelesdoigtssurlemanchedemoncouteau.—Qu’est-cequisepasse?demandeAsh.—Onatrouvéuntrucpourelle,répondMarkens’approchant.Àlalueurdufeu,ilalesyeuxbrillantsetlesjouesrougies.Jesenslefroidenvahirmoncorps,et

lechevreuilquej’aimangétoutàl’heuremenacederemonter.Bienquej’ignoredequoiilparle,jesaisqu’ilnes’agitderiendebon.Jen’aipasenviedevoircequ’ilaàmemontrer.

AshfaitunpasversMark.—OùestCaleb?—Justeici,lancel’intéressédepuisl’autrecôtédufeu.Ashsedétendetj’expirelesoufflequiétaitrestécoincédansmagorge.Calebetunautrehommeavancentàlalumière.Tousdeuxsontaussiblessés:Calebaffichecequi

va se transformer enunbelœil aubeurrenoir et soncompagnona lenezen sang. Ils traînentuntroisième type entre eux, visiblement inconscient, dont les cheveux sombres pendent devant sonvisageetleslonguesjambestraînentparterre.Seschaussureslaissentdestracesdansl’herbesèche.Mesyeuxsaventcequ’ilsvoient,maismoncerveaurefusededécoderl’image.Unsons’échappedemagorge,entrelesanglotetlehurlement.

Caleb ne me quitte pas du regard. J’entends sa voix dans ma tête qui me répète : « Tu serasresponsable,Ivy.Responsable.»Maiscommentaurais-jepudeviner?Commentaurais-jepusavoirqu’onenarriveraitlà?

—Ont’aapportéuncadeau!s’écrieMark,tremblantd’unejoievicieuse.CalebfaitundernierpasetdéposelecorpsdeBishopàmespieds.

Chapitre8

—OhmonDieu,ohmonDieu…Je répète ces mots comme une litanie, presque une prière que personne n’entendra. Je

m’agenouilleprèsdeBishop. Ilest forcémentenvie, forcément. Jepasse lesmainssur sonvisagepoisseuxdesang,sespommettes,l’arêtedesamâchoireencoresifamilière.Jechuchote:

—Bishop?Bishop,s’ilteplaît…Jeposeunemain sur son torsepour sentir lebattementde soncœur surmapeau.Monpropre

cœurs’emballeenréaction,commesiunétaudesserraitlentementmapoitrine.—Qu’est-cequevousluiavezfait?Maisqu’est-cequevousluiavezfait?—Onluiaflanquéunedérouillée,merépondCalebd’unairsombre.—Pourquoi?LesmainsserréessurlachemisedeBishop,j’entendsmavoixmonterdanslesaigus.—Parcequ’ilrefusaitdefairecequ’onluidisait,répondMark,hilare.— Je ne… (Je secoue la tête pour tenter de débrouiller les pensées qui tournoient dans mon

esprit.)Jenecomprendspascequ’ilfaitici.—Quiest-ce?medemandeAshens’accroupissantàcôtédemoi.Ellefaitnaviguersesyeuxinquietsentresonfrèreetmoi.—BishopLattimer, répondCaleb. (Je n’écoute pas les réactions étonnées des gens rassemblés

autourdenous,lesproposvifsmurmurés.)C’estbiença?medemande-t-il.Savoixestcelledel’hommequinevoulaitpasdemoiici.Deceluiquidésiraitmelaisseraubord

delaroute.Je confirme d’un signe de tête avant de reposer les yeux sur le visage tuméfié de Bishop. Du

reversdelamanche,j’essuielesangquisuinted’uneentailleàsapommette.Ilalalèvresupérieurefendueetlesnarinesentouréesdesang.Danssescheveux,encoredusang,sombreetépais.Toutcequejeveux,c’estm’allongeràcôtédeluietpleurer,enfouirmonvisagedanssoncouetrespirersonodeurjusqu’àcequemespoumonsensoientsiemplisqu’iln’yaitplusdeplacepourautrechose.

—Mais…tum’avaisditquetuneleconnaissaispas,objectaAsh.Tuavaisdit…Elles’interromptetjesuisincapabledelaregarder.Jesaiscequejeverrai:lesyeuxdequelqu’un

quicomprendqu’onluiamenti.LesmêmesqueBishoplorsqu’iladécouvertqu’onnepouvaitpasmefaireconfiance.Ceregard,jeleconnais,etilesttropdouloureuxàsupporter.

—Jetrouvequ’elledevraitletuer,ditMarkd’untontranquille.(Jemeretourneversluicommes’ilvenaitdemegifler.)Tuastonpoignardàlaceinture,toujourslamaindessus.C’estunLattimer,

iln’estrienpourtoi.(Desyeux,Markmemetaudéfidelecontredire.)Alorstue-le.Lâche-toi.—Jene…Jenepeuxpas…Meslèvresontdumalàbougeretmalanguebutesurlesmots.Derrièremoi,certainsapprouvent

la suggestion de Mark et le bourdonnement sourd de leurs voix se transforme en un chœur devengeance.

—Allez,Ivy!meprovoqueMark.C’estpourtoil’occasionrêvéederendreauprésidentLattimerlamonnaiedesapièce.(Sonregardsedirigeverslegroupeentier.)Pournoustous!

Derrière moi, quelqu’un crie son approbation et je sens des corps qui se pressent en avant.Bientôt,c’estlamentalitédegroupequivaprendreledessus,etsijenemechargepasdel’exécuter,ilsserontravisderemplirmonrôle.

—Non!Je me penche sur Bishop, la main posée sur mon poignard, prête à l’utiliser sur ceux qui

voudraients’approcherdelui.—Arrête!C’est la voix deCaleb qui vient de s’élever.D’un coup d’épaule, il repousseMarkLaird pour

l’éloignerdeBishop.—Personnenetuepersonne,ajoute-t-ild’untonferme.—Mais…—Jet’aiditd’arrêter!crieCalebàMark.Çasuffit!(Ilsefrottelevisaged’unemainetlefeu

illuminelescoupuressursonpoingmeurtri,desblessuresqu’ilarécoltéesenfrappantBishop.Monestomacsesoulève.)Onnevapasletuer.

Ils’adresseàtoutlegroupe,maissonregardestbraquésurMark.—Cen’estpastoiquidécidespourtoutlemonde,contesteLaird.Tun’espaslechef,ici.J’aipas

raison?lance-t-ilàl’assemblée.Jetrouvequecetype,enchaîne-t-ilendonnantuncoupdepieddanslajambedeBishop,doitpayerpourcequesonpèreafait.

Unrugissementcollectifs’élèvedansmondos:Calebetmoin’allonspaspouvoirlesretenirtrèslongtemps.Jemeredresseenprenantbiensoindem’interposerentreBishopetlegroupeenfureur.Dans la pénombre, la lumière déclinante du feu projette des ombres irrégulières sur les visages,transformant ces individus avec qui j’ai vécu les dernières semaines en inconnus. En une fouleassoifféedesang.Jecommence:

—S’ilvousplaît,ilneméritepasça.C’estquelqu’undebien.—C’estunLattimer!crieunhomme.—Maiscen’estpasleprésident!répliqué-je.Quelqu’unsedétachedelafouleetjelèvemoncouteau.—Maistuavaisditavoirétéexpulséecarturefusaisdel’épouser,intervientElizabeth,quiparaît

plusétonnéequ’encolère.Pourquoiledéfends-tu?Par-dessus mon épaule, je regarde Caleb, qui me scrute d’un air grave. Je me retourne vers

Elizabethpourluirépondred’unevoixtremblante:—Enfait,jel’avaisépousé.C’estmonmari.(Uneondedechocparcourtl’assemblée,sansqueje

puisse déterminer si cet aveu renforce ou apaise leur colère.)Ce n’était pasmon choix,mais il atoujoursétéirréprochableavecmoi.Ilnem’ajamaisfaitdemal.

—Ons’enfiche!crieunevoixàl’arrière.ÇaresteunLattimer.— Attendez ! dit un autre. (C’est un homme âgé qui s’avance.) Je le connais. Quand j’ai été

expulsé, ilm’a apporté de la nourriture et de l’eau à la barrière. Ilm’a indiqué par où aller pourtrouverlarivière.Ilm’asauvélavie.

—Àmoiaussi!lanceunevoixdefemme.

—Vous ne pouvez pas le tuer, dis-je en regardant le vieil homme.Vous ne le pouvez pas. (Jem’adresseàtoutlemonde.)Vousdevrezmetueraussi.

J’entendsdumouvementderrièremoi,etCalebécarteMarkpourvenirseposteràmescôtés.—C’est terminé, décrète-t-il d’un ton sans réplique. Jemeporte garant de lui. Il ne représente

aucunemenacepournous.Onn’estpasdessauvages.Onnevapasletuer.Maissivousytenezquandmême,vousdevrezd’abordm’affronter,moi.

Quelquesprotestationssefontentendreçàetlà,maistoutlemondecommenceàbattreenretraite.—Allez,ditCalebàvoixbasse.Mettons-ledansunetente.—Nemeregardepas,faitMark.Jenecomptepast’aider.Ilm’adresseundernierregardencoinavantdes’éloignerdansl’ombre.—Onpeutleporteràtrois,intervientAshd’untoncalme.CalebattrapeBishopparlesépaulestandisqu’Ashetmoisoulevonschacuneunejambe.Avecsa

grande taille, il n’est pas facile àdéplacer : sesmembresballants n’arrêtent pasdenous échapper.Personned’autreneproposedenousaider,maisonnenousempêchepasnonplusd’agir.

—Onpeutl’installerdansnotretente,proposeAsh.Calebs’apprêteàprotester,maiselleluifaitunsignedetêterapide,leslèvresserrées.—Onn’aqu’àlemettresurmonlit,dis-jeunefoisquenoussommesentrés.Latenteparaîtpluspetitequ’àl’accoutuméeavecnousquatreàl’intérieur–sanscomptertoutes

lesaccusationsnonformuléesquiplanentdansl’air.—Jevaischercherdel’eau,annonceAshley,quis’éloigneencoreavantquejenepuisseproférer

uneparole.Caleb s’affale sur le lit de sa sœur. Il nemequitte pasdesyeux, l’unbrillant, l’autre gonflé et

quasi fermé,pendantque jem’assiedsàcôtédeBishopetdégagesescheveuxpoisseuxdesangdesonfront.Jedemandetoutbas:

—Ilvaseréveiller?—Maisoui.Enrevanche,ilrisquedeleregretter,soupire-t-il.Ilvaavoirmal.Ilasansdoutedeux

outroiscôtescasséesetilareçuunsacrécoupsurlatête.JedétachelesyeuxdeBishop.—Tun’avaispasàluifaireça.Calebestcomplètementvautrésurlelit,commes’ilétaitépuiséaupointdenepluspouvoirrester

droit,mais,àmesmots,ilseredresseetpointeundoigtaccusateursurmoi.—Necommencepas,Ivy,dit-ild’unevoixdure.Iln’écoutaitrien,refusaitdefairecequ’onlui

disaitetiln’arrêtaitpasdesejetersurMark.Ildemandaitoùtuétais,ilhurlaittonnom.—IlconnaîtMark,ilsaitcequ’ila…—Jet’avaisdemandédemedirelavérité.Jet’aipresquesuppliée.Là-bas,danslenoir,avecun

inconnuquinousfonçaitdessus,jenedisposaisquedesrenseignementsdonnésparMark.J’aifaitceque j’avais à faire. (Il s’interrompt.) J’aurais pu le tuer. J’aurais sans doute dû.Mais je préféraisd’abordsavoircequetuendirais.

Je souhaiterais envouloir àCaleb…maisc’est impossible. Je suis la seule responsable.Quandvais-jedonccesserdeprendredesdécisionsqui,àl’arrivée,fontsouffrirBishop?

—Tuesprêteàmedirecequis’estpassé,maintenant?demandeCaleb.Malgrélatournureinterrogativedesaphrase,jesaisque,cettefois-ci,ilnepeutyavoirqu’une

seuleréponse.—Oui.Alors, je m’exécute. À la faible lueur de la lanterne, je lui raconte chaque détail sordide. Je

n’épargnenimonpère,niCallie,nimoi.J’aienviedepleureraupointd’enavoirmalà lagorge,

maispasunelarmenecoule.Unefoismonrécitterminé,j’écoutelarespirationdeBishopettienssamainchaudedanslamiennejusqu’àparveniràreleverlesyeuxsansm’effondrer.

—NomdeDieu…Ivy,lâcheCalebquandilcomprendquejesuisàcourtdemots.Pourquoitunem’enaspasparléplustôt?

Jesecouelatêteensigned’impuissance.— Je ne savais pas comment faire, chuchoté-je. Au début, j’ignorais si tu étais très proche de

Mark ou non. Et ensuite, j’ai eu peur que tum’obliges à partir si tu connaissaisma relation avecBishop.Jenevoulaispasmeretrouverseuleencoreunefois.

IlyadanslesyeuxdeCalebunepitiéquejen’aipasenvied’accepter,maisj’ydistingueaussidelachaleur. Jevaisdevoirm’yhabituer.Peut-êtrequede lapartdeCaleb, jenepeuxpasavoir l’unsansl’autre.

—TousleshabitantsdeWestfallquiontéchouéicionteudroitàunesecondechance.Pourquoias-tupenséqu’onnetelaisseraitpaslatienne?

Jenesaispascommentluifairecomprendre.Toutemavie,j’aiaccordéuneconfianceaveugleàmafamille,etpourfinir,ellem’atrahie.

—J’ignoraissijepouvaistefaireconfiance,finis-jeparavouer.—Etàlui,onpeutluifaireconfiance?demande-t-ilenposantleregardsurBishop.—Oui,dis-jesanshésiter.Iln’estpascommemoi,précisé-je.Ilnementpas.Avant queCalebne puisse répondre,Ash revient, porteuse d’unpetit seaud’eau et de quelques

chiffons.—JesuispasséechezCarolprendreunremèdecontreladouleur.—Merci,luidis-je.Ashrépondd’unsignedetête,maisnemeregardepasenface.Lemédicamentestunepoudreà

base de plantes et, d’après elle, mélangée à un peu d’eau et avalée, elle devrait faire effet. CalebsoulèvelatêtedeBishopetadministredepetitestapessursajoueenflée.Auboutd’uninstant,Bishoppoussedesgémissementssourdsetlèvelebraspourchasserl’infirmierimprovisé.Iln’ouvrepaslesyeux,maisrienquelevoirbougersuffitàm’emplird’unimmensesoulagement.

Jeparviensàluiouvrirlabouchejusteassezpourqu’Ashinsèreunecuilleréedepoudrededans,etj’yajouteunpeud’eau.Ilcommenceaussitôtàs’étranglerdansuneaffreusequintedetoux.

—Vouspensezqu’ilenaavaléunpeu?—Vasavoir,faitCaleb.Pourl’instant,c’estlemieuxqu’onpuissefaire.Jeprendsl’undestissusapportésparAshleyetjeletrempedansl’eaupourenleverlesangséché

du visage de Bishop, aussi doucement que possible. Jem’affaire en silence. Je sens que les deuxautres regardent, observent ma façon de suivre les contours du visage de mon mari à chaquemouvement.Maispeum’importequedestémoinsassistentàcettescène.Jenepeuxm’empêcherdeletoucherpourm’assurerqu’ilestbienlà,etenvie.

—Onenreparledemainmatin,finitparlâcherCaleb.Unefoisqu’ilseraréveillé.— Très bien, dis-je sans quitter Bishop du regard. Et il faudra que je vous explique certaines

chosessurMark.Maispascesoir.Jen’aipasl’énergied’enrévélerdavantageetjerefused’abandonnerBishopunseulinstant.—Çanevapasmeplaire,n’est-cepas?demandeCalebd’untonfatigué.—Pasdutout.(J’essoreletissuetlesangdeBishops’écouleentremesdoigts.JeregardeCaleb.)

C’esthorrible.Sonvisagesedurcit.—Ilt’afaitdumal?Je repense à mon épaule, encore douloureuse parfois, mais pratiquement guérie. Au poids de

Marksurmoidanslaterre,auborddelarivière.Àlajeunefemmemorteàcôtédelabarrière.Etàla

fillettedeWestfall.—Pasautantqu’àd’autres.Calebsecontentedehocherlatêteetposeunemainsurl’épauledesasœuradoptive.—Viens,tupeuxdormirdansmatentecesoir.—Ellen’estpasobligéedepartir.JesourisàAsh,oudumoinsjeluioffremameilleuretentative.Ellen’yrépondpas.—C’estbon,dit-elle.JevaischezCaleb.Unefoisqu’ilssontpartis,jeterminedenettoyerlevisageetlecoudeBishop.Impossibledelui

laverlescheveux,alorsjeleslisseavecletissuhumide.Safigureestunpeupâle,maislerestedesoncorpsestplusdoréqueladernièrefoisquejel’aivu.Salèvreesttoujoursfendueetsesdoigtspluscalleuxque je ne les ai connus. Il a dû franchir la barrière depuis unpetitmoment.Mêmeavec levisagetuméfié,ilparaîttoujoursfort.

Nousserionssansdouteplusàl’aisesijedormaissurlelitd’Ash,maisjenesupportepasdelelaisser.D’uncoupdepied,jemedébarrassedemeschaussures,puisjeluienlèveaussilessiennesetje souffle la flamme de la lanterne. Ensuite, je passe par-dessus lui avec autant de précaution quepossibleetjem’allongedansl’espaceétroitentresoncorpsetlatente.

Mesyeuxmettent unpetitmoment à s’accoutumer à l’obscurité, puis je distingue clairement levisagedeBishopgrâceàlalumièredelalunequitraverselatoile.Jen’arrivetoujourspasàcroirequ’il est là.Comment est-cepossible ?A-t-il été expulsé ?M’a-t-il suivie ? J’entrelacemesdoigtsavec les siens et j’avance le visage au creux de son épaule. Il dégage une odeur de sang et detranspirationmâtinée,commetoujours,d’unepetitepointedesoleil.Sanscedétail,jepourraiscroirequejesuisentrainderêver.Aufait,pourquoisuis-jecontentequ’ilnesoitpasréveillé?Satisfaitedel’avoirauprèsdemoisansavoiràluifaireface?Jerèglemarespirationsurlasienneetjemelaissebercerparlerythmedenossouffles.

Jemeréveillelatêtesurl’épauledeBishop,mainsàplatsursontorse,justesursoncœurquibat.Il me faut une seconde pour comprendre qu’il est lui aussi éveillé, les doigts enroulés dans mescheveux.Moncœur s’arrête,puis s’emballe. Jenebougepas,maisma façonde respirerme trahitsansdoute.

—Ivy…(Sonsouffledouxglissesurmatempe.)Jesaisquetuesréveillée.Savoixestrauque,plusgravequedansmessouvenirs.Aprèsmonexpulsion,dans lesquelques instantsvolésoù jeme suis autoriséeàm’imaginer le

revoirun jour, jemevoyaiscourirvers lui, leprendredansmesbrasetneplus le lâcher.Mais lemomentvenu,jesuisparalysée.Commentpouvons-nousrevenirànotrepointdedépartaprèstoutcequis’estproduit?Jedécidedeprendremoncourageàdeuxmains:jemerelèvesuruncoudepourlui faire face. J’ai envie de parler, de dire desmots qui expliquerontma supercherie, exprimerontmonchagrin,demanderont sonpardon,maisun regard sur sesyeuxverts calmes,desyeuxque jecroyaisneplusjamaisrevoir,ettoutenmoisebloque.Plusriennepeutsortir.

Ilsecontentedem’observer,d’absorberchaquerecoindemonvisage,s’attardantsur les joues,leslèvres,puisenfinlesyeux.Jelecontempleaveclamêmeavidité,tressailledevantlacoupuresursajoueetlebleuquis’étendsursamâchoire.Jelèvelamain,puislalaisseretomber.Àprésentqu’ilestconscient,jenesaispluscommentletoucher.

—Commenttutesens?C’estlaquestionlaplusanodinequejepuisseluiposeretlaseulequiparvienneàfranchirmes

lèvres.—J’aiconnumieux,répond-il.Maisjesurvivrai.—Ilst’ontramenéici,après…

—Desamisàtoi?demandeBishop.Jehochelatête.—Celuiàl’arbalètesaitvraimentcommentboxer,commente-t-ilenpalpantsamâchoire.Jedois

sansdoutemeréjouirqu’ilnem’aitpasembrochédirect.Cetteconversationestsiterreàterre,siridiculeétantdonnélescirconstances,qu’ellemedonne

envie de pleurer, ou de hurler de rire de façon hystérique. Toutes les émotions possibles etimaginablesselivrentbatailleenmoi.

—Qu’est-ceque…(Jebaisselesyeuxpourrassemblermesesprits.)Qu’est-cequetufaislà?Sesdoigtsserefermentsurmescheveux,sanstirer, justepourquejeleregardedenouveau,ce

que je fais.Nous nous examinons tous les deux, immobiles. Par certains aspects, ilmeparaît plusétrangerencorequ’audébutdenotremariage.Ildoitforcémentsesentirencolère,amer,maisjenediscernepassesémotionssursonvisage.Seulementcetteacceptationcalmeetfamilière.Jefinisparchuchoter:

—Tunem’aspascrue…—Jenet’aipascrue,confirme-t-ilenbougeantàpeineleslèvres.Ouplutôt,paslongtemps.Biensûr.Jenecomprendspaspourquoijesuissurprise;ilatoujourssulireenmoicommedans

unlivre.—C’étaitleplandemonpère,luidis-je.J’aienviedemecacherànouveau,denepasprononcercesparolesavecsesyeuxsurmoi,maisje

me force à ne pas me comporter en lâche. Le courage, c’est en partie reconnaître sa propreculpabilité.CeseraittellementfaciledetoutmettresurledosdeCallieetdemonpère.Maisj’aiprispartàceprojet,pendantbienpluslongtempsquejenel’auraisdû.Jepoursuis:

— Pourtant, j’étais d’accord. Pendant tout le temps de notre mariage, et même avant… ça atoujoursétéleplan.(Jeremarquequemapoigneseresserresursachemiseetjemeforceàdétendrelesdoigts.)Maisjenepouvaispaslefaire.Pasàtoi.

—Jesais,dit-il.Encoreune fois, jem’émerveillede la foiqu’ila toujoursplacéeenmoi.Cetteconfiance toute

simplequi,quelquepart,faitplusmalqueledoute.Illâchemescheveuxetposelamainsurmoncoupourm’effleurerlajouedupouce.Sansyréfléchir,jevaisau-devantdesacaresse.Jesensaussitôtlachaleurexploserdansmonventre.

—Tuaslescheveuxplusclairs,énonce-t-ild’unevoixdouceavantdedéplacerlepoucesurmalèvreinférieure.Etplusdetachesderousseur.

Toutàcoup,l’airentrenoussefaitirrespirableetlapressionsurmapoitrineinsoutenable.—C’estlesoleil,dis-jedansuneexpirationétranglée.Ilhochelatêteetm’attiredoucementversluijusqu’àcequenosfrontssetouchent.Jefermeles

yeuxpourluttercontreleslarmesbrûlantesquimenacentdesedéverser.Sonsouffle,légercommeuneplumesurmajoue,embrasemapeautelleuneflamme.Contresabouche,jemurmure:

—Tuasétéexpulsé?Je ne vois pas pourquoi, mais sinon, comment expliquer sa présence ici ? Avec un geste de

dénégation,ilrépond:—Non.Jesuisvenuteretrouver.—Maiscommentsavais-tuoùchercher?— Tu te rappelles les volontaires envoyés par mon père à l’extérieur… et l’unique survivant

revenuàWestfall?Ilavaitparléd’ungroupeinstalléprèsdelarivière,ausud-estdelaville.Jemesuisditquec’étaitunbonendroitpourcommencerlesrecherches.

Jem’écarteuntoutpetitpeudelui.—Pourquoi?Pourquoias-tufaitça?

QueBishopaitprisuntelrisquemeparaîtinsensé:monpèreetmasœur,eux,nel’ontpasfait.—Tu te souviensdeceque je t’aiditune fois? (Il s’interrompt. Il caresse lapeau sensibleau

niveaudemonnombril,sousmonhaut.)Quecen’étaitpasenvisageabledetelaissertomber?Savoixestdouce,maissesparolessontcommeuncoupdepoingentrelesdeuxyeux,uneballe

quitranspercemesorganeslesplusvulnérablesetmelaisselesoufflecoupé,défaite.Aprèstoutcequejeluiaifait,ilnepeutquandmêmepasêtrerestélemêmeBishop,celuiquim’aaimée,tenulamainet accordé sa confiance.Moi, jene suisplus lamême. Jeme sens comme les lapinsque j’aiapprisàvider : lesentraillesexposées.Et toutcequej’aimisdansdespetitesboîteset tentésifortd’oublierrisquetoutàcoupderejaillir.Jesuisprised’uneterreurquin’estpassidifférentedecellequej’airessentieauborddelarivièreavecMark.Unsentimentprimitif,commesimasurvieétaitenjeu.

Jem’éloigneencorede luiavantdeme lever.Aupassage,mongenou toucheson flancet il setorddedouleur.

—Pardon!Désolée,cesonttescôtes?Jepeuxallertechercherleremède.—Ivy…J’attrapemeschaussuresetc’esttoutjustesijenetombepasensortantdelatente.Dansladouce

lumièredumatin,lesmusclestendus,lespoumonsenfeu,jem’efforcederecouvrermonsouffle.Jene comprends pas…Comment la douleur de le perdre peut-elle se révéler une pâle ombre de lasouffrancedeleretrouver?

Chapitre9

JefaisunsautchezCarolafindereprendredesmédicamentspourBishop,puisjepasserécupérerdequoilenourrir.Lorsquejeretourneàlatente,CalebetAshm’attendentdevant.

—Commentva-t-il?medemandeCaleb.—Vouspouvezconstaterparvous-mêmes,dis-jeensoulevantlerabatentoile.Je les suis à l’intérieur, puis je les contourne pour donner à Bishop le morceau de pain et la

gourded’eauquejeluiaiapportés.Jeposelaboîtedepoudresurlereborddulit.—Prends-enaprèsavoirmangé.Çasoulageraladouleur.Bishopmeremercieetjesaisqu’ildésirequejeleregarde,maisjeposelesyeuxpartout,excepté

sursonvisage.—JeteprésenteCalebetAsh.—Tun’as sans doute pas les côtes cassées, si tu arrives à t’asseoir, fait remarquerCaleb sans

serrerlamaindeBishop.—Justedebellesecchymoses,approuveleblessé,gardantluiaussilamainsurlesgenoux.Calebhochelatêtepuisajoute:— Désolé pour hier soir. Impossible à éviter. (Il pointe du doigt son œil gonflé et cerclé de

violet.)Siçapeutterassurer,tunem’aspasraténonplus.Ashs’estassiseauboutdesonlitdecamp,et jelarejoins.Calebs’accroupitparterreentreles

deuxcouchages.Commentpeut-ilresterdanscettepositioninconfortablependantplusieursminutesd’affilée?Entoutcas,çanesemblejamaisledéranger.

— Alors comme ça, tu es le mari d’Ivy, reprend Caleb après une trop longue pause lors delaquellechacunaattenduqu’unautrelancelaconversation.

—Non, répondBishop. (Je jetteunœilà sesdoigtsqui rompent lepain : ilporte toujourssonalliance.)Plusmaintenant.

Cettefois,jecherchesonregard.—C’est-à-dire?—Lemariageaétéannuléaprèstonexpulsion.Ainsi,jenesuisplusIvyLattimer.Étrangement,jeressensunepointederegretàcettenouvelle.

Peut-êtreparcequeçasignifiequejen’appartiensplusàaucunclan:nilesWestfallnilesLattimerneveulentdemoiàleurscôtés.

—Ivyvousatoutraconté,jesuppose?poursuitBishop.—Pastoutdesuite,répondCaleb.Seulementdepuistonarrivée.

Bishoplâcheunpetitrire.—Ilfautdirequelavérité,cen’estpassonpointfort.Lavoilàenfin,lacolèrequej’attendaisdesapart.Unsimplesoupçonpourl’instant,maisellese

dessine.Quandsetransformera-t-elleenvéritableflambée?Serai-jealorsprêteàl’affronter?—Mais tu es quand même venu la chercher, énonce Ash, sans qu’il s’agisse vraiment d’une

question.—Oui.—Tuenasmis,dutemps,commenteCaleb,quinecessedefairetournerunebrindilleentreses

doigts.BishopdétachesesyeuxdemoietjaugeCalebd’unregardpensif.—Difficiledes’enfuirquandonestsurveillédeprès.Mamèremesoupçonnaitdevouloirsuivre

Ivydèsquejelepourrais.Jenepeuxqu’imaginercommecettepeuradûrongerErin,quisavaitsonfilsuniqueprêtàme

choisirplutôtquesaproprefamille.EncoreunLattimerquiluipréféraituneautrefemme.—Etmaintenant?demandeCaleb.Tuauraisenviederesterici?—C’estàIvyd’endécider,répondmonex-mari.Calebsetourneversmoi.—C’estcequetuveux?Uneénormeboule s’est installéedansmagorge.D’accord, jene saispluscommentvivreavec

Bishop, mais ça ne signifie pas pour autant que je souhaite vivre sans lui. Peut-être suis-je aussiégoïstequeCalliem’aaccuséedel’être.Jemurmureun«oui»,etmêmeàl’autreboutdelatente,jesensBishopsedétendreunpeu.

—Jenedispasquece sera facile, l’avertitCaleb.Beaucoupdesnôtres sont ici à causede tonpère.

—Jenesuispasmonpère.Calebledévisage.—Certainspourraientnepaspercevoirladifférence.Bishophochelégèrementlatête,puisréplique,sourcilsfoncés:—ToutcommejepourraistemettredanslemêmepanierqueMarkLaird?Calebhésiteuninstant,puisilmesemblediscernerunelueurderespectdanssesyeux.—Bienvu,reconnaît-il.Jeneteprometsrien,maisjevaisparleràtoutlemondeetleursuggérer

detedonnertachance.—C’esttoutcequejedemande,assureBishop.Calebacquiesce,puisreportesonattentionsurmoi.—Onarepousséassezlongtempscemoment.Maintenant, ilfautquejesachedequoiMarkest

coupable.—Bishoppeutteraconter.JerefusedeprononcerlemoindremotsurMark,commesiparlerdeluimesalissaitd’unefaçon

oud’uneautre.Bishopexposelesfaitsdefaçondétachée:ilcommenceparmontravailautribunaletlecrimequi

aconduitLairdàêtreexpulsé,puispoursuitaveclajeunefillequ’ilatuéederrièrelabarrière.Unefois le récit terminé, Caleb observe sa sœur adoptive avec une expression de regret. Il s’en veutd’avoirlaisséunmaladecommeMarkl’approcher.Iltourneensuitesesyeuxdésolésversmoi.

—C’estluiquit’avaitblessée,c’estça?Bishop s’agite sur le lit à côtédemoi,mais jenedétachepasmon regarddeCaleb lorsque je

répondsparl’affirmative.—Qu’est-cequ’ilt’afait?m’interrogeBishop.

Sontonestferme,maissavoixéraillée,commes’ilfaisaitungroseffortpournepascraquer.Jeposelesyeuxsurlui,puisàterre.

—C’étaitmondeuxièmejourendehorsdeWestfall.Ilm’atrouvéeetilm’aagressée…—Illuiamisdesacréscoupsauvisageetluialuxél’épaule,complèteAsh.Pendantunmoment,personneneditrien,caraucundemescompagnonsn’aenviedeformulerla

questionquilestaraude.Enfin,Bishopselance:—Est-cequ’ilt’aviolée,Ivy?Jeregardeànouveausonvisagecrispé.—Non.C’estcequ’ilauraitvoulu,maisjeluiaitapésurlatêteavecunepierrejusqu’àcequ’il

s’évanouisse.—T’auraisdûtaperplusfort,marmonneCaleb.—T’auraisdûl’achever,décrèteBishop.Lesdeuxgarçonséchangentunsourireempreintd’amertume.—Jemedoutaisquetupenseraisainsi,dis-jeàBishopavec,moiaussi,untoutpetitsourire.C’est

cequejevoulaisfaire,jesavaisqu’ill’auraitfallu.Mais…jen’ysuispasarrivée.—Bon,apparemment,tuluiasquandmêmefichuunesacréerouste,conclutBishop.—Laracléedesavie,oui.Monsourire s’élargit.Plusnousnous regardons, tout au souvenird’unautre tempsend’autres

lieux, plus les yeux de Bishop perdent de leur gravité et gagnent en chaleur. Je sens la rougeurenvahirmanuqueetmemonterauxjoues.Ducoindel’œil,jevoisAshnousobserveretjemetourneverselle.

—Etmaintenant?demande-t-elle.Qu’est-cequ’onfaitdeMark?—Rien,soupireCaleb.Ilestparti.Jem’étonne:—Commentça,«parti»?— Je suis passé à côté de sa tente cematin, et elle était vide, explique-t-il avec un haussement

d’épaules.Iladûsedouterquevousnousrévéleriezlavéritéetilauraprislapoudred’escampette.—Bondébarras!déclareAsh.—Oui,pourl’instant,objecteBishop.Calebcroisedenouveausonregard.Ondiraitquecesdeux-làsontdéjàentraindemettreaupoint

unlangagesansparolespoursecomprendreentrehommes.— Exactement, approuve-t-il. À mon avis, on risque de le revoir. Il n’a pas l’air du genre à

pouvoirsurvivreseulàl’hiver.—Alors,ilfaudrarestersurnosgardes,conclutAsh.CalebserelèvesansmanquerdegrommeleretpointeledoigtsurBishop.—Pourl’instant,tudoistereposer.Soigne-toi,onlèvelecampbientôt.(Ilmarqueunepause.)Au

fait,est-cequetoutallaitbienàWestfall,quandtuasquittéleslieux?—Pourquoicettequestion?— Comme ça… J’ai relevé des signes dans les bois, des traces de passage. J’essaie de

comprendrepourquoidesgenstraînentdanslecoinetd’oùilsviennent.—Aumomentdemondépart,toutétaitnormal.(Bishops’interrompt.)Enfin,pastoutàfait.Les

habitantsétaientunpeuplusàcranqued’habitudedepuisl’expulsiond’Ivy,maisiln’yapasvraimenteudetroubles.

Les yeux deBishop trouvent lesmiens, et l’inquiétude circule entre nous.Quels que soient lesévénementsquisedéroulentàWestfall,nousn’avonsabsolumentaucuncontrôlesureux.

—O.K.,ditCalebensortantdelatente.Jevoulaisjustesavoir.Ashs’approchedemoi.

— Je peux m’occuper de la lessive aujourd’hui, Ivy, dit-elle d’une voix pincée. Je trouveraiquelqu’unpourmedonneruncoupdemain.

—Non,c’estbon.Jeviens.AprèsledépartdeCalebetd’Ash,jerelèvemescheveuxenunequeue-de-cheval,dosàBishop.—Tucomptesmeparlerunjour?—Onseparle,dis-jeenmeretournant.Onaparlé.—Etmeregarder?soupire-t-il.Tupeuxterésoudreàlefaire,aumoins?En toute franchise, j’ai dumal. Je jette un coup d’œil vers lui,mais sans vraiment croiser son

regard,lecœurbattantbienplusvitequ’àl’accoutumée.—Quoi?Jevoudraisqu’ilcessedem’observer,maisilcontinue,sansrépondre.Monsangboutdansmes

veines et ma peau me picote de la tête aux pieds. J’aimerais pouvoir me glisser hors de monenveloppecorporelleetprendremesjambesàmoncou.

—Jen’avaispasbesoinquetudébarquespourmesauver.(Jenesaismêmepascequejedis,oupourquoi,maislesmotss’échappentdemabouchecommedesflèches.)Jem’entiraistrèsbientouteseule.

Cettedéclarationesttrèséloignéedelavérité.Apparemment,jemenstoujourscommejerespire.Iltourneuntoutpetitpeulatêteversmoi.—Jelesais,etjenesuispaslàpourtesauver.—Alorspourquoies-tuvenu?Qu’est-cequetuveuxdemoi?Jememontrecomplètementinjuste.J’espèrepeut-êtrelepousseràsemettreencolère,cequime

permettraitdenepasavoiràaffronterdesentimentsencoreplusdangereux.—Cequejeveuxdetoi?répèteBishopcommesij’avaisperdul’esprit.—Oui.Qu’est-cequetuveux?Jemerendscomptequec’estunequestionàlaquellej’attendsuneréponsedepuisnotrerencontre.

LaIvysoupçonneuse,fabriquéeetnourrieparmonpère,neparvienttoujourspasàcroirequeBishopnepossèdepasdeplancaché,mêmes’ilm’aprouvé lecontraireàplusieurs reprises.Personnenerecherchemaprésenceseulementpourleplaisirdemacompagnie.

Bishopserrelesmâchoires,maisquandilreprendlaparole,ilparaîtsimplementépuisé:—Jeveuxjusteêtreavectoi.Marcheràtescôtés,Ivy,oùquetuailles.C’esttout.Monestomacsenoueetmoncœursetransformeenunebouleminuscule.—Jedoisyaller,Ashm’attend.Jelelaisselà,seuldanslatente,etcoursaussiloinetaussivitequepeutmeportermapeur.

