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Amine Maalouf

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Origines

« Je suis d'une tribu qui nomadise depuis tou-jours dans un désert aux dimensions du monde.Nos pays sont des oasis que nous quittons quandla source s'assèche, nos maisons sont des tentesen costume de pierre, nos nationalités sont af-faire de dates ou de bateaux. Seul nous relie lesuns aux autres, par-delà les générations, par-delà les mers, par-delà le Babel des langues, lebruissement d'un nom... »

... et tel est bien, dans cette odyssée, le projetd'Amin Maalouf : brasser l'histoire des siens, re-visiter leur mémoire, et ressusciter le destin decette « tribu » Maalouf qui, à partir du Liban, es-saimera de par le monde - jusqu'aux Amériques,jusqu'à Cuba... Dans cette aventure qui court surplus d'un siècle, le romancier du Rocher deTanios et de Léon l'Africain convoque les morts,les vivants, les ancêtres, les fantômes ; il exploreleur légende ; il les suit à travers les convulsions

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de l'Empire ottoman ; il observe cette diaspora demystiques, de francs-maçons, de professeurs, decommerçants, de rêveurs polyglottes et cosmo-polites. Il sait que leur sang fiévreux bat dans sesveines. Et il sait que son propre parcours seraitvain s'il n'était lui même, par l'écriture et le cœur,fidèle à cette généalogie tumultueuse. Romanvrai ? Fresque taillée à même l'histoire ? Secretsde famille ? Ces Origines sont, de fait, unemajestueuse reconnaissance de dettes. C'est aussiune longue et noble prière. Un chant d'amour àl'endroit d'une famille qui reste l'unique patrie decet écrivain de l'exil.

Photo de couverture : Archives de l'auteur

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AMIN MAALOUF

ORIGINESPour Téta Nazeera

Pour Kamal et Charles Abou-Chaar

Et à la mémoire de Laurice Sader Abou-Chdid

D'autres que moi auraient parlé de « ra-cines »... Ce n'est pas mon vocabulaire. Jen’aime pas le mot « racines », et l'image encoremoins. Les racines s'enfouissent dans le sol, secontorsionnent dans la boue, s'épanouissent dansles ténèbres; elles retiennent l'arbre captif dès lanaissance, et le nourrissent au prix d'un chantage: « Tu te libères, tu meurs! »

Les arbres doivent se résigner, ils ont be-soin de leurs racines; les hommes pas. Nousrespirons la lumière, nous convoitons le ciel, et

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quand nous nous enfonçons dans la terre, c'estpour pourrir. La sève du sol natal ne remonte paspar nos pieds vers la tête, nos pieds ne serventqu'à marcher. Pour nous, seules importent lesroutes. Ce sont elles qui nous convoient — de lapauvreté à la richesse ou à une autre pauvreté,de la servitude à la liberté ou à la mort violente.Elles nous promettent, elles nous portent, nouspoussent, puis nous abandonnent. Alors nouscrevons, comme nous étions nés, au bord d'uneroute que nous n’avions pas choisie.

A l'opposé des arbres, les routes n’émer-gent pas du sol au hasard des semences. Commenous, elles ont une origine. Origine illusoire,puisqu’une route n 'a jamais de véritable com-mencement; avant le premier tournant, là der-rière, il y avait déjà un tournant, et encore unautre. Origine insaisissable, puisqu’ à chaquecroisement se sont rejointes d'autres routes, quivenaient d'autres origines. S'il fallait prendre encompte tous ces confluents, on embrasserait centfois la Terre.

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S'agissant des miens, il le faut! Je suis d'unetribu qui nomadise depuis toujours dans undésert aux dimensions du monde. Nos pays sontdes oasis que nous quittons quand la sources'assèche, nos maisons sont des tentes en costumede pierre, nos nationalités sont affaire de dates,ou de bateaux. Seul nous relie les uns aux autres,par-delà les générations, par-delà les mers, par-delà le Babel des langues, le bruissement d'unnom.

Pour patrie, un patronyme? Oui, c'est ainsi!Et pour foi, une antique fidélité!

Je n'ai jamais éprouvé de véritable appar-tenance religieuse — ou alors plusieurs, incon-ciliables; et je n’ai jamais ressenti non plus uneadhésion totale à une nation — il est vrai que, làencore, je n’en ai pas qu’une seule. En revanche,je m'identifie aisément à l'aventure de ma vastefamille, sous tous les deux. A l'aventure, et aussiaux légendes. Comme pour les Grecs anciens,mon identité est adossée à une mythologie, que je

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sais fausse et que néanmoins je vénère comme sielle était porteuse de vérité.

Étrange, d'ailleurs, qu'avant ce jour, jen'aie guère consacré plus de quelques para-graphes à la trajectoire des miens! Mais il estvrai que ce mutisme aussi fait partie de monhéritage...

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Tâtonnements

Il y avait eu, d'abord, pour ma recherche, unfaux commencement : cette scène que j'ai vécue àl'âge de trente ans, et que je n'aurais jamais dûvivre — qu'aucun des protagonistes, d'ailleurs,n'aurait dû vivre. Chaque fois que j'avais vouluen parler, j'avais réussi à me persuader qu'il étaitencore trop tôt.

Bien entendu, il n'est plus trop tôt. Il estmême presque tard.

C'était un dimanche, un dimanche d'été,dans un village de la Montagne. Mon père étaitmort un peu avant l'aube, et l'on m'avait confié lamission la plus détestable de toutes : me rendreauprès de ma grand-mère pour lui tenir la mainau moment où on lui annoncerait qu'elle venait deperdre un fils.

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Mon père était le deuxième de ses enfants,et il était convenu que ce serait l'aîné quil'appellerait au téléphone pour lui apprendre lanouvelle. Dites ainsi, les choses ont l'apparencede la normalité. Chez les miens, la normalité n'estjamais qu'une apparence. Ainsi, cet oncle, quivenait d'avoir soixante-sept ans, je ne l'avais vuqu'une seule fois dans ma vie avant cet été-là...

J'étais donc arrivé dans la matinée, magrand-mère m'avait pris longuement dans ses brascomme elle le faisait depuis toujours. Puis ellem'avait posé, forcément, la question que je re-doutais entre toutes :

— Comment va ton père ce matin ?

Ma réponse était prête, je m'y étais entraînétout au long du trajet :

— Je suis venu directement de la maison,sans passer par l'hôpital...

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C'était la stricte vérité et c'était le plus vildes mensonges.

Quelques minutes plus tard, le téléphone.En temps normal, je me serais dépêché de répon-dre pour éviter à ma grand-mère de se lever. Cejour-là, je me contentai de lui demander si ellesouhaitait que je réponde à sa place.

— Si tu pouvais seulement m'approcherl'appareil...

Je le déplaçai, et soulevai le combiné pourle lui tendre.

Je n'entendais évidemment pas ce que luidisait son interlocuteur, mais la première réponsede ma grand-mère, je ne l'oublierai pas :

— Oui, je suis assise.

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Mon oncle craignait qu'elle ne fut debout, etqu'à la suite de ce qu'il allait lui apprendre, ellene tombât à terre.

Je me souviens aussi des yeux qu'elle avaiten répondant « Oui, je suis assise ». Les yeuxd'un condamné à mort qui vient d'apercevoir, auloin, la silhouette d'un gibet. En y réfléchissantplus tard, je me suis dit que c'était elle, très cer-tainement, qui avait recommandé à ses enfants des'assurer qu'une personne était assise avant de luiapprendre une nouvelle dévastatrice; quand sonfils lui avait posé la question, elle avait comprisque le pire était arrivé.

Alors nous avions pleuré, elle et moi, assisl'un à côté de l'autre en nous tenant la main,quelques longues minutes.

Puis elle m'avait dit :

— Je croyais qu'on allait m'annoncer queton père s'était réveillé.

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— Non. De l'instant où il est tombé, c'étaitfini.

Mon père était tombé sur la chaussée, prèsde sa voiture, dix jours auparavant. La personnequi l'accompagnait avait juste entendu comme un« ah ! » de surprise. Il s'était écroulé, inconscient.Quelques heures plus tard, le téléphone avait son-né à Paris. Un cousin m'avait annoncé la nou-velle, sans laisser trop de place à l'espoir. « Il vamal, très mal. »

Revenu au pays par le premier avion, j'avaistrouvé mon père dans le coma. Il semblait dormirsereinement, il respirait et bougeait quelquefoisla main, il était difficile de croire qu'il ne vivaitplus. Je suppliai les médecins d'examiner unedeuxième fois le cerveau, puis une troisième.Peine perdue. L'encéphalogramme était plat,l'hémorragie avait été foudroyante. Il fallut serésigner...

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— Moi, j'espérais encore, murmura magrand-mère, à qui personne, jusque-là, n'avait osédire la vérité.

Nous étions aussitôt revenus vers le silence,notre sanctuaire. Chez les miens, on parle peu, etlentement, et avec un souci constant de mesure,de politesse, et de dignité. C'est quelquefois irrit-ant pour les autres, pour nous l'habitude est prisedepuis longtemps, et elle continuera à setransmettre.

Nos mains, cependant, demeuraientsoudées. Elle me lâcha seulement pour ôter seslunettes, et les nettoyer dans un pli de sa robe. Aumoment de les remettre, elle sursauta :

— Quel jour sommes-nous ?

— Le 17 août.

— Ton grand-père aussi est mort un 17août!

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Elle eut un froncement de sourcils que je luiavais vu quelquefois. Puis elle sembla revenir dela révolte à la résignation, et ne dit plus un mot.Je repris sa main dans la mienne et la serrai. Sinous avions au cœur le même deuil, nousn'avions plus à l'esprit les mêmes images.

Je n'ai pas beaucoup pensé à mon grand-père ce jour-là, ni certainement les jours suivants.Je n'avais à l'esprit que mon père, son visagelarge, ses mains d'artiste, sa voix sereine, sonLiban, ses tristesses, et puis le lit ultime où il s'estendormi... Sa disparition était pour moi, commepour tous les miens, une sorte de cataclysme af-fectif; le fait qu'il ait eu « rendez-vous », enquelque sorte, avec son propre père à date fixe nefut, pour ceux à qui je l'avais signalé alors, quel'occasion d'une méditation brève et banale surl'ironie du destin et les arrêts insondables du Ciel.

Voilà, c'est tout, fin de l'épisode !

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Il aurait dû y avoir une suite, il n'y en eutaucune. J'aurais dû susciter, un jour ou l'autre,une longue conversation avec ma grand-mère surcelui qui fut l'homme de sa vie; elle est mortecinq ans plus tard sans que nous en ayons reparlé.Il est vrai que nous ne vivions plus dans le mêmepays ; je résidais déjà en France, et elle n'allaitplus quitter le Liban. Mais je revenais la voir detemps à autre et j'aurais pu trouver une occasionpour l'interroger. Je ne l'ai pas fait. Pour être hon-nête, je n'y ai tout simplement plus songé...

Un comportement étrange, qui doit pouvoirs'expliquer dans le jargon des sondeurs d'âmes,mais que je me reprocherai jusqu'à mon dernierjour. Moi qui suis par nature fouineur, moi quime lève cinq fois de table au cours d'un même re-pas pour aller vérifier l'étymologie d'un mot, ouson orthographe exacte, ou la date de naissanced'un compositeur tchèque, comment avais-je pume montrer, à l'égard de mon propre grand-père,d'une incuriosité aussi affligeante?

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Pourtant, depuis l'enfance on m'avait racon-té à propos de cet aïeul - qui se prénommait Bo-tros — bien des histoires qui auraient dûm'arracher à mon indifférence.

Notamment celle-ci. Un jour, l'un de sesfrères, qui vivait à Cuba, eut de très graves en-nuis, et il se mit à lui écrire des lettres angoisséesen le suppliant de voler à son secours. Lesdernières missives parvinrent au pays avec lesquatre coins brûlés, en signe de danger etd'urgence extrême. Alors mon grand-père aban-donna son travail pour s'embarquer; il appritl'espagnol en quarante jours sur le bateau; si bienqu'en arrivant là-bas, il put prendre la paroledevant les tribunaux et tirer son frère de cemauvais pas.

Cette histoire, je l'entends depuis que je suisné, et je n'avais jamais essayé de savoir si c'étaitautre chose qu'une légende vantarde comme encultivent tant de familles; ni comment s'était

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achevée l'aventure cubaine des miens. C'estmaintenant seulement que je le sais...

On me disait aussi : « Ton grand-père étaitun grand poète, un penseur courageux, et un orat-eur inspiré, on venait de très loin pour l'écouter.Hélas, tous ses écrits sont perdus ! » Pourtant, cesécrits, il a suffi que je veuille les chercher pourque je les trouve! Mon aïeul avait tout rassemblé,daté, soigneusement calligraphié; jusqu'à la fin desa vie il s'était préoccupé de ses textes, il avaittoujours voulu les faire connaître. Mais il estmort impublié, comme d'autres meurent intestats,et il est demeuré anonyme.

Autre murmure persistant : Botros n'a ja-mais voulu baptiser ses enfants ; il ne croyait ni àDieu ni à Diable, et il ne se gênait pas pour lehurler fort; au village, c'était un scandale perman-ent... Là encore, je n'avais pas vraiment essayé desavoir ce qu'il en était. Et dans ma famille on segardait bien d'en parler.

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Oserai-je avouer, de surcroît, que j'ai passétoute ma jeunesse au pays sans avoir fleuri uneseule fois la tombe de mon grand-père, sans avoirjamais su où elle se trouvait, et sans même avoireu la curiosité de la chercher ?

J'aurais encore mille raisons de crier meaculpa, je m'en abstiendrai - à quoi bon? Qu'il mesuffise de dire que je serais probablement restéfigé pour toujours dans la même ignorance si laroute des ancêtres n'était venue croiser la mienne,à Paris même, par un détour.

Après ce faux commencement — mais desannées après! -, il y en eut un autre, un vrai. Cen'est pas à moi qu'en revient le mérite, ou si peu.Sans doute avais-je manifesté, après la dispari-tion de mon père, l'envie de mieux connaître cesépisodes du passé familial; sans doute avais-jeposé, à quelques proches, sept ou huit questionsde plus sur mon grand-père ou sur d'autres aïeux.Mais rien qui ressemble à cette rage obsession-nelle qui s'emparait régulièrement de moi quand

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je m'adonnais à mes véritables recherches.Comme si, dès que mes propres origines étaienten cause, je retrouvais une certaine placiditéhéréditaire, et la stérile dignité du silence.

Le mérite, tout le mérite, en revient à cetami diplomate qui me demanda un jour, au dé-tour d'une conversation, si je n'avais pas un quel-conque lien de parenté avec un certain respons-able cubain qui portait le même patronyme quemoi.

Je lui fis répéter - Arnaldo ? Non, ceprénom ne me disait rien. Mais je lui appris, in-cidemment, que j'avais eu, jadis, de la famille àLa Havane. Et c'était comme si je l'apprenaismoi-même, à cet instant-là, de ma propre bouche.

J'avais connu Luis Domingo à Beyrouth audébut des années soixante-dix; j'étais jeune journ-aliste, et lui jeune diplomate à l'ambassaded'Espagne. Depuis cette époque, nous n'avons

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plus jamais vécu dans la même ville, mais noussommes demeurés proches.

Chaque fois qu'il passait par Paris, nousnous retrouvions pour de longues déambulationsloquaces à travers les rues, habituellement jusqu'àl'aube, à nous souvenir, à spéculer, à réinventer lemonde - à réinventer, surtout, le destin du Liban,mais aussi celui de Cuba, où Luis Domingo futlongtemps en poste, et dont l'avenir le préoccu-pait; pourtant, pas une fois je n'avais songé àmentionner devant lui l'aventure cubaine de mafamille.

Je n'en aurais toujours rien dit, d'ailleurs, simon ami ne m'y avait poussé, ce soir-là, avec in-sistance. Sous le feu de ses questions, je fisl'effort de rassembler toutes les bribes d'histoiresqui m'étaient parvenues au cours des années, etdécouvris ainsi, non sans étonnement, que destrajectoires entières étaient déjà là, dans ma mé-moire, en pointillé...

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J'évoquai d'abord, avec fierté, le voyage demon grand-père à La Havane, son exploit lin-guistique surtout, et sa plaidoirie victorieusedevant les tribunaux.

— Il était avocat ?

— A ma connaissance, il était enseignant, etdirecteur d'école, mais il faut croire qu'il avait faitaussi des études de droit.

Pour être franc, je n'en savais rien!

— Et son frère ?

— Il s'appelait Gebrayel, qui est chez nousl'équivalent de Gabriel. C'était un hommed'affaires, il avait fait fortune dans l'île, où ilnourrissait, paraît-il, de grandes ambitions poli-tiques. Mais il s'était fait des ennemis, et il a finipar mourir dans des circonstances mystérieuses.

— En quelle année ?

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— Vers 1900, ou dans les années vingt, jene sais pas très bien...

— Il a peut-être encore des enfants à Cuba,ou des petits-enfants...

Là encore, je dus admettre que je n'ensavais fichtrement rien.

Plus tard dans la soirée, je me souvins d'unelégende familiale que je faillis raconter à LuisDomingo, avant de faire marche arrière. Jecraignais que mon ami ne se montrât franche-ment incrédule, et même quelque peu dédaigneuxs'il me soupçonnait d'y ajouter foi. Nous avionsl'un et l'autre pour habitude de nous gausser del'irrationnel et de ses adeptes, et cet épisoden'avait clairement pas sa place parmi nos certi-tudes communes.

Ladite légende met en scène un autre frèrede mon grand-père, un prêtre de l'Église melkitequi portait en religion le nom de Theodoros. Il

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avait tenu, sa vie durant, un journal intime, àl'égard duquel il se montrait d'une régularité tatil-lonne : il écrivait ses pages quotidiennes commeil lisait son bréviaire, à heures fixes. Les dates etles têtes de chapitre étaient à l'encre rouge, lecorps du texte à l'encre noire.

Un soir, alors qu'il était attablé devant sonjournal, l'un de ses encriers se fendit soudain, etun mince filet rouge courut, dit-on, sur la table,puis sur la feuille. Le prêtre le suivit du regard,terrorisé; sa gorge était nouée et ses membres nelui obéissaient plus. Au bout d'un moment, il seressaisit, et reprit sa plume pour relater l'incident; il indiqua le jour, puis il tira sa montre de pochepar le chaînon pour noter l'heure. Les aiguillesétaient arrêtées.

Le grand-oncle Theodoros vivait à l'époquedans un monastère de la Montagne ; il sortit de sacellule, appela les autres religieux qui se trouv-aient là, et leur demanda de venir prier avec lui.

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Est-il besoin d'ajouter qu'il arriva ensuite cequi arrive toujours dans les histoires qui com-mencent ainsi? A savoir que, plusieurs moisaprès cet incident, une lettre reçue de Cuba vintannoncer que Gebrayel était mort à l'heure pré-cise où l'encrier rouge de son frère s'était fendu...

Qu'on ne me demande pas si je crois à ceprodige! Je n'en sais rien... Probablement pas...L'ange de la raison est toujours derrière moi pourme retenir par les épaules. Ce qui est certain, enrevanche, c'est que Theodoros a toujours racontécette histoire, jusqu'à sa mort, et que tous ceuxqui l'ont entendue y ont cru.

Avant que nous nous séparions, cette nuit-là, Luis Domingo me demanda si je ne voulaispas faire signe au « cousin » havanais Arnaldo,lui adresser un message quelconque ; ils'arrangerait pour le lui faire parvenir. Je m'en fusdonc chercher dans ma bibliothèque un livre encastillan qui parlait du Vieux-Pays et mentionnaitbrièvement notre famille; j'y ajoutai à la main

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quelques lignes courtoises et le confiai à monami, avec le sentiment de lancer, non unebouteille à la mer, mais une pierre dans le puitsaux fantômes.

La nuit suivante, en mon insomnie quotidi-enne, je ne fis que ressasser cette conversation ;et au matin, je voulus en savoir un peu plus sur cegrand-oncle qui était allé s'égarer et périr dansl'île lointaine...

Nul besoin d'une vraie enquête, je me pro-mettais seulement d'appeler, à Beyrouth, unecousine de quatre-vingt-neuf ans à la mémoireencore limpide, afin de lui poser quelques ques-tions simples qui, jusque-là, ne m'étaient jamaisvenues aux lèvres, ni à l'esprit.

Et tout d'abord : saurait-elle en quelle annéeest mort Gebrayel ?

« Pas de manière précise », m'avouaLéonore. Mais elle se souvenait qu'à la fin de la

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Première Guerre, quand la famille avait pu denouveau recevoir du courrier, elle avait appris ladisparition d'un certain nombre de nos prochesqui se trouvaient dans les Amériques. L'un d'euxétait Gebrayel... « De mort violente, oui, maissans rapport avec la guerre. Un accident... »

A l'inverse, ma mère, que j'appelai justeaprès Léonore, se fit l'écho de cette autre thèse,qui demeure la plus répandue chez les nôtres : «Un attentat ! C'est ce que ton père m'a toujoursdit. Un sabotage, ou quelque chose de cet ordre...»

Ces brefs échanges avaient eu lieu au moisde juin. Peu de temps après, ma mère était partieen vacances. Depuis une vingtaine d'années, elleavait pris l'habitude de passer l'hiver en France etl'été au Liban, comme autrefois nous passionsl'hiver à Beyrouth et l'été au village.

Lorsqu'elle revint à Paris en septembre, ellem'annonça qu'elle avait rapporté du pays quelque

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chose qui devrait m'intéresser : des lettres ; deslettres de « ce temps-là ».

— C'est ta grand-mère qui me les avait con-fiées, avec d'autres objets. Elle m'avait dit : « Jesais que toi, tu les préserveras! » Comme tum'avais posé des questions, j'ai pris le temps defouiller un peu dans ces papiers. Ce n'était pas fa-cile, il y a une malle pleine !

Une malle pleine de documents ? Chez nous?

— Oui, dans le grand placard de machambre. Des lettres, des photos, des cahiers, descoupures de journaux, des reçus, des actes notar-iés... J'avais l'intention d'y mettre un peu d'ordre,mais j'ai dû renoncer, c'était trop compliqué, j'aitout laissé tel quel. Je t'ai juste apporté ces lettres,parce qu'elles viennent de Gebrayel.

De Gebrayel !

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J'avais poussé un hurlement, mais un hurle-ment intérieur, dont rien n'avait transparu, jecrois, sinon un léger tremblement des lèvres.

Ma mère retira les lettres de son sac à main,pour me les tendre. Sans aucune solennité,comme si c'était le courrier de la veille.

Trois lettres. Postées toutes trois à LaHavane, en 1912. En un clin d'œil, Gebrayel acessé d'être pour moi une figure fantomatiqueévanouie en un passé indéterminé. Je tenais àprésent dans mes mains des pages qui portaientson écriture, son accent, son souffle, sa sueur.Adressées à mon grand-père ; qui les avaitgardées puis les avait laissées à sa veuve ; qui lesavait transmises à sa belle-fille ; qui, par ce geste,me les confiait.

Je pris les lettres horizontalement sur mespaumes ouvertes, je les retournai l'une aprèsl'autre, puis les soupesai longuement, ravi de con-stater qu'elles étaient lourdes et dodues, mais

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n'osant pas encore retirer les feuilles desenveloppes.

C'est seulement le lendemain matin, dans lasérénité de ma bibliothèque aux portes closes, surune table en bois nu soigneusement débarrasséede tout ce qui l'encombrait, puis soigneusementépoussetée, que je me sentis en état de faire par-ler ces témoins fragiles.

Je les étalai devant moi, sans brusquerie. Et,avant de les lire de près, je commençai par lesparcourir de mes yeux paresseux en glanant, çà etlà, quelques phrases :

De La Havane, le 25 avril 1912, à mon frèreBotros, que le Seigneur le préserve et me per-mette de le revoir en parfaite santé...

Puisse la Grâce divine nous inspirer ce quimettra fin à notre dispersion et éteindra ainsidans nos cœurs les souffrances del'éloignement...

