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1 Table ronde Évolution de la gastronomie : les apports récents des sciences, du design et de l’art culinaire. Témoignages et apport des différents domaines. Hervé THIS, physico-chimiste, Marc BRETILLOT, designer, professeur à l’ESAD de Reims, Didier ELENA, chef au restaurant Les Crayères, Patrick MAC LEOD, président de l’Institut du goût, Médiateur Jacky BIVILLE, conseiller pédagogique, chargé de mission arts du goût. Retranscription des propos : Élodie Longère, CRDP de Champagne-Ardenne Jacky Biville : Pour commencer, nous allons faire un tour de table pour que vous nous présentiez, simplement, votre parcours… Didier Elena : Je viens notamment du restaurant Alain Ducasse, par lequel j’ai fait pas mal d’endroits à travers le monde, le dernier en date étant New-York, où je suis resté quatre années en tant que chef à l’Essex House, pour un retour en France, un déplacement au Japon pour ouvrir un restaurant qui s’appelle Beige pour Chanel et je suis arrivé en Champagne pour essayer de relever un défi. C’est un petit peu tout, un parcours un petit peu atypique, je n’ai pas forcément fait une école hôtelière. J’ai commencé, bizarrement, par de la médecine et j’ai rencontré Alain Ducasse et je me suis dérouté vers un milieu différent. Voilà. Patrick Mac Leod : Patrick Mac Leod, pour ceux qui ne m’auraient pas déjà subi, je suis un chercheur en neurosciences qui s’est spécialisé longuement, pendant pratiquement toute sa carrière, dans le domaine des sens chimiques, c’est-à-dire l’olfaction et le goût et qui, petit à petit, a développé une vision un petit peu unificatrice de tous les sens… Enfin, j’ai été tout le temps plus sensible, en tant que chercheur, à ce qu’il y avait de commun entre tous les sens qu’à ce qui les différencie les uns des autres et je crois que ça nous interpelle, maintenant, au niveau des applications diverses qui concernent l’homme sensoriel en général. Marc Bretillot : Marc Bretillot, je suis designer culinaire. J’ai commencé par faire des études des métiers d’art à l’École Boulle et puis ma passion pour la cuisine m’a amené à interroger ce domaine par le biais du design. J’ai des activités assez variées, qui vont de l’événementiel au dessin de produits, et je suis également enseignant à l’ESAD, qui est l’École Supérieure d’Art et de Design de Reims, où j’ai initié un Atelier de Design Culinaire, il y a maintenant quatre ans. Hervé This : Hervé This, chimiste. Alors, je suis payé par l’INRA, qui est une institution extraordinaire. Le groupe INRA de gastronomie moléculaire se trouve maintenant partagé entre le laboratoire de chimie des interactions moléculaires, qui est le laboratoire de Jean-Marie Lehn au Collège de France, et, depuis juin, le laboratoire de chimie analytique, qui est à l’INA-PG, c’est-à-dire l’AGROM, l’institut national agronomique Paris-Grignon. Alors, avec un copain, qui était l’ancien président de la Royal Society, Nicholas Kurti, on a crée, en 1988, une discipline scientifique… enfin, on a identifié une discipline scientifique que l’on a appelé gastronomie moléculaire. Alors pourquoi « gastronomie » ? Parce que la gastronomie, ce n’est pas la cuisine, je veux cette distinction. La gastronomie, c’est la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l’être humain en tant qu’il se nourrit. Donc, il n’y a pas de cuisine gastronomique, il y a de la cuisine d’apparat et puis il y a de la cuisine domestique, bourgeoise, ce que l’on veut, mais la gastronomie c’est une connaissance raisonnée. Donc, en fait, le pôle du goût à Reims, il devrait s’appeler pôle de gastronomie, à mon sens. Alors, il y a des tas d’initiatives. Alors, « moléculaire » pourquoi ? Alors, je fais une distinction entre la science et la technologie et puis la technique et puis l’art. La science, elle se préoccupe de savoir pourquoi la montagne elle est devant nous, elle se fout de trouver de l’or ou du pétrole. La technologie, elle utilise les connaissances de la science pour aller dire à des techniciens où creuser, donc elle fait usage ou application des connaissances scientifiques. Et puis les techniciens ils creusent. Les artistes ils creusent mieux que les techniciens, ils creusent différemment, ils n’ont pas des pelles, ils ont peut-être des cuillères, ils ont ce qu’ils ont. Alors du coup, la gastronomie moléculaire dépasse la cuisine. Un cuisinier ne peut pas faire de gastronomie moléculaire et il ne peut pas y avoir de détracteur de la gastronomie moléculaire dans le monde de la cuisine puisque la science ne produit que de la connaissance. Alors, il y des cuisiniers qui font usage d’applications de la gastronomie moléculaire. Ces cuisiniers vous les connaissez, vous les voyez à la télé, c’est Ferran Adria, c’est Heston Blumenthal, c’est Pierre Gagnaire, c’est Émile Jung, c’est plein de gens. Ces gens-là ne font pas de gastronomie moléculaire puisqu’ils ne font pas de science. Ils font de la cuisine moléculaire pour certains, ils font du constructivisme moléculaire pour d’autres, certains vont se lancer dans un truc que je montrerai tout à l’heure, qui s’appelle la cuisine note à note, qui est une nouvelle tendance mais il y a une vraie différence entre la science et la cuisine : la cuisine produit à manger, la science produit des connaissances.

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Table ronde Évolution de la gastronomie : les apports récents des sciences, du design et de l’art culinaire.

Témoignages et apport des différents domaines.

Hervé THIS, physico-chimiste, Marc BRETILLOT, designer, professeur à l’ESAD de Reims, Didier ELENA, chef au restaurant Les Crayères, Patrick MAC LEOD, président de l’Institut du goût, Médiateur Jacky BIVILLE, conseiller pédagogique, chargé de mission arts du goût. Retranscription des propos : Élodie Longère, CRDP de Champagne-Ardenne Jacky Biville : Pour commencer, nous allons faire un tour de table pour que vous nous présentiez, simplement, votre parcours… Didier Elena : Je viens notamment du restaurant Alain Ducasse, par lequel j’ai fait pas mal d’endroits à travers le monde, le dernier en date étant New-York, où je suis resté quatre années en tant que chef à l’Essex House, pour un retour en France, un déplacement au Japon pour ouvrir un restaurant qui s’appelle Beige pour Chanel et je suis arrivé en Champagne pour essayer de relever un défi. C’est un petit peu tout, un parcours un petit peu atypique, je n’ai pas forcément fait une école hôtelière. J’ai commencé, bizarrement, par de la médecine et j’ai rencontré Alain Ducasse et je me suis dérouté vers un milieu différent. Voilà. Patrick Mac Leod : Patrick Mac Leod, pour ceux qui ne m’auraient pas déjà subi, je suis un chercheur en neurosciences qui s’est spécialisé longuement, pendant pratiquement toute sa carrière, dans le domaine des sens chimiques, c’est-à-dire l’olfaction et le goût et qui, petit à petit, a développé une vision un petit peu unificatrice de tous les sens… Enfin, j’ai été tout le temps plus sensible, en tant que chercheur, à ce qu’il y avait de commun entre tous les sens qu’à ce qui les différencie les uns des autres et je crois que ça nous interpelle, maintenant, au niveau des applications diverses qui concernent l’homme sensoriel en général.

Marc Bretillot : Marc Bretillot, je suis designer culinaire. J’ai commencé par faire des études des métiers d’art à l’École Boulle et puis ma passion pour la cuisine m’a amené à interroger ce domaine par le biais du design. J’ai des activités assez variées, qui vont de l’événementiel au dessin de produits, et je suis également enseignant à l’ESAD, qui est l’École Supérieure d’Art et de Design de Reims, où j’ai initié un Atelier de Design Culinaire, il y a maintenant quatre ans. Hervé This : Hervé This, chimiste. Alors, je suis payé par l’INRA, qui est une institution extraordinaire. Le groupe INRA de gastronomie moléculaire se trouve maintenant partagé entre le laboratoire de chimie des interactions moléculaires, qui est le laboratoire de Jean-Marie Lehn au Collège de France, et, depuis juin, le laboratoire de chimie analytique, qui est à l’INA-PG, c’est-à-dire l’AGROM, l’institut national agronomique Paris-Grignon. Alors, avec un copain, qui était l’ancien président de la Royal Society, Nicholas Kurti, on a crée, en 1988, une discipline scientifique… enfin, on a identifié une discipline scientifique que l’on a appelé gastronomie moléculaire. Alors pourquoi « gastronomie » ? Parce que la gastronomie, ce n’est pas la cuisine, je veux cette distinction. La gastronomie, c’est la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l’être humain en tant qu’il se nourrit. Donc, il n’y a pas de cuisine gastronomique, il y a de la cuisine d’apparat et puis il y a de la cuisine domestique, bourgeoise, ce que l’on veut, mais la gastronomie c’est une connaissance raisonnée. Donc, en fait, le pôle du goût à Reims, il devrait s’appeler pôle de gastronomie, à mon sens. Alors, il y a des tas d’initiatives. Alors, « moléculaire » pourquoi ? Alors, je fais une distinction entre la science et la technologie et puis la technique et puis l’art. La science, elle se préoccupe de savoir pourquoi la montagne elle est devant nous, elle se fout de trouver de l’or ou du pétrole. La technologie, elle utilise les connaissances de la science pour aller dire à des techniciens où creuser, donc elle fait usage ou application des connaissances scientifiques. Et puis les techniciens ils creusent. Les artistes ils creusent mieux que les techniciens, ils creusent différemment, ils n’ont pas des pelles, ils ont peut-être des cuillères, ils ont ce qu’ils ont. Alors du coup, la gastronomie moléculaire dépasse la cuisine. Un cuisinier ne peut pas faire de gastronomie moléculaire et il ne peut pas y avoir de détracteur de la gastronomie moléculaire dans le monde de la cuisine puisque la science ne produit que de la connaissance. Alors, il y des cuisiniers qui font usage d’applications de la gastronomie moléculaire. Ces cuisiniers vous les connaissez, vous les voyez à la télé, c’est Ferran Adria, c’est Heston Blumenthal, c’est Pierre Gagnaire, c’est Émile Jung, c’est plein de gens. Ces gens-là ne font pas de gastronomie moléculaire puisqu’ils ne font pas de science. Ils font de la cuisine moléculaire pour certains, ils font du constructivisme moléculaire pour d’autres, certains vont se lancer dans un truc que je montrerai tout à l’heure, qui s’appelle la cuisine note à note, qui est une nouvelle tendance mais il y a une vraie différence entre la science et la cuisine : la cuisine produit à manger, la science produit des connaissances.

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Jacky Biville : Ça commence fort ! Vous avez vu ? On lui demande de se présenter tout simplement et déjà, c’est politique. Hervé This : Toujours. Jacky Biville : Toujours. Alors, c’est vrai que la première fois que j’ai entendu parler de vous, Hervé, les gens autour de moi disaient : « Mais, la gastronomie moléculaire, mais ça sert à quoi ? » Qu’est ce que ça peut apporter à un chef ? Hervé This : Alors ça n’apporte pas à un chef, c’est ça le propos, les chefs ça leur apporte s’ils ont envie. Personne n’est parfait. Alors voilà, je vous ai parlé d’une montagne, le scientifique, le géophysicien, il s’occupe d’une montagne ou bien ça peut être le ciel est bleu, c’est les phénomènes naturels ou bien ça peut être la physiologie sensorielle. C’est une montagne, c’est-à-dire, par exemple, combien on sent de saveurs ? Voilà une question qui est grosse comme une montagne, que je laisse à Patrick puisque c’est son sujet, en particulier. Alors moi, ma montagne elle est là (il montre un livre) c’est-à-dire que quand vous l’ouvrez, vous avez des recettes, et ces recettes, elles vous disent des trucs. J’ai mis vingt ans à comprendre - ce qui prouve que je suis con - que toute recette se décompose en trois parties : il y a des mots qui sont techniquement inutiles, c’est le petit baratin littéraire ; il y a des mots qui correspondent à une définition, c’est-à-dire une compote de poires, toutes les recettes de compote de poire du monde, ce sera toujours de prendre de l’eau, des poires, du sucre et de chauffer, en quantité variable, mais toutes les recettes auront cela en commun, j’appelle donc ça la définition de la recette ; et puis en plus - alors ça c’est un livre de cuisine ancien mais on n’aurait pu prendre un livre de Ducasse, peu importe - ils vous disent : « Si vous voulez que la compote de poires soit rouge, cuisez dans une casserole en cuivre étamé. ». Je vous invite à tous faire l’expérience de cuire des poires avec de l’eau et du sucre dans une casserole en cuivre étamé, ça ne rougit jamais ! Conclusion : ces parties, qui sont en plus de la définition, que j’appelle donc des précisions - dans le temps j’appelais ça des tours de mains, des dictons, des proverbes, mais quand il y a trop de mots cela prouve que l’on n’a pas trouvé le bon - alors maintenant il y en a un bon, c’est précision. Il y a la définition et les précisions. Alors ces précisions, en labo on les teste. Ça ne sert pas à faire la cuisine, ça sert à les tester, à savoir simplement comment est la montagne. Alors, là j’ai la réponse pour celle-là en particulier… (il fouille dans son cartable) Il me semble que j’ai la chose suivante… (il fouille) Attendez une seconde… Ce n’est pas ça… (il sort quelque chose de son sac) Ça, on en aura besoin tout à l’heure… Ça aussi… Alors voilà ! (il sort de son cartable un petit bocal rouge) Voilà, ça c’est des poires, de l’eau, du sucre, c’est rouge. C’est un rouge un peu trouble parce que ça a voyagé et que ça a maintenant six ans, donc c’est dans mon cartable depuis six ans. Ce machin-là, il est rouge simplement parce que l’on a joué avec l’acidité et on comprend très bien quelles molécules font virer une compote de poires ou de coings ou de pommes au rouge, ce n’était pas la casserole en cuivre étamé. Alors voyez, je ne produis que de la connaissance. Maintenant, si un chef sait que c’est l’acidité qui fait virer au rouge ces poires, rien ne l’empêche de faire une application de la gastronomie moléculaire pour avoir une compote de poires rouge. Ce n’est pas à moi de décider, je ne le force pas, je m’en fiche, moi je produis la connaissance. Jacky Biville : D’accord. Et produire, on espère, quand même, que les gens vont s’en servir ? Hervé This : Pas forcément. On la produit pour la communiquer. La science doit publier ses résultats mais la technologie… Pardon, je vais prendre une comparaison. Prenez, toute proportion gardée, Pierre et Marie Curie qui explorent la conception de l’atome. Ils disent : « Dans l’atome il y a le proton, il y a le neutron, il y a le noyau, il y a des électrons autour etc. ». Ils ne sont pas responsables de la bombe atomique. En revanche, il y a des gens derrière qui vont prendre ces connaissances pour faire la bombe atomique. Qui est responsable de la bombe atomique ? Ce n’est pas la physique, ce sont ceux qui l’ont construite. Maintenant, vous prenez des chimistes, en chimie on sait réarranger des molécules. Il y a un gars, un jour, qui s’appelle Fritz Haber, qui était juif, et qui était allemand, qui fabrique des gaz de combat et qui tue plein de juifs. Ce mec est responsable du gaz de combat. Ce n’est pas la chimie qui est responsable du gaz de combat, c’est Fritz Haber et c’est ceux qui l’utilisent, parce que l’on aurait pu imaginer que Fritz Haber produise des gaz de combat et que les soldats allemands disent : « Non, non, non, on ne les utilise pas », les Français les ont utilisés aussi donc, soyons tranquilles. Donc, je reviens à mon nucléaire. La connaissance du noyau de l’atome, de l’atome lui-même etc., c’est des connaissances, après ça sera utilisé ou ça ne sera pas utilisé. On n’aurait pu décider de ne pas fabriquer de bombe atomique. Qui est responsable de la bombe atomique ? C’est ceux qui la fabriquent et ceux qui la déposent sur Hiroshima. Qui est responsable du bon steack qu’on grille, qui est également une application de la chimie ? C’est le cuisinier, ce n’est pas la chimie ! Alors, dans la revue Saveurs, il y avait un édito de Vincent Noce, ce mois-ci. Ce n’est pas juste ce qu’il dit. Il dit : « Hervé This a l’air de se détacher des applications que l’on fait de sa discipline » Bien sûr, je m’en détache, je n’en suis pas responsable. C’est celui qui fait l’application qui en est responsable, le cuisinier est responsable de sa cuisine.