«Tumepasses lesavon?»,«Jevaisrincer»et«Onapresquefini»sont lesseulsmotsquenouséchangeons,Ashetmoi,aucoursdenotrecorvée.Unefoislesderniersvêtementsétendus,jeme laisse tomber sur la berge, croise les bras surmes genoux relevés et pose lementon surmesavant-bras.Àunmoment ou à un autre, le bruit et l’odeur de la rivière sont devenus apaisants. Jecomprends maintenant pourquoi Bishop s’y rendait si souvent. Bishop… À l’heure qu’il est, ilregrettesansdoutedes’êtredonnétoutcemalpourvenirmeretrouver.Encoredutempsdeperdupourunefillequinelemériterajamais.

Ashs’assiedàcôtédemoi.—Alors,c’estlui,Bishop.—C’estlui.(Jetournelatêtepourlaregarder,lajouesurmesbras.)Tuledétestes?Ashécarquillelesyeuxcommesijevenaisdelagifler.—Pourquoijeledétesterais?—Parcequec’estunLattimer.C’estsafamillequiaexpulsétamère.

— Il n’était même pas né, Ivy. Visiblement, tu as des sentiments pour lui, donc ce doit êtrequelqu’undebien.

Unsonentrelerireetlesanglots’échappedemagorge.—Markm’aditquepersonneaucampnemepardonneraitde ressentirquelquechosepourun

Lattimer.Ashlèvelesyeuxauciel.—Ettul’ascru?—J’avaispeurdenepaslecroire.Ashley ne sait que répondre et nous demeurons quelques instants silencieuses, à regarder le

courant.—Bishopdoitêtretrèsamoureuxdetoi,finit-ellepardire.Pourvenirteretrouverici.—Oui…Jecroisqu’ill’était.Ashsecouelatête.—Ill’est,Ivy.— Je ne vois pas pourquoi il m’aimerait, dis-je à voix basse. Je lui ai fait dumal. Encore et

encore.—L’amour,c’estvache,non?(Sestraitssesontadoucisetsonregards’estfaitpluschaleureux.)

Onnecessepasd’aimerjusteparcequ’onestdéçuparquelqu’un.Ashestsansdouteplusâgéequemoi,maisjemesuistoujoursconsidéréecommelaplusvieille.

Avecsonsourireetsonrirefaciles,safoiinébranlabledanslebienquisubsisteencemonde,ellemeparaissaitplusinnocenteetpleined’espoirquejenepourraisl’êtredésormais.Mêmeaprèscejourdans lesbois, avec lesmortsà sespieds.Pour lapremière fois, j’ai l’impressiond’être lacadette,bouchebéedevantlesavoirdesonaînée.

—Jenesaispas,finis-jeparreconnaître.Jenesaispassijecomprendscequeçasignified’aimerquelqu’un.Entoutcas,pasvraiment.

Ashm’adresseunsouriretendre,différentdeceux,trèslarges,qu’ellefaitd’habitude.—Calebm’aracontécequit’estarrivéàWestfall.Tafamille.—Cen’étaientpaslesmeilleursprofesseurs.C’estsansdouteleplusgrandeuphémismedemavie.—Jesuisd’accord,répondAshenreplaçantunemèchedecheveuxderrièremonoreille.Maistu

estoujourscapabled’apprendre,alorscen’estpasuneexcusepournepasessayer.Lesoleilestlevé,maissalueurestfaibleetdiluéecommeellepeutl’êtreenautomne:bienque

vive,ellene réchauffepasbeaucoup. Jeme redresseet je redescends lesmanchesdemonpull,oùj’enfouismesdoigtsridésparl’eau.

—Jesuisdésoléedenepasavoirétéhonnêteavectoidèsledépart.—Je tepardonne. Je comprendsque tudevais être effrayée.En revanche,plusde secrets entre

nous,d’accord?Ashposelamainsurmonavant-brasetlepressedoucement.—Jevaisessayer.C’estencorequelquechosequej’aiàapprendre:faireconfianceauxautres,

arrêterdeleurmentir.En suis-je capable ?Peut-êtreque la tromperie couledansmesveines, transmiseparmonpère

sansmonconsentement.—Cenesontsansdoutepasmesaffaires,maistuasl’airencolèrecontrelui,déclareAshaprès

unlongmoment.Jesecouelatêteetmonamieémetaussitôtunsondésapprobateur.—Tun’espasforcéedem’enparler,situn’enaspasenvie.Maistuaspromisdeneplusmentir.

Je soupire, car elle a raison. Jebousde colère.Quand je ferme lesyeuxet que je respire, ellecirculeenmoicommede l’acide,brûlantmonestomac.J’aienviedeserrer lesdoigtssurquelquechose,dem’acharnersurunobjettropduretd’ylaisserdestraces.Àvoixbasse,jereconnais:

—Tuasraison,jesuisencolère.PasvraimentaprèsBishop,mais…—Maisc’estluiquiestlà,alorsqu’ilssontloin?(Ashnemejugepas,jel’entendsdanssavoix

et le lisdans sesyeux.) Je comprends.Quandmonpèreestmort, j’étais en rage.Contre lemondeentier,sansdoute.Tuimagines,moiquin’avaisjamaiseudemère,là,jeperdaismonpère?Laseulepersonne qui me restait ? (Elle est prise d’un petit rire amer.) J’ai passé mes nerfs sur Caleb…pendantpluslongtempsquejen’auraisdû.

—Çan’apastropdûledéranger,dis-je,pensantaucaractèreprotecteurdeCaleb,quis’inquiètepourellecommeunemèrepoule.

—Oh,quesi!s’exclame-t-elleenlevantlesyeuxauciel.Cen’estpasletypelepluspatientdumonde,etmescrisesl’ontvitelassé.Maisj’aifiniparsortirdecettemauvaisepasse.Toiaussi,c’estcequit’arrivera,conclut-elledansunsourire.

Maiscen’estpasseulementlacolèrequim’éloignedeBishop.Lapeurquimetenailleestencoreplusforte.Unepeurquejenecomprendspasetquejen’aiguèreenvied’examinerdeprès,carjenesaispascequ’ellemerévélerasurmoi,surnous.

Ashserelèveetmedemande:—Turentres?—Non,jevaisresterencoreunpeu.—D’accord.(Elles’éloignedequelquespasavantdeseretourner.)Tuastoujourslesyeuxtristes,

maisquandtuleregardes,touttonvisages’éclaire.

Jeparviensàresteràl’écartdelatentependantpresquetoutelajournée.C’estAshquiemmèneBishopprendresonrepaset,deloin,jevoisCarolluirendrevisiteenmilieud’après-midipourluiredonner des plantes contre la douleur. Aumoment du dîner, je demande à Caleb d’apporter uneassietteàBishop,cequ’ilne faitqu’aprèsun instantd’hésitation. Jepatienteau-dehors, espérant levoirressortirtoutdesuitepourmefaireuncompterendu.Jelesentendsdiscuteràvoixbasseet,auboutdequelquesminutes,leriredeCalebretentit.Siinattenduquejesursaute.Moinsdevingt-quatreheuresontsuffiàBishoppourluiarracherunriresincère,exploitquejen’aitoujourspasaccompliaprèsdeuxmoispassésaucamp.Jesourisàme les figurer tous lesdeux–Calebaccroupiausol,Bishopadosséaugrandpiquetdelatente–mêmesi jen’arrivepasàimaginerdequoiilspeuventparler.Mais tous deuxont besoin d’un ami, de quelqu’un sur qui compter sans avoir à s’en sentirresponsable.Peut-êtrevont-ilsbiens’entendre.

Quand Caleb ressort enfin de la tente, je le suis vers le feu de camp. Il m’adresse un regardinterrogateurlorsquejem’assiedsàcôtédelui,maisnemedemandepaspourquoijesuislàplutôtqu’avecBishop.Parfois, ses silencespeuvent avoiruncôtéoppressant,mais l’avantage, c’estqu’ilsenttoujoursquandnepasinsister.

Jem’attardedehorsbienaprèsledépartd’Ash,deCalebetdelaplupartdesautres.Aprèsqueladernièrebraiseaétérecouverteetéteinte.Enfin,jemerelèvepourmedirigerlentementverslatente.Avantdemebaisserpourentrer,j’inspireungrandcoup,maisl’intérieurestplongédansl’obscuritéetjen’entendsquelarespirationprofondeetrégulièredeBishop.

Aussi discrète que possible, j’ôte mes chaussures et mes habits, ne gardant que mes sous-vêtementsetmondébardeur.Jeretirel’élastiquedemescheveuxetpasselesdoigtsdanslesmèchesemmêlées.Lelitd’Ashestvide,n’attendantquemoncorpsfatigué.Pourtant,avecl’impressiondemeregarder de l’extérieur, jemanœuvre en douceur par-dessus Bishop pourm’installer dans le petit

recoinquej’aioccupélanuitdernière.Jemetournesurlecôtépourfairefaceàlatoiledetente,dosaudormeur.

Jefrissonnedansl’airfraisdusoiretjetiresurnouslescouverturesentasséesànospieds.Quandjemerallonge,Bishoppivotepours’approcherdemoi.Jemefige.Quefaire?Jemesenspriseaupiège,maissansréelleenviedefuir.Pasici,danslenoir,oùnouspouvonsnouscomportercommesirien n’avait changé. Il enroule le bras autour de moi pour me ramener contre lui. Mon corpss’exécutedebonnegrâce,commepourretrouverunedemeuredontilagardélesouvenir.JeprendslamaindeBishopdans lamienneet laporteàmabouche.Sans l’embrasser,maisassezprèspourpouvoirsentirsapeau, imaginerleboutdesesdoigtssurmalangue.Ileffleuremonépauledeseslèvresetsonsoufflesurmanuquemedonnedesfrissons.Ilneparlepas,moinonplus.Nouslaissonslacommunicationànoscorpsaffamésdecontact.

Chapitre10

Bishop est là depuis un peu plus d’une semaine, et son intégration se passe mieux que je nel’auraiscru.Pour l’essentiel, la soifde sangdesautres s’estapaiséeavec ledépartdeMarkLaird.Bienentendu,unepoignéedemécontentsadressedes regardshostilesaufilsLattimeretbougonnequ’iln’arienàfaireici,maiscertainsserappellentceluiquiestvenuleurapporterdel’eauetdelanourriture après leur expulsion.D’autres vivaient àWestfall du temps où il était enfant et gardentsimplement le souvenir d’un petit garçon né dans une famille qu’il n’a pas choisie. Ils sont assezouvertsd’espritpourconcevoirqu’iln’estpasforcémentdéfiniparsesorigines.J’aimeraispouvoirm’accorderaussicepardon,maisjemesenstoujoursaussiresponsabledesmauvaisagissementsdemesproches.

En fait, ma relation avec Bishop suscite plus de curiosité que sa présence. Les autres n’ycomprennent rien, et c’est normal. Ils se rappellent que je me suis jetée sur son corps pour leprotéger,maisnemanquentpasderemarquerquejenecroisejamaissonregardetquejefaistoutpourtrouverdequoim’occuperdurantlajournéedefaçonàresterloindelui.Ilssaventqu’ilaquittéWestfallpourselanceràmarechercheetnousvoientdisparaîtredanslamêmetenteensembletousles soirs.Mais lematinvenu,nouspartonschacundenotrecôtéetnousnousadressonsàpeine laparole. Personne ne parvient à assembler les pièces disparates du puzzle pour constituer un toutcohérent.Moiladernière.

Bishopseremetplutôtvite:lesbleusdesonvisagesontpassésàuneteintejaunâtrehideuseetsescôtes,encoresensibles,nel’empêchentpasdes’activer.Sabonnevolontépouraiderceuxquienontbesoin,malgrésesblessures,abeaucoupfacilitésonintégrationdanslegroupe.

Aujourd’hui,c’estnotredernièrejournéeaucamp.Laplupartdesautressontdéjàpartispourlaville.Iln’yaplusquequelquestentesàdémonteretunoudeuxchargementsàtransporter.CalebetAsheffectuentunpremier trajetcematinet reviendrontdans l’après-midipournousaccompagner,Bishopetmoi.Entre-temps,nousdéfaisonsmatenteetemballonscequirestedemesaffaires.

J’aivouluéchangerdeplaceavecAshpouréviterdepasserplusieursheuresen têteà têteavecBishop,maisellearejetémademanded’unhaussementd’épaules.Commetoutlemonde,elledoitenavoir plus qu’assez de cette détestable tension qui plane entre nous. Elle espère sans doute nouscontraindreainsiàréglerleproblème.Maisjemanqueencoreplusd’assurancequ’audébutdenotremariage.Après lacérémonie,aumoins, je savaispourquoidesmurs sedressaiententrenouset jecomprenaismaréticenceàfranchirladistancequinousséparait.Aujourd’hui,jesuisunmystère,ycomprispourmoi-même.

Bishop essaie de détacher le toit de tente du piquet de bois, mais l’étirement doit raviver ladouleurdanssescôtes,carilramènetoutàcoupsonbrasdecôtéavecunegrimace.

—Attends,jevaist’aider,dis-jeenm’approchant.Surlapointedespieds,j’atteinsaisémentlesommetetjeparviensàsouleverlatoiled’unemain.

Aumomentoùjerecule,jemeprendslespiedsdansunsacàmoitiéfait.Bishopmerattrapeavantquejenem’étaledetoutmonlong.

Je prends une inspiration oppressée en sentant samain se poser surmon ventre etmon corpsplaqué entièrement contre le sien. Il neme lâchepas, ne s’écartepas.De l’autremain, il trouve lacourbedemahanche,laisselesdoigtssurl’osdemonbassin.

—Çava?Il est tellement près que ses lèvres bougent contre le haut de mon oreille. Je m’efforce de

réprimerunfrisson,envain.J’arrive je ne sais comment à articuler un faible oui. Je ne trouve plus d’air etma poitrine se

soulève comme si je venais de courir unmarathon. Je sens la chaleur de son corps, sesmusclestendus sous sapeau, soncœurquibatdansmondos. Il étend lesdoigts surmonventre et s’arrêtequandilalepouceaubasdemesseinsetl’auriculaireàhauteurdemonpantalon.Monestomacsenoue,monsangentreenébullition.Jeneseraispassurpriseside la fuméemesortaitdesoreilles.C’estlapremièrefoisqu’ilmetoucheenpleinejournée,etquejelelaissefaire.

Ilcaressel’osdemahancheàunrythmelentetrégulier.—Tuasperdudupoids,constate-t-ild’unevoixdouce.Il paraît inquiet plutôt que critique, mais je m’accroche à ses paroles : j’y trouve une façon

d’échapper au feunédansmonventre, à la faiblessequimedonne enviedeme retournerpour leprendredansmesbrasetcollermabouchecontrelasienne.Parunsuprêmeeffortdevolonté,jemedétournedelui,essoufflée,etdemanded’untonagressif:

—Tuesdéçuquemescourbesaientperdudeleurrondeur?Je serre les poings pour arrêter le tremblement demesmains. Le son railleur dema voix est

détestableetmondosestfroidsanssaprésence.Moncœurestvide.Bishopprendunelongueinspiration,puissecouelatêteetfourrelesmainsdanssespoches.—Tonapparencen’ajamaisétécequiprime,Ivy.Tudoisquandmêmelesavoir.Bien sûr, mais ça ne fait qu’empirer les choses. J’ignore comment cesser de lui faire mal, et

pourtantj’aimerais.Jelèvelesmains,puisleslaisseretomber.—Qu’est-ceque tu fais ici, avecmoi,Bishop?Tudevraisêtreavecuneautre fille.Unequi te

rendeheureux.—Unefillequimerendheureux,çanem’intéressepas.C’esttoiquejeveux.Je trouve son regard d’un coup et je ne peux me retenir de rire. Le sourire qui s’épanouit

lentementsursonvisagefaitbondirmoncœurdansmapoitrine.Nousrestonsunmomentdanscetteposition, à nous observer, le silence seulement brisé par les claquements de la tente démontée quigonfledanslabrise.

—Ilfautqu’ontermine,dis-je,soudainimpatientedem’occuperlesmains.Bishopnebougepasd’unpoucependantquejecommenceàplierlatoile.— Tum’en veux ? demande-t-il, percevant quelque chose surmon visage dont je n’avais pas

conscience.Jedéglutisavecpeine.—Pourquoit’envoudrais-je?Àcetinstantprécis,jemesouviensdumomentoùMarkm’aagresséeetdelaboufféedecolère

qui m’a aidée à remporter cette bataille. Une partie de ma fureur était dirigée contre Bishop.D’ailleurs,Ashaussiestimequejesuisencolèrecontrelui.

—Ceseraitinjuste,ajouté-je.—Cen’estpasuncritère,àmonavis,dit-ilavecunhaussementd’épaules.Turessenscequetu

ressens.—Jenetereprocheriendecequiestarrivé,Bishop.Jenevoispaspourquoi je leferais.Rien

n’étaitdetafaute.—Tum’enveuxpeut-êtreparcequejet’aiquandmêmecrue,neserait-cequ’uneminute.D’ungestebrusque,jeposelatoileparterre.—C’estcequejerecherchais!—Tuasquandmêmedûensouffrir,objecte-t-il.Jenesaisquerépondre.Aprèstoutcequejeluiaifaitsubir,jen’aiguèreledroitdemeplaindre.

Etilestdéjàsiprèsdelavérité,cernetellementbienmesémotionsd’alors…Oui,moncœurs’estbrisélorsqu’ilm’aenfincruecapabledesatrocitésdonttouslesautresmepensaientdéjàresponsable.

— Et peut-être que sans moi, tu serais avec ta famille en ce moment, poursuit Bishop. ToutWestfallseraitàtespieds.

Parcourued’unfrisson,jechuchote:—Cen’estjamaiscequej’aivoulu.—Jelesaisbien,maisçaauraitsansdouteétéplusfacile.Jefaisunsignedetêtenégatif.—Certainementpas.—Jesavaisquetumementais,déclare-t-ilauboutd’unlongmoment.Jecroisquejel’aitoutle

tempssu,mêmeàlafin.Maisjemesentaistellementtrahi,j’étaissiencolère,quejemesuisautoriséàcroirequetucomptaisvraimentmetuer.Quelquepart,c’étaitplusfacilequedesongerquetunemefaisaistoujourspasconfiance.

—Cen’étaitpaslaquestion,dis-je,lagorgenouéepardessanglots.Jecherchaisàteprotéger.Jem’interrompsetBishopattendquejepoursuivesansmequitterdesyeux.J’avaisoubliéceque

c’estd’êtrelecentred’attentiond’unautre.Moncœurnecessedebattreàtoutrompre,aupointquec’enestdouloureux.

—Je…jeneveuxplusqu’onenparle.—Illefaut,Ivy.—Pasmaintenant.Pasencore.—Trèsbien,ditBishop.Maisonenreparlerabientôt.Malgré lapointede frustrationquipercedans savoix, sapatienceet sonacceptation sontpour

moicommeuncoupdepoignard:luiestprêtàtoutmepardonneralorsquemaproprefamillem’arejetéeavecautantdefacilitéqu’elleauraitcondamnéuneparfaiteinconnue.

—Ilsm’ontlaissémefairejeterdehors,dis-jed’unetoutepetitevoix.(Mabouches’arrangepourprendredesdécisionsquemoncerveaun’apasapprouvées.)Commeundéchet.

Je discerne le moment où Bishop assimile mes paroles : la tristesse passe sur son visage,imprègnesonregard.Cependant,ilnes’agitpasdepitié,maisdecompréhension.Commesicequim’étaitarrivé l’avaitaffecté, luiaussi.Etpeut-êtreest-ceaussiça, l’amour.Ressentir ladouleurdel’autrecommesic’étaitlanôtre.

—C’estvrai,dit-ilsimplement.(Jeluisuisreconnaissantedenepastenterdelesexcuseroudemeconvaincrequecen’estpasaussigravequ’ilyparaît.Ilbaisseraitdansmonestime.)Maiscetteattitudenerévèledeschosesquesureux,Ivy.Elleneditriendetoi.

Ilaraison,jelesais,maisconnaîtrelavéritésurunfaitnechangerienàl’impactqu’ilasurnous.Çan’étouffe pas la petite voix quime souffle sans cesse : si tu avais été différente, si tu avais étécapabledechanger,ilst’auraientpeut-êtreassezaiméepourtedéfendre.

—Est-ceque…Aprèsmondépart…(Jedétourne le regardetm’éclaircis lavoix.)Est-cequ’illeurestarrivédeparlerdemoi?

Je contemple le camp déserté, les emplacements des tentes où l’herbe est à présent aplatie etdesséchée.Simesyeuxpiquent,c’estàcauseduvent,medis-je.

— Je n’ai pas beaucoup croisé ton père. Callie, elle, est souvent venueme voir. Au début. (Ilmarqueunepause.)Oui,elleparlaitdetoi.

—Jamaisenbien,j’imagine.—Non,pasvraiment.Elleaessayédediscuterdetoiavecmoi,maisjerefusaisdel’écouter.Je

savaisqueriendecequ’elleracontaitn’étaitvrai.—Ilyavaitsansdouteunepartdevérité,si.(Jerepenseaujouroùj’aiépouséBishop,prononcé

mesvœuxavec l’intentionde le tuer.Àla façondont je luiaisouri, lemeurtredans lecœur.)Ellecherchaitàserapprocherdetoi.

—Oui.Jeleregardedenouveau,uncreuxdansl’estomac.—Elleyestparvenue?JemesouviensdelamaindeCallieposéesurlebrasdeBishop,desonjolivisagelevéverslui.

Jeconnaisd’expériencelepouvoirdepersuasiondemasœur,lesastucesqu’elleutilisepourobtenircequ’elleveut, tellementsournoisesqu’onneserendpascomptequ’onacédéavantqu’elletiennel’objetdesondésirentresesmains.

Ilm’adresseunpetitsourire,lessourcilsarqués.—Àtonavis?Unsoulagementégoïstem’envahitaussitôt.—Vousnepouviezpasvoussupporter.J’ai lacertitudequeCallie ledétestait, et elleétait sansdoute ravieque j’aiedisparudu tableau

pourpouvoirenfinprendremaplaceetsechargerdel’éliminer.Etsijenemetrompepas,ilatrèsvitedûvoirclairdanssonjeu.Bishopestunvéritableexpert lorsqu’ils’agitdepercer lesautresàjour.Etunefoisqu’onconnaîtvraimentCallie,iln’yapasgrand-choseàapprécier.

Ilfaitunpasversmoi.—Elleestplutôtbonneactrice,mais je lismieux lesgensqu’ellenefaitsemblant.Joueràson

petitjeunem’intéressaitpaslemoinsdumonde.Toutcequejevoulais,c’étaitteretrouver.Labrisesoulèvesescheveuxbruns,révélantainsisonfront.Ilserapprocheencoreetm’effleure

lajoue.Avantquejen’aieàdécidercommentréagir,illaisseretombersamain,sepencheetsemetàreplierlatente.Nousnousyemployonsensemble,puisBishoprassemblelespiquetsenboispendantquej’empaquettemesderniersvêtements.Unefoisquenousavonsterminé,nousnousasseyonssurlesol,dansl’airfraisdelafind’après-midi,etattendonslasuite.

Chapitre11

J’avaispresqueoubliécequec’étaitdevivreentrequatremurs.Denepass’endormirauchantdescigalesetausonduventdanslesarbres.Denepasseréveilleraugazouillisdesoiseauxetausoleilquipercedéjààtraverslefintissudelatente.LehameauoùCaleb,Ashetleresteducampseretirentpendant l’hiver sedresse àquelquespasde la rivière. Il s’agit d’unepoignéedemaisons espacéescommedesrochersérodéspar les intempéries,dont lebardageenboisextérieurafanéenungrismorneetuniforme.Lescommercesquientouraientautrefoislapetiteplacesontdansunétatencoreplus déplorable ; on n’utilise plus que ce qui était sans doute autrefois un restaurant. Il possèdetoujours un comptoir et quelques tabourets intacts et, d’après Caleb, les membres du groupe s’yrassemblentparfoisquandpasserune journéedeplusenferméchezsoiàcausede laneigedevientinsupportable.

LamaisonqueCalebetAshpartagentsesitueà l’oréedelaville,cequinemesurprendpaslemoins du monde. Tout comme au camp, Caleb aime pouvoir se déplacer vite, être le premier àpercevoir une menace et à sonner l’alarme. Aucune de ces habitations ne saurait être qualifiéed’impeccable,maisellessonttoutesplussolidesetaccueillantesquecellesdeBirchTree.

Il nous faut biendeux jours pournettoyer les lieux, les aérer et les rendre à nouveauvivables.Certaines des fenêtres à l’étage sont encore intactes,mais au rez-de-chausséeCaleb a fabriquédesvolets pour obturer les ouvertures.Nous serons donc limités en lumière naturelle,mais dumoinsserons-nousprotégésduventetdelaneigeàlavenuedel’hiver.Lacuisinesertavanttoutàstockerles provisions, et, d’aprèsAsh, c’est dans la cheminée du salon, assez grande, qu’ils font cuire lanourriture. À cette saison, les repas ne se prennent pas en commun, même si chacun est prêt àpartagersesvivres,sinécessaire.LachambredeCalebestsituéeauboutdusalon,etdeuxautressetrouvent à l’étage. L’une revient à Ash, l’autre à Bishop et moi. Ashley ne m’a pas proposé departagersachambre,etjeneleluiaipassuggéré.Dormirailleursqu’auxcôtésdeBishopnem’apastraversél’esprit,cequiestplutôtétrangeétantdonnél’étatactueldenotrerelation.Notrelitestpluslargequeceluiquenousavionsaucamp,maisnousnousserronsencoreplusl’uncontrel’autreetlaissonslibrel’espacesuperflu.

Pendantlespremièressemainespasséesenville,nousnouspréparonsàl’hiveretchaquematinserévèlelégèrementplusfroidqueleprécédent.Parfois,nouspartonstousàlachasse.D’autresjours,seulsunoudeuxd’entrenousyvont,pendantqueceuxquirestentmettentdesfruitsenbocaloufontsécher laviandedesdernièresprises.Le soir, nousnous rassemblons autourdu feudans le salon,pelotonnés sur les anciens canapés dont nous avons camouflé la surface poussiéreuse avec les

couverturesrapportéesducamp,etnousbavardons.Enfin,c’estsurtoutAshquiparle,etBishopsejoint à elle. Parfois, j’ai l’impression queCaleb etmoi ne décrochons pas unmot,mais les deuxautrescomblenttouslessilencesembarrassants.

LafrustrationdeBishopestdevenueuneprésencepalpableentrenousetsapatiences’épuisedejourenjour.IlévoquerarementWestfallousafamille,maissonancienneviedoitluimanqueretils’inquiète forcémentpour tout lemonde là-bas. Jemedemande s’ilmetdans labalance cequ’il aobtenuetcequ’ilaperdu.J’espèrequenon,carjedoutequelerésultatsoitenmafaveur.

Aujourd’hui,CalebetAshsontpartistendredenouveauxpiègesetBishopetmoinoustenonscôteàcôtedans lacuisinepourpréparerde laviandeséchée.Bishopdécoupedes lanièresque je rouledansdutissuenfermant lesextrémitéspardesnœudsbienserrés.Noustravaillonsdansunsilencequin’ariendetranquille.Ilboutetgrésilledetouslesmotsquenousneprononçonspas.L’airentrenous est lourdde tensions, tel unbaril de poudred’émotionsque je sais prêt à exploser,même sij’essaietrèsfortdeledésamorcer.

Lesyeuxbaissés,jemeconcentresurnotretâche.UnefaiblelumièrefiltreparunefentedanslesvoletsetjouesurlamaindeBishop,éclairantl’allianced’oràsondoigt.

—Pourquoitulaportesencore?Bishopsuitmonregardverssonanneau.—Çatedérange?Jehausselesépaules,unpeucrispée.—Onn’estplusmariés.—Jesuisaucourant,répond-il,leregardrivésurmonannulairenu.Oùestlatienne?— Je l’ai jetée. Elle ne signifiait rien. Pas ici. (Sur cette réplique énoncée d’un ton cassant, je

m’emparedeslanièresdeviande.)ÀWestfallnonplus,pasvraiment.J’enétaisvenueàaimerBishop,maistouslesvœuxquej’avaisprononcésétaientfondéssurun

mensonge.Seulement,jenetrouvepaslesmotspourexpliquercettedistinction.Bishopnebougepaspendantquejecommenceàemballerlaviande.

—Pourmoi,elleavaitunesignification,dit-il.Elleenatoujours.Lesyeuxbaisséssurlecomptoirdelacuisine,jesensleregarddeBishopmetranspercer.—Aprèstonexpulsion,legardequ’ilsontaffectéàmasurveillanceportaitunearme,déclare-t-il

soudain.(Étonnée,jerelèvelatête,sansbiencomprendreoùilveutenvenir.)J’essayaistoutletempsd’échapperàsavigilance.Jeluifaussaiscompagniedèsqu’iltournaitledos.Jetejure,ilmedétestait.Unefois,jesuisarrivéjusqu’àlabarrière.J’étaismontéàmi-hauteurquandilm’arattrapé.

—Mais,lebarbelé…Jen’osemêmepasimaginerlesblessuresqu’ilseseraitinfligéess’ilétaitpassépar-dessus.Bishopsecouelatêteavecénergie.—Jem’enfichais.Maisensuite,ilm’aditquesij’essayais,ilmetireraitdessus.Mamèrel’avait

autorisé àme blesser à la jambe si on en arrivait là. (Il tranche unmorceau de viande, les doigtstendus sur le couteau.) J’ai quand même failli le faire. J’étais désespéré, Ivy. Prêt à tout pour teretrouver…Jepensaisqueceseraitpareilpourtoi.

Presquecontremavolonté,jeleregardeenface.Ilalestraitstirés;colèrecommeressentimenttourbillonnentdanssesiris.Jechuchote:

—Jenepouvaispasmepermettred’êtredésespérée.J’essayaisdesurvivre.Jemerappellecommej’ailuttépourchassermessouvenirsdeluidurantlespremièressemaines.

Chaque fois qu’il surgissait dansmon esprit, j’avais l’impression d’être affaiblie, vulnérable, quesongeràluipouvaitmetuerd’uncoup,arrachermoncœurencorepalpitant.

—Etmaintenant?demandeBishop.Niveausurvie,tut’entiresplutôtbien,ajoute-t-ilavecunriresecetsansjoie.Tudevraispeut-êtrem’apprendretonastuce.Commentons’yprend,pourarriverà

tourner lapagecommes’iln’yavait riendeplus facile?Commesi toutcequi s’estpassén’avaitaucuneimportance?

Jenesupportepasl’amertumequipercedanssavoix–d’autantplusquej’ensuislacause.—Maissi,biensûrqueçaadel’importance!Etcen’estpasfacile…(Malgrémagorgeserrée,je

forcelesmotsàsortir.)Riendetoutçan’aétéfacile.Bishopsouffleuncoup.—Cen’estpasl’impressionquej’ai.J’ouvre labouchesans savoirceque jevais répondre.Sansdoutequelquechosequivaencore

l’éloignerdemoi…maisilnem’enlaissepasl’occasion.Illâchesoncouteau,quitombeavecfracassurlecomptoir,etmepoussecontrelemurpoursepressercontremoi,desépaulesauxhanches.Ilrespire déjà fort,mais je l’entends à peine tantmes oreilles bourdonnent sous l’afflux soudain dusang.Ilempoignemachevelured’unemainetpassel’autresousmonT-shirt.Jefermelesyeuxquandsa bouche se baisse vers lamienne, je noue les bras autour de son cou,même simon instinct desurviemecriedelerepousser.

Nous ne nous sommes pas embrassés depuisWestfall. Dans le noir, nous nous touchons, nousrestonsàproximité,maisnosbouchesneserencontrentjamais.Jepensaisvraimentnejamaisrevivreune telle sensation – ses lèvres sur les miennes, sa barbe naissante sur ma peau, le contact de salangue–sibienquejemesuistoutjustepermisdel’imaginer,demerappeleràquelpointc’étaitbon.Lepoidsdesoncorpsmecloueaumuret,desesdoigtsrugueux,ilexplorelecreuxdemataille,meshanches, remontepour s’emparerd’unsein.Dupouce, il effleure lapeaunuequidébordedemonsoutien-gorge.Jenesuisqu’électricité,desétincellesjaillissentpartoutoùilmetouche.

Moncorpss’embraseenunedizainedepointsdifférentsetjen’arrivepasàmeconcentrer,cequiralentit ma prise de conscience : ces baisers ne ressemblent pas à ceux que nous avons partagésjusqu’ici.Jesenstoujourssonamourpourmoi,sondésir,maisàprésent,jeperçoisaussisadouleur.J’enailecœurbrisé.Jedétournelatête,détachemeslèvresdessiennes,cequinesuffitpasàlefairereculer.Ilaunemainposéesurmanuqueet,desonpouce,ilmerelèvelementonpourm’embrasserlagorgeetlaisserdestraînéesdebaiserschaudssurmapeau.Monestomacestprisdesoubresautsetjesenslefeuenvahirmesveines.Jemurmure:

—Arrête,Bishop.Çane résout rien. (J’attrapesonpoignet,dont lepouls tambourinesousmesdoigts.)Stop!

Aussitôt, ils’interrompt. Ilappuie lefrontcontre lemur,àcôtédematête, le torsesoulevéparune respiration saccadée. Je ferme les yeux et peine à recouvrer la maîtrise de mon souffle.Lentement,ilsedégage.Ilprendmamaingaucheetpasselesdoigtssurlabandedepeaunueoùsetrouvaitautrefoismonalliance.

—Jen’arrivepasàcroirequetul’aiesjetée,dit-ild’unevoixrauque.Jerouvrelesyeuxetnousnousregardonsenchiensdefaïence,puisjeretiremamain.—C’était tropdurde lavoir, dis-je. (Je lui dois aumoins cepetit lambeaudevérité.)Elleme

rappelaittoutcequejen’avaisplus.—Ivy…articule-t-il,toutecolèreévanouiedesesyeux.Laported’entrées’ouvreàlavoléeetlavoixdeCalebs’élèvedanslesilence.D’unpasdecôté,je

m’éloignedeBishopsanstenircomptedesamaintoujourstendueversmoi.

CalebetBishopontabattuuncerfetnousnousrégalonsdegibierfraispourledîner.Ilvanousfalloirlasemainepourledécouperetlefairesécherenprévisiondel’hiver,maisCalebenaprélevéquatrebeauxmorceauxpourtoutdesuite.Notredernierfestinavantdesmoisdeviandeséchéeetdepommesdeterrefarineuses.

Ledînerterminé,AshetBishops’installentsurlecanapépourjouerauxcartespendantqueCaleb

fabriquedenouveauxcarreauxd’arbalète.C’estmontourdevaisselleetjeprendsmontempspourrincer lesassiettesdans l’évierà l’aideduseaud’eaurapportéparCaleb.Depuis lebaiseréchangéavec Bishop la semaine dernière, j’ai fait tout mon possible pour éviter la cuisine. Mes yeuxn’arrêtentpasderetourneràl’endroitoùilm’aplaquéecontrelemuretmoncorpssesouvientdesonpoidssurmoi,desachaleur.

Le rire d’Ash me parvient depuis le salon, suivi de la voix grave de Bishop. En général, lesentendrem’apporteuncertainréconfort:çamerappellequejenesuispasseule.Cesoir,pourtant,cessonsmevrillentlesnerfs.D’ailleurs,depuisquelquesjours,toutm’agace,commesilesroutinesdemanouvellevieétaientuneéchardequejeneréussissaispasàextirper,présenteencontinusousmapeauettoujoursirritante.

Quand j’entredans lesalon,Caleb relève lesyeuxetm’adresseunpetit sourire.AshetBishop,eux,m’accordent à peine un regard. Elle est en train de donner de petits coups de pied àBishop,qu’elleaccusedetricherauxcartes.

Jepose leseauvideavecunpeutropd’énergieet j’attrapemonpull laissésur ledossierd’unechaiseavantd’annoncer:

—Jesorschercherdel’eau.—Jepeuxyaller,meproposeBishop.Jesecouelatêtesansleregarder.—C’estbon,dis-jeenpassantlesbrasdanslesmanchesdemonpull.Lorsque je traverse la pièce, aucun d’eux ne pipemot,mais je sens leurs yeux dansmon dos.

J’ouvrelaported’entréeàtoutevoléeetlarattrapejusteavantqu’ellenecognecontrelemur.Jem’yprends un peu plus doucement pour la refermer derrièremoi,mais à peine, et le panneau de boistrembledanssonencadrement.Non,jenel’aipastoutàfaitclaquée.

L’airdelanuitestfraisetlesétoilesressortentdansleveloursnoirducielcommedetoutpetitséclatsdeglace.Jesenslafuméequimontededizainesdecheminées,distinguelalueurchaleureusedes lanternes derrière les volets et les rideaux. Je n’entends que le flot tranquille de la rivière,accompagné du bruissement des branches dans le vent, car tout lemonde est déjà cloîtré chez soipour la nuit. Je serre contremoi lesmailles demon pull puis je descends de la terrasse pourmedirigerversl’eau.Mesyeuxpiquentetuneboulededouleuramères’estinstalléesousmescôtes.