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Le mois dernier, j'ai été constamment malade,et j'ai dû quitter La Havane plusieurs jours afinde récupérer mes forces. J'ai d'ailleurs décidéd'aller vivre quelque temps sur le front de mer,tout près du Castillo del Moro, pour m'éloignerde mon travail et respirer l'air pur...

Les soucis de mes affaires sont devenus troplourds pour mon esprit, qui est celui d'un hommeordinaire, et même un peu moins qu’ordinaire...

Je dois enfin te prier d'excuser mon style si en-nuyeux, et toutes les fautes que tu auras certaine-ment relevées dans mes pages; il faut que tusaches que j'ai oublié l'arabe, que j'avaisd'ailleurs bien malappris dans ma jeunesse...

L'humilité du grand-oncle cubain, qui allaitau-delà des politesses du temps et des formulesépistolaires consacrées, ne pouvait quem'émouvoir. Cependant, j'avais également sousles yeux une autre réalité, palpable, omniprésente: son ardent désir de paraître, manifeste dès

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l'instant où l'on pose le regard sur ses enveloppes.Son nom complet s'étale au beau milieu, en groscaractères bleu marine introduits par des lettrinesombrées; en six autres endroits, dans un corpsplus petit, parfois illisible sans une loupe, lemême nom, ou simplement les initiales, partoutdes Gabriel, des G et des M; dans le coinsupérieur gauche, ces initiales sont même dess-inées comme des lianes enserrant le globeterrestre...

Je ne pus m'empêcher d'en sourire, maisavec attendrissement. Nos ancêtres sont nos en-fants, par un trou dans le mur nous les regardonsjouer dans leur chambre, et ils ne peuvent pasnous voir.

Comment reprocher à Gebrayel d'avoir euenvie de montrer au monde entier, et d'abord àses proches, à quel point il avait réussi ?S'adressant à son frère Botros, plus âgé que lui, etmanifestement plus instruit, il s'efforçait de sefaire tout petit, tout humble, et de s'excuser de

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son inculture. Mais, aussitôt, il recommençait àse vanter, à se pavaner, sans toujours mesurerl'effet que ses paroles pouvaient produire surceux qui étaient restés au village, qui peinaientpour joindre les deux bouts, et ployaient sous lepoids des dettes et des impôts. Se plaindre d'avoirtrop d'affaires à gérer! Et se permettre surtoutd'écrire, d'un cœur léger :

Pour ce qui est de la douane, fais comprendre àmes fournisseurs qu'ils ne doivent avoir aucune

inquiétude! Qu'ils m'envoient toutes lesmarchandises qui leur plaisent sans se poser trop

de questions, et sans se préoccuper de modifierles factures : ici on me fait payer ce que j'accepte

de payer, et s'il me plaît de ne rien payer je nepaie rien...

Mais il y avait mieux, ou pire :

J'ai l'intention d'acheter bientôt la maison quele gouvernement a fait construire il y a huit anspour le général Maximo Gômez. Elle est située à

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l'angle des avenues Prado et Monte. En face, onest en train d'édifier le nouveau palais dugouvernement; et, juste derrière, il y aura la garede chemin de fer qui reliera la capitale au restede l'île...

Ne sachant pas qui pouvait être ce général,je m'en fus vérifier dans les livres, pour découvrirque Màximo Gomez était alors - et demeure - àCuba une figure considérable. Natif de Saint-Domingue, il avait pris fait et cause pour lesCubains en lutte pour l'indépendance, s'élevantmême au rang de commandant en chef de leursarmées révolutionnaires; lorsque les Espagnolsfurent vaincus en 1898, et que naquit la jeuneRépublique, Gomez aurait pu y jouer un rôle depremier plan; mais, peut-être parce qu'il étaitd'origine étrangère, il estima qu'il devait re-devenir un simple citoyen ; dès lors, il vécut re-tiré, sans fonction officielle, pauvre, quoique un-animement vénéré. En 1904, le gouvernement dé-cida de construire pour lui, en témoignage degratitude, une belle villa située au cœur de la

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capitale, mais il mourut l'année suivante sansavoir eu le temps de s'y installer.

Que mon grand-oncle Gebrayel ait pu convoitercette même maison semblait donner raison auxlégendes familiales les plus débridées. D'autantqu'il ne s'agissait pas d'une vague envie, commeen témoigne ce télégramme en anglais, dépêchéde La Havane à Beyrouth le 25 octobre 1912, àl'adresse d'un ami libraire, et dont l'original étaitinséré dans l'une des trois enveloppes :

INFORMER BOTROS ACHAT MAISON GÔMEZ SOIXANTE-DIX MILLE ARRANGER VENUE DÉTAILS LETTREGEBRAYEL

De fait, la lettre est ici, qui confirme :

Je t'ai envoyé hier, à l'adresse de notre amiBaddour, un télégramme où je t'apprends que jeviens d'acheter le bâtiment dont je t'avais parlédans de précédents courriers; l'enregistrements'est fait cette semaine, et dès demain, si Dieu

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veut, j'entreprendrai les travaux de réaménage-ment... Dans ce télégramme, je te demandaiségalement de venir à Cuba le plus tôt possible...

Le peu que je savais déjà me rassurait : lesmiens n'avaient pas fabulé. J'eus presque honted'avoir pensé qu'ils auraient pu le faire; telles nesont pas les mœurs de la famille, qui pèche parexcès de mutisme, et même - pourquoi le nier ? -par une certaine tendance à la dissimulation, maisqui répugne d'ordinaire à toute fanfaronnade.

Ainsi, le grand-oncle d'Amérique avait bienexisté. Et il s'était effectivement enrichi. Ce quine voulait pas dire que l'histoire qu'on m'avait ra-contée dans mon enfance se confirmait. C'étaitmême quasiment le contraire; dans ses lettres,autant que j'avais pu en juger par une premièrelecture, Gebrayel ne donnait nullementl'impression d'avoir plus d'ennuis avec lestribunaux qu'avec la douane ; il paraissait rayon-nant, prospère, conquérant, et je ne voyais pas

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pourquoi mon grand-père aurait eu besoin de tra-verser la moitié du globe pour le secourir.

Je me promis de lire ce courrier plus attent-ivement. Un exercice compliqué. Beaucoup demots n'étaient plus que d'informes taches d'encrebrune où les caractères se distinguaient à peineles uns des autres ; en d'autres endroits, c'est lepapier qui avait cédé, comme si le temps y avaitinstillé un acide pernicieux. Avec de la patience,et de la chance, j'allais sans doute finir pardéchiffrer, ou par deviner, l'essentiel.

Mais j'étais résigné à ce que certains passages de-meurent opaques.

Était-ce bien à la suite de ces lettres, et decet appel, que mon futur grand-père s'était embar-qué pour Cuba?

La première des trois, postée à La Havanele 8 mai 1912, était arrivée à Beyrouth le 2 juin,comme l'atteste un cachet au dos; une autre main,

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vraisemblablement celle de Botros, a écrit aucrayon à mine tout en haut de l'enveloppe, en ar-abe, « Tajawab aleih », qui veut dire « Il lui a étérépondu ».

Sur la deuxième lettre, les cachets sont ef-facés, mais elle avait dû suivre l'autre de prèspuisqu'elle fut rédigée le 19 mai 1912; dans lecercle d'encre où l'on devine encore le H deHabana mais quasiment rien d'autre, la mêmemain a écrit au crayon à mine la même formule, «Il lui a été répondu ».

Sur la troisième, seule la date d'expéditionest encore lisible : le 28 octobre de la même an-née. On peut supposer que Botros la reçut finnovembre, ou début décembre ; mais rienn'indique qu'il y a répondu.

Serait-ce parce qu'il était déjà parti pourCuba, comme son frère l'en conjurait?

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J'eus soudain envie de connaître la réponsetout de suite, une envie irrépressible, de ces en-vies que j'ai appris à redouter comme on redoutecertaines tentations de la chair, mais qui sont lecommencement de toutes mes passions, de mesivresses, de mes débordements.

Une seule personne pouvait m'éclairer :Léonore. Mais sans doute valait-il mieux quej'attende le lendemain. A ma montre il étaitquatre heures du matin, je ne savais plus si, àBeyrouth, il était cinq heures ou six heures; detoute manière il était trop tôt, bien trop tôt, mêmepour la cousine octogénaire.

Je fis ce raisonnement, puis je composai lenuméro. Comme si la part de moi-même qui rais-onnait venait de terminer son service, et qu'uneautre part avait pris le relais.

Après trois sonneries, Léonore décrocha,pour dire, sans un « allô » :

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— Avant tout jurez-moi qu'aucun malheurn'est arrivé!

Sa voix ne semblait pas ensommeillée,c'était déjà ça!

Mais elle était manifestement nerveuse, et in-quiète. Obéissant, je lui jurai qu'aucun malheurn'était arrivé, sans prononcer un mot de plus.

Elle respira bruyamment.

— Dieu soit loué! Maintenant, vous pouvezparler, je vous écoute. Qui êtes-vous ?

Elle n'avait pas reconnu ma voix. Je lui disqui j'étais, que je l'appelais de Paris, et quej'espérais qu'elle ne m'en voulait pas de l'avoirfait sursauter. Elle eut un soupir.

— Tu as toujours été un grand impatient,comme ton père.

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Ce n'était pas un grave reproche, juste unetaquinerie. Mon père était son cousin préféré, etj'avais moi aussi, grâce à lui, et quoi que je fasse,ma place dans son cœur. Suivirent d'ailleurstoutes les paroles de tendresse qui nous étaientcoutumières.

Puis elle dit :

— Mais je ne devrais pas bavarder à cettedistance, les appels coûtent cher. Et tu as sûre-ment quelque chose d'urgent...

Je me ménageai un instant de pause pouréviter d'enchaîner sur ce dernier mot. Après quoije lui demandai si, par chance, elle se rappelait enquelle année mon grand-père s'était rendu chezGebrayel à Cuba.

A l'autre bout du fil, un silence, une lenterespiration ; puis :

— C'est, en effet, d'une grande urgence.

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Je balbutiai encore trois mots confus...

— Ne dis rien, laisse-moi réfléchir... Eh bi-en non, je n'en ai pas la moindre idée. Et il mesemble que je ne l'ai jamais su. On m'a bien ditque Botros était allé voir son frère à Cuba, et quesur le bateau il avait appris...

... L'espagnol, oui, cela, je le savais! Maisencore?

— Rien d'autre! J'ai beau creuser ma pauvrevieille tête, non, rien, aucune date, désolée !

Je lui demandai alors si elle pouvait songerà quelqu'un, dans la famille, qui serait susceptiblede me renseigner.

Elle prit le temps de réfléchir.

— Non ! Parmi les vivants, personne !

Me parvint alors, de l'autre bout du fil, unrire amer. Auquel je m'associai poliment, avant

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de raccrocher. Ensuite, je passai le reste de lajournée à me reprocher d'avoir laissé s'éteindretous les anciens de ma famille l'un après l'autresans avoir jamais pris la peine de recueillir leursparoles. Et à me promettre de ne plus en ren-contrer un seul sans le faire parler abondamment.

Une fois épuisé le temps des remords, j'envins à me dire que Léonore m'avait peut-être in-diqué, sans le vouloir, la seule voie qu'il me res-tait à suivre : puisqu'il ne servait plus à grand-chose d'interroger les vivants, j'allais interrogerles morts. Du moins ceux qui avaient laissé destémoignages. N'y avait-il pas, dans l'armoire dema mère, une malle entière qui bruissait de leursvoix?

En toute logique, j'aurais dû sauter dans lepremier avion pour aller retrouver les documentsqui m'attendaient. Je me l'étais promis, j'avaismême annoncé mon intention à mes proches -sans pour autant franchir le pas. Pour moi, unetelle décision n'a jamais été facile à prendre. Je

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reviens rarement au pays de mes origines, etseulement quand les circonstances me forcent lamain.

Est-ce à dire que ma Montagne ne memanque pas ? Si, bien sûr, - Dieu m'est témoin! -elle me manque. Mais il est des relations d'amourqui fonctionnent ainsi, sur le mode du manque etde l'éloignement. Tant qu'on est ailleurs, on peutmaudire la séparation et vivre dans l'idée qu'ilsuffirait de se rejoindre. Une fois sur place, lesyeux se dessillent : la distance préservait encorel'amour, si l'on abolit la distance on prend lerisque d'abolir l'amour.

En raison de cela, depuis de longues annéesje cultive l'éloignement comme on arrose à safenêtre des fleurs tristes.

Cependant, ma Montagne, quelquefois j'yreviens. La circonstance est presque toujours ladisparition d'un être cher; mort au pays, ou morten exil mais qui n'aurait pas compris d'être à

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nouveau exilé dans une sépulture étrangère.Alors je retourne là-bas, je retrempe les piedsdans les sentiers des origines, et je pleure sans mecacher comme si je ne pleurais que les morts.

Ce fut le cas cette fois encore. Une per-sonne proche s'était éteinte, à Paris. Elle était tropsoucieuse de la commodité des autres pour exigerd'être ramenée à son village, mais c'est certaine-ment ce qu'elle aurait souhaité. On lui fit donc ef-fectuer l'ultime traversée, pour qu'elle puisse re-poser aux côtés de ses parents, de sa sœur quimourut jeune, de ses frères, et non loin de celuiqui fut son époux.

Au lendemain des journées de deuil,j'éprouvai le besoin d'aller me recueillir enfin,après tant d'années d'indifférence, sur la tombe demon grand-père.

Dans mon village, il n'y a jamais eu de ci-metière. Les sépultures sont éparpillées, au mi-lieu des maisons, parfois sur des promontoires,

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parfois dans une oliveraie — comme pour monpère —, dans un vignoble en terrasses, ou sousun arbre centenaire. Il y a aussi de très anciennestombes creusées dans les rochers, et auxquellesse sont intéressés les archéologues...

Pour ce qui est de mon grand-père, onm'assura qu'il avait été inhumé non loin de chezlui, dans un champ de mûriers — sans plus deprécisions; je partis donc à sa recherche avecdeux anciens du village, qui l'avaient connu dansleur enfance, qui avaient assisté jadis à ses ob-sèques, et qui me désignèrent un alignement devieilles tombes en me disant que c'était « prob-ablement » l'une de celles-là. Que je veuille sa-voir exactement laquelle leur paraissait méritoire,mais incongru - et pour tout dire une lubied'émigré.

La présence de ces anciens, au lieu derendre plus palpable le souvenir de l'aïeul, faisaitflotter au-dessus de ce pèlerinage comme unnuage d'irréalité. La scène était cocasse, et elle

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aurait pu, en d'autres circonstances, paraîtredistrayante. Mais ce jour-là, « l'émigré » quej'étais ne voulait surtout pas qu'on le distraie desémotions tardives qu'il était venu recueillir ; il ar-rive que la vie manque de tact, et qu'elle déploieses incongruités au mauvais moment, quand nousn'avons aucune envie de sourire.

Mes accompagnateurs étaient des frères,tous deux célibataires, que je distinguais fort bienl'un de l'autre du temps où je vivais au pays, maisqui, avec l'âge, étaient devenus identiques. Dansmon souvenir, ils ne se ressemblaient même pas.De plus, ils avaient eu des parcours divergents.L'aîné, qui avait lors de notre rencontre quatre-vingt-quatorze ans, était un lettré qui n'avait ja-mais travaillé de ses mains, et un ancien émigré;il avait vécu dans divers pays, un peu en Italie, unpeu en France, en Argentine aussi, je crois, puislongtemps en Égypte, dont il avait gardé l'accent.

Le cadet, en revanche, n'a jamais quitté levillage, où il fut, toute sa vie, le plus ingénieux

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des maçons — il n'aurait sûrement pas appréciéque j'en parle au passé, puisqu'il s'est vantédevant moi de diriger encore des chantiers, àquatre-vingt-onze ans, et de porter des pierres! Ils'est accolé lui-même le sobriquet de « Chitân »,qui veut dire littéralement « Satan », mais qui aplutôt chez nous le sens atténué de « Diable » ; ilprétend qu'il bavarde chaque jour avec « l'autre »,son homonyme, et au village personne ne prendla chose au tragique, à l'exception de deux outrois veuves pieuses qui n'aiment pas qu'on plais-ante sur ces questions-là. Notre « Chitân » seplaît d'ailleurs à se dire immortel, en donnantpour preuve le fait qu'il se porte à merveille àl'approche de ses cent ans, alors qu'à vingt ans ilétait souffreteux.

L'aîné n'a pas de sobriquet. Tout le monde l'a tou-jours appelé, respectueusement, ustaz Eliya, letitre habituel pour les professeurs, les avocats, etles lettrés en général. Digne, posé, un tantinetcérémonieux, toujours habillé avec recherche,une écharpe sur les épaules, il parle avec lenteur

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et circonspection un arabe soigné, littéraire,proche de l'écrit; alors que le cadet hurle sansrépit des paroles provocatrices, et quelquefoismême ordurières, dans un dialecte villageois siappuyé qu'il n'a plus qu'un rapport éloigné avecla langue arabe.

C'est l'aîné seul que j'aurais voulu avoir àmes côtés pour ce pèlerinage, ayant appris qu'ilavait été l'élève de mon grand-père. Mais lesdeux frères étant, avec l'âge, devenus insépar-ables, je dus m'accommoder de la présence dujeune diable nonagénaire, qui m'interpella d'unevoix rigolarde aux abords de l'hypothétiquesépulture de mon aïeul :

— Tu vis à l'étranger depuis troplongtemps, tu as oublié qu'ici on ne visite pas lesmorts. D'ailleurs, moi, si je mourais un jour, jeme munirais de cailloux pour les jeter à la figurede ceux qui oseraient s'approcher de ma tombe!

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L'aîné lui lança un regard de gronderie, et legamin se tut pour le laisser parler.

— Mon frère n'a pas tort. Toi, tu vis depuistrop longtemps en France, où chaque villageporte son cimetière, et où des stèles recensent unà un les morts des différentes guerres. Ici, chaquefamille a un fils enterré à Beyrouth, un enÉgypte, un autre en Argentine ou au Brésil ou auMexique, quelques autres en Australie ou auxÉtats-Unis. Notre lot est d'être aussi dispersésdans la mort que nous l'avons été dans la vie.

— Moi, reprit le jeune, si on me met enterre, je ressortirai sous forme de serpent pourfaire peur aux femmes !

Mais son frère le prit par le bras pour qu'ilss'éloignent un peu, qu'ils s'abritent de la pluie etdu vent, et me laissent seul quelques instants faceà mon grand-père.

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De fait, il pleuvait de plus en plus fort, et lesol sous mes pieds devenait boueux, ce qui nem'incita pourtant pas à courir m'abriter à montour. Bien au contraire, c'était presque un récon-fort pour moi que de subir les intempéries — je «lui » devais bien cette légère mortification pourexpier tant d'années d'oubli et de négligence! Jeme tins donc droit, le visage ruisselant de gouttesde pluie qui auraient pu être des larmes.

Après quelques longues minutes, jem'éloignai à pas lents. Au cours de ce bref pèler-inage, je n'avais fait aucune prière, mais j'avaisfait à mon grand-père une discrète promesse...

En repartant de là, trempé, j'éprouvai le be-soin de rester au village pour m'enfermer dans lamaison de mon enfance, seul. Je me fis déposerdevant la porte, et me mis à chercher, dans letrousseau des clés, celle qui pourrait ouvrir la ser-rure neuve installée depuis la dernière guerre loc-ale et les derniers pillages. Je dus en essayer troisou quatre avant la bonne. Il faisait froid en cette

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fin de journée, il pleuvait et ventait de plus belle,le village n'était pas ainsi dans mon enfance; ilest vrai que je n'y montais pas souvent en hiver.Mais je l'aimai ainsi; j'aurais moins bien supportéque tout ressemble encore à l'environnement demon bonheur et que seul mon bonheur n'y soitplus.

Ayant refermé à double tour la porte de lamaison familiale, j'éprouvai, à mon corps défend-ant, une tiède sensation de bien-être. La nuitn'était pas encore tombée, et par la haute baie vit-rée du séjour parvenait une clarté rosâtre. Je ret-rouvai deux très vieux fauteuils Morris, jumeauxaux coussins rouges qu'autrefois je chérissais etque j'avais oubliés depuis. Je déplaçai l'un d'euxpour aller m'asseoir face à la mer, lointaine etbasse mais que j'aurais aperçue à l'horizon sil'horizon n'était pas aux nuages.

Je restai là sans bouger, insensible au froidhumide, les yeux fixes, et par moments clos. Ilfut un temps où l'avenir, pour moi, était

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indissociable de ce lieu. Jamais je nesupporterais, croyais-je, de vivre loin de ce pays,loin de ce village, loin de cette maison! Jen'excluais pas entièrement d'aller passer quelquesmois en France ou en .Amérique si l'envie m'enprenait un jour; de là à m'établir ailleurs, nonmerci !

Sans doute y avait-il eu, dans ma vaste fa-mille, une propension à partir; mais lephénomène se limitait aux oncles, aux cousins,aux grands-oncles. Mes ancêtres directs- monpère, mon grand-père, et tous ceux qui les avaientengendrés - étaient toujours restés dans leurspierres. C'est ainsi, d'ailleurs, que la grande mais-on nous était revenue : nous l'avions méritéeparce que nous n'étions pas partis. A présent, elleest à moi, bien à moi, peut-être même les gens duvillage lui accolent-ils mon prénom.

Mais moi, je n'y viens plus. Au cours desvingt dernières années, je n'y ai pas dormi lamoindre nuit, et je l'ai rarement visitée. La

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dernière fois, c'était il y a sept ou huit ans. Denombreuses personnes m'accompagnaient, ellesétaient toutes entrées avec moi, elles avaient faitle tour, elles étaient ressorties aussitôt, et moiavec. J'avais eu le sentiment de m'être cherchémoi-même d'une pièce à l'autre et de ne m'êtrepas trouvé.

Pour cette seconde visite, j'étais seul. Déter-miné à ne pas me hâter, et à n'être chassé ni par lefroid, ni par la faim, ni par aucune tristesse.

Quand la clarté du ciel se fut estompée, jeme souvins subitement de l'emplacement dutableau électrique, sous l'escalier intérieur quimenait à l'étage. J'y actionnai une manette, et fuspresque surpris de constater que le courant n'étaitpas coupé. Je me dirigeai ensuite vers la chambrede mes parents, et ouvris le placard désigné parma mère; pour découvrir, derrière les habits ac-crochés, derrière la rangée des escarpins, unemalle debout contre le mur - deux épaules de cuirqui faisaient face aux miennes. J'étais attendu!

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Je tirai la malle de sa redoute et la traînaijusqu'au lit parental sur lequel je la hissai pén-iblement puis l'ouvrit comme un livre ; avant deme déchausser pour m'asseoir en scribe devantelle, le dos calé par un gros coussin contre lemur, et me promettant de ne plus bouger avantl'aube.

Je commençai par sortir les vieux papiersl'un après l'autre en les prenant craintivement parles coins entre mes doigts arqués comme unepince. Les vingt ou trente premiers, je les lus inextenso, en consignant soigneusement sur moncarnet, chaque fois qu'il était possible de le faire,la date, l'auteur, le destinataire, l'état de conserva-tion, et un résumé du contenu ; mais au bout dedeux heures, au vu de la masse restante quiparaissait inentamée, je dus me résigner à ne plusparcourir les documents qu'en diagonale, et sansplus prendre aucune note, me contentant de lesrépartir, sommairement : à ma gauche ceux quiportaient l'écriture de mon grand-père; à madroite ceux qui concernaient ma grand-mère;

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dans une pile voisine, ceux qui mentionnaientGebrayel ou sa femme; et derrière moi, sur lacommode attenante au lit, ceux qui se rappor-taient aux autres membres de la famille - monpère, mes oncles et mes tantes, ou encore leprêtre Theodoros. Mais les piles montaient, mon-taient, jusqu'à devenir branlantes. Mais des piècesétranges venaient à la surface, que je me sentaisobligé de séparer du reste. Mais des photos sur-gissaient, en tas, presque toutes sans légende,avec des personnages innombrables et souventinconnus, qui imposaient leur propre classifica-tion. Tout cela, alors que la malle était encoreaux trois quarts pleine.