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Jacky Biville : Est-ce qu’en tant que chimiste vous vous définissez, à travers votre recherche et donc votre production de savoirs, comme, j’allais dire, une espèce de critique gastronomique par rapport aux écrits qui sont déjà existants ? Hervé This : J’aime bien cette façon d’animer le débat parce qu’il y a toutes les petites questions qui chatouillent. C’est bien. La réponse est : « Non ! » Jacky Biville : Je vous dis pourquoi. C’est parce que, devant moi, j’ai simplement La Physiologie du goût de Brillat-Savarin, la question m’est venue comme ça, j’ai le traité de dissection des viandes du Manuel des Amphytrions etc., la question me vient parce que je vous écoute tout simplement. Hervé This : Ce sont les bonnes questions. Alors, critique : non. Moi, dans la vie, il n’y a qu’une chose qui m’amuse, c’est d’être au labo. Là, par exemple, pourquoi est-ce que je viens aujourd’hui ? Voilà une question qui mérite d’être posée. Ma gloriole, je m’en tape, je ne gagne pas d’argent, et je perds du temps d’une certaine façon. Alors, pourquoi est-ce que je viens aujourd’hui ? Je viens aujourd’hui parce qu’on ne cuisine pas pour soi mais pour les autres, c’est-à-dire que quand Didier Elena cuisine, c’est pour ceux qu’il reçoit, bien évidemment, ce n’est pas pour lui. À table, le cuisinier donne de l’amour, tout le temps. Pourquoi est-ce que j’enseigne la chimie ? J’enseigne la chimie parce que si je la produis, je la produis pour les autres, pas pour moi. Le monde de demain, c’est le monde de nos enfants, on ne va pas leur laisser dans l’état délabré où il se trouve aujourd‘hui. On a un petit espoir qu’on l’améliore. Alors voilà ma vision politique, c’est de l’améliorer. Alors l’améliorer, c’est « je fais ça pour les autres ». Alors voilà pourquoi je suis là aujourd’hui. Alors qu’au labo, je serais tranquille ! Je serais les pieds sous la table, dans un grand fauteuil avec une moquette de dix centimètres de haut, ce n’est pas vrai bien évidemment. Je pourrais réfléchir tranquillement. Non, je m’emmerde : j’ai eu la grève du métro, j’ai eu ma voiture coincée par les machins, j’ai eu le train qui est parti en retard, il faisait froid dans la gare, je suis arrivé, à midi je n’ai pas eu de dessert ni de café. Tout ça pourquoi ? Parce qu’il est essentiel que le monde de demain soit meilleur que celui d’aujourd’hui. Alors, en chimie, comme en gastronomie moléculaire, comme en cuisine, on fait les choses pour les autres, et ça c’est essentiel. Alors maintenant, la critique : je ne suis pas critique gastronomique moi, je suis chimiste. Le monde de la cuisine, à la limite ne m’intéresse pas. En revanche, le savoir culinaire mérite d’être exploré et, à ce titre mérite de passer au laboratoire, sous un microscope, d’être analysé correctement, proprement longuement, patiemment. Au labo, il y a un étudiant qui est venu de Madrid pour travailler avec moi. Il fait une thèse sur la couleur verte des haricots verts en cours de cuisson. Est-ce que, par exemple, un bac d’eau glacée ça sert à les garder plus verts ? Ou est-ce qu’une pincée de bicarbonate ? Ou est-ce que ? etc. Il va y passer trois ans, moi ça fait beaucoup plus de temps que ça que je m’en préoccupe. Il va passer trois ans de sa vie à explorer les pigments particuliers. Parce qu’on a dit des âneries en science en plus. On a dit, par exemple que… Enfin, en cuisine, on a dit des âneries. On a dit : « On va fixer la chlorophylle ». Ça ne veut rien dire parce que soit on fixe la chlorophylle dans le haricot, mais ce n’est pas ça dont il s’agit puisque, de toute façon, le bouillon dans lequel on cuit les haricots, il est toujours aussi peu vert, donc la chlorophylle elle ne part pas dans le bouillon. Alors en fait, ce que voulaient dire les cuisiniers c’est que - ils ne savent pas mais ils n’ont pas à savoir, c’est pour ça qu’on produit de la connaissance - c’est que dans les haricots, il y a des cellules, c’est-à-dire des petits sacs. Dans ces petits sacs, il y a notamment des molécules de chlorophylle qui donnent la couleur verte, pas seulement d’ailleurs. Ces molécules, c’est comme des plaquettes avec une petite queue et au milieu, il y a l’atome de magnésium. Quand on cuit trop longtemps, ce magnésium est remplacé par - mettons, de l’hydrogène - et là, ça devient marron, et ce n’est pas jojo quoi, bon on n’en a pas très envie. Alors, il ne s’agit pas de fixer la chlorophylle, il s’agit, peut-être, de fixer le magnésium. Alors dans le temps, quand on regarde les livres, il y avait des tas de savoirs. Par exemple ici (il montre le livre de cuisine), il y avait des bassines à reverdir : on cuisait les haricots verts dans une bassine en cuivre, et là le magnésium était remplacé par du cuivre. Coup de bol, quand ça se fait comme ça, c’est plus vert que vert : vert fluo. Simplement, le cuivre ça donne la chiasse, donc ce n’était pas une très bonne solution, ça a été interdit dans l’industrie par exemple. En 1902, il y a un décret qui est passé pour interdire l’usage du sulfate de cuivre dans la cuisson des haricots parce que les industriels se disaient : « Mettons du sulfate de cuivre, c’est plus facile ». Bon, alors, est-ce que le bac d’eau glacée va servir à quelque chose ? Voilà une question intéressante. Les manip ont montré que non. Alors, ce qui est marrant c’est que, quand je vais chez Pierre Gagnaire et que je montre à l’équipe ce que l’on fait, comme aujourd’hui, ils me disent : (il prend une grosse voix) « Oh bah non Monsieur This, c’est pas possible que ça serve à rien » Mais, Émilio [|l’étudiant espagnol] l’a vu de ses yeux, les profs de cuisine l’ont vu de leurs yeux : ça ne sert à rien. Ça sert à arrêter la cuisson, ça c’est sûr, mais ça ne sert pas à fixer la chlorophylle. Alors vous voyez, ce genre de connaissance, il faut d’abord aller les trouver pour ensuite les transmettre. Il ne s’agit pas d’un rôle de critique, c’est-à-dire de censeur, il s’agit de dire : tiens, il y a beaucoup de savoirs là-dedans (il montre le livre de cuisine), il y a un savoir qui est juste, ce savoir qui est juste il faut le transmettre, et puis il y a un savoir qui est faux, et celui-là il faut le mettre au musée et se poser la question de pourquoi on nous a transmis un savoir faux, ce qui est une question passionnante du point de vue culturel. Jacky Biville : C’est justement la question que j’allais vous poser, c’est-à-dire que vous vous mettez en pourfendeur du mensonge….

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Hervé This : Ah non, non, non, non, non, non. Non, non, je me mets en analyste, je regarde. Je regarde, je ne juge pas. Jacky Biville : Alors quand, un exemple, vous êtes chez Pierre Gagnaire, la démonstration est celle que vous faites, donc forcément, on imagine que pour… Hervé This : La différence est la suivante, c’est que j’avais déjà chatouillé l’équipe d’un grand restaurant. C’était Tarzan en général en cuisine, on ne prend pas les moins bons et puis ils savent tout en gros, ils ont fait toutes les bonnes maisons, ils sont passés « chez Dudu », ils sont passés chez Pierre, ils sont passés chez Passard, ils sont passés partout quoi. Donc, première fois où je les chatouille, ils me disent : « Vous êtes sûr votre truc ? ». Je leur dis : « Bien oui, on l’a fait, on l’a testé etc. ». Deuxième truc où je leur dis : « Écoutez… », là ils ferment les écoutilles. Le lendemain matin - c’est une histoire vraie, c’est même passé à la télé, ça a été filmé ce machin-là - le lendemain matin, ils me téléphonent en me disant : « Monsieur This, on a testé vos haricots. Alors, on a mis un couvercle et pas de bac d’eau glacé, c’était aussi vert que quand on n’avait pas mis de couvercle et pas d’eau glacée ». Je leur dis : « Mais je vous l’avais dit ! » et ils me disent : « Oui, oui, oui mais enfin quand même ». Et ils ont eu raison de vérifier parce que c’est la seule façon pour eux d’être certains d’une connaissance. Je pourrais mentir, je n’ai pas beaucoup d’intérêt, mais je pourrais mentir, donc moi je dis : l’expérience c’est ça qu’il y a de bon. Jacky Biville : Donc on va vers une rationalisation, en fait, des actes de cuisine ? Hervé This : Ça j’espère beaucoup parce que les dictons faux, c’est des boulets, les dictons vrais, c’est des ailes. Le cuisinier avance, il est porté par ses ailes et il est tiré par ses boulets. Si on arrive à le déchaîner de ses boulets, il avancera plus vite. Jacky Biville : Mais vous ne pensez pas que cela "enlève" - c’est pas ce que je pense, c’est une question - cela "enlève" de la magie aux ouvrages gastronomiques ? Hervé This : C’est une question que Laure Adler m’a posée et j’ai répondu de la façon suivante - je reste à cette réponse parce que je l’aime bien - vous allez au clair de lune avec votre amoureuse, votre amoureux pour les dames, si vous savez pourquoi la lune brille, cela ne vous empêche pas d’être amoureux. Jacky Biville : D’accord. Alors, je fais la transition avec un autre scientifique, que je vais réveiller… Patrick ? Non, il ne dort pas, c’est son œil malin. Alors Patrick, je sais que je vous ai déjà pas mal posé de questions hier et puis les autres fois, mais là, en tant que scientifique et spécialiste des neurosciences, quel regard vous avez, vous, sur l’activité d’un collègue scientifique, sur ce qu’il est en train de nous narrer en ce moment et de nous exposer ? Patrick Mac Leod : Et bien c’est un regard, comment dire, de collègue, c’est-à-dire que je trouve bien, moi, que l’on passe de l’empirisme à l’expérimentation. Cela me paraît une démarche heureuse et je pense que c’est en train d’être le germe, si vous voulez, d’applications très intéressantes, qui dépasseront probablement la sphère de la haute cuisine mais qui passeront tôt ou tard aussi dans une amélioration des aliments industriels. Actuellement, les aliments industriels c’est un peu des parents pauvres. Ils ont été optimisés pour la partie bactériologique, pour la partie toxicologique et, évidemment, pour la partie économique mais pas pour la partie gastronomique et grâce à une rationalisation des choses, on est en train de trouver, et on est en passe de pouvoir appliquer un savoir-faire qui était majoritairement empirique, dont on imaginait que ce n’était pas vraiment la peine de le comprendre mais bien sûr, pour des applications industrielles, cela devient indispensable de comprendre. Jacky Biville : À titre personnel, on ne va pas revenir sur les exposés que vous avez déjà fait concernant les recherches que vous menez mais la question, basique si je ne vous connaissais pas, ce serait : mais alors ce que vous faites, Patrick Mac Leod, à quoi cela sert au niveau de la gastronomie ? Patrick Mac Leod : Alors, je crois que Hervé et moi, par chance, on est complémentaire, ce qui nous évite d’avoir à nous engueuler, c’est toujours agréable. En gros, tout ce savoir empirique, ces réussites très intéressantes, qui sert un peu de matière à réflexion, cela concerne, quand on essaie de regarder avec un regard d’historien des sciences, cela concerne comment on va de l’objet que la nature nous a laissé prendre à un contenu d’assiette remarquablement travaillé. Mais on était resté, avec une attitude qu’on appelle scientifiquement celle de la boîte noire, pour ce qui se passe entre l’assiette et le cortex frontal du dégustateur. Tout cela, c’était observé seulement à la sortie, par ce qu’il dit - et accessoirement ce qu’il fait - mais qu’est-ce qui a bien pu se passer entre l’assiette et le cerveau ne commence à être connu que depuis très peu d’années. Mais en même temps, ça avance à la vitesse à laquelle la science avance en ce moment, c’est-à-dire une vitesse époustouflante. Vous savez, une chose qu’on ne sait pas, c’est qu’actuellement il y a un peu plus de 95 % des scientifiques qui ont existé depuis que l’homme existe qui sont vivants et actifs. Alors, évidemment, quand on a cette explosion exponentielle, cela se met à s’accélérer. Donc, en très peu de temps, on a déjà accumulé une quantité d’informations validées. Quand je dis validées, cela veut dire ce ne sont pas des théories, ce n’est pas ce que je

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pense moi, c’est ce qu’on a trouvé, qui fait l’objet de connaissances que l’on peut transmettre dans un enseignement. Et bien, c’est suffisant déjà pour avoir des retombées dans le domaine de la gastronomie, c’est-à-dire que maintenant, les gens jeunes à qui on enseigne quelque chose, ils auront à traiter, non pas le contenu de l’assiette, mais le système du dégustateur en train de manger ce qu’il y a dans son assiette, avec beaucoup d’éléments supplémentaires, c’est-à-dire que le système est plus compliqué que ses parties, mais cette complexité, elle a l’avantage d’être productive. Donc on est prêt maintenant à entrer dedans. Et cela veut dire, entre autres, changer complètement l’enseignement culinaire. Moi je viens m’exercer cette année, pour la première fois, sous la bannière de l’Institut du goût, à donner des leçons de goût à l’École Ferrandi. Je suppose que cela va être l’amorce d’un changement assez important. Jacky Biville : On reviendra sur des détails, sur des exemples que vous pourriez nous donner juste après. On va passer la parole à Didier Elena puisqu’il est, au premier chef intéressé à la fois par les deux types de recherches scientifiques. Alors, votre point de vue, Didier, là-dessus, sur les deux types de recherches qui sont menés par vos collègues scientifiques ? Didier Elena : Moi je serai plus modérateur, et je reprendrai un tout petit peu au début. D’abord, il faut apprendre. On apprend ce que l’on peut avec ce que l’on a. Ça, c’est le processus de l’école. On a forcement des données qui sont fausses mais on les apprend quand même. Puis après, on rentre dans un cheminement d’aller essayer des expériences chez des gens. Donc, à travers des restaurants, on va aller acquérir de l’expérience. Si on prend le travail d’un cuisinier ou de la gastronomie, on va retenir de chaque personnalité que l’on connaît en France, ou même à l’étranger, une identité. Donc, ils sont allés chercher un univers dans lequel ils se sentaient bien - on prend Ducasse - , la cuisine pense au sud, à travers le Louis XV, après on pourra développer sur les différentes formes qu’il a faites de restaurants. Tous ces grands chefs ont une identité forte à travers des plats. Et je crois que là, tout cela devient très intéressant. C’est qu’une fois que l’on a fait son univers, une fois qu’on sait où on veut aller, on va aller chercher les réponses aux questions de notre univers, et là on a besoin de toute cette connaissance. Il ne faut pas partir tout azimut en mélangeant les styles. Je ne pense pas que la cuisine moléculaire ou l’étude de la cuisine moléculaire soit un univers à lui tout seul pour chaque personne. On va aller chercher son identité, qu’on peut défendre, et on va chercher ces points qui nous gênent un petit peu, parce qu’on a besoin de comprendre pourquoi on fait les choses. Et des fois, des explications ne correspondent pas forcement à ce que nous on comprend. On peut prendre l’œuf, moi j’ai tout lu sur les Thuriès avec l’œuf et je n’ai franchement pas compris. Franchement. Enfin, du moins, cela m’intéressait peu. Et j’ai fait un voyage au Japon, et j’ai mangé un plat qui est assez traditionnel, c’est servi avec un oeuf qui est cuit à basse température. Et là on comprend tout l’intérêt. Mais ça a été le visuel qui a parlé et après on va chercher pourquoi c’est arrivé comme ça. Donc, je crois que, du point de vue du cuisinier, il ne faut pas tout mélanger. On fait de la cuisine pour des gens, on fait de la cuisine aussi pour soi, parce qu’on a besoin de trouver son univers, de le défendre à travers une certaine cuisine qui va correspondre à un lieu, et chacun va chercher ces questions là où il peut les trouver. Sur les problèmes de livres anciens, je suis assez amateur de livres anciens, cela prend du temps parce que ça coûte de l’argent aussi à les chercher, à les trouver. Où peut-on aller chercher des recettes ? Mais vous savez, la cuisine a toujours été le reflet d’une société, du moment où on vivait. Les spaghettis cuits dans du bleu de méthylène, ce n’est pas d’aujourd’hui, on peut aller chercher beaucoup plus loin. Donc, je pense qu’il faut plus regarder ces livres comme des témoignages. Après, si on commence à chercher, c’est vrai qu’il y a des erreurs énormes, mais comme nous on a des erreurs énormes. Je me souviens d’un certain débat sur l’émulsion. On fait des grosses erreurs, mais c’est une façon de comprendre parce que quand on ne comprend pas, lorsqu’on n’a pas l’explication, c’est une expérience et les gens se sentent frileux face à cette expérience. C’est à partir du moment où on a l’explication des choses qu’on commence à l’intégrer. Voilà un petit peu ce qu’on a commencé comme débat, à mon sens. Jacky Biville : D’accord. Donc d’après ce que j’ai compris, effectivement, pour vous, l’approche, on va dire, de la vérité scientifique est plutôt une approche de type pédagogique qui est liée à la fois à l’homme, à l’expérience qu’il a, aux expériences qu’il va rencontrer, aux personnes qu’il va rencontrer, aux… Didier Elena : Son lieu, son univers, ce qu’il veut dégager, ce qu’il veut dire parce que je crois qu’il faut dire des choses simples à travers la cuisine. Moi je parle juste de la cuisine et d’un lieu parce que je crois qu’il faut parler des choses simples. À travers des recettes, il y a un univers. Chaque cuisinier doit avoir un univers. Je suis assez amoureux de design, pour moi l’univers du design, c’est plus ma sensibilité. Mais, en tout cas, une fois qu’on a trouvé son univers, par des choses simples, après on peut aller chercher des questions. Je m’en ficherais, à l’heure actuelle d’aller chercher le pourquoi du comment de l’émulsion ou du truc virtuel que j’ai mangé il n’y a pas très longtemps. Je m’en fiche, ce n’est pas mon truc. Par contre, dans mon univers, il y a des choses que je ne comprends pas, donc je vais aller les chercher. Voilà où cela devient intéressant. Jacky Biville : D’accord. On va passer la parole à Marc. J’aimerais bien savoir, moi, ce que le designer entretient comme rapports avec des scientifiques comme tu as à ta gauche, à ta droite. Est-ce que cela te sert ? Est-ce que