Quand j’arrive à la rivière, le flot noir coule vite et seule sa surface est animée d’un petitmouvementargentéàlalueurdelalune.Enàpeineuninstant,mesdoigtssontengourdisparl’eaufroide. J’ai dumal à imaginer qu’elle sera encore plus glaciale une fois le véritable hiver arrivé,quandchaqueaubeseraaccueilliepardestoilesd’araignéegelées.Maintenantqueleseauestrempli,jedevraisrentrer.J’ailesmainsglacéesetmonsouffles’échappeenpetitsnuagesdevapeur.

Pourtant, jem’effondreàgenoux,sansmesoucierdusol,presqueaussi froidque l’eau.Toutàcoup,jenemesensplusl’énergiederetrouverBishop,deleregardersourireàAshetdel’entendreéchangerdesplaisanteriesavecCaleb.C’estcomplètementinjustedemapartd’êtrejalouse,jelesaisbien.C’estmoi qui instaure cette distance entre nous, érige unbloc de silence.Mais, comme je ledécouvre, la luciditéàproposd’uneémotionridiculeet lacapacitéà lamaîtrisersontdeuxchosestrèsdifférentes.

Unebranchecassederrièremoietjemerelèvetantbienquemal,manquantderenverserleseaudansmahâte.J’aidéjàlamainsurmonpoignardquandBishopapparaît.Jereconnaîtraissasilhouetteentremille,mêmedanslapénombre.Jelaisseretombermonbras.

—J’aiditquejen’avaispasbesoind’aide.—J’avaisquandmêmeenviedetedonneruncoupdemain,dit-ilenattrapantleseau.Jeleluiarracheavantdememettreenrouteverslamaison.

—Jesuissurprisequetuaiesabandonnétonjeudecartes.(Àl’instantoùlesmotsfranchissentmeslèvres,jem’intimedemetaire,maismabouchedevancemoncerveau.Apparemment,cetraitdecaractèrenem’apasquittée.)Tusemblaisbient’amuseravecAsh.Trèsmignon,votretête-à-tête.

Je grimace àmes propres paroles. Je n’ai jamais eu envie d’être ce genre de fille. Je n’auraisjamaiscrul’être.

Bishopattrapel’anseduseaupourmeforceràm’arrêter.—Tuasfini?Il paraît épuisé, son point de résistance depuis longtemps dépassé. Je hausse les épaules sans

prendrelapeinedemeretourner.—Tut’imaginessincèrementquejesuisentraindetomberamoureuxd’Ash?Qu’onpourraitse

voircommeautrechosequedesamis?Dansunchuchotement,jerépondsparlanégative.Jesaisqu’ilsnenourrissentpascessentiments

l’unpourl’autre,toutcommejesuisconscientequ’aucundesdeuxnechercheraitàmefairedumal.—Alorsexplique-moiceque tuvoulaisdire,exige-t-ilensecouantunpeu le seau.Sinon…(Il

souffleungrandcoup.)Sinon,tulafermes.Jemejettesurluietleforceàdesserrersaprisesurl’anse.Del’eauvalseetvienttrempermon

pantalon.—Lafermer?Tuveuxquejelaferme?Ilmedévisagedesesyeuxd’unvertbrillantsouslalune.—Onnepeutpascontinuercommeça,Ivy.Jenepeuxpas.—C’est-à-dire?Commequoi?Aussitôtcettequestionposée,jerougisdehonte.C’estmoiquijoueàdespetitsjeuxdésormais,et

jenevauxpasmieuxqueCallie.—Arrête,dit-il.Nefaispasminedenepascomprendredequoijeparle.—Danscecas,tudevraispeut-êtrerepartir,dis-je,lecœurpourtantbriséparlesparolesqueje

prononce.RetourneàWestfall.Tudoisenmourird’envie.Lasimpleidéedemeréveillerdemainmatinsansvoirsonvisagefaitnaîtreenmoiunebouffée

depaniqueetenserremoncœurd’unétauglacé.—Pourquoidis-tuça?Sesyeuxmetranspercent.Lesmâchoiresserrées,ilestàdeuxdoigtsdesortirdesesgonds.Une

pichenettedemapart,etilexplose.—Jesaisquetum’enveux,Bishop.Quandest-cequetuvaslereconnaître?—Biensûrque je t’enveux. (Il faitunpasversmoiet,pourcompenser, je reculede lamême

distance.)Jenel’aijamaisnié.C’estcequetuasenvied’entendre?—Peut-être.Moncœurtambourinecommeunfoudansmapoitrine.Toutàcoup,jesuisterrifiéed’imaginer

oùce scénariovanousmener.Suis-je assez courageusepour fairemespropres aveuxen retour ?J’auraisdûcontinueràmetaire,rentreràlamaisonetmeglisserdanslelit.Maiscombiendenuitspouvons-nous encore tenir ainsi avant qu’il ne se détourne au lieu deme prendre dans ses bras ?Avantquejenemeréveilleunmatinpourdécouvrirlelitvide,Bishoppartipourdebon?

—Trèsbien,dit-ilun tonplushaut. Je t’enveuxparcequependant tout le tempsoù je tombaisamoureuxdetoi,tucherchaisdesfaçonsdemetuer!

Jerestebouchebéeuninstant.—Jen’aipas…Cen’estpas…—Jet’enveuxparcequequandtuaseul’occasiondemedirelavérité,tuaspréférémentir!(Ila

franchi l’espace entre nousplus vite que je n’ai pu reculer, et nousnous retrouvonspresque torse

contrepoitrine.)Jet’enveuxparcequemaintenantqu’onaunesecondechance, turefusestoujoursd’êtrefrancheavecmoi!

—Ettucomptaismediretoutçaquand?luidemandé-je,lerougeauxjoues.Bishophaussesessourcilssombres.—Jel’auraisdéjàfait,siturestaisaumêmeendroitassezlongtempspourqu’onpuisseavoirune

vraieconversation.Lapeurmonte enmoi, cemêmedésespoirdont je suis saisie chaque foisqu’il est àproximité

depuisquenousnoussommesretrouvés.Jem’apprêteàmedétourner,quandilattrapeunenouvellefoisleseaupourm’empêcherdepartir.Lesdentsserrées,jemarmonne:

—Allons-y.Mesdoigtssoudainmoitesglissentsurl’anseduseau.Lasituationpourraitêtredrôlesijen’étais

pasauborddeslarmes,sijen’étaispasmortedepeurenimaginantl’issuedecettediscussion.—Non, répond-ild’unevoixdure.Onnevanullepart tantqu’onn’apas régléceproblème…

d’unefaçonoud’uneautre.Je relève la tête vers lui, discerne la tensiondans samâchoire et le pli décidéde son front.La

patiencedeBishop,dumoinsàmonégard,m’atoujourssembléàpeuprèsinfinie.DuranttouscesjoursetcesnuitspassésensembleàWestfall,ilnem’ajamaisforcéeàlivrerplusquejen’étaisprêteàdonner,n’apasuneseulefoisexigédemoidesémotionsquejen’étaispasencoreenmesuredereconnaître.Maissouscettepatiencerésideaussiunefermeté,unmurquimarquel’endroitoùilnecourberaplus.J’enaiétéletémoinprivilégiélorsqu’ilafaittomberDylandutoitdesamaison.Lapreuvedecettedétermination,jel’aienfacedemoi:ilestvenupourmeretrouver.

UnefoisqueBishopaatteintleslimitesdesapatience,ilneseretientplus.Cesoir,surcetterivesombre, je l’ai poussé dans ses retranchements. Je sais qu’il ne lèverait jamais la main sur moi.Cependant,ilestcapabledemeforceràaffrontercequej’aitentédefuirdepuisnosretrouvailles,ladistance que j’ai instaurée entre nous.En fait, c’est peut-être ce que j’attends depuis le début : queBishopm’accule,mepousseàaffronterlavéritéquemonespritnecessedefuir.

—Jesaisquetuaspeur,Ivy.Maissinousneparlonspas,çavanousdétruire.Jelâchesoudainleseauetjem’éloignedeluienhurlant:—Arrêtedemedirecequejeressens!—Alorstoi,dis-le-moi!(Bishopacriéaussi,cequimefaitsursauter.Iljetteleseauplusloinet

l’eaudelarivièreserépanddansl’herbe.)Explique-moipourquoitut’allongesàcôtédemoitouslessoirs, pour agir comme si je n’existais pas une fois le soleil levé ! Explique-moi pourquoi tu disvouloirquejesoislà,alorsquetuarrivestoutjusteàtetrouverdanslamêmepiècequemoi!

—Jecroyaisquemoncôtécompliquéteplaisait, rétorqué-je.Quec’étaitcequi t’avaitattiréaudépart.

Bishopdétournelesyeuxetprenduneprofondeinspirationpourmaîtrisersacolère.— Sans rire ? Tu vas vraiment retourner ces paroles contre moi, maintenant ? (Quand il me

regardedenouveau, jen’arrivepasàsoutenirsonregardemplidedouleur.)Tuprétendsquetunem’enveuxpas.Tun’aspaspeurnonplus.Qu’est-cequec’est,alors?Explique-moipourquoitutecomportesdecettemanière.

—Jenesaispasquoidire,jenesaispascequetuveuxentendre.—Si tuessayais lavérité?suggèreBishopd’unevoixglaciale.Tuenseraiscapable,pourune

fois?En un éclair, toutema frayeur se transforme en rage. Chaque pensée sombre et laide que j’ai

nourriedepuislejourdemonexpulsionremonteàlasurface.—J’aitoutperdu!(J’aicriéd’unevoixsiforteetaiguëquej’enaimalàlagorge.Siseulement

j’avaisencoreleseaupourleluilanceràlafigure!)Mafamille!Mamaison!Monmeilleurami!La

personneque j’aimais leplusaumonde ! (J’ai l’impressionquemapoitrinevaexploser,que tropd’émotions sont confinées dans un espace trop étroit. Je serre les poings si fort que mes onglesmenacentdetrouermespaumes.)Toutm’aétéarraché!Tuasuneidéedecequeçafait?

LevisagedeBishopestcomplètementfermé,indéchiffrable,commes’illivraitsaproprebataillesoussapeau.

—Oui,répondit-ild’unevoixdouce.J’enaiuneassezbonneidée.C’esttoutàfaitlui,demerappelerquejenesuispaslaseuleàsouffrir.Maisencetinstant,jen’ai

pasenviedel’entendre.Macolèreestcommeunbaumequiapaiselesblessuresquejen’aipasenvied’examinerdetropprès.

—Tun’étaispasobligédevenir.Tuavaislechoix.—Tucroisvraimentquej’avaislechoix?s’exclame-t-il.Quelchoix?Jenesuispascommeton

pèreouCallie,Ivy.Jamaisjen’allaistelaisserpartirainsi.Jet’aime.Jen’aijamaiseulechoix.Cesmotsm’arrêtentnet.Pourlapremièrefois,jecomprendsvraimentcequesignifielavenuede

Bishopici.Ilestleseulànem’avoirjamaisfaitdéfaut.Aussivitequ’elleaenflé,lacolères’évanouit,tel un nuage d’orage qui s’éloigne. Le problème, c’est qu’elle laissemes blessures exposées sansmoyendelesprotéger.Jecroiselesbrasetplantelesonglesdansmescoudes.J’ail’impressionquesijenemeretienspasàquelquechose,jevaisdisparaître.

—Parle-moi,ditBishopplusdoucement.Souviens-toicommeonétaitdouéspourdiscuter.Jet’enprie…Parle-moi.

C’estcommesinousétionsrevenusausous-soldutribunal,séparésparlesbarreauxmétalliquesdelacellule.Cettefois-là,j’avaischoisidementirdansl’espoirdel’épargner.Maintenant,sijemens,ce sera par pure lâcheté. Il a raison, nous n’y survivrions pas. Il y a une limite au nombre demensongesquejepeuxluidébiteravantqu’ilnecessed’êtreintéresséparlavérité.

Monpère,Callie, leprésidentLattimer: tousm’ont tantpris.Vais-je les laissermeretireraussiBishop ? J’ai envie de lui tendre les bras, de le serrer contremoi et de chuchoter des secrets toutcontresapeau.Surtantdepoints,jesuisplusfortequ’aumomentdemonexpulsion.Pourtant,moncœurs’estrecroquevillésurlui-même,sansarrêtsursesgardes.Jesuiscapabledesurvivreici,jelesais.Lavéritablequestion,c’est:Ai-jelaforcedevraimentvivre?

Lesilenceplaneentrenous.Mêmeleventdanslesarbress’esttu,commedansl’attentedecequivasuivre.D’unevoixblanche,jeparviensàarticuler:

—J’aipeur.Tuasraison.Jesuismortedepeur.Bishops’avanceversmoiets’arrêtedèsque je lève lamain.S’ilme touchemaintenant, jevais

m’effondrer.—O.K.,fait-il,prudent,commesioncommençaitàprogresser.Peurdequoi?—Detoi!J’aipeurdeteperdreencoreunefois,chuchoté-je,leslarmesauxyeux.—Ivy…—Jenepeuxpas…(Jerespirelentementpourtenterdecalmerlesbattementsdemoncœuretle

tremblementdemavoix.)Jenepourraipaslesupporterdenouveau.J’aidûterayerdelacarte.Fairecommesitun’avaisjamaisexisté.J’aiessayétellementfortdet’oublier.(Malgrétousmesefforts,mavoixsebriseetmesparolessontentrecoupéesdesanglots.)C’étaitlaseulefaçonpourmoidem’ensortirici.Etensuite,tuesrevenu…Tuesréapparujustedevantmoi…C’étaitpresquepirequedenepast’avoiràmescôtés.L’idéequejepuisserevivrecesupplice.

Bishopnem’apasquittéedesyeux.Leurexpressionestcelledontjemesouvienssibien,commes’ilvoyaitclairenmoi.

—Jenepeuxpas tepromettreque jene teferai jamaisdemal, Ivy.Nique jeserai toujours là.Chaquejourconstitueunrisqueetnousn’avonsaucunecertitude.Surtoutdanscettevie.

Unsourirehésitantauxlèvres,jechuchote:

—Jesais.C’estunpeuleproblème.Il supprime ladistanceentrenous, sansme toucher,maispour se trouver juste en facedemoi.

Solide,chaud,fortettoutcequejepensaisneplusjamaisavoir.— Je suis ici, maintenant. (Il fait le dernier pas et passe une main autour de ma taille pour

m’attirercontrelui.)Justeoùj’aienvied’être.Àlesentirsiprès,j’ailesoufflecoupéetunelarmem’échappe.Samainlibreposéesurmajoue,

Bishopl’essuied’ungestedupouce.—Jesuisencoreàtoi,Ivy,chuchote-t-il.Jel’aitoujoursété.Jesavourelachaleurquiémanedesoncorps.Sonblousonsentl’automne,lesfeuillesmorteset

lafraîcheurducrépuscule.Jeregardemesmainss’éleverd’elles-mêmespourvenirseposersursontorse. Elles montent plus haut, effleurent son cou et son visage, s’enfoncent dans ses cheveux. Jepleureàprésentsansretenue,commeçanem’étaitpasarrivédepuislejouroùj’ailâchélabarrièrepourentrerdanscenouveaumonde.Jeposelefrontcontresonépaule.Meslarmesimprègnentsonblousonetpiquentmeslèvresgercées.Larespirationtoujoursentrecoupéedesanglots,jemurmure:

—Jesuisdésolée.Jesuisvraimentdésolée…Cesparoles semblentbien faiblesàmesoreilles.Aucuneexcusenesuffira jamaisen regardde

toutelasouffrancequejeluiaicausée.Bishop ne répond rien,mais il me caresse les bras et je sens son souffle irrégulier dansmes

cheveux.Monpullglissesurmonépauleetsesdoigtsrencontrentmapeaunue.Dansl’airfroiddelanuit,samainestbrûlanteetmoncorpsentiers’embrase.Jetournelatête,j’effleuresoncoudemeslèvres jusqu’à l’arêtedesonmentonetenfin je trouvesabouche.Nosbaisersontgoûtdeseletdepardon,etjen’aijamaisétéaussireconnaissantedesentirsesbrasautourdemoi,quimesoutiennent,meportent,nouscollentàl’unàl’autre.

Jemesensvidée,maispasvide.Tousmessecrets,mespeursetmesmensongesontfiniparmequitteretmelaissentdansunétatpresquecotonneux.Jemesenstoutelégèreàl’idéequeBishopetmoisommesparvenusànousretrouver.Qu’enfindecompte,noussommespluspuissantsquetouteslesforcesquionttentédenousséparer.Désormais,noussommesuncouple.Pasparcequequelqu’unnousaforcésànousmarierounousa liéspardesmensonges,maisparcequenousnoussommeschoisis.Etjelecomprendsmieuxquejamais,aimerquelqu’unseratoujourscommevoler: lesautimpensable, la peur de tomber, l’exaltation qui fait gonfler le cœur… Tout reste du domaine del’impossible jusqu’au moment où ça cesse de l’être, et où on s’élance simplement parce qu’on aconfiance,àunealtitudequidépendentièrementd’unélémentimpossibleàcontrôler.

Jereculeunpeu,prised’unrireessouffléquandBishoprepartàl’assautdemeslèvres.Jetracedesdoigtslescontoursdesonvisage,lacourbedesespommettesetdesonfront.Pourlapremièrefoisdepuisqu’ilestarrivé,sesyeuxpétillentdecetamusementàpeinecontenudontjemesouvienssibien.Jeprendssonmentonentremespaumesetjeleregardedroitdanslesyeux.

—Jet’aime,Bishop.Jen’aijamaiscessédet’aimer.C’est lapremière foisque je lui révèlevraimentmessentiments, sansqu’ils soientdéguisésou

dissimulés entre deuxmensonges.Ces paroles ne sont pas faciles à prononcer pourmoi et nemeviennent pas naturellement.Ma famille m’a appris à les conserver précieusement, à toujours êtreavaredecequiest leplusimportant.Ilmefaudradéployerpasmald’effortsavantquelesmotsseformentdefaçonaiséedansmabouche,avantquecequisetrouvedansmoncœurnemedonnepaslasensation que je dois le cacher. Je perçois la lueur dans les yeux de Bishop et je penche la tête,souriantalorsquemeslarmescoulentencore.

—Maistut’endoutais,non?Bishopréponddoucement:—Oui,jem’endoutais.

—Commenttulesavais?Ilécartemescheveuxdemonvisage,touchedeslèvresmatempe,majoue,lapeausensibleau-

dessousdemonoreille.Jefermelespaupières,lecœurbattantlachamade.— Parce que même si tu as changé par beaucoup d’aspects, tu es toujours la même, Ivy,

profondément.Cellequilivretoutparsesyeux,sonexpression,mêmequandellerefusedeparler.Etjesaisquecettefille-làestassezcourageusepourm’aimer,mêmesic’estdifficilepourelle.

Les autres ont-ils autant de chance ? Trouvent-ils quelqu’un qui les comprend vraiment ?Quelqu’un qui accepte leur façon étrange et abracadabrante de voir et d’aborder le monde sansconstamments’efforcerdeleschanger?IlmelaisseêtreIvy,alorsquetantd’autresauraientessayéde me transformer en une personne différente, et c’est là le cadeau le plus précieux que Bishopm’offrirajamais.

Chapitre12

—Enfindecompte,jecroisbienquejepréfèrelalessive.Jeneplaisantepas,préciseAshdevantleregardétonnéquejeluiadressepar-dessuslacarcassedechevreuilquenoussommesentraindedécouper.Encemoment,j’ail’impressiondenefairequeça.

—C’estquandmêmepositif,non?Plusnousavonsdeviande,moinsl’hiverserarude.—Oui,jesais,soupire-t-elle.Maisj’enaimaclaquedusangetdesabats.Jepousseàmontourunsoupir,parsolidarité–envéritéjesuiscontentequeletempsfroidait

éliminé lesmouchesqui se rassemblaient autourdes animauxmorts à la finde l’été.Du tempsdeWestfall,jenem’approchaisjamaisautantdecequifinissaitdansmonassiette,jen’avaisjamaiseuàtuerdugibierouàregardersonsangimbiberlaterre.Jen’avaisjamaisraclélachairsurlesospourlamangerplustard.Jenesavaispasàquelpointceseraitduretfoncièrementsatisfaisantunefoisquej’auraisacceptél’aspectsanguinolent.Merasseyantsurlestalons,jedégagemescheveuxdureversdelamain.

—Quandonaurafini,ilfaudraencoreallervoirlespièges,merappelleAsh.—Jepeuxmencharger,proposeBishopderrièremoi.IldevientaussidouéqueCalebetAshpoursedéplaceràpasdeloup.Souriante,jerelèvelesyeux

verslui,moncouteauensanglantéenvisièreafindeprotégermesyeuxdusoleildedébutd’hiver.—Tuasdéjàterminé?—Oui,onaabattudeuxarbresetonlesadébités.Calebterminederangerlesbûches.—Onapresquefini,luidis-je.Situveuxm’attendre,jeviensavectoi.Bishops’accroupitàcôtédemoi,unemainposéesurlahacheaccrochéeàsaceinture.Del’autre,

ilécartemaqueue-de-chevaldemonépaule,sepencheetembrasselapetitezonedepeautendresousmonoreille.

—Jeveuxt’attendre,mesouffle-t-il.Lesjouesenflammées,jemedisquec’esttoutdemêmeridiculederougirpourunsimplebaiser.—O.K., dis-je d’une voix un peu éraillée avant dem’éclaircir la gorge. Je suis prête dans dix

minutes.—Oh,sérieusement,marmonneAsh.Vousêtesécœurants.Jepréféraisquandvousvousfaisiezla

tête.Bishopéclatederireetserelève.—C’estfaux.

—Biensûr,confirmeAshavecunsourire.Jedétestaisça.Maispasd’effusionsdevantCaleb,ouvousrisquezdel’entendre.

Jemeremetsàtrancherlaviandeenmerépétantque,non,jenesenspastoujoursl’empreintedeslèvresdeBishoppersistersurmapeau.

—C’estvraiqu’ilestgrognon,depuisquelquetemps.—Jecroisqu’ilestenmanquedepromenades,expliqueAshenmelançantunregardentendu.On

aététropoccupéspourdisposerdetempslibre.Lessourcilshaussés,ellefaitunemimiquesuggestiveetjepouffederire.—Jen’aipastoutcompris,s’étonneBishop.Ilestenrogneparcequ’ilnesepromènepasassez?—Jet’expliqueraiplustard,luidis-je,amusée.Comme s’il n’attendait que ce signal, Caleb surgit tout à coup au coin de la maison. Il nous

foudroietouteslesdeuxduregardetpointeledoigtversnous.—Moinsdebla-bla,plusdeboulot!lance-t-ilsansralentirlepas.Jecroiseleregardd’Ashetnouséclatonsderireaumêmemoment.—Tuvoiscequejeveuxdire?lance-t-elleentredeuxgloussements.Dixminutesplus tard, je retrouveBishopà la lisièredesboisderrière lamaison.J’aienlevé le

plusgrosdusangquimaculaitmesmainsetenfiléunsecondpull.—Tun’auraspasfroid?medemande-t-il.—Çaira,tantqu’onmarchevite.Jeneplaisantequ’àmoitié.Depuisunmomentdéjà,Calebaffirmequel’hiverseraprécocecette

année, et la chute des températures semble lui donner raison. Rien d’étonnant à ce qu’il veuilleabsolument que nous amassions le plus de provisions possible avant les premières neiges.De nosjours, les hivers sont plus rudes qu’avant la guerre. Il n’est pas rare de dépasser les deuxmètrescinquantedeneigelorsd’unemauvaisesaison,etcelle-cis’annoncerude.Depuisquelemondes’estécroulé,lamétéodonnedanslesextrêmes.Lesétéssontpluschauds,leshiversplusfroids,etonarégulièrement droit à des tornades, des inondations et une sécheresse persistante. Je me demandecomment c’était du temps où les saisons ne s’apparentaient pas à une forme de brutalitésupplémentaire.

BishopremontelafermetureÉclairdemongiletjusqu’àmonmentonavantdedéclarer:—Onvadevoirtedégoterunmanteaupluschaudavantl’arrivéedelaneige.—Onvabientrouverquelquechose,net’enfaispas.Allons-y.Nous entrelaçons nos doigts puis nous engageons dans les bois. Je suis encore en train de

m’habitueraunatureldenoscontactsdésormais,àlafaçondontmamaintrouvelasiennesansquej’aie à y réfléchir. Depuis quelques semaines, nous nous touchons enfin sans que le fardeau dessecretsoudelapeurpèsesurnous.Cettelibertémerendvorace.

—D’aprèsCaleb,ilvabientôtneiger,déclareBishop.Avecunpetitrire,jesecouelatête,unpeudésemparée.— Westfall n’est quand même pas si loin d’ici. Comment avons-nous pu grandir sans nous

préoccuperdelamétéo?—Onn’enavaitpasbesoin.Onsavaitquequelqu’und’autresechargeraitdecequ’ilyavaità

faire.Jeluiadresseuncoupd’œilentendu.—Quelqu’uncommetonpère?Auboutdequelquespas,Bishoprépond:—Jesaisquetunel’appréciespas,Ivy.Malgrétout,ils’estplutôtbiendébrouillépourgarderla

plupartdenousenvie.(Avantquejenepuisserépondre,ilmepresselamain.)Maisilnousaaussirendusparesseux.Pasprêtsàassurernotrepropresurvie.

—Tusemblest’entirerplutôtbien.—J’aiapprisparmoi-mêmeautantquejelepouvais.J’avaisbienessayédeconvaincremonpère

d’enseignerlesbasesàlapopulation,pourquetoutlemondesoitcapabledes’ensortirseulencasdeproblème.

—L’idéeneluiapasplu?—D’aprèslui,çaferaitpaniquerlesgens.IlsneconsidéreraientplusWestfallcommeunendroit

sûr,dit-ilavecriredur.Commesi,denosjours,unendroitpouvaitêtresûr!Detoutefaçon,cen’estqu’uneillusion.

Pendantunmoment,nousmarchonsensilenceetlesfeuillescraquentsousnospieds.Jepourraisjurerque l’air sent laneige,bienquecesoitunpeu trop tôtpour lasaison–mêmepourunhiverprécoce.J’observeBishopducoindel’œil.Lesjouesunpeurougesdansl’airfroid,ilparcourtdesonregardvigilantlesboisalentour.Ilporteunfusilenbandoulière.Ashn’apasadressélaparoleàCalebpendantunejournéeentièreaprèsqu’illeluiadonné.ToutcommeàWestfall,lesarmesàfeusontunedenréerare,ici.Cependant,aprèsquelquessemainespasséesencompagniedeBishop,Calebaestiméqu’ilsauraitsemontrerpatientetnegâcheraitpasdeballesentirsinutiles…contrairementàd’autrespersonnesdontilneciteraitpaslenom.C’estlàqu’Ash,furieuse,aquittélapièce.LefusilconstituedéjàcommeuneextensionnaturelleducorpsmincedeBishop, tout comme l’arbalètedeCalebfaitpartiedelui.

—Tuaimesbeaucoupêtreici,non?Bishops’arrêteetseretournepourmerépondre:—J’aimemesentirutile.—Tuastoujoursétéutile.Avantmêmequejenepuissepoursuivre,ilsecouelatête.—Non, c’est faux.Pasvraiment.Nousavonsdéjàunprésident enplaceàWestfall.Onn’apas

besoind’unautrequirestelààattendreencoulisse.Surtouts’iln’estpasintéresséparleposte.—D’accord,jeveuxbien.Maiscen’estpaslaseuleraison.Bishopôteunefeuillemortedemescheveux,puisl’écraseentresesdoigts.— Avant, je suppliais mon père de me donner un travail. N’importe quoi m’aurait contenté :

monterlagarde,cultiverlecoton…maisilrefusaittoujours.—Pourquoi?Bishopsoupire.— Il pensait que si j’exerçais un métier normal, aux côtés de tous les autres habitants, je

commenceraisàêtrevucommel’und’eux.Et,selonlui,laseulemanièredegarderlecontrôlesurlepeuple,c’estqu’iléprouvedel’admirationpourleprésidentetlevoiecommeunindividusupérieurplutôtqu’unégal.(Bishopsecoueunpeulatête,agacé.)Alorsj’assistaisauxconseilsmunicipauxettout ce que je faisais, c’était regarder autour demoi enme demandant comment j’avais atterri là.Personnenem’ajamaisdemandécequejevoulais.Toutlemondepartaitduprincipequejesuivraislestracesdemonpèreetquej’enseraissatisfait.Maisenfait,jem’ennuyaisàmouriretjenetenaispasenplacesurmachaise.Ici,enrevanche,jesuislibre.Jenesuislefilsdepersonne.Onn’attendriendemoi.Jepeuxêtreexactementceluiquejeveux.Ettoi?Tuasenviederesterici?

J’ignorecommentrépondreàcettequestion.Je tiensàCalebetàAsh,chaque jourunpeuplus.J’aimemener une vie qui n’est pas remplie demensonges et agir sans devoir peser le pour et lecontredepeurde tropen révéler.Prendredesdécisionsseulemeplaît.Malgré tout, jenesuispascertainedevouloirrestericitoutemavie.Jenesaispassic’estlàquemonhistoiresetermine.

—Ici,c’estmavieactuelle,maisàmonavisjeneresteraipaslàpourtoujours.Simplement,jenesaispastropquelleestlaprochaineétape.Tuvoiscequejeveuxdire?

—Toutàfait.

Le ciel au-dessus deBishop est d’une teinte blanc cassé et tous les arbres autour de nous sontdépouillésdeleursfeuilles,l’écorcecouleurcendre.C’estcommesilemondeentieravaitperdusacouleur,hormislesyeuxdeBishop,véritablespharesdanslagrisaille.

—Onn’est pas forcésde tout planifier, ajoute-t-il.Onpeut prendre chaque saison commeellevient.Vivreaujourlejour.

Toutemavie,j’aivécuavecunterriblefardeau:jesavaisqu’absolumenttoutétaitplanifiépourmoi sans mon consentement. Je m’habitue encore à l’idée de pouvoir simplement regarder lesévénements suivre leur cours, deprendredesdécisions sans toujours réfléchir à un seul et uniqueobjectif.Avoirlechoix,c’estcequej’aitoujoursvoulu,etpourtant,jeregrettequelemiensesoitfaitauxdépensdel’avenirdetantd’autresjeunesfilles.

—TucroisquetoutvabienàWestfall?Bishops’arrêteetmescruted’unairinterrogateur.—C’estcequetuveux?Il sait toujours comment parvenir au cœur de ce que je ressens, tranchant à travers toutes les

couchessuperficiellespourdébouchersurlenoyaudevérité.—Jesouhaiteencorequeleschoseschangentlà-bas,etceseratoujourslecas.Maisjeneveux

pasqu’ilyaitdeblessés.Etjeconnaismafamille,Bishop.Ilsn’abandonnerontpas.Moioui.Maisleurplan,jamais.—Monpèreestaucourant.Ilfaitattention,j’ensuissûr.Maisd’ici,onnepeutpaslesprotéger,

Ivy.Onn’aaucuncontrôlesurcequipeutsepasser.— Je suis désolée que tu ne puisses pas être avec ta famille, dis-je d’une voix où perce la

culpabilité.Bishopmedécocheunpetitsourireetmeprenddanssesbras.—Pasmoi.Onn’estpeut-êtreplusmariés,maisturesteslafamillelaplusimportantequej’aie.

(Ilouvresonmanteaupourm’enrecouvrir.)Tutrembles.Jeme retrouve dans un cocon chaud et baisse la tête.Mes lèvres trouvent le col ouvert de sa

chemise.Sapeauestbrûlantecontremabouchegelée,aupointquej’enaimalauxdents,commesij’avalaisdelalave.J’ainouémesbrasautourdesatailleetjeglissemesmainssoussachemise,lesétendsaubasdesondossanscesserdemeserrercontre lui. Ilexpirebruyammentet jeretiremesbras.

—J’ailesmainstropfroides?Ilm’étreintplusfort.—Non,répond-il.Cen’estpasleproblème.Je remonte les mains sur son dos nu et me presse contre lui. Un nouveau souffle rauque lui

échappe.Aumoins,noussommesentièrementvêtuscettefois,contrairementàcetteautrenuitdansnotrelit,àWestfall.Unsourirenaîtsurmonvisageetjeluidemandedansunmurmure:

—C’estdelatorture?Ilposesatêtesurlamienneetm’assure:—Lameilleurequiexiste.

Touslespiègesquenousavonsrelevésavaientfaitleuroffice,etnoussommesrentrésavecsixlapins qui se balançaient entre nous, accompagnés d’une dinde sauvage que Bishop a tirée sur lechemin du retour. Nous avons fait cuire l’un des lapins pour le dîner. C’est tout juste assez pourquatregrosestomacs,maisilnousfautpenseràéconomiserlesvivresenprévisiondel’hiver.

—Tusaiscequimemanque?JeposecettequestionàBishopaulit,aprèslerepas,alorsquenoussommesencoreéclairéspar

unepetite lanterneposéesur la tabledechevet.Àmesureque les jours raccourcissent,nousallons

tous au lit de plus en plus tôt, car nousmanquons d’occupations – l’hiver s’annonce long. Je suisallongéeentraverssurBishop,qui,adosséàlatêtedelit,penchelatêtepourmeregarder.

—Dis-moi.Ilparaîtsurpris,sansdouteparcequejeneparlepastrèssouventdeWestfall,etqueçafaitdeux

foisenunejournée.—Lescookiesauxfloconsd’avoinequ’ontrouvaitaumarché.Jesenspresquelegoûtdubeurreetdescéréalesfondresurmalangue.DepuisqueCalebetAsh

m’onttrouvée,jen’aipaseufaim,maislanourritureestplusrustiquequ’àWestfall.Rienderiche,pasdeplaisircoupable,aucunmetsquifassesaliveraumomentoùoncroquededans.

Bishopéclatederireetjeluidonneuncoupdecoudedanslescôtes.—Àtontour!Qu’est-cequitemanque?—Lesdouches,merépond-ilsanshésiter.—Ah,bienvu.Partempschaud,selaveràlarivièren’estpasdésagréable,maismaintenant,ilnousfautramener

del’eauàlamaisonetlachaufferquandnousvoulonsprendreunbain,cequiestépuisantetdemandeuntempsfou.Commec’estmontour,jelance:

—Lesfraises.—Tun’aspasledroitdeciterunfruitquin’estpasdesaison.ÀWestfallnonplus,tunepourrais

pasenmanger.—Taratata!C’estmonjeu,alorsc’estmoiquiétablislesrègles.Etlesfraisesmemanquent.Bishopsecouelatête,amusé.—Tutriches.—Maispasdu tout !Bon, trèsbien, alorsqu’est-ceque tudisde l’électricité ?Ce confortme

manque.Mêmesiellenefonctionnaitquelamoitiédutemps.—C’estmieux,approuveBishop.Laglace.—Onenseraenvahistrèsbientôt.Leslivres.—L’albumphotodemongrand-père.Le tondeBishopm’incite àmettre fin à notre petit jeu. Jeme redresse et jem’installe sur ses

cuissespourmieuxlevoir.—Tuasétéobligédelelaisserlà-bas…Bien sûr, il n’allait pas le traîner avec lui de l’autre côté de la barrière ! Ici, le sens pratique

l’emportesurlessentiments.—Unpeulourdàporter,répond-ilavecunpetitsourire.Jepasselamaindanssescheveuxetl’ylaisse.—MonpèreetCalliememanquent,ouentoutcasl’idéed’eux.(J’aimaisêtreunefille,unesœur.)

Mêmesijenedevraissansdoutepasregretterleurprésence.Çam’étonneraitquecesoitréciproque.—Quisait?(Bishopsuitleslignesargentéesdelacicatricequiornemonavant-bras.)Tulaisses

unsacrévidequandtudisparais.(Ilresserrelamainsurmatailleetm’attireplusprèsdelui.)Moiaussi,mesparentsmemanquent.Maisj’aieuunedécisionàprendre,etc’esttoiquej’aichoisie.Ilssavaientcequ’ilsfaisaient,Ivy.Ilssavaientquetupayaispourtafamille,maisilst’ontquandmêmeexpulsée.

—Tonpère?J’aitoujourspenséquepeuimportaitàErindequoiilretournaitréellement.Ellesouhaitaitvoir

unWestfallpuni,etjeremplissaiscerôleaussibienqu’unautre.Maisjen’aijamaistropsucequepensaitvraimentleprésidentLattimer.