Je baissai les bras. Et peut-être à cause de lafatigue, peut-être à cause de la faim, peut-être àcause des journées de deuil, je me mis à pleurer.J'avais soudain envie de disparaître à l'instantmême sans laisser de trace. J'avais le sentimentde porter un fardeau trop pesant, dont les ancêtress'étaient déchargés l'un après l'autre dans cette

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malle, et dont moi seul n'aurais jamais le lâchecourage de me défaire.

Moi qui étais venu chercher en ce lieu une clépour ma porte, je voyais se dresser devant moimille portes sans clés. Que faire de cet amas devieux papiers ? Je ne pourrai jamais rien écrire àpartir de cela! Et, ce qui est pire : tant que cesreliques encombreront ma route, je n'écrirai riend'autre non plus!

Trois jours plus tard, j'étais de retour à Par-is, en train d'attendre à l'aéroport, devant le tapisà bagages, que la malle des ancêtres se présente.J'avais dû me résoudre à la faire voyager ensoute, non sans appréhension - ayant perdu unevalise entre Copenhague et Bruxelles quelquesmois plus tôt, une autre encore entre Addis-Abeba et Le Caire, tandis qu'une troisième étaitarrivée de Milan éventrée - mais persuadé quec'était encore la solution la moins hasardeuse. Detoute manière, me raisonnais-je, s'il y avait unecohérence quelconque à ce qui s'était passé

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dernièrement dans ma vie, le scénario ne pouvaits'interrompre à ce stade par une farce vulgaire !

Quand la malle émergea du tunnel, intacte,et que je dus la tirer puis la soulever pour la pla-cer sur mon chariot, elle me sembla plus lourdeque jamais; en un instant, la petite inquiétude néedu voyage s'effaça pour faire place à l'angoisseplus tenace liée aux documents eux-mêmes et àl'usage que j'en ferais.

Arrivé chez moi, je n'ouvris pas la malle tout desuite. L'esprit agité, confus, et de ce fait assoifféd'ordre, je courus à la papeterie du quartier pourme fournir prosaïquement en dossiers, grands etpetits, en chemises, en albums, en étiquettes; jeme procurai notamment deux douzaines de cesrange-papiers dotés de nombreuses pochettesplastifiées, où l'on peut placer des documents enlaissant visibles les deux faces. A peine rentré,les bras chargés, je décidai de sortir à nouveaupour aller m'acheter à grands frais une authen-tique photocopieuse, me disant que j'aurais

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besoin de manipuler souvent ces témoins aux ar-ticulations fragiles, et que je ferais mieux de mal-mener des copies en préservant les originaux.

C'est seulement le lendemain au réveil queje me sentis suffisamment apaisé pour empoignerde nouveau la malle des ancêtres. Je me donnai,pour la vider proprement, une semaine, puis jeme pris deux semaines de plus, et encore deuxautres. Je lisais, classais, relisais, reclassais autre-ment, notais quelques réponses à de vieilles ques-tions, puis notais de nouvelles questions. Jesouriais parfois, ou m'indignais, ou essuyais deslarmes. Constamment atteint dans mes certitudesanciennes, constamment secoué, troublé,désemparé.

J'avais en permanence le sentiment de per-dre pied au milieu de toutes ces missives à l'objetincertain, à l'écriture illisible, souvent sans dateni signature ; au milieu de tous ces personnagesdont les descendants n'avaient pas gardé lesouvenir; au milieu de toutes ces vies atomisées

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en une poussière de mots. Heureusement que cer-tains noms familiers revenaient sans cesse!D'abord, celui de Botros, mon grand-père - cesarchives étaient à l'évidence les siennes, la plu-part des lettres lui étaient adressées quand ellesne portaient pas son écriture, et tous ces cahiersd'écolier lui avaient appartenu, de même que cesmilliers de feuilles volantes. Ce qui se trouvaitdans cette malle, c'était sa vie, sa vie entière,déversée là en vrac, toutes années confondues,pour qu'un jour un descendant vienne la démêler,la restituer, l'interpréter, - tâche à laquelle je nepouvais plus me soustraire. Plus question de « re-filer » cette malle à la génération suivante. J'étaisl'ultime station avant l'oubli; après moi, la chaînedes âmes serait rompue, plus personne ne sauraitdéchiffrer.

En l'absence de tous les témoins, ou pr-esque, j'étais forcé de tâtonner, de spéculer, et demêler parfois, dans ma relation des faits, imagin-aire, légende et généalogie - un amalgame quej'aurais préféré éviter, mais comment aurais-je pu

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compenser autrement les silences des archives ?Il est vrai que cette ambiguïté me permettait, enoutre, de garder à ma pudeur filiale un territoirepropre, où la préserver, et où la confiner aussi.Sans la liberté de brouiller quelques pistes etquelques visages, je me sentais incapable de dire« je ». Tel est l'atavisme des miens, qui n'auraientpu traverser tant de siècles hostiles s'ils n'avaientappris à cacher leur âme sous un masque.

Longitudes

Pour démêler l'écheveau des documents, ilme fallait tenir un premier bout de fil. Je choisisde commencer, sagement, par la lettre la plus an-cienne de toutes - une grande feuille traversée delignes verticales, pliée, froissée, percée de trous,et si brune que j'ai du mal à croire qu'à l'origineelle avait pu être blanche. Elle porte la date du 11octobre 1889, et la signature de mon grand-père,Botros, alors âgé de vingt et un ans.

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L'ayant contemplée, relue, scrutée sous unelampe, puis relue encore, et avant même desonger à l'usage que je devais en faire, j'entreprisde la traduire hâtivement sur un coin de ma table,me disant que le passage d'une langue à l'autreaurait peut-être pour effet d'ébranler la raideurdes vieilles politesses.

Père respecté,

Après m'être penché sur votre main et avoirsollicité votre bénédiction, je vous expose que jeme trouve actuellement à Abey où j'enseigne àl'école des missionnaires américains, et oùj'apprends aussi un certain nombre de choses.Grâce à Dieu, je me porte bien.

Aujourd'hui, mon frère Semaan est passé mevoir, il m'a rassuré sur votre santé et m'a dit quevous n 'étiez plus fiché contre moi et que vousvouliez bien que je poursuive mes études. Si c'estle cas, je vous serai reconnaissant de me faireparvenir de l'argent et un matelas. Si vous ne

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jugez pas bon de le faire, je m'en remettrai àDieu, qui me trouvera des solutions, n 'est-cepasà Lui que nous devons nous en remettre en touteschoses?

Je baise les mains de ma respectée mère ensollicitant sa bénédiction, et vous demande desaluer mes frères et tous nos proches.

Ne soyez pas dur envers moi et ne m'oubliezpas dans vos prières.

Votre fils Botros

Le propos est révérencieux. Et soumis, maisseulement en apparence ; entre les lignes, on litclairement : si vous ne m'aidez pas, je medébrouillerai sans vous. De toute manière, lacourtoisie du jeune homme est celle du vain-queur, puisque son père vient manifestement decéder à son exigence en acceptant de le laisserpoursuivre ses études dans l'établissement de sonchoix.

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Le ton avait failli déraper, d'ailleurs. Après« de l'argent et un matelas », mon grand-pèreavait écrit « Sinon, »... avant de barrer ce mot etsa virgule pour écrire, moins abrupte-ment, « Sivous ne jugez pas bon de le faire »...

Ce détail m'est connu parce que la lettre quise trouve en ma possession n'est pas celle queBotros expédia ce jour-là à son père, laquelles'est vraisemblablement perdue, mais une copie,ou plus exactement un brouillon, griffonné aucrayon à mine. Mon grand-père avait l'habitudede garder ainsi une trace de son courrier - utileprécaution ; et précieux cadeau, surtout, pour lelecteur tardif que je suis !

Cela dit, la rectification est de pure forme,elle ne change rien à ce que la vieille lettrem'apprend : mon grand-père et son propre pèreétaient brouillés, et leur réconciliation s'est faite àl'avantage du fils.

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De tels affrontements n'étaient pas raresdans la Montagne en ce temps-là. Le garçon quidélaissait les travaux des champs pour aller pour-suivre ses études loin de son village contre lavolonté de ses parents, c'était là une figure fa-milière, à peu près aussi emblématique que cellede l'émigré parti pauvre et qui allait faire fortune.Plus inhabituel est le fait que mon futur grand-père se soit rendu à l'école des missionnairesaméricains.

Mais son choix ne me surprend pasvraiment. La lettre que je viens de citer a beauêtre la plus ancienne de celles que j'ai trouvées,elle n'en constitue pas moins le dernier acte d'undrame. A l'évidence, il y avait eu des « épisodesprécédents », dont certains me sont connus parailleurs. Je sais, par exemple, que ce chemin destudieuse escapade avait déjà été tracé, et balisé,par un autre conflit, qui avait éclaté un quart desiècle plus tôt, entre un autre père et son fils.

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Si je reviens ainsi en arrière, ce n'est passeulement pour replacer l'attitude de Botros dansun contexte qui la rende intelligible ; c'est aussiparce que ces autres protagonistes sont égalementde ma proche famille, et que leur affrontement apesé - et pèse encore, lourdement, jusqu'à cet in-stant - sur l'existence des miens.

Cette crise antérieure s'était produite en1862, et dans la seule maison du village qu'onaurait pu croire à l'abri : celle du curé.

Ce dernier se prénommait Gerjis - un équi-valent local de Georges -, et appartenait à l'Églisemelkite, également appelée grecque-catholique.Bien que soumis à l'autorité du pape, les prêtresde cette confession ne sont pas tenus au célibat;s'ils ne peuvent plus se marier après leur ordina-tion, rien ne leur interdit d'être ordonnés une foisqu'ils ont pris femme.

Le curé Gerjis avait eu plusieurs enfants,dont un seul devait lui survivre, Khalil. Un

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garçon appliqué, rigoureux, assoiffé de savoir,qui avait été amené par certaines lectures àémettre des doutes au sujet de la foi catholique.Au début, son père essaya d'argumenter, mais ilétait moins bien armé intellectuellement que sonfils, et leurs discussions se firent de plus en plusorageuses, et de moins en moins confinées à lathéologie. Ce qui envenima encore les choses,c'est que Khalil ne se gênait pas pour faire état deses opinions hors de la maison, créant une situ-ation extrêmement embarrassante pour le mal-heureux curé.

Et un jour, forcément, ce fut la rupture - jene sais si c'est le père qui chassa son fils de lamaison ou si c'est le jeune homme qui claqua laporte de son plein gré. En tout cas, les choses sepassèrent, à l'évidence, dans l'amertume et larancœur.

Il y a, dans la bibliothèque que m'a laisséemon père, un précieux ouvrage qui retracel'histoire des miens depuis les premiers siècles et

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jusqu'au début du XXE. Il porte, comme la plupartdes vieux livres arabes, un long titre comprenantdes hémistiches qui riment, et que l'on pourraittraduire librement par L'Arbre aux branches siétendues et si hautes qu 'on ne peut espérer encueillir tous les fruits - allusion au défi immenseauquel doit faire face le chercheur qui voudraitreconstituer le parcours d'une telle famille ;quand il m'arrivera de le citer, je l'appellerai sim-plement L'Arbre.

Cet ouvrage consacre au curé Gerjis unebrève notice biographique, où l'on apprend qu'ilest mort, aveugle, en 1878; et à son fils Khalildeux grosses pages bien tassées. A aucun mo-ment on n'y évoque de manière explicite ledifférend qui les opposa, mais on y précise que lefils quitta le village en 1862 - « pour Abey, où lemissionnaire américain Cornélius Van Dyckvenait de fonder une école » -, et qu'il ne retournachez lui qu'après le décès de son père.

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Au cours des quelque vingt années passéeshors du village, le fils du curé avait commencépar accumuler les diplômes, de la botanique àl'astronomie, en passant par la langue anglaiseainsi que, bien entendu, par la théologie; puis,s'étant dûment converti au protestantisme — danssa variante presbytérienne -, il était devenuprédicateur, missionnaire, enseignant, et même, àl'apogée de sa carrière, l'administrateur d'un vérit-able réseau d'écoles protestantes couvrantl'ensemble du Levant.

Son rêve, toutefois, était de fonder dans sonpropre village un établissement qui pût un jourrivaliser avec ceux qu'il avait connus. Associerson nom et celui de son lieu de naissance à uneécole renommée était, à ses yeux, le plus beaucouronnement d'une vie.

Dès son retour au pays, il loua un bâtimentet enregistra les premiers élèves, parmi lesquelsBotros. C'était en 1882, mon futur grand-pèreavait quatorze ans. Il était éveillé, ambitieux,

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capable de réfléchir et manifestement doué pourapprendre, mais jusque-là, il n'avait pas apprisgrand-chose. A l'époque, les enfants du villagepassaient leurs journées aux champs; tout au plusallaient-ils de temps à autre chez le curé pour ac-quérir les rudiments de l'écriture; seuls pouvaientaller plus loin dans leurs études les garçons quel'on destinait à une carrière ecclésiastique.

Khalil prit Botros sous son aile. Il lui appritpatiemment tout ce qu'il pouvait lui apprendre. Etlorsque l'élève eut achevé avec succès le cycled'études que pouvait assurer la toute nouvelleécole villageoise, il lui conseilla vivement de nepas s'arrêter en si bon chemin, mais d'emprunterplutôt la voie que lui-même avait suivie dans sajeunesse, en se rendant à Abey, justement, chezles missionnaires américains. Il appuya sa can-didature par une chaleureuse recommandationqui le fit admettre tout de suite. Et comme lejeune homme, parti sans le consentement de sonpère, n'avait pas les moyens de payer sa scolariténi sa pension, son protecteur suggéra qu'on le

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laissât enseigner dans les petites classes en mêmetemps qu'il étudiait dans les grandes.

Mon grand-père éprouvera, sa vie durant,infiniment de gratitude envers celui qui lui avaitouvert ainsi les chemins du savoir, et qu'il ap-pellera toujours dans ses lettres, respectueuse-ment, « ustazi », « mon maître ». Une amitié dur-able s'établira entre eux, qui les empêchera con-stamment de voir à quel point ils étaientdifférents.

Lorsque Khalil avait créé sa nouvelle école,le père de Botros - qui se prénommait Tannous -n'avait pas rechigné à l'y inscrire; sans êtreaucunement attiré par le protestantisme, il avaitde l'estime pour le prédicateur, qui se trouvaitêtre, de surcroît, un cousin, et un proche voisin.C'est seulement lorsque l'élève avait manifestéson intention de quitter le village que Tannouss'était rebiffé ; il s'était dit que là-bas, à Abey, aucontact des Anglais et des Américains, son filsallait forcément s'écarter de la foi de ses pères,

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qu'il allait « nous » revenir la tête retournée, etcauser ainsi du chagrin à sa mère et à tous les si-ens... Et peut-être même qu'il n'allait plus revenirdu tout. C'est ce que répétait à l'époque la sagessecommune : si l'enfant étudie un peu, il aidera sesparents ; s'il étudie trop, il ne voudra plus leurparler. Et c'est bien cette litanie que Botros en-tendait de la bouche de son père chaque fois qu'ilexprimait le souhait de partir. « On ne passe passa vie à étudier, il faut bien s'arrêter un jour, etrevenir travailler aux champs... A moins que tuveuilles te faire prêtre... »

Non, Botros ne voulait ni travailler auxchamps, ni se faire prêtre. Il était lasd'argumenter... Un matin, sans dire adieu aux si-ens, il s'en alla. A pied jusqu'à Beyrouth, puis àpied encore jusqu'à Abey, dans le Chouf, à l'autrebout de la Montagne.

Contrairement à la dispute qui s'étaitproduite un quart de siècle plus tôt dans la mais-on du curé Gerjis, et que seule la mort de ce

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dernier était venue apaiser, celle qui opposa Bo-tros à Tannous fut de courte durée. La lettre de1889 est, à ce propos, révélatrice. Si le jeunehomme a écrit : «... je vous serai reconnaissantde me faire parvenir de l'argent et un matelas »,c'est qu'il n'avait pas quitté les siens depuis deslustres - sinon, il se serait tout de même déjàtrouvé un matelas pour dormir! La lettre étantdatée du 11 octobre, on peut raisonnablementsupposer que le fils rebelle était parti de chez luiun peu avant le commencement de l'année scol-aire, et que son père avait tout de suite cherché àrétablir les ponts, dépêchant un émissaire - enl'occurrence, un autre de ses fils - pour retrouverBotros, lui dire qu'il lui pardonnait, qu'il se pliaità ses désirs, et pour s'assurer qu'il ne manquait derien.

Une simple hypothèse, mais qui cadre bienavec le caractère de cet homme, Tannous, monarrière-grand-père, lequel n'était vraisemblable-ment pas un être tyrannique, ni un violent. Du

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moins si j'en juge par les rares récits qui traînentencore dans les mémoires à son propos.

Celui qui va suivre m'a été raconté parLéonore. Je ne jurerai pas qu'il s'agit de la véritépure et entière; je soupçonne même la cousine d'yavoir ajouté quelques péripéties rapportéesd'ailleurs, ou simplement rêvées. Mais je ne peuxfaire le difficile ; n'ayant, sur la jeunesse de Tan-nous, qu'une seule histoire en une seule version,je n'ai pas d'autre choix que de la consigner tellequelle.

Le récit se situe à l'une des époques les plussombres du passé de la Montagne, celle des mas-sacres communautaires de 1860, au cours de-squels des milliers de personnes furent égorgéesdans des conditions atroces. Le traumatismecausé par cette tragédie n'a jamais pu être sur-monté ; les plaies, mal cicatrisées, s'ouvrent en-core à chaque nouveau conflit.

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En ce temps-là, notre village et tout le pande montagne qui l'entoure avaient été épargnés.Au point de devenir un refuge pour ceux de notreparentèle - au sens le plus étendu du terme - quiétaient établis dans des zones moins sûres. Tel cevieux notable, natif de chez nous mais vivantdepuis un demi-siècle à Zahleh, principale cité dela plaine de la Bekaa, et qui, pour fuir le mas-sacre, avait essayé de rallier son village d'origine,avec ses enfants, ses frères, ses sœurs, et toutesleurs familles, par des sentiers dérobés. Mais c'estjustement là que les massacreurs les attendaienten embuscade. Les hommes jeunes tentèrent envain de résister aux assaillants. Un adolescent futtué sur place, trois autres furent blessés et cap-turés; on ne devait plus les revoir. Le reste duconvoi profita de l'affrontement pour reprendre laroute, et s'échapper.

Lorsque les « cousins » de Zahleh at-teignirent enfin notre village, tout le monde serassembla autour d'eux pour les reconnaître, pourles toucher, pour les réconforter, pour leur faire

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raconter leur épreuve. Parmi ces rescapés, unejeune fille prénommée Soussène. Tannous laremarqua sur-le-champ. Elle remarqua qu'ill'avait remarquée et, au milieu des larmes, ellerougit.

Dès lors, à chaque rassemblement vil-lageois, qu'il fût jovial ou funèbre, ces deux-làpassaient leur temps à se chercher des yeux; et,en dépit des événements atroces qui les as-siégeaient, ils parvenaient à se sentir heureux dèsqu'ils s'apercevaient.

Tannous et Soussène furent probablement parmiles rares personnes à ne pas se réjouir de toutcœur lorsque la paix fut rétablie quelques moisplus tard - grâce, notamment, au corps expédi-tionnaire dépêché par Napoléon III -, et que lesréfugiés purent rentrer chez eux.

Quelques jours après l'inévitable séparation,Tannous dut se rendre à l'évidence : il ne trouvaitplus aucune saveur à ses journées en l'absence de

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la jeune fille. A quoi bon se promener le long dela grand-route s'il était certain de ne pas croiserSoussène ? A quoi bon se rendre à l'église le di-manche s'il ne pouvait la chercher du regard toutau long de la messe, et lui sourire à la sortie? Aquoi bon assister aux banquets, aux veillées ?

Un matin, au sortir d'une nuit sans sommeil,n'en pouvant plus, il résolut d'aller la voir. Il s'enfut cueillir quelques figues et quelques grappesde raisin, histoire de ne pas arriver les mainsvides, et il se mit en route.

A pied, de notre village jusqu'à Zahleh, ilfaut six bonnes heures à travers les sentiers demontagne. En ce temps-là, les marcheurs les plusvaillants les parcouraient dans la journée, lesautres en deux étapes. Tannous arriva chez lesparents de Soussène en milieu de journée.N'osant pas dire qu'il avait fait tout ce trajet pourla voir, il prétendit qu'il avait du travail à Zahlehpour quelques jours. « Dans ce cas, repasse nousvoir demain aussi », rétorqua le père de la jeune

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fille. Invitation que le jeune homme accepta avecempressement. En quittant le domicile de sa bien-aimée, il s'engagea dans la même direction ensens inverse, ce qui dut lui prendre bien plus detemps encore, puisqu'il lui fallait monter cettefois de la plaine vers la haute montagne, sansautre lumière que celle du clair de lune, et parune route où l'on côtoyait des loups, des hyèneset des ours, sans même parler des brigands.

Il arriva au village bien au-delà de minuit,et s'endormit comme une masse. Mais à l'aube, ilétait debout; il alla de nouveau cueillir des fruits,avant de dévaler encore la montagne.

Le manège dura, selon Léonore, trois ouquatre jours, à l'issue desquels Tannous s'étaittaillé, pour la vie, une réputation de fou d'amour.Tout le monde, au village, avait peur pour lui,tout le monde se moquait gentiment de lui, maistout le monde aussi lui enviait une telle passion.

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L'épilogue survint lorsque les parents deSoussène, qui voyaient ce jeune homme pâlir etmaigrir d'un jour à l'autre, lui demandèrent où ildormait à Zahleh. Il répondit évasi-vement lapremière fois, et la deuxième. Mais lorsqu'ils in-sistèrent, sur un ton d'autorité, et que Tannous eutpeur qu'on ne le croie atteint de quelque maladiepernicieuse, ou adonné à quelque vice, il fit desaveux circonstanciés. Oui, il repartait chaque soirau village pour en redescendre le lendemain,mais par les sentiers les plus sûrs ! Non, il n'étaitpas épuisé, il serait prêt à le jurer, il avait encoretoutes ses jambes! Pour se distraire en marchant,il se récitait des poèmes...

Le père l'écouta jusqu'au bout, les sourcilsfroncés. La mère se couvrit le visage pour qu'onne voie pas qu'elle riait. Quand le marcheur eutterminé son récit, son hôte lui dit :

— Ce soir, tu dormiras ici, à côté de mesfils. Quand tu seras reposé, tu remonteras au

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village. Et en plein jour, pas de nuit! Tu ne re-viendras à Zahleh que pour les fiançailles!

En entendant ce dernier mot, khotbeh, Tan-nous faillit s'évanouir! Sa folie d'amour avaitpayé!

Soussène et lui se marieront quelques moisplus tard. Comme dans la fable, ils vivront à peuprès heureux, quoique modestement, et ils aurontbeaucoup d'enfants; très exactement dix, donthuit atteindront l'âge adulte, deux filles et sixgarçons. Qui, tous, disparaîtront, hélas!, - notam-ment Botros, mon grand-père — sans que j'aie pules connaître. Tous, à l'exception de Theodoros,le prêtre; de lui non plus je ne garde aucunsouvenir immédiat puisqu'il est décédé lorsquej'avais un an, mais on me dit qu'il m'a porté dansses bras, à ma naissance, en me murmurantlonguement à l'oreille, et en guettant mes réac-tions, comme si je pouvais l'entendre etl'approuver.

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Ayant écrit ces derniers paragraphes, j'étalesur le bureau devant moi les plus vieilles photosde nos archives familiales, pour mettre des vis-ages sous les prénoms. Ce que je cherche sanstrop d'espoir, c'est une image de Tannous. Al'évidence, il n'y en a aucune. En revanche, il y aau moins deux photos de Soussène, l'une au mo-ment de langer l'un de ses petits-enfants, l'autreau cours d'un déjeuner sur l'herbe, avec d'autresmembres de la famille, en un lieu appelé Khan-ouq, « Étouffoir », sans doute parce qu'il est àl'abri du vent, et qu'en certaines journées de can-icule, on y respire mal; mais on y est si bien auxheures fraîches, comme au commencement duprintemps, puis à nouveau en septembre...