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cela ne te sert pas ? Est-ce que tu en fais fi ? Est-ce que tu es au courant de tout cela ? En quoi cela procède vraiment à tes recherches ou à ton travail ? Marc Bretillot : Le design est une discipline relativement récente et l’intérêt que le design peut porter au monde des métiers de bouche est encore plus récent. Moi, je pense que c’est forcément des sujets qui sont passionnants parce qu’ils remettent en cause des systèmes de fonctionnement. Patrick Mac Leod parlait tout à l’heure de l’exploitation de ces connaissances dans le monde industriel. Moi, je me rappelle avoir fait une dégustation chez Nestlé, où il y avait des grilles de barèmes allant de 1 à 10 et quand on arrivait vers 7/8, c’était que les produits étaient trop bons, c’est-à-dire que l’industriel a un potentiel, un outil incroyable pour produire des produits d’excellence et c’est politiquement qu’il se réduit, qu’il réduit ses gammes. Donc, toutes ces nouvelles connaissances permettent de faire des progrès extrêmement importants en terme de qualité et peuvent, à terme, bouleverser la hiérarchie de ce qui est bon et de ce qui n’est pas bon. Je pense que l’acte de manger est un acte global et qu’on ne peut pas isoler l’environnement de ce que l’on mange etc. et par exemple, je suis persuadé qu’on peut avoir un choc émotionnel important en goûtant le dernier produit d’Hollywood sur le quai d’une gare, et qu’on peut être aussi, à l’inverse, extrêmement déçu dans un restaurant qui affiche des étoiles au firmament. Donc voilà, moi c’est ce qui m’intéresse c’est, un peu à la manière de Hervé This, de voir finalement ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas et de voir comment on peut considérer cet acte de manger comme un acte global. Je n’ai pas du tout les connaissances scientifiques de mes éminents voisins, mais voilà, j’ai un parcours d’homme du terrain, une relation à la matière qui est assez proche de celle du cuisinier et je fais des propositions, qui sont parfois dérangeantes pour essayer, avec ma petite sensibilité, de faire avancer un peu le Schmilblick. Jacky Biville : On va essayer de rentrer dans le concret puisque je vois que Hervé est en train déjà de faire des préparations. Alors, Hervé : exemple de types de recherche, puisque vous êtes déjà en train de manipuler. Chacun d’entre vous va essayer, à un moment donné, de rendre concret ce qu’il vient de dire là maintenant. Hervé This : Pardon, types de recherche, non, parce qu’une recherche ça se fait…, pardon, la science… Galilée a dit que le langage de la nature c’était les mathématiques, donc la science c’est du calcul, je ne vais pas vous infliger ça ! Jacky Biville : Non ! Bien sûr ! Hervé This : J’en suis capable hein ! Jacky Biville : Mais vous allez simplement nous infliger l’utilisation de vos recherches… Hervé This : Récemment, à Grenoble, il y a quelqu’un qui… un collègue…, Patrick disait le mot collègue, qui est un mot très, très compliqué. Il y a une blague dans le milieu universitaire qui est que ce n’est pas vrai que Dieu a crée le monde en sept jours puis qu’il s’est reposé le septième. En fait, le septième jour, il a regardé le monde et il a dit : « C’est formidable, mais il manque quelque chose » et il a inventé le professeur d’université. Mais le diable était là et il a inventé le « cher collègue » Donc, méfions-nous. Mais, en l’occurrence, j’ai entendu Patrick et il le disait de façon bienveillante, je l’en remercie. Cela dit, donc, je suis capable de faire des choses qui paraîtront, pour beaucoup, des choses qui n’amusent que moi. Les épinards ne sont ni bons ni mauvais, ils sont bons pour ceux qui les aiment et pas bons pour les autres, pour simplifier. Je ne vais pas vous montrer de science parce que je ne peux pas. Je peux vous en montrer des résultats, je peux vous en montrer des applications, je peux vous montrer des tas de choses. Jacky Biville : Qu’allez-vous nous montrer ? Hervé This : Alors, d’abord une réflexion : imaginons que j’ai un soufflé ici (il montre un verre), un soufflé au fromage par exemple. Je peux, avec 300 grammes de soufflé, vous en faire 10 litres. Donc, la réussite technique du soufflé c’est qu’il soit gonflé parce que s’il n’est pas gonflé c’est une crêpe, c’est pas un soufflé. Donc, je peux vous faire un soufflé gonflé, donc réussi techniquement. S’il n’a pas la noix de muscade, le bon petit comté ou machin, il ne sera pas bon. Le mot « bon », c’est une question artistique, donc c’est évidemment une question d’expression d’un individu qui a construit son « univers », je suis très sensible au mot de Didier Elena. Maintenant, imaginons que j’aie un soufflé qui est parfaitement conçu artistiquement, parfaitement construit techniquement puis - Marc est à côté de moi - je lui dis (il hurle en tendant le verre à Marc Bretillot) : « MANGE ! » (Marc Bretillot reste impassible) Et bien, ce soufflé n’est pas bon. Ce soufflé ne sera bon que si je dis (d’une voix douce) : « Marc, je me souviens que tu n’es pas né à Reims mais à Arbois et qu’à la sortie d’Arbois, il y a une petite fruitière où ils vendent un comté qui est extraordinaire avec des petits cristaux dessus. C’est pas des cristaux de sel mais des cristaux de tyrosine, qui est un acide aminé, que j’ai peut-être là (il montre son cartable). Alors, ta grand-mère faisait des soufflés comme ça. Je suis allé, POUR TOI, chercher à Arbois LE comté de ta grand-mère. Je l’ai préparé avec SA recette, pas la mienne, la sienne, et voilà ce soufflé que j’ai fait pour toi. Voilà. Je te l’offre, c’est

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mon cadeau ». (il lui tend le verre, que Marc Bretillot prend en souriant). Alors maintenant ce soufflé est bon. Ce qui veut dire que la cuisine, c’est d’abord de l’amour, ensuite de l’art et enfin seulement de la technique. Ce qui veut dire que, pour le scientifique… Jacky Biville : Mais c’est du plaisir aussi, non ? Hervé This : Oui, c’est ce que j’appelle l’amour. L’amour on peut le dire de mille façons, mais le fait de manger ensemble c’est ce que j’appelle de l’amour, on partage quelque chose. Donc, cela veut dire que, du point de vue scientifique, je suis un âne. Non seulement je n’avais pas compris ce que c’était que des recettes mais en plus j’avais pas compris que c’était d’abord de l’amour. Mais si la science se préoccupe de cuisine, elle doit d’abord se préoccuper de l’amour, c’est-à-dire un plat que je vous ai apporté : combien d’amour il vous donne ? Comment le chef va-t-il, consciemment, construire un plat qui dise « Je t’aime » ? Et bien, on sait des tas de choses, par exemple j’ai vu chez Guérard une huître sur laquelle il y avait une petite brunoise de betterave, parfaitement taillée. Je me souviens de chez Robuchon, par exemple, j’avais vu des gars, à la poche à douille, ils faisaient mille, MILLE petites tâches vertes autour d’une assiette avec de la crème rose, MILLE ! Il fallait une demi-heure pour dresser l’assiette. C’était fou ! Sauf que non, ce ne sont pas des fous. Ces gens me disaient : « Je te donne de l’amour » et ils me donnaient mille petites tâches faites à la main, pas à la machine ! Pourquoi est-ce qu’un plat Findus que vous servez à des invités n’est jamais bon ? Parce qu’on ne peut pas se débarrasser de l’amour qu’on donne à nos invités comme ça. Ce n’est pas un plat qu’on prend, Findus, et crack ! que l’on met sur la table ! On est là pour leur donner du temps et les accueillir. Alors, la science, elle peut se préoccuper de cela aussi. C’est dérangeant, hein ? Mais maintenant cela doit être une entreprise qui doit commencer, qui doit se faire logiquement, l’art aussi, peut-être. Alors, (il prend un tube à essai) une manip parce que, quand même, c’est ce que j’aime dans la vie. Moi, c’est ce que j’aime, alors je vais vous en donner un avant-goût. Voilà le type de manip, toute simple, que j’aime. Voilà du vin, donc Dieu a inventé le vin, je ne me prends pas pour dieu, hein ? Mais on a le droit de rigoler. Jacky Biville : Avant, j’aimerais bien que vous me disiez pourquoi, à chaque fois qu’on vous invite dans une manifestation, vous souhaitez forcément faire une manip. Hervé This : (il montre Didier Elena) Il a répondu. L’émulsion et la mousse, ça l’emmerde, sauf que le jour où il en a besoin, ça lui parle, voilà. Et une manip, le réel est là, les discours, je peux vous mentir, la manip, elle ne vous mentira jamais. En plus, je suis extrêmement timide, alors si vous me regardez, je rougis et si vous regardez la manip, je ne rougis plus parce que vous ne me regardez plus. Ensuite, il y a des tas de vertus, c’est-à-dire que, voilà, vous avez un verre d’eau déjà, ce verre d’eau c’est mille questions, or les questions c’est… Si je vous demande quelle heure il est, vous allez me dire : « il est trois heures » et je ne sais pas quoi et puis le dialogue s’arrête. On n’est pas ami si on ne se parle pas. Donc comment me faire des amis ? Je veux que vous soyez ami avec moi, et bien je vous dis : « Tiens, l’estomac c’est de la bidoche. Si je mange de la bidoche, l’estomac digère la bidoche. Alors pourquoi cet estomac ne se digère pas lui-même ? » Voilà, cette question vous la portez en vous, vous l’avez en vous jusqu’à la fin de vos jours, je ne répondrai pas. C’est une question. Et pour les enfants, la pédagogie, c’est essentiel les questions. Einstein a dit toute sa vie, que toute sa carrière était liée à une boussole qui tournait toujours vers le Nord. Pourquoi la boussole tourne toujours vers le Nord ? C’est quand même emmerdant ! Enfin, pas emmerdant, c’est passionnant ! On en fait une vie de physicien. Alors voilà, voilà le verre d’eau. Tiens, pourquoi l’eau est liquide, alors que le verre, lui est solide ? Voilà une question. L’eau et le verre sont transparents, si c’est transparent, pourquoi est-ce que je les voie ? Parce que si c’est transparent, cela veut dire que je voie à travers, donc je ne devrais pas les voir. Non ? C’est pour cela qu’on met des bandes en plastique sur les portes vitrées, pour ne pas se casser le nez, parce qu’on ne les voit pas. Et bien là on le voit, tiens, c’est marrant. Alors voilà, donc voilà la réponse à votre question. Maintenant je prends la mienne. Dieu a crée le vin un jour. Ce vin a du bouquet. Le bouquet ça veut dire de l’odeur, ça ne veut pas dire de l’arôme. Je ne sais pas très bien ce que veut dire le mot arôme, de moins en moins d’ailleurs, donc je ne l’utilise plus. Il y a des molécules odorantes. Ah ! Dans le vin, ce bouquet c’est des molécules odorantes. Molécule, je suis d’accord, c’est un gros mot, en cuisine, évacué, donc on ne va pas le dire. On va dire qu’il y a des trucs qui sortent du vin et qui passent dans mon nez, parce que sinon je ne les sentirais pas. Ça s’appelle le bouquet. Appelons-les molécules, c’est plus facile pour dire des trucs. Donc, ces machins qui sont en train de sortir, s’ils sortent c’est qu’ils ne veulent pas y rester, parce que du sucre, lui, il n’aurait pas d’odeur par exemple. Alors je sais bien qu’il y a des molécules qui sortent et qui n’ont pas d’odeur, je sais plein de choses, mais supposons, pour simplifier, que les molécules odorantes soient des molécules qui ne soient pas solubles dans l’eau, comme l’huile. Alors des molécules odorantes, voilà, par exemple ici des molécules qui font une odeur de badiane, mais il en faudrait un millième de gouttes pour faire l’odeur d’une vraie badiane, et ce ne serait pas une vraie badiane. Ce serait quelque chose qui ressemblerait à la badiane et qui ne serait pas la badiane parce qu’il n’y a pas LA badiane. Chaque badiane, chaque plant est différent, a un goût différent, il ne faut pas être fou non plus. Alors voilà, donc là j’ai des molécules qui ne veulent pas aller dans l’eau, c’est de l’huile, mais Dieu a réussi à les mettre dans la création puisque le vin a du bouquet. Comment est-ce qu’il a fait ? Voilà une expérience extra : vous prenez de l’alcool, parce que Dieu avait inventé l’alcool, que les humains n’ont découvert que très tard puisque c’est vers l’an 1000 que la distillation s’est popularisée et qu’on a trouvé un autre élément que les quatre d’Aristote

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qui étaient l’air, la terre, l’eau et le feu et on a appelé ça le cinquième élément, c’est-à-dire la quintessence. La quintessence, c’est l’alcool, pas dans toutes les traditions. Alors, l’alcool se dissout dans l’eau, ça pas de scoop, on le sait bien. Ah oui mais attendez, imaginons que je mette de l’alcool avec mon huile. Il faut que je mette un tout petit peu plus d’huile pour que l’on voit mieux l’expérience (il s’exécute). Si j’arrive à dissoudre mon huile dans l’alcool, et si je mets ensuite l’alcool dans l’eau, qu’est-ce qui va se passer ? Et bien l’huile devrait être apportée dans l’alcool. Et bien, abracadabra… Voilà, ici j’ai une myriade de petites gouttelettes d’huile dans l’eau et c’est parfaitement stable et c’est même, pour l’instant, dans une couche qui est en hauteur mais le temps va faire que ça va se redistribuer parce que le mouvement brownien, qui était si à la mode en 2005 parce que c’était l’année où on a célébré le mouvement brownien d’Einstein, va faire que les gouttelettes sont petites donc les molécules, l’agitation de l’eau va remettre ça en circulation. Ça, c’est une des plus belles expériences que je connaisse, elle demande trois fois rien, on met de l’huile dans l’eau alors que ce n’est pas possible. Alors ça, ça m’intéresse. Maintenant en cuisine, et bien ça intéresse Pierre Gagnaire, paradoxalement, parce qu’il me dit : « Mais oui mais tu comprends, si je prends un jus de fraises, le jus de fraises c’est comme de l’eau, ça contient beaucoup d’eau, et puis si je prends une vodka, c’est comme ton alcool, et puis si je prends une huile, par exemple, macérée au basilic, et bien je fais un plat. Je le sers. ». Et il le sert ! Vous voyez les relations entre la science et la technologie, et l’art - mais l’art il est toujours là d’une autre façon - et bien, ça tient à ça. On n’est pas en train de construire des grands synchrotrons, des machins, on peut peut-être déjà avoir ça, on peut peut-être déjà regarder ce qu’il y a autour de nous, on peut déjà s’émerveiller de ce que l’on voit. J’en demande pas plus moi. Et là, il manque le calcul bien évidemment, mais je ne vous l’imposerai pas aujourd’hui. Sauf si vous me le demandez très fort. (rires de la salle). Parce qu’il est important de dire que le calcul est merveilleux, c’est-à-dire qu’un homme de science qui n’aime pas calculer, il devrait faire autre chose. Le langage du monde, c’est les mathématiques, a dit Galilée. Jacky Biville : Qui dit recherche dit donc publication des recherches, et ces recherches… Hervé This : Ça c’est une publication, hein ! Jacky Biville : Oui, d’accord. Écrite ? Hervé This : Ah Écrite ? Oui, écrite, orale, radio, télé, tout. Moi un jour, je disais à des collègues : « Vous savez, je préfère publier ». J’avais inventé la recette du chocolat chantilly, c’est-à-dire vous faites une mousse au chocolat sans œufs. Bon, en gros, c’est vous faites une émulsion de chocolat, ensuite vous fouettez, vous reconstituez une crème. En pratique, vous prenez une casserole, vous prenez de la flotte, vous en prenez 20 centilitres, vous mettez 225 grammes de chocolat à croquer, vous chauffez doucement. Alors que le monde de la pâtisserie a souvent dit qu’il ne fallait pas mettre de l’eau avec du chocolat, si vous vous y prenez comme ça, ça fait une émulsion de chocolat, donc, dans le temps j’avais appelé cela une béarnaise au chocolat. Vous posez votre casserole sur des glaçons, vous fouettez avec un petit fouet à la main, et au bout d’un moment ça blanchit et ça prend du volume, et vous avez une texture de chantilly, donc j’appelle cela du chocolat chantilly. Ce jour-là, j’ai publié dans Elle. Je suis plus heureux d’avoir publié dans Elle ce truc-là que dans le journal Food and chemistry parce que dans Elle c’est 1,5 millions de lecteurs, dans le journal, c’est mes collègues mais mes collègues ils me connaissent déjà, donc c’est une petite hypocrisie. Donc je préfère publier dans Elle. Je publie aussi ailleurs, mais j’aime bien publier dans Elle. Enfin je dis Elle… Jacky Biville : Pas dans Sciences et Vie… Hervé This : Mais pourquoi ? Mais si bien sûr ! Il n’y a pas de raison que quiconque soit épargné par des connaissances si elles sont utiles. Dans Sciences et Vie, dans Elle, j’ai une chronique mensuelle dans Pour la science, j’ai une chronique mensuelle dans La Cuisine collective, tout cela gratos, hein ! J’ai une chronique mensuelle dans L’Hôtellerie, j’ai une chronique mensuelle dans Grands Gourmets, j’ai une chronique mensuelle dans la revue scientifique du CNRS, enfin, j’en ai onze en ce moment. Gratos ! En plus ! Jacky Biville : Alors pourquoi tant d’acharnement à la médiation ? Hervé This : Parce que le monde est beau et qu’il faut le dire, c’est-à-dire qu’en ces siècles de plomb, où l’argent tient lieu de valeur morale, la connaissance, c’est notre rempart contre l’intolérance. Le siècle des Lumières a été bousculé par des choses qui n’auraient pas dû et je crois qu’aujourd’hui il y a une vision un peu éclairée à retrouver. Cette vision éclairée, c’est de dire aux enfants que la connaissance c’est quelque chose de merveilleux, c’est-à-dire que le métier de cuisinier, on dit souvent que c’est un métier manuel, ce n’est pas vrai. Sur le Musée des Compagnons, à Tours ou à Blois, je ne sais jamais, il y a marqué : « La tête guide la main ». On n’est pas des bestiaux avec des mains qui s’agitent. On fait des gestes parce qu’on a décidé de les faire. En cuisine, comment voulez-vous donner de l’amour si vous n’avez pas un peu réfléchi à comment vous le donnerez ? Soit c’est une sorte d’atavisme, et vous serez très limité. Et puis l’École, quand même, qu’est-ce qu’elle doit faire l’École ? Elle ne doit pas faire des OS à la chaîne etc., elle doit contribuer à ce que chaque individu se révèle à son plaisir, à son bonheur et lui transmettre une connaissance suffisamment large pour qu’ensuite il décide de son destin. On n’est pas là pour faire des travailleurs à la chaîne.