—Àmonavis,ils’estsenticoupable,m’expliqueBishop.Aprèscoup.(Ilremontelamain,joueaveclabretelledemondébardeur,puissesdoigts,légerssurmapeau,soulignentmaclavicule.)Je

pensequ’ilt’amisedehorspourfaireplaisiràmamère.Uncadeauunpeutordu,enquelquesorte.AveclesmainsdeBishop,j’aidumalàmeconcentrer,dumalàrespirer.—C’est-à-dire?—Commesit’expulserpouvaitcompenserlefaitqu’ilatoujoursaimétamèreplusqu’elle.Peut-

êtrequeteblesserentérinaitsafidélitéàmamèreplutôtqu’àlatienne.Maisçal’aminé.Iln’apasbeaucoupprotestéquandiladécouvertquejepartais.

—Ilétaitaucourant?Bishopacquiesce.—J’aifiniparluidirequesoitlegardemedescendait,soitjepartais.Ensuite,iln’aplusessayé

dem’enempêcher.Ilademandéaugarsdemelaisserfiler,explique-t-il,caressantmonbrasavantd’entrelacersesdoigtsauxmiens.Ilm’aditqu’ilserappelaitcequec’étaitd’êtreamoureux.

—Vraiment?J’aidumalàimaginerleprésidentLattimers’épancherdecettemanière.—Ilétait ivre,m’expliqueBishopavecunepetitegrimace.Jene l’avais jamaisvudanscetétat

avant. Il semblait enfin admettre avoir peut-être commis une erreur il y a toutes ces années, enn’épousantpastamère.Toutcetemps,ilavaitsurvécuenserépétantqu’ilavaitagicommeilfallait…

—S’ill’avaitépousée,onneseraitpaslà.C’estdrôle:quandM.Lattimerm’avaitracontél’histoiredemamère,jel’avaistrouvébienbête

de l’avoir rejetée. Mais s’il ne l’avait pas fait, Callie et moi ne serions jamais nées et Bishopn’existeraitpas.Mamèreseraitsansdouteencoreenvie,maiselleneseraitpasmamère.

—C’estvrai,répondBishop.D’unemain,ilsoulèvemescheveuxet,del’autre,iltracedesdessinssurmanuque,commes’il

medessinait,cernaitchaquepartiedemoi.Noussommestouslesdeuxbienplusdouésqu’avantpournoustoucher.

—Jeluienveux,dis-je.Àmamère.Depuisquej’aiapprislavéritésursonsuicide.Jebousdecolèreà l’idéequ’ellem’aabandonnée.Qu’ellenem’aimaitpasassezpour rester. (Sansmotdire,Bishopeffleuremondosdesesmains,butantsurchaquevertèbre.)Maisj’essaiedeluipardonner.

—Elleétaittellementjeune,observeBishop.Etelleavaitlecœurbrisé.Je hoche la tête. J’oublie facilement qu’elle n’avait que dix-neuf ans aumoment de samort.À

peinequelquesannéesdeplusquemoi.Flanquéededeuxenfantsdéjàetd’unmaridontellen’étaitpasamoureuse.Avecceluiqu’elleaimaitàdeuxpasdechezelle.Lasouffranceadûêtreintenable.Sij’étaisàsaplace,avecBishopjustehorsdemaportée,jenesaispascommentjesurvivrais.

—Peut-êtrequetoietmoi,onestleursecondechance,dis-jeenposantlesmainssursonventre.Çateparaîtidiot?

Bishopfaitnondelatête,m’attireplusprèsd’unemainchaudeposéesurmataille.—Cen’estpasidiot,chuchote-t-ilcontremabouche.Mamèreapprouverait-ellenotrerelation?Quesafilles’offrecorpsetâmeaufilsdel’homme

quiluiavaitbrisélecœur?J’aimeàpenserqu’elleleferait.ElleseraitaumoinsheureusequelefilsLattimerait lecouragedesebattrepourcequ’ilveut,quesaproprefilleait laforced’endurerlesépreuvesquiseprésententàelle.Lameilleurefaçon,peut-être,d’honorerl’amourentrenosparents,c’estdetenterd’écrireunefindifférenteàleurhistoire.

Depuisquelquesjours,jesuispresquecertainequeBishopetAshmijotentquelquechose.Calebaussi, sans doute, mais il est bien plus discret. Chaque fois que j’entre dans une pièce, Bishop etAshleycessentdeparleretéchangentdescoupsd’œilfurtifs.Quandjeleurdemandecequisepasse,ilsm’adressenttouslesdeuxdesregardsinnocentsetnientenbloc.Cesoir,Calebvientdem’inviteràallerchercherunobjetchezunamiàlui,cequin’afaitquerenforcermessoupçons.Noussentons

déjàtouslesquatreleseffetsdel’hiverprécoce,carnousdevenonsfousàrestercloîtrésensembledelonguesheuresd’affilée.SurtoutCaleb.Jamaisiln’auraitlaissépasserl’occasiondepartirfaireunecourseseulàmoinsqueBishopetAshneluiaientdemandédem’éloignerdelamaison.

—Oùva-t-on?luidemandé-jeunefoisdanslarue.Iln’apasencoreneigé,maisunparfumd’humiditéplanedansl’air.Lecielestsibasetlourdque

jesenspresquelesnuagespesersurmatête.—Jedoispasserprendreuntruc,répondCaleb.—Tunecomptespasmedonnerplusdedétails?—Non,merépond-ilaprèsm’avoirjetéunregardencoin.—Biensûr,dis-jeavecunsoupir.Jevispeut-êtresouslemêmetoitqueCaleb,désormais,etilm’accordeuneconfiancequ’ilneme

témoignait pas auparavant,mais il ne se dévoile pas pour autant. Parfois, l’amener à parler donnel’impressiond’ouvriruncoffre-fortàcoupsd’ongles.

—Allez,tupeuxquandmêmemedirecequepréparentBishopetAsh?Cettefois,Calebneprendpaslapeinedemeregarder.—Jenevoispasdequoituparles.—Quand ilschuchotent?Qu’ilséchangentdes regards louches?Tun’as rien remarqué,peut-

être?Lorsqu’onatteintlecentredelaville,Calebtourneàgauche,dansunepetiterueoùilneresteque

deuxmaisonsintactes.—Jenecroispasqu’ilspréparentquelquechose,décrète-t-il.D’aprèssonton,ilestclairquejenetirerairiendelui.—Trèsbien.(Aprèsunsoupir,jelesuisversunemaisonquiparaîtsurlepointdes’effondrer.)

Quihabiteici?—Andrew,répondCaleb.Tuleconnais?—Oui,unpeu.Jeme souviensde luidu tempsoùnouscampionsprèsde la rivière.Engénéral, il passait son

tempsaupotager,àrécolterdeslégumesetàlesapporterdansdespaniersàceuxquisechargeaientdelesmettreenconserve.

Laported’entrées’ouvreavantqueCalebaitfrappéetAndrewsurgit,unegrandeboîtedanslesmains.

—J’aitoutpréparé,annonce-t-ilàCaleb,avantdem’adresserunpetitsourire.Profitez-en,maisfaitesbienattentionautransport!

—Euh…d’accord.Face à ma réponse et à mon regard effaré, Andrew sourit franchement. La boîte est un peu

encombrante,maisCaleblaporteavecaisance.Dévoréeparlacuriosité,jeneprendspourtantpaslapeinededemandercequisetrouveàl’intérieur.JesaisdéjàqueCalebnemedirapasunmot,etjenevaispasluidonnerlasatisfactiondelaissermesquestionssansréponse.

Ànotreretour,Calebouvregrandlaporteetmefaitsignedeleprécéder.Ausalon,BishopetAshattendentdevantunebelleflambéedanslacheminée.Àpeineai-jefaitunpasdanslapiècequ’Ashleys’écrie«Joyeuxanniversaire!»enlevanthautlesbras.Unpetitcakeàlafarinebisesetrouvesurlatablesituéeentrelescanapéset,àcôté,j’aperçoiscequiressembleàuncadeau,emballédansdutissuimpriméretenuparunrubanencoton.JeregardeaussitôtBishop,quisourit.

—Bonanniversaire,Ivy!dit-ilàsontour.—Comment?m’exclamé-je,ravie.C’estvraimentmonanniversaire,aumoins?Je sais que lemois de novembre est bien entamé,mais j’ignore quel jour nous sommes.C’est

presqueimpossibledegarderlefil,etniAshniCalebnesesoucientjamaisducalendrier.Ilsvivent

augrédessaisons,delatempératureetdelaquantitédefeuillessurlesarbres.—C’estlebonmois,mefaitremarquerBishop.Àlalouche,onyest.Ashplongeàgenouxdevantlatableetextirpedepetitsobjetsd’unsacentoile.—Nousavonsmêmedesbougiesd’anniversaire!annonce-t-elle,enthousiaste.Jelesaitroquées

contreunlapin.C’estElizabethGrangerquilesadécorées.Derrièremoi,Calebafermélaported’entréeetposélaboîteparterre.Jemeretourneverslui.Il

nesouritpasvraiment,maissesyeuxbrillent.Jelance:—Disdonc,jecroyaisquelesgâteauxetlesbougiespourlesanniversaires,vousneconnaissiez

pas,ici.—C’estvrai,affirmeCalebens’approchantdemoi.Maisuncertainamoureuxfrappadinguem’a

assuréquec’estainsiqu’oncélèbrecommeilsedoitunanniversaire.Mêmesilecakeressembleplusà du pain qu’à un gâteau. (Maintenant, il m’adresse un vrai sourire, naturel et chaleureux.) Bonanniversaire!

—Merci!Prised’unesoudainetimidité,jenesaisniquoifairenioùregarderalorsquetoutlemondeales

yeuxrivéssurmoi.Calebmepoussegentiment.—Avancejusquelà-bas,avantqu’Ashnepiqueunecrisedenerfs.—Ha, ha, très drôle ! faitAsh. (Elle a planté les bougies dans le gâteau et les a allumées.De

petitesgouttesdecirecommencentdéjààcouler.)Vite,ilfautchanter,ajoute-t-elledansunrire.—Parcequ’onchante?gémitsonfrère.Ashleylegratified’unregardsévère.—Oui,onchante.Dansmondos,Bishopm’enlaceetjesenssontorsevibrercontremoi.Devantmoi,Ashtientle

cake avec un sourire assez gigantesque pour se décrocher la mâchoire.Malgré ses protestations,Calebseplacejusteàcôtéd’elleetchantefortetunpeufaux.

—Faisunvœu,merecommandeBishopquandjemepenchepoursoufflerlesbougies.Cemoment.C’estexactementmonvœu.Jen’auraisjamaispensélevivreetceseraittropexiger

qued’endemanderplus.Etpourtant,ilyenadavantage:uncakeauxpommes,unnouveaumanteau,bien épais et chaud, rapiécé en seulement quelques endroits qui détonnent aumilieude la laine.Etjuste au moment où je pense arriver au bout de mes surprises, Caleb sort de la boîte un vieuxphonographe.

J’éclate de rire en le découvrant. Je n’en avais jamais vudans la vraie vie, seulement dans deslivres.Qu’ilapparaisseicisembleunpeumagique.CommesiCalebavaitclaquédesdoigtsetsortiunlapindesonchapeau.

—Andrewytientcommeàlaprunelledesesyeux,m’avertit-il.Sionlecasse,ilnoustue.—Quandonn’estpaslàpendantl’été,illecache,ajouteAsh,mi-moqueuse,mi-exaspérée.—Pourquoinousl’a-t-ilprêté,alors?CaleblanceunregardexcédéàBishop.—Leretourdel’amoureuxfrappadingue…Ill’aempruntécontreunchevreuil.Lesyeuxécarquillés,jefixeBishopetlâched’unevoixéraillée:—Unchevreuilentier?Rieur,Bishoplèvelesdeuxmainscommepourserendre.—Cen’étaitpasl’undesnôtres.Jesuispartienchasserunexprès.—C’était donc ça, ta petite excursion de la semaine dernière… quand tu as disparu toute une

journée?Ilacquiesce.

—Tun’auraispasdûluidonnerunchevreuilentier,c’esttrop.On…—Chuuut,mesouffle-t-ilenvenantsecolleràmoi,méthodeplutôtefficacepourcourt-circuiter

moncerveauetmettrefinàmesprotestations.Tunevaspastefairedemauvaissanglejourdetonanniversaire.

Ashfarfouilledéjàdanslescylindresfournisaveclephonographe.—Commentonsaitcequiestenregistrédessus?demande-t-elleàCaleb,quihausselesépaules.—Onnesaitpas.Tuenpassesun,etonverrabien.Ashley s’empare d’un cylindre au hasard, qu’elle place dans le phonographe enmanipulant la

manivelleavecprécaution.Le sonqui s’enéchappen’estpas trèsnet, et lavoixduchanteurplutôtindistincte,avecdesinflexionsmétalliques…maisçarestedelamusique,quiseréverbèredansnotrepetitsalon,sepropageàchacundenous,atteintnosoreilles,notrepeau,etfaitnaîtredessouriressurtouslesvisages.

—Allez,ondanse!s’exclameAsh,quicommencedéjà,enchaussettes,àesquisserdespas.Calebs’enfoncedansl’undescanapés.—Horsdequestion.Ilyadeslimitesàtout,mêmeàcequ’onfaitàunefêted’anniversaire.Jene

danseraipas.—Jelesuissurcepoint,annonceBishop.Ashleurtirelalangueetmeprendlamainpourm’entraînerdansl’espacedégagéentrelaporte

d’entréeet lacuisine.Nousdansonscommedesfolles,commedesgamines,nousfaisantbougerettourner l’une l’autre, nos gestes ponctués de gloussements aigus et ridicules. À la fin de chaquechanson,nousremplaçonslecylindreparunnouveau.CalebetBishopregardent lespectacle,rientquandAshdérapeettombe,puisapplaudissentànosrévérencesfinales,effectuéeslesjouesrougiesetlefrontdégoulinantdesueur.Pendantcesquelquesminutes,nousnenouspréparonspasàunhiverlongetincertain.Nousneredoutonspaslesjournéesmornesàvenir.Nousn’avonsperdupersonnedecher.Noussommesjeunes,etnoussommessimplementettotalementheureux.

Nousterminonslasoiréeassisaucoindufeu,àécouterunedernièrechansondanscetteambiancechaleureuse.Détendue,avecBishopderrièremoietlesflammesenface,dansl’airchargédesépicesde mon gâteau d’anniversaire, je sens les changements qui s’opèrent en moi. Je savais qu’enfranchissant la barrière, je devrais devenir plus coriace, et cette dureté s’est révélée plus facile àaccepterquejenel’auraiscru.JenemetransformeraijamaisenCallie,etcen’estd’ailleurspascequejesouhaite.Cependant,jemesensàl’aiseaveclepoidsd’uncouteaudanslamain.Quelquepart,j’apprécie ledur labeurnécessaireànotre survie, au jour le jour.Maisparailleurs, je sensque jem’adoucis, j’offreuneplaceà lachaleuretà la joie– le rired’Ash, lesmainsdeBishopsurmonvisage,lapuregentillessedemescompagnonscesoir.

Un jour, Callie m’a affirmé qu’on ne remporte pas de révolution sans sacrifice, et elle avaitraison.Peut-êtreparlait-ellevraimentdeguerre,maiscesentiments’appliquetoutaussibienàcequisepasseàl’intérieurdemoi.J’aiénormémentperdu,maisj’aiaussigagnéquelquechose.Laviedel’autrecôtédelabarrièremetransforme.Pasenuneautre,maisdenouveauencellequej’aitoujoursété,soustouteslescouchesajoutéesparmonpèreetparCallie.Petitàpetit,jemetrouve.

JeredeviensIvy.

Plustard,Bishopetmoisommespelotonnésdanslelit, lescouverturespresquesurlatêtepournousprotégerdufroid.Jel’embrassesurl’arêtedelamâchoire,jusqu’àlapommed’Adam.

—Amoureuxfrappadingue,hein?luidis-jeàl’oreilled’unpetittonmoqueur.—J’espéraisquetuaiesoublié,gémit-il.—Aucunechance.Ilmeretournesurledosetseglissedoucementsurmoi.J’essaiedegarderlesyeuxouverts,mais

ilssefermentenmêmetempsquesoncorps,lourdetsolide,videl’airdemespoumons.— Frappadingue, je conteste, affirme-t-il, les lèvres sur mon cou à son tour, avant de me

mordillerl’épaule.Maisamoureux?Plutôtdeuxfoisqu’une.

Chapitre13

Lesnouveauxvenusarriventavec lapremière tempêtede l’hiver.Unepluiemêléedegrésil esttombéepresquesansdiscontinuerdurantlanuit,et,mêmeavecuneflambéedanslacheminéedelachambre et Bishop contremoi sous notre pile de couvertures, jeme réveille secouée de frissons.Bishopselèvelepremier,attiselefeuets’aventureaurez-de-chausséepourmerapporterunetassed’infusionbienchaude.Lerestedelamaisonestplongédanslesilence,etjesoupçonneCalebetAshdeprofiterdumauvaistempspourrestereuxaussiblottisaulit.

QuandBishoprevientavecmatisane,jemeredressepourlaboire,toujoursenveloppéedanslescouvertures. Je redoute lemoment oùmes pieds rencontreront le plancher gelé, car je sais que lefroidtraverserameschaussettesetengourdiramesorteilsenunéclair.

—Tuasleneztoutrose,remarqueBishop,attendri.Jemefrotteleboutdunez,glacécontremapaume.—Ilfaudraitquejedormeaveclacouverturesurlatête.Bishoprit,sespropresjouesrosiesparlesfrimasdumatin.Iltirelelourdrideaudenotrefenêtre

pourregarderdehors.—Çayest,ilneige!annonce-t-il.—Beaucoup?—Pasmal,oui.Jepousseun soupir.Calebavaitvu juste : l’hiver estnon seulementprécoce,mais aussibrutal.

J’essaiedechasser l’angoissequimenoue leventre, et surtout lavoixdansma têtequi aligne lescalculs. De quelle quantité de nourriture disposons-nous ? Combien de mois dureront cestempératures?Nosstockssetariront-ilsavantleretourdesbeauxjours?

ÀWestfall aussi, la morte-saison était rude, mais ce n’était pas à moi de trouver de quoi menourrir.Nousenavonsconnu,deshiversoùlesréservesdeprovisionsétaientplusquemincesetoùbouillie d’avoine et viande séchée constituaient notre régime quotidien.Malgré tout, je partais duprincipequ’ilyauraittoujoursdequoinoussustenter.Maintenant,del’autrecôtédelabarrière,avecleventquigémitsouschaqueavant-toitdelamaisonetlaneigequis’entassetoutautour,lafaminen’estplusunsimplespectre.D’iciàdeuxoutroismoisnouspourrionsenconnaîtretoutel’horreur.

—Courage, souffleBishop,me tirant demes réflexions.Toutvabien sepasser. (Il traverse lapiècepourvenirs’asseoiràcôtédemoietposesesmainssurlesmiennes,autourdelatasse.)Onvasurvivre.CalebetAshsaventcequ’ilsfont.C’estloind’êtreleurpremierhiverici.

Jehochelatête,carilaraison.JeconfieraismavieàCalebetàAsh.Pourtant,j’aisurprisCaleb,pardeux foisdéjà,à recompter lespaquetsdeviandeséchéeet lesbocauxde légumesauvinaigrestockésdanslesplacardsdelacuisine.

—Quand la tempête serapassée,onpourraitquandmêmeallerposerdenouveauxpièges,parsécurité.

—Toutàfait,approuveBishop.(Ilmeprendlatassedesmainsetlaposesurlatabledechevet.)Maispourl’instant,ilfaittropmauvaispoursortirdulit.

Ilsoulèvelescouverturespourseglisseràcôtédemoi.Jenichematêteaucreuxdesoncou;sabarbedetroisjoursmechatouillelajoue.

—Tupensaisàquoi,commeoccupation?Jesuisdéjàessoufflée.L’effetqu’ilasurmoiestinstantanéetjenem’enlassepas:leventrequi

secontracte, lecœurqui s’emballe, lesmembresqui s’alanguissent. Ileffleuremeshanchesdesesmains,puisremonte.

—Àunequinousréchauffe,répond-il.—Trèsbonneidée.Lachaleur,iln’yaqueçadevrai!Bishopritcontremanuque,cequiprovoquechezmoiunfrissondenaturebiendifférente.—Ivy?chuchote-t-il.—Oui?—Es-tuheureuse?Ilmefautunlongmomentpourrépondre.J’éprouveunecertaineréticenceàprononcerlemotà

voixhaute.Lebonheurnem’inspirepasencoreentièrementconfiance.Commel’amour,c’estunétatd’espritquejedoisapprendre.Ilnemesuffitpasdeleressentir.Enfin,jerépondsparunhochementdetête,accompagnéd’un«oui»qui,mêmes’iln’arrivepasàlahauteurd’unmurmure,medonnel’impressiondedéfierlesort.

J’auraisdûsavoirquecebonheurnepouvaitpasdurer.

La journéesedéroulecommelaplupartsansdoutedecellesàvenir.Regroupés tous lesquatreautourdelagrandecheminéedusalon,noustâchonsdenousoccuperavecdesjeuxdecartesoudemenustravauxpossiblesàaccomplirlesjambesemmitoufléesdansdescouvertures.Lesvolets,clospournouspréserverdu froid,nousempêchentdesavoir sic’est toujours lematinoudéjà l’après-midi, et même d’évaluer le temps écoulé depuis notre réveil. Je comprends maintenant pourquoiCaleb est toujours le premier volontaire pour sortir dans les tourbillons de neige. Si je reste troplongtemps enfermée dans cette pièce, je vais devenir folle. Après seulement quelques jours deconfinement, je ne peuxm’imaginer passer tout l’hiver de cette façon. Les engelures apparaissentcommelemoindrededeuxmauxquandl’autreestladémence.

—Ondevraitsansdouteallerchercherduboispour le feu,ditAsh, l’œil rivésur les flammesmoribondes.

Jesautesurl’occasionetm’écrielapremière:—J’yvais!—Jeviensavectoi,proposeBishop.—Tun’espasforcé,situveuxresterauchaud.—Non,c’estbon.J’aibesoindeprendrel’air.De toute évidence, je ne suis pas la seule à avoir l’impression que lesmurs commencent à se

refermersurnous.J’enfile mon nouveaumanteau et les bottes qu’Ash est parvenue à me dégoter. Elle m’a aussi

donnél’undesesbonnetsetunepairedemoufles.UnefoisqueBishopetmoisommesbiencouverts,nousnousdirigeonsvers la porte d’entrée. Je n’ai pasposé lamain sur la poignéequequelqu’un

frappe le battant – des coups forts qui font vibrer le bois. Pétrifiée, je consulte aussitôtBishopduregard,puisCaleb, réveilléensursautdesasiestesur lecanapé.Onade lavisitepresque tous lesjours,maislaviolencedescoupsfrappésàl’instantdénotel’urgence.Ouledanger.

—Quiestlà?demandeBishop.D’unemain,ilmeplacederrièrelui.—Stuart!crieunhomme.StuartMurphy.JedoisparleràCaleb.—C’estbon,laissez-leentrer,ditl’intéressé.Jeleconnais.Bishopouvre laporteetunhommepénètredans lamaisonen trébuchant, accompagnéparune

rafaledeneigeetdeventglacé.— Caleb ! s’exclame-t-il aussitôt. Trois inconnus ont débarqué chez Elizabeth Granger. Deux

hommesetunefemme.—Etmaintenant,oùsont-ils?demandeCaleb,déjàentraind’enfilersonmanteau.—Onlesaemmenésàlasallederéunion.IlsprétendentvenirdeWestfall,maisnepasavoirété

expulsés,expliqueStuartsansmanquerdenousjeteruncoupd’œil,àBishopetàmoi.Ilsaffirments’êtreenfuis.

—C’est unmensonge, déclare Caleb, le visage sombre. Personne ne quitterait la ville à cetteépoquedel’année,pouraffronterl’hiversansaide.Laquestionestdonc:Pourquoimentiraient-ils?Etquecachent-ilsd’autre?

—Tucomprendsmaintenantpourquoi je suisvenu te trouver, reprendStuart. J’aipenséque tupourraisleurparleravantqu’ondécidequoifaire.

—Onvousaccompagne,décrèteBishop.S’ilsviennentdeWestfall,peut-êtrelesconnaît-on.Onpourraitaideràdécouvrirlaraisondeleurprésenceici.

Calebaccepted’unsignedetête.—J’ensuisaussi,annonceAsh,quidisparaîtuninstantpourallers’habillerpluschaudement.Jesuisd’accordavecCaleb.Pourquelleraisoncestroisindividusauraient-ilsquitté,deleurplein

gré, la relative sécurité deWestfall au début de ce qui promet d’être un terrible hiver ?Une telledécisionéquivaudraitpresqueàunsuicide.

Unefoisdehors,nousavançonstantbienquemaldanslalumièredéclinantedujour.Grissombre,lecielestbas.Ilacessédeneiger,maisleventsoulèvedesmini-tornadesdepoudreuseànospieds.Lescrisd’oies sauvagesme font lever lesyeux :dansunVunbrindéformé,ellesnous survolentavantdedisparaîtreàl’horizon.Mêmesijesuisbiencouverte,l’airmecinglelevisageetmeglacelespoumonsdesesdoigtsgelés.

—Cequ’ilfaitfroid!lanceAsh.Sonsoufflesemueaussitôtenunnuagedevapeur.—Tuasvraimentl’artd’énoncerl’évidence,larailleCaleb.Personne ne rit et Ash ne réagit pas. Nous sommes tous trop tendus, inquiets de ce que nous

découvrironsunefoisarrivésàlaplaceduvillage,pourêtred’humeuràplaisanter.Nousmarchonsaussi vite que nous le pouvons dans la neige, et, malgré la température glaciale, il me suffit dequelquesminutespourmeréchauffer.Bientôt, j’étouffesousmonbonnet, lescheveuxcolléspar lasueur.

La salle de réunion se situe dans les vestiges de l’ancien restaurant. À mesure que nousapprochons,jedistinguedemieux,enmieuxlalumièredelalanterneplacéeprèsdel’uniquefenêtreintactedelafaçade.Autourdemoi,lesquatreautrescontinuentàlamêmealluretandisquejeralentisjusqu’àmelaisserdistancer.Impossibledefairetairelavoixquis’élèvedansmatêteetmepressedefairedemi-tour,denepasfranchircesderniersmètres.

Allons,Ivy,nesoispasridicule!

Malgrétousmesefforts,jenepeuxmedébarrasserd’unterriblepressentiment:sijepénètredanscebâtiment,desévénementsquejeseraibienincapabled’arrêtervontsemettreenbranle.

—Ivy?medemandeBishop,quis’estarrêtéquelquespasdevantmoi.Toutvabien?Non,ai-jeenviederépondre.N’entrezpas!Maisilestdéjàtroptard.Calebapoussélaporte,etlavieilleclochettesuspenduejusteau-dessus

émetuntintementaigudésagréablequiétouffelapetitevoixaffoléedansmatête.Jeravalemapeur,exactementcommelejouroùj’aiépouséBishop,commelejourdemonexpulsion,aussi,etjesuislesautresàl’intérieur.

L’espace,plutôtréduit,estnoirdemonde,etàpeineai-jefranchileseuilqu’uneodeurdelainemouillée,de feudebois etde transpirationassaillemesnarines.L’airpur etglacialdudehorsmemanquedéjà.

—Oùsont-ils?demandeCalebauxhabitantsrassemblés.Quelques-uns désignent le fond de la pièce, et la foule s’écarte pour nous permettre de nous

dirigerverslacheminée,oùtroisétrangersenhaillonsseréchauffent.Àpremièrevue,ilestdifficilededistinguerlequeld’entreeuxestlafemme.Penchéssurdesbolsderagoût,descouverturesposéessurlesépaules,ilsnelaissentvoirqueleurscheveuxgrasetimprégnésdepoussière.

Ils lèvent la tête à notre approche. La femme et l’un des hommes ont une bonne vingtained’années,etleurcompagnondoitavoiraumoinslaquarantaine.Caleblesscrute,puissetourneversBishopetmoi.

—Vouslesconnaissez?—Non,répondBishop.J’examine la femme et l’homme le plus jeune, mais leurs visages ne me disent rien. Je pose

ensuiteleregardsurleplusâgédestrois,quimefixeenretour.Sonbrasdéforméestramenécontresapoitrine.Jemerappelleavoirreçudelaconfituredeframboisedesamainvalide.JemesouviensdumessageenvoyéparCallie,dumorceaudepapierquisemblaitvibrercontremapaume.Ilattendquejeprennelaparole,quejerépondedeluietluisauvelavie.

—Oui,dis-jeenfin.Jeleconnais.

La femme se révèle être la fille dumarchand de confitures, accompagnée de sonmari. Ils setrouventdehorsdepuisplusieurssemainesmaintenant,etcettetempêtelesauraitachevéstouslestroiss’ilsn’avaientpasaperçulalueurd’unelanterneàlafenêtred’ElizabethGranger,etsuivicephareprovidentielpours’effondrersursonperron.

Bishoparamenéunechaiseprèsd’eux,aucoindufeu,maismoi,jerestedebout,lesbrascroisésetlesmainsserréessurmescoudes,commepourmeprotéger.

—Sivousn’avezpasétéexpulsés…quefaites-vousici?leurdemande-t-il.—Onestpartis,répondlafemme.—Maispourquoi?Jebrûled’enviededireàBishopdecessersoninterrogatoire.Jeneveuxpasentendrelaraisonde

leur présence ici, je la redoute, la devine, même, au regard que pose sur moi le marchand deconfitures – prénommé Tom, ainsi que je viens de l’apprendre. Dans ses yeux, je distingue unmélangedepitiéetdepeur.

— La situation s’est dégradée àWestfall, explique le gendre de Tom. La ville… Tout part envrille.

Bishop se tourneaussitôtversmoi etplonge son regarddans lemien.Entrenous, invisibles etsilencieux,défilentlesvisagesdetousceuxquenousavonslaissésderrièrenous.Jepenseaudésirdevengeancedemonpère,àlasoifdepouvoirdeCallie…Quelsravagessont-ilsentraindecauser?

Ou alors, peut-être le président Lattimer s’assure-t-il que plus personne ne se dresse contre safamille?

—Ivy,souffleTom.(Jesursauteetbraquelesyeuxsurlui.)Tasœur…Tout enmoi se paralyse, comme si j’avais laissémon corps à l’extérieur du bâtiment, dans le

froid,etquelaglaces’insinuaitdansmesos.Malgrétout,jeparviensàarticuler:—Qu’ya-t-il?—Elleaessayédepénétrerdanslachambrefortedupalaisdejustice.Elles’estfaitprendrela

maindanslesac.Etdoncarrêterparmafaute,parcequej’aifourniuncodeerroné.Jevisualiselascène:Callie,

furieuseetdésespérée,quientendlepasdesgardesserapprocherdanslecouloir.Callie,faitecommeunrat.Ladouleursoudainedansmesbrasmeramèneauprésent.Jemeforceàdétendrelesdoigts,quej’aienfoncésdansmachair.

—Queluiont-ilsfait?Ilsvontl’expulser?Tom baisse les yeux sur son bol vide. Dans le feu, une bûche s’effondre dans une explosion

d’étincellesetunsifflementd’écorce.—Non,ellevaêtreexécutée.Je vois Bishop retenir son souffle, baisser la tête, mais la scène me paraît lointaine, presque

irréelle,commeunmauvaisrêvedontjepourraismeréveillersijemeconcentraisassez.—Quand?Desimagesdéfilentdevantmesyeux:Calliependueauboutd’unecorde,Callielecorpscribléde

balles,effondréesurlachausséedansunemaredesang.—Àlafindumois,m’annonceTom.Ilsattendentquelatensionretombe…enfin,c’estcequ’ils

espèrent.J’aientendudirequeleprésidentLattimersouhaited’abordretrouvertonpère.—Monpère?répété-jed’unevoixfaible,montéedanslesaigus.Tomhochelatête.—Iladisparu.Àmonavis, ilse trouvetoujoursàWestfall. Ildoitsecacherdans lesbois.Des

émeutesontéclaté,etlamaisondesLattimeraétéincendiée.Bishop relève tout à coup la tête,mais la fille deTom intervient avant qu’il nepuisseposer la

question.—Ilssontsortisàtemps,ilsvontbien.LesoulagementdeBishopselitsursestraits.—En revanche, tous leshabitants se retournent lesunscontre lesautres,explique legendrede

Tom. Chacun dénonce son voisin dans l’espoir d’entrer dans les bonnes grâces d’un camp ou del’autre. Tous les policiers sont à présent armés, et les arrestations sont quotidiennes. Parfois, unesimplerumeursuffit.

—Tôtoutard,quelqu’unallaitdécouvrircequej’aifaitpourtafamilleettoi,ajoutelemarchanddeconfitures.Onnepouvaitpascouriruntelrisque.Onadûfuir.

—Attendez,dequoiparlez-vous?demandeBishop.Quelsservicesluiavez-vousrendus?Jeferaisn’importequoipournepasavoiràrépondreàcettequestion,nepasfaireressurgirdans

notrevielespectredematrahison.Or,jemesuispromisdeneplusmentir,surtoutàBishop.—IlmetransmettaitdesmessagesdeCallie,dutempsoùonétaitmariés.Jeme force à soutenir son regard, à accepter l’éclair de colère et dedouleur quim’est dû.Ce

fardeau, je lemérite et je vais devoir apprendre à le porter. Pourtant, c’est d’une voix douce queBishopmedit:

—Çava,Ivy.Je m’efforce de lui répondre par un sourire reconnaissant, car je refuse de fondre en larmes

devanttoutcemonde.Maislatristessepèsesurmoi.JesongeàmesinteractionssecrètesavecTom,à

Bishopquej’aibienfaillituer,àlafuitedecettefamilledontjesuisresponsable…Cesontautantdebriques qu’on empile une par une sur mes épaules, courbées sous le poids de mes mauvaisesdécisions.

Derrièremoi,l’assistanceremueetCalebs’approche.—Onvousatrouvéunendroitoùloger.Pourl’instant,entoutcas.—Merci!luiditTom,avantdetournerlevisageversmoi.Merci,Ivy.—Nemeremerciezpas,dis-jed’unevoixdure.Sivousêtesici,c’estàcausedemoi.

Deretouràlamaison,nousavalonstouslesquatreunrepasfrugal,puisCalebetAshdécidentderetourneraurestaurant.CalebsouhaitediscuterplusendétaildelasituationàWestfallaveclerestedugroupe.Sijamaislavilleplongedanslechaos,ilcraintquelestroisnouveauxvenusnesoientquelespremiersd’unelongueliste.Ilestnécessaired’élaborerunplanpourfairefaceaupossibleaffluxdemigrants.Ledéfiestd’autantplusdifficileàrelevermaintenantquel’hiverestlà.AprèsledépartdeCalebetAsh,jelaisseBishops’occuperdelavaisselleetjemontedansnotrechambre.

J’ai l’esprit qui tourne àmille à l’heure, et les pensées qui s’y bousculentm’empêchent demeconcentrer.Lesdoigtsgourds,jemetsdeuxfoisplusdetempsqued’habitudeàallumerunfeudanslacheminée.Quandenfinlesflammeslèchentlesbûchesetlachaleurcommenceàserépandredanslescoinsglacésdelapièce,jem’assiedsauborddulit,lesyeuxdanslevague.ÀladifférencedeCaleb,qui se préoccupe uniquement des répercussions qu’aurait sur nous un éventuel effondrement deWestfall,jenepeuxm’empêcherdem’inquiéterpourceuxquisontencorelà-bas.

—Coucou,meditBishopàlaporte.Jepeuxentrer?—Biensûr.Ils’accroupitenfacedemoietsemetàsebalancersurlestalons,trèscalme.Calebluiaurait-il

donnédesleçons?Ilsaisitmesmains,quireposenttoutesmollessurmesgenoux,etembrasselehautdelapaumedel’une,puisdel’autre.

—Partageavecmoitespensées,Ivy.Qu’est-cequetuveuxfaire?C’est la question que je me pose en boucle depuis plusieurs heures. J’ai pesé toutes les

alternatives,latrahisondemonpèreetdeCalliebienentête.Jeneparvienspasànepasm’inquiéterdecequileurarrive,mêmesijelesouhaite.Serai-jecapabledelesabandonneràleurtristesort?JepenseaussiàM.etMmeLattimer.J’aimeBishop,cequisignifiequejesuisredevableàsafamille.J’aidesobligationsenverslespersonnesquiluisontchères,mêmesijenelesaimepasmoi-même.

JeregardeBishop,sesyeuxvertclair,sonvisagemagnifique,sabontéquiirradieautourdeluicommeunpharedanslanuit.Suis-jeprêteàrisquerdeleblesser,encoreunefois?Deleperdre?

—J’aienviederester.Jeneveuxpasquetoutchange,dis-jeenluipressantlesdoigts.Maisilfautquej’yretourne.

—Pourquoi?Commed’habitude,ilnes’agitpasd’unrefus,maisd’unevéritablequestion.Ilsouhaitesavoirce

quejeressensexactement.—Jeladéteste.Tellement!Pourcequ’elleafait,pourcequ’ellem’apousséeàfaire.Etjenesuis

pasidiote: jesaisqu’elleneprendraitaucunrisquepourmoi.Maismêmesi je lesouhaiterais,mahaine n’est pas assez forte pour que je reste sans bouger pendant qu’on l’exécute sur la placepublique.Passansaumoinsessayerdel’empêcher.(Jeprendsunegranderasaded’air,l’espritenvahid’imagesdeCallie.)C’estlapremièrepersonnequej’aiaimée,Bishop.C’estmasœur.