L'apparence de mon arrière-grand-mère mefait sourire : une toute petite tête, aplatie, quasi-ment ovale, sous un trop large chapeau. Elle-même rit aux éclats, sans doute à cause,justement, du chapeau, très peu conforme austyle du village, mais que quelqu'un avait dû luiprêter pour la protéger du soleil.

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J'ai l'intention de faire de cette photo plus jauneque sépia un tirage fidèle, pour l'encadrer etl'accrocher sur le mur de ma chambre. Il s'en dé-gage un bonheur espiègle qu'on associe rarementaux ancêtres disparus. Ils recevaient de la viemoins que nous n'en recevons, mais ils en at-tendaient beaucoup moins aussi, et ils chercha-ient moins que nous à régenter l'avenir. Noussommes les générations arrogantes qui sont per-suadées qu'un bonheur durable leur a été promis àla naissance - promis ? mais par qui donc ?

Avant d'aller plus loin dans mon récit, uneparenthèse. Pour tenter d'expliquer pourquoi jemanifeste, depuis le commencement, cettecurieuse tendance à dire « mon village » sans lenommer, « ma famille » sans la nommer, etsouvent aussi « le pays », « le Vieux-Pays », « laMontagne » sans plus de précision... Il nefaudrait pas voir en cela un quelconque goût duflou poétique, mais plutôt le symptôme d'un flouidentitaire, en quelque sorte, et une manière - peuméritoire, j'avoue - de contourner une difficulté.

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S'agissant de ma famille et de mon pays, il faudraque j'en parle plus tard, séparément; s'agissant duvillage, il est temps d'en dire quelques mots.

Enfant déjà, chaque fois qu'onm'interrogeait sur mon lieu d'origine, j'avais unmoment de flottement. C'est que mon village estplusieurs. D'ordinaire, je finis par répondre Aïn-el-Qabou, ou plus exactement, selon la prononci-ation locale, Aïn-el-Abou, un nom qui ne figurepourtant nulle part sur mes papiers d'identité. Cesderniers mentionnent Machrah, un village toutproche de l'autre, mais dont le nom n'est plusguère employé, peut-être parce que l'unique routecarrossable s'en est écartée, pour traverser,justement, Aïn-el-Qabou.

Il est vrai aussi que ce dernier nom a l'avantagede correspondre à une réalité palpable : Aïn estun mot arabe qui signifie « source » ; « Qabou »désigne une chambre voûtée ; et lorsqu'on visitece village, on constate qu'il y a effectivement unesource qui jaillit d'une sorte de caverne bâtie de

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main d'homme et surmontée d'une voûte ; sur lademi-lune de pierre, une inscription ancienne engrec, qu'un archéologue norvégien a déchiffréeun jour, et qui se trouve être une citation bibliquecommençant par : « Coule, ô Jourdain... » Lessources du Jourdain sont à des dizaines de kilo-mètres de là, mais de telles inscriptions devaientêtre à l'époque byzantine une manière habituellede bénir les eaux.

Grâce à ce monument, le nom d'Aïn-el-Qabou a acquis une sorte d'évidence géograph-ique que ne possède pas Machrah, un vocablearaméen à la signification incertaine, qui évoquele versant exposé et glissant d'une montagne, oupeut-être tout simplement un lieu ouvert; de fait,Machrah est un pan de montagne, un village ver-tical où les sentiers sont raides, et où aucunemaison ne vit à l'ombre de l'autre.

Complication supplémentaire, en ce qui meconcerne : la maison que j'ai pris l'habituded'appeler mienne ne se situe ni à Aïn-el-Qabou,

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ni à Machrah, mais dans un troisième village en-core, qui ne figure plus sur aucun panneau, ni suraucun document d'état civil, et que seuls connais-sent par son vrai nom ses propres habitants, ainsique de très rares initiés : Kfar-Yaqda, altéré dansle parler local en Kfar-Ya'da par adoucissementdu q guttural sémitique, et que j'ai parfois trans-formé en Kfaryabda, croyant ainsi le rendre plusprononçable.

Peut-être devrais-je préciser que tous cesnoms vénérés par les miens ne recouvrent qu'uneréalité microscopique : les trois villages réunisabritent, au mieux, une centaine d'âmes ; ainsi, àKfar-Yaqda, il y a juste une petite église et quatremaisons, en comptant la mienne... Pourtant, cehameau est cité dans les plus vieux livresd'histoire pour avoir été autrefois la capitale, -oui, la capitale! - d'une redoutable principautéchrétienne.

C'était au VII siècle, et ce coin de laMontagne était le sanctuaire de ceux qu'on

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appelait « les princes brigands », des hommesvaillants qui, retranchés dans leurs villages im-prenables, tenaient tête aux plus puissants em-pires du moment. Ainsi, le califat omayyade, quivivait pourtant ses grandes heures d'expansion etde conquête, qui s'était déjà taillé un immenseempire allant des Indes jusqu'à l'Andalousie, étaittellement terrorisé par ces diables demontagnards qu'il avait accepté de leur payer untribut annuel pour s'épargner leur nuisance etpouvoir faire circuler en paix ses caravanes.

Des chrétiens qui faisaient payer au califede Damas un tribut, alors que, partout ailleurs,c'était lui qui imposait un tribut aux « gens dulivre » ? L'exploit n'était pas banal, mais cesguerriers téméraires, dont le plus célèbres'appelait Youhanna, se sentaient complètement àl'abri dans leur sanctuaire. Comme il ressort del'appellation passablement affectueuse que leuraccolent les livres, ces hommes n'étaient passeulement brigands, mais également princes d'unpeuple jaloux de son indépendance. Un peuple

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aux origines mal connues, venu peut-être desbords de la Caspienne, ou de la région du Taurus,et qui s'efforçait de préserver au milieu desrochers une farouche liberté... Je souligne enpassant : ces hommes se battaient pour leur liber-té, pas pour leur terre ; la Montagne n'était pasplus à eux qu'aux autres, ils s'y étaient installéstardivement, c'était juste un refuge, un écrin pourleur précieuse dignité; en raison de cela ils pouv-aient l'arroser un jour de leur sang, et le lende-main, sans états d'âme, la quitter.

Dans leur combat inégal contre les Omayy-ades, Youhanna et son peuple avaient bénéficiéau début du soutien de Byzance, ennemie juréedu calife. Jusqu'au moment où celui-ci eut l'idéede proposer à l'empereur chrétien un arrangement: au lieu de payer un tribut au « prince brigand »,il le paierait directement au basileus ; en échange,ce dernier l'aiderait à se débarrasser de ces hors-la-loi. Le Byzantin dit « oui », d'une part parcequ'il n'était pas insensible à l'argument de l'or,mais aussi pour d'autres raisons, telle sa méfiance

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à l'égard des gens de la Montagne, irrespectueux,indomptés, et qui, bien que chrétiens, profes-saient des doctrines passablement inorthodoxes.Il accepta donc d'attirer les rebelles par traîtrisedans la plaine de la Bekaa, où ils furent massac-rés. Dans la foulée, un corps expéditionnaire vintraser et incendier leurs villages, notamment leplus réputé de tous, celui où se trouvait le palaisde Youhanna, mon village, mon minuscule vil-lage, cette improbable capitale que les princesbrigands appelaient prétentieusement « Sparte »,et qui allait prendre après sa chute le nom éploréde Kfar-Yaqda, « le Village Incendié ».

Aujourd'hui encore, on découvre parfoisdans les champs, au voisinage de ma maison, destêtes de chapiteaux qui ont appartenu aux noblesdemeures démolies.

Ces princes étranges ne sont pas mes an-cêtres. S'ils font partie de mes origines, c'est parl'hérédité des pierres. Ma propre «tribu» est ar-rivée bien plus tard; à l'époque de Youhanna, elle

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nomadisait encore dans le désert, quelque partentre Syrie et Arabie.

D'ailleurs, pendant plus de mille ans, pluspersonne n'avait voulu s'établir dans ce coin demontagne, comme s'il s'agissait d'un territoiremaudit. C'est seulement au XVIIIe siècle qu'un demes ancêtres eut l'audace d'acheter un terrain surce site, et d'y bâtir une maison pour les siens.L'acte, qui date de 1734, précise que la propriétéacquise se trouve « dans le Village Incendié, aulieu dit les Ruines »...

C'est en ce lieu que naquit Tannous, ausiècle suivant; c'est là qu'il s'installa avecSoussène vers 1861 ; et c'est là que virent le jourleurs dix enfants.

Se retrouvant à la tête d'une famille nom-breuse, mon arrière-grand-père exerça naturelle-ment l'autorité que son statut - et son époque - luiconféraient. Et fut donc, tout aussi naturellement,l'obstacle contre lequel ses fils vinrent buter pour

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se faire les griffes. Mais la manière prompte etjudicieuse dont il mit fin à la rébellion de Botrosdonne à penser qu'il n'abusa point de ses prérog-atives, et qu'il sut éviter que les crises dans sonfoyer ne mènent à l'irréparable, comme ce fut lecas sous d'autres toits, et comme ce sera même lecas, quelques décennies plus tard, au sein de sapropre descendance, puisque l'un de ses petits-en-fants mourra pour avoir voulu faire très exacte-ment ce que Botros, dans sa jeunesse, avait fait :pousser ses études au-delà de ce que ses parentsestimaient nécessaire.

A l'époque où le sage Tannous était le chefde famille, les affrontements ne débouchaient passur des tragédies, mais plutôt sur des avancées,comme en témoignent les lignes qui suivent, ex-traites d'une lettre qu'il adressa à Botros vers lafin de l'année 1895 :

... Pour ce qui concerne ta sœur Yamna, je suisd'accord sur ce que tu as dit à propos de la né-cessité de lui faire faire des études. Alors, choisis

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pour elle l'école qui te paraîtra adéquate et nousl'y enverrons.

Ainsi, cet homme qui, six ans plus tôt, refu-sait encore de laisser son fils poursuivre sesétudes loin du village, acceptait désormais que safille emprunte cette voie, et il chargeait même lefils rebelle de choisir pour elle l'école qui con-viendrait. Que de chemin parcouru en si peu detemps !

Ayant traduit ces quelques lignes, je pose lalettre de mon bisaïeul sur la table devant moi, jela caresse du revers de la main, je la lisse, jedéplie un coin corné, puis je souffle dessus pourchasser quelques filaments de poussière...

Je ne me lasse pas de la contempler et de laparcourir. Elle est la seule, dans mes archives, àporter la signature de Tannous, et je ne pense pasqu'il en ait écrit beaucoup d'autres. C'est déjà mir-acle qu'elle existe ; mes oncles et mes tantesétaient tous persuadés que leur grand-père était

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analphabète. Il a fallu que je leur montre sa lettre!Et que je leur signale, en particulier, ces quelqueslignes, tout à la fin, où il écrit à son fils :

Ce journal auquel tu m'as abonné, eh bien,une fois il arrive, et une fois il n’arrive pas, oualors avec un mois de retard. Alors, préviens ledirecteur : soit il nous l'envoie régulièrement,soit nous arrêtons de payer!

Ce bout de phrase anodin m'enchante ! Ain-si, après des siècles de ténèbres, de résignation,de soumission à l'arbitraire, voilà que ce vil-lageois ottoman, mon arrière-grand-père, semettait soudain à réagir comme un citoyen! Ilavait payé son abonnement, il exigeait de rece-voir son journal sans délai!

Toutefois, à relire sa lettre, je suis bien ob-ligé de tempérer mon enthousiasme. Si monbisaïeul parvient à écrire, on sent bien qu'il n'est àl'aise ni avec la calligraphie, qui est celle d'un en-fant, ni avec le style, qui est plus proche de la

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langue parlée que de la langue écrite. Ce que con-firme implicitement notre ouvrage familial deréférence, L'Arbre, lorsqu'il le décrit comme « unzajjal à l'intelligence reconnue » — le zajjalétant, dans la Montagne, le poète en langue dia-lectale; un personnage généralement futé, maissouvent incapable de consigner sur papier sespropres poèmes. (D'ailleurs, le fait même de dire« à l'intelligence reconnue » est ici une manièrecodée de dire « illettré»... Les miens s'exprimentvolontiers ainsi; lorsqu'ils répugnent à exposer lestravers d'un proche, ils les dissimulent sous deséloges qui les sous-entendent.)

L'Arbre ne dit rien de plus. Cet ouvrage, quine compte pas moins de sept cent cinquantepages, ne consacre à Tannous qu'une demi-ligne,et il ne cite rien de son œuvre. Dans nos archivesnon plus, pas le moindre vers n'a été conservé.J'ai cherché, cherché, sans trop y croire. Je n'ai ri-en trouvé...

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Ainsi, tout ce que mon ancêtre avait pucomposer, tout ce qu'il avait voulu exprimer - ledésir, l'angoisse, la fierté, la crainte, la douleur,l'espoir, les blessures -, tout a été perdu, anéantipour l'éternité sans laisser la plus infime trace !

Oh, il ne s'agissait sans doute pas d'uneœuvre majeure, ce n'était ni Khayyam ni Virgile,peut-être n'y avait-il rien à en retenir; mais peut-être aussi y avait-il un vers, ne serait-ce qu'unseul, oui, ou une image, ou une métaphore, quiaurait mérité de survivre afin que son auteuréchappe aux limbes de l'oubli.

Pour n'avoir pas été consignés par écrit, tant depoèmes, tant de récits, véridiques ou imaginés,sont tombés en poussière ! Que nous reste-t-il dupassé, d'ailleurs - celui de notre parenté, commecelui de l'humanité entière? Que nous est-ilparvenu de tout ce qui s'est dit, de tout ce quis'est chuchoté, de tout ce qui s'est tramé depuisd'innombrables générations? Presque rien, justequelques bribes d'histoires accompagnées de

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cette morale résiduelle que l'on baptise indûment« sagesse populaire » et qui est une écoled'impuissance et de résignation.

Hommage à la tradition orale, entend-onsouvent! Pour ma part, je laisse ces pieuxébahissements aux coloniaux repentis. Moi, je nevénère que l'écrit. Et je bénis le Ciel que mes an-cêtres, depuis plus d'un siècle, aient consigné,rassemblé, préservé ces milliers de pages que tantd'autres familles ont jetées au feu, ou laissémoisir dans un grenier, ou tout simplement omisd'écrire.

Après ce détour par quelques vieilles rémin-iscences et quelques vieux ressentiments, jereprends le cours de mon récit là où je m'en étaisécarté, c'est-à-dire à l'époque où Botros quitta lamaison de ses parents pour se rendre auprès desmissionnaires. Là, pendant cinq années scolaires,il étudia et enseigna; d'abord à Abey, ensuitedans une autre école fondée par les mêmes pas-teurs américains à Souk-el-Gharb, grosse

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bourgade dont ils avaient réussi à convertir unepartie importante de la population auprotestantisme.

A la lecture des documents familiaux de cesannées-là, je découvre que ce jeune homme quiallait devenir mon grand-père n'avait pas pourunique objectif d'acquérir diplômes et savoir. Ilcaressait aussi un autre rêve : partir un jour pourdes terres lointaines.

Il existe, à cet égard, dans nos archives, untexte révélateur. Une allocution qu'il prononçalors d'une cérémonie scolaire, en anglais - chosequi devait être totalement inusitée, puisque Bo-tros éprouva le besoin de s'en expliquer, avec uneardeur passablement enfantine, et un tantinetagaçante.

Respectables messieurs,

Je vais m'adresser à vous en anglais, bien que jesache que la grande majorité de l'assemblée

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réunie ici ne me comprendra pas. Ne croyez pasque mon but soit d'étaler mes connaissances, je

veux seulement vous montrer qu'il est faciled'apprendre cette langue, et vous prouver qu'elle

est, de nos jours, la plus nécessaire de toutescelles que nous puissions étudier...

Suivent divers arguments visant à vanterl'utilité de l'anglais pour le marchand, le voy-ageur, le médecin, le pharmacien, l'ingénieur, leprofesseur,

... ainsi que pour tout homme assoiffé de savoir,vu que les livres en langue anglaise contiennent,à n'en pas douter, des connaissances innom-brables, dans tous les domaines, ce qui n'est pasle cas pour les autres langues.

Puis l'orateur ajoute que, pour ses compatri-otes en particulier,

l'anglais est nécessaire parce que les pauvresparmi nous comme les riches devront partir vers

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l'Amérique ou vers l'Australie, sinon dansl'immédiat, du moins dans un proche avenir,pour des raisons que nul n 'ignore. Ne serait-cepas misère pour un homme que de se retrouverincapable de parler la langue de ceux au milieudesquels Usera amené à vivre et travailler?

Après avoir énoncé de la sorte, can-didement, sans la moindre nuance dubitative ni lamoindre précaution de style, ce qui devait lui ap-paraître - ainsi qu'à une bonne partie de son aud-itoire - comme une évidence ne requérant aucunedémonstration, mon futur grand-père s'emploie àexpliquer pourquoi l'anglais est facile à appren-dre; avant d'appeler l'assistance à se joindre à luipour crier :

Vivent les pays de langue anglaise !

Vive la langue anglaise !

Je m'efforce de ne pas sourire à l'écoute deces cris pathétiques et incongrus. Je tente plutôt

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de m'imaginer dans la peau d'un jeune villageoisottoman de la fin du XIX' siècle, à qui l'on avaitsoudain ouvert une fenêtre sur le monde et qui nesongeait qu'à fuir sa prison par cette fenêtre, àtout prix.

Ce que trahissent ces propos, c'est que Bo-tros se voyait déjà en futur émigré, et qu'il con-sidérait la langue anglaise d'abord comme un «équipement » indispensable pour la grandetraversée.

Avec le recul du temps, privilège desgénérations qui suivent, certaines choses devi-ennent visibles, qui ne l'étaient pas pour les con-temporains, et certains malentendus se dissipent.De fait, ainsi que les choses m'apparaissentaujourd'hui, mon grand-père était, précisément,victime d'un malentendu : s'il voulait émigrer,comme il transparaît de ses propos, il aurait dû lefaire tout de suite, sans passer par l'école des mis-sionnaires presbytériens. Car ces derniers — mal-gré certaines apparences — n'avaient nullement

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pour intention de préparer les jeunes à émigrer.S'ils tenaient à enseigner l'anglais à leurs élèves,c'était pour leur permettre de mieux s'instruire etde faire bénéficier leur nation de ce qu'ils appren-draient, non pour qu'ils s'en aillent ouvrir desépiceries à Détroit ou à Baltimore! L'espoir deces prédicateurs était de créer sur place, auLevant, une petite Amérique vertueuse, éduquée,industrieuse et protestante. Ils exigeaientd'ailleurs de leurs jeunes élèves qu'ils connaissentd'abord l'arabe à la perfection; eux-mêmess'appliquaient à étudier cette langue de manière àpouvoir la parler et l'écrire aussi bien que lesgens du pays. Après cette génération de pion-niers, peu d'Occidentaux se donneront cettepeine...

A l'école de ces étrangers à la haute stature, Bo-tros allait donc « s'équiper » non pour émigrercomme il en avait le désir, mais, tout au con-traire, pour résister à la tentation d’émigrer; et sice puissant appel des Amériques ne va jamaisdisparaître de son horizon, il sera désormais

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accompagné d'inextricables scrupules moraux,qui le ligoteront.

C'est à l'âge de vingt-six ans que mongrand-père quittera les missionnaires, muni d'unlong document ornementé que j'ai retrouvé intactdans les archives familiales. Estampillé au nomde « l'École libanaise des garçons à Souk-el-Gharb », il certifie - en anglais, puis en traduc-tion arabe -que Botros M. « a accompli honor-ablement le cycle d'études prescrit par la Missionen Syrie du Conseil des Missions Étrangères del'Église Presbytérienne des États-Unis, en té-moignage de quoi ce Certificat lui a été délivré lepremier jour de juillet de l'année de Notre-Seigneur mil huit cent quatre-vingt-quatorze ».Signé : « Oscar Hardin, Principal ».

Nul doute que Botros fut influencé, etmême, dans une large mesure, refaçonné par lafréquentation de ces pasteurs ; il se garda bien,cependant, de les suivre sur le terrain qui, à leursyeux, devait être le plus important, puisque

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jamais il ne voudra se convertir auprotestantisme.

A parcourir ses carnets de l'époque, j'ai même lesentiment qu'il est demeuré imperméable à toutce qui était religieux dans leur enseignement.Alors qu'il baignait dans un milieu où la Bibleétait omniprésente, inlassablement lue, relue etcommentée, citée en toutes circonstances, où ilsuffisait de dire « Apocalypse, sept, douze » ou «Galatéens, trois, vingt-six à vingt-neuf » pour queles auditeurs comprennent à quoi l'on faisait allu-sion, Botros n'aura pratiquement jamais recours àdes références évangéliques, ni durant les cinqannées passées chez les presbytériens, ni dans lasuite de sa vie. Ce n'était tout simplement pas sonunivers, ni son mode de pensée. Pour lui, unephrase tirée d'un livre, qu'il soit sacré ou profane,ne pouvait remplacer un argument rationnel, nidispenser un homme de réfléchir par lui-même.

Mais son éloignement par rapport à sesmaîtres avait aussi d'autres ressorts. Dans ses

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carnets de ces années-là — il y en a deux,identiques, petit format, petits carreaux, couver-ture noire, tranche rougeâtre -, je lis par exemple:

Ses seins, des grenades d'ivoire, Dans un flot delumière, Même couverte, sa poitrine répand en-core Une rouge clarté de crépuscule...

C'est dire que ses méditations intimes nesuivaient pas tout à fait les voies souhaitées parles vénérables pasteurs.

Nulle part, toutefois, Botros ne se laisse al-ler à critiquer ses maîtres - l'homme d'honneur nejette pas une pierre dans le puits où il vient de sedésaltérer! Mais tout porte à croire qu'au bout decinq années de fréquentation quotidienne de cesmissionnaires dans les salles de classe ainsi qu'aupensionnat, leur rigueur morale avait fini parl'irriter, de même que leurs chants, leurs mim-iques, leurs sermons, leurs prières, et jusqu'au tonnasillard de leurs voix. Il avait rongé son frein

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jusqu'au jour où il avait obtenu son diplôme. Ilavait dit poliment merci, il avait tourné les talons,il s'était éloigné d'eux en se promettant de ne plusrevenir. De fait, pendant de longues années, il neles verra plus. Il suivra un tout autre chemin,pour ne pas dire le chemin inverse-

Il faudra une révolution trahie, une petiteguerre et une autre plus grande avant qu'il serésigne à aller frapper de nouveau à leur porte.

Si mon grand-oncle Gebrayel avait suivi lamême voie que mon grand-père - son aîné deneuf ans -, il n'aurait pas émigré, et la pagecubaine de notre histoire familiale n'aurait jamaisété écrite. Les choses ne se sont pas passées ainsi.Sans doute les deux frères avaient-ils caressédans leur jeunesse le même rêve - partir un jourpour quelque lointain pays neuf; mais ilsn'avaient pas le même tempérament. Le cadet nejugea pas utile de se préparer pour la grande tra-versée, il ne fit aucun détour par Abey ni parSouk-el-Gharb, et ne chercha point à approfondir

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sa connaissance des langues. Il se contentad'embarquer, à dix-huit ans, sur un bateau enpartance pour l'Amérique.

Il venait de terminer son cycle d'études auvillage et, s'il l'avait voulu, il aurait pu, lui aussi,s'inscrire à l'école des missionnaires; Tannous,cette fois, ne s'y serait nullement opposé. MaisGebrayel ne le désirait pas, et même Khalil, leprédicateur, ne l'y encourageait guère. Son élèveétait incontestablement futé, pétillant même ; ilétait également jovial, liant, généreux, et avaitmille autres qualités encore; seulement, il était in-capable de se pencher deux heures d'affilée au-dessus d'un manuel de grammaire, de rhétoriqueou de théologie. Il était, par ailleurs, tout aussi in-capable de tenir à la main une pioche pourécorcher le sol.