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Jacky Biville : Alors, j’allais en arriver là Hervé : est-ce que vos recherches trouvent des débouchés d’enseignement dans les lycées hôteliers ou autres ? Hervé This : Il n’y a qu’à demander… J’ai plusieurs copains qui…(il s’adresse à Ali Sekkaki, DAAC de l’Académie de La Réunion, qui est dans la salle en qualité de stagiaire) Ali, tu as vu quoi toi ? Ali Sekkaki : 60 classes à PAC arts du goût. Hervé This : 60 classes à PAC arts du goût, voilà, par exemple. Mais ça ce n’est pas dans les lycées hôteliers, c’est dans les écoles. Jacky Biville : Je parle dans les filières hôtelières. Hervé This : Non, mais il y a plein de choses. Par exemple, il y a les ateliers expérimentaux du goût, en particuliers, qui ont été prototypés entre l’île de La Réunion et l’Académie de Paris. Donc, ces ateliers expérimentaux du goût, ça coûte zéro, n’importe qui peut les mettre en œuvre dans une classe. Au début, c’était les classes à PAC, maintenant qu’il n’y a plus de sous on ne fait plus de classes à PAC. À La Réunion, ils ont d’ailleurs la chance d’avoir encore un peu de sous pour ça, il y a des endroits où il n’y en a pas. Mais les ateliers expérimentaux du goût, ça marche dans les écoles. Jacky Biville : Pour ceux qui ne sont pas dans le système éducatif, c’est un dispositif spécifique pour travailler dans les domaines des Arts et de la culture. Hervé This : Et le premier atelier consiste à enseigner à des enfants comment faire un mètre cube de blancs en neige avec un seul blanc d’œuf et comprendre pourquoi c’est blanc et pourquoi c’est ferme. L’enjeu est quand même étonnant, hein ? En ce qui concerne les lycées hôteliers, je vais dans des stages de formateurs de l’Éducation nationale, dans toutes les académies, en plus de mon boulot, en m’emmerdant avec les avions, les trains, les machins, ça c’est la partie pédagogique, et les revues, c’est une partie pédagogique aussi. Et puis, il y a des réflexions. Par exemple, Dominique Bussereau, le ministre de l’agriculture m’a dit : « Il faut enseigner le fait alimentaire dans l’enseignement agricole ». Donc en ce moment, on est en train de repenser tout le dispositif pour le mettre dans tous les lycées agricoles, par exemple. Et on ne va pas s’arrêter parce que je ne suis pas mort encore. On va continuer. Vous ne voulez pas une deuxième manip là ? Jacky Biville : Si vous voulez, oui. Hervé This : Alors ça c’est parce que, si je me souviens bien, le thème de la journée c’est … ? Jacky Biville : C’est les derniers référents qui servent la gastronomie. Hervé This : Alors ici c’est une nouveauté. Vous avez entendu, j’ai fait une distinction entre la gastronomie moléculaire, qui est une science, et puis ses applications. Parmi ses applications, il y en a une que les journalistes ont appelé « cuisine moléculaire » donc c’est Ferran Adria et d’autres. Il y en a une autre que j’ai appelé moi-même « constructivisme culinaire ». En gros, il s’agit de faire pleurer d’émotion ou de faire rire ou de mettre en colère. À mon avis, il y a de bons représentants comme Pierre Gagnaire, Jean Chauvel et d’autres, que je ne connais pas, je ne connais pas le monde entier, j’ai quelques copains, bon. Et puis, je me suis dis l’autre jour : tiens c’est marrant, une tendance qui est déjà à la mode, comme l’est la cuisine moléculaire, ça prouve qu’elle est morte. Et donc, c’est l’avenir qu’il faut préparer. Alors, c’est un truc rigolo. Vous voyez, si je prends une carotte dans un plat, une carotte, ça veut dire qu’à la fois j’y mets - moi qui essaie d’analyser, avec d’autres, avec les collègues et les sciences des éléments - je sais que dans une carotte j’ai du saccharose, c’est-à-dire le sucre de table, du glucose, du fructose, des caroténoïdes, des tas de choses à la fois. Je mets ma carotte, c’est comme si un musicien jouait un accord, c’est-à-dire que je ne peux pas moduler, c’est-à-dire que j’ai tout ensemble dans ma carotte. Mouais, mais enfin, une musique par accord, blang, blang, blang, blang, blang, blang, c’est un peu lourdingue. Donc je dis : il est temps d’avoir une cuisine note à note, c’est-à-dire, par exemple, vous avez fait un plat, il manque d’acidité. Jusqu’à présent, pour mettre de l’acidité dans un plat, vous êtes forcés de prendre soit du jus de citron, soit du vinaigre, soit quelque chose. Mais ce jus de citron, il va apporter le goût du citron en plus, ce n’est pas ce qu’on voulait, on voulait seulement l’acidité. Le vinaigre, il va apporter le goût de vinaigre, ce n’est pas ce qu’on voulait, on voulait juste l’acidité. Donc, ma proposition c’est de dire : si j’ai un accord, qui ne me plaît pas exactement comme il est, j’ajoute une note. Alors par exemple ici, voyez, (il montre un flacon) j’ai de l’acide tartrique, c’est ce qui cristallise au fond des bouteilles de vin blanc quand il fait froid. Si j’ai un plat qui n’est pas assez acide, je fais comme avec le sel et le sucre, j’y mets une note supplémentaire. Ouais, mais alors, on pourrait imaginer d’aller encore plus loin, et c’est ça

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que j’appelle maintenant la cuisine note à note, c’est : allons encore plus loin. Je ne dis pas qu’il faut le faire, hein ? Je dis qu’il faut y réfléchir. Je dis, en tout cas, que ça (il montre le flacon d’acide tartrique), moi je l’ai dans ma cuisine à moi, donc quand j’ai besoin d’un acide, je prends ça, parce que si je ne veux pas de goût de citron, je ne veux pas de goût de citron. Alors, (il montre un autre flacon) voilà par exemple ce qu’on appelle des polyphénols, enfin ce sont des composés phénoliques qui ont été extraits du raisin, ceux-là c’est de la syrah, par mes collègues de l’INRA de Montpellier. Ça a une odeur et un goût extra, je suis désolé que tout le monde ne puisse pas goûter, si on me donne une feuille de papier, je la mettrai là, j’en mettrai un peu et on pourra tremper son doigt. Et alors, voilà, imaginons que je veuille mettre de la syrah (il met un peu de syrah dans le verre de la manipulation précédente), pardon, j’ai oublié d’y mettre quand même un peu d’alcool que j’avais ici parce ça se dissout mieux comme ça, il y a du gras, donc le gras va m’embêter mais enfin on va y arriver, (le mélange rosit) voilà, de toute façon c’est le principe qui compte. Pardon, Marc, je peux prendre le verre ? Ce sera plus joli là-dedans. Tu pourrais me mettre un peu d’eau. Un petit peu d’eau. Voilà. Merci. Si je veux faire, par exemple, une sauce, je ne vais pas mettre de l’eau pour en enlever, je vais mettre juste la quantité qu’il faut. Je veux de l’alcool mais je veux 1%, (il verse de l’alcool dans le verre d’eau) je mets 1%, si je veux 10%, (il rajoute de l’alcool) je mets 10%. Alors ensuite, je reviens avec mes polyphénols, (il ajoute des polyphénols dans le mélange d’eau et d’alcool) je vais en mettre en peu. Ça peut exploser, hein ! Je peux faire ce que je veux. Voilà (le mélange devient rouge très foncé), là ça a une plus belle couleur, ça a un goût, hein ! Ça a d’abord un goût, ce n’est pas pour la couleur, ce n’est pas pour faire joli devant le public. Tiens, je voudrais y mettre quoi ? Je voudrais un peu d’astringence. Ces polyphénols-là ne sont pas des polyphénols astringents parce qu’ils ont été extraits de la baie et non pas de la rafle. Et bien, j’ai des polyphénols extraits de la rafle (il rajoute des polyphénols astringents). Ah ! Il me faut de la douceur puisqu’on donne de l’amour ! (Marc Bretillot y goûte et fait la grimace). Ça doit arracher un peu, hein ? Je vois la tête de Marc. Ah ! Tiens ! Voilà ! Du glucose ! Le glucose, ce n’est pas sucré comme le saccharose, c’est doux. Mettons-y du glucose, voilà. Ici, j’ai composé quelque chose. Alors c’est complètement crée, c’est complètement construit. Ce n’est pas cuisiner la carotte, je suis bien d’accord. Je ne dis pas qu’il faut le faire. Je dis simplement que cette cuisine est l’opposé de la cuisine où on utilise que des ingrédients genre carotte, qui ne sont pas naturels, puisqu’on est bien d’accord, il n’y a pas de naturel en cuisine. Nos carottes d’aujourd’hui elles ont été sélectionnées avec des milliers d’années de gens qui ont bossé pour transformer la carotte sauvage, minable, en une très belle carotte de chez certains bons maraîchers. Je dis qu’il y a deux opposés et que nous pouvons nous situer entre les deux. Chaque chef aura à décider. Et je ne suis pas là pour décider à sa place, je suis là pour montrer quelque chose qui peut exister. Ce machin-là s’appelle la cuisine note à note, complètement note à note, et je suis heureux de vous dire que Pierre Gagnaire a fait une conférence de presse à sketches à Londres, il y avait 50 journalistes invités et il a servi un perdreau à la Castillane sauce aux polyphénols. Voilà, je crois que c’est démonstratif. Ça vaut le coup de faire du démonstratif, sinon on s’emmerde. Jacky Biville : Alors Patrick Mac Leod, qu’est-ce que vous pensez du filtre d’amour que vient de nous proposer votre collègue, puisque quand on le voit faire comme ça on a l’impression, effectivement, même en sachant que c’est de la science, que ça a l’air… Hervé This : Ah non, non, non, ce n’est pas de la science ! Là c’est une application technologique ! Jacky Biville : Vous vous doutez bien que là je vulgarise vos propos, donc laissez-moi libre de mes mots. Et donc, le filtre d’amour qu’il vient de nous proposer, effectivement, s’il y a plaisir ça veut dire qu’on pourrait avoir n’importe quoi dans le verre, du moment que le plaisir est là ? Patrick Mac Leod : Non. Je vais être obligé de répondre en deux fois. Ça, j’ai envie d’appeler ça, en souriant, la méthode Coca-Cola. Ce n’est pas nouveau et on s’est amusé à faire des trucs à partir de rien depuis longtemps, c’est juste une démonstration que l’on peut faire ce qu’on veut en gros. Si on veut que la méthode Coca-Cola fonctionne, il ne faut pas oublier d’y ajouter un ingrédient qui stimule directement le centre du plaisir, c’est-à-dire que sinon, ce sera oublié. C’est à tel point que, quand Coca-Cola a été obligé d’enlever le sucre, qui est l’agent renforçateur, parce que les gens avaient tendance à être obèses, on a fait le Light Coke et les gens qui alignaient fièrement devant leur bicoque 200 bouteilles de Coca-Cola parce qu’il y avait une petite récompense quelque part, on s’est aperçu que, tout doucement, la rangée de bouteilles diminuait et qu’ils avaient oublié, carrément, en six mois, le Coca-Cola. Alors, ce n’est pas parce que c’était du Coca-Cola, c’est-à-dire, au départ une décoction un petit peu arbitraire de n’importe quoi, c’est parce que, pour l’aimer, il fallait marcher avec le système que le souvenir sensoriel qu’on a inscrit dans son cerveau est associé à ce qu’on peut appeler commodément un label hédonique, c’est-à-dire quelque chose de positif du point de vue plaisir, qui en l’occurrence est le goût sucré. Donc, puisque là il y avait un peu de glucose, le glucose, c’est un peu moins sucré que le saccharose, pour la plupart des gens il aurait fallu mettre à peu près 15% pour arriver à un taux de sucrosité motivant. Alors voilà, ça c’était pour la partie plaisir, quelque chose qui illustre, comme dit très bien Hervé, qu’on peut fabriquer de toute pièce un produit et que ce produit soit l’objet d’un échange positif.

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Maintenant, pour la partie de l’amour, je ne confonds pas, personnellement, amour et plaisir. Je pense que le plaisir, enfin je sais maintenant - je suis obligé de dire « je sais » ça peut paraître un peu prétentieux - que le plaisir est une fonction physiologique. C’est des histoires de glandes et on a, quelque part dans notre cerveau, une glande qui fabrique l’hormone de croissance, une autre qui fabrique l’hormone anti-diurétique etc. Et il y en a une qui fabrique le plaisir, exactement selon les mêmes processus, les mêmes régulations et avec des effets très importants en ce qui concerne les relations interindividuelles. Et le plaisir partagé, l’expérience montre, et la physiologie confirme, qu’il est plus fort que le plaisir solitaire. On peut appliquer ça à tous les domaines, je vous laisse choisir, et c’est constant. Donc, dans un échange tel que celui du cuisinier qui donne quelque chose à des consommateurs, à des convives, il y a un plaisir donné et reçu. Il y a de l’amour, s’il y a de l’amour, donné et reçu. Et c’est un problème qu’on a avec les artistes parce que les artistes, toute personne qui crée est un artiste d’une certaine manière, ils ont besoin d’être motivés. Ils font quelque chose de très difficile, qui est plus difficile que ce que fait la moyenne des gens, et ce sont en quelque sorte des héros, des conquérants de l’Himalaya. Et ils veulent bien tout donner et du coup, ils sont trop purement oblatifs et ils ont un peu de déception quand on ne remarque pas ce qu’ils font, et donc ils sont là en train de dire : « Aimez-moi, aimez-moi ! », vous voyez ? Et l’échange de nourriture est un média irremplaçable pour l’échange amoureux entre individus, le prototype étant l’interfamilial avec la maman qui fait manger ses enfants, c’est quelque chose de tout à fait fondamental. Donc, merci Hervé d’avoir attirer nos réflexions sur cette dimension d’échange que, sans aller jusqu’à l’émotion de choses très grandes et très motivantes, on appelle couramment la convivialité, mais c’est bien de ça qu’il s’agit. Hier soir, certains d’entre vous étaient autour d’une table, heureux d’y être parce qu’ils étaient ensemble, pas seulement parce qu’ils avaient quelque chose, que probablement tous appréciaient, dans leur assiette. C’était presque le prétexte du plaisir, il fallait qu’on soit ensemble. Donc en effet, (s’adressant à Marc Bretillot) je pense que cela rejoint aussi ce que vous disiez tout à l’heure sur l’importance de l’environnement dans l’action gastronomique, il faut absolument que l’environnement humain soit d’accord. Si c’est de la mode, si c’est du commerce, si c’est faire semblant, cela ne marche pas bien, il faut qu’il y ait quelque part la sincérité, à ce moment-là on est comblé. Jacky Biville : Didier ? Votre point de vue ? Vous réagissiez par rapport aux deux interventions de scientifiques ici présents. Je vous sentais, à certains moments, envie de réagir… Didier Elena : J’ai envie de réagir parce que c’est vrai que notre vision est légèrement différente. Cela dépend de l’approche que l’on a. Pourquoi se dire qu’on veut rajouter de l’acidité ? Moi je réagis comme ça : chaque plat d’abord on le réfléchit et on va dire : qu’est-ce qu’on veut dire ? Parce que je crois que c’est ça la cuisine, c’est : qu’est-ce qu’on veut dire à travers le plat ? Je ne rajoute pas de l’acidité ou je ne rajoute pas du rouge parce que le plat est bleu et que j’ai envie qu’il y ait une touche de rouge. Tous les aliments qui composent un plat doivent avoir un sens. Cela peut être une perception, c’est en tout cas, ça semblerait un peu prétentieux, mais c’est ma vérité. Je n’ai pas envie de rajouter quelque chose parce que… Jacky Biville : Mais est-ce que ce n’est pas ce qui différencie justement le cuisinier ou l’artiste du scientifique, le fait de créer du sens ? Didier Elena : Peut-être, peut-être, oui tout à fait. On a aussi besoin, comme on le disait tout à l’heure, de certaines réponses aux questions qu’on se pose. On va rouvrir le 10 février, on a redéfinit un petit peu tout le restaurant, enfin je pense. Je suis en train d’essayer de faire quelque chose, de réfléchir à une bulle qui comprendrait un jus de crustacé entouré de sabayon. Je m’amuse un petit peu tous les jours mais ce n’est pas forcément évident. Donc là on a besoin, mais c’est aussi marrant de chercher parce que, en fin de compte, la traduction de tout ça c’est un crustacé au sabayon de champagne, une écrevisse au sabayon de champagne. Donc à la finalité, ça reste un sens. Voilà comment moi je travaille, donc c’est vrai qu’à un moment donné on a besoin. Je voudrais donner un autre exemple. On va en parler peut-être ce soir, je crois, mais je saute sur l’occasion de le faire maintenant. On a la cuisson à basse température, c’est une technique. Donc on va prendre un jarret de veau. On ne va pas rentrer dans le détail que toutes les viandes, sauf bien sûr le râble de lapin, contiennent du collagène et que la seule façon de faire fondre le collagène, c’est d’élever la température. Je prends juste le jarret de veau. Dans la pensée, le jarret de veau, et forcément l’osso bucco, est forcément gris, puisque il est cuit longtemps à une température élevée. On prend ce même jarret de veau et on le cuit en-dessous de cette température qui est de 62°C, on le cuit à 58°C. Si on le laisse plus longtemps, le collagène va fondre, donc l’aliment va être cuit, mais malheureusement il n’aura pas perdu sa couleur, il sera rose. Est-ce que les personnes vont l’apprécier de la même façon ? Je ne crois pas parce que l’œil va dire : « C’est cru ». Jacky Biville : Vous avez raison, j’ai eu la même réaction par rapport au suprême de pigeon hier qui était servi rouge et je suppose d’ailleurs que si je n’ai pas bien digéré, alors que c’était très bon, c’est que j’ai été influencé par ça.