Il est enfant unique, alors peut-être neme comprendra-t-il pas, mais pourmoi, il s’agit d’uneraisonsuffisante.

—Ettonpère?demande-t-il.— J’aimerais le retrouver. Peut-être pourrai-je le convaincre de quitter Westfall et de tout

recommencerici?Dececôté-cidelabarrière,ilyadelaplacepourlesrêvesdemonpère,ilpourraityappliquer

sesmeilleuresidées.Peut-être,aprèstout,existe-t-ilencoreunmoyendesauvermafamille.—Tucroisqu’onpeutlesaider?Jesecouelatête,indécise.—Jenesaispas.Etc’estsansdoutefoudetenterlecoup.Maisjenepeuxpasrestericilesbras

croisés.Ettesparentsàtoi?Tunet’enfaispaspoureux?SiTomn’exagèrepasetquelasituationdégénèreautantàWestfall…

—Si,biensûr.Maismesparentsnesontpassansdéfense.Nousdevonsnouspréoccuperdecequiestleplusimportantpournous,déclareBishop.Etpourmoi,c’esttoi.

—Jesais,murmuré-je.C’estréciproque.—Mais…Jecontemplenosmains jointes, la sienneencoreunpeudoréepar le soleild’été.Unsoleilqui

sembleàdesannées-lumière,etpassimplementparcequ’onestenhiver.—Jepréféreraisqu’ilensoitautrement,maisc’estquandmêmecequejedevraisfaire.Cequeje

dois faire.Ma famille…Westfall… J’ai un sentiment d’inachevé. Avant, l’idée qu’il survienne unmalheur là-bas, à nos familles, ce n’était qu’une théorie. Mais aujourd’hui, c’est une réalité. (Jem’interrompspourcherchercommentexpliquerune réactionquemoi-même, jenecomprendspasréellement. Je redresse la tête et plonge le regard dans celui de Bishop.) Tum’as affirmé que tun’étaispascommemonpèreoucommeCallie,etque tunepourrais jamaisme laisser tomber.Ehbien,moiaussijesuisdifférented’eux.Jenepeuxpasresterlàetleslaissermourir.Jenepeuxpastournerlapagesansaumoinsessayerd’aidermonpère.

—S’ils te prennent, Ivy, ils vont te tuer. (Blême,Bishop se racle la gorge, comme si elle étaitnouée.)Etj’ignoresijeseraicapabledelesarrêter.

Jeconnaisdéjàlesrisques.BishoppeutretourneràWestfall,maispasmoi.Passansmettrematêtesurlebillot.

—Danscecas,j’aiintérêtànepasmefairepincer!Monpâlesourireatoutdeforcé,etBishopgardelesyeuxrivéssurmoi.Quevoit-il?Quelqu’un

debien, j’espère.Une fille dont il peut être amoureux.Quel égoïsmedemapart ! Je lui demanded’accepter que je me mette en danger pour les individus mêmes qui ont planifié sa mort. Si lasituationétaitinversée,jenecroispasquejepourraislelaisserpartir.Luipardonnerdemedemanderunetellechose.

—D’accord,dit-ilenfin.Onyretourne.J’aicommencéàsecouerlatêteavantqu’ilaitfinideparler.—Non,tun’espasobligé…—Si,Ivy,dit-il,letonplusfermeetleregardplusacéré.Làoùtuvas,jevais.Onestensemble.Si

c’estcequetuasbesoindefaire,alorsj’aibesoindelefaireaussi.Iln’yapasd’autrechoix.Lerevoilà, lemur inébranlablechezBishop.Chercherà le fairecéderestperdud’avance, je le

sais.Ilfaitglissersonpoucesurledosdemamain,trouvelepoulsrapideàmonpoignet.—Compris?ajoute-il.—Compris…Parfois,j’oublieencorequenousformonsdésormaisuneéquipe.Nousnousserronslescoudes,

quoiqu’ilarrive.Quequelqu’unm’aimemalgrénosdésaccords,c’estcomplètementnouveaupourmoi.L’amourqueBishopmeporte est inconditionnel. Il nem’aimepas à causede ceque jepeuxfairepourluioudecequejereprésente.Ilm’aime,unpointc’esttout.

Jemelèvedulitet l’entraînedanslemêmemouvementpourlemettredebout,puis jepasselesbrasautourdesoncouet je le serre fortcontremoi.Commed’habitude, sesbaisersm’électrisent.

Maiscettefois,jeperçoismonsangquibouillonne,unechaleurquimonte…undésirquimesembleinextinguible.Entoutcas, iln’estpasdu toutapaisépar lasensationde labouchedeBishopsur lamienne,desesmainsquimetouchentàtraversmesépaisseursdevêtements.Moncorps,désespéré,leréclametoutentieretexigeplusquejeneluiaijamaisaccordéjusqu’ici.

JemedétachedeBishop,justeassezpourfairepassermonpulletmonchemisierpar-dessusmatêteet lesabandonner sur le sol. Jedégrafemonsoutien-gorgepuis le laisseglisser surmesbras.L’airfraisjouesurmapeaunue;jefrissonne.

—Ivy…faitBishopd’untoninterrogateur.J’attrapelebasdesonT-shirt,cequileréduitausilence.Sansmequitterduregard,illèvelesbras

pourmepermettredeluiôtersonhaut,quiatterritparterre,àcôtédumien.—Tutesouviens,àWestfall?dis-je,lesoufflecourt.Quandjet’aiditquejen’étaispasprête?—Oui,répondBishopd’unevoixrauque.—Maintenant,jelesuis.(Jefaisunpasversluietjeposelamainsursontorsechaud.Soncœur

batfortsousmapaume.)Ettoi?Jenesuispaslaseuleàdécider.Bishopm’adresseunsouriretendre,puissonregards’enflamme.—Oui,répond-ilencoreunefois.Jesuishumain,Ivy,ettues…toi.Il remonte lesmainssurmesbras,suit laformedemaclavicule.Jebaisseunpeula tête ;c’est

commesitoutmoncorpsfondait.Maisquandjemepressecontrelui,ilm’arrête,lesmainsposéessurmataille.Jesensl’empreintedechacundesesdoigtsdansmachair.

—Maispourquoimaintenant?demande-t-il.C’estparcequ’onrepart?—Oui.Si lepiredevait arriver, je nevoudraispasmourir sans savoir ceque c’est d’aimerBishopde

touteslesfaçonspossibles.—Non,ajouté-jepresquetoutdesuite,conscientequemondésirpourlui,monenvie,n’arienà

voiraveclapeurdel’avenir.Jenesaispas.C’estimportant?—Çal’est,confirme-t-il.Jeneveuxpasquecesoitlapeurquitedécide.—J’aipeur,c’estvrai.Etçavasansdoutedurerunmoment.Maiscen’estpaspourcetteraison

quejelefais.Jelefaisparcequejet’aime.Parcequej’enaienvie.Jeposel’autremainàcôtédelapremièresursontorse,avantdelesremonterjusqu’àsoncou,

puis jem’approche jusqu’àrencontrersapeau.Toutentrenous tourbillonneetcrépite,commeunenouvellebranchedeboissecjetéedanslefeu.Lefroidn’estplusqu’unlointainsouvenir…

—J’aienviedetevoirnu.J’aienviedetetoucher.J’aienviequetumetouches.J’aijuste…envie.Peut-êtremesproposdevraient-ilsmefairehonteoumegêner,toutcommeletremblementdema

voix,marespirationsaccadée,ledésirquitransparaîtdanschacunedemesparoles.Maisils’agitdeBishop,quim’adéjàmiseànudemanièresquin’ontrienàvoiraveclefaitdem’ôtermesvêtements.

Parlasuite,ilnemeposeplusdequestions,etmoinonplus.Aucundenousnerendcemoment–cette décision – plus oumoins important qu’il ne l’est. Bishop etmoi, ensemble, serons toujoursdavantagequecequisepassecesoirdanscelit.Maisc’estaussil’acteleplusintimequenousayonspartagé,quenousavonschoisid’accomplirseulementl’unavecl’autre.Personned’autreneconnaîtlessecretsquenouséchangeonsvianoscorps.Jesuislaseuleàconnaîtrelegoûtdesapeausousmalangue.Ilestleseulàconnaîtrelafaçondontjecambreledosquandilcommenceàsemouvoirau-dessus de moi. Je suis la seule à connaître la joie pure de voir le calme et l’impassible Bishopexploseràcausedemoi.

Chapitre14

Lorsquejemeréveillelelendemainmatin,jesuisseuledansnotrelit.Depuislerez-de-chaussée,j’entendslavoixd’Ash,lesbruitsdevaisselledanslacuisine.Puisc’estautourdelavoixgravedeBishopdes’élever,etlesmotsqu’ilm’amurmurésàl’oreillecettenuitmereviennentenmémoire.Jemeretournesurledos.Jeneparvienspasàréprimerl’immensesourire,incontrôlable,quiseformesurmeslèvres,etlefeuquimemonteauxjoues.Courbaturée,jem’étireunlongmoment.Jen’aipasvraimentmal,ouentoutcas,ladouleurn’estenriendésagréable.Jenevoudraissurtoutpasqu’elledisparaisse.

Unfeucrépitedansnotrecheminée,maisjeprendstoutdemêmemoncourageàdeuxmainspourm’extirper de la chaleur des couvertures et affronter le froid quimordmapeaunue. Jem’habilleaussi vite que possible, enfile des chaussettes et entortillemes cheveux au sommet demon crâne.Arrivéeaubasdel’escalier,jesuisfrappéeparunevagueinattenduedetimidité.J’entendstoujoursBishopetAshdanslacuisine,etj’imaginequeCalebestlà,luiaussi.Jesaisquec’estbête,maisj’ail’impressiondeporteruneétiquettesurlefrontquiannonceparlemenucequeBishopetmoiavonsfait lanuitdernière.NonqueçaintéresseraitCaleb.Ilnemanquesansdoutepasd’expérienceenlamatièregrâceàses«promenades».QuantàAsh,ellepousseraitsansdoutedescrisperçants,avantdemeprendreàpartpourmeréclamerdesdétailsquejerefuseraisdeluidonner.Cequis’estpassécettenuitrelèvedel’intime,etj’aienviequeçalereste.Sipeudechosesdansmavien’ontconcernéquemoi,etnotrenuitn’appartientqu’ànousdeux.

Danslacuisine,BishopetAshsontaccoudésaucomptoirpendantqueCaleb,assisàlapetitetable,répertoriedesdizainesdepaquetsdeviandeséchée.Avantquejenepuisseluidemanderlaraisondecetinventaire,Bishopm’adresseunsourirecompliceetAshmetendunetassedetisane.

—Salut,lamarmotte,meditBishop,lesyeuxrivéssurmoi.MêmeenprenantlatassedesmainsdeAsh,jenepeuxdétachermonregarddusien.Jeréponds

«Bonjour»,surpriseparmavoixenrouée.Bishops’approcheetvientdéposeruntendrebaisersurmanuque.

—Tuaseudumalà t’endormir,hier soir?medemandeAsh.D’habitude, tu te lèvesplutôtdebonneheure.

JesensBishopsourirecontremapeau.Unebouledechaleurdansleventre,jeparviensàarticulerunfaibleoui.

Bishopsedétachedemoietenrouleunbrasautourdemataille.JemetourneversCaleb,cequimeparaîtleplusprudent.

—Quefais-tuavectoutecetteviande?Aulieudemerépondre,illanceunregarddéterminéàBishop,quim’explique:—Jeleuraiditqu’onretournaitàWestfall.—Oh.La gorgée d’infusion que je viens d’avaler tombe dans mon estomac comme une pierre.

ObnubiléeparBishop,j’avaispresqueoubliéCallie,Westfalletmadécisiond’yretourner.L’entendreénoncée à voix haute la rend soudain réelle, la transforme en engagement qu’il va me falloirrespecter.

—Çareprésentequandmêmebeaucoupdeprovisionspourdeux.C’estpresquetoutcequ’ona,non?Ashettoi,vousenaurezbesoinpourl’hiver.

Maintenant,c’estAshleyqueCalebregarde.—Onvientavecvous,explique-t-il.Àcôtédemoi,Bishopseraiditetenfoncelesdoigtsdansmahanche.—Non,dis-jeavantlui.Vousnevenezpas.—Si!lanceAsh.Caleblèvelesyeuxsurmoi.—Onneteposepaslaquestion,Ivy.Bishopmelâcheets’approchedelatable.—Horsdequestion,onnevouslaisserapasnousaccompagner.Vousn’imaginezpasdansquoi

vousvousembarquez!—Bof,onasûrementvupire,rétorqueCalebavecunhaussementd’épaules.—Peut-être,dis-jed’unevoixtremblante.Maiscen’estpasvotrecombat.Vousrisqueriezvotre

vie…—Vousêtesnotrefamille,maintenant,martèleAsh.Sivouspensezqu’onvaresterbiensagement

icietvouslaisservousjetertousseulsdanslagueuleduloup,vousvousfourrezledoigtdansl’œil!Je secoue la tête avecobstination.Mesmains semettent à trembler et je reposema tasse sur le

comptoirdelacuisine.Jemecroyaissimaligne,àm’assurerdetenirCalebetAshàdistance.Assezproches pour ressentir de l’affection pour eux, mais pas trop non plus pour éviter de les aimervraiment.Quelleidiotejefais!Biensûr,quejelesaime!Commentpourrait-ilenêtreautrement?Ilssont pour moi une véritable famille, nos liens sont plus bien puissants que ceux que je croyaispartageravecmonpèreetCallie.

—Cettesituation…j’ensuisresponsable.Àcausedecequej’aifait,oupasfait.C’estdéjàassezdifficile de savoir que je vais mettre Bishop en danger. Je ne pourrai pas supporter qu’il arrivemalheuràquelqu’und’autrequim’estcher.

Paslemoinsdumondeémuparmespropos,Calebs’enfoncedanssachaiseetcroiselesbras.—Est-cequenotreprésencevousaidera?Aurez-vousplusdechancesdevousensortir?Jebalbutie:—Comment…C’est…Cen’estpaslaquestion.—Réponds-moi,demandeCalebàBishop.Unefoisdeplus,jeperçoislacommunicationsilencieusequis’estinstalléeentreeuxàpeuprès

aumomentoùilssesontrencontrésetn’afaitqueserenforcerdepuis.—Oui,reconnaîtBishop.Calebhochelatête,décidé.—Alorsonvient.Discussionterminée.—S’ilteplaît,Caleb…Vousn’avezpasàfaireça.Sesyeuxs’adoucissentuntoutpetitpeu,etilmedécocheunpetitsourire.

—Cettefois-ci,tun’espasresponsable,Ivy.C’estnotrechoix,etonnecomptepasvouslaisserretournerseulslà-bas.

JemetourneversAshpourlasupplierduregard,maisellesecontented’acquiescerauxparolesdesonfrère.Puisellem’adresseunclind’œiletlance:

—Detoutefaçon,j’aitoujoursvouluvoirWestfall!

Le restede la journée est consacré auxpréparatifs.Bishop etCaleb échangentplusieursheuresavecTompourobtenirtouslesrenseignementsetdétailspossiblessurcequisedérouleexactementàWestfall.Bishoprevientenfind’après-midi,épuiséetlaminesombre.

Deshommesarméssaccagentdesmaisonsdemoncôtédelavilleetn’hésitentpasàtirersurceuxqui tentent de les en empêcher. Des habitations sont incendiées côté Lattimer. Sous son apparentetranquillité,Westfall se révèle une véritable poudrière qui s’embrase enfin. Et tout a commencé àcausedemoi,demaprésuméetentativedemeurtresurlefilsduprésident.

SelonTom,aprèsmonexpulsion,lesalliésduprésidentLattimerontsoupçonnémonpèred’êtreplusimpliquéqu’ilnevoulaitbienl’admettre.Ilssesontmontrésagressifs,etmonpèreetlessiensn’ontpasétéenreste.Latensionnecessaitdemonter,etc’estàcemoment-làqueCallieaétéarrêtéedevantlachambreforte.

—Elleestenferméedansunecelluledupalaisdejustice,m’informeBishop.Se trouve-t-elle dans celle que j’ai occupée ?À repenser à cesmurs en parpaing, j’étouffe de

nouveau.—Ouentoutcaselles’ytrouvaitquandTomaquittélaville,ajoute-t-il.Jesuisentraindedresserl’inventairedenotremaigregarde-robe,afindedéterminercequenous

pouvonsemporteretcequidoitresterici.—Commentva-t-onlafairesortir?—Onadesarmes,meditBishop,quimefaitfacedel’autrecôtédulitetsaisitunpullpourle

plier.Maisonnepeutpaspourautantdébarqueravecautribunaletespérers’ensortirainsi.Nousnesommesquequatre.Avant,dutempsoùtoutétaitcalme,çaauraitpusuffire.Maismaintenant,ilsvontêtre sur le qui-vive. Ils auront sans doute posté des gardes supplémentaires. Ils nous descendraientavantquenoussoyonsàtroismètresdubâtiment.

Jemedemandesi lachemiseque j’aidans lesmainsestassezchaudepourprendre lapeinedel’emporter,avantdelarejetersurlelitavecunsoupir.L’espritenébullition,jeconclus:

—Ilfautquequelqu’unnousouvre.— Et qui ferait une chose pareille ? s’enquit Bishop, sceptique.Mêmemoi, je ne pourrai pas

convaincremonpère.Aprèsunepause,jerelèvelesyeuxversluietdéclare:—Victoria.Personneneconnaîtletribunalmieuxqu’elle.JevoisBishopétudierensilencemasuggestion.—Pourquoiferait-elleça?finit-ilpardemander.ElleneportepasCalliedanssoncœur.—Commetoutlemonde.(Nouséchangeonsunsourireamer,viteévanoui.)Maisàmonavis,elle

serait prête à accepter. J’ai dumal à l’imaginer approuver l’exécution dema sœur. (Je hausse lesépaules,carjenepeuxpasenêtrecertaine.)Peut-êtrequesijeluiparle,quesiontentetouslesdeuxdelaconvaincre,elleaccepteradenousaider.

—Onprendraitungrosrisque,Ivy.Siellenousdénonce?Sielleessaiedenoustuerelle-même?—Chaqueétapeestunénormerisque!Jem’emporte,pluscontremoi-mêmequecontreBishop.Jesouhaiteraispouvoirmeconvaincre

denepasyaller,mettreàmallaconvictionquiestlamienne:sijeneterminepascequemafamille

acommencéàWestfall,jeneseraijamaiscapabledetournerlapage,unepartiedemoidemeureratoujoursenarrière.

Pluscalme,jereprends:—Jen’aipasdemeilleureidée.Çavautlecoupdel’envisager,non?—O.K.,ditBishop.Onlagardesouslecoude,etonvoitcommentlasituationseprésenteànotre

arrivéelà-bas.—AvantdesongeràcommentsauverCallie,ilfaudraitdéjàqu’ontrouveunmoyendepénétrer

dansWestfall.—Çaneserapasunproblème.—Ahbon?dis-je,étonnée.—JesuisBishopLattimer,lefilsduprésident.Legardemelaisserarentrer.—Etnoustrois?—Ilm’ouvre,puisjeluidonneuncoupsurlecrâne,ethop!K.-O.,répondBishop.Etvousvoilà

danslaplace.Jesecouelatête,maisjenepeuxm’empêcherdesourire.—Simplecommebonjour?Bishopmesouritenretour,avantdevitereprendresonsérieux.—Ilvaudraitmieux.C’estlapartielaplusfaciledetoutleplan.Jebaisse la têtevers lapiledevêtementsposéesur le lit.Jedétestemerappeler lesrisquesque

nousprenonstous.QueBishopprendpourmoi.Maismêmetenailléeparlapeurdecequinousattendet par l’incertitude quant à notre réussite, je suis soudain contente de vivre cemoment avec lui etd’avoircetteconversation.

—Qu’ya-t-il?medemandeBishop,quilittoujoursenmoicommedansunlivre.—Jemedisaisquec’esttrèsdifférent,cettefaçondedialoguerentrenous.Avant,c’étaittoujours

monpèreetCalliequiélaboraientlesstratégies.Ilsdécidaientdetout,sansjamaismedemandermonopinion.Ilsattendaientdemoiquejegardelesilenceetquej’exécuteleursordres.Quejerestedansmoncoincommeunepotichejusqu’àcequ’ilsaientbesoindemoi.

—C’estsansdoutepourcetteraisonqueleurplanaéchouédefaçonaussilamentable!s’esclaffeBishop.

—Parcequejenesuispasdouéepourgarderlesilence,tuveuxdire?Sonsourires’évanouit.—Non,parcequetuestropintelligenteetprécieusepourjouerlespotiches.Comments’yprend-il?Enquelquesmots,ilréussitàmefairetournerlatête.Magorgesenoue,

maisjen’aipasletempsdemelaisseralleràlafaiblesseouauxlarmes.Nousnousretrouvonslesyeux dans les yeux, et les siens se troublent. Je jurerais que la température de la pièce grimpe enflècheàcausedelachaleurquiémanedenoscorps.J’aisoudainuneconscienceaiguëdelaprésencedulitentrenous.

—Aufait,souffleBishop.Pourhiersoir…Desimagesdenosmembresemmêléssurgissentdansmatête.Lavoixrauque,j’articule:—Oui?Au-dessusdulit,Bishoptendlebraspourposerlamainsurmajouepuismelacaresserdubout

desdoigts.Monsouffleseprécipite.—Pasderegrets?—Loin de là, dis-je avant d’imprimer un baiser dans sa paume.Quelque part, jeme demande

pourquoionnel’apasfaitplustôt…Enfaitsi,jelesais:cen’auraitpasétépareilsinousnousétionsunisaveccemurdemensonges

entre nous, avec l’ombre du plan de mon père sur nous. Il nous fallait faire table rase avant de

démarrerunenouvellehistoire.—Ahoui?faitBishop,espiègle.Doncilyadeforteschancesqueçasereproduisecesoir?J’éclatederire,etlatensionquim’ahabitéetoutelajournéesedissipepourlaisserlaplaceàune

sensationdepurbonheur.—Àmonavis…c’esttrèsprobable.

Chapitre15

Nous quittons la ville à l’aube, tous les quatre chargés de lourds sacs à dos. Celui de Calebcontientlescouvertures,sansoublierunegrandetentequinousabriteralanuit letempsd’atteindreWestfall.Ash,Bishopetmoiportonsunméli-mélodevêtements,deprovisions,d’eau,sansoublierlesquelquesmédicamentsdontnousdisposons.Jevérifieàplusieursreprisesquemonpoignardsetrouve bien dans son fourreau, à ma ceinture, et je surprends Ash à faire de même. Bishop a sacarabinedansledos,etCalebsedéplacecommetoujoursavecsonarbalète.Noussommesaussiprêtsque possible, à pénétrer dans Westfall comme à affronter ce que nous pourrions rencontrer enchemin.

Àlasortiedelaville,jem’arrêteetmeretournepourregarderlesoleilquimontepeuàpeuau-dessus des maisons encore endormies. Quelques volutes de fumée s’échappent des cheminées ets’élèvent dans le ciel gris du matin. L’air est si pur, comme une fine enveloppe de verre, qu’oncroiraitpouvoirlebriseràcoupsdepoing.Uncroassementaigudéchirelesilence.Puisàmadroite,unebranchecraquedanslarivière.Jesensleventglacials’engouffrerdanslecoldemonmanteau.Jem’efforcedemémorisercesdétails,cemoment.J’ignorecomment,maisj’aidéjàlacertitudequejenerepasseraipasparici.

—Toutvabien?medemandeBishop.Je le rassured’unhochementde tête.Sonregardpassedemonvisageauxmaisonssilencieuses

dansmondos : il ressent lamêmechose.Nous faisonsnosadieuxàunendroitquiaétébonpournous.Çan’apeut-êtrepasétécheznous,pastoutàfait,maisnousnousysommesabritésetavonspuresterenvie.Entoutcas,noussommesensemble,cequiestbienassez.

—Allons-y,dis-je.Jeluitendsunemainauxdoigtsraidesdansmamoufle,queBishopattrapedelasienne,gantée.Je

neversepasunelarmetandisquenousnouséloignonsaumilieudesarbres,aurythmesoutenudeCaleb.J’aidéjàmoinsdedifficultésàlâcherpriseetàallerdel’avant.

Durantlespremiersjours,CalebetAshmènentlamarcheàtourderôle.Ilssemblentconnaîtrelecheminàempruntersurleboutdesdoigts.Pourmapart,jeparviensàdiscernerladirectiongénéraleàprendre,maisjeneconnaispasassezbienleterrainpournousrameneràWestfallparletrajetleplusfacileetleplusdirect.

Lesolestenpartiecouvertdeneige,etparendroits,ilesttransforméenunesoupeboueuseparlesoleil.Lanuit,noussommesàlafoisheureuxdereposerenfinnospiedsetfrigorifiéscarallongés

sur la terre glacée, avec le vent qui s’immisce sous la toile de tentemalgré tous nos efforts pourcalfeutrerlesouvertures.Lepremiersoir,aprèsquelquesheuresànousefforcerdenepasnousgênerlesunslesautres,nousrenonçonsetnousnousrassemblons.BishopetCalebprennentlesextérieursetAshetmoinouspelotonnonsaumilieu. Jeneparviensàm’endormirqu’une foisque je sens lecœurdeBishopcontremondosetleventred’Ashleysousmonbras.

Lematindutroisièmejour,CalebetBishopmarchententêtependantqu’Ashetmoigrignotonsdes lanières de viande àmoitié gelées en les suivant. L’air est tellement glacial quemes gencivesm’élancentchaquefoisquej’ouvrelabouche.

—Turegrettesd’avoirinsistépourvenir,jeparie!Monsoufflesetransformeaussitôtenpetitsnuagesdevapeurgelée.Soussonbonnetbaisséjusqu’auxsourcils,quiluidonnel’airplusjeune,plusvulnérable,Ashme

jetteunregardencoin.—Tuveuxparler du froid ? dit-elle, fataliste.On se gelait là-bas aussi.Aumoins, on est tous

ensemble. C’est mieux que passer un énième hiver sans rien d’autre à faire que regarder Caleb.L’annéedernière,àuneoudeuxreprises,j’aibiencruquej’allaisletuer,justepourm’occuper.

Jeris,maissesparolesmefontsentirtoutepetiteetbienbêted’avoirremisencausesaloyauté,mêmepourplaisanter.

—Merci…dis-jedoucement.—Pourquoi?m’interroge-t-elleaprèsm’avoirdonnéunpetitcoupd’épaule.—Pourtonamitié,dis-jeenluirendantlapareille.Parcequetuviensavecnous.—Laquestionnes’estpasvraimentposée,nipourl’unnipourl’autre.Pendanttrèslongtemps,il

n’yaeuqueCaleb,monpèreetmoi.Enfin,onavaittouslesautres,biensûr,maisilsnefaisaientpaspartiede la famille.Etaprèsquemonpère…Onétait toujours tous lesdeux,maisonn’avaitplusl’impressiondeformerunevraiefamille.

—Etpuisj’aidébarqué!dis-jeavecunsourirejusqu’auxoreilles.—Toutàfait.Etc’estchouette,Ivy!Bishopettoi,vousnousavezànouveaufaitsentircomme

une famille.Et onne tournepas le dos à sa famille.Onn’aurait paspuvous laisser partir seuls àl’assautdeWestfall.

Jebaisse lesyeuxsurmonmorceaudeviande, l’appétit coupénet et l’estomacnoué. JedétestemettreAshendangerpouraiderunepersonnequineluiarriverajamaisàlacheville.

—TuesdéjàplusunesœurpourmoiqueCallien’ajamaisété…—Cen’estpasgrave,m’assureAsh.Tun’aspasàm’expliquerpourquoituveuxyretourner.Tu

lefais,çasuffit.NousavonsrattrapéCalebetBishop,quiviennentdefairehalte.Sourcilsfroncés,ilsscrutenttous

lesdeuxlesol.Ashs’apprêteàouvrirlabouchelorsqu’uncoupd’œiléloquentdeCaleb,quipointelaneige à nos pieds, la réduit au silence. Il désigne des empreintes de pas plus grandes que cellesd’Ashleyetquelesmiennes.Sansdoutecellesd’unhomme.Ellessedirigentverslesbuissonsànotredroiteavantdedisparaître.CaleblanceunregardentenduàBishopavantdefairesigneàAshdelesuivre. Bishop reste avec moi un instant, puis nous leur emboîtons le pas. Dans un murmure, jedemande:

—Qu’est-cequ’onfait?—Onchercheàdécouvrirquic’est,etcequ’ilveut,répondBishopsurlemêmeton.—Comment?—AvanceetresteavecCaleb.Avantquejenepuissereveniràlacharge,ilpénètredanslebosquetsurnotredroiteet,l’instant

d’après,ils’évanouitdanslelabyrinthedebranchesgrises.Tournéeversl’endroitoùils’estenfoncé,jemeursd’enviedelesuivre,maisjemeforceàcontinuer,lesyeuxrivéssurledosdeCaleb.S’iln’y

avaitquemavieenjeu,jecourraisaprèsBishop,ettantpispourlesdirectives.Maisjeneveuxrienfairequipuisselemettreendanger.Lecœurbattantàtouteallure,jetendsl’oreillepourguetterlemoindrebruitvenantdesadirection.C’estungrandgarçon,jelesaisbien,et ilestaussidouéqueCalebpourserepérerdanslesbois.Ilnemanquepasnonplusdeforceetilestarmé.Moncerveauenesttoutàfaitconscient.Moncœur,lui,nereçoitpaslemessageetcognedouloureusementcontremescôtes.Jesuistendueàl’extrêmetantl’angoissemeronge.

Nousmarchonsensilencedepuiscequimeparaîtuneheureentièremaisn’enestsansdoutequelequart,lorsquej’entendsdesbranchescasserderrièrenous,cequisignifiequ’unegrandemassesedéplaceaumilieudesarbres.Calebseretourne,l’arbalètedéjàdirigéeversleson.Ashetmoinousplaçonsdepartetd’autredelui,poignardsdégainésetprêtesàfrapper.

Bishopémergedesboissansaucunediscrétion, lebrasserréautourducoudeMarkLaird,quipeineà soncôté. Jene ressensaucune surprise, et jeme rendscompteque jem’attendsàvivre cemomentdepuislejourdesadisparition.Aprèstout,iln’yavaitaucunechancequ’ildisparaissepourdebon.

Inquiète,jecherchesurBishopdestracesdeblessures,maisilneprésentequ’unelèvrefendue,etjepeuxenfinprendremapremièrevraieinspirationdepuisqu’ils’estenfoncédanslaforêt.

Mark,desoncôté,n’apasbonnemine,etpasseulementàcausedelaracléequevient,selontouteévidence,deluiadministrerBishop.Trèsamaigri,ilalesjouescreuses,lesyeuxenfoncésdansleursorbitesetlescheveuxpleinsdeterre.Sesvêtementsnesontplusquedeshaillons;c’estunmiraclequ’il ne soit pas déjà mort de froid. Il n’a plus l’apparence d’un mignon chérubin et semble aucontraireenragé.Sijeluiagitaisunemaindevantlabouche,j’auraispeurqu’ilm’arracheundoigt.

—Ilnoussuivait,expliqueBishop,qui,essoufflé,nerelâchepaspourautantsapoignesurlecoudeMark.Ilétaitrevenusursespas.

Calebs’approchedeMark,imitéparAshetparmoi.—Alorstoutcetemps,tuattendaisaulieudetetrouverunabri,unnouvelendroitoùvivre?Tu

esencoreplusbêtequejelecroyais!MarklèvelesyeuxversCaleb,unfiletdesalivesanguinolentedégoulinantsursonmenton.—Vousn’allezpasmebattre,dit-ild’unevoixrâpeuse,avantdetournerleregardversmoi.Elle

nevapasgagner,cettepetitesalope!Bishop resserre son étreinte autour du cou deMark, qui émet un gémissement étouffé et tente

d’éloignerlemembrequilemenace.—Laferme!ordonneBishopdelamêmevoixatonequ’ilavaitutiliséepourluiparlerdel’autre

côtédelabarrière.Ettusaisquoi?C’esttoiquiesprisonnieretensang,alorsjecroisqu’onadéjàgagné.

—Pourcettefois,rétorqueMark,lavoixaffaiblieparlemanqued’air.Justepourcettefois.Un tempsdesilencequimesemble infinis’étire, lourdde tous lespossibles.Enfin, impassible,

Bishopdéclare:—C’estladernièrefois.Jemefigeaussitôt,et,aumêmemoment,Markcommenceàsedébattredanstouslessens: ila

compriscequesignifientlesproposdeBishop,quinedesserrepassaprise.Enmoinsd’uneminute,Laird se fatigue,baissedenouveau la têteet cherche son souffle.Le sangqui coulede sonvisagegouttedanslaneigesaleàsespieds.

Bishopnousregarde.Ilattend.Ilcherchesurchacundenosvisagesunsigneindiquantquenousvoulonsl’arrêter.Orjeneleluidonneraipas,carjesaiscequidoitarriver.Markadéjàreçuplusqu’unesecondechance.Ils’estattirécetultimechâtiment,parladouleurqu’ilainfligée,lesviesqu’ila prises, l’innocence qu’il a volée. Et si j’étais allée jusqu’au bout, ce soir-là sur la berge de larivière,alorsBishopn’auraitpasàêtreceluiquis’enchargeaujourd’hui.Jenedétournedoncpasles

yeux,leregarderesserrertoujoursunpeupluslebrasautourdelagorgedeMark.Jeplongemonregard dans le sien, inflexible, pendant qu’il ôte la vie à Laird, dont les respirations entrecoupéesfinissentparcesseret lespiedss’arrêtentdebattre l’air. Jenebougepasd’unpoucequandBishoplâcheenfinlecorps,quis’effondreàterre.

Nous laissons lecorpsdeMark làoù ilest tombéetpoursuivonsnotre route.Àsupposerqu’ilmérited’êtreenterré,nousnedisposonspasd’outilspourcreuserdanslaterregelée.Lerestedelajournéedéfilesansquenouséchangionsplusdequelquesmots.Bishops’attardederrière,etjesensbienqu’ilpréfèremarcherseul.JerepenseausoiroùilafaittomberDylandutoitetàlapromenadesolitairedontilaeubesoinpouracceptersonacte.Jelelaissedonctranquilleetmarcheensilencedevantlui,dansl’espoirquemasimpleprésenceluiapporteraunsemblantderéconfort.

Quand nous nous arrêtons pour la nuit,Caleb parvient à attraper deux petits lapins que je videavantdelesmettreàcuiresurlefeupendantqueBishopetAshmontentlatente.Dèsquenousavonsterminénotrerepas,oupresque,AshleyetCalebnouslaissentpourallersecoucher.Ellemarmonnequ’ilssontépuisés–uneexcuseguèreconvaincante–maisjeleursuisreconnaissantemalgrétout.Ilss’efforcentdenousdonner l’occasiondeparlerenprivé,mêmesiaucundesdeuxneparaîtaffectépar lamortdeMark. Ils évoluentdanscemondeavecpragmatisme. Ici,distinguer lebiendumal,juger l’acte d’un autre, est un luxe qu’on peut rarement se permettre. Parfois, on en est réduit aufameux«tuerouêtretué».Calebmetapotel’épauleaupassageavantdesuivreAshsouslatente.

Lefeuquinousaserviàcuireleslapinsnevapastarderàs’éteindre,maisfournitencoreunpeudechaleur.Jem’approchedeBishop,observantlalueurdesflammesquijouesursamâchoire.Ilsetourneversmoi,levisagesombre.

—Jel’aitué.(Cesontlespremiersmotsqu’ilprononcedepuislamortdeMark.Ilétendlesbrasdevant lui, les doigts écartés.)Àmains nues. (Il émet un rire creux.) Enfin, à bras nus, si on veutpinailler.

Jeprendsuneinspirationétranglée.Quedire?Jesouhaitequemesparolessoientpourluisourcederéconfortetnondepeine.Jeprendssesmainsetlesentouredesmiennes.Jemesouviensdetouteslesfoisoùilm’atouchéedeceslongsdoigts,oùillesautiliséspourmeréconforteretm’aimer.

—Cesontdebonnesmains.Tuesquelqu’undebien,Bishop.Aprèsunlégermouvementderecul,ilrépond:—Jenesaispassitupeuxencorel’affirmeraprèscequej’aifaitaujourd’hui.Quandilessaiedesedégager,jeserredoucementlesdoigtspourleretenir.—Si,jepeux.Ilcessedelutter.—Tuveuxsavoir lepire? reprend-il, le regardperdudans les flammesdufeumourant. Jene

regrettemêmepas.Jesuisjustecontentd’avoirunsujetdepréoccupationenmoins.Jen’auraiplusjamaisàcraindrequ’ilblessequelqu’und’autre.Plusàavoirpeurqu’ils’enprennedenouveauàtoi.