De plus, il ne croyait pas du tout à l'avenirdu pays où il avait vu le jour, ni à son propreavenir sur ce pan de montagne. C'est donc sansétats d'âme que l'adolescent se dirigea à pied, par

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une nuit de pleine lune, vers le port de Beyrouth.Il n'avait pas averti son père ni sa mère, maispeut-être en avait-il touché un mot à l'un oul'autre de ses frères.

Dans les archives familiales, on trouve en-core - malgré deux tournants de siècles ! - lestraces de l'inquiétude causée par son départ :

Si vous recevez un courrier de Gebrayel,envoyez-le-moi aussitôt, je vous en serai infini-ment reconnaissant, écrit Botros par deux fois àses parents.

Il paraît qu'on a reçu une lettre de Gebrayel.Pourquoi ne m'en a-t-on rien dit? se plaintTheodoros, du fond de son monastère.

La mention la plus ancienne de l'événementse trouvant dans le courrier, déjà cité, adressé àBotros par son père :

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S'agissant de Gebrayel, je te fais parvenir unelettre que je lui ai écrite, afin que tu la lises etque tu la lui envoies, vu que je n 'ai pas sescoordonnées...

En présentant quelques pages plus haut cetunique manuscrit portant l'écriture de Tannous, jel'avais situé « vers la fin de l'année 1895 ». A vraidire, aucune date n'y est précisée, et c'est par desrecoupements que j'avais émis cette hypothèse, leprincipal élément de datation étant justement, ledépart de Gebrayel.

Car même si les documents familiauxn'indiquent, pour ce voyage, ni le mois ni l'année,ils contiennent cependant une information pré-cieuse : le jeune homme n'était pas allé directe-ment à La Havane; il avait commencé pars'établir à New York. Ce qui m'a poussé à effec-tuer des recherches dans les archives d'Ellis Is-land, qui fut pendant plusieurs décennies la ported'entrée obligatoire pour les émigrés venantd'Europe et du Levant. Et c'est ainsi, qu'un jour,

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j'eus la chance - et l'émotion! - de voir apparaître,sur un vieux registre, la silhouette du grand-oncleégaré.

Son prénom était orthographié « Gebrail »,et son patronyme ne différait guère de celui quej'ai moi-même coutume d'utiliser. Aucun doute,donc, sur l'identité du jeune homme débarqué surl'île des illusions à la date du 2 décembre 1895.

Age : dix-huit ans.

Occupation : agriculteur.

Ethnie : Syrien.

Port de départ : Le Havre, Seine-Inférieure,France.

Nom du paquebot : Marsala (2422 tonnes).

Destination souhaitée : New York (long séjour).

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Rien d'inattendu dans le manifeste signé parJ. Lenz, capitaine allemand du Marsala, pasmême le passage par Le Havre ; le voyage versl'Amérique se faisait généralement en deuxétapes, la première jusqu'en Europe - souvent laFrance —, d'où l'on prenait un paquebot pour tra-verser l'Atlantique. L'unique surprise, pour moi,ce fut d'apprendre que Gebrayel n'était pas partidu village tout seul. Son nom, le neuvième sur lemanifeste, précède celui d'un autre membre de lafamille : Georges, l'un des fils de Khalil. Toutesles colonnes du formulaire le concernant sont re-mplies identiquement à celles de Gebrayel, àcommencer par l'âge : dix-huit ans aussi.

Georges - appelé Gerji dans les documentsfamiliaux en langue arabe - n'est pas un person-nage dont il sera souvent question dans cespages. Je sais peu de chose de lui, mais suffisam-ment pour que sa présence au côté de Gebrayelne me soit pas indifférente. Ce fils du prédicateura quitté le pays à la suite d'une dispute avec sonpère; dispute si grave que lorsque Khalil mourra

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vingt-sept ans plus tard, ils ne se seront toujourspas réconciliés.

Je ne peux éviter de rapprocher cettebrouille de celle qui s'était produite entre Khalilet son propre père, le curé Gerjis, et à laquelle, làencore, seule la disparition du père avait mis fin.Ce qui fait remonter à la surface de ma mémoireun propos attribué par la tradition au Prophète del'islam, selon lequel tout ce que l'homme fait debien et de mal en ce monde lui sera décomptéaprès sa mort... sauf la manière dont il a traité sesparents - de cela, il sera puni ou récompensé deson vivant!

Loin de moi l'intention d'accabler Khalil;Botros éprouvait envers lui de la gratitude et moi-même je lui dois beaucoup, comme j'aurail'occasion de l'expliquer dans les pages quisuivent. Mais il est vrai que la « dispute ori-ginelle » entre lui et son père a instauré, par le jeudes ripostes et des imitations, une sorte de « cou-tume » familiale tenace et récurrente : celle des

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ruptures causées par des querelles religieuses, etqui durent toute une vie.

Je ne connaîtrai jamais de manière préciseles causes de la brouille entre Khalil et son fils. Ilme semble qu'elles tournaient moins autour descroyances qu'autour du mode de vie. C'est justeune présomption - après tant d'années, il seraithasardeux d'affirmer quoi que ce soit; mais peut-être devrais-je tout de même mentionner le faitqu'il régnait dans la maison du prédicateur pres-bytérien un climat d'austérité extrême, comme lerévèle ce souvenir d'enfance raconté par l'une deses petites-filles. La grand-mère et la mère dont ilsera question ci-après étaient l'épouse et la fillede Khalil.

Au village, je voyais tous les parents prendreleurs jeunes enfants dans les bras dix fois parjour, pour les cajoler et les couvrir de baisers.Dans notre famille, cela ne se passait jamais ain-si. Et un jour, avec l'ingénuité de l'enfance, j'aidemandé à ma mère : « Comment se fait-il que tu

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ne m'embrasses jamais? » Elle qui était toujourssi sûre d'elle, m'a paru soudain hésitante etdéstabilisée. Elle m'a répondu bourrument : « Jet'embrasse quand tu es endormie. » Je veux biencroire qu'elle le faisait. En revanche, je suis per-suadée que ma grand-mère, elle, ne m'embrassaitmême pas dans mon sommeil.

Ladite grand-mère, qui se prénommaitSofiya, figure sur plusieurs photos dans nosarchives. Toujours en longue robe sombre, etsans jamais l'ébauche d'un sourire, elle venait deSouk-el-Gharb, et appartenait à l'une despremières familles du Mont-Liban à avoir étéconverties au protestantisme par lesmissionnaires anglo-saxons.

Dans son entourage, raconte encore sa petite-fille, beaucoup de gens étaient, comme elle, d'unegrande austérité. Un jour, alors que je me trouv-ais avec mes frères et ma sœur dans le village denotre grand-mère, nous nous étions rendus chezl'une de ses cousines. A l'époque, nous adorions

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faire des visites, puisqu'on nous offrait toujoursdu sirop frais, des fruits secs, des friandises...Mais cette fois-là, nous allions rester sur notrefaim. A notre arrivée, cette dame était en train delire la Bible. Plutôt que de s'interrompre pournous accueillir, elle s'est contentée de nous fairesigne de nous asseoir, et elle a poursuivi sa lec-ture pieuse... désormais à voix haute. Nous étionsdonc là, interloqués, mes frères, ma sœur et moi,à l'écouter en silence, sans bouger, sans respirertrop fort, pendant un temps qui nous a paru inter-minable. A un moment, n’en pouvant plus, nousnous sommes consultés du regard, puis, cour-ageusement, nous nous sommes levés tous en-semble. La dame a repris alors sa lecture muette.Bien entendu, elle ne nous avait offert ni sirop niconfiseries. Elle ne nous avait pas même de-mandé comment nous allions, ni adressé lemoindre sourire. Si j'ai raconté l'histoire de cettecousine, c'est parce que ma grand-mère Sofiyaétait exactement comme elle.

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Ces témoignages ne m'expliquent pas pour-quoi la rupture entre Gerji et son père fut à cepoint irréparable. Mais ils m'aident un peu à com-prendre pourquoi ce jeune homme de dix-huit ansavait pu éprouver le besoin de fuir le domicile fa-milial ; et pourquoi, aussi, sur les huit enfants duprédicateur, sept allaient finir par s'établir àl'étranger.

Sous le toit de Tannous, les choses ne sepassaient jamais avec la même dureté. On pouv-ait s'engager dans des voies opposées, se fairecuré, pasteur ou franc-maçon, on était d'abordpère et fils, frère et sœur, frère et frère - indis-so-ciablement, et pour l'éternité. Quand Botros étaitparti fâché, Tannous avait tout de suite cherché àse réconcilier avec lui, quitte à mettre en péril sapropre autorité paternelle. Et quand Gebrayelavait émigré six ans plus tard, Tannous s'étaitdépêché de lui écrire. Je ne suis pas sûr queKhalil ait réagi de la même manière au départ deGerji.

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Si je compare les deux foyers, c'est parceque mes origines remontent à l'un comme àl'autre, deux ruisseaux dissemblables qui allaientse retrouver confluents...

Car le prédicateur est pour moi, au mêmetitre que Tannous, un arrière-grand-père.L'histoire des miens est d'abord celle de cemélange des eaux...

De ces deux ancêtres, c'est Tannous qui mourraen premier - dès les premières semaines de 1896,à soixante-cinq ans environ, peu après avoir écritla seule lettre que je possède de lui ; c'est sansdoute pour cela que Botros l'avait précieusementconservée.

A relire les lignes qui parlent de Gebrayel,je me demande si, avant de s'éteindre, le père in-quiet avait eu le temps de recevoir de son filsquelques paroles de réconciliation. J'ai envie dele croire, mais, à tout peser, je ne le crois pas.Ceux qui partaient adolescents étaient rarement

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pressés d'écrire. De toute manière, il est trop tard,je n'en saurai rien...

Il me semble que je ne reparlerai plus guèrede Tannous dans les pages à venir, j'ai épuisé toutce que j'ai pu glaner sur lui, et je suis résigné à ceque le reste demeure dans l'ombre ; mais il estvrai que la moisson aurait pu être plus maigre en-core. Les arrière-grands-parents sont des person-nages lointains; pas une personne sur mille n'esten mesure de dire comment se prénommaient lessiens. Pourtant, leurs routes ont conduit jusqu'auxnôtres, et, en ce qui me concerne, je ne puis êtreindifférent au fait que Tannous fut le premier demes ancêtres à « me » laisser une trace écrite deson passage ici-bas - écrite d'une main malad-roite, j'en conviens; mais son geste n'en est queplus poignant.

Avant de prendre le bateau, Gebrayel avaitprobablement eu une longue conversation avec

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Botros. Certaines phrases dans leurs échangesultérieurs donnent à penser que le cadet avaitcherché à entraîner l'aîné dans son aventure, etque l'autre avait hésité avant de dire non.

Mon grand-père se trouvait déjà à Beyrouth,et il n'est pas impossible qu'il ait escorté son frèreet le compagnon de celui-ci jusqu'au port, et qu'ilait agité la main dans leur direction lorsqu'ils sesont éloignés.

Il s'était installé dans la future capitalelibanaise un an plus tôt, en septembre 1894. Il yprenait des cours - principalement de droit, ainsique de langue turque, de langue française et decomptabilité ; mais, comme à son habitude, il endonnait aussi. Ce n'était plus pour payer sa scol-arité et se faire un peu d'argent de poche commeà Abey ou à Souk-el-Gharb, il avait entamé unevraie carrière d'enseignant.

Dans une école protestante ? Non, dans laplus catholique qui soit, l'École Patriarcale,

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fondée comme son nom l'indique par lepatriarche grec-catholique pour promouvoirl'instruction chez ses ouailles. Ainsi, deux moisaprès avoir obtenu son diplôme des mains d'unpasteur américain, Botros était de retour dans legiron de sa communauté ! Sans doute s'était-illassé - comme d'autres - de l'austérité qui régnaitchez les prédicateurs ; mais ce franchissementdésinvolte de la ligne de séparation entre les con-fessions rivales trahissait surtout, de sa part, uneprofonde indifférence à l'égard des doctrines reli-gieuses. Il étudiait là où il pouvait étudier, il en-seignait là où on lui proposait un poste, il estimaiten avoir le droit et le devoir; libre, après cela, auxpasteurs et aux curés de poursuivre leurs propresobjectifs paroissiaux ou missionnaires.

Mon futur grand-père demeurera trois ans àBeyrouth, qu'il chérira, et où il reviendra séjourn-er à plusieurs reprises tout au long de sa vie. Elleétait alors en pleine expansion; les massacres de1860 avaient favorisé l'essor de la ville. Bien desgens qui, jusque-là, somnolaient paresseusement

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dans leurs villages de la Montagne, en se croyantprotégés de la férocité du monde, avaient connuavec ces événements un réveil en sursaut. Lesplus audacieux choisissaient de partir au-delà desmers - un immense mouvement migratoire avaitdébuté, qui n'allait plus s'interrompre ; d'abord endirection de l'Égypte et de Constantinople, puisde plus en plus loin, vers les États-Unis, le Brésil,l'ensemble du continent américain ainsi quel'Australie. Les moins aventureux - souvent ceuxqui étaient déjà encombrés d'une famille - se con-tentaient de « descendre » de leur village vers lacité portuaire, qui se mit à prendre peu à peu desallures de métropole.

En 1897, Botros dut quitter Beyrouth pourZahleh, une ville moins ouverte sur le monde,mais où il avait de solides attaches : sa mère,Soussène, y était née, et sa parenté y était nom-breuse et influente. De plus, il semble qu'on luiait fait une proposition qu'il avait trouvéealléchante, celle de devenir « professeur de rhét-orique arabe et de mathématiques » dans l'un des

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meilleurs établissements du moment, le Collègeoriental basilien grec-catholique, fondé par les re-ligieux melkites de l'ordre de saint Basile, auquelappartenait déjà son frère Theodoros.

J'ignore quel avait été le statut de mongrand-père à l'École Patriarcale, mais à lire sescarnets de l'époque, son nouveau poste lui appar-aissait comme le véritable lancement de sa car-rière. Une carrière dont il attendait beaucoup -trop, sans doute; la désillusion était inéluctable! Ilvoulait bien admettre, du bout des lèvres, quec'était là un emploi raisonnablement bien rémun-éré, et qui lui était nécessaire pour vivre, d'autantque, depuis la disparition de son père, il devaitsubvenir, en grande partie, aux besoins de samère et de ses jeunes frères et sœurs ; mais il in-sistait lourdement sur le fait que c'était là, avanttout, un engagement moral et noblement poli-tique, le commencement d'un long combat visantà réformer en profondeur les mentalités de sescompatriotes, un combat à la fois modeste et ex-agérément ambitieux, puisque - comme il

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l'écrivait alors, noir sur blanc -son objectif ultimeétait de « permettre à l'Orient de rattraper etpourquoi pas de dépasser l'Occident », rien demoins !

S'agissant du mal dont souffrait la terre desorigines, le diagnostic de Botros n'était pas moinssévère que celui qui avait amené Gebrayel às'exiler; c'était même probablement lui qui avaitinculqué à son cadet sa vision désabusée. Dansses écrits de l'époque reviennent sans cesse desexpressions telles que « l'état pitoyable de cepays », « le délabrement de nos contrées d'Orient», «la corruption et l'incurie », «l'assombrissement de l'horizon »... Il rêvait, luiaussi, de liberté et de prospérité, d'Amérique etd'Australie, comme le révèle amplement sonéloge candide de la langue anglaise. Mais sonpassage par l'école des missionnaires avaitdéveloppé chez lui un sens pointilleux de sa re-sponsabilité : plutôt que de quitter son pays pourun autre, où la vie serait meilleure, pourquoi ne

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pas œuvrer pour que son pays devienne lui-mêmemeilleur ?

Or, pour le rendre meilleur, il fallait sebattre contre l'ignorance ! Une telle ambition nevalait-elle pas celle de son frère Gebrayel? Cecombat n’était-il pas une aventure plus excitanteencore que celle du voyage vers l'Amérique?N'était-il pas plus méritoire de construire uneautre Amérique chez nous, en Orient, sur la terredes origines, plutôt que de rallier bêtement cellequi existait déjà?

A Zahleh, dans les rues de la vieille villecomme dans les cafés en plein air qui bordaientle fleuve Berdaouni, Botros ne passait pas inaper-çu. Ceux qui l'ont connu en ce temps-là décriventun jeune homme élégant, vêtu avec goût, avecrecherche, et même avec un certain sens de laprovocation.

Ainsi, il allait toujours tête nue, ce quifaisait se retourner les gens à son passage. A

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l'époque, la plupart des hommes portaient lescouvre-chefs orientaux, soit le fez haut, le tar-bouche, soit le fez court, qu'on appelaitmaghrébin, soit encore la keffieh arabe, soitmême des bonnets brodés ; ceux qui voulaientsuivre la mode occidentale portaient le chapeau;beaucoup, d'ailleurs, passaient de l'un à l'autreselon les occasions... Mais personne de respect-able ne sortait de chez lui tête nue. Sauf mongrand-père. Certains passants ne pouvaients'empêcher de murmurer, ou de grommeler, etparfois même de l'apostropher; ce qui ne l'a pasempêché de continuer à aller nu-tête jusqu'audernier jour de sa vie.

Comme pour affirmer encore son original-ité, il portait constamment sur les épaules unesorte de cape noire, retenue à l'avant par un an-neau d'or, et qui voletait derrière lui comme unepaire d'ailes. Au-dessous, un costume égalementnoir, et une chemise blanche au col large etbouffant. Personne d'autre au pays n'avait lamême silhouette, on le reconnaissait de loin...

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Dans cette petite ville ottomane paisible etquelque peu ensommeillée, située à mi-routeentre Beyrouth et Damas, Botros devint très viteune célébrité locale. Et pas seulement à cause deson accoutrement; en tant que professeur, en tantque poète et orateur, il était de toutes les fêtes, detoutes les cérémonies. Il composa d'innombrablespoèmes de circonstance, pour célébrerl'avènement d'un patriarche, la visite d'ungouverneur ou d'un évêque, des mariages, des en-terrements, des jubilés - un grand gaspillaged'énergie, à mon humble avis, mais c'était l'espritdu temps.

Fort heureusement, il écrivit aussi pendantcette période quelques textes plus amples, notam-ment une longue pièce de théâtre en prose et envers, qu'il fît jouer par ses élèves. Le manuscrit setrouve au milieu des papiers familiaux, sur ungrand cahier noir, dans lequel a été glissé un car-ton d'invitation - « représentations le 19 juillet1900 à 14 h 30 pour les dames, le 20 juillet à lamême heure pour les hommes ».

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La pièce s'intitule Les Séquelles de la van-ité; avec comme sous-titre explicatif : « Uneévocation de ce qui est louable et de ce qui estrépréhensible dans nos contrées d'Orient ». C'estl'histoire d'un émigré qui retourne au pays, lassépar de longues années d'éloignement; mais toutconspire à le décourager.

Dès les premières scènes, une discussionanimée autour de l'inévitable dilemme : Faut-ilpartir ? Faut-il rester ? Les protagonistes se lan-cent à la figure arguments d'actualité et citationsanciennes.

Un personnage : Lorsque, dans ta cité, les ho-rizons se rétrécissent, et que tu redoutes de neplus pouvoir gagner ta vie, pars, car la terre deDieu est vaste, en longitudes comme enlatitudes...

Un autre personnage : Tu crois prescrire le re-mède, alors que tu viens de désigner le mal lui-même! Si le pays est tombé si bas, c'est justement

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parce que tant de ses enfants choisissent de lequitter plutôt que de chercher à le réformer. Moi,j'ai besoin de me trouver au milieu des miens,pour qu'ils partagent mes joies quand je suisjoyeux, et me consolent quandje suis dans ladétresse...

Le premier : L'amour de la patrie n'est qu'unefaiblesse de caractère; aie le courage de partir,et tu trouveras une autre famille pour remplacerla tienne. Et ne me dis surtout pas qu'il est dansla nature des choses que ion demeure sa vie en-tière à l'endroit où ion a vu le jour. Observel'eau! Ne vois-tu pas comme elle est fraîche etbelle lorsqu 'elle court vers l'horizon, et commeelle devient poisseuse lorsqu’'elle stagne?

L'échange se poursuit, longtemps, avecquelques belles envolées, et l'on devine que, dansl'assistance, on devait être touché de voir ainsi re-produits sur scène, et comme ennoblis, les débats

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qui agitaient quotidiennement la plupart des fa-milles - dont, à l'évidence, celle de l'auteur.

A la fin de la pièce, Botros donnera le beaurôle à ceux qui continuent à croire en l'avenir dupays - comment aurait-il pu faire autrement ?S'exprimant en présence de ses élèves et de leursparents dans le cadre d'une fête de fin d'annéescolaire, l'honorable professeur ne pouvait raison-nablement les exhorter à quitter leur terre.

Pourtant, son courrier de l'époque révèle detout autres sentiments. Comme dans cette lettreadressée à son frère émigré en avril 1899 :

Mon cher Gebrayel,

Après une longue attente, ton premier courrierm'est parvenu de New York, qui m'a rassuré surta santé, et qui m'a appris ton intention de quitterla ville et cU te lancer dans le commerce. J'ai étéravi que tu veuilles échapper à la conditionsalariée pour te consacrer à une activité qui

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puisse te conduire sur les voies de la prospérité.En revanche, j'ai été contrarié d'apprendre quetu n'allais pas rentrer au pays avant longtemps,et que tu allais t'installer à Cuba dont je connaisl'état d'instabilité consécutif à la guerre.

Après avoir passé trois ans aux États-Unis,Gebrayel venait donc de s'établir à La Havane. Sapropre lettre s'étant perdue, il est difficile de sa-voir ce qui l'avait poussé à prendre une telle dé-cision. New York était, à l'époque, la destinationla plus naturelle pour les émigrés de notre fa-mille, de nombreux cousins s'y trouvaient déjàqui n'hésitaient pas à aider les nouveaux ar-rivants. Mais la grande métropole abritait égale-ment, en ces années, de nombreux émigréscubains, réfugiés là pendant la guerred'indépendance et qui s'apprêtaient à retournerdans leur patrie dès qu'elle serait libérée; on peutsupposer que Gebrayel les fréquenta, qu'il en-tendit leurs récits concernant l'île qu'ils chéris-saient, et qu'il se laissa convaincre de les suivre.

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Les dates coïncident, en tout cas.L'insurrection ultime avait été déclenchée,justement, en 1895, quelques mois avant l'arrivéede mon grand-oncle dans le Nouveau Monde ; letraité proclamant l'indépendance de l'île vis-à-visde l'Espagne avait été signé à Paris en décembre1898; les troupes commandées par le généralMaximo Gômez avaient pris symboliquementpossession de La Havane en février 1899; c'est àce moment-là que la plupart des exilés avaientcommencé à rentrer - or la lettre dont je viens deciter le début a été écrite au mois d'avril, ce quime conduit à penser que Gebrayel était parti pourCuba avec la toute première vague.

Je redoutais que tu y rencontres des ennuis,poursuit Botros, et j'étais sur le point de te de-mander, par télégramme, de renoncer à ces pro-jets, quand j'ai reçu la carte postale écrite à borddu vapeur sur lequel tu avais embarqué. Alorsj'ai compris qu'il était trop tard pour essayer dete faire changer d'avis, et qu'il valait mieux queje confie ton sort au Très-Haut en te souhaitant

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succès et réussite. Mais j'étais resté préoccupé, etincapable de retrouver ma quiétude, jusqu 'aumoment où m'est parvenue ta lettre de La Havanem'apprenant que tout se passait au mieux pourtoi. Alors j'ai remercié le Ciel.

Puis j'ai reçu ta dernière lettre, où tu me de-mandes avec insistance de venir te rejoindre, etaussi de t'envoyer quelques livres. S'agissant deslivres, je te les expédierai bientôt. S'agissant demoi, les choses ne sont pas si simples. Tu ne peuxpas ignorer qu'il m'est difficile de partir dans lescirconstances présentes.

Ah, si tu savais...

Bien entendu, la lettre que je transcris icin'est qu'un de ces brouillons que mon grand-pèreavait l'habitude de conserver. Rien ne dit qu'aumoment de la mettre au propre, il n'y avait paschangé certaines choses; mais, même si ellen'était pas la copie exacte de celle qu'il avait fini

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par poster, elle était certainement le reflet de cequ'il pensait.