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Didier Elena : Donc il n’y a pas toujours toutes les réponses et voilà les réactions que l’on peut avoir, c’est-à-dire qu’il y a une réalité et après cette réalité, il y a ses propres choix. Quand on prend l’exemple de cette bulle de crustacé, j’ai besoin d’aller chercher un petit peu quelque chose ailleurs que simplement ce que je fais à l’heure actuelle. Mais après, par contre, sur un jarret de veau, on n’arrivera pas à l’idée que je puisse servir dans un restaurant un jarret de veau braisé mais rose parce que personne ne le comprendra. Donc là, du coup, il faut traduire un petit peu et voilà ce problème de cuisinier auquel on est confronté. Patrick Mac Leod : Je voudrais rebondir sur la viande qui a l’air crue quand elle est cuite. C’est quelque chose qui est tout à fait transitoire, seulement cela ne peut pas se régler en un repas. Nous sommes dominés, parce que nous sommes des primates diurnes, par notre centre visuel et il nous a imprégné d’un tas de références dans nos expériences préalables. Donc, le jour où l’on va nous présenter un objet qui ne correspond pas visuellement à notre attente, nous avons l’impression qu’il est faux et cela nous empêche d’apprécier son originalité et ses qualités. Et c’est un des drames de l’artiste, c’est qu’on oscille toujours entre la séduction et la provocation et il est nécessaire d’utiliser ce que l’on sait de la plasticité du cerveau humain. Il est tout à fait pertinent de se servir de cela pour faire progresser le convive à la vitesse où il peut aller, sans le bousculer. Et si on transige avec, disons, la dynamique de la plasticité du cerveau, et bien, on choque, et alors à ce moment-là, cela devient un petit jeu, souvent un peu pervers. Hervé This : Juste une remarque, Didier. Dans le fond, la question que tu te poses, c’est comment faire griser ton jarret de veau rose. C’est marrant parce qu’il y a deux réponses. Il y a la façon d’injecter la couleur et puis il y a surtout la façon qui est, à mon avis, plus intéressante c’est de se poser la question scientifiquement de pourquoi c’est rose, pourquoi c’est gris et d’être capable de répondre ensuite, de façon éventuellement culinaire, sans injection de machin-truc, pour avoir le même mais avec la couleur que l’on veut. Pour l’instant, le cuisinier, il subit la couleur de la température et il n’y a pas de raison pour ça. Il n’y a pas de loi au parlement qui dit que le jarret de veau à 62°C, il doit être rose. On pourrait faire un truc ludique, on pourrait faire jaune, on pourrait faire violet, on peut faire ce que l’on veut à condition d’être malin. Et pour ça, il faut avoir produit la connaissance, d’abord. Patrick Mac Leod : Oui, mais enfin on ne sera jamais malin au point de faire aimer d’un seul coup quelque chose qui n’est pas conforme. Il y a une loi supplémentaire qui est la loi du fonctionnement du convive, qu’il faut vraiment ne pas aimer du tout pour faire exprès de choquer. Jacky Biville : Est-ce que c’est le même problème que rencontre le designer culinaire ? Est-ce qu’il faut toujours naviguer entre la provocation et une sorte de sécurité - j’allais dire de design - pour que le convive puisse quand même apprécier ce qu’il va manger tant sur la forme que sur la découpe ou sur la présentation, sur la mise en espace ? Marc Bretillot : La première chose à faire, c’est d’établir une espèce de cahier des charges en définissant le seuil d’acceptabilité du convive et je pense qu’il est extrêmement variable en fonction de la situation. Les dégustateurs sont prêts à déguster un jarret de veau rose chez Didier Elena parce qu’ils y vont pour avoir une certaine émotion, connaître son travail et chercher ce genre émotion. Par contre, ils ne sont pas du tout aptes à faire la même expérience dans une sandwicherie au coin de la rue. Et donc, ce qu’expliquait Patrick Mac Leod, c’est qu’en fait, ce seuil d’acceptabilité est extrêmement ténu dans le monde de l’alimentation, contrairement aux autres arts. C’est peut-être pour ça que - alors je ne sais pas si c’est de l’art ou si ce n’est pas de l’art - vous allez voir une exposition de tableaux, si vous n’aimez pas les oeuvres picturales, il n’y a pas de suites physiques par rapport à ce rejet. Dans la nourriture, qui est un poison potentiel, il y a des facteurs qui doivent être rassurants et qui permettent de transgresser certaines connaissances. Mais ce champ de nouveauté est extrêmement ténu et l’espace de liberté est, du coup, beaucoup plus restreint que dans les autres activités artistiques. Jacky Biville : Cela veut dire que ce cahier des charges, tu le définis avec la personnalité avec laquelle tu vas travailler, en l’occurrence un cuisinier ou quelqu’un qui travaille dans les métiers de bouche, j’imagine un traiteur, je ne sais pas ? Ce cahier des charges vous le définissez à deux ou est-ce que tu connais déjà les limites, toi-même, à ne pas dépasser en tant que couleur, forme, taille etc. ? Marc Bretillot : Et bien, un designer c’est quelqu’un qui se situe à mi-chemin entre le monde de la création et la technicité. À chaque fois c’est une discussion. C’est quelqu’un qui sert à peu de relais et quand je dessine des pâtés en croûte pour des charcutiers dans le Limousin, ce n’est pas du tout la même histoire que quand je conçois un repas un peu événementiel pour une société fashion en plein cœur de Paris. Donc voilà, à chaque fois ce sont des choses qui sont à considérer en fonction du projet. Jacky Biville : Question à Patrick Mac Leod : le design, Patrick Mac Leod, le design culinaire, les arts de la table, c’est le contexte par rapport à la gastronomie ou cela fait partie entière de la gastronomie ?

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Patrick Mac Leod : C’est tout l’ensemble. L’expérience alimentaire, le fait de prendre un repas, c’est quelque chose qui intègre l’objet qu’on transforme en une partie de soi-même. Mais cela concerne aussi le contexte, et sans limite, c’est-à-dire qu’il y a un premier cercle, un deuxième cercle, un troisième cercle. Parmi tous ces cercles, il y a la partie chaleur humaine et cela forme un tout. Et c’est une propriété qui est tout à fait connue de la mémoire de tous les êtres supérieurs, ce n’est pas propre à l’homme, c’est qu’elle est associative en fonction du temps et elle n’est pas rationnelle. Donc, ce que j’inscris dans ma mémoire, à un moment donné, c’est tout ce qui est entré par toutes mes portes sensorielles que ça ait un rapport, une cohérence ou pas. De toute façon, chacun de ces éléments est relié à tous les autres par le même lien, qui est le lien d’être simultanés et cette simultanéité elle est étroite, elle est de l’ordre de quelques fractions de seconde. Donc au magicien qui veut faire un repas exceptionnel de régler tout l’ensemble. Et je ne sais pas moi, si c’était de la musique, il faut penser à l’acoustique de la salle, vous voyez ? Jacky Biville : Est-ce que cela veut dire que les recherches dont vous nous parliez qui risquent de transformer justement les écoles ou en tout cas l’apprentissage des arts culinaires sont liées aussi, ces recherches nouvelles, à la théâtralité de la table comme on l’entend au sens général ? Patrick Mac Leod : Dans l’aventure actuelle qui s’appelle l’IHEGGAT (NDLR : Institut des hautes études du goût, de la gastronomie et des arts de la table), il y a bien un T, c’est l’art de la table, ce n’est pas pour rien, certainement. Ce que je voudrais dire aussi, c’est qu’il y a dans l’innovation alimentaire, (il s’adresse à Marc Bretillot) vous l’avez un petit peu mentionné mais j’ai envie d’en rajouter une couche, une caractéristique particulière que les gens qui font du marketing ne doivent pas ignorer, c’est que l’homme est néophobique par construction. Et c’est lié, de façon absolument inséparable, au caractère d’être un omnivore. Sinon, comme vous le disiez, il y a des poisons, potentiellement. Donc on ne mange pas n’importe quoi et on ne mange que ce que l’on connaît. Ce qui fait que si quelqu’un, créatif, nous apporte quelque chose que l’on ne connaît pas, que cela lui plaise ou non, on va le rejeter. Et donc il faudra nous le faire accepter progressivement, c’est-à-dire que si dans d’autres domaines de la créativité humaine, la nouveauté est un plus, dans l’alimentaire ce n’est pas un plus. Et si on veut que ça le devienne, il faut le faire progressivement. (il s’adresse à Marc Bretillot) C’est ce que vous disiez en disant que la marche de manœuvre est spécialement étroite dans ce domaine. On peut manœuvrer mais c’est comme les pétroliers, pour tourner il faut s’y prendre deux minutes à l’avance. Ici c’est deux ans, à peu près, c’est-à-dire que le temps normal d’acceptation d’une nouveauté par l’homme, c’est deux ans dans le domaine alimentaire, alors que dans le domaine vestimentaire, c’est tout de suite. Jacky Biville : Est-ce que Didier Elena en a tenu compte pour la rénovation des Crayères, de ces deux ans ? Patrick Mac Leod : J’ai envie de vous faire une réponse pour vous provoquer, vous faire réagir. Oui, il en tient certainement compte parce qu’il est un cuisinier intelligent, en proposant quelque chose, et puis en tenant compte du feed-back de ses convives, le temps qu’il faut pour que la chose arrive à être complète et réussie. Elle ne sera pas réussie le premier jour. Jacky Biville : Oui Didier ? Didier Elena : Une nouveauté n’est plus une nouveauté quand elle devient une habitude, donc quand elle a été acceptée, ça c’est clair. En ce qui concerne la cuisine de tradition, moi je n’aime pas tous ces mots « terroir », « tradition », on n’en a déjà parlé, ça ne me plaît pas tellement. Elle n’a aucune légitimité si elle est faite par quelqu’un de différent. Prenons mon cas : une cuisine qui était représentative d’un homme qui a tenu cet établissement pendant vingt ans. Si je reprends cette même cuisine avec quelqu’un de différent, c’est-à-dire moi, je n’ai aucune légitimité physique de pouvoir l’exprimer, donc il vaut mieux changer. C’est tout le dilemme, je veux dire que là on est dans deux choses différentes. On parle d’acceptation de nourritures différentes pour lambda, c’est-à-dire à la cantine, puis après il y a une représentation dans un restaurant dans lequel on va d’abord, malheureusement, pour juger et non pas pour se faire plaisir, souvent, c’est souvent le cas. J’ai un petit peu rigolé parce qu’au mois de novembre, il y a quelques journalistes qui sont passés et on traite le turbot d’une façon un petit peu étrange puisque, je ne sais pas si vous avez lu, j’aime beaucoup les rectangles et je suis souvent dans la cuisine à base de rectangles, avec un fil conducteur qui ressemblerait à un autre, qui est souvent la sauce. J’aime bien essayer de raconter cette histoire-là, notamment à travers la sole avec une potée champenoise, découvert chez Pierre Gagnaire, où le côté fumé et iodé rappelle le côté berge et le côté terre. En ce qui concerne ce fameux poisson, c’est un turbot, et le turbot est carré ou rectangulaire, pour un souci de cuisson puisque l’on peut arriver à avoir d’un côté jusqu’à un autre la même épaisseur. Et le fameux journaliste répond, dès que le poisson arrive sur la table : « Ah ! Ça y est, on est dans un poisson à l’espagnole». Je ne comprends pas tout. Franchement, j’ai du mal. Donc vous voyez, la perception visuelle, c’est un souci du mieux et on part un petit peu en arrière.

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J’ai fait une dégustation dans un restaurant il y a peu de temps. On était avec plusieurs amis cuisiniers, et on a mangé une recomposition de petits pois, mais façon crème, donc faite à base d’alginases, de tous ces substituts, avec la seringue on recrée les grains de petits pois. C’était il y a deux semaines, tout le monde était ébloui. On est début janvier, est-ce qu’on trouve des petits pois quelque part début janvier ? Personne ne s’est posé la question de savoir pourquoi on a mangé des petits pois début janvier. Voilà ce sont toutes les réflexions qui sont intéressantes à essayer de réfléchir parce qu’on a tous été ébloui par le côté technique, mais une fois qu’on a fini le repas - on a mangé plus de 24 plats - on a dit : « Mais, on a mangé des petits pois au mois de janvier, c’est quand même une grosse erreur ». Donc voilà, je pense qu’il y a des fois, il faut rester un petit peu les deux pieds posés sur terre et essayer de raconter son histoire. Jacky Biville : Tu as collaboré déjà avec Marc, je crois ? Didier Elena : On s’est vu quelques fois, oui. Jacky Biville : Sur l’élaboration déjà de… ? Didier Elena : On a eu des réflexions de choses ensemble qui prennent le temps, c’est-à-dire que là c’est pour répondre à une demande d’une certaine clientèle. Tout le monde essaie d’avoir, parce qu’hier c’était comme ça, une pièce de bœuf. Personnellement je considère qu’un restaurant à l’heure actuelle n’amène pas les mêmes choses qu’il y a vingt ans. Pourquoi ? Les vérités d’il y a vingt ans ne sont pas celles d’aujourd’hui. Pour quelle raison ? On sortait de la guerre et de tout le reste et on ne trouvait pas de produits, donc les restaurants avaient pour but de donner du produit. On trouvait de la volaille de Bresse, des choses comme ça, donc on pouvait avoir accès à des produits dans des restaurants. On se souviendra chez Renaud du saumon à l’oseille etc. Le souvenir, c’est un produit. Puis bon, les temps ont évolué. Maintenant la volaille de Bresse, on peut la trouver place du Forum, donc on ne va plus dans les restaurants chercher. Malheureusement on continue toujours à aimer cette fameuse côte de bœuf et je ne la considère pas intéressante si on ne lui donne pas un scénario. Et là, c’est la réflexion avec Marc, c’est-à-dire : « Mais qu’est-ce qu’on peut lui faire dire, qu’est-ce qu’on peut lui faire raconter à cette côte de bœuf ? ». Donc : côte de bœuf, on est en Champagne, il y a des sarments de vignes donc on va essayer de voir si on peut faire une boîte à fumer le bœuf pour expliquer pourquoi on serait là en train de présenter cette boîte entre le barbecue, c’est lui rendre un sens. Parce que je pense que tout plat, on a dit tout à l’heure qu’il fallait une identité dans chaque cuisinier, tout plat doit avoir une histoire pour ne pas dire : « Je l’ai fait parce que ça m’est tombé comme ça ce matin ». Et au sujet de cette même côte de bœuf : pourquoi avoir fait une côte de bœuf en Champagne ? Donc, il faut lui donner une histoire à cette côte de bœuf. Donc on peut partir sur n’importe quel domaine, on peut partir sur une moutarde à base de jus de raisins, on peut partir sur un flambage au champagne, on peut partir sur beaucoup de choses. Mais l’idée, c’est de dire : voilà, on a les sarments de vigne, on a la terre, on a le bœuf, on a la grillade alors on va essayer de trouver quelque chose et pourquoi pas la boîte à fumer ? Donc voilà la réflexion avec Marc et là moi j’ai besoin : j’ai envie d’une boîte mais malheureusement je ne sais pas la faire la boîte. Et heureusement, il y a l’œil de quelqu’un qui va dire : « Attention, si tu fais ça, il y a ça… ». C’est ce qui est très intéressant, la combinaison de deux mondes, pour le plaisir en fin de compte. Jacky Biville : Donc ça veut dire que quand tu proposes cela à Marc, il a besoin aussi de savoir tout ça. Cette communication, elle en arrive là, elle est faite d’échanges nombreux pour qu’à un moment donné il y ait la naissance d’un produit ? Marc Bretillot : Bien sûr, c’est un dialogue aussi, une espèce de compréhension des deux univers. Il y a souvent une incompréhension, notamment de la part des cuisiniers, qui ont l’impression d’être spoliés de leur créativité quand ils font appel à des gens, des expertises extérieures comme les designers. Je pense que ce n’est pas du tout le propos. Le propos c’est d’amener un univers qui est différent, une façon de fonctionner qui est différente. Le design c’est à la fois le dessin et le projet. C’est une façon de conceptualiser les objets à travers le dessin. C’est une autre culture, une autre méthodologie qui peut enrichir cet univers-là. Sur la boîte à fumer, j’ai fait des recherches, des maquettes sur comment la fumée va réagir dans la salle, quel matériau on va utiliser, qu’est-ce que va pouvoir raconter le matériau. En l’occurrence ça va être un bois rectifié, qui est un bois qui est cuit, qui enlève la cellulose et qui devient imputrescible et qui d’aspect a déjà un goût de fumé. Donc voilà, on essaie d’avoir un produit qui soit cohérent du concours jusqu’à la dégustation. Jacky Biville : Oui, alors pourquoi ne pas avoir affaire à Hervé This qui vous aurait peut-être résolu le problème facilement pour faire une boîte de cuisson ? Hervé This : Moi je réponds facilement : c’est parce que ce n’est pas mon boulot. Je ne suis pas payé pour faire de la technologie, ça c’est un travail d’ingénieur, je suis payé pour faire de la science. Je ne vais pas chercher de l’or ou du pétrole.

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Pierre Gagnaire et le site, puisque je lui donne une invention par mois et il en fait des œuvres d’art, c’est ma façon de le décrire, c’est uniquement pour lui que je le fais. C’est parce que c’est un pote, c’est-à-dire que j’ai honte et quand j’y vais, les étudiants me voient partir en catimini, c’est-à-dire que je ne devrais pas le faire. Je devrais être au laboratoire. Ça c’est un travail d’ingénieur, je ne suis pas ingénieur. Il peut y avoir de la place, et il y a de la place, à mon sens, pour des ingénieurs qui seront des designers, qui seront des ingénieurs en physico-chimie ou ce que vous voulez et qui vont travailler avec des cuisiniers, il y a aussi de la place pour ça. Jacky Biville : Vous êtes quand même, à ce moment-là, quand vous travaillez avec Pierre Gagnaire, une sorte de consultant quand même ? Hervé This : Non, parce que justement : d’abord, il n’est pas question d’argent, jamais. Jacky Biville : Non mais je ne pensais pas à ça ! Hervé This : Oui attendez, attendez !. En plus, cette entreprise n’a lieu que pour une raison, c’est parce que si je donne à Pierre une invention, il la mettra sur son site et donc il sera repris et en plus il me met en échange des œuvres qui vont démontrer l’intérêt, c’est-à-dire qu’en fait, derrière cette entreprise, il ne s’agit pas de faire de la cuisine, il s’agit de démontrer l’intérêt de la science pour la connaissance. Donc on a l’impression qu’on voit une cuisine qui se fait, qui se créative etc, etc. - ce qui n’est pas mal, soit dit en passant - mais ce n’est pas du tout le propos. Le propos c’est vraiment de réfléchir à la cuisine. En fait, pour reproduire les choses vraiment, après un menu qu’on a fait en 2000 à l’Académie des sciences, on était un peu désolé parce qu’on avait travaillé pendant trois mois et puis on se voyait, on était content, on se retrouvait comme un pote au bistrot - moi je ne vais pas au bistrot, je vais parler avec des copains, aujourd’hui on parle avec des copains - je venais prendre une note en écoutant ce qui se disaient, c’était formidable. On s’est trouvé un peu esseulé, il était de son côté, on était reparti et les chemins, manifestement, ne pouvaient pas s’arrêter là. Donc, on s’est dit : on va faire le site. Et ça, c’était le moyen de nous forcer à prendre sur nos emplois du temps un moment, une matinée toutes les semaines, tous les quinze jours et puis de se voir pour parler cuisine. Alors on a fait plein de choses. Par exemple, on a commencé par faire une lecture critique, enregistrée, d’un ouvrage de cuisine ancien qui va réapparaître en réédition, je ne peux pas dire lequel. Ensuite, comme j’avais un traité d’esthétique culinaire, que j’ai écrit sous forme de roman, qui sort dans quinze jours et qui s’appelle Le Beau est le Bon, enfin quoiqu’il y a une ambiguïté pour le titre parce que peut-être que ça s’appellera La cuisine c’est de l’amour, de l’art, de la technique, on ne sait pas encore, et ça paraît dans quinze jours. J’avais ce bouquin, donc. C’est un traité d’esthétique culinaire. J’ai pris toutes les idées esthétiques de la musique, donc la théorie philosophique en musique, en peinture etc. et je me suis dis : en cuisine, qu’est-ce que je pourrais faire ? On peut faire des tas de trucs marrants ! Alors, ce livre était écrit, quand je l’ai vu écrit, je me suis dis : moi, je ne suis pas l’homme d’un traité emmerdant, donc je l’ai retranscrit sous forme de roman d’amour, un peu comme Le monde de Sophie, vous vous rappelez, ce traité de philosophie qui est paru il y a quelques années. Et puis ensuite je me suis dis : mais tiens, il faut des illustrations parce que les gens aiment bien les images. Comme dit Patrick Mac Leod, on retient mieux si on a tous les sens stimulés à la fois, je vulgarise ce que dit Patrick. Donc les images c’était quoi ? Et bien c’était des recettes de Pierre. Je lui disais : « Tiens, je voudrais une recette laide à voir et belle à manger. Et puis maintenant je voudrais que tu me fasses une recette belle à voir et laide à manger». Et puis ce ne sont pas des recettes, parce qu’il n’y a pas de grammage. C’est simplement l’intelligence de la chose parce que je LUTTE contre la recette, je DÉTESTE la recette parce que la recette, si c’est un protocole qui rend con, je ne veux pas que mes enfants subissent ça et je veux que personne ne subisse ça. Alors voilà le livre qui sort. Donc, on est dans ce propos et le propos ce n’est pas tellement de faire du consulting, ça je m‘en fiche. C’est de faire de la connaissance, de sortir de la connaissance. Jacky Biville : Alors, j’ai une autre question Hervé. Je vous voyais tout à l’heure manipuler vos produits et j’imaginais que peut-être un jour, mais je ne sais pas quand, peut-être d’ici deux ans, peut-être plus, la ménagère pourrait avoir aussi ce genre de produits dans sa cuisine. Qu’est-ce que vous en pensez ? Hervé This : Aujourd’hui ! Je vais prendre par exemple les agents gélifiants. Jusque 1950, on faisait ses gelées au pied levé. Enfin toujours. Je ne sais pas si vous l’avez fait, c’est assez emmerdant, enfin à la maison c’est vraiment emmerdant, d’autant plus que l’eau est clarifiée, donc il y a dans les livres de cuisine anciens, que Didier connaît bien, ces images où on voit un tabouret renversé avec un linge noué aux quatre coins, c’était la façon de filtrer. Puis ensuite, on clarifiait aux blancs d’œuf avec soit des coquilles d’œuf, soit de la viande fraîche, soit hachée, etc., bref, c’est la croix et la bannière. Donc, quand est arrivé cet objet merveilleux qui s’appelle la feuille de gélatine, on a été bien content. Qu’elle soit en feuille ou en poudre c’est bien pareil. Et là, déjà on a commencé à avoir peur, parce que, surtout quand il y a eu la crise de la vache folle, on a cru que ses salauds voulaient nous empoisonner, mais bon, on le croit, ça fait partie du fantasme. Alors, ce qui est bien c’est que, avant la crise de la vache folle, moi j’essayais de dire aux cuisiniers : « Les alginates, les agar-agar, les carraghénates, capas, iotats, tout ça », et puis alors c’était : « Non ! Ça c’est artificiel ! ». J’ai encore des enregistrements. Je les garde parce que, vraiment, un jour ça vaudra cher.