—Ce qui ne fait pas de toi quelqu’un demauvais. Rappelle-toi ce que tum’as dit une fois, àWestfall : lemonde est hostile,maintenant. Il est dur, et parfois, on doit l’être aussi, juste pour ysurvivre.(Iltournelesyeuxversmoietjelelâchepoureffleurerlecoinenflédesabouche.)Etnousallonsnoustransformeràsoncontact,c’estinévitable.Maiscequetuasfaitaujourd’huin’altèreenrienquituesaufonddetoi,Bishop.Tuestoujoursl’êtrelemeilleurquejeconnaisse.

Pour toute réponse, il m’embrasse. Je l’attire plus près et glisse les doigts dans ses cheveux.Quand nous nous détachons, je pose la tête sur son épaule, d’où je contemple les flammesmoribondesquidansentauvent.

—Cequis’estpasséavecMarkm’afaitpenserànotredestinationetàcequ’onyfera.(Bishopm’embrasseausommetducrâne,puis laisseses lèvress’attarderdansmescheveux.)Et jenepeux

imaginerunefindifférenteàcelled’aujourd’hui.Jem’écartepourleregarder.—Tuvasétranglermasœur?Iléclatederire.Est-cebonsignedeplaisantersivitedecequis’estpassé?Queditcetteréactiondenous,denotre

transformation?Toutceque jesais,c’estque jesuisheureused’entendreBishops’esclaffer,de levoirsouriredetoutessesdents.

—Ne crois pas que je ne l’aie pas envisagé,mais non. (Il enroule unemèchedemes cheveuxautourdesondoigtettiredoucementdessus.)Mêmesionpeutl’aider,mêmesionladélivre,ellenechangerapas,Ivy.Certainsindividusnechangentjamais,mêmes’ilsledevraient.

—Jesais.Malheureusement,ilasansdouteraison.— C’est comme quand j’ai donné des vivres à Mark au moment où il a été expulsé.

Rétrospectivement,c’étaitidiotetinutile.—Pasdutout.—Biensûrquesi!Untypecommeluinechangerajamais.Peuimportecequ’ontfaitlesautres

pour lui ou le nombre de chances qu’on lui a offertes, il allait toujours rester lemême criminelmonstrueux.Etàmonavis,Callien’estpaspluscapabled’évoluer.

Sesparolesmeblessent,etj’enéprouveunecertaineinjustice:jenedevraisplusavoirmalpourCallie.Ilnemeditrienquejenesachedéjà.Rienquejen’aiecompriscejour-làautribunal,quandj’aivumasœurparleràl’oreilledeBishop,dansunesournoisetentativedeserapprocherdelui.

—Sij’aibesoind’yretourner,c’estpluspourmoiquepourCallieoumonpère.—C’est-à-dire?— Je pourrais poursuivre ma vie, notre vie, ici. Abandonner Callie et mon père à leur sort,

commeilsl’ontfaitavecmoi.Etj’arriveraissansdouteàl’accepter.Entoutcas,pendantunmoment.(Avecunsoupir,jepoussedelapointedemabotteunebranchenoircietombéedufeuetlaregardesedésagrégerencendres.)Maiscettedécisionme rongerait. Jeneparviendraispasàoublier.LaisserCalliesefairetuer,sansmêmechercheràl’empêcher?Nepastenterd’aidermonpère?Agirainsi,ouplutôtresterlesbrascroisés,laisseraitunemarquedepourriture,justelà.(Jeposelepoingsousmacagethoracique.)Etcettetacheneferaitquegrandiretnoirciravecletemps.(Jesecouelatête,furieusequemavoixtremble.)Jeneveuxpasvivreavecunetellechoseàl’intérieurdemoi.

JecouleunregardversBishop,certainequ’ilmejugefolle.J’aimoi-mêmel’impressiond’êtreàmoitiédémente.Maissonregardtendreréchauffemapeauplusquelesflammes.

—Jet’aime,dit-ildoucement.J’aienviedesaisirsesmots,leurréalité,quejediscernesursonvisage,etdelescouverdansmes

mains, comme une braise. De les garder pour toujours avec moi, comme un talisman chaud etbrillant.

—Moiaussi,jet’aime.Jepensechaquemotquejeprononce,metstoutcequejeressensdanschaquesyllabe.J’espèrelui

rendrecequ’ilvientdem’offrir.Unrocauquelseraccrocher.Unpointderepèredansl’obscuritéquinousattend.

Chapitre16

Lesosde la jeune fillemorte sont recouvertsdeneige,mais enpartie seulement. J’aperçois lablancheurdel’und’euxquis’élèveàtraverslacouchedeglace.Àcôtéreposeunesphèredelamêmecouleur– sansdoutesoncrâne. Jene le faispas remarquerauxautres,mais jedevineauxépaulesraidiesdeBishopqu’ill’avue,luiaussi.Noussommestouslesquatreaccroupisderrièrelesarbres,justeenfaceduportaildelabarrière.Lesoleildupetitmatinprojetteseslueursroseorangésurlesol.

—C’estlàquetuasétémisedehors?medemandeBishop.Jesensleregardd’Ashposésurmoi.—Non,c’étaitunautreportail.Plusàl’ouest.—D’accord.Ilsnel’utilisentquetrèsrarement,pourtant.—Ilsm’ontsansdoutejetéedehorsloindelarivièredansl’espoirquejemeureavantd’avoirpu

trouverl’eau.Caleblâcheungrognementdégoûté,maisgardelesyeuxrivéssurleportail.—Etmaintenant?demande-t-il.Nous sommes tous épuisés, affamés et au bout du rouleau. J’aimerais qu’onpuisse souffler un

moment, passer un ou deux jours à manger pour reprendre des forces, à l’abri du froid, avantd’entrerdansWestfall.Maisc’estundouxrêve,alorsmieuxvautallerdel’avantplutôtqued’épuisernosréserves.

Bishopdésigneleportail.—Lespatrouillespassenticitouslesjours.—Deséquipesdecombien?demandeAsh.—Parfois deux, parfois juste un.Avec la tension qui règne en ville, çam’étonnerait qu’ils se

séparentdedeuxgardespoursurveillerlabarrière.Lorsquelasentinellearrivera,jeluidemanderaidemelaisserrentrer.

Àl’ombredesarbres,nousmangeonsdelaviandeséchéeetpartageonsl’eaudenosdeuxbidons.JenedemandepasàBishops’ilestsûrdesonplanetneluirecommandepasnonpluslaprudence.Ilsaitcequ’ilfaitet,àpartirdemaintenant,nousallonsredoublerdevigilance.

L’enviedebougercommenceàdevenirinsupportablelorsquej’entendsenfinlecrissementd’unepairedebottessurlaneige.Caleblèveunemain,bienquenoussoyonsdéjàtoussilencieux.Bishopattrapelamienne,laserrefort,puislalâche.Ilsortduboispoursedirigerversleportailtandisquejemeredressesurlesgenoux,lebustecontreuntroncd’arbredevantmoi,lesyeuxrivésàsondos.Il

atteintleportailaumomentoùlegardedébouchedansnotrechampdevision.ÀlavuedeBishop,ilmanquedetomberàlarenverseetportelamainàsonarme.

—Bonjour,ditBishopd’unevoixcalme.JesuisBishopLattimer.JevoudraisreveniràWestfall.Legarden’apasbougé,etsamainn’apasquittésonarmenonplus.Àcôtédemoi,jesensCaleb

ôtersonarbalètedesondossansunbruit.—Jevouscroyaisparti,répliqueenfinlegarde.Difficilededéterminer sonâgeavec lebonnetenfoncé sur sa têteet l’écharpede laine sombre

constelléedepetitséclatsdeglacequiluicouvrelebasduvisage.Pourtant,ausondesavoix,ilparaîtjeune,cequinem’inspirepasdutoutconfiance:jel’imagineimprévisibleetapeuré.

Bishopdoitpenserlamêmechose,carlorsqu’ilreprendlaparole,savoixsonneplusgrave,plusadulte.Ils’efforcedemontreraugaminquicommande.

—Oui,maisjesuisrevenu.Vousdevezmelaisserrentrer.Lasentinellehésitetoujours,etmoncœurcommenceàs’affoler,monpoulsàbattreàtouteallure

dansmoncou.Àcôtédemoi, jesensl’airsedéplacer :c’estCalebqui insèreuncarreaudanssonarbalète.Ashleyposeunemainsurmondospouressayerdemecalmer.

Enfin,legardes’approche.—Enlevezvotrebonnet.Sousleregardméfiantdujeunehomme,Bishops’exécuteetleventsoulèvesescheveuxbruns.—Pourquoiêtrerevenu?—Onm’aracontécequisepassaitici,répondBishop.Jeveuxaidermafamille.—Ilyenaquipensentquevousêtespartiretrouvervotrebonnefemme.—Non. Et ce n’est plusma femme. (Il avance d’un pas, et le garde se raidit.) Écoutez, çame

plairaitbeaucoupdepassertoutelajournéeàbavarderici,maisilfaitunfroidpolaireetjevoudraisvraiment voirma famille.Mon père risque de ne pas être ravi d’apprendre que vousm’avez faitattendre.

Voilàquidécidelegarde.—C’estparprécaution,explique-t-ilentirantuntrousseaudesapoche.—Biensûr,approuveBishop.Jecomprendstoutàfait.Une fois leportail ouvert, il pénètre sur le territoiredeWestfall etdonneune tapeamicale sur

l’épauledelasentinelle.—Merci!—Pasdesouci,répondl’autre,quiseretournepourrefermerlabarrière.D’ungesteagile,Bishopattrape lacarabinedemeurée jusque-làcachéedanssondospuis,d’un

coupdecrosse,assommelegarde,quin’arienvuvenir.Illetireensuiteparlesjambespourdégagerlepassage,etnousnousprécipitonsversleportail.

Unefoisquenousl’avonsfranchi,Bishops’emparedesclésrestéesdanslamaindugardeinaniméetverrouillederrièrenous.Nousnousdévisageons,essoufflés.

—Joli!commenteCaleb.Bishopposeunbrefinstantlamainsurmajoue.—Simplecommebonjour,non?—C’estvrai.Jemerépètequetoutvabien.Lasentinellen’allaitpass’enprendreàlui.Maisl’épreuvequenous

venonsdepasserconstituaitl’étapelaplusfacileduplan…Delapointedesabotte,Ashpoussel’épauledugarde.—Qu’est-cequ’onfaitdelui?demande-t-elle.Onnepeutpasl’abandonnerdel’autrecôtésans

arme,etencoremoinsl’emmener.

— On le laisse là, attaché à la barrière, propose Bishop. Quelqu’un finira bien par venir lechercher,mais on disposera quandmêmed’une bonne journée d’avance, soit assez de tempspourpénétrerdansletribunaletressortir.

—Ilnevapasmourirdefroid?dis-je,inquiète.—Ilnerisquepas,répondCaleb.Tuasvul’épaisseurdesonmanteau,etsesbottes?Çaira.—Ets’ilcrie?demandeAsh.Bishops’accroupitetposelamainsurl’écharpedugarde.—Onn’aqu’àlebâillonner.Ilnepasserapaslameilleurejournéedesavie,maisilsurvivra.Àl’aidedemonpoignard,jecoupel’écharpeendeux.Bishoputiliseunemoitiécommebâillon.

Avec l’autremoitié,Caleb ligote lespoignetsdugardedanssondos,puisnoue lesextrémitésà labarrière.

—Sesliensvonttenir,tupenses?demandeBishopàCaleb.—Pendantunmoment,entoutcas.Ets’ilparvientàs’échapper,ilvacriersurtouslestoitsquele

fils du président est revenu…mais nous, il ne nous a pas vus. Ce qui nous laisse une marge demanœuvre.

Bishophochelatête.Avantdeseredresser,ilsoulèveunpandumanteaudugardepourprendrelepistoletrangédanssonholster,etmelepasse.Jesaisisl’arme,surpriseparsonpoids.

—Qu’est-cequetuveuxquejefasseavec?Bishopestoccupéàdébouclerleholsterdelasentinelle.—Porte-le,dit-ilavantdemeregarder,trèsgrave.Sers-t’enencasdebesoin.—Jenesaismêmepascommentm’yprendre!— C’est assez simple, intervient Caleb, qui attrape l’arme dans ma main. Là, c’est le cran de

sûreté,quetudoisenleveravantdetirer.Ensuite,tun’asplusqu’àviseretàappuyersurladétente.Situloupes,turéessaies.Commejedisais,riendesorcier.

Ilme repasse lepistoletet je lève lesbraspourqueBishopaccroche leholsteràma taille, au-dessousdemonfourreau.Àmesyeux,cettearmen’ariende«simple»,maistoutdedangereux.J’ail’impression de tenir un serpent qui siffle et se tortille entremes doigts. Pourtant, la carabine deBishopnem’ajamaisdérangée.J’ai toujoursvouluapprendreàutiliserunearmeàfeu,ycomprisquandj’étaisàWestfall.Jenecomprendsdoncpaspourquoij’ailachairdepouleàensentirunedansmamain.Mais dès l’instant oùBishopme l’a tendue, j’ai senti qu’une étape supplémentaire de cevoyageétaitfranchie.

Jenecroispasvraimentaudestin.Oudumoins,jenelepensepasgravédanslemarbre.J’ensuislapreuvevivante,moiqui aimodifié lemien.Si c’était impossible, je serais sansdoute, à l’heurequ’ilest,àlatêtedeWestfallavecmafamille,Bishopetsonpèremortsànospieds.Maissanstenircomptedeceque jecroisoupas,auplusprofonddemoi je reconnaiscepistolet,comprendsdéjàqu’iljoueraunrôleimportantdanslesévénementsàvenir.

J’attendsqueBishopaitfinid’attacherleholsteretplacél’armesurmahanche,puisjem’assurede toujours pouvoir accéder sans problème àmon poignard.Bishopme contemple, la tête un peupenchée,unsourireaucoindeslèvres.

—Qu’ya-t-il?Ilattrapeunemèchedemescheveux,qu’ilenrouleautourdesondoigt.—Tuvasdevoirlescouvrir,répond-il.Toutlemondetereconnaîtraaupremiercoupd’œil.J’ôte mes moufles pour improviser à la va-vite un chignon que je recouvre ensuite de mon

bonnet.—C’estmieux?—Non,répondCaleb,maisaumoinstescheveuxsontcachés.Jelèvelesyeuxauciel,etiléchangeunsourireentenduavecBishop.

—Sivousavezfinidefairelesidiots,onvapeut-êtreyaller,non?lanceAsh,etc’estànotretourd’échangerunregardcomplice.

—Onvapasserparlesbois,annonceBishop.Ons’avanceraaussiprèsquepossibledemoncôtédelaville.

—Oùva-t-onenpremier?demandeCaleb.D’unregard,Bishopm’inviteàrépondre.—Chezmonanciennecollègue,Victoria.EllepourraitnousaideràapprocherCallie.—Etsiellerefuse?—Alors,onassumelesconséquences,conclutBishop.Unefoisdanslaville,onnevapaspasser

inaperçus, ajoute-t-il en désignant nos armes. J’espère quand même que la situation sera assezchaotique, ou les habitants assez effrayés, pour qu’on puisse ne pas trop se faire remarquer. (Ils’interrompt.)Maissiunproblèmesurvient,qu’Ivyetmoisommesséparésdevousdeux, faitescequevousdevezfaire.Dégagez.

IllanceletrousseauàCaleb,quil’attrapeaisémentd’unemain.—Onnevapasvouslaisserderrière!s’indigneAsh,unepetiterideentrelessourcils,leslèvres

pincées.—Jesuissérieux,ditBishopàCaleb.S’ilsnousprennent,vousnepourrezrienfaireenrestant

ici,àpartvousfairetuer.Alorsfuyez.Ilscommuniquentunefoisdeplusensilence,puisCalebfaitunsigned’assentiment.—O.K.(Ilfourreletrousseaudanssapocheetposelamainsurlebrasd’Ashleypourl’empêcher

deprotester.)Siçaenarrivelà,onfilera.—Parfait,conclutBishop.Jevoissonvisagesedécontracter,toutcommejesensmesépaulesserelâcher.Calebestprésent

pournousmaisàsesyeux,Ashpasseratoujoursenpremier.S’ildoitnouslaisserderrièrepourlasauver,alorsiln’hésiterapas.Cettepenséemerassureplusqu’ellenemeblesse.

Lesboisquenous traversonsensuitenemeparaissentpasdu tout familiers, alorsque je les aiparcourusplusd’unefoisavecBishop,dutempsoùnousétionsmariés.Aulieudesfeuillesvertesau-dessusdenostêtes,cesontdesbranchesnues,grisesettordues,quis’étirentdansuncieltoutaussiterne:impossibledemerepérerdanscepaysage.Mêmelarivièreestpresquesilencieuseàprésent,recouverteenmajeurepartied’unecouchedeglacequilarendmuette.

C’est une odeur de feu de bois qui me signale que nous approchons de la zone peuplée duterritoiredeWestfall.Sansunmot,Bishoppointeundoigtversleciel,oùs’élèventdestourbillonsdefuméenoire.Lorsquenousémergeonsenfindesarbresdénudés,nousnousretrouvonssurl’alléedegravierquej’empruntaisavecBishopquandnousnousrendionsàlabarrière.Àpartnous, iln’yapasunchatàl’horizon,etlepoidsquimecomprimelapoitrines’allègeunpeu.

Bishops’exprimetoutdemêmeàvoixbasse:—Àpartirdemaintenant,jevaismedéplacerplusvite.Suivez-moi.—TusaisoùhabiteVictoria?Pourmapart,jen’enaiaucuneidée,exceptéquec’estcôtéLattimer.Bishopconfirmed’unsigne

detêteetnouspartonsd’unpasvifdansleventcinglant.L’odeurâcresepréciseàmesurequenousapprochonsetlafuméemepiquelesnarines.J’ailesyeuxquipleurent,maisj’ignoresic’estàcausedesbourrasquesoude l’incendiequis’éteint.Bishopne ralentitpasquandnousquittons legravierpour la route pavée et apercevons les premièresmaisons. Derrière lui, je garde la tête baissée etcontinued’avanceraurythmedesespas.Ducoindel’œil, j’aperçois,rienquedanscetterue, troismaisonsbrûlées,leurssilhouettesnoiresencorefumantes.Jenevoispersonne,maisjesenstoutdemêmedesyeuxposéssurnousetjedoismeretenirdememettreàcourircommeunedératée.

Jechuchote:

—Onestencoreloin?—Non,répondBishop.J’entendslatensiondanssavoix.CalebetAshsesontapprochésdemoiafindemeprotégerde

leurmieuxd’éventuelsregardscurieux.—Onadelacompagnie,nousannonceCalebàvoixbasse.Jerelèvelatête,voisBishopseraidir.Ilneseretournepas,maisdemande:—Où?—Derrièrenous,surladroite,répondCaleb.Ilarrivevite.Ilesttroptôtpourengagerleshostilités,etnotreobjectifestdetoutefaçondel’éviter.Sil’onme

reconnaît maintenant, la nouvelle de ma présence à Westfall se répandra comme une traînée depoudreet,mêmesinousparvenonsàfiler,nousn’auronsplusaucunechancededélivrerCallie,quecesoitavecousansl’aidedeVictoria.

—Préparez-vousàfoncer,annonceBishop.Troispasd’élan,et ilbifurquesoudainsurlagauchepoursemettreàcourirentrelesmaisons,

sautantdeseslonguesjambespar-dessuslesgravats.Jelesuisdeprèsetj’entendslespasdeCalebetd’Ashjustederrièremoi.

Unevoixmasculinenoushèle:—Arrêtez-vous!Revenez!Oùavez-voustrouvécesarmes?Bishop s’élance par-dessus une petite clôture grillagée, et sans prendre le temps de réfléchir,

j’empoignelesommetdespiquetsavecmesmainsprotégéesparlesmouflesetjefranchisl’obstacle.J’atterrissurlecôté,pasavecautantdegrâcequelui,maisl’adrénalinemepousseàrebondirtelunressort.Bishopm’adresseunsourire fier,que je lui retournemalgré lapeurquime tenaille.Nousprenonsdesacrésrisques…CettecoursedanslesruesdeWestfallestmêmeunevéritablefolie,maisje sais enfin ce que l’on ressent quand on prend le contrôle pour effectuer ses propres choix,dangereuxounon:unsentimentdepuissance.

—Allons-y!souffleCalebdèsqu’Ashtoucheterre.Nous repartons à la suite de Bishop, entre deux bâtiments en brique qui donne sur une rue

résidentielle.Toutprès,j’aperçoislesdécombresdelamaisonduprésidentLattimer,maisBishopn’yaccordemêmepasunregardetnousmèneenface,dansunealléenichéeentredeuxpetiteshabitationsde plain-pied. Il se dirige vers celle de gauche, bleu foncé, et enjambe d’un bond les marchesdéforméesquimènentàlaportedederrière.Iltentedel’ouvrir,maiselleestferméeàclé.Lapartieduhautestvitrée,etducoude,Bishopcasselecarreauleplusprochedelapoignée,qu’ildéverrouilleenpassantlebrasparletrou.

—Vite,vite,vite!nouspresse-t-il.Dansl’alléequenousvenonsdeparcourirrésonnentdesbruitsdepas.Nousnousglissonsdansla

maisonetBishoprefermederrièrenous.Nous sommes à présent tous les quatre plaqués contre le mur d’un couloir étroit. Des voix

d’hommes–ilssontaumoinsdeux,peut-êtretrois–nousparviennentdepuisl’extérieur.Ilsfonthaltedanslejardindederrière,etjeretiensmonsouffle:pourvuqu’ilscontinuent!Auboutdequelquessecondesquimeparaissentinterminables,ilstraversentlesbuissonspourserendredanslejardind’àcôté. Je pousse unprofond soupir de soulagement etBishop se penche en avant, lesmains sur lesgenoux.

—Çava?dis-je,eneffleurantsoncoude.Tut’escoupé?—Jevaisbien.Unbruitsefaitentendreauboutducouloir,suivid’uneexclamation.Nousfaisonstousvolte-face

en même temps. Placés devant la porte, nous empêchons la lumière du jour de pénétrer dans la

maisonetplongeons leboutducouloirdans lapénombre…mais je reconnais toutdemêmemonanciennecollègue,figéesurplace.

Malgré les battements assourdissants et douloureux demon cœur, sans oublier la peur quimenouelagorge,jeparviensàarticuler:

—Victoria.Elleouvregrandlabouche,souslechoc.Àcôtédemoi,Calebbranditsonarbalète,qu’ilpointe

droitverslatêtedeVictoria.—Pasuncri,luiordonne-t-il.

Chapitre17

Comme jem’yattendais,Victorianecriepas–elleestbien troppragmatique.Elle remarqueàpeineCaleb,etsonregardpassedeBishopàmoi.

—Ivy?finit-ellepardemanderavantd’avancerd’unpas.Calebseraiditaussitôtetjeposeunemainsursonbraspourlerepousserdoucement.—C’estbon, luidis-je.Ellenenousveutaucunmal.MêmesiCalebnedétachepas lesyeuxde

Victoria,ilsedétendunbrin,l’arbalètetoujoursdressée,maispluspointéeverssatête.—Oui,dis-je,ôtantmonbonnet.C’estmoi.J’ignoreàquelleréactionjem’attendaisdesapart,maisentoutcas,pasàuneembrassade.Elle

franchit à pas pressés la distance qui nous sépare et me prend dans ses bras. Je suis tellementestomaquéequejemetsuninstantàluirendresonétreinte.Ellesentlesavonetl’infusionàlapommequ’ellebuvaittoujours…Lesyeuxclos,jem’efforcederetenirmeslarmes.

Après une minute, Victoria et moi nous détachons, sans trop savoir que faire de nos mains àprésentquenousnesommesplusenlacées.

—Jen’arrivepasàcroirequetuesencoreenvie!Niquetuesici.(EllesetourneversBishopetluiprendlamain.)Quelplaisirdevousvoir,touslesdeux!

Ellenousfaitentrerdans lacuisine,maisseulementaprèsavoir fermélesrideauxde lafenêtreau-dessusdel’évier.NousluiprésentonsCalebetAshpendantqu’ellenousdésignelatable.

—Vousavezfaim?demande-t-elleenposantunebouilloiresurlefourneau.Jem’apprêteàrépondreparlanégative,carmangermesembleunepertedetempsprécieux,mais

Calebmedevanced’unsimple:—Oui,onafaim.Devantnosregardsunpeusurpris,àBishopetàmoi,ilajoute:—Ilfautqu’onmange.Onnesaitpasquandonenretrouveral’occasion.Unefoisdeplus,sesparolesmerappellentpourquoiilasurvécuendehorsdeWestfall:satisfaire

nosbesoinsprimairesdoittoujoursêtrelapriorité.Victoriadécoupeunemichedepainauxnoixetauxraisinssecs,etenbeurregénéreusementles

tranches. Elle nous sert de l’infusion bien chaude pendant que nous mangeons. J’essaie de mesouvenirdesrèglesélémentairesdecourtoisieetdenepasengloutirlepaincommeunebête,mais,depuisplusd’unesemaine,nousn’avonsguèreavaléautrechosequedelaviandeséchée.Leslapinsrôtisnesontplusqu’unlointainsouvenirsurmalangue.

Victorias’assiedavecnous,maisellenepartagepasnotrerepas.Lesdoigtsposéssurl’ansed’unetassedetisanequ’elleneboitpas,ellenousobserveavecattention.

—Ivy,déclare-t-elleenfin.Tunepeuxpasresterlà.—Jesais,onvapartir.Jeneveuxpastemettreendanger.Enfin,plusqu’onnel’adéjàfait.—Cen’estpascequejeveuxdire,répliquemonamie.TunepeuxpasresteràWestfalldutout.Ils

vonttetuer…(Ellemarqueunepause.)Aupointoùonenest,ilyadestypesiciquit’éliminerontàl’instantoùilsteverront,etsansposerdequestions.

—Justement,oùenestlasituation?l’interrogeBishop.Onaentenduparlerdecequisepasse…maisàquelpointest-cegrave?

—Par rapport à il y a quelques semaines, la tension est un peu retombée, lui répondVictoria.Maislecalmen’estpaspourautantrevenu.Lepèred’Ivyadisparutoutdesuiteaprèsl’arrestationdeCallie.Certainspensentquec’est tonpèrequi l’a tué,Bishop.D’autresaffirmentqu’ila trouvéunecachette,d’oùilorchestrelarébellion.

J’essaiedefairecommesielleévoquaituninconnu,etnonmonproprepère.L’hommequim’aapprisàlireenmêmetempsqu’ilm’enseignaitlahaine.

—Tupensesqu’ilestmort?— Non, répond Victoria. (Elle repousse sa tasse encore pleine.) Il y a encore trop de

manifestationsdecolère.Àmonavis,sitonpèreétaitmort,lestroublesseseraientéteintsaveclui.—Alorsilestencoreimpliqué?demandeBishop.—Sansdoute.Maistonpèren’estpasnonplusblanccommeneige,Bishop.Ilcarrelamâchoire.—Jenel’aijamaiscru.—Iltombesurtousceuxqu’ilsoupçonnedenepasêtred’accordaveclui.Mêmeleshabitantsqui

sesontsimplementmontrésaimablesaveclafamilled’Ivy.PasétonnantqueTomsoitpartitantqu’ilenavaitl’occasion…—Jenecomprendstoujourspascequetufaisici,meditVictoria.Tuassurvécu.Vousvousêtes

retrouvés. (Elle lance un regard en coin à Caleb et à Ash.) Vous avez trouvé des amis. Pourquoirevenir?

J’avaleunegorgéed’infusionpour repousserencoreunpetitpeu lemomentdeprononcer sonprénom,delirelejugementdanslesyeuxdeVictoria.

—Callie,finis-jeparavouer.Monanciennecollèguemedévisage,etcen’estpaslejugementquejeperçoisdanssonregard,

maisuneincrédulitélasse.—Tunepeuxpaslasauver.Jen’arrivepasàcroirequetuveuillesletenter!—C’estmasœur.—C’est du poison, rétorque-t-elle sans l’ombre d’une hésitation. Elle est aussi toxique que la

substancequ’ellet’adonnéedanscettefiole.(Ellelèveunemain.)N’essaiepasdenier.Cen’étaitpastoi,Ivy,çaatoujoursétéelle.

Jeneme rendsmêmepascomptequemesdoigts s’enfoncentdansmacuisseavantdesentir lamainchaudedeBishopquisaisitdoucementlamienneetmedonneautrechoseàquoim’agripper.

—Tuasraison,dis-jeàVictoria.Jeneladéfendspas,etcequ’elleafaitnonplus.(JepresselamaindeBishop.)Cequ’elleavoulumepousseràaccomplir…Maisellerestemasœur,etjenepeuxpasleslaisserl’exécuter.

—Commentpenses-tulesarrêter,Ivy?MêmeBishopn’enapaslesmoyens.Jeprendsuneprofondeinspirationavantdelâcher:—Toi,tulepeux.Victoriaretientunrire.

—Moi?Etcomment?—Fais-nousentrerdansletribunal,demandeBishop.C’esttoutcequetuasàfaire.Àpartirdelà,

ons’occupedureste.LecrissementdelachaisedeVictoriasurlesolrésonnedanslesilence.Elleselèveetsedirige

verslaporte,puiscommenceàarpenterlapièce.CalebcouleunregardinterrogateurversBishopetmoi.Bishoprelèvejustelesdoigtsdelatablepourluisignifierd’attendre.

—Commentpouvez-vousmedemanderça?demandeVictoria,sanscrier,maisdutondurqu’elleemployaitaveclesprisonniers.Ellecherchaitàs’emparerdesarmes!

—Maisellen’yestpasparvenue.Ellenepouvaitpas,detoutefaçon.J’avaisdonnéunfauxcodeàmonpère.

L’expressionétonnéedeVictoriafaitéchoàlapetiteexclamationdesurprisedeBishop.Encoreundétaildont jene luiai jamaisfaitpart.Tous lessecretsque j’aigardéssontcommelescouchesd’unoignon.Onépluche,onépluche,etilyenatoujoursunenréserve.

—Quandbienmême,reprendVictoria.Ellevoulaitaccéderauxarmes.—Maisellen’apasréussi,répété-je.Ellenelesapasprises.Elleneméritepasdemourirparce

qu’elleaessayé.— Je n’ai jamais entendu de raisonnement plus illogique ! lance Victoria d’un ton sec. Parce

qu’onapul’arrêteravantqu’ellenetue,onluilaisselechamplibre?—Personnen’aditça,répondBishop.Onlasortiradelà,maisensuite,elleseradel’autrecôté,

commenous.Crois-moi,Victoria,cen’estpasavoirlechamplibre.Victoriasecouelatête,unsouriresansjoiesurleslèvres.—Qu’espérez-vous ?Vous croyez que tous les trois, vous allez devenir une famillemodèle ?

VousimaginezCallieprendrevosenfantssursesgenouxplustard?Jouerlestatiesgâteau?J’aidéjàréfléchiàcequipourraitsepasserensuite,etjesaisqueCallienepourrapasresteravec

nous.Jamaisçanemarcherait…etdetoutefaçon,jamaisellenelevoudrait.— Non, dis-je. Une fois qu’on l’aura sortie de là, on partira chacun de notre côté. (Je vais

rejoindreVictoriaprèsdelaporte.)Tunel’aimespas,jelesais.Ettunecomprendssansdoutepasmadécision.

—Tuasraison,jenecomprendspas!—Mais je sais aussi que tu n’approuves pas de faire couler le sang. Tu trouves le châtiment

disproportionné.Victoriafermelesyeuxetsepincel’arêtedunez.—Alors,quel estvotreplan? Jevous fais entrer etvous ressortezavecelle commevousêtes

venus?Qu’elle pose juste la question signifie qu’elle va nous aider. Je garde une voix calme pour lui

répondre:—Toutcequetuasàfaire,c’estlaisserlaportedusous-soldéverrouilléeetmedireoùtrouver

laclédesacellule.Riendeplus.C’estnousquiladélivrerons.Victoriarouvrelespaupièresetmetransperceduregard.—Sansblesserpersonne.Jehochelatête.—D’accord.Sansblesserpersonne.—Ivy…intervientBishopdepuissachaise.Onnepeutpaslepromettre.Onnesaitpascequi…—Autrement, c’est non, trancheVictoria. Jenemetspasd’autresvies endangerpour cellede

Callie.JemeretourneversBishop.—Trèsbien,dit-il.Onnetuerapersonne,jet’enfaislapromesse.

Victoriasouffleungrandcoup.—Jen’arrivepasàcroirequej’accepte.—Merci,dis-je.—C’estpourtoiquejelefais,Ivy.Paspourelle.J’accepteparcequej’ail’impressiondet’avoir

faitdéfautquandtuasétéexpulsée.J’auraisdûmedémenerpourlesempêcherdetemettredehors.Avantmêmequ’elleaitterminé,jesecouelatêteavecénergie.—Cen’estpastafaute.C’étaitmonchoix,etjenetereprocherien.LesourireténudeVictoriaestteintéd’amertume.—Jevousouvriraidansuneheure,tenez-vousprêts.Lacléseracachéesurl’encadrementdela

portequidonneaccèsauxcellules.Calliesetrouvedanslapremière.Àcesparoles,moncœursemetàcognerplusfort.D’iciànotrearrivéeaupalaisde justice, il

tambourineraàunrythmeeffréné.—O.K.—Unefoisquevousl’aurezdélivrée,ilvousfaudradécamper,Ivy.Leplusvitepossible.— Je veux d’abord essayer de trouvermon père, si je peux.Mais on ne traînera pas, je te le

promets.Personnenesaurajamaisquetunousasaidés.—Bon,faitVictoriad’untonaffairé.Finissons-en.

Avantnotredépart,Victoriam’adonnéunfoulardpourmecouvrirlebasduvisage.Elleaaussitenté de convaincreBishop etCaleb de laisser chez elle la carabine et l’arbalète, qui nous rendentselonelletropvisibles,maisilsonttouslesdeuxrefusé.Unefoisquel’onapasséunpeudetempsdel’autre côté de la barrière, se déplacer sans arme donne l’impression d’être nu. Nous préféronsrisquerdenousfairerepérerplutôtquedeparcourirlesruesdésarmés.

Victoria quitte la maison la première, en nous recommandant de la suivre à une demi-heured’intervalle.Alorsquenousattendons,angoissés, lesyeuxrivéssur lapendulede lacuisine,Calebnousdemandequelledistancenousséparedutribunal.

—Cen’estpasloin,répondBishop.Onpourrapasserpardesjardinspouréviterlesrueslepluspossible.

Quandvientl’heuredepartir,Bishops’arrêteàlaportedederrièreets’adresseàCaleb:—Quandonysera,jeveuxquevousrestiezdehors.—Quoi?Horsdequestion!protesteAsh.—Etsiça tournemal? rétorqueBishop.Sionabesoindevotreaidepoursortir?Ous’ilest

inutiledenousaider?Jeveuxquevouspuissiezrepartir.—Ilmarqueunpoint,répondCaleb.—Qu’est-cequevousditesd’undélaidevingtminutes?proposé-je.—Si on n’est pas revenus dans ce laps de temps, vous pourrez venir nous chercher, complète

Bishop.Ousiçasentleroussi,vousdécampez.Exaspérée,Ashdemande:—Personnenesesouciedemonavis,alors?—Pas si tuas l’intentionde temettreencoreplusendangerque tune l’esdéjà, contre-attaque

Bishopavecunsourire.—Rienqu’àsavoirquevousnousattendrez,jemesensbeaucoupmieux,luiassuré-je.—C’estbon,grommelle-t-elle.Ilnefaudraitsurtoutpasquejeparticipeàl’action!Letrajetjusqu’aupalaisdejusticeserévèlepluscourtqueceluiverschezVictoriaetsedéroule

sansaccroc.Nousn’apercevonspersonned’autre,mêmesi,parfois,jevoisdesrideauxbougerauxfenêtreslorsquenoustraversonslesarrière-coursetjardinsdéserts.Maispersonnenetentedenous

arrêter ou ne sort nous demander ce qu’on fabrique : les habitants qui nous aperçoivent sont sansdoutetropheureuxdenousvoirpassernotrechemin.

Parchance,l’arrièredupalaisdejusticefaitfaceàunpetitbosquetetiln’yapasd’autrebâtimentenvue.Ladernièrefoisquejemesuistenuedel’autrecôtédecetteporte,jeregardais,encompagniedeVictoria,MarkLairdetdeuxautresprisonniersêtreemmenésàlabarrière.L’Ivyquej’étaisalorsn’auraitjamaispuimaginercejour,nilestoursetdétoursprisparmavieentre-temps.JecouleunregardencoinàBishop,m’attardesursonprofil.Encoreunefois,jesuisreconnaissantedechaquechoixquim’amenéeici,àlui.Ildoitsentirmesyeuxsurlui,cariltournelatêteetm’adresseunbrefsourire.