Ah, si tu savais à quel point je désire voyager,et à quel point aussi je déteste l'enseignement !Mais, par correction, il n'est pas question que jequitte l'école au beau milieu de l'année scolairealors qu'on compte sur moi et qu'il n'y a per-sonne pour me remplacer. Et ce n'est là que lapremière raison. La deuxième, c'est que j'ai dis-tribué des semences l'été dernier, commed'habitude, et que je ne serai payé qu'à l'étéprochain. La troisième raison, c'est qu'on me doitde l'argent qu'on ne me remboursera qu'enjuillet-

Mais oublions donc ces trois raisons! Oui, jeveux bien supposer que ces trois obstacles serontaplanis. Reste un quatrième, et j'aimerais bienque tu m'expliques comment faire pour le sur-monter : je veux parler de la situation actuelle denotre maison et de nos biens. Oui, dis-moi, cherGebrayel, comment pourrais-je abandonner nos

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possessions, pour qu'elles soient ruinées etpillées par des mains étrangères, sans qu'aucunde nous soit sur place pour les faire fructifier nipour les défendre? A qui donc pourrais-je lesconfier? A notre pauvre mère, qui porte déjà surses épaules des montagnes de soucis? A nosjeunes

frères et sœurs, qui ne savent pas encore quefaire de leur vie? A nos grands frères? Tu lesconnais mieux que moi, les biens communs sont àeux quand il s'agit de répartir les revenus, ils nesont plus à eux quand il s'agit de répartir lescharges! Et tu voudrais que je voyage?

Bien sûr, quand tu dis que tous ces biens quirisquent d'être ruinés ou pillés ne valent pasgrand-chose, je suis entièrement d'accord!J'ajouterai même que tout ce que nous possédonsne vaut rien, à peine de quoi assurer l'avenird'une seule personne! Mais il ne serait pas con-forme à notre honneur de laisser nos terres etnos maisons à l'abandon, de causer ainsi une

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immense tristesse à notre mère comme à nosfrères et sœurs, et de créer ainsi des raisons dedisputes futures entre nous tous. Pourrions-nousvivre l'esprit tranquille à l'étranger si nous lais-sions un tel marasme derrière nous — qu'enpenses-tu? Dis-moi!

J'ai lu et relu ces paragraphes... J'ail'impression d'y entendre la voix de ce grand-pèreque je n'ai jamais connu, sa voix du temps où ilétait jeune homme, qu'il se demandait commentne pas gâcher sa vie, et s'il était raisonnable derester au pays, ou honorable de partir; des ques-tions que j'allais devoir me poser moi-même troisquarts de siècle plus tard, dans des circonstancesbien différentes... Mais étaient-elles vraiment sidifférentes ? De cette terre on émigré depuis tou-jours pour les mêmes raisons; et avec les mêmesremords, que l'on ressasse quelque temps, tout ense préparant à les enterrer.

Botros fait ici l'effort d'expliciter - commedans sa pièce de théâtre! - les dilemmes que bon

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nombre de ses compatriotes se contentaient desentir confusément, et de subir. Son raisonnementn'ira cependant pas jusqu'à sa conclusion logique,comme en témoigne le tout dernier paragraphe,que je trouve proprement déroutant, puisqu'auterme de cette argumentation structurée, artic-ulée, inattaquable, mon grand-père conclut :

Voilà comment les choses se présentent, monfrère bien-aimé. Alors, si tu crois vraiment quenous devrions partir, que le succès à La Havaneest assuré, et que nous devrions y demeurer pourune longue période, pas seulement un mois oudeux, trouve donc un moyen pour confier tes af-faires à quelqu'un, reviens à la maison, le tempsde régler ces problèmes, puis repartons en-semble; ou alors, envoie une procuration à l'unde tes frères, certifiée par le gouvernement dupays où tu résides. Oui, c'est peut-être là la solu-tion la plus simple... Si tu te dépêches d'envoyercette procuration, je pourrai être chez toi dansles trois mois, si Dieu veut! L'envoi de ce papierest nécessaire tout de suite, alors fais vite, fais

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vite, et prépare en même temps les conditionsadéquates pour que nous puissions travailler toiet moi à Cuba! Et je viendrai, à la grâce de Dieu,je viendrai!

Ton frère affectueux Botros

Étrange ! Étrange que cette lettre s'achèveainsi, comme en accéléré ! Commencée sur leshauteurs morales de ce que devrait être la con-duite d'un homme d'honneur, elle glisse subite-ment, dans les dernières lignes, vers une capitula-tion à peine déguisée. Ce n'est plus le grand frèreraisonneur qui explique au plus jeune pourquoi ilne peut pas répondre tout de suite à son invitationpressante, c'est un Botros soudain fébrile quihurle presque, et supplie : « Dépêche-toi dem'envoyer cette procuration, et dans trois mois jesuis à Cuba ! »

En quoi une procuration pouvait-elle modi-fier ce qu'il venait juste d'exposer sur ses obliga-tions envers leur mère, leurs frères et sœurs, leurs

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terres, leurs maisons - et envers le collège où ilenseignait? On ne voit guère. Ce que trahit cedernier paragraphe, c'est que sous le masque del'adulte sage se cachait un jeune homme désem-paré. Qui aurait voulu partir; qui enviait Gebrayeld'être parti; mais qui n'osait franchir le pas. Et quise ligotait avec toute sorte d'arguments morauxpour justifier son indécision.

Entre les deux frères, s'il y avait une grande af-fection, il y avait aussi, clairement, une profondedissemblance. Moins dans les opinions,d'ailleurs, que dans les tempéraments, et aussidans les trajectoires, sans que je me sente capablede dire si ce sont leurs routes qui ont déterminéleurs caractères, ou bien leurs caractères qui ontdéterminé leurs routes — un peu de chaque, for-cément. Aucun des deux ne se faisait d'illusionssur ce que la terre des origines, dans l'état où ellese trouvait, lui réservait comme avenir. MaisGebrayel avait une âme de conquérant, il voulaitfendre le monde pour s'y tailler une place ; alorsque Botros n'avait pas encore désespéré de voir

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ses compatriotes se métamorphoser par le miraclede la connaissance; quoi qu'il en dise, il avait uneâme de pédagogue, dont jamais il ne saura sedépêtrer...

Pourtant, au moment où il écrivait cettelettre, mon grand-père semblait tenté par la voiequ'avait empruntée son frère. Il est probable quele respecté professeur se gardait bien de clamertrop haut « à quel point il détestait l'enseignement», mais il est clair qu'il était sur le point de bas-culer d'une vie à l'autre, d'un rivage à l'autre.

Ce que confirme ce courrier qu'il adressa enoctobre 1900 à un notable de Zahleh dont le nomn'a pas été conservé. Cette personne lui avait ap-paremment écrit pour lui demander s'il était vraiqu'il ne serait plus au Collège oriental pour lanouvelle année scolaire, et pour le prier instam-ment de reconsidérer cette décision; Botrosrétorqua :

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En réponse à votre question, dictée par votrepréoccupation paternelle à mon égard je doismalheureusement vous confirmer que j'ai priscongé du révérend père supérieur, ayant décidéde quitter l'univers de l'enseignement pour melancer dans une activité différente, soit enÉgypte, soit dans les contrées américaines. Jevais d'ailleurs partir en voyage très bientôt, siDieu me facilite les choses. Peut-être n'approuvez-vous pas ma décision, mais si nousavions l'occasion de nous rencontrer et qu'ilm'était possible de vous exposer les raisons quim'y poussent, je suis sûr que vousm'approuveriez, et que vous seriez mon meilleuravocat auprès des responsables de l'école qui necessent de faire pression sur moi pour me fairechanger d'avis. Ils se montrent si aimables que jedevrais, pour les remercier, revenir à l'école etmême y enseigner gratuitement! Mais ma dé-cision est prise, et je compte sur votre appui etvotre compréhension qui ne m'ont jamais faitdéfaut...

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Botros ne s'étend pas sur ces « raisons » im-périeuses qui l'avaient fait renoncer au sacerdocede l'enseignement pour renouer avec la vieilletentation de l'émigration. Une chose, toutefois,paraît évidente : s'il s'apprêtait à partir, ce n'étaitpas pour porter secours à Gebrayel comme on l'atoujours cru chez les miens. S'adressant, danscette dernière lettre, à un personnage qu'ilsemblait respecter au plus haut point, il aurait pu,si c'était vraiment le cas, arguer d'une urgence fa-miliale — un frère dans la détresse! - pour justifi-er son abandon du collège. Il n'en fait rien, metplutôt en avant ses propres choix de carrière et,s'agissant de sa destination, il cite d'abordl'Égypte, puis « les contrées américaines », ex-pression des plus vagues. Rien dans ses proposne révèle la moindre urgence à rejoindre spéci-fiquement La Havane; il avait seulement hâte des'en aller.

Pourtant, dans la famille, on n'en démordpas. Je me suis fait un devoir d'obtenir la réactionde mon oncle, le propre fils de Botros, son fils

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aîné, qui a aujourd'hui quatre-vingt-dix ans et viten Nouvelle-Angleterre. Sa réponse sur ce pointfut sans ambiguïté :

Les derniers temps avant son départ, mon pèrerecevait de Cuba des lettres aux coins brûlés,signe de grand danger et d'extrême urgence.Alors il n'a plus hésité, il a pris le bateau. J'ai en-tendu cela de sa propre bouche...

J'en pris acte, et me gardai bien de révéler àl'oncle lointain que je venais tout juste de dé-couvrir, dans l'un des nombreux cahiers laisséspar son père, ces quelques vers, composés à lamême période :

J'ai reçu de l'être aimé un cadeau

Qui m'a rappelé combien ses mains étaientgénéreuses.

J'ai porté le cadeau à mes lèvres

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Parce que ses mains l'avaient touché.

Sans doute est-il précieux, le cadeau del'être aimé

Mais je lui avais moi-même offert

Ce que je possède de plus précieux,

Mon cœur...

Mon futur grand-père note, en marge deces vers, qu'il les a écrits « à l'occasion de la ré-ception d'un cadeau envoyé par un ami qui setrouve dans les contrées américaines ». « Un »ami ? Le terme employé dans ce poème, « l'êtreaimé », « al-habib », est volontairement ambigu— une ambiguïté fort habituelle dans toute la lit-térature arabe, où il est quasiment grossierd'employer des adjectifs ou des pronoms fémin-ins pour évoquer la femme qu'on courtise. Dansle cas présent, l'ambiguïté est mince, il ne faitaucun doute que cet « ami » est en fait une dame.

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Pour deux raisons au moins. La première, c'estque le comportement décrit par le poète est, detoute évidence, celui d'un amoureux. La seconde,c'est que « l'ami » en question n'est pas nommé,ce qui ne serait pas compréhensible de la part deBotros s'il s'agissait simplement d'un cousin, d'unneveu, ou d'un ancien condisciple; mon grand-père était, en effet, toujours minutieux, et prenaitsoin de noter dans ses cahiers les circonstancesprécises de chaque récit qu'il rapportait, dechaque vers qu'il composait. Pourquoi aurait-ilomis de nommer une personne dont il avait reçuun tel cadeau, et dont il parlait en ces termes af-fectueux ? A l'inverse, on comprend aisément,surtout dans le contexte de l'époque, qu'il se soitinterdit de consigner par écrit le nom d'unefemme qu'il a aimée.

Je ne veux pas tirer de ces quelques vers desconclusions abusives. Tout au plus m'amènent-ilsà observer que les raisons qui avaient poussé monaïeul à partir pour les Amériques devaient êtremultiples ; il avait déjà, dans le Nouveau Monde,

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de nombreux cousins et amis; probablement aussiune amie plus chère que d'autres, et qu'il avaithâte de revoir; ainsi que, bien entendu, ce frèrequi, depuis quelques années déjà, le conjurait devenir le rejoindre à Cuba.

Nul doute que, sans la ténacité de Gebrayel,Botros aurait continué à hésiter, longtemps en-core; cela, je veux bien l'admettre. Mais il estclair que la légende familiale ne dit pas toute lavérité : non, mon grand-père n'avait pas traversél'Atlantique pour aller sauver un frère dans ladétresse, il avait pris la mer parce qu'il était lui-même dans la détresse, que le pays des originesne lui apportait que des déceptions, et qu'il étaitfortement tenté d'aller respirer ailleurs.

Et s'il faut encore un témoignage pour con-firmer cette impression, je citerai ces autres versqu'il adressa, en cette même année 1900, à uncousin très cher prénommé Salim et qui venait des'établir à New York :

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Mon cœur se trouve déjà dans le pays où tu tetrouves, Mes yeux sont constamment tournés versces rivages lointains. Il fut un temps où je voyaisen Zahleh un paradis A présent sa terre meparaît exiguë, Je déteste la vie que j'y mène, et jedéteste l'enseignement. Quelquefois je me senssur le point de partir en courant, Comme si jefuyais, honteux, vaincu...

Curieusement, je ne trouve dans lescentaines de pages qui portent l'écriture de mongrand-père aucune mention de son séjour à LaHavane. Pas même une allusion, une anecdote,deux vers de circonstance. J'ai beau parcourir seslettres, ses cahiers, et même les innombrablesfeuilles volantes, pas un bout de phrase ne vientconfirmer avec certitude que Botros ait jamaisposé les pieds à Cuba.

J'aurais été forcé de me contenter des lé-gendes orales s'il n'y avait eu, pour cet épisode,un autre témoin : Gebrayel lui-même! Il ne semontre, lui non plus, pas très prolixe; mais son

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silence est, disons, plus poreux que celui de sonfrère. Dans les lettres adressées à mon grand-pèrebien des années plus tard, celles que ma mèrem'avait rapportées du Liban, et que j'avais luesavant tous les autres documents familiaux, mongrand-oncle cubain fait référence, deux ou troisfois, à ce voyage. Pour être indirectes et allus-ives, ces mentions n'en sont pas moins éclair-antes. Il écrit, par exemple, juste avant de con-clure l'une des lettres :

J'ai hâte de te serrer dans mes bras sur lapasserelle du bateau! J'espère que cela seproduira bientôt, et je peux te promettre que,cette fois, tu n'iras pas à la Quarantaine et tun'auras pas affaire à la Seguridad. Et si je n'étaispas accaparé par les soucis du nouveau magasin,je serais parti avec toute ma famille pour te ret-rouver à mi-chemin...

Ainsi, Botros aurait eu de mauvaises sur-prises au moment de débarquer à La Havane!Emmené avec la foule des immigrants - sans

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doute sur une charrette à bétail comme cela sefaisait alors - jusqu'au lointain faubourg de CasaBlanca pour être enfermé au quartier sanitaire, ils'y serait morfondu, sinon pendant les quarantejours réglementaires, du moins pour une semaineou deux; auparavant, il aurait été soumis, de lapart de la Sûreté, à une humiliante fouille aucorps ; nul doute qu'il avait dû maudire l'instantoù il s'était laissé convaincre de quitter son braveCollège oriental de Zahleh.

Et ce ne fut pas l'unique désillusion. Dans lamême lettre de Gebrayel, alors que ce dernier in-siste encore et encore auprès de son frère pourqu'il vienne - ou plutôt revienne - à Cuba, il luiprécise, entre parenthèses :

... (grâce à Dieu nous avons maintenant unemaison où nous pourrons vivre ensemble commetous les gens respectables au lieu de dormir augrenier comme avant)...

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A la lecture de ces lignes, j'ai l'impressionde comprendre un peu mieux comment les chosess'étaient passées du point de vue de mon grand-père : il avait dû coucher à son arrivée dans undispensaire miteux; ensuite, et durant tout son sé-jour, dans un misérable grenier! Lui, le dandyhautain qui mettait toujours un soin infini às'habiller différemment de tous les autres, avecses longues capes noires qui voletaient derrièrelui sur les chemins comme des ailes; lui, le pro-fesseur, le poète, le dramaturge applaudi, le lettrévénérable et sourcilleux - se retrouver ainsi traitécomme du bétail humain !

Dans ces conditions, il n'avait pas dû resterlongtemps à La Havane, il n'avait pas dû dormirde très nombreuses nuits dans ce grenier sur-plombant la boutique de son frère. Sans douten'était-il pas fait pour émigrer, après tout...L'émigrant doit être prêt à avaler chaque jour saration de vexations, il doit accepter que la vie letutoie, qu'elle lui tapote sur l'épaule et sur leventre avec une familiarité excessive. Parti à dix-

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huit ans, Gebrayel pouvait s'y plier; se laisserhumilier quelque temps était pour lui une ruse deguerre, ou un rite de passage. Pas pour Botros,adulte à l'âme déjà amidonnée.

Mon grand-père n'avait pas dû tarder à tirerde sa mésaventure les conséquences quis'imposaient : quitter La Havane, oublier cet épis-ode au plus vite, et se recoudre une respectabilitéintacte par le truchement d'une pieuse légende :son frère l'avait appelé au secours, il était partipour Cuba, il l'avait tiré d'affaire, il était rentréchez lui, mission accomplie; au passage, il avaitappris l'espagnol... Personne, dans la famille,n'entendra jamais une autre version que celle-là.

En a-t-il voulu à son frère pour cettemésaventure? Ceux qui sont encore en vie n'ensavent rien. Mais quand je repense maintenant aurécit que j'ai toujours entendu, il me semble qu'ilconstitue, d'une certaine manière, un règlementde comptes. Pas des plus féroces, j'en conviens,mais un règlement de comptes quand même !

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Car enfin, quelle image cette légendefamiliale donne-t-elle de Gebrayel? Celle d'unjeune homme turbulent, qui se serait retrouvé, enraison de ses frasques, soit en prison, soit sur lepoint d'y être jeté, et qui, sans la sagesse, la solli-citude, et l'intelligence de mon grand-père, nes'en serait jamais sorti ! Manifestement, la véritéest autre : voyant que ses affaires commençaientà connaître une certaine expansion, et craignantde ne plus pouvoir s'en occuper convenablement,Gebrayel avait cherché à faire venir auprès de luila personne en qui il avait le plus confiance :Botros. Celui-ci était parti, lui avait probablementdonné un coup de main, mais n'avait pas supportéles conditions de vie que son frère lui imposait —comme à lui-même, d'ailleurs —, et dont il avaitsans doute omis de lui parler franchement dansses lettres; peut-être y avait-il eu également destensions entre un jeune homme de vingt-cinq ans,fonceur, agressif, téméraire, et son aîné, plus cir-conspect, mais certainement un peu susceptible,et ne supportant pas de se retrouver sous les

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ordres de son cadet. D'où la légende com-pensatrice forgée par mon grand-père à son re-tour... D'où, aussi, le mutisme de ses archives.

Je ne peux évidemment exclure que descahiers ou des lettres se rapportant à l'épisodecubain aient été conservés par Botros, et qu'ils sesoient perdus avant de parvenir jusqu'à moi. Cetteéventualité me paraît, toutefois, improbable. Biensûr, de nombreux documents ont dû s'égarer aucours du dernier siècle, je ne me fais pasd'illusions là-dessus, le passé des miens ne m'apas été transmis tout entier dans les archives.Seulement, pour m'être plongé pendant des moisdans ce fouillis, j'ai maintenant l'intime convic-tion que l'épisode cubain n'a pas disparu parsimple malchance. Plusieurs cahiers, surtout ceuxdes dernières années de mon aïeul, évoquent desévénements, des anecdotes, se rapportant à diverslieux et à diverses périodes de sa vie, et il est sur-prenant que pas un seul ne se situe à La Havane.

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Je suis bien obligé d'en conclure que le voy-age de Botros à Cuba, qui est resté dans la mém-oire de ses descendants comme un exploit myth-ique, n'avait été pour lui qu'une regrettablemésaventure.

Fort heureusement pour mon grand-père, LaHavane n'avait été qu'une étape dans la tournéequ'il effectua dans « les contrées américaines »,et dont il reste, cette fois, des traces palpables.Par exemple, cette carte de visite bilingue, « Bo-tros M. » en arabe, « Peter M. » en anglais, avecsa qualité, « Professeur de rhétorique arabe et demathématiques au Collège Oriental » ; pour ad-resse, simplement « Zahleh (Liban) ». Au verso,une phrase écrite à la main : « Traveling atpresent in the United States », « En voyage ac-tuellement aux États-Unis ».

Dès le premier « débroussaillage » des doc-uments familiaux, j'avais remarqué cette discrètecarte à peine jaunie, et je l'avais placée dans unepochette transparente de peur qu'elle ne se perde.

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En revanche, je n'avais absolument pas prêté at-tention à ce carnet allongé et très mince, si bienconservé qu'il donnait l'illusion d'être un réper-toire téléphonique récent oublié au milieu desreliques.

C'est en le retrouvant quelques semainesplus tard que je remarquai, sur le cuir marronclair de la couverture, ces mots calligraphiés encaractères gothiques par une main cérémonieuse :

United States Mortgage & Trust Company in ac-count with Peter M.M...

Il s'agit d'un livret d'épargne, ouvert le 21avril 1904 dans une banque new-yorkaise, sise40, Nassau Street - non loin de Wall Street.Somme déposée, 1 000 dollars ; intérêts accu-mulés, 14 dollars et 29 cents...

D'après ce document, le compte de « PeterM. » fut soldé sept mois plus tard, si bien quel'ensemble des opérations tient sur une seule

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page. En feuilletant, par acquit de conscience, lespages blanches qui restent, je suis tombé sur untexte en arabe commençant par ces lignes :

Brouillon

de certaines choses que j'ai écrites à New Yorken 1904, recopiées des papiers qui étaient dansmes poches à bord du vapeur nommé « New York» le 24 novembre 1904 au milieu de l'OcéanAtlantique.

Suivent trente-quatre pages en écriture ser-rée, d'une calligraphie peu soignée, où sont con-signés des poèmes, des anecdotes et des réflex-ions se rapportant à ce séjour new-yorkais.Désormais je savais où et quand s'était terminé levoyage américain de mon grand-père, et je pouv-ais essayer de deviner l'état d'esprit qui était le si-en à ce moment de sa vie.

Ce que suggère la lecture de ce livretd'épargne transformé en vide-poches, ou en vide-

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mémoire, c'est que Botros s'était dépêchéd'oublier et de faire oublier ce qu'il avait écritnoir sur blanc dans ses lettres - à son frère, à sescousins, à ses amis - au cours de la période quiavait précédé son voyage, à savoir qu'il détestaitl'enseignement, qu'il trouvait la terre des origines« étroite », et qu'il avait résolu d'émigrer « enÉgypte ou dans les contrées américaines ». Laposture qu'il adopte dans ses notes new-yorkaisesn'est pas celle d'un nouvel arrivant à la recherched'un emploi, mais celle d'un invité de marque,d'une personnalité éminente venue du Vieux-Pays pour « inspecter » avec un sourire désin-volte les merveilles de l'Amérique et les misèresde la diaspora.

Ainsi, on l'emmène visiter une fabrique decigarettes, puis on lui fait cadeau d'une caisse en-tière pour l'inciter à composer des slogans publi-citaires - exercice qui semble l'amuser, puisqu'ils'y adonne avec zèle, alignant dans son carnetune dizaine de slogans possibles, en vers commeen prose, parmi lesquels :

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Pourquoi tant de gens émigrent-ils enAmérique?

Parce que c'est là qu’on fabrique les cigarettesParsons!

Ou bien

Oui, c'est vrai, j'avais décidé d'arrêter defumer. Mais c'était avant qu'on me fasse découv-rir les cigarettes Parsons!

Ou encore

Aux gens pour lesquels le tabac s'avérait nuis-ible, le regretté Cornélius Van Dyck demandaitqu 'ils se limitent à trois cigarettes par jour. S'ilavait connu les cigarettes Parsons, il leur auraitpermis d'aller jusqu'à trente-trois!