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Arrive la vache folle, on nous dit que la gélatine c’est dangereux parce que la vache folle. Aujourd’hui, ils sont tous à mettre des alginases, des carraghénates, des machins. Alors ? Ils sont toujours aussi artificiels parce que (il montre les feuilles de gélatine) ça c’est artificiel ! L’alginase, c’est extrait des algues c’est artificiel ! Mais ça (il montre le flacon de syrah), c’est artificiel ! Mais la carotte, la pomme, le turbot d’élevage, ils sont artificiels ! C’est le produit de l’art et c’est donc ce qu’il y a de mieux, parce que le naturel, c’est la ciguë, c’est le tsunami, 100 000 morts ! Vous croyez que c’est bien le naturel vous ? Moi je déteste le naturel. Pourquoi est-ce qu’on est habillé ? Ce n’est pas par pudeur, c’est parce qu’il fait froid, c’est artificiel ! (Il s’adresse à Didier Elena) J’ai beaucoup aimé ton discours quand tu parlais du produit parce que c’est ça que j’ai noté en particulier. Je déteste le produit. Si c’est pour aller acheter une très grosse langoustine et faire plic-ploc dans ma poêle, je sais le faire ! Moi je ne veux pas que le cuisinier fasse plic-ploc (il fait un geste de la main imitant le steack que l’on retourne dans une poêle) dans la poêle et qu’il me facture une addition mirobolante. Je veux qu’il me fasse son art, c’est-à-dire, ce que tu dis, l’expression d’un homme ou d’une femme d’ailleurs. Ça je veux bien le payer très cher. Quand Guy Savoie, qui est un gars extraordinairement intelligent servait dans son restaurant, peut-être pour 1 000 francs à l’époque, je ne sais pas combien ça valait, une queue de bœuf - ça coûte trois francs six sous, on l’achète en supermarché - et des lentilles minables et qu’il en faisait un plat d’anthologie, c’est ça que je veux. Je suis très sensible à la remarque de Didier. Picasso disait : « Quand je n’ai plus de rouge, je prends du bleu », c’est vrai, et Picasso, avec un fusain, ça allait. Donc ce n’est pas une question de foie gras, de truffes, c’est pas ça la question. La question c’est d’être capable de faire surgir de la matière parce que le cuisinier est un artiste ou un artisan selon les cas, de faire surgir de cette pièce de bœuf un steack grillé ou bien une pièce de bœuf dans une boîte à fumer, enfin qui serait à composer. C’est ça l’objet de la cuisine, ce n’est pas plic-ploc, parce que sinon on est maraîcher, on est pêcheur. C’est pas mal d’être maraîcher ou pêcheur, mais ce n’est pas cuisinier. Jacky Biville : Une réaction ? Didier Elena : Moi je suis complètement là-dedans. Je pense que tout à fait, on doit apporter quelque chose de différent, tout simplement. Je pense qu’il y a eu le temps de faire, on sait qu’en France qu’il y a des produits extraordinaires. On sait qu’à travers le monde il y a des produits, on en parlait tout à l’heure à propos des États-Unis, on sait qu’il y a des produits extraordinaires partout. Maintenant, il faut donner une autre image. Chacun a son domaine, chacun a son univers, on l’a compris, mais il faut le temps, il faut l’expliquer. C’est la cuisine libre, peut-être que c’est la cuisine libre et réfléchie mais il faut le temps de l’expliquer. Jacky Biville : Patrick Mac Leod, quand on entend Hervé qui nous dit qu’effectivement tous ces produits chimiques seront sans doute un jour dans la cuisine de la ménagère ? Hervé This : Je n’ai pas dit ça ! Les OGM, par exemple, n’ont pas été acceptés. J’ai dit que c’était une possibilité. Jacky Biville : Je n’ai pas parlé d’OGM, j’ai parlé uniquement de ce que vous vous parliez… Didier Elena : Les alginates ça fait un petit moment. Hervé This : Ah ! Les alginates, ils en ont voulu. Didier Elena : Les alginates ça fait un petit moment. Les Japonais en mettent dans les gâteaux à base de haricots sucrés. Jacky Biville : (Il s’adresse à Patrick Mac Leod) Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a encore le phénomène de ces fameux deux ans qui font peur. Patrick Mac Leod : Je pensais, pour ce qui est de la gélatine qu’il y avait quelque chose de plus qui peut éventuellement jouer un rôle important, c’est les 35 heures. Et donc il ne faut pas oublier les lois économiques, elles sont importantes aussi et elles peuvent jouer un rôle de frein ou d’incitateur et l’intelligence du créateur c’est d’en faire une incitation. C’est un bon exemple au passage, que l’incident imprévu de la vache folle qui amène des gens qui ont l’air d’être des traditionalistes indécrottables à changer du jour au lendemain leur fusil d’épaule. Pour eux c’est naturel, ils n’ont pas l’impression d’avoir fait quelque chose de génial, ils ont l’impression de s’être adapté aux circonstances. Je pense qu’il faut aussi relativiser de cette façon-là, sinon l’adoption progressive de produits qui ne sont pas directement des produits naturels... Tout vient de la nature de toute façon. Moi je me fâche quand j’entends le mot « molécules chimiques », que je n’ai pas encore entendu aujourd’hui. Je voudrais qu’on me dise quelle est la molécule qui n’est pas chimique. Mais d’une manière générale, tout vient de la nature, avec plus ou moins d’intermédiaires. Et il y a une chose que moi j’apprécie et si je peux avoir de l’influence, je la mettrai au service de cette évolution, c’est que la préparation des repas ne soit pas un esclavage. Quand vous disiez qu’on ne pouvait pas faire une réception sympathique avec du Findus, moi je dis que si le Findus sert à ce que la maîtresse de maison soit avec nous plutôt que d’être à la cuisine, c’est sympathique.

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Jacky Biville : C’est ce que j’allais vous dire, moi je connais des familles entières où les gosses mangent du Findus le midi et sont ravis, et aiment leur maman. Patrick Mac Leod : (Il s’adresse à Hervé This) Et en plus, comme vous l’avez dit vous dans vos expériences vécues, (il rit) le Findus, il peut être bien meilleur, c’est une décision de l’industriel de le régler au degré qui convient par rapport au marché qu’il vise. Donc, tout ça c’est sûr que s’est inscrit dans le cadre d’une évolution et que cette évolution, à mon avis, elle tend vers deux - et nous pouvons l’aider dans cette progression - vers deux améliorations. L’une c’est moins d’esclavage des humains pour le même résultat dans l’assiette, et l’autre c’est diversifier, créer, faire de la valeur ajoutée de nouveautés d’une manière dont je ne vois pas pourquoi elle serait limitée d’aucune façon. Jacky Biville : Une question à Marc : est-ce que dans le domaine du design culinaire aussi il peut y avoir des freins et notamment quand on travaille dans l’industrie alimentaire ? Le cahier des charges, tu me disais, était différent en fonction des gens des sociétés pour lesquelles tu travaillais, est-ce que tu as déjà travaillé d’abord dans l’agroalimentaire industriel et donc si oui, est-ce que tu peux faire ce que tu veux, est-ce qu’il y a des contingences ? Marc Bretillot : Ce n’est pas un axe que je souhaite développer à titre personnel, par contre c’est ce qu’on essaie de développer à l’intérieur de l’Atelier de Design Culinaire de l’ESAD. Ce qui se passe, c’est qu’on a un partenariat avec le SIAG, le salon (international) de l’agroalimentaire, on travaille sur des filières pour proposer de nouveaux produits. Ce ne sont pas des produits qui ont une viabilité économique ou industrielle. Ce sont des espèces de répertoires de cahiers d’idées, c’est-à-dire que ce sont des produits qui existent, comme prototypes, mais qui n’ont rien à voir, par exemple avec le concours qui est organisé par les écoles d’agro, où ils travaillent sur des produits industrialisables. Les industriels sont friands de ces cahiers d’idées. Après, la phase application, pour l’instant, elle n’est pas encore opérationnelle et je ne suis pas sûr que ça fonctionne comme ça. En fait, le design fonctionne bien - tout design confondu et pas spécialement celui appliqué à l’alimentation - quand les designers sont intégrés au début du projet au sein d’une équipe pluridisciplinaire, c’est ce que l’on trouve dans le milieu industriel automobile. Si c’est juste arriver en fin de cursus et apporter une petite touche de décor, mettre une fleur sur un gâteau, ça ne fonctionne pas et ce n’est pas très intéressant. Donc il faut que se soit intégrer dans les entreprises au début des processus, pour l’instant ce n’est pas encore le cas, mais je pense que c’est quelque chose qui va se développer. Le développement exponentiel des connaissances fait qu’il y a de plus en plus de spécialistes. Il y a un article dans L’Hôtellerie qui m’a amusé sur un restaurateur qui a embauché un ingénieur agro pour s’occuper de la gestion des stocks et de la gestion des produits parce qu’il en avait marre de s’occuper de ça, c’était quelque chose qui était très lourd pour lui. Et on se rend compte que, finalement, un restaurant de taille relativement importante peut faire appel à plein de spécialistes comme ça dans différents domaines. Il y a un autre exemple qu’on pourrait prendre c’est que quand les cuisiniers n’étaient plus des cuisiniers d’hôtel et qu’ils sont devenus propriétaires de leurs restaurants, toute la partie décoration était généralement gérée par l‘épouse du cuisinier. Maintenant on le voit de moins en moins [ce phénomène], on fait appel à un architecte d’intérieur, à un designer. Je pense que la tendance sera de monter des équipes pluridisciplinaires autour de ces pôles de restauration en faisant appel à des compétences, des conseils extérieurs ou intégrés, qu’ils soient scientifiques ou de domaines artistiques. Jacky Biville : Hervé, j’imagine que tout le travail que vous menez doit intéresser les industriels et si oui, qu’est-ce que vous leur apportez ou qu’est-ce qu’ils viennent chercher chez vous ? Hervé This : Il y a plein de sortes. Depuis l’an 2000, il y a trois journalistes par jour en moyenne au labo tous les jours donc les ministres viennent chercher la même chose que les industriels c’est-à-dire de la com. Donc si Microsoft me demande de faire une présentation pour ses clients, ce qu’ils veulent c’est que les journalistes viennent et croisent Microsoft. Si un ministre me demande quelque chose, je sais que c’est donnant-donnant, il y a les journalistes mais en échange, je pourrais peut-être faire aboutir un projet d’intérêt collectif. Il y a donc cet aspect com qui est important, qui n’est pas du contenu, j’ai un peu honte d’être sollicité pour ça mais les faits sont là. Alors maintenant, il y en a qui voudraient que je fasse de la consultance. Alors ça je refuse car je suis là pour faire de la science, pas de la technologie, pour ça il y a des technologues. Les technologues, je vous rappelle que c’est des ingénieurs, dans les écoles d’ingénieurs on forme des technologues. Donc effectivement je vois apparaître un nouveau métier, c’est-à-dire que plein de mes anciens étudiants sont maintenant technologues, c’est-à-dire consultants. Il y en a un qui travaillait chez Ledoyen, un autre qui travaillait chez Heston Blumenthal, il y a une troisième qui travaillait chez Ferran Adria, etc. Donc ce sont des gens qui sont payés, ils ont fini leur stage, ils ont fini leurs études et ils sont consultants pour des restaurants. Alors il y en a plein, c’est un nouveau métier. D’ailleurs, on pourrait, si on voulait être exhaustif, on pourrait dire qu’il y a de la consultance en méthode de cuisine, par exemple le CREA qui fait de la formation, pour les cuisiniers, sur la basse température, il fait de la consultance méthode ; il y a de la consultance matérielle qui pourrait être nécessaire parce que nos gamelles c’est bien sympa mais, je veux dire, (il sort un fouet de son cartable) ce machin-là c’est du

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Moyen-Âge, si je veux pousser de l’air dans un liquide, j’ai d’autres moyens que celui-là ; il y a de la consultance ingrédients, on en a parlé ; il y a de la consultance formation. Il y a des tas de consultances possibles, où là il faudra du savoir qui viendra aider le cuisinier, lequel restera maître de son art puisque c’est un travail d’artiste, et je le redis : Picasso ou Rembrandt, avec du fusain, ça lui va, l’Unique Trait de Pinceau du moine Shitao surnommé Citrouille amère. Alors voilà, ça c’est une possibilité. La question, c’était quoi au début ? Jacky Biville : Simplement : est-ce que les industriels s’intéressent… Hervé This : Ah ! Oui ! Les industriels ! Il y a des tas d’industriels qui viennent, plein, un par semaine, et des gros ! Et à chaque fois, ma réponse c’est : votre question technologique ne m’intéresse pas, c’est à vous de la traiter parce que sinon je la traiterai mal. En revanche, je vous propose que nous regardions une question scientifique qui est en amont de votre question technologique et que vous payiez un étudiant, très cher, un étudiant plus le labo - que vous payiez la recherche parce que c’est à vous de la payer puisqu’elle vous reviendra - et à ce moment-là, nous ferons de la science et cette science, vous aurez un technologue qui assistera à nos réunions, qui fera le transfert. Voilà la réponse. Il y a plein d’industriels, tout le temps. Alors, pardon, s’il y a des industriels dans la salle, sachez qu’à la demande de plusieurs ministres je suis en train de constituer une fondation culinaire de France parce qu’il y a plein d’initiatives dispersées en France, en pédagogie, en formation. Regardez, il y a l’institut des hautes études du goût, de la gastronomie et des arts de la table à Reims, enfin dont le siège est à Reims, mais il y a aussi l’institut européen de l’histoire de l’alimentation à Tours et puis il y a aussi machin à truc et ce n’est pas très lisible tout ça, on s’y perd un peu. Et puis il y a des associations. J’ai rencontré à table des gens qui font des associations d’éducation au goût disons, je n’aime pas le mot goût, je préfère le mot gastronomique parce que le mot goût, je ne sais pas très bien, enfin c’est le goût alors que la gastronomie c’est une connaissance raisonnée. Donc il y a des associations d’éducation gastronomique, gastronomie, ce n’est pas la cuisine de riches, on est bien d’accord. Il y en a plein, ça vaudrait le coup qu’on se réunisse et qu’on se dise : ben tiens, au lieu d’être concurrents, soyons complémentaires. Les gens que j’ai rencontrés à midi, ce sont des gens qui sont aussi passionnés que moi, qui ont pour mission de changer le monde. Ils sont bénévoles, donc ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de se parler, et de faire quelque chose de cohérent, de lisible et de bien fait. Alors voilà ce que je suis en train de créer, à l’Académie des sciences. Ça a été présenté le 5 décembre, ça sera voté ces jours-ci. Les deux secrétaires perpétuelles auront un dossier de projet eux-mêmes donc si c’est eux qui le présentent, il y a plus de chances que si c’est moi. Et on fera des conventions avec tout, pour relier tout ça dans un beau bouquet, au lieu d’avoir des tas de fleurs éparses on peut faire un beau bouquet. Le pôle rémois, ça serait bien qu’il soit lié. Aujourd’hui, par exemple, vous voyez, il y a l’IHEGGAT, qui a son siège à Reims, aujourd’hui on a un stage, comment ça se fait qu’on ne puisse pas envoyer les stagiaires d’ici aux cours ? Moi je donne des cours à l’IHEGGAT, Patrick aussi. Pourquoi est-ce que ces gens ne viennent pas à mon cours ? Ce n’est pas une question d’argent, si j’ai vingt auditeurs ou si j’en ai quarante ou si j’en ai mille, je prendrais toujours le même montant c’est-à-dire zéro. C’est une question de connaissance. Il faut lier les choses, il faut faire des réseaux, il faut travailler en collaboration, c’est comme ça que ça marche le mieux et c’est plus sympa. Jacky Biville : En tout cas de notre côté, je peux vous dire qu’ils étaient informés, ils le savaient, comme à chaque fois que l’on monte un stage… Hervé This : Non, non, non mais ce n’est pas une critique, je dis simplement que je vais pousser des deux côtés pour que l’an prochain ça se fasse ensemble, c’est bien mieux, on est à Reims. Jacky Biville : Tout à fait. Question à Patrick Mac Leod : les dernières recherches qui risquent de transformer, ce que vous disiez tout à l’heure, radicalement les apprentissages en matière de gastronomie et d’arts culinaires, quand vous dites « radicalement », vous pouvez soulever un petit peu le voile Patrick ? (Sourire de Patrick Mac Leod) Patrick Mac Leod : Quand je dis « radicalement » c’est en remettant en question tout ce qu’on croit savoir dans une large partie du domaine de compétences qu’on a déjà, c’est-à-dire que le fait de mieux comprendre la personne qui déguste un plat comme un système dont la personne fait partie fait que tout l’enchaînement rationnel de causes et de conséquences qui va du produit jusqu’à la personne est remis en question, par endroits, de façon que nous ne pouvions pas prévoir. Il faut tout réexaminer, revisiter. Donc on ne peut pas dire qu’il y a d’un côté la chimie et de l’autre la physiologie, cela ne fonctionne pas. Par exemple, l’un des éléments importants qui nous sont tombés dessus - à part quelque chose d’assez gigantesque déjà qui est qu’on sait ce que c’est que le plaisir et sa fonction, qui a basculé récemment de la psychologie à la physiologie, ce qui change beaucoup de détails dans la façon de s’en servir - il y a la chose, qu’on attendait pas et qu’on a trouvée au passage, qui vient de la génétique, c’est que les gens sont très fortement et significativement différents les uns des autres et que donc le ressenti d’une personne qui déguste un plat dépend pratiquement autant de la personne que du plat.