—Prête?—Oui.—Onvousattendici,déclareCaleb.Tendusetauxaguets,Ashleyetluisontpostésàlalisièredesarbres.Ashm’attrapelamainjuste

quandjecommenceàmedirigerverslaporte.—Soyezprudents,mesouffle-t-elle.Revenez.—Onreviendra,dis-jeenluipressantlesdoigts.Pendant une fraction de seconde, j’imagine queVictoria a changé d’avis et que je vais trouver

porte close,mais lorsque j’actionne lapoignée, elle s’ouvre etnousnousglissons tous lesdeuxàl’intérieur. Je suis tout d’abord désorientée par les lumières éteintes, et quand la porte se refermederrièrenous,nousnousretrouvonsdansuncorridorplongédanslapénombre.Ilnefauttoutefoisqu’unpetitmomentàmesyeuxpours’yaccoutumer.

—Ilsdoiventéconomiserl’électricité,chuchoteBishop.—Oualors,ilyaunecoupuredecourant.Jeneseraispassurprisequemonpèreaittentédesaboterlesystèmeélectrique.—Tuconnaismieuxleslieuxquemoi,jetesuis,mesouffleBishop.Àpasdeloup,nousparcouronsunpetitcouloirpuis,parvenusaubout,faisonshaltepourtendre

l’oreille. Le silence qui règne dans les lieux ne fait qu’aggraver mon anxiété. Je passe la tête àl’intersectionpourjeteruncoupd’œilàgaucheetàdroite:lecouloirquimèneauxcellulesestvide.

—Lavoieestlibre,murmuré-je.Nous empruntons le nouveau corridor etmarchons d’un pas vif,mais silencieux. La porte qui

donnesurlescellulesestferméeetjelèvelebraspourtâtonnerlereborddel’encadrement.Jen’ytrouvepaslaclé.Jebalaieleboisdesdoigts,lepoulsplusrapideàchaqueseconde.

—Laclén’yestpas.—Attends,jevaischercher,meditBishop.Ileffleurelechambranleet,presquearrivéaucoin,faitglisserunecléquitombeàterreavantque

je n’arrive à la rattraper. Le sonmétallique qu’elle produit résonne comme une détonation àmesoreillesetjem’accroupispourlachercheràtâtons,affolée.

—Ilyaquelqu’un,memurmureBishop.Je relève la têted’un coup–despas s’approchentde l’autre côtédubattant.Bishopm’entraîne

danslecouloir,mefaitfranchirlapremièreporteouverteetnousécrasecontrelemur.Iln’apasletempsde fermer, car les bruits de pas arrivent déjà dans le couloir que nous venons de quitter. Jeplaque mon visage contre l’épaule de Bishop, dans l’espoir d’étouffer ma respiration angoissée.Bishoppasselamainsurmanuque,cequimecalmeunpeu.

Pétrifiée de terreur, je ferme les yeux en entendant les pas juste à côté de notre cachette. Sil’employé du tribunal regarde derrière lui, dans la pièce, tout est fini.Mais le claquement de seschaussuressurlecarrelagenes’arrêtepas.Ils’éloigneetj’expiretantbienquemal.Jesenslecœur

deBishopbattreàtoutrompreàtraversl’épaisseurdenosdeuxmanteaux,etmamainautourdesonpoignetnepeuts’arrêterdetrembler.

—Jevienssansdoutedefaireunecrisecardiaque,mechuchoteBishop.J’étouffeunriredanssoncou.Unrirenerveux,certes,maisquifaitquandmêmedubien.Presque

autantqued’avoirBishopcolléàmoi.Cesderniersjours,nousavonsàpeineeuletempsdeparler,etencoremoinsdenoustoucher.

Ilsedétachelentementdemoi.—Tuvasbien?Tuaslaclé?Je lève mon poing serré, où la pièce de métal palpite. Cette fois, nous n’hésitons pas : nous

retournonsensilencedanslecouloir,ouvronslaportequimèneauxcellulesetpoursuivonsd’unpaspressé.Commeme l’apromisVictoria,Calliese trouvedans lapremière–celleque j’aioccupée,séparéedesautresprisonniers.Ellen’estpasrouléeenboulesurlacouchette,commejel’étais,maisassiseparterre,adosséeaumurdeparpaing,etmêmelatêtebaisséeetlesyeuxfermés,elleafficheune expressiondéterminée.Ellen’apas abandonné.À savue, je suis submergéeparunevaguedecolère,mais je n’ai pas le temps de laisser libre cours àmes émotions. Les reproches et les crisattendrontquenoussoyonstoushorsdedanger.

Je l’appelle et elle relève ses yeux sombres, qui passent lentement de moi à Bishop, avant dereveniràmoi.

—Ivy?Elle n’a l’air ni surprise, ni abattue. Malgré le temps passé enfermée dans cette cellule, la

consciencedesamortimminente,elleparaîtaussiférocequetoujours.Jem’avanceetj’attrapelesbarreaux.—C’estmoi.Dépêche-toi,onvatefairesortird’ici.Callieneperdpas son tempsenquestionset, sanshésiter, se lèved’unbond. Jedéverrouille la

porte de la cellule, que j’ouvre en grand.Callie s’arrête un instant sur le seuil, les yeux rivés surBishop.

—Alorscommeça,tuasacceptédevenirmesauver?Bishopladévisaged’unregardcalme,maissestraitssedurcissentquandilrépond:—Remercietasœur.Siçanetenaitqu’àmoi,onneseraitpaslà.C’est la première fois que Bishop désapprouve ouvertementmon projet. Ou dumoinsme fait

comprendreques’ilavaiteuàdéciderseul,ilneseraitpasvenu.Aulieudememettreenrogne,sonaveum’emplitdegratitude:ilestpasséoutresacolèrecontremasœurpourm’aider,mêmes’iln’estpasd’accordavecmoi.

Ilsedétourneetjelesuis,Calliesurlestalons.Par-dessusmonépaule,jelanceàmonaînée:—Onsortparderrière,suis-moi.—O.K.,dit-elle.Netraînonspas.Lakyrielledequestionsque j’ai à luiposer, surnotrepèreet cequi sepasseàWestfall,devra

attendre.Bishopapresqueatteintlaportequidonnesurlecouloirdetoutàl’heure,lorsquejeperçoisunmouvement brusque derrièremoi.Avant que je ne puisse réagir, je suis projetée en avant et jetombe surBishop. Il neme faut qu’une secondepour comprendrequeCallie vient demepousser,maiscetinstantluisuffit:ellerefermelamainsurlepistoletaccrochéàmatailleets’enempare.

Chapitre18

Bishop et moi faisons volte-face, sa main sur mon bras – il vient de m’agripper pour nousempêcherdetombertouslesdeuxàlarenverse.

—Callie…L’airquej’inspiremesembletoutàcoupglacé.Nonseulementj’aipeur…maisjecomprendsce

quisepasse.—Qu’est-cequetufais?Immobile,leregardfixe,masœurpointel’armesurBishop.—Lesmainsderrièrelatête!lance-t-elled’unevoixdure.—Callie…J’esquisseunpasverselle,mais,sansquitterBishopdesyeux,elleordonne:—Nebougepas,Ivy,oujel’abatstoutdesuite.Jemefige,aupointd’avoirl’impressionquemêmemoncœurnebatplus.Lentement,Bishopobéitàsasommation.—Àgenoux,poursuitCallie.—Non…(Monrefussonnecommeungémissement.)Non!Mesdoigtstrouventlepoignardàmaceintureetjelesors,lesdoigtsmoitessurlemanche.Callie

a beau avoir remarquémonmouvement, elle ne fait aucun commentaire.Elle n’est pas assez prèspourquejemejettesurelle,etnemeconsidèredoncpascommeunemenace.Mêmesijemetrouvaisàsescôtés,ellenemecraindraitsansdoutepas.Lapeurestuneréactionacquise,et jen’ai jamaisfourniàmasœurlamoindreraisondemecraindre.

Bishop se met à genoux, le regard toujours rivé à celui de Callie. Son expression estimpénétrable,maissesépaulescrispéesmedisenttoutelatensionquil’habite,etjesaisqu’iln’attendqu’uneoccasionpouragir.

—Qu’est-cequetufais?Onestvenust’aider.Pourlapremièrefoisdepuisqu’elleasaisimonarme,Calliemeregarde.—Jefaiscequetun’aspasétécapabledefaire.Cequetun’aspasvoulufaire.Tucroyaisqueça

allaits’arrêter,Ivy?Tupensaisvraimentchangerlecoursdeschoses?Depuisledébut,c’estainsiquetoutdoitseterminer.Ilvamourir,d’unefaçonoud’uneautre.

—Tun’espasobligéede faireça.Onn’apasàobéir auxordresdepapa,plusmaintenant.Tupeux effectuer un autre choix, Callie. Être quelqu’un d’autre. (Je répète ce que m’a un jour ditBishop.)Noussommeslesseulsàdéterminerlapersonnequenousdevenons.

Ellesecouelatête,lesyeuxdenouveaubraquéssurBishop.—Rienàvoiravecpapa.C’estcequemoi,jeveuxfaire.J’ignore si elle dit la vérité ou si une vie entière passée à écouter les sermons demon père a

modifiésapersonnalitéà jamais.Toujoursest-ilque jenevaispas la regarderabattreBishopsansagir.

—Jenecomptepastelaisserletuer,Callie.J’ail’impressionquelepoignarddansmamainpèseunetonne,commes’ilportaitdéjàlepoids

decequejem’apprêteàfaire.—Maissi,répond-elle.Parcequetun’asaucunmoyendem’enempêcher.(Ellemetoise,dela

têteauxpieds,unelueurprochedelahainedansleregard.)Jenecomprendstoujourspaspourquoisavie t’importe.Est-cequ’il t’aracontéqu’il t’aimait?Quevousétiezfaits l’unpour l’autre?Etcesmots doux t’ont suffi… Ma pauvre Ivy, tu es si prévisible ! (Elle aboie un rire.) Tu pensaissérieusementqu’onallaittoussortird’icipourallervivreheureuxpourtoujoursdel’autrecôtédelabarrière?

—Non,jenel’aijamaiscru.Callieresserresamainsurlepistoletetlamienneseraiditsurlemanchedemonpoignard.—S’ilteplaît,Callie.Jet’ensupplie,nefaispasça.— Non mais je rêve ! Tu me supplies de lui laisser la vie sauve ? crache-t-elle d’une voix

méprisante.—Cen’estpaspoursaviequejet’implore.C’estpourlatienne.UnéclairdedoutetraverselesyeuxdeCallie,uneminusculeonced’hésitation,etj’espèrequ’elle

suffira à lui faire changer d’avis et abaisser le pistolet.Mais elle braque à nouveau le regard surBishopetsesprunellesrecouvrenttouteleurfroideur.

—Etmaintenant,tun’espascenséintervenirettesacrifiernoblement?Luidiredenepasmetuerpourtesauver?Danslescontesdefées,c’estainsiqueçasepasse,non?Leprincetombesursonépée.

Bishopnerépondpasetsecontentedetournerlevisageversmoi.NousnousfixonsensilenceetmonintimeconvictionmesoufflequeCallieatort.Cen’estpascequ’ilmedira.Nousn’ensommesplus là, tous les deux. Il sait, comme personne ne comprendra jamais, jusqu’à quel point noussommesprêtsàaller l’unpourl’autre.Quelsquesoient lesmotsprononcésoutus, ilsaitquesi jedoistuermasœurpourqu’ilresteenvie,alorsjen’hésiteraipas.IlseretournedoncversCallieetluilance:

—Tu l’as toujours sous-estimée.Depuis sa naissance, tu commets cette erreur. Et tu t’obstinesencoremaintenant.

—Ferme-la!s’écrieCallie.Tunesaisriendemoi…Tafamilleettoi,vousnousaveztoutpris!Etmaintenant,jevaistoutvousprendre.(Ellemejetteuncoupd’œil.)Peut-êtrequ’unefoisqu’ilneserapluslà,tutesouviendrasdecequicomptevraiment.

Elle place son doigt sur la détente, et je n’ai même pas à réfléchir. C’est le silence complet,commesiunebombevenaitd’exploseretm’avaitassourdie.MavisionsefocalisesurlapoitrinedeCallie, lepointvulnérableaucreuxdesacage thoraciquedontm’aparléAsh. Je lève lebraset jelancelecouteau,d’ungestepuissantetprécis.Jen’aipasàsouhaiterqu’ilatteignesacible,carjesaisdéjàqu’illatrouvera.Lessonsmereviennentd’uncoupaumomentoùlepoignards’enfoncedanslecorpsdemasœuravecunbruitmouillé.Elle inspireàgrand-peineet trébucheenavant, lepistolettoujoursserrédanslamain.Bishopserelèveavantquejen’aieeuletempsderéagiretl’arrachedesesdoigtsflasques.Ellenetentepasdeleluireprendremaissecontentederegarderlemanchedupoignardquidépassedesapoitrine,puismoi.Elles’effondreàgenoux,etensuitedecôté,avecungrognementguttural.

—Callie!Jedérapesurlesolpourlarejoindreetj’atterrisrudementsurlesgenoux,maisjesensàpeinele

contactducarrelagefroid.—Callie…Elleroulesurledosetmefixe,lamaintoujoursposéesurlemanchedupoignard.Avantqueje

nepuisse l’arrêter,elledécouvre lesdents, les lèvrespâleset tremblantes,etarrache la lamedesapoitrinepourlalaissertomberàterre.C’estlàquelaréalitémefrappe:l’odeurdusangquicouleàflotsdesaplaiebéante,lesonduliquide,plusnoirquerouge,quis’échappedesoncorps…Cen’estpas la couleur de celui qu’on voit quand on s’écorche le genou ou qu’on se fait une blessuresuperficielle.C’estlesangdelafin.

—Oh,Callie,pardonne-moi…Ellemetunmomentàtrouversonsoufflepourparler,etelleneparvientàproduirequ’unfiletde

voix.J’entendsl’airquisiffledanssapoitrine.— J’aurais dû savoir… J’aurais dû savoir que tu choisirais un Lattimer plutôt que ta propre

famille.Jeprendssamainsanglantedanslamienne,maisellesedégageavecuneforcesurprenante.—Tuescommemaman,dit-elle,leslarmesauxyeux.Onétaitsiprès…(Elleaspiredel’airau

prixd’uneffortconsidérablequisoulèvesapoitrine.)Toutauraitdûêtreànous.—Callie…Jeluireprendslamain,etellelaretireencore.Àmatroisièmetentative,cependant,ellelalaisse

danslamienne.Jenemeracontepasqu’ils’agitd’unsignedepardonoud’amour.Simplement,ellen’aplus l’énergiede résister.Sesyeuxse fermentet sapoitrinese soulèvesi lentementque j’ai letempsdecompterjusqu’àdixentrechaquemouvement.Chaquefois,jepensequecesouffleseraledernier.Dessanglotsm’échappent,mais jeneversepasunelarme.Jenesuisplusqu’unecoquille,desséchéejusqu’àl’os.Bishopvients’asseoirderrièremoi,sonflanccontremondos.

—Ivy,murmure-t-il,lavoixlourdedechagrin.Ilposelatêtecontremonomoplateetm’entourelatailledesesbras.—Tuterappelles?dis-jeàCallie.Tuterappellesquandj’étaispetite,etqu’onconstruisaitdes

châteaux forts dans ta chambre ? On s’y cachait, tu me racontais des histoires de fantômes… etparfois…(Jem’efforcedecontrôlermarespiration.)Tumetressaislescheveux.J’aitoujoursaiméça.(Jeluiprendslamain,quejeposesurmoncœur.)J’auraisvouluqu’ons’aimeplus,Callie.Qu’onapprennecommentfaire.

Masœurneréagitpas,n’ouvrepaslesyeuxetnerépondpasàlapressiondemamain.Sonvisageest maintenant d’une pâleur de cire, ses paupières sombres se détachent sur sa peau blanche. Sapoitrinesesoulève.Serétracte.Sesoulève.Serétracte.Nesesoulèveplus.

JetienslamaindeCallieetBishopmetient,moi.Danslelourdsilencesépulcral,jenesuispasseule.

Chapitre19

D’unpaschancelant,jesuisBishop,dontlamainautourdelamienneesttoutcequimemaintientdebout.Ilpousselaportedederrière,etjesorsdutribunalderrièrelui.L’airfroidquimefrappelevisagemerappellequecequejesuisentraindevivreestbienréel.

Jeviensdetuermasœur.Sonsangestencoreincrustédansleslignesdemespaumes.J’entendsencorelesifflementdesespoumonsdéfaillants.

Jesensquelquechosedemouillémeheurterlajoue,etjesursaute.Delaneige.Degrosfloconsvaporeuxtombentducielgrisardoise.Jelèvelatêtepourqu’ilsrafraîchissentmapeaufiévreuse.S’ilneigeassez,peut-êtreparviendrai-jeàcroirequejepleure,àsemblercapabledeverserunelarmesurlamortdemasœur.

—Ivy,meditBishopd’unevoixdouce.Jemetslongtempsàmetournerverslui.Toutprèsdemoi,ilmecouveduregard.—Tu crois que je l’ai fait exprès ? dis-je d’une voix aussi râpeuse que du papier de verre. Je

voulaislatuer,àtonavis?Ceseraitdanscetteintentionquejesuisrevenue?Jemerappellecombienj’aidétestéCallie,cejour-là,autribunal,commej’aieuenviedel’étriper.

Commej’aisouhaitéqu’ellemeure.Dupouce,Bishopchasseunflocondemalèvre.—Jenesaispas, répond-ilenfin. Iln’yaque toiquipuisses répondreàcettequestion.Mais tu

n’espasunetueusedesang-froid,ça,j’ensuissûr.Siellet’avaitoffertuneportedesortie,situavaiseulechoix,tul’auraisépargnée.

Oùque soitCallie désormais, je l’imagine rire etme traiter de la pire des hypocrites – et elleaurait raison.En fin de compte, je suis capable de tuer. Je peux vivre avec du sang sur lesmains.Simplement,jenepeuxpassupporterqu’ils’agissedeceluideBishop.Jenesaispasquoifairedemacarcasse:jesuispartagéeentrel’enviedemerepliersurmoi-mêmeetcelledem’élancerenavant,defrapperetdedétruire toutcequise trouveàmaportée. J’ouvre labouche,mais iln’ensortqu’unfaiblegémissement.Etsimesyeuxpiquent,c’estjusteparcequ’ilssontsecs,pashumidesdelarmes.Bishops’avance,m’attirecontreson torseet j’enfonce levisageaucreuxdesoncou.Jeserresonmanteaudansmonpoing jusqu’àenavoirmal et jemedisquenouspourrionspeut-être rester icipour toujours, immobiles, hors de danger…Dans ce cas, peut-être trouverai-je une façon d’allermieux?

Maislemondenefonctionnepasainsi,commejel’apprends.Aucontraire,ilvousdonneàpeineletempsdereprendrevotresouffle.Pourpreuve:Bishopseraiditets’écarteuntoutpetitpeudemoi.

—OùsontCalebetAsh?demande-t-il.Jemeretourneenunéclairetjebalaieduregardlebosquetoùilsdevaientnousattendre.Pasle

moindresignedeleurprésence.—Aucuneidée.Derrière nous, la porte du palais de justice s’ouvre avec fracas et je fais à nouveau volte-face.

Bishopseplacedevantmoi,lamaindéjàdansledospourattrapersacarabine.—Cen’estquemoi!nousrassureVictoria,lesmainsàmoitiélevées,avantdenousregardertour

àtour.OùestCallie?—Ellen’apas…Ellen’apassurvécu,expliqueBishop.—Jesuisdésolée,dis-je.Elle…—Elleaessayédemetuer,medevanceBishop.(Cen’estpasexactementunmensonge,maisil

déformequelquepeulavéritépourassumerlaresponsabilitédecequis’estproduitdanslecouloir.)Jesuisdésolé,Victoria.Tuvasdevoirfournirdesexplications.

Ellerejettesesexcusesd’unreversdelamain.—Cen’estpascequim’inquiètepourl’instant,etvousnedevriezpasvousensouciernonplus.

Tonpère…—Quesepasse-t-il?s’inquièteBishop,quis’avanced’unpas.Victoriacroisemonregardderrièrel’épauledeBishopetprécise:—Vosdeuxpères,enfait.—Qu’ya-t-il?Explique-nous!Maiselleignoremaquestionetrépondàlaplace:—Allez-ytoutdesuite.Cheztoi,indique-t-elleàBishop.Voyezsivouspouvezl’empêcher.Jeme

chargedecequisepasseici.—JecroyaisquelamaisonduprésidentLattimeravaitbrûlé,dis-je.Je n’y comprends plus rien. J’ai envie dem’allonger dans la neige et deme réveiller dans un

mondeoùaujourd’huin’auraitjamaisexisté.—Justeunepartie,répondVictoria,impatiente.LesparentsdeBishopysontretournéspourvoir

s’ilspouvaientrécupérerdesaffaires.(Desdeuxmains,ellenousfaitsignedepartir.)Allez-y,filez!Bishopest déjà en route, etmême si je le suis, unevoixdansma têtemehurlede fuir dans la

direction opposée. De trouver la barrière et de l’escalader. Des mains écorchées par les barbelésserontmoinsdouloureusesquecequinousattendlà-bas.MaisBishopmetendlebrasetplutôtquedeletirerenarrière,jecoursàcôtédelui.

Dans les rues tout à l’heure presquedésertes, affluent de plus enplus d’habitants, qui semblenttoussedirigerverslemêmeendroitquenous.Quelques-unsnousinterpellentquandnousfendonslafoule,maispersonnenetentedenousarrêter.Detouteévidence,allervoircequisepasseentrenosdeuxpèresestbienplusimportantquerévéleràtousquejesuisrevenueàWestfall.Àceconstat,monanxiétémonted’uncran.Jem’interrogeàvoixhaute:

—Tucroisquec’estlàquesetrouventCalebetAsh?Ilsauronteuventdugrabugeetserontallésauxnouvelles?

—Peut-être,m’accordeBishopd’unairsombre.La maison des Lattimer tient toujours debout, bien que la moitié ne soit plus qu’une ruine

carboniséedontlesgravatsirréguliersdebriquesreçoiventlaneigesurleursurfacerougesang.Lesbadauds se pressent contre la grille de fer forgé qui entoure la pelouse. J’aperçois deux ou troispoliciers,maisilsrestentplantéssurletrottoiretéchangentdesregardsperplexessansagir,commedansl’attented’instructions.

Bishopetmoitrouvonsunepetite trouéeauseindelafouleetnousmettonsàjouerdescoudespourapercevoirlamaison.J’entendssoninspirationétrangléeavantquemoncerveaun’assimilece

que voientmes yeux. Sur le perron encore intact, mon père, d’unemain ferme, tient le présidentLattimerparlanuqueet,del’autre,presselecanond’unpistoletcontresatempe.ErinLattimerestagenouilléesurlesmarches.J’entendsletonsuppliantdesavoixsansparveniràdistinguercequ’elledit.

Avantmêmederéfléchir,jehurle:—Papa!Monpèrerelèveaussitôtlatêteetparcourtduregardlesvisagesalignésderrièrelagrillejusqu’à

metrouver.—Ivy?crie-t-il.—C’estmoi!Jet’enprie,papa,arrête!Jenesaispascequetucomptesfaire,maisarrête.—IlstiennentCallie!Ilsvontlatuer.—Non,ditBishopbienfort,cequiattirel’attentiondemonpère.Onl’afaitsortir.(Ilmepresse

l’avant-bras.)Onvavenirvousrejoindre,justeIvyetmoi.Vousêtesd’accord?MonpèrehésiteetleprésidentLattimergrimace.—Jelaissemonarmedansl’allée,crieBishop.Onarrive.Allez,Ivy!Allez!Aumoment où nous atteignons le portail, deuxpoliciers se précipitent vers nous,maisBishop

pointesacarabinesureux.—Halte!lance-t-ild’unevoixforte.Reculeztoutdesuite!Si les deuxhommes étaient plus entraînés et possédaient unemeilleure expérience des armes à

feu,Bishopnesuffiraitsansdoutepasàlesarrêter,maisl’aisancenaturelleaveclaquelleil tient lefusil,conjuguéeàlafermetédesonton,lespoussetouslesdeuxàobéiràsonordre.

J’entredanslapropriétédesLattimeret jem’élanceversmonpère.J’entendslespasdeBishopderrièremoietunrapidecoupd’œilpar-dessusmonépaulemeconfirmequ’ilposesacarabinedansl’allée,commepromis.NousatteignonslebasdesmarchesduperronàpeuprèsaumêmemomentetErinsejettedanslesbrasdesonfils.

—Bishop!s’écrie-t-elle.Ellealestraitschiffonnésd’avoirpleuréetlescheveuxenbataille.L’undesespiedsestnuetc’est

àcedétailincongruquejem’attache:oùa-t-elleperdusachaussure?Elledoitmourirdefroid.—N’approchepas!aboiemonpère,dontlavoixmeramèneàlaréalité.Jem’arrêtesurlapremièremarche,lamainposéesurlarampedemétalglacé.—Lâche-le,papa.—Ivy,soupiremonpère,adouci.Tuesenvie.Tueslà…Lescernessombressoussesyeuxetsabarbenaissantelerendentpresqueméconnaissable.—Jesuislà,papa.Jesuisrevenue.Maistudoislelâcher.—Jenepeuxpas.Sestraitssedéforment,maispassousl’effetdelarage,plutôtàcaused’unimmensechagrinqui

m’atteintdroitaucœur.Enunéclair,toutelacolèrequej’ainourriecontreluis’évanouit.Ellen’apassaplaceici,ellenemeserad’aucuneaide.

—Papa,s’ilteplaît…—Ilfaittuerdesgens.Ceuxquiontprotestéaprèsl’arrestationdeCallieontétéemprisonnés,tu

lesavais?demandemonpère.—Non,maiscen’estpasuneraisonsuffisantepourl’abattre.Enunautretemps,peut-êtreaurait-ceétélecas…maisplusaujourd’hui.Désormais,iln’estpas

justeleprésidentLattimer,ilestavanttoutlepèredeBishop.—Biensûrquesi,rétorquemonpère.C’estuneraisonplusquesuffisante.—Cen’estpaspourcetteraisonquevousêteslà,déclared’untontranquilleleprésidentLattimer,

mefaisantsursauter.(J’avaispresqueoubliéqu’ilétaitdouédeparoletantj’étaisconcentréesurmon

pèreetlepistoletdanssamain.)Aieaumoinsl’honnêtetédelereconnaître,Justin.—BonDieu,Matthew!s’exclameErin.Tucroisvraimentquec’estlemomentdeleprovoquer?Sonmariluiadresseunregardpleind’excuse,avantdepoursuivre:—Westfall ou ma façon de gouverner n’a jamais été le problème. Pas pour toi, Justin. Ça a

toujoursétéGrace.Leprénomdemamère semble aspirer l’air du ciel commeun souffle retenu, commedans les

quelquessecondesquiprécèdentl’explosiond’unebombe.—Commentoses-tuprononcersonnomdevantmoi?crachemonpère.Tun’asaucundroit!—Aucontraire!s’indigneleprésidentLattimer.Jel’aimais,toutcommetoi.—Tul’asabandonnée!Tul’astuée!rugitmonpère.Lesyeuxsoudain fous, ilpresse sonarmesi fort sur la tempeduprésidentque jevois lapeau

autourducanonvireraublanc.Derrièremoi,Erinpousseungémissement.Tenterderaisonnermonpère sur la cause de lamort demamère ne servirait à rien. J’ai déjà essayé une fois, sans aucunrésultat.Alors,d’unevoixquej’espèrelapluscalmepossible,lesmainstremblantes,jesouffle:

—Çan’aplusd’importance…C’étaitilyalongtemps.Ellen’estpluslà,papa,etellen’auraitpasvoulu ça. (Je prends une profonde inspiration et je pose les yeux sur le président Lattimer.) Ellel’aimait.Plusquetout.

Plusquenoustous,àvraidire,maisjen’osepasprononcercesmotsàvoixhaute.—Oui,confirmemonpère.Ellel’aimait,etill’atrahie.Illuiabrisélecœuretenaépouséune

autrecommesiderienn’était.—C’estfaux!protesteleprésidentLattimer.Tucroisquec’étaitfacilepourmoi?Laregarder

t’épouser,avoirdesenfantsdetoi?Tupensesmedirequelquechosequejenemesuispasrépétédesmilliersde fois?Tucroisqueceque tumeferaspourraêtrepireque le jouroù je l’ai retrouvéemortedansmonjardin?

Son ton est si déchirant que j’ai envie de regarder ailleurs, comme si j’assistais à unmomentd’intimitéentremamèreetlui.

Les larmesqui coulent àprésent le longdes jouesdemonpère fontnaîtredes refletsdans sesyeux bruns.Maintenant couronné de blanc par la neige, il ressemble à un fou. Il semble brisé etj’ignorecommentyremédier.IlaquelquepeurelâchélapressionsurlatempedeLattimer,maisjenesuispasdupe.Jeconnaismonpèreetlaforcedesahaine.

— Ça n’y changera rien, dis-je. Notre famille ne va pas s’emparer du pouvoir. Le rêve estterminé, papa. En revanche, on peut partir d’ici et se construire une vie à l’extérieur deWestfall.Prendreunnouveaudépart.

C’est mon secret espoir depuis le moment où j’ai décidé de retourner àWestfall, mais en cetinstant,cesmotsprononcésàvoixhautesemblentridicules,futilesenregarddesdouleurspassées.

Monpèresecouelatête.—Non.Jamaisjenepartirai.Lecœurserré,jelesupplie:—Situasjamaiseudel’affectionpourmoi,papa,mêmeuntoutpetitpeu,laisse-le,jet’enprie.—Bien sûr que j’ai de l’affection pour toi, Ivy !Bien sûr, répètemon père, dont le visage se

décompose.Jet’aime.Tuesmafille.Jesouhaitaistantdechosespourtoi,pournoustous…Voilà exactement les mots que j’ai eu besoin d’entendre, de croire, pendant si longtemps.

Seulement,ilsarriventtroptard.Ilsnesuffirontpas,niàl’unniàl’autre.—Alors,baissetonarme,papa.Letuerneseraitquevengeance,pasjustice.Ilmedévisageunlongmomentetjedoislutterpoursoutenirsonregard,puisilseretournevers

leprésidentLattimeretnotrebreféchangeestenvolé.—Danscecas,ilméritemavengeance,décrète-t-il.

Il pousseLattimer en avant et pointe lepistolet à l’arrièrede soncrâne.LepèredeBishopmeregarde,uneombredesouriresurleslèvres.Plusquerésignéàmourir,ilsemblemêmeacceptersondestin.

—Tamèreserait trèsfièredetoi,Ivy.(Puis il tournedesyeuxbrillantsd’amourverssonfils.)Toutcommejesuistrèsfierdetoi.

—Papa…Bishopn’arrivepasàpoursuivre.—Jesuistrèsheureuxquevousvoussoyeztrouvéstouslesdeux,continueleprésidentLattimer.

Graceleseraitaussi,j’ensuisconvaincu.(Ils’adresseensuiteàErin.)Etjesuisnavréquetuaiesdûvivredanssonombre.Cen’étaitpasjusteenverstoietjen’aipasétéunmariàlahauteur.

—Ne t’en fais pas,Matthew, dit Erin d’une voix entrecoupée de sanglots. Je sais que tum’asaiméedumieuxquetulepouvais.

—Retournez-vous,ordonnemonpère.—Nefaispasça!Mavoixestétoufféeparlevent,parlaforceduchagrinetdelaragedemonpère.Latêtehaute,leprésidentLattimerluifaitface.—Jel’aitoujoursaimée,déclare-t-ild’unevoixquinetremblepas.—Pasassez.Pasautantquemoi,répondmonpère.Etilappuiesurladétente.LefrontduprésidentLattimerexploseenfragmentsdesangetd’os.Laseconded’avant,ilétaitun

hommevivant,marietpère,gardienducœurdemamère,maisàprésentilgîtàterre,sansvie,déjàparti.

—Non!hurleBishop.Jegravislesmarchessurdesjambesflageolantespuisjem’arrêtenet:monpèreatoujoursson

pistoletàlamain,etendirigelecanonversBishop.Jetentedem’interposer,maisjesuisbientroplente,lechocm’acommeengourdie,mesdoigtsglissentsurlarampegelée…

Àcemoment,unsifflementretentit–lesonm’estfamiliermaismoncerveau,quifonctionneauralenti,neparvientpasàl’identifier.Uncarreaud’arbalèteatteintmonpèreàlagorgeetilbasculeenarrière,levisageetletorsedéjàinondésdesang.Ils’affaissecontrelafaçadedelamaison,laissantunetraînéesombreetrépugnantesurlesbriques.

Toute sensation m’a quittée, j’ai l’impression d’observer la scène depuis l’extérieur de moncorps.Jetournelatêteetj’aperçoisCalebsurlapelouse,arbalèteàlamain.Ashsetientàcôtédelui,levisagebaignédelarmes.JepivotepourvoirErinavancerdanslaneigeensanglantéeverslecorpsduprésidentLattimer,étendufacecontreterre.Elleenfouitlevisagecontreletorsedesonmarietseshurlementsperçants résonnentdans l’air, commeautantde lamesquiviendraientme transpercer lecerveau. J’ai envie deme couvrir les oreilles,mais je ne trouve pas la force de lever les bras. JeregardeBishop,dontlapâleuretlesyeuxagrandisparl’horreursontsansdoutelerefletdesmiens.Ils’effondresurlaplushautemarche,levisageentrelesmains.

Jepensaisnepascroireaudestin,maispeut-êtrequeledestin,lui,sefichebiendecequ’oncroit.À cet instant précis, cette fin atrocem’apparaît inévitable. J’ai eubeaumedémener pour éviter cecarnage,ilaquandmêmeeulieu.N’a-t-ilpasétéenclenchéilyadesannées?Quanddeuxenfantssont tombésamoureux l’unde l’autremalgré les règlesqui le leur interdisaient.Quandmamèreanouéunecordeàl’unedesbranchesd’unchêneetl’aresserréeautourdesoncou.

LesangdemonpèresemêleàceluiduprésidentLattimer, s’écouleenpetits ruisseauxdans laneiged’uneblancheurimmaculéequitombetoujours,jusqu’àformerunerivièreunique.Impossiblededifférencier le sangWestfallduLattimer. Je suis aussigeléeque l’air, incapabled’avancerversmonpère,peudésireusederisquerdetendrelamainversBishoppourlevoirmerejeter.Alorsje

restesurplace,lesmainscrispéessurlarampe,àregarderlesfloconstomber,àregarderlaneigesetransformerenglaceécarlatesurlescorpsdenospères.

Chapitre20

J’entendslecrid’uncorbeauquinoussurvole,lesouffleduventdanslesbrancheschargéesdeneige,maislesautressonsrestentdistants.Jeneparvienspasàdémêlercequeditlegroupeserrédepoliciersquiavancentdansl’allée,enpleinediscussion,etn’aimêmepasenviedeprendrelapeined’essayer.Lorsquelepremierarriveàmahauteur, ilmesaisit lesbraset tiremesmainsdansmondossansménagement.Jen’opposeaucunerésistance,indifférenteàcequim’attendàprésent.

—Lâchez-la.Cesont lespremiersmotsdeBishopàatteindremesoreillesdepuisquenospèressont tombés.

Toujoursassissurlesmarches,ilparaîtvidédetouteénergie.Mêmesavoixn’aplusaucuneforce.L’un des policiers, monté sur le perron, s’efforce de détacherMme Lattimer du corps de son

mari,sanslabrusquer.— Madame Lattimer, que voulez-vous qu’on fasse d’elle ? Ivy Westfall, précise-t-il en me

désignant.Erinneserelèvepasetsecontentedetournerlatête.Dusangmaculesajoue.Lechagrinlafait

paraîtretrèsjeune,perdueetseule.—Quefait-ond’elle?répètelepolicier.Tout un kaléidoscope d’émotions défile sur le visage d’Erin : douleur, peine, colère, dégoût,

épuisement.Jenepeuxdevinerlaquellevaprendreledessus.Bishopdoitpercevoirlamêmechosequemoicar,avantquesamèrenepuisserépondre, ilserelèveens’agrippantà larampedesdeuxmains.

—Maman,jetejure…commence-t-ild’unevoixtendue.Aprèstoutça…(Ildésignelescadavressurleperrond’ungrandgestedubras.)Situnefaispaslebonchoix…

Ilsebatpourmoi,maistoujourssansmeregarder.Moncœurtambourinedouloureusementdansmapoitrine.

Erinseredresseunpeuausondelavoixdesonfilsettournelatêteverslui.Àprésent,elledoitdésirersavengeanceàelle.Commentenserait-ilautrement?En tantquedernièresurvivantede lafamilleWestfall, je suis la seulepersonne sur laquelleellepuisse l’exercer.Bishopgarde lesyeuxrivéssursamère,lamâchoireserréeetlapoitrinesoulevéedesanglotsqu’iltente,jelesens,denepastransformerenlarmes.Pasici,devantunefouled’inconnus.

—Nelui faitesrien, finitpardéclarerErinLattimer.Laissez-lapartir,commel’asuggérémonfils.Laissez…laissez-la.