Le missionnaire américain, fondateur de l'écoled'Abey, devait être une célébrité à l'époque, dumoins parmi les émigrés levantins, puisque

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Botros n'éprouve pas le besoin de le présenter.D'ailleurs, dans mon enfance, j'entendais con-stamment parler de lui, ma grand-mère le citait,et mon père aussi quelquefois, qui n'avait pu leconnaître puisque le pasteur était mort en 1902.C'est tardivement que j'ai découvert qu'en dehorsdu milieu où j'ai grandi, Van Dyck était quasi-ment inconnu; aujourd'hui encore, je ne puism'empêcher d'éprouver comme une absurde fiertéquand je vois son nom mentionné dans quelquelivre sur les orientalistes...

Mon grand-père semble avoir passé à NewYork un moment des plus agréables. A chaquepage de son carnet, il évoque les cadeaux qu'onlui offrait, les amis d'enfance qu'il retrouvait, lesbanquets qu'on donnait en son honneur, et aucours desquels il improvisait des vers, aussitôtpubliés dans les nombreux journaux de langue ar-abe qui paraissaient alors aux États-Unis.

On le faisait également réagir aux grandsévénements du moment, tel le conflit qui venait

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d'éclater entre le Japon et la Russie, et qui lui in-spira un long poème simplement intitulé « A pro-pos de la guerre » :

Ne sommes-nous pas, gens du XX' siècle, toujoursà critiquer ceux qui sont venus avant nous ?

Toujours à nous enorgueillir de ce que nousavons inventé, et qui n 'existaitpas du temps desanciens ?

Notre chirurgie nous permet de guérir un organemalade, alors nous nous vantons

D'avoir soulagé la souffrance d'un homme, puis,avec nos canons, nous fauchons les hommes parmilliers!

A quoi bon promouvoir la science et l'instruction,si c'est juste un moyen pour nous préparer à laguerre?

Et un peu plus loin :

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La guerre est agression et pillage, elle est de-struction et carnage,

Mais c'est un crime que Ton pardonne aux rois,alors qu'on le fait payer aux enfants.

Je dois à la vérité de dire que dans ce poèmede 1904, qui occupe trois bonnes pages de soncarnet, mon grand-père ne se contente pas demaudire toutes les guerres, les souffrancesqu'elles causent, et nos hypocrisies. S'agissant duconflit en cours, il ne renvoie pas les belligérantsdos à dos, il choisit nettement son camp : avec lesRusses, et contre les Japonais. A ses yeux, cesderniers étaient clairement les agresseurs. Ildéveloppe toute une argumentation à l'appui desa thèse, invoque le droit des peuples, cite des in-cidents précis, liés à des noms de lieux que sescontemporains devaient connaître...

Pour être honnête, je ne pense pas que cesoit là la vraie raison de son choix. La vraie rais-on, il n'en dit rien, mais je la connais. Oui,

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comme tous les enfants de ma Montagne, je laconnais ; sans la moindre preuve tangible, etpourtant avec certitude. J'imagine que mes ex-plications levantines ne seront pas spontanémentintelligibles pour ceux qui ont grandi au seind'une autre civilisation que la mienne ; je vaisquand même m'y atteler, peut-être aiderai-je ainsià mieux décoder le monde compliqué d'où jeviens.

Voici. Autrefois, notre famille entière ap-partenait à la communauté chrétienne orthodoxe,comme la grande majorité des Grecs, desArméniens, des Serbes... et aussi, bien entendu,des Russes, les plus nombreux. Puis nous eûmesnotre propre schisme. Il n'y a pas si longtemps,probablement à l'époque du père de Tannous, outout au plus du temps de son grand-père, c'est-à-dire dans les dernières années du XVIir siècle oules toutes premières du XIXe. Une partie desnôtres, pour des raisons obscures, décida un jourde se rallier à l'Église romaine, et de reconnaître

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l'autorité du pape. La chose ne se passa pas sansheurts. Dans chaque maison, il y eut des débats,des brouilles, des bagarres.

Il y eut même un meurtre célèbre. Un patri-arche fut assassin é, à l'entrée du village, par unhomme de notre famille qu'on surnommait Abou-Kichk; ce dernier s'enfuit à Chypre avant d'enêtre ramené par la ruse, pour être pendu. L'unedes explications de son crime est passionnelle;c'est celle que retiennent les conteurs. Mais leshistoriens sérieux en connaissent une autre, etelle est religieuse : le patriarche était catholique,et il venait encourager les fidèles à se séparer del'Église orthodoxe, à laquelle appartenait lemeurtrier. Ce dernier aurait donc voulu, par sonacte, mettre fin à ce prosélytisme.

Quoi qu'il en soit, la déchirure fut profonde,et aujourd'hui encore, notre famille est partagéeen deux; et même en trois, si l'on ajoute la petitecommunauté protestante.

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A présent, la plaie est, dans l'ensemble, ci-catrisée. Mais au début du XXe siècle, elle étaitencore douloureuse. Botros, catholique de nais-sance mais profondément méfiant à l'égard desquerelles religieuses, s'efforçait, chaque fois qu'ilen avait l'occasion, de montrer qu'il était au-des-sus de ces disputes.

J'en reviens maintenant à la guerre russo-ja-ponaise de 1904-1905. Son effet avait dépassé detrès loin l'enjeu territorial ou l'ampleur des com-bats. Le cataclysme était dans les esprits, quiavaient dû réviser brutalement leur perception dumonde. On venait de découvrir avec stupéfactionqu'une nation orientale, dotée d'armes modernes,pouvait triompher d'une puissance européenne.Les conséquences furent planétaires, et, à l'aunede l'Histoire, quasiment immédiates. En moins dedix ans, les Empires russe, perse, ottoman etchinois connurent des bouleversements dont ilsne devaient plus se remettre; avant que la Grande

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Guerre ne vienne balayer ce qui restait du mondeancien.

Dans mon village, cependant, les événe-ments n'étaient pas interprétés comme dans lereste du monde. Les gens ne pouvaients'empêcher de réagir, spontanément, en fonctionde leurs affinités religieuses. Ainsi, la branche or-thodoxe de la famille était farouchement pro-russe; et, par opposition « mécanique », labranche catholique souhaitait la défaite du tsar, etdonc la victoire du mikado.

En proclamant, lui, Botros, qui était issud'une famille catholique, son soutien pour la na-tion orthodoxe, en affirmant que les Russesétaient dans leur droit, il « enjambait », d'une cer-taine manière, la frontière communautaire — uneattitude œcuménique, réconciliatrice, au sein desa parenté. Son message à ses cousins était qu'ilfallait juger les événements à la lumière des prin-cipes universels, et non en fonction de leurs pro-pres appartenances.

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S'il suivait les péripéties de la guerre russo-japonaise avec passion comme beaucoup de sescontemporains, Botros ne se privait pasd'aborder, au cours de ses soirées new-yorkaises,des thèmes plus guillerets, comme dans cepoème, où il raille les exploits imaginaires d'unchasseur vantard :

Youssef menace les oiseaux de son arme,

Mais ils sont sains et saufs, les oiseaux,

Ils n 'ont aucune inquiétude à se faire,

On observe même qu'ils vivent pluslongtemps,

Depuis que Youssef pratique la chasse.

Les plombs de son fusil sont doux

Comme des raisins de Corinthe...

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Est-ce lui qui s'entraîne à ne jamaisblesser

Ces faibles créatures? Ou est-ce son gibi-er qui porte

Autour du cou, les reliques de la SainteCroix?

En reproduisant le texte de ce poème, Bo-tros, par correction, s'est bien gardé de dire quelYoussef il moquait de la sorte. Mais il se fait quele cousin chez lequel il résidait à New York seprénommait justement Youssef. Il avait le mêmeâge que lui, et exerçait la profession de dentistetout en détenant des parts dans une entreprise depresse fondée avec d'autres cousins. Il semblequ'ils aient tous insisté auprès du visiteur pourqu'il prolongeât son séjour, — et peut-être aussipour qu'il devînt leur associé - mais il refusa.Pour lui, la messe était dite. Son voyage auxAmériques ne devait être dans sa vie qu'une par-enthèse, le temps était venu de la refermer

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dignement, et de s'en retourner chez lui la têtehaute.

A la veille de son départ, il convia audomicile de son cousin les éditeurs des journauxnew-yorkais de langue arabe, qui, à l'en croire,passaient leur temps à se quereller, et qu'ils'efforça de réconcilier. Étaient égalementprésents des émigrés lettrés venus de plusieurspays d'Orient. Il prononça devant eux un discoursenthousiaste, où il prédit que la liberté de lapresse allait se développer dans les contrées duLevant, et que le nombre des lecteurs allait aug-menter, inexorablement.

Hier encore, il n'y avait pas cinq pour cent desgens de nos pays qui s'abonnaient à un journal;aujourd'hui ils sont facilement vingt pour cent, etbientôt, si le progrès se poursuit, et si lesjournaux ne déçoivent pas, on trouvera soixante-dix et même quatre-vingts pour cent d'abonnés;la lecture des journaux sera devenue pour les

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nôtres une activité quotidienne indispensable,comme chez les peuples les plus avancés.

Dieu sait d'où mon futur grand-père tenaitses chiffres, mais ils étaient manifestement op-timistes; et ses prévisions plus optimistes encore.Cela dit, l'intention était indiscutablementlouable...

Pour terminer son discours, il exprima àl'intention des émigrés une ultime exhortation av-ant de reprendre le bateau :

Vous avez raison de critiquer les dirigeants denos pays, mais ne vous bornez pas à cela; si lesdirigeants sont corrompus, c'est parce que lapopulation l'est tout autant. Les dirigeants nesont que l'émanation de cette pourriture général-isée. C'est par la racine qu'il faut guérir l'arbre.A cette tâche doivent se consacrer ceux quis'expriment dans les journaux et dans les livres,comme ceux qui parlent aux tribunes.

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Pour ma part, c'est précisément à cette missionque je me consacrerai désormais, de toutes mesforces, et jusqu'à la fin de ma vie, avec l'aide deDieu!

Sans doute y avait-il, dans les propos de Botros,un brin de rhétorique, et le désir, fort com-préhensible, de sortir par la grande porte d'uneaventure qu'il avait commencée dansl'humiliation. Mais ce n'étaient pas des paroles enl'air. A ses combats donquichottesques - changerles hommes, terrasser l'ignorance, réveiller lespeuples d'Orient -, il se consacrera en effetjusqu'à la fin de sa vie; eux aussi lui apporterontleur lot de désillusions et d'humiliations, au pointde lui faire regretter de n'être pas parti quand ilpouvait le faire. Je suis persuadé que, plus tarddans sa vie, aux moments les plus pénibles, il al-lait se remémorer avec une immense nostalgieson séjour dans « les contrées américaines ».

Sans, pour autant, oser renouvelerl'expérience, s'étant lui-même ligoté les ailes par

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le « discours officiel » qu'il avait bâti dès son re-tour : Jamais il n'avait été question pour luid'émigrer ! Jamais il n'aurait abandonné sa fa-mille, ses élèves, son pays, pour aller faire sa vieailleurs! Non, pas lui! Il n'avait traversél'Atlantique que pour tirer son frère d'un mauvaispas; comme il se trouvait dans les parages, il enavait profité pour effectuer une tournée auxÉtats-Unis ; puis il était rentré au pays pours'attaquer aux immenses tâches qui lui incom-baient! Tous ses proches avaient adopté cette ver-sion des faits, et il aurait perdu la face s'il avaitreparlé de s'expatrier.

Il a fallu que je retrouve ses papiers intimespour découvrir qu'il avait nourri dans sa jeunessebien d'autres tentations.

Lumières

Grâce au livret d'épargne de mon grand-père, j'avais désormais une idée précise des datesde son séjour aux États-Unis. S'il avait ouvert un

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compte le 21 avril 1904, il avait dû arriver peu detemps auparavant. Ce que confirmera une recher-che effectuée tardivement dans les archivesd'Ellis Island : un dénommé « Peter M. » avait bi-en débarqué à New York le 18 avril, en proven-ance de La Havane, à bord d'un paquebot nomméVigilancia.

Dans sa réponse au questionnaire du « Un-ited States Immigration Officer », il se disait «commerçant » plutôt que professeur, sans douteparce qu'il venait de travailler dans l'entreprisecubaine de son frère.

Age? : « 36ans » Pays d'origine? : « Turquie »Race ou peuple? : « Syrien » Capable de lire? : «Oui » Capable d'écrire? : « Oui » Destination fi-nale? : « New York »

Possède-t-il un billet pour y aller? (Sans douteune question qui s'adressait à ceux quicomptaient poursuivre leur chemin vers d'autresvilles des États-Unis, mais l'arrivant avait

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répondu docilement) : « Oui » Par qui son billeta-t-il été payé? : « Lui-même »

A comparer le formulaire de 1904 à celuiqu'avait rempli Gebrayel en 1895, on est bien ob-ligé de constater qu'il s'était singulièrement étoffé!

Possède-t-il 50 $, ou, s'il ne les a pas, combiena-t-il exactement en sa possession ? Réponsehautaine de Botros : « 500 dollars »

Est-il déjà venu aux États-Unis ? Si c'est lecas, préciser où et quand. « Oui, en septembre1902 »

Vient-il rejoindre un parent ou un ami ? Sic'est le cas, préciser le nom de la personne et sonadresse. Botros a simplement écrit : * HôtelAmerica, N.Y. »

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A-t-il déjà séjourné dans une prison, dans unsanatorium, dans un asile d'aliénés... ? « Non,non, non » Est-il polygame ? « Non » Anarchiste? « Non » Difforme ou estropié? « Non, non »

Si cette débauche de détails ne m'apprendpas grand-chose, et ne suscite chez moi que lehaussement d'épaules qu'elle avait dû susciterchez mon aïeul, je ne suis pas mécontent depouvoir enfin situer dans le temps les différentesétapes de son voyage dans « les contrées améri-caines » — à Cuba, de septembre 1902, ou unpeu après, jusqu'en avril 1904; et aux États-Unisjusqu'en novembre. Pour le reste, je veux direpour la période qui précède et pour celle qui suit,la datation ne peut se faire qu'en négatif : vu qu'iln'existe dans les archives, à l'exception du livretd'épargne new-yorkais, aucun document remont-ant aux années 1901-1905, il est raisonnable deprésumer que Botros demeura hors du pays toutau long de cette période de cinq ans; qu'il visitaprobablement l'Égypte à l'aller, comme il en avait

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exprimé l'intention; et qu'au retour il s'arrêtabrièvement en France ou en Angleterre. Mais cene sont là que des suppositions, lui-même n'en ditrien.

Ce qui est, en revanche, étayé par sa corres-pondance, c'est qu'il retourna de sa longuetournée avec des rêves dans les yeux et desidéaux plein la tête. Plus que jamais, il voulaitchanger le monde, ou, ce qui revient au même,changer l'Orient. En témoigne la lettre qui suit,datée du 18 mars 1906. La signature del'expéditeur et son village de résidence indiquentqu'il appartenait à une grande famille druze de laMontagne, les Hamadeh; il semble avoir eu unelongue conversation avec mon grand-père peu detemps auparavant dans un des rares lieux publicsdu Beyrouth de l'époque :

Je ne cesse de repenser à cette soirée sur laterrasse de l'Étoile d'Orient. Il faisait nuit noire,et ce que nous disions avait justement pour final-ité de dissiper les ténèbres et de répandre la

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lumière; ce qui ne pourra arriver que si des êtressemblables à toi se rassemblaient, et unissaientleurs armes. Alors ne laisse pas l'indécisionprendre le pas sur la fermeté, parce que tu es unhomme libre, et qu'un homme libre n'accepte pasl'injustice. Engage-toi dans la seule voie pos-sible, la seule que doive suivre un homme commetoi. Je te livre ici mon sentiment le plus sincère,parce que je trouve admirable que tu sois dansde telles dispositions, et que tu veuilles resterdans ce pays...

Ce qui se dégage de cette lettre, c'estl'atmosphère des « grands soirs ». DeuxLevantins épris de liberté, épris de lumière, qui seconcertaient sur la meilleure voie à suivre pourbousculer l'ordre établi. Deux jeunes gens animéspar une ambition noble, et amoureux de la vie.J'imagine leurs visages éclairés par quelquelampe tremblante, et tout autour d'eux la ville ot-tomane qui somnolait. Ils devaient avoir le senti-ment que leurs chuchotements allaient saper lesfondements du vieux monde.

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En cela, ils étaient bien les fils de leurépoque, nourris des promesses du siècle naissant,dont certaines seraient tenues, et d'autresoubliées, ou monstrueusement travesties. Lamême année, le même soir peut-être, un peu par-tout en Orient, des milliers de lettrés jeunes oumoins jeunes « complotaient » de la sorte, dansce même espoir de « dissiper les ténèbres ». Lesuns, tel Sun Yat-Sen ou, plus tard, KemalAtaturk, deviendraient les pères refondateursd'une nation, d'autres demeureraient des combat-tants ou des rêveurs de l'ombre. Mais aucune par-celle de lumière n'est négligeable, surtout pourceux qui en ont été les lointains bénéficiaires -j'en fais partie.

Il est clair que Botros était revenu de sonlong voyage plus militant, plus combatif que ja-mais. Sans doute son ami lui reprochait-il genti-ment l'indécision qu'il avait décelée chez lui,mais il n'était pas revenu au pays la tête basse. Nimeurtri, donc, ni amer ni abattu, malgré la décep-tion cubaine.

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Cette combativité affleurait déjà dans soncarnet new-yorkais. Était-il grisé par son voyage,sa découverte de l'Amérique, l'accueil de sescousins comme de ses « amis », hommes oufemmes ? Il me semble que sa tournée aux États-Unis l'avait conforté dans ses convictions per-manentes, acquises depuis l'adolescence à l'écolede Khalil puis à celle des missionnaires, à savoirqu'il était à la fois nécessaire et possible de bâtirchez nous, au Levant, nos propres États-Unis,une fédération des différentes provinces ot-tomanes, où coexisteraient les nombreuses com-munautés, où les journaux seraient entre toutesles mains, et où ne régneraient plus la corruptionet l'arbitraire.

Mais il y avait sans doute aussi un autre fac-teur qui avait dû renforcer sa confiance en lui-même : pour la première fois de sa vie, mongrand-père ne se sentait pas désargenté. Ces milledollars placés sur son compte d'épargne luiavaient probablement bombé le torse, pour parlerfamilièrement. Si l'on voulait avoir, un siècle plus

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tard, une idée de leur valeur, il faudrait multiplierpar vingt ou par trente. Un visiteur qui sepromènerait aujourd'hui à New York en ayant àsa disposition plusieurs dizaines de milliers dedollars ne se sentirait pas à l'étroit. De plus, Bo-tros n'avait même pas eu besoin d'y toucher aucours de son séjour, il n'a retiré la somme qu'à laveille de son départ, ce qui signifie qu'il avait en-core d'autres ressources dans les poches.

D'où lui venait l'argent? De son frère, celava de soi. N'ayant pu retenir son aîné à ses côtés,Gebrayel ne l'avait certainement pas laissé re-partir fâché, les mains vides. Il l'avait rétribuégénéreusement pour le temps qu'il avait passédans son entreprise.

De la sorte, Botros avait pu poursuivre sonvoyage dans des conditions princières. Et à sonretour au pays, il devait encore posséder quelquesbeaux restes, de quoi dîner avec ses amis à la ter-rasse de l'Étoile d'Orient, et refaire le monde enfumant ses cigarettes américaines.

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Mais la griserie ne pouvait se prolonger in-définiment. Le pécule havanais ne faisait pas demon grand-père un homme riche, il ne pouvait -comme d'autres l'ont fait, à son époque - vivre desa rente en consacrant son temps à la révolutionespérée. Il lui fallait à nouveau gagner sa vie.

Fort opportunément, le Collège oriental, quine s'était jamais résigné à perdre l'un de ses meil-leurs enseignants, se dépêcha de reprendre con-tact avec lui dès son retour.

Le père supérieur a exprimé le désir de mevoir réintégrer l'école. Mais il n'est pas questionque j'y revienne si je n'ai pas un meilleur statut etun meilleur salaire. J'ai d'autres contacts àBeyrouth qui vont bientôt aboutir, et j'ai de-mandé un délai de réflexion. Il me semble quecela ferait avancer les choses si vous alliez levoir vous-même, écrit Botros à son oncle mater-nel - le frère de Soussène -, qui était alors un not-able de Zahleh. Je suis sûr que vous sauriez luiexpliquer mieux que moi quelles sont mes

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exigences, et obtenir de lui ce qui serait dansmon intérêt et dans celui des élèves. Il va sansdire que, si vous parveniez à un accord en cesens, je m'y conformerai et vous obéirai commeun fils...

La médiation de l'oncle a dû aboutir,puisqu'on retrouve Botros « directeur des étudesarabes », titre qui s'étalera fièrement en cesannées-là, dans une belle calligraphie, sur tousses cahiers.

Cette fierté peut paraître excessive à ceuxqui vivent de nos jours, en des pays où les écoless'élèvent à chaque coin de rue, où tous les enfantssont censés les fréquenter, et où les enseignantset les directeurs d'études sont innombrables. Enraison de cette banalisation, et aussi en raison decette distorsion dans l'échelle des valeurs quinous fait dédaigner les activités socialementutiles au profit des activités pécuniairement rent-ables, l'enseignement a beaucoup perdu de sonprestige.

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Du temps de mon grand-père, une tout autreattitude prévalait, et dans les milieux les plus dis-semblables. Chez les tenants de la tradition, celuiqui dispensait le savoir, prêtre, pasteur, rabbin,cheikh ou mollah, avait de l'ascendant et duprestige au sein de sa communauté; et pour ceuxqui aspiraient à la modernité et à la liberté, leprofesseur laïc - un personnage « inventé » parles temps nouveaux — était un symbole et unvecteur irremplaçable des Lumières.

Botros avait conscience de son rôle pionni-er, qu'il exerçait avec conviction, et souventmême avec solennité. Paré de son nouveau titre,il devint très vite à Zahleh un personnage omni-présent. On l'invitait constamment à prendre laparole, pour inaugurer un bâtiment, commémorerun anniversaire, ou faire l'éloge d'un visiteurprestigieux.

Ses interventions se déroulaient selon unschéma invariable. Tout d'abord, un préambuleempreint de modestie. Par exemple :

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Ceux qui m'ont précédé à cette tribune ont déjàtout dit, que pourrais-je ajouter d'utile ?

Ensuite, un long développement volontiersmilitant, volontiers moralisateur, pour stigmatiserle fanatisme, la corruption et l'obscurantisme.

Il ne manque rien à notre peuple oriental, et ilne souffre d'aucune tare, grâce à Dieu, àl'exception d'une seule, qui est l'ignorance. Lagrande majorité des gens en sont atteints, hélas,et les symptômes sont variés : les disputes et lesconflits incessants, la dissimulation et le doublelangage, la tromperie et la traîtrise, la violenceet le meurtre... Ce mal n'est pas incurable, et leremède en est même parfaitement connu : c'est lesavoir véritable.

Enfin, en guise de conclusion, quelques versdidactiques qui reprennent les mêmes idées, par-fois mot à mot, pour les fixer dans les mémoires :

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Si tu cherches ce qui ne va pas chez lespeuples d'Orient, et pourquoi ils sont tellementfustigés,

Tu découvriras qu'ils ont des qualités nom-breuses et ne souffrent que d'un seul mal :l'ignorance.

Ce mal est guérissable, mais c'est par le savoirqu'on le soigne, non par l'émigration!

Le savoir est né en Orient avant de partir pourl'Occident, et il devrait revenir chez les siens.

Dans tous ses discours, il reprend inlass-ablement ce dernier thème, avec passion, avecvéhémence, avec rage. Comme lors de la céré-monie organisée en juillet 1907 au Collège ori-ental de Zahleh pour la clôture de l'annéescolaire.

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Enfants de mon pays, il est temps de se ré-veiller, il est temps de rejeter les chaînes qui vousretiennent,

Il est temps de rattraper l'Occident, aussi hautsoit-il, et même si vous deviez y laisser la vie.

C'est vous qui aviez donné à l'Occident son sa-voir, c'est vous qui lui aviez montré la voie.

Moïse et le Christ et le Prophète de l'islamétaient des vôtres, de même qu'Avicenne et lessiens...

Abandonnez les traditions néfastes, et n'ayezpas peur de ceux qui, à tort, vous réprouveront!