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Je n’exagère pas, ce n’est pas pour faire un scoop, c’est l’évaluation globale qu’on peut faire. Et bien ça, ça fait que si on se demande quelle est la meilleure version possible de cette préparation, la réponse c’est : il y en a plusieurs. Et s’il y a plusieurs meilleures, laquelle est la meilleure des meilleures ? Et bien elles sont toutes également meilleures. Ça c’est quelque chose qui n’entre pas dans la logique d’Aristote avec laquelle nous fonctionnions jusqu’à présent, vous voyez ? Et donc il faut revisiter notre façon de penser et l’enseignement de choses aussi importantes que celle-là doit commencer pratiquement à l’école primaire. Jacky Biville : Didier, est-ce que vous pensez que, comme la plupart des grands chefs qui sont médiatisés, - peut-être que vous le serez encore plus un jour, vous l’êtes déjà un peu dans cette région - vous avez une influence sur, j’allais dire, l’évolution de la gastronomie dans ce pays ou dans le monde en général ? Didier Elena : Non pas du tout. Je pense qu’on est un certain reflet du moment mais qu’on n’a pas d’influence. En ce qui concerne les modes, le cuisinier va s’accrocher à une certaine mode, il ne va pas créer une mode. C’est une envie puisque, on l’a dit, la cuisine c’est le reflet d’une société. On ne crée pas, c’est ce qu’on a envie de manger et d’être à l’heure actuelle, c’est-à-dire qu’on va s’adapter à ça. On fait une cuisine pour les autres et non pas pour soi. Donc on est tout simplement, il faut être humble à ce niveau, le reflet, c’est-à-dire que ce que l’on va retraduire c’est ce que l’on vit au quotidien. Donc ça n’a strictement rien à voir, je ne pense pas qu’on soit influent. Je ne veux surtout pas l’être parce que je crois que ça voudrait dire que une personne a une vérité et cela ne serait pas concevable. Jacky Biville : Alors, c’est le moment des questions du public. Donc je me retourne vers le public et je demande si des questions ont germé dans vos esprits en écoutant nos invités. Oui ? Une première auditrice : Bonjour, je voulais simplement réagir, je voulais simplement poser une question. Le fait de créer des nouvelles choses, de travailler avec des produits - je ne sais plus comment dire, mais en tout cas en petites bouteilles comme ça [elle désigne les flacons qu’Hervé This a sortis de son cartable tout au long de la table ronde] - est-ce que ça ne va pas amplifier le sentiment décrit par Fischler par exemple quand il parle d’OCNI, d’objets comestibles non identifiés, c’est-à-dire que l’homme est omnivore, il a peur de ce qui est nouveau, de ce qu’il ne connaît pas et le fait de cuisiner avec ce genre de choses est-ce que ça ne va pas amplifier ce phénomène de néophobie et de mal-être assez important aujourd’hui ? Hervé This : On peut cuisiner comme au Moyen-Âge aujourd’hui, personne ne vous en empêche. Vous pourriez être chez vous à la bougie avec les chiottes au fond du jardin, vous avez le droit. Si vous n’avez pas la bougie et si vous avez les chiottes dans la maison, ça prouve que vous l’avez DÉCIDÉ. Alors maintenant moi je ne force personne et, encore une fois, je n’endosse pas les responsabilités. La science ne doit pas endosser - LA science c’est comme si je la personnifiais - en tout cas moi je ne veux pas prendre la responsabilité de quelqu’un qui aurait pris ces molécules-là pour empoisonner quelqu’un, ce n’est pas moi qui ai la responsabilité. Par exemple dans cet éditorial de Saveurs dont je parlais, en gros le journaliste citait le « frelatage ». Le frelatage ça ne date pas d’aujourd’hui, il y a un siècle, dans les livres de cuisine, il y avait un chapitre entier, enfin surtout à la fin du XIXe, sur les fraudes et frelatages. Alors ils mettaient du jus de purin dans le café pour donner de la couleur. Par exemple il y avait un test pour reconnaître si les cornichons au vinaigre avaient été verdis au sulfate de cuivre. C’est un test merveilleux, que l’on peut faire à l’école : vous plantez une lame de fer dans le cornichon, si elle ressort cuivrée, par le mérite de l’électricité classique, à ce moment-là ça veut dire qu’il y a eu du cuivre. On coupait le lait à l’eau. Tout ça on peut le faire aujourd’hui, c’est-à-dire que le propos c’est que bien sûr il y aura des gens qui continueront à être des salauds, des menteurs etc. Il y a aussi une bonne partie de la population qui se préoccupe d’autre chose, qui se préoccupe de faire des produits loyaux et francs. Moi, je combattrai de toutes mes forces un produit alimentaire où il n’y aurait pas marqué sa composition. Voilà pourquoi je suis si opposé au mot « arôme » parce que l’arôme, si on se remet vingt ans en arrière, c’est l’odeur agréable de plantes qui sont donc nommées des aromates. Ce n’est pas une composition avec des molécules, qui ne sont aucunement naturelles puisqu’elles ont été extraites - enfin c’est le vieux débat nature/culture/artifice - (il regarde un flacon d’arôme qu’il tient dans sa main) Ce n’est pas naturel, ce n’est pas un arôme. Alors on en vient à ne plus savoir ce que c’est qu’un arôme. On confond l’olfaction orthonasale, rétronasale, l’association de la saveur et de l’odeur, on confond tout. Et on confond tout parce que le mot « naturel », il nous parle parce que l’on nous a embobinés, c’est-à-dire que quand quelqu’un vous dit le mot « naturel », regardez bien autour de vous, il veut vous vendre un produit ou de l’idéologie. Donc ma question, ce n’est pas ça, ma question c’est de la connaissance. Si on transmet aux enfants de la connaissance en leur disant : « Voilà le choix, voilà ce qui se passe autour de vous », on fera des citoyens qui peuvent choisir. Le Findus je ne le critique pas en soi, je le critique si je n’ai plus le choix de choisir, si je ne peux pas cuisiner ce que je veux manger, si je suis livré à quelque chose de mercantile. Les industriels, ils s’en fichent de mon bien-être, ils veulent vendre leurs produits, ce n’est pas la même logique. Je ne dis pas que tous les industriels sont des salauds, la vie économique de notre pays n’est faite que de l’industrie, je dis simplement que ce n’est pas la logique de mon choix, de mon plaisir et de ma santé. Alors résultat, on est obligé de faire des lois pour empêcher, par exemple les farines de poisson dans les écoles.

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L’auditrice : Sauf que, enfin moi je trouve que votre réflexion, d’ailleurs, je trouve que, enfin, OK, enfin, j’ai l’impression de passer pour une imbécile, c’est vrai que c’est peut-être un peu réac (Hervé This sourit) n’empêche que moi j’ai une préoccupation de société… Hervé This : Moi aussi. L’auditrice : … et aujourd’hui je vois des gens qui vont mal parce qu’ils sont très éloignés de leur alimentation. Ils se posent la question de ce qu’ils mangent et je pense que le fait de ne pas savoir ce que l’on mange ça fait que l’on a peur, d’accord ? Hervé This : C’est bien pour ça que la préoccupation des ateliers expérimentaux du goût dans les écoles vise précisément à donner aux enfants la maîtrise de leur alimentation par leur cuisine. L’auditrice : D’accord, donc là on est d’accord. Mais je dis simplement que si on utilise ce genre de chose, il faut éduquer le consommateur parce que je crois que si l’industriel ou le cuisinier utilise ça sans que la population ne connaisse, je pense qu’il va y avoir un écart et un fossé qui va se créer (Hervé This hoche la tête en signe de désapprobation) et des gens qui vont être complètement déstabilisés. Hervé This : Quand Pierre Gagnaire sert une sauce aux polyphénols, sur la carte du restaurant Pierre Gagnaire est marqué : « Perdreau à la Castillane, sauce aux polyphénols », et il est là pour expliquer si quelqu’un le demande, le maître d’hôtel est présent et on expliquera, enfin ILS expliqueront. (l’auditrice conteste) Mais ce n’est pas mon boulot ça, moi je ne suis pas là pour ça. En tant que scientifique, je dis simplement : quel est l’objet de la cuisine ? C’est de cuisiner. Comment cuisiner ? Par accord ? On peut cuisiner note à note. Je dis « on peut ». Jacky Biville : Patrick Mac Leod ? Patrick Mac Leod : Je voulais ajouter peut-être un élément à ce débat, c’est que le problème des objets comestibles non identifiés est un problème de répertoire. L’homme acquiert un répertoire, c’est-à-dire un nombre d’items alimentaires qu’il connaît et les connaître est une condition nécessaire pour pouvoir les aimer. Donc le répertoire s’acquiert item par item. Au début on a un seul item, c’est le lait maternel. Et la question qui se pose et pour laquelle on n’a pas encore de réponse parce qu’on n’a pas de recul, c’est : y-a-t-il une limite à ce répertoire ? Est-ce que, comme aurait tendance à le dire un gastronome raffiné et fortuné, « le répertoire plus il est grand, mieux c’est » ? Est-ce que c’est vrai ou est-ce qu’on sait à peu près où se situe l’optimum numérique ? Aujourd’hui je crois qu’on ne le sait pas réellement mais qu’on est dans la vie quotidienne, gens privilégiés ou pas, en-dessous, c’est-à-dire qu’il y a intérêt à l’étendre ce répertoire. Donc l’innovation est bienvenue, mais dans le domaine alimentaire, comme on l’a déjà dit assez bien tout à l’heure, l’innovation a un coût particulier, c’est que chaque item doit être introduit progressivement auprès de chaque individu. Vous voyez, c’est une opération qui se déroule à l’échelle de l’individu. Donc, vous avez dit, les uns et les autres, « pédagogique » : bien sûr que oui ! Donc la difficulté, le risque d’erreur n’est pas dans le choix des produits ou dans la manière de les traiter. Ça peut aller du corps pur au produit dégusté vivant, enfin il n’y a pas de limite mais il faut que se soit appris par l’utilisateur avec un minimum de détails et de précisions pour qu’il puisse l’adopter. Donc nous avons à surveiller que la pédagogie alimentaire soit bien faite et ne soit pas envahie par des intérêts particuliers ou des choses antipathiques. Jacky Biville : Hervé va partir, est-ce que vous voulez rajouter un mot Hervé avant de partir ? Hervé This : Non. J’ai bu dans ce verre mais je ne suis pas malade [vous pouvez y goûter]. Je n’ai pas fait la cuisine, je ne suis pas cuisinier donc j’ai essayé d’y mettre un peu plus de glucose parce que j’ai entendu Patrick. J’ai rajouté un tout petit peu de polyphénol, en plus il y a un peu d’alcool, ça a un goût, je ne sais pas ce que c’est. Ce n’est pas un produit culinaire abouti, normalement il faut peser, il faut mesurer, il faut faire les choses correctement. Il y a un petit papier sur lequel il y a des polyphénols qui ont été posés, donc vous posez juste votre doigt, vous en prenez très très peu, il en suffit de pas beaucoup et puis vous verrez le goût que ça a, c’est un goût étonnant, ça a le goût de vin, ce n’est pas de vin, c’est spécial. Enfin, je suis très heureux de voir que depuis quelques années ça bouillonne (il s’adresse à son interlocutrice) ça bouillonne. Le travail est devant nous, à vrai dire c’est amusant mais on ne peut offrir aujourd’hui que du travail et c’est ça qui est le bonheur dans le fond, du travail, des réflexions pédagogiques. (Il s’adresse à nouveau à son interlocutrice) Je n’ai aucune réponse, je n’ai que des questions. (Il montre le papier sur lequel il a déposé des polyphénols) Ça c’est une question, c’est une question que je vous pose, c’est : l’estomac ne se digère pas lui-même. Je n’ai que des questions. Mais on est riche de questions alors que sinon on est gavé de réponse.

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Alors il y a beaucoup de questions qui se posent, si on les formule mieux, ça va mieux. Si on arrive à faire des entreprises qui ne tombent pas à chaque changement de ministre, c’est encore mieux, je dis « ministre » mais ça peut être de recteur. L’Éducation nationale est une force merveilleuse parce qu’il y a plein de gens, ces gens ont décidé d’être profs, ça veut dire qu’ils ont voué leur vie à la transmission de la connaissance. Donc ces gens sont, par définition, des gens que j’aime bien, même si je ne suis pas dans leur monde. C’est beaucoup de forces, simplement si ces forces sont réunies ça peut faire un corps extraordinairement puissant, c’est-à-dire que, pour l’instant, ce n’est pas toujours les lycées hôteliers ou professionnels qui ont été en avance par rapport aux cuisiniers, mais ça pourrait le devenir pour peu qu’il y ait de la recherche qui soit lancée dans les lycées hôteliers. Et est-ce que cette école doit vivre en marge de la société civile ? Voilà une question essentielle. Ou est-ce qu’elle doit s’intégrer ? Voilà encore une autre question essentielle. C’est des réponses politiques que l’on donnera à chaque fois, je suis bien d’accord, mais il faut trancher et c’est à nous de trancher, démocratiquement puisque la démocratie c’est le moins pire des systèmes. Pourquoi est-ce que je dis ça ? Parce que, quand même, 2+2=4 ce ne sera pas l’objet d’un vote. Merci de m’avoir convié à ce débat. (Il se tourne vers les autres intervenants) Je suis ravi d’avoir rencontré des gens dont j’entends parler depuis longtemps que je n’ai pas toujours vus puis d’avoir vu des vieux amis. Et puis, je vous donne mon email. Si vous avez envie de continuer la discussion, c’est vraiment avec un grand plaisir, c’est : [email protected]. Je réponds, quand je suis parti, je réponds avec une semaine de retard, sinon c’est quelques jours. Les questions culinaires, en revanche, sachez qu’elles sont très difficiles. Par exemple, j’en ai une dans mon ordinateur, je l’ai vue dans le train tout à l’heure. Le gars me demandait un truc ultra compliqué : si, par exemple, mettre des allumettes brûlées dans l’eau de cuisson des calamars ça les attendrissait. C’est des questions que je collectionne, j’en ai 25 000 donc n’en rajoutez pas à mon stock, ce n’est pas la peine. Non, il y en a eu une bien l’autre jour, il y a quelqu’un qui m’a dit : « Quand on cuit du lard dans de l’huile, il perd plus sa graisse que si on le cuit à sec » ??? Didier Elena : En ce qui concerne les calamars, c’est une vieille traduction un peu plutôt du poulpe, on a tout vu, on a dit « Il faut le taper », « Il faut le congeler » il s’avère que, c’est quelque chose à essayer… Hervé This : La technique alors ? Didier Elena : C’est avec des bouchons de liège. On remplit une casserole de bouchons de liège, on cuit le poulpe et miraculeusement il est tendre. Pour quelle raison ? Pour l’avoir vérifié et être sceptique dès le départ, je peux vous garantir que ça marche. Hervé This : La congélation aussi et le taper aussi. Didier Elena : Oui mais ça dépend. Hervé This : Ça fait des carrés ? Didier Elena : Voilà ! Le problème c’est qu’après on n’a plus la même … Et un calamar carré c’est pas top ! Hervé This : Au revoir et à bientôt ! Il s’en va. Applaudissements de la salle. Jacky Biville : Alors, on avait une question. J’espère que ce n’est pas une question à Hervé This. Une auditrice : Non, c’est une question à Didier Elena : on a entendu parler de sabayon au champagne, de sarments de vigne, je me demandais si la Champagne allait vous inspirer suffisamment pour peut-être devenir votre univers. Son terroir, son histoire, est-ce que vous allez y puiser des éléments inspirants ? Didier Elena : Oui je crois que tout devient une vérité quand on sait raconter une histoire. Si on va chercher juste des éléments simples sur la Champagne, non, on ne va pas y arriver, parce qu’il faut qu’on aille dans les Ardennes pour trouver des fumés, ils font des choses super, de la charcuterie fumée - si on prend des éléments simples - et puis après on va commencer à parler de rafles, de toutes les rafles, je crois que je ne défends pas le fait que la Champagne soit productrice de rafles. Non, c’est limité. Ce matin, je lisais un truc sur la gastronomie champenoise, c’est un tout petit fascicule qui doit faire à peu près 25 pages. On n’est pas comme dans des régions comme le Sud-Ouest ou comme la Provence. Ce qu’il faut savoir c’est que par la force du champagne, la Champagne est devenue une des régions où le monde vient et où le monde part. Donc c’est celle qui rassemble le plus de cultures, à mon sens, même s’il semble que c’est un petit peu… On ne le voit pas forcément mais on fête tout au champagne à travers le monde ce qui n’est pas forcément vrai avec du vin d’Alsace ou ce qui n’est pas forcément vrai avec du Bourgogne, donc c’est le produit le plus représentatif de la planète.