Lepolicierme relâche,mais je reste immobile.Quelque part,me retrouver à l’intérieur d’unecelluleauraitétéunsoulagement.Jemeretourneverslagrille:leshabitantsamassésderrièren’ontpas bougé non plus. Certains pleurent, d’autres, regroupés en petits cercles, échangent descommentaires.Latensionquiplanaitilyaencorequelquesminutesestretombée,commesilechocde lamortduprésidentLattimer et demonpère avait chassé toute colère et laissé lesdeuxcampsvidésdetout,hormisl’incertitude.

Bishopdescendlesmarches.—Jeneveuxplusqu’ilyaitdeblessés.Ditesauxhabitantsderentrerchezeux,efforcez-vousde

ramenerlecalme,maissansavoirrecoursauxarmes.Nousdevonsapaiserlasituation,pasl’empirer.—Est-cevousleresponsable,maintenant?demandel’undespoliciers.Oualors,votremère?Personne ne semble remettre en cause l’idée qu’un Lattimer reprenne les rênes du pouvoir,

commetoujours.Par-dessus son épaule, Bishop jette un regard à sa mère, toujours penchée sur le corps du

président.— C’est moi. Pour l’instant. Mais je vais avoir besoin de l’aide de chacun. Transmettez le

message : que tout lemonde se rassemble àmidi, demain, à lamairie.Tous les habitants sont lesbienvenus.C’estensemblequenousdevonsréfléchiràlamanièredereconstruireWestfall.

Les policiers acquiescent, puis repartent disperser la foule.Bishop les suit sur quelquesmètresavantdetraverserlapelousepourallerretrouverCalebetAsh,quil’enlaceaussitôt.Bishopl’étreintenretour.Ilsrestentserrésl’uncontrel’autreunmoment,puisBishopsetourneversCalebetl’inviteàsejoindreàleurembrassade.

Je fais volte-face pour grimper les marches jusqu’au perron. Mon père a les yeux ouverts,sombresetdépourvusd’expression.J’aimeraisquequelqu’unlesluiferme.

—Ivy,chuchoteunevoixderrièremoi.Je sens soudain un poids en haut de mon dos. Un bras, sans doute… Trop difficile de se

concentrer.—Allez…Jesensunepressionsurmonépaule.Jecèdeetpermetsqu’onmeretourne.—Allez,répètedoucementAsh.—Où?Monpère…Ashcontinuedemeguideretjelasuis.—Quelquepartoùilferachaud,répond-elle.Ilsvonts’occuperdetonpère.(Unelarmecoulesur

sonvisage.J’aimeraisquecesoitsurlemien.)EtdeceluideBishopaussi.Net’inquiètepas.Les garçons marchent devant nous et l’arbalète de Caleb se balance dans son dos. Bishop a

ramassésacarabine,qu’ilaplacéesursonépaule,commeàsonhabitude.—Jen’en…Jen’enveuxpasàCaleb.Mêmemaboucheestanesthésiéeetmeslèvresontdumalàformerlesmotslesplussimples.—Jesais,ditAsh.Illesaitaussi.Jeneprêtepasattentionànotredestinationetaucheminquenousempruntonsavantdedéboucher

dansl’alléequimèneaupavillonqueBishopetmoipartagionsavantmonexpulsion.Jetrébuchesurletrottoir.

—Pourquoiici?demandé-je,assezfortpourqueBishopm’entende.Ils’arrêteetcroisemonregardpourlapremièrefoisdepuisquemonpèreaappuyésurladétente.

Impossibledesavoirs’ilmeregardevraimentoupas.—Parcequ’onn’apasd’autreendroitoùaller.Bishoptrouveledoubledelaclélàoùnousl’avionslaissé,cachésouslesmarchesduperron.Je

lesgravispourentrerdanslamaison,quidégageuneodeurderenfermé.Jerestefigéeaumilieudu

séjourpendantque tout lemonde sedéplaceautourdemoi.Unepairede chaussuresdeBishop setrouvedansuncoin,rappeldenotreanciennevie.

—Jevaisprendreunedouche,finis-jeparannoncer.Aucun d’entre eux neme répond. J’emprunte le petit couloir puis m’enferme dans la salle de

bains. Il n’y a pas d’eau chaude,mais jeme déshabille et entre quandmêmedans la douche, dansl’espoirquelefroidréveillemoncorps.Jemelavelescheveux,sansrincerleshampooingquimebrûle les yeux. Je frottemesmains avec acharnement jusqu’à avoir fait disparaître tout le sangdeCallie.Etpuisjelaissel’eaucoulersurmonvisage.

Quandj’émergedelacabine,jesuissecouéedefrissons.Jelaissemesvêtementscrasseuxentasparterreetjem’enrouledansuneserviette.J’entendslesvoixdeCalebetd’Ashdansleséjour:ilssont occupés à allumer un feu dans la cheminée. J’ouvre la porte de la salle de bains aussidiscrètementquepossible,medirigeverslachambreetmeglissenuesouslescouvertures.

Jetrembleencore,latêteposéesurunoreilleràprésenttrempéàcausedemescheveuxmouillés,quandAshentrequelquesminutesplustard.

—Coucou,medit-elled’unevoixdouce.Victorianousaapportédequoimanger.—Jen’aipasfaim.Ashleyremontelescouverturessurmoiets’assurequemesépaulesnuessontbienauchaud.—O.K.,dit-elle.Situasbesoindequelquechose,onestdanslesalon.—OùestBishop?J’ailesdentsquiclaquent,sansquejesachesic’estàcausedufroidouduchoc.—Jenesaispas,répondAshaprèsuncourtinstant.(Ellemeposeunemainsurlefront,comme

pourvérifierquejen’aipasdefièvre.)Maisilvarevenir.Jefermelesyeuxetjemedétourned’elle.

Jenedorspas.J’aisomnolé,l’espritenvahidesouvenirsdemonpère,d’imagesdeCallieetdudésirderevoirBishop.LesonétouffédesvoixdeCalebetd’Ashdansleséjours’estinterromputoutà l’heure, remplacépar les légers ronflementsdeCaleb.Bishopestde retour : je l’entendsdans lasalledebains.J’ai l’impressiond’être revenueenarrière,au tempsoùnousétionsmariet femme,quand je l’écoutais sepréparerpour la nuit.À l’époque, j’ai élaboréun tasde scénariospossiblespournotreavenir…maiscelui-cin’enajamaisfaitpartie.

Laportedelasalledebainss’ouvreetlespasdeBishops’arrêtentdevantlachambre.Jeretiensmonsouffle,quejerelâchedoucementàmesurequ’ilentreetrefermelaportederrièrelui.J’entendslefroissementdesesvêtements,puislelitsecreusequandils’allongeàcôtédemoi.Jerestesurledos,lesyeuxrivésauplafond,lesbraslelongducorps.Ilnem’adressepaslaparole,nemetouchepas. Le silence entre nous s’épaissit et devient écrasant, comme un poids sur ma poitrine.Heureusement, l’hébétudequi s’est abattue surmoi tout à l’heurene s’estpasentièrementdissipée.Sinon,ladouleurdecemomentpourraitbienmeterrasser,carj’aiatteintleslimitesdecequejepeuxendurer.J’aienviedeluitendrelamain,maiscequ’afaitmonpèresedresseentrenouscommeunemontagnequej’ignorecommentgravir.Commentpourrait-ilencorem’aimer?Commentpourrais-jeleluidemander?

—Bishop…Jeneparviensàprononcerquecechuchotementétranglé.Lescouverturesbougentetileffleure

mamaindelasienne,planeau-dessus,entrelacenosdoigts,puisserrefort.J’aspireunegouléed’airensanglotant,m’accrocheàsamaindetoutesmesforces.Leslarmesjaillissentdemesyeuxcommesielless’yétaientaccumuléestoutelajournée,dansl’attentedubonmomentpoursortir.

Ilsetournesurlecôtéetjel’imiteavantdenouerlesbrasautourdesoncoutandisqu’ilm’attirecontre lui. Contre ma joue, je sens son visage humide : il pleure aussi. Et lorsque nous nous

embrassons,noschagrinssemêlent,commelesangdenospèrestoutàl’heure.Bishopseplaceau-dessus de moi et ôte son T-shirt. Nos larmes ne cessent pas pendant que nous nous mouvonsensemble.Leplaisirdansmoncorpsetladouleurdansmoncœurfusionnentenunfaisceaulumineuxderrièremespaupières.J’enfoncelesdoigtsdanssondos,avecfièvre,tropfort…maisimpossibledelesdesserrer.Jedoism’assurerqu’ilestlà,chaud,vivantetavecmoi.

Aprèstoutcequis’estpassé,toujoursavecmoi.

Une fois nos larmes taries et nos respirations apaisées, nousnous faisons face, allongés sur lecôté.Lanuit est sombre, sans étoiles,mais le clairde lune,qui se reflète sur laneige fraîchementtombée, baigne la pièced’unhalo éthéré. J’ai les yeuxgonflés d’avoir pleuré, les lèvres à vif desbaisersdeBishop.

—J’ail’impressionquec’estmafaute,dis-je.Quemonretouratoutprovoqué.—Non,répond-il,unbraspassésousl’oreilleroùreposesatêteetl’autresurmataille.Çanese

seraitjamaisbienterminépournospères,Ivy.Quetutetrouvesiciouàdesmilliersdekilomètres.Ilspartageaientunpasséatroceetriendecequetuaspufaireounepasfaireyauraitchangéquelquechose.

—Maisc’estmonpèrequiatuéletien,murmuré-je.—Tun’espasresponsabledesactesdetonpère,toutcommejenesuispasresponsabledeceux

dumien.C’étaientdeshommesadultesquiontprisdesdécisions.—Maistonpèren’avaitrienfait!Cen’estpasluiquiaappuyésurladétente.—Ilavaitcommisd’autrescrimes,merappelleBishop.Quandjesuispartitoutàl’heure,jesuis

allé voir comment allaitmamère.On a parlé de ce qui s’était passé aprèsmon départ, et ce qu’araconté tonpèreétaitvrai.Lemien faisait exécuterdesopposants.Pasénormément. Ily enaqu’ilfaisaitjustearrêter,corrigerouexpulser–cequiestdéjàassezhorrible.Maisilaaussiordonnélamortdequelques-uns,pour fairepasser lemessage :quiconqueaiderait tonpère subirait lemêmesort. Il n’était pas entièrementmauvais, je le sais.Mais il amal agi. (Bishop écartemes cheveuxemmêlésdemajoue.)Donctonpèren’estpasleseulàblâmer,Ivy.Ilslesonttouslesdeux.

—Maisj’auraisvoulu…—Qu’aurais-tuvoulu?—MonpèreavaitdebonnesidéespourgouvernerWestfall.Jelecroisvraiment.Siseulementil

n’avaitpasétéaveugléparsahainepourletien,ilauraitsansdoutepuaccomplirdebelleschoses.—Eh bien, tant qu’on en est aux souhaits, j’aurais aimé quemon père retienne la leçon après

avoir perdu tamère.Même après tout ce qu’il avait vécu avec elle, il s’est obstiné dans ses idées.(Bishopmarqueunepause.)Ilsavaitmieuxquepersonnequepriverunindividudesonlibrearbitreétaituneerreur,maisçanel’apasarrêté.Iln’ajamaispureconnaîtrequ’onpouvaitgouvernerd’uneautrefaçon.

—Ilsenonttouslesdeuxeul’occasion,maisilsnel’ontpassaisie…—Iln’estpastroptard,tusais,ditBishop.PouraméliorerWestfall.—C’estcequetuvoudrais?Restericipourchangerleschoses?—Jenesaispas.Jen’arrivepasàmeprojeteraussiloin,soupireBishop.Pourl’instant,jesuis

exténué.Cesparolesprononcéesàvoixbassemefontprendreconsciencedemonpropreépuisement:j’ai

l’impressionquemoncorpspèseunetonne.Jemerapprochedeluietjeposelamainsursajoue.—Jesuisdésoléepourtonpère.Ileffleuremapaumedeseslèvres.—Etmoipourletien.(Ils’interrompt,puisreprend:)Jementiraisenprétendantêtredésolépour

Callie,maisjesuisnavréquecesoittoiquiaiesdûlatuer.Jesaisàquelpointçaaétédouloureux

pourtoi.Sonaveunememetpasencolère.Bishopestainsi,surtoutavecmoi:honnête.Aprèstouteune

viedemensonges,j’apprécielapiqûrecuisantedelavérité.—Même si jepouvais revenir en arrière, je ne changerais rien. Jene te laisseraispasmourir,

Bishop.Jamais.Ilm’embrasse,s’attardesurmeslèvres.—QuandtuasditàCalliequevousauriezpuvousaimerdavantage…—Oui?dis-jeenunmurmurecontreseslèvres.—Tuesdouéepouraimerlesautres,Ivy.Tuaimesavecpassion.Tuesbienmeilleurequetunele

crois.Leslarmesauxyeux,jesouffle:—C’estgrâceàtoi.C’esttoiquim’asappris.Bishopprendmamaintoujoursposéesursajouepourlaserrercontresontorse,sursoncœur.—Onsel’estapprisl’unàl’autre.

Chapitre21

Nous enterrons nos morts à l’aube. Les funérailles diffèrent d’avant la guerre : ni grandescérémonies,nicercueils,niparolesderéconfort.Peut-êtretoutescesfaçonsdemarquerledécèsd’unindividuont-ellesdisparulorsquelenombredemortsaatteintdessommets?Tenirdescérémoniesd’enterrementalorsqu’ily avaitplusdemortsquedevivantsdevenait ridicule.Aujourd’hui,nousdraponsnosdéfuntsdansunlinceuldecotontissémain,lesenfouissonsdansdesfossesanonymesetréservonsnotresalivepourlesvivants.

BishopetCalebsesont levésquandil faisaitencorenuitpourcreuser la tombeunique.C’est lecombledel’ironiequenospèressoiententerrésensemble,avecCallie.Maislaterregeléeetl’espacelimité nous empêchent de leur offrir trois sépultures séparées. Lors des hivers les plus rudes, lesfossescommunesaccueillentparfoisjusqu’àplusdevingtdépouilles.Aprèstout,ilssontmorts,alorsquelleimportance?Jemedisquec’estpeut-êtreladernièredemeurequ’ilsonttousméritée:ilssontcontraintsdesemêlerdanslamortcommepunitionpourlahaineetleressentimentdontilsn’ontpusedéfairedeleurvivant.

Bishopse trouveentreErinetmoietnous tient lamainà toutes lesdeux,pendantqu’AshleyetCalebdescendentlescorpsdanslafosse.Victoriaestprésenteaussi,maisc’esttout.LadépouilledeCallieestdéposéeendernierdans le trouetuneboucledecheveuxbrunss’échappedeson linceulpourflotterdanslabisefroidedumatin.

—Qu’ilsreposentenpaix,déclareBishopaumomentoùCalebetAshs’éloignentdelatombe,del’empilementd’osetdechairquiétaitauparavantlesêtresquenousaimions.

Erinpleureensilenceàcôtédesonfils,maismoi,j’aidenouveaulesyeuxsecs.Pourl’instant,dumoins. Le soleil levant darde de pâles rayons orangés à travers les arbres, où quelques oiseauxgazouillentsurdesbranchesdénudées.Lemondecontinuedetournersanssesoucierdenotredeuil,delaprofondeurdenotrepeine.Noussurvivronsàcemoment,àcettedouleur.Nouslesdépasserons.

—JevaisaiderCalebàcomblerlatombe,ditBishop.J’acquiesceetilmelâchelamain,ainsiquecelledesamère.Pendantqu’ils’éloigne,j’observe

Erin.Ellealescheveuxrassemblésenunequeue-de-chevallâcheetporteunpulldontjejureraisqu’ilappartenaitauprésidentLattimer:tropgrandpourelle,ildissimulepresquesesdoigts.Jenesaisqueluidire,nimêmesielleaccueilleraitdebongrélesondemavoix.

Je contemple sesyeux injectésde sang.Aucunedenousne s’excuse, n’offreni nedemandedepardon.Nousnenousaimeronsjamais,ils’estpassétropdechoses.Quandellemeregardera,elle

reverra toujours la destruction de sa famille. Quand je la regarderai, je me rappellerai toujoursqu’ellem’acondamnéeàunevieendehorsdeWestfall.

Cependant, nous sommes parvenues à une entente tacite, à plus oumoins reconnaître que nousappartenonsdésormaisaumêmecamp.GrâceàBishop.Notreamourpour luisera toujours le lienquinousunira.

Nousarrivonsàlamairieenavanceetattendonsdanslarotondedevoirquirépondraàl’appel.—Onvaresterici,nousavertitCaleb.Ashetluisetiennentàcôtédelaporte,aussiprèsdel’extérieurquepossible.—Vousn’avezpasenvied’entrer,departiciperàladiscussion?demandeBishop.Sontonunbrinmoqueursuffitpresqueàm’arracherunsourire.—Vosaffairesnenousregardentpas,répondCaleb.Maisonestlàsivousavezbesoindenous.—Exact,approuveAsh.Si lepouvoircommenceàvousmonterà la tête,onsera làpourvous

remettrelespiedssurterre.Maintenant,Bishopetmoisourionstouslesdeux,contentsd’avoirCalebetAshànoscôtés.C’est

ànousquevaleurloyauté,ànousetàpersonned’autre.Bishops’assiedd’unbondsurlereborddelascèneetmetendlamainpourquejem’installeàcôtédelui.

—Beaucoupdechosesontchangédepuisladernièrefoisqu’onyestmontés,dit-il.—Oui…JerevoismonpèreetCalliequim’encadrentlejourdenotremariage,leprésidentLattimerqui

mesouhaitelabienvenuedanssafamille.Àprésent,ilsonttousdisparu.Lejouroùj’aiformulémesvœuxavecBishopsurcettescène,jen’auraisjamaispuimaginerquelesmotsprononcésserévèlentunjourvrais.Nousnesommesplusmariés,maisjemesensplusenphaseavecluimaintenantquedutempsoùnousétionsmarietfemme.

Unpeuavantmidi,larotondecommenceàserempliretdevientvitebondée,sibienquecertainss’amassentàl’extérieuretjusquesurlesmarchesdupalaisdejustice.VictoriaetErinfontleurentréeensemble.PendantqueMmeLattimernousrejoint,monanciennecollègues’arrêtepours’adresseràcertainshabitants,rassurerlesanxieux.Toutlemondes’agiteetattendqueBishopprennelaparole.

—Bon,quandfautyaller…marmonne-t-ildanssabarbe.Jeluipresselamainpourl’encourageretilselèvepourfairefaceàl’assembléeréunie.—Merci à tous d’être venus, attaque-t-il d’une voix forte et claire. (Un mélange de fierté et

d’appréhensionmefaitfrissonner.SontonressemblebeaucoupàceluidefeuleprésidentLattimer–celui d’un dirigeant.) Comme vous le savez tous, mon père est mort hier. (Un remous parcourtl’assistance.)EtJustinWestfallestluiaussidécédé.(Bishopsetourneversmoietmefaitsignedelerejoindre.)Vienslà,medemande-t-il.

Une fois à côté de lui, sur la scène, je parcours l’assemblée des yeux.La plupart des habitantsparaissentnerveuxetapeurés.Ilsattendentqu’onleurdisequoifaire,commentsecomporter.Aprèstant d’années passées à obéir, à laisser les Lattimer choisir à leur place, ils ne se rappellent pluscommentprendredesdécisionseux-mêmes.

—Nospèresonttouslesdeuxcommisdeserreurs,poursuitBishop.Etmêmes’ilsavaientchacununevisiontrèsdifférentedelamanièredegouvernerWestfall,jepensequ’ilsnesouhaitaientquelemeilleurpournoustous.

—Etmaintenant,qu’est-cequisepasse?lancequelqu’undanslafoule.Quinousgouverne?Pour laplupartdeshabitants, toute la situation se résumeàcettequestion. Ilsveulentquelqu’un

pourlesguider.Bishopmejetteuncoupd’œilcomplice.—C’estàvousd’endécider,déclare-t-il.J’estimequechacundevraitavoirledroitdes’exprimer,

devoter.Lechoc,lapeuretsansdoutel’excitation,aussi,provoquentunecertaineagitationdanslasalle.—C’estvousqu’onveut!s’écrieunhomme.OnveutunLattimer!—Non!protesteunautre.Ondevraittousvoter,commeill’asuggéré.—Maisdans l’immédiat? intervientunefemme. Ilnousfautquelqu’unpour faire la transition.

L’hiverestlà!Chacunyvadesoncommentaireetcoupelaparoleàsonvoisin,etiln’estbientôtpluspossible

desefaireentendreaumilieudubrouhaha:nousperdonsvitelecontrôledelasituation.—Arrêtez!Jen’enrevienspasd’avoircriéainsi.Detouteévidence, j’aiaussisurpris tout lemonde,car le

silenceretombedanslasalle.— Vous avez raison. Il nous faut quelqu’un pour assurer l’intérim avant qu’un nouveau

gouvernementsemetteenplace.DéterminerquivagouvernerWestfalldurantcepetitintervalle,c’estlapriorité.

—Bishop!crieunhomme.—Jesuisd’accord!approuveunefemme.—Seulements’ilaunWestfallquitravailleaveclui,proposequelqu’unaufonddelapièce.Ivy

doitparticiper,pourquecesoitjuste.J’ouvre labouchepourrefuser,car jen’aiaucuneintentiondedirigerWestfall,mêmedefaçon

temporaire.Pourtantlasuggestiondudernierintervenantserépercutedanslasalle.Aupremierrang,VictoriaaffirmeàBishop:—C’estunebonne idée. Ivyet toi,vouspourriezvousymettre tous lesdeuxpourstabiliser la

situation.Bishop se tourne vers moi. Nous savons aussi bien l’un que l’autre ce qui se passera si nous

donnonsnotreaccord.BishopdeviendralenouveaudirigeantdeWestfall.Oualors,ceseramoi.Jenous imagine déjà mettre en pratique les meilleures idées de nos pères : nous maintiendrions lasécuritésanspourautantpriverleshabitantsdeleurliberté.NouspourrionsfairedeWestfalllavillequ’elle aurait toujours dû être.Un héritage dont nous pourrions être fiers. Cette promesse circuledansmonsangàlavitessedel’éclair.Maisderrière,lapetitevoixquisefaitdeplusenplusfortemedemandesiréaliserlerêvedemonpèreéquivautàaccomplirlemien.

—Qu’est-cequetuendis?medemandeBishop.Sonlégersouriremesuggèrequ’ilentrevoitlesmêmespossibilitésquemoi.Pourtant,jeprends

letempsdel’observervraiment.Jelisdelalassitudedanssonexpressionetsesyeuxsontstoïquesplutôtquepétillants.Commes’ilseblindaitdéjàpourencaisserunemauvaisenouvelle.Jesensmoncœurchavirerdansmapoitrine.

«Je veux voir l’océan. Je préférerais explorer plutôt quegouverner. Je n’ai pasassez d’intérêtpour le pouvoir. » Je contemple Bishop, entends les paroles qu’il a prononcées lorsque nousfeuilletions l’album de son grand-père, me rappelle le rêve que je nourrissais pour lui quand jepensaisnejamaislerevoir:qu’unjour,ilarriveàl’océanetgoûtesoneausalée.

Bishopm’atoujourssuivie,del’autrecôtédelabarrière,pourreveniràWestfall…etmaintenant,dans cette salle, il est prêt àme suivre encore.Nonqu’il soit faible ou qu’il n’ait pas ses propresidées,maisparcequ’ilm’aimeetdésirequej’obtiennecedontj’aibesoin.Maisjel’aimeaussietsonbonheurcompteautantquelemien.

Jementiraisendéclarantnepasavoirenviede resteràWestfall indéfinimentpoury réaliser lavisiondemonpère,établirunedémocratie,enfaireunendroitdetoutesleslibertés.Maisalors,c’estmoiquineseraispaslibre.Jeseraispourtoujoursattachéeàcelopindeterre,àcesgens,àcemodedevie.Ici, jeseraitoujourslafilledeJustinWestfall,pourlemeilleuretpourlepire.Avantd’être

expulsée,jenepouvaispasimaginerunevieendehorsdeWestfall,maisàprésent,jemevoismalyrester.Bishopavaitraison:nousneconnaissonsqu’unepartieinfimedumondequinousentoure,etj’aienviedeledécouvrir.Westfallfaitpartiedemonpassé.C’estlemondeentierquireprésentemonavenir.

—Alors,qu’endis-tu?répèteBishop.Jejureraisquelasalleentièreretientsonsouffledansl’attentedemaréponse.—D’accord, dis-je.Ma réponse est oui. (Jemarque une pause.)Mais seulement pour quelques

mois.Jusqu’auprintemps,pasplus.—C’est-à-dire?demandeVictoria.Pourquoijustecethiver?Autourdenous,letoncommenceàmonter,toutlemondeveutensavoirplus.Lesyeuxrivéssur

moi,Bishopn’entientaucuncompte.—Parcequenotrevilles’entireramieuxàlongtermesansLattimerouWestfallàsatête.J’observe un instant Victoria. Elle possède un sens inné de l’équité, une détermination

inébranlableàaccomplircequiestjuste.ElleestbienmieuxtailléepourdirigerWestfallqueBishopetmoineleseronsjamais.

Jereprends:—Ilesttempspourtoutlemondeicidetrouverunenouvellevoie,unnouveaucheminàsuivre.

(JeprendslamaindeBishopavantdeluiadressermonplusbeausourire.)Etparailleurs,Bishopetmoi,onadéjàdesprojets.

—Ahbon?faitl’intéressé,perplexe,maisaveccettepetiteflammeamuséequejeluiconnaisbienetquirevientàlaviedanssesyeux.

—Oui. Si mes souvenirs sont bons, il y a quelque temps, tu as parlé d’entreprendre une trèslonguerandonnéeavecmoi.

— De quoi parles-tu ? me presse Erin, inquiète, sans que je détache pour autant les yeux deBishop.Jenecomprendspas.

Sonfils, lui,comprendtrèsbien. Ilsouritde toutessesdentsetsesyeuxs’illuminentcommelesoleilaupointdujour.Ils’approchepourmeprendredanssesbras.

—Çavaêtredifficile,Ivy,meprévient-il.Ettrèsdangereux…Jehausselesépaules,commeblasée.—Westfalll’esttoutautant.Lavieaussi.Çavautlecoup.Jesourisàenavoirmalauxjoues.Jenouelesbrasautourdesoncouet jeplongemonregard

danslesien.Toutautourdenous, lesdiscussionsfontrageetchacuncriepourcouvrir lavoixdesautres.Pourtant,jen’entendsrien.Àcetinstantprécis,seulscomptentmaproprejoieetlapuissancedemonchoix.

Épilogue

Les vagues sont de lamême couleur que le ciel, volutes d’un bleu-gris orageux. Lorsqu’elless’écrasent sur la plage c’est un vacarme incroyable qui fait vibrer le sable jusqu’à nos pieds nus.Aprèstantdemoisdesilencerelatif,rompuseulementparlesondenosvoix,lechantdesoiseaux,leventdanslesarbresoulescaillouxsousnosbottes,levolumedecebruitquiserépercutedansmapoitrinemedépasse.Jesensdéjàleseldansl’air,l’odeurdesalguesmechatouillelesnarines.C’estcommeseretrouverdansunautremonde,ununiversquineressembleà riendeceque j’aiconnujusqu’ici.Westfalletlaviequej’aimenéelà-basmesemblentàdesannées-lumière.

—Onyest…Jen’arrivepasàcroirequ’onsoitenfinarrivés!Les yeux rivés sur le lointain horizon, Bishop ne répond pas, il semble prendre lamesure de

l’immensitédel’océan.Toutaulongdenotrevoyageinterminable,jemesuisimaginénotrearrivéedanslacourseetdanslescris,maisàprésentquenousavonsatteintnotredestination,noussommestouslesdeuxintimidésdevanttantdepuissanceàl’étatpur.

—TucroisqueCalebetAshs’ensortentbien?Jen’attendspasqueBishopmerépondepourmeretourneretbalayerduregardlepromontoire

quisurplombelaplage.JedistinguetoutjustelescheveuxbrunsdeCaleb,quim’adresseunsignedelamainauqueljeréponds.

—Maisoui,répondBishop.Net’enfaispas.Lorsque nous sommes arrivés en vue de l’océan, Ash et Caleb sont restés en arrière : ils

insistaientpourqu’oncontinuetouslesdeux.Calebaprétenduvouloirrepérerleslieux,maisjesaisqu’ilsouhaitaitnouslaisserunpeud’intimité,l’occasiond’êtreseulsautermedecelongvoyage.

—Enfindecompte,onnel’apasbousillé,dis-je.C’était ma plus grande peur : que toutes les merveilles évoquées avec Bishop devant l’album

photodesongrand-pèreaientpudisparaître.Nousaurionspuarrivericiettrouverl’océanpolluéousimplementdisparu.Mêmesavoirqued’autresavaientvu lamerdepuis la finde laguerren’apasapaisémonangoisse.J’avaisbesoindem’enassurerdemespropresyeux.

—Non,confirmeBishop,dontj’entendslesourireetlesoulagementdanslavoix.Onnel’apasbousillé.

Je contemple son profil, sa mâchoire forte soulignée par une barbe brune. Ce n’est plus unadolescent.Lesdix-huitmoisquenousavonsmisàatteindrelerivageontachevédeletransformerenhomme,d’affûtersoncorps.IlavaitraisonlejourdelagranderéunionàWestfall:letrajets’estrévélé difficile et dangereux. La nature a conspiré contre nous à de nombreuses reprises et nous

avonseupourcompagnonsquotidienslafaimetlesintempéries.UnéboulementabienfaillipriverAshdesonpied;nousavonspassétroismoisàattendrequ’elleguérisseavantdepouvoirrepartiretentamerlatraverséedudésertverscequiétaitauparavantlaCalifornieduSud.Depuiscetépisode,elleboite,maisaumoins,elleremarche.

Nous avons aussi étémenacéspar d’autres êtreshumains.Nous avons tous tué sur notre route,maisjamaisavecplaisirettoujoursenayantbienentêtequesinoussupprimionstropfacilementettropsouventd’autreshommes,nousperdrionstoutehumanité.

Pourtant, si nous avons traversé bien des épreuves, nous avons aussi croisé des êtres bons etaltruistes.Unefamilleapartagésesmaigresprovisionsavecnous,unpetitgroupenousahébergésdanssoncampement,unevieilledameterréedansunecabaneisoléeabricoléàAshunebéquilleenbois tordu…Pour chaque difficulté rencontrée, nous avons trouvé du soutien en retour, à chaqueperte a succédé un gain. Etmoi aussi, j’avais raison ce jour-là àWestfall : face aux rouleaux quiviennents’écrasersurlesable,jesaisquechaquepasdecetrajetvalaitlapeined’êtrefait.Cevoyagenous a donné le temps de panser nos blessures, d’accomplir notre travail de deuil et de nouspardonnerleschoiximpossiblesquenousavonsfaits.

Etnousyvoici.Lesvaguesourléesd’écumenouschatouillentlesorteils,rappelquemalgrétoutlemalquenouspouvons infliger–ànous-mêmes,auxautres,aumonde– laviepeutencorenoussurprendreparlamultitudedespossibilitésqu’ellenousoffre.

—OnestloindeWestfall,souffleBishop,commeenéchoàmespenséesdetoutàl’heure.—Jemedemandecommentçasepasse,là-bas…Jecommence à avoir dumal àm’imaginervivre àWestfall. Jeme suis habituée àdormir à la

belleétoile,àsentirmesmusclestirerquandjemarche.Àdéfinirmonpropremondeplutôtquedelelaissermedéfinir,etàlalibertéquiendécoule.

—Victoriaafaitrenaîtrelavilledesescendres,j’ensuisconvaincu.J’approuve,lesourireauxlèvres.—Siquelqu’unenétaitcapable,c’étaitbienelle.Noussommes restésàWestfallpendant tout l’hiver suivant lamortdenospères,cequinousa

permisde rassembler lematérielnécessaire ànotrevoyageetde contribuer à lamise enplacedunouveaugouvernement.Lorsquenoussommespartis,Victoriavenaitd’êtreélueprésidentepourunmandat de trois ans.Les points essentiels de son programme ?Abolir lesmariages arrangés et lafrontièrecoupantlavilleendeux.Selonelle,aprèstoutcequiétaitarrivé, lasécuriténedevaitpasêtregarantieauxdépensdela libertédechacun.Noussavionsqueleprocessusserait lentetquelaconfiance entre les deux camps était encore fragile, mais Victoria s’est montrée aussi juste etpragmatiquequetoujoursetellesedémènepourtransformerWestfallenunevillemeilleure.

Unemouettepasseau-dessusdenouspuisseposesurlesableavecunbruitmat.Ellepenchelatêtedecôtépourmetoiserdesesyeuxsombres.Encoreunanimalquejen’auraisjamaiscruvoirendehorsdeslimitesdemonimagination.

J’attrape lamaindeBishopet ilenlacesesdoigts rugueuxauxmiens.Sesmains, je lesconnaisdésormaisparcœur.Ellesm’ontprotégéeàlalumièredujouretm’ontcaresséedansl’obscurité.Jeleurconfiemaviesanshésitation.

—Tuterappelles,audébutdenotremariage?Quandtum’asdemandéquijevoulaisdevenir?Bishops’arracheàsacontemplationpourposersurmoisesyeuxcalmesetaimants.—Oui,jem’ensouviens.Jerepenseàcellequej’étaislorsqu’ilm’avaitposécettequestion:j’avaispeur,jenesavaisplus

oùj’enétais,jetombaisamoureused’ungarçonavecquijepensaisnejamaispouvoirêtre,j’ignoraisquellejeunefillesecachaitvraimentsouslafaçadeimposéeparmafamille.Jesuisencoreeffrayéeparfois, mais maintenant, je sais qui je suis. Ma naissance s’est faite dans la douleur et dans le

sacrifice,danslajoieetdansl’amourinconditionnel.Jesuisplusfortequ’avant,capabledeprendredesdécisionsdifficilessansfléchir,maisjenesuispasdure.J’aipeut-êtrelesmainssales,maismonâmerestepure.J’aimeplusprofondémentquejenel’auraiscrupossible,saisjusqu’oùjepeuxallerpour protéger ceux quime sont chers. Je suis enmesure de survivre ici,mais aussi de vivre toutcourt.Jepeuxabattreunchevreuilpourlerepasdusoiretapprécierlabeautéd’unaiglesolitairequis’élancedansuncielbleuéclatant.Jepeuxtenirenrespectuninconnuavecmonpoignard,maisaussirire avecmes amis autour de la chaleur d’un feu de camp. Je peux vivre avec la peur de perdreBishopetl’aimeravecpassionmalgrétout.

—Voilàquijeveuxêtre.Cellequejesuismaintenant.LesouriredeBishops’étirelentementpuisilluminetoutsonvisage.Encetinstantpaisible,ilest

plusheureuxquejenel’aijamaisvu.—Et cette Ivymeplaît, dit-il enfin.Ellem’a toujours plu. (Ilme caresse la joue.)Elle était là

depuisledébut.Jeluirendssonsourireradieux.IlestceluiquiatoujoursperçulavraieIvy,toujourscruenmoi,

mêmedanslesmomentsoùjedoutaisdemoi-même.Jel’attrapeparlepoignetetletireversl’eau.—Allez!—Onvaoù?demande-t-ildansunéclatderire.—Enavant!dis-jeendésignantl’océaneffrayant,sanslimitesetmagnifique.Tout comme cette vie que nous avons choisie. Tout comme l’amour que nous éprouvons l’un

pourl’autre.Maindanslamain,nousentronsdanslesvagues.

Remerciements

Écrire est une entreprise solitaire,mais ce livre n’aurait pas pu voir le jour sans le zèle et lesoutiend’unbonnombredepersonnes.Unimmensemerciàmonéditrice,AlyciaTornetta,quimettoujoursledoigtsurcequim’aéchappéetsupportedeboncœurmesmailsridiculesetangoissés.Jetiensaussià remercierRebeccaMancini,StacyAbrams,MeredithJohnson,HeatherRiccio,DebbieSuzukiettoutlemondechezEntangledd’avoircruenIvyetdel’aimerautantquemoi.L’amouretlapatiencedemafamille–Brian,GrahametQuinn–mefournissentlaconfianceetlajoienécessairespour écrire. Je n’imagine pasma vie sans chacun d’entre vous.Vous êtesmes chouchous !Holly,mercidetoujoursm’écouter,dem’encourageretdemecomprendre.Toutlemonden’apaslachanced’avoir unemeilleure amie aussi géniale, et j’en suisbien consciente.Meshelle,Trish etMichelle,mercid’êtredespom-pomgirlsinfatigablesetdesamiesfabuleuses.J’adorenotrepetitgroupe!Àtoutlerestedemafamilleetdemesamis,votreamouretvosbonsvœuxsontunréconfortquotidien,etjevousenremercie.Etbienentendu,cesremerciementsneseraientpascompletssij’omettaisdeciterLarrylechat,quimeréchauffetoujourslesjambespendantquej’écris.