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En ce qui concerne la cuisine au champagne, je crois que c’est très réducteur. Donc peut-être que l’ouverture c’est d’aller se dire : est-ce qu’on ne peut pas trouver une histoire autour des éléments qui se marient avec la Champagne ? Et là c’est à l’infini. Donc il faut se raconter sa propre histoire. C’est vrai que vous dire…, vous prendre… un cassoulet, je ne sais pas si en Champagne… il y a la potée champenoise mais on ne va pas avoir autant de richesse au niveau des produits peut-être, mais peut-être qu’on a une richesse au niveau de l’histoire et le résultat est, à mon sens, le même. Jacky Biville : Autre question ? … Oui ? Ali ? Ali Sekkaki : Je voulais juste dire que tout le travail qui est fait autour des arts du goût et de la gastronomie, je crois que ça a une double détente. D’une part, c’est effectivement essayer de redonner aux enfants dont on a la charge de la maternelle à l’université, le goût, le désir du goût et de retrouver le plaisir de manger ou de se nourrir, de manger et de partager. Et ça a une double détente. Le travail que fait Hervé et je travaille [avec lui] depuis six ans à peu près, c’est aussi de donner le goût de la culture scientifique, par ricochet, parce que c’est quelque chose qui se perd, c’est dramatique, enfin c’est pratiquement dramatique, il y a une déperdition énorme entre les élèves qu’on trie et qu’on massacre, [et ceux] envoyés en S et l’université et les chercheurs. Par conséquent, cette façon d’apprendre avec du plaisir, par la gastronomie, donne - on l’a expérimentée avec Hervé à La Réunion sur une population très importante - le goût de la connaissance et de l’apprentissage et ils ont une autre vision de la science que celle qui est donnée un peu trop vulgairement, trop rapidement, trop schématiquement d’ailleurs. Donc le travail sur les arts du goût et la gastronomie, ce n’est pas simplement à destination des profs des lycées hôteliers, c’est très important. Nous touchons des enseignants de technologie, d’éducation physique, de lettres, d’histoire-géo, c’est très important parce qu’ils sont chargés de transmettre la connaissance. Cette connaissance-là, elle amène en plus la convivialité c’est très important, c’est un vecteur hyper important pour redonner le goût de l’apprentissage. Voilà. (Silence) Jacky Biville : Je pense que l’on est tous d’accord avec ce que tu viens de dire sinon le pôle régional des arts du goût et de la gastronomie. Pourquoi les arts du goût et de la gastronomie ? En réalité les arts du goût désignent les arts du goût, de la table et de la gastronomie qui, à notre sens, est plus, au sens où on l’entendait, quelque chose de globalement culturel, c’est-à-dire qu’il n’y a pas chez nous que les sciences mais tout ce qui, on est bien d’accord, tout ce qui fait partie d’une culture, enfin de la culture d’un homme ou d’une femme, ou d’un enfant. Un dernier mot, messieurs, alors s’il n’y a plus de questions, parce qu’on va se réserver, c’est bassement matériel et physiologique, mais dix petites minutes pour passer aux toilettes avant le thé, puisqu’il y a un thé qui nous attend dans la salle d’honneur avec visiblement des petits fours que vous auriez confectionnés, mesdames, messieurs les stagiaires donc on va bien voir ce que ça donne, j’espère que ce n’est pas trop catastrophique, et que tout va bien. Alors moi simplement, je posais une question tout à l’heure à Didier sur les incidences de la médiatisation d’un grand chef -ou de grands chefs, pluriel - est-ce que ça pouvait avoir une incidence sur la gastronomie en général ou même sur la façon dont la ménagère va faire son repas chez elle à un moment donné, alors je pose la question autrement mais à vous trois : est-ce que vos pratiques individuelles n’ont pas une influence de type, j’allais dire culturel, et au-delà politique, dans vos propres métiers ? Et si oui, rapidement puisque nous n’avons plus beaucoup de temps, et si oui, comment vous imaginez que cela puisse influencer d’une quelconque manière ce monde-là ? Patrick Mac Leod : Oui, moi je pense évidemment que les domaines scientifiques auxquels je me suis intéressé ont des retombées immédiates et positives dans la pédagogie du goût et en commençant plus ou moins, comme vous le disiez, à l’âge de six ans et pendant toute la vie après, bien entendu. Mais il y a une difficulté monumentale qui s’est présentée et qu’il ne faut pas sous-estimer, qui va nous obliger à faire de l’expérimentation pédagogique avant de proposer une pédagogie. Disons que le système de l’Éducation nationale adore faire des expériences sur le dos des élèves. Ce coup-là, il ne pourra pas. Il faudra que les expériences soient faites sérieusement et que la méthode généralisée à l’échelle nationale soit lancée après validation, un petit peu comme quand on fait une démarche dans le domaine pharmaceutique par exemple, on ne balance pas le nouveau médicament contre la grippe aviaire comme ça. Pourquoi je dis ça ? Parce que la difficulté formidable est la suivante, c’est que dans le domaine de la connaissance de soi en tant que dégustateur, qui est l’un des éléments motivants pour l’élève pour s’intéresser au sujet, on est en pénurie de mots et notre pédagogie est basée sur l’usage des mots. En étant moins réducteur qu’il n’y paraît, on peut dire qu’un instituteur ou un professeur c’est un Petit Robert. C’est quelqu’un qui a comme mission de dire qu’est-ce que chaque chose, chaque mot veut dire. Et pour ce qui est de la dégustation - on a parlé un peu de toutes les manières, sous tous les points de vue, des ateliers de dégustation - la dégustation, par soi-même, des aliments dont on parle est indispensable parce qu’on n’a pas de mots corrects pour dire ce que l’on sent. Le goût n’est pas exclusivement une propriété de l’aliment. Pour ce qui est de dire qu’est-ce que c’est que cet aliment comment il est préparé, d’où il vient, quelle est son histoire et tout ça, il n’y a pas de problème. Mais c’est la moitié du billet de 1 000 dollars. L’autre moitié c’est : et toi ou moi, qu’est-ce qu’on ressent ? Et ça, on ne sait pas le dire, et pourtant on a besoin de le savoir. Et donc on ne peut pas nous l’enseigner, on ne peut que nous le montrer. On est un peu dans la situation des professeurs d’arts martiaux quand on compare les méthodes occidentale et orientale. Le professeur d’arts martiaux oriental, il fait payer aux élèves un droit d’entrée et il montre aux élèves

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sans rien dire comment il faut faire, puis il leur dit d’essayer et il dit : « Non, non, ce que tu fais ce n’est pas bien. Il faut faire ça » (Il fait une prise du bras). On va devoir trouver les méthodes d’expressions non verbales pour expliquer ce qui est inexprimable et pourquoi ces choses-là, cependant nos élèves voudront en avoir une explication. Donc il y a du pain sur la planche et c’est quelque chose qui a besoin d’être provoqué et soutenu pendant un certain temps avant de devenir opérationnel, vous voyez ? Si le vocabulaire manque, ce n’est pas parce qu’on a oublié de le forger, c’est parce qu’il est impossible. Il est impossible parce que nous n’avons pas les mêmes gènes pour coder les mêmes récepteurs gustatifs et olfactifs. D’avoir cette diversité rend la création d’un vocabulaire approprié impossible. Je ne pourrais jamais décrire avec des mots le goût que je ressens parce que ce que je pourrais faire de mieux c’est de dire « Ça me fait penser à », « Ça ressemble à » mais pas de chance, mon voisin ça ne lui fait pas penser à ça, ça lui fait penser à autre chose et on a raison tous les deux. Donc cette pédagogie est tout à fait nouvelle, on doit faire découvrir par nos élèves quelque chose qui leur est propre et qui ne peut pas se dire. Mais évidemment ça peut se montrer, heureusement. Donc à nous d’acquérir une nouvelle forme de pédagogie qui ne soit pas verbale ou pas que verbale, bien sûr il faut nommer ce qui est nommable, mais ça ne suffira pas. Marc Bretillot : Je n’ai pas compris la question. Patrick Mac Leod à Jacky Biville : Il faut reformuler la question. Jacky Biville : Oui je reformule la question. Je voulais savoir si, dans les grandes lignes on va dire, si le métier que tu as a une quelconque influence de type, profondément, de type culturel et politique dans notre pays par exemple. Je parle de toi mais je parle de tous les designers culinaires. Silence de Marc Bretillot Jacky Biville : Simplement, il faut dire que ce stage est orienté, depuis le début, sur XIX-XXIe, c’est pour cela d’ailleurs qu’on se trouve dans cette bâtisse. Il se trouve qu’au XIXe siècle, siècle des Lumières, tous les gastronomes que l’on connaît, de Grimod de la Reynière en passant par les grands chefs cuisiniers Carême, Escoffier etc. ont influencé de manière, on va dire radicale, la culture de ce pays en terme de gastronomie mais aussi en terme de politique. Cocorico la France, l’exportation des produits etc. et on a bien vu aussi que, enfin j’imagine que tu connais ça mieux que moi, toutes les architectures de desserts inspirées par les grands pâtissiers ont dépassé évidemment le simple fait que se soient des architectures et donc ont donné une image de la France qui était celle du XIXe. Je voulais savoir si, au XXIe siècle, en tant que designer culinaire, est-ce que tu penses que l’influence que vous avez, toi et les autres dépasse le simple cadre de la gastronomie ? Marc Bretillot : Ce sont des choses dont on a déjà parlé. Je pense que c’est une activité qui finalement est l’expression de la société plutôt qu’elle ne la dénonce. Pour tous les phénomènes qu’on a exposés un petit peu, c’est quelque chose qui suit plutôt qu’il ne dénonce les phénomènes de société et ce n’est que le reflet de la société. En ce sens, je ne pense pas que ça puisse proposer de nouveaux schémas. Après, il y a des choix politiques qui questionnent, sur l’hégémonie, par exemple, de la gastronomie française, qui n’a plus cours d’ailleurs. Pourquoi est-elle arrivée ? C’était notamment lié au pouvoir, enfin c’est plutôt des notions historiques. Et maintenant, on peut se poser la question de savoir si c’est intéressant justement d’avoir une espèce d’hégémonie comme ça, un savoir-faire et s’imposer au monde ou est-ce qu’on ira plutôt vers des régionalisations... Jacky Biville : Et Didier ? Enfin tu as déjà répondu en partie tout à l’heure… Didier Elena : Mais moi je ne crois pas, certaines choses oui peut-être mais pas tout. Si on fait un bond en arrière, lorsqu’on se souvient des différentes cuisines, on a eu la cuisine mousse : est-ce que ça a laissé quelque chose ? Je ne sais pas. C’était juste une photographie du moment, des années 1970. Après il y a eu beaucoup de problèmes avec les étudiants dans les années 1980, entre 1985 et 1990, un petit peu avant. Puis il y a eu des restaurants, comme Les Poivriers, qui sont arrivés et qui proposaient une assiette… Je crois que c’est plutôt le reflet, c’est plutôt une photographie du moment. Et le passage de la fourchette à monter qui va changer la façon de manger, on l’a fait une fois après on ne va pas changer. Je ne crois pas qu’on va se nourrir avec autre chose, là maintenant, peut-être dans quelques temps, mais pour l’instant, je ne crois pas trop. C’est peut-être une photographie du moment qui va laisser plus qu’autre chose. Après, à savoir si la France a un jeu au niveau politique, elle a eu puisqu’elle était au centre de différentes choses qui arrivent. Pour avoir eu la chance d’avoir pu traverser pas mal de choses dans le monde, au niveau de la cuisine, c’est vrai qu’on a une des cuisines qui est la plus riche au niveau de la diversité. On a parlé de goût, il y a deux goûts qui sont universels, à mon sens, c’est-à-dire que l’on retrouve dans toutes les cuisines. Peut-être qu’on va en trouver un troisième ou un quatrième… mais pour moi il n’y en a que deux, c’est le gras et le sucre. Et c’est le succès de Mac Do. À travers le monde, c’est ni plus ni moins que le gras et le sucre. Dans toutes les cuisines du monde on retrouve ça. L’amertume, tout ça c’est vraiment spécifique à des régions.

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Donc en France, on a une cuisine qui était, et qui est très riche, par le fait des produits, que ce soit de l’Alsace, ou du Sud-Ouest en passant par le Sud, en passant par l’Espagne puisque ça a apporté énormément à travers l’Italie. Dans les autres cuisines, celle de l’Italie, par exemple, on va différencier deux grandes cuisines : le Nord et le Sud. D’ailleurs, celle que l’on connaît à travers le monde, ce n’est que celle du Sud puisque les gens qui avaient faim partaient trouver du travail à l’étranger. Donc, si on retrouve une cuisine italienne, aux Etats-Unis par exemple, elle est représentative de la cuisine de l’Italie du sud. Sur la cuisine chinoise, elle est par canton mais on arrive à différencier cantonaise et Zhuang. En France, on a cette richesse parce que les cultures, que ce soit le bassin méditerranéen ou même du Nord ont apporté énormément. Voilà la différence que l’on peut faire jusqu’à présent, du XIXe siècle jusqu’à maintenant parce qu’on avait ce besoin où on avait une seule cuisine italienne, une seule cuisine chinoise, une seule cuisine japonaise, qui est souvent influencée par la cuisine portugaise, ce que l’on sait peu, mais qui est une cuisine de plaine qui est descendue au niveau des rivages parce que les sushis sont arrivés bien plus tard, après la révolution. Donc, en France, on avait ce phénomène, on ne l’a plus maintenant. On ne va plus l’avoir parce qu’on mange différemment parce que le monde s’est ouvert et qu’on n’a plus besoin de ces repères-là. D’où l’intérêt de la cuisine diététique, on a parlé d’Heston Blumenthal, on a parlé de toutes ces choses-là, on perd, au fur et à mesure, la notion de temps, la notion de région, la notion de saison. Voilà où nous perdons de la vitesse aussi parce que l’on ne peut plus la défendre. Jacky Biville : Écoutez messieurs, nous vous remercions énormément… Oui je pense… Ah ! C’est vraiment la dernière question alors avant d’applaudir. Un auditeur : Je m’excuse, je voulais rebondir un petit peu sur ce que vous disiez et vous parliez aujourd’hui des produits qui ont nécessité au consommateur peut-être de changer en terme de consommation. J’ai une question concernant la carte déstructurée que l’on trouve aujourd’hui de plus en plus dans les restaurants, c’est-à-dire de ne plus consommer forcément la salade après le fromage mais de la trouver en entrée, de trouver le fromage en début de repas, de transformer l’entrée en garniture, ce que fait un petit peu peut-être aussi Ducasse dans certains de ses restaurants, notamment je pense au Spoon. Est-ce que travailler de cette manière ce n’est pas perdre une identité, une référence que l’on a depuis des générations, sachant l’entrée, le plat, le fromage et le dessert ? Didier Elena : Savez-vous quand est-ce qu’on mangeait le foie gras il y a à peu près quelques siècles de ça ? En dessert, c’était un bonbon. Donc je ne crois pas forcément. En ce qui concerne Le Spoon, pour y avoir participé, puis surtout pensé à 1, 2, 3, parce que là je vais le défendre, le Spoon est une autre vison. On a un élément principal, et après, selon sa culture, on va l’associer avec une sauce ou une garniture et on choisit, donc on peut lire linéairement ou on peut aussi prendre ses propres goûts. Donc le Spoon n’a pas enlevé quoi que se soit à la culture, il a juste rendu certaines choses, comme le Ceviche, plutôt péruvien, on a plutôt tendance à le perdre. En ce qui concerne la façon de manger, elle a beaucoup évolué, je ne crois pas qu’on la perde, au contraire, on la structure par rapport à ce que l’on vit à l’heure actuelle. On a grandit avec la salade dans l’intestin, donc c’était à la fin qu’on la mangeait, pourquoi pas ? Mais ça c’est le vécu des générations et on mangera certainement différemment plus tard et on a mangé certainement différemment avant. C’est bien représentatif du fait de ce qu’on a dit, que la cuisine est le reflet du moment dans lequel on vit. C’est très représentatif. L’auditeur : Merci d’avoir répondu, ce n’était pas du tout une critique… Didier Elena : Oh non, au contraire ! L’auditeur : Et juste, concernant le détournement du produit, c’est-à-dire de trouver, par exemple, la carotte en dessert, tout à l’heure on évoquait l’inquiétude par rapport au produit lorsqu’on ne sait pas trop ce qu’on va manger, lorsqu’on va trouver la carotte en dessert, est-ce que, dans nos réflexes, on n’a pas ce recul immédiat en disant : « Attention, qu’est-ce qu’il se passe ? Est-ce que je vais apprécier ? » Ou est-ce que l’effet de surprise va faire en sorte que je … ? Dider Elena : Au sujet de la carotte, c’est comme d’autres, je pense qu’il y a plusieurs petits problèmes. Moi sincèrement, je ne suis pas un fan. Mais le premier problème, c’est que l’on veut toujours, c’est comme la confiture, faire la différentiation entre le fruit et le légume. Alors, si c’est un fruit on va plutôt le mettre en dessert. Après, il y a un problème de culture. Une tarte à la carotte, culturellement, au niveau américain c’est un vrai truc, ça ne choque personne. Donc, on a trois problèmes, c’est sa propre vérité, la vérité nominative du fruit ou du légume, ce dont on parlait, et puis après la culture, la culture de chaque pays. Pourquoi la carotte est-elle forcément en entrée ou râpée ? Elle a une vérité différente dans les cultures où elle est parce qu’on lui a expliqué qu‘elle avait une fonction différente. Moi je pense que c’est là où il faut jouer et où toute l’éducation est importante, c’est-à-dire qu’il ne faut pas mélanger les genres. On parle souvent, moi il y a un terme qui ne me plaît pas forcément, c’est la cuisine fusion. La cuisine fusion c’est surtout de la cuisine confusion parce qu’on mélange tout. Et là c’est pareil, quand on se retrouve avec des choses pour certains groupes, certaines pensées culturelles, certaines façons de vivre qui ne

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sont pas forcément vraies avec nous. Donc [il faut] bien expliquer le pourquoi du comment et après on fait son propre choix. Jacky Biville : Alors maintenant on peut applaudir. Applaudissements.