Redressez la tête, portez les habits de votreépoque, et dites : il est révolu le temps desturbans!

Lorsque Botros s'en prenait aux turbans, ilétait dans le ton des révolutionnaires modernistes

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de son époque. Quelques années plus tard,Ataturk allait justement proscrire ce couvre-cheftraditionnel, à ses yeux symbole d'ignorance etd'obscurantisme, pour arborer fièrement lechapeau occidental, gage de modernité.

Sans vouloir comparer une grande figure del'Histoire à mon inconnu de grand-père, je medois de signaler, entre les deux hommes, une di-vergence : Botros, comme j'ai déjà eu l'occasionde le dire, préférait aller tête nue — ni turban ori-ental, ni chapeau à l'européenne! Ce n'était passeulement un caprice vestimentaire, ni seulementune crânerie. Dans Les Séquelles de la vanité, lapièce qu'il avait écrite peu avant son voyage auxAmériques, il faisait dire à l'un de sescompatriotes :

Nous avons constamment deux visages, l'unpour singer nos ancêtres, l'autre pour singerl'Occident.

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C'était le fond de sa pensée. Et il l'exprimaitparfois avec une ironie amère, comme dans cettetirade qu'il avait mise dans la bouche d'un autrepersonnage :

Les Orientaux ont vu que l'Occident les avaitdépassés, mais ils n'ont jamais compris pourquoic'est arrivé. Un jour, ils voient un Occidentalavec une fleur à la boutonnière. Ils se disent :c'était donc cela, la raison de leur avancement!Mettons des fleurs à nos boutonnières et nous lesrattraperons ! Une autre fois, ils les voientcoiffés avec une mèche qui tombe sur le front, etils se disent : c'était donc cela, leur secret! Et ilss'appliquent à faire tomber leurs mèchesjusqu'aux yeux... Quand compren-drez-vous qu'ily a des valeurs essentielles, et de vulgairesmodes? Il ne suffit pas de vouloir imiterl'Occident, encore faut-il savoir en quoi il mérited'être suivi, et en quoi il ne le mérite pas!

Sans doute y avait-il dans ces propos leséchos de l'enseignement des missionnaires

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presbytériens, qui avaient leurs propres récrimin-ations contre l'Occident. Pour ma part, j'y voisd'abord la révolte réfléchie d'un homme libre, quisouhaitait ardemment que les tables soientimpitoyablement renversées, mais pas den'importe quelle manière, ni surtout dansn'importe quel but.

Le chamboulement de l'Orient, que mongrand-père appelait de ses vœux, était bien plusproche qu'il ne l'imaginait.

Dans les premiers jours de juillet 1908,deux jeunes officiers ottomans, prénommésNiyazi et Enver, partirent se retrancher dans lesmontagnes de Macédoine d'où ils annoncèrentqu'ils levaient l'étendard de la révolte jusqu'à lapromulgation d'une constitution moderne. Ils ap-partenaient l'un et l'autre à une société secrète im-plantée dans la ville de Salonique, et appelée lecomité Union et Progrès; celui-ci faisait partie

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d'un mouvement d'opposition plus vaste, et dontle nom allait demeurer dans l'Histoire, celui desJeunes-Turcs.

Lorsque la mutinerie se déclencha, tout lemonde était persuadé que les deux officiers al-laient être ramenés à Constantinople enchaînésafin d'y subir un châtiment exemplaire. Mais lor-sque le sultan Abdul-Hamid dépêcha un régimentpour les soumettre, les soldats fraternisèrent avecles insurgés; et lorsqu'il ordonna à une divisiond'élite de marcher contre eux, celle-ci à son tourdécida de désobéir. En quelques jours, l'armée ot-tomane se retrouva, sinon en rébellion ouverte,du moins dans un état d'insoumission.

Incapable d'enrayer le mouvement, le monarqueen tira immédiatement les conséquences. Plutôtque d'attendre que sa capitale et son propre palaissoient submergés, il prit les insurgés de vitesse enrenvoyant lui-même son gouvernement, et en ap-pelant au pouvoir des personnalités réformistes; ilannonça également qu'il avait décidé de remettre

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en vigueur une constitution libérale élaborée autout début de son règne, trente ans plus tôt, et quiavait été suspendue depuis ; les libertés fonda-mentales seraient désormais respectées, la cen-sure serait abolie, et des élections libres seraientorganisées.

Dans la plupart des provinces, ce futl'explosion de joie. A Salonique, qui avait étél'une des premières villes à tomber aux mains desrévolutionnaires, Niyazi et Enver furent accueillisen héros, et ce dernier — un jeune homme devingt-sept ans! - proclama du haut d'une tribune,devant la foule en liesse, que désormais il n'yaurait plus dans l'Empire ni musulmans ni juifs,ni Grecs ni Bulgares, ni Roumains ni Serbes, «car nous sommes tous frères, et sous le même ho-rizon bleu nous nous glorifions d'être tousOttomans ».

Si Botros se réjouit de ces bouleversements,il manifesta d'emblée son inquiétude. Invité àprendre la parole lors d'une grande réunion

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publique organisée à Zahleh, il commença parféliciter « nos vaillants soldats qui ont mis leursang au service de la liberté »; mais pour adress-er aussitôt à ses compatriotes cette mise en garde:

Vous n'êtes pas sans savoir que, depuislongtemps, les peuples de la terre nous regardentavec dédain et mépris. Ils nous considèrentcomme des êtres velléitaires, dénués de principesmoraux. Ils mettent en parallèle leur avancementet notre retard, leur gloire et notre humiliation,leur développement et notre décadence. Plusgénéralement, ils tiennent, au sujet de notre im-puissance, des propos qui font mal à entendre.Lorsque nous devions répondre à ces attaques,nous nous cachions derrière la tyrannie pourdire aux autres peuples, et à nous-mêmes : « Quevoulez-vous que nous fassions sous un telrégime? »

Aujourd'hui, nous n'avons plus cette excuse. Etj'ai le sentiment que le monde entier a les yeux

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braqués sur nous, et qu'il se dit : « Le peuple ot-toman n'est plus enchaîné, le prétexte qu'il in-voquait pour excuser son retard est désormaisbalayé, voyons ce qu'il va faire!» Eh bien, si uncertain temps s'écoulait sans que nous ayons rat-trapé les peuples avancés, ceux-ci ne nous regar-deront même plus comme des êtres humains! Ilsseront persuadés que nous n 'avons été créés quepour l'humiliation et la soumission, et ils se pré-cipiteront sur nos biens et sur nos intérêts pourles dévorer...

Étrange que Botros se montrât aussi préoc-cupé, alors que la révolution n'en était encorequ'à ses premiers balbutiements. Sans doute était-ce lié à sa vision de la société de son temps, vis-ion dont je me suis déjà fait l'écho, et selonlaquelle «si les dirigeants sont corrompus, c'estparce que la population l'est tout autant»... Maisil y avait une autre raison, plus immédiate : desévénements très graves se déroulaient déjà, quine présageaient rien de bon.

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En effet, si le monarque s'était plié, en habilepoliticien, aux exigences de ses ennemis triom-phants, il avait commencé, en sous-main, à battrele rappel de tous ceux que les bouleversementsinquiétaient. Dans les milieux traditionalistes, lesagents du sultan-calife n'eurent aucun mal àrépandre l'idée que ces révolutionnaires étaientdes athées et des infidèles qui cherchaient à saperles fondements de la foi afin de les remplacer pardes innovations diaboliques importéesd'Occident. Pour s'en convaincre, leur disaient-ils, il suffit d'observer les femmes! Elless'habillaient jusqu'ici avec pudeur, et voilàqu'elles se mettent à parcourir les rues le visageoffert, et à manifester en vociférant comme leshommes... Il a fallu que le calife publie un firmanspécial pour les rappeler à l'ordre !

D'ailleurs, susurraient les envoyés du mon-arque, regardez qui a applaudi ce mouvementdepuis le premier jour : des Arméniens, des chré-tiens de Syrie, des Grecs, et puis, évidemment,les gens de Salonique! On prononçait ce dernier

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mot avec un clin d'œil, et tout le monde compren-ait : les juifs. Dans l'entourage du sultan, on accu-sait aussi les Anglais, les Italiens, et surtout lesfrancs-maçons.

Ce qui n'était qu'à moitié faux. Lemouvement était effectivement parti de Salo-nique, chose qui n'avait surpris personne; cetteville était dans l'Empire la capitale des Lumières.C'est là que se trouvaient les meilleures écoles, ily avait même une compétition entre lesdifférentes communautés religieuses, dontchacune se vantait d'offrir un meilleur enseigne-ment que les autres. Et la palme de l'excellencerevenait sans conteste à la plus petite d'entreelles, à la plus curieuse, à celle dont la plupartdes gens — dans l'Empire ottoman comme dansle reste du monde — ignoraient jusqu'àl'existence : les sabbataïstes, adeptes lointains deSabbataï Tsevi, qui s'était proclamé Messie àSmyrne à la fin de l'année 1665. II avait suscitéune immense attente dans toutes les commun-autés juives, de Tunis à Varsovie, en passant par

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Amsterdam, et avait également inquiété les autor-ités ottomanes, qui l'avaient sommé de choisir :soit il se convertissait à l'islam, soit il était ex-écuté. Il préféra ne pas mourir, « porta le turban,et se fit appeler Mehemed efendi » comme disentles chroniques de ce temps-là. Aussitôt, ceux quiavaient cru en lui l'abandonnèrent; certains his-toriens pensent que c'est en raison de cette désil-lusion traumatisante que beaucoup de juifs se dé-tournèrent de l'attente messianique pours'impliquer désormais dans les affaires du monde.

A la mort de Sabbataï, en 1676, seuls luiétaient encore fidèles quelque quatre cents fa-milles de Salonique. En turc, on les appelalongtemps donme, « ceux qui se sont retournés »,au sens de « convertis », appellation passable-ment dédaigneuse qui a été abandonnée dernière-ment au profit de celle de « saloniciens », toutsimplement. Ces derniers ne gardent que devagues références à leur passé mouvementé, leur

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véritable foi est aujourd'hui laïque; elle l'étaitdéjà, résolument, à la fin du XIXe siècle.

Si je tiens à parler de ces hommes, c'estparce qu'ils ont joué, à leur insu mais pasvraiment par hasard, un rôle irremplaçable dansla diffusion des idées nouvelles dans l'Empire.C'est en effet dans l'une de leurs institutions,fondée et dirigée par un certain Chemsi efendi,qu'un garçon nommé Mustafa Kemal - le futurAtatiirk - fit ses études primaires. Son père, AliReza, ne voulait pas que l'instruction de son filsse limitât à l'école coranique traditionnelle, ildésirait pour lui un établissement capable deprodiguer un enseignement « à l'européenne ».

Cette étincelle allait être à l'origine d'un feupuissant.

Comment un mouvement messianique du XVirsiècle avait-il pu se métamorphoser, deux sièclesplus tard, en un ardent vecteur de laïcité et demodernité ? C'est là un sujet qui me fascine

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depuis des années, que j'ai sans cesse côtoyécomme on se promène pensivement le long d'uneplage; mais je ne m'y suis jamais plongé, et je nem'y plongerai pas encore aujourd'hui, mes ori-gines ne sont pas de ce côté-là. Cela dit, je devine- ou, du moins, je crois percevoir, avec mesantennes d'étranger perpétuel et de minoritaire -ce qu'a pu être l'existence de ces quatre centsfamilles sabbataïs-tes qui, pour les musulmans,n'étaient pas vraiment musulmanes, qui, pour lesjuifs, n'étaient plus du tout juives, et qui, pour leschrétiens, étaient doublement infidèles! Pourelles, s'élever au-dessus des appartenancesétroites dut apparaître comme le chemin le plusnoble, le plus généreux pour sortir de l'impasse.Encore a-t-il fallu qu'un jour la communauté s'yengage, plutôt que d'en suivre un autre. Car elleaurait bien pu se recroqueviller sur elle-même, serigidifier à l'extrême pour se prémunir contre ladésintégration.

Ce qui a sauvé l'âme des sabbataïstes - demon point de vue, du moins - c'est, en premier

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lieu, l'esprit que leur avait insufflé le fondateur.On s'est abondamment moqué de lui parce qu'ilavait fait passer sa vie avant sa foi ; en y re-pensant à tête reposée, on ne peut lui donnercomplètement tort : les doctrines ont pour voca-tion de servir l'homme, et non l'inverse; bien sûr,on peut respecter ceux qui se sacrifient pour unidéal, mais il faut reconnaître aussi que trop degens se sont sacrifiés tout au long de l'Histoirepour de mauvaises raisons. Béni soit celui qui achoisi de vivre! Oui, béni soit l'instinct humainde Sabbataï!

L'autre facteur qui, me semble-t-il, a jouéun rôle déterminant dans l'évolution dessabbataïstes, c'est Salonique, justement, une villeoù il y avait déjà une kyrielle de communautésreligieuses et linguistiques, toutes minoritaires,toutes à peu près tolérées, et toutes plus ou moinsmarginales ; comme la plupart d'entre ellesn'avaient pas vocation à devenir prédominantes,elles se mesuraient les unes aux autres par le sa-voir - par la richesse aussi, bien sûr, mais la

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chose est plus ordinaire. Cet environnement aévité aux sabbataïstes de se fossiliser, et les apoussés à s'investir corps et âmes dans leursécoles.

Ce qu'ont voulu faire les sabbataïstes àSalonique, c'est à peu de chose près ce qu'ontvoulu faire, à la même époque, et pour des rais-ons comparables, des hommes tels que Khalil ouBotros : diffuser autour d'eux les Lumières du sa-voir afin que l'Orient rattrape l'Occident, et quel'Empire ottoman devienne un jour un vaste Étatmoderne, puissant, prospère, vertueux et plural-iste; un État où tous les citoyens auraient lesmêmes droits fondamentaux, quelles que soientleurs appartenances religieuses ou ethniques. Unesorte de rêve américain sur la terre d'Orient, pourminoritaires généreux et déboussolés...

A Salonique, cet idéal était partagé par unebonne partie de la population, qui accueillit la ré-volution de 1908 avec enthousiasme. Le comitéUnion et Progrès, auquel appartenaient les

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mutins, était bien mieux implanté dans cette villeque dans le reste de l'Empire ; parmi sesmembres, il y avait effectivement dessabbataïstes, des juifs « normaux », des citadinsde nationalité italienne, des Bulgares, de mêmed'ailleurs que des Albanais musulmans - telNiyazi -, des Circassiens, et de très nombreuxTurcs - tel Enver, le principal officier rebelle...Mais il était aisé pour le sultan et ses proches demontrer du doigt les éléments allogènes en de-mandant au bon peuple de quel droit ces gens-là,qui avaient toujours été soumis au sultan-calife,se permettaient à présent de se mêler des affairesde l'Empire. S'agissant des membres musulmansde la confrérie, les traditionalistes laissaient en-tendre qu'ils étaient tous francs-maçons, et parconséquent des athées et des renégats !

Là encore, le faux se mêlait au vrai, puisqueles loges de Salonique - notamment les loges it-aliennes - avaient effectivement joué un rôle sig-nificatif dans l'élaboration et la propagation desidées révolutionnaires. Mais ce rôle ne doit pas

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être surestimé; l'aspiration au changement, à lalibération, au sursaut, au « réveil de l'Orient »bourgeonnait déjà, depuis des décennies, dansmaintes provinces de l'Empire -et jusque dansmon village; elle n'avait nul besoin d'être « in-ventée » un soir à Salonique par une réunion defrancs-maçons italiens.

Mais le travail de sape entrepris par lesagents du sultan fit son effet dans la population,et le climat se détériora, au point qu'en avril1909, huit mois après avoir cédé aux mutins,Abdul-Hamid jugea que le moment était déjàpropice pour reprendre les choses fermement enmain. On vit alors se multiplier, dans toutl'Empire, des événements suspects, que l'on at-tribua à l'époque aux sbires du monarque, ce quin'est pas impensable bien qu'à vrai dire on ne soitsûr de rien. Les troubles les plus graves sedéroulèrent dans le sud-est de l'Anatolie, et not-amment dans la ville d'Adana, où des émeuteséclatèrent, qui prirent une tournure violemmentanti-arménienne, et débouchèrent sur un

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massacre - un premier grand massacre, quin'allait pas être le dernier.

Quelques jours plus tard, des manifestationsde soldats et de religieux traditionalistes eurentlieu à Constantinople même, aux portes du palaisimpérial, pour exiger « le retour aux vraiesvaleurs ». Quelques personnalités réformistesfurent lynchées dans la rue, les autres - dont laplupart des ministres - furent contraintes d'entrerdans la clandestinité. Constatant que le gouverne-ment des Jeunes-Turcs avait cessé d'exister, lesultan annonça qu'il se pliait à la volonté du bonpeuple et suspendait la constitution. On est endroit de supposer qu'il ne s'était pas faitviolence...

Mais il arriva alors, comme en juillet 1908,ce que personne n'avait prévu. Quelques unités del'armée, animées par le même Enver et le mêmeNiyazi, marchèrent de Salonique sur Con-stantinople, écrasèrent la contre-révolution pr-esque sans combat, et s'emparèrent du palais

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impérial. Aussitôt, la plus haute autorité reli-gieuse du pays, le cheikh-ul-islam, un homme fa-vorable aux thèses réformistes, émit une fatwa oùil estimait qu'Abdul-Hamid devait être déchu «pour tyrannie, meurtre, rébellion armée et viola-tion de la charia » — retournant ainsi contre lecalife ses propres armes, en quelque sorte. Leparlement, réuni dans la journée, se fit lire letexte et l'approuva massivement...

Pour annoncer au souverain sa déchéance,l'assemblée lui envoya une délégation de quatredéputés : deux musulmans, un chrétien arménien,et un juif. Dosage d'autant plus significatif que cedernier, Emmanuel Carasso, était, de surcroît, unhaut dignitaire franc-maçon de Salonique. C'estd'ailleurs dans cette ville que fut enfermé lesouverain déchu, sous bonne garde; dans unesomptueuse demeure, mais prisonnier quandmême.

L'un de ses frères, prénommé Rashad, le re-mplaça sur le trône, sous le nom de Mehemet V.

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On le disait favorable aux Jeunes-Turcs, ou, toutau moins, peu désireux de leur tenir tête.

Botros célébra son avènement par un poèmequi eut, cette année-là, un immenseretentissement.

Je salue l'ère de Rashad qui va restaurer denotre bâtiment ce qui a été démoli!

Je salue les épées de Niyazi et d'Enver, je saluela confrérie qui les a dégainées.

Je salue les hommes libres de toutescommunautés...

Il paraît que les partisans de la révolutiondéclamaient ces vers en bombant le torse, nonseulement à Zahleh, mais également à Beyrouth,à Damas, à Alep, et jusqu'à Constantinople, sanstoujours savoir qui en était l'auteur.

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Si les morts ne meurent pas tout à fait, et simon grand-père se trouve en cet instant danscette pièce, près de moi, à m'observer pendantque je fouille dans ses archives, il voudra peut-être que je m'arrête ici dans mes citations, et queje passe à un autre chapitre. Car je m'approched'un territoire qu'il n'aurait pas aimé que j'aborde.Moi aussi, d'ailleurs, j'aurais préféré ne pas avoirà l'aborder. Mais si je dois diriger vers l'aïeuloublié un faisceau de lumière, c'est à ce prix, onne tient pas la vérité au bout d'une laisse. Je nepeux donc me dispenser de signaler qu'avantd'avoir salué les tombeurs d'Abdul-Hamid, mongrand-père avait maintes fois dans ses cahierschanté les louanges de ce sultan.

Voulant être précis, je compte... J'en suis àhuit mentions élogieuses, ou tout au moinsdéférentes. En cherchant mieux, j'en aurais trouvéd'autres. Je ne vais pas toutes les citer, mais il fal-lait que je reproduise celle-ci, extraite d'une al-locution prononcée à Zahleh :

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Bien entendu, le premier et le dernier élogedoivent être adressés à celui qui est à l'origine detoutes les actions bienfaisantes, Sa MajestéAbdul-Hamid khan, notre souverain vénéré, sul-tan fils de sultan, que Dieu prolonge son règneflorissant...

Un peu plus loin, ces quelques vers :

Si tu cherches de quel métal est faite la vertu,Regarde du côté où se trouve la famille ot-tomane. Le destin, qui est souvent cruel, s'estmontré bienveillant En nous donnant poursouverain Abdul-Hamid...

Sur la page opposée, ces mots griffonnéspar Botros au crayon à mine :

Ce vers doit être changé.

Dans un autre cahier, mon grand-père ra-conte que le jour où lui était parvenue la nouvellede la destitution d'Abdul-Hamid et de

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l'avènement de Mehemet Rashad, il était en traind'assister à la représentation d'une pièce dethéâtre intitulée Saladin. Et qu'il était monté surscène pour prononcer, « au nom du peuple otto-man », quelques mots à propos du monarquedéchu :

Les gens lui avaient confié leurs vies, leur hon-neur, et leurs biens, mais il a tout vendu à vilprix. Son nom sera à jamais souillé, car au lieud'extirper du royaume la trahison et la corrup-tion, il a envoyé ses agents répandre la haine etla sédition. C'est pourquoi je dis à cet êtrearrogant...

Suivent quelques vers particulièrement féro-ces, mais cela suffit, je m'interromps. Je ne veuxpas non plus accabler mon aïeul pour la seuleraison qu'il n'a pas eu le temps de mettre del'ordre dans ses écrits avant de mourir, ou parceque son discours s'est modifié au gré des boule-versements politiques - que celui qui n'a jamaisvarié lui jette la première pierre !

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D'autant que ce sultan, Abdul-Hamid, étaitun personnage complexe, ambigu, à proposduquel les historiens continuent à débattre jusqu'àce jour. Tout porte à croire qu'en montant sur letrône, il avait réellement l'intention de réformerl'Empire pour en faire un État moderne compar-able aux puissances européennes qui dominaientle monde d'alors. Avec l'exercice du pouvoir, ildevint plus méfiant, et plus cynique, certains dis-ent pervers ou même paranoïaque. C'est qu'il re-doutait que les choses ne lui échappent, commecela arrive souvent lorsqu'un pouvoir longtempstyrannique commence à desserrer son emprise; deplus, la dynastie ottomane était dans une phase dedéclin accéléré et irréversible, et il n'était pluspossible pour un monarque, aussi habile fût-il,d'inverser cette tendance. En d'autres temps,Abdul-Hamid aurait pu être un grand souverain ;arrivé trop tard, il aura quand même été, auxyeux de la plupart des historiens, le dernier sultandigne de ce titre.

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Mais par-delà le monarque, c'est à monaïeul que je m'intéresse. A ses complaisances, àses intransigeances comme à ses transigeances, àses indignations, à ses hésitations. Sans vouloir ledéfendre à tout prix, il me semble qu'il y avait, àtravers ses diverses prises de position, unecohérence : mon grand-père n'était pas hostile parprincipe à l'Empire ottoman. Il aurait bien aimé levoir se transformer en une monarchie constitu-tionnelle, plutôt que de se désintégrer. Il se pro-clamait fièrement « citoyen ottoman », et rêvaitd'un vaste État aux nations innombrables, où tousles hommes seraient égaux, quelles que soientleur religion ou leur langue, et où ils exerceraientleurs droits sous la houlette d'un souverain intè-gre et bienveillant; ce sultan constitutionnelaurait même pu demeurer, s'il le fallait, le chefnominal de « l'Église » majoritaire, un peucomme le roi d'Angleterre. L'Histoire en a décidéautrement. « Notre » Empire s'est effrité, ainsique celui des Habsbourg, en une nuée de misér-ables États ethniques dont les grouillements

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meurtriers ont causé deux guerres mondiales, desdizaines de guerres locales, et corrompu déjàl'âme du millénaire qui commence.

L'Histoire a souvent tort; mais notre lâchetéde mortels nous conduit à expliquer doctementpourquoi ses décrets étaient justes, pourquoi cequi est arrivé était inéluctable, et pourquoi nosnobles rêves méritaient de crever.

En cette même année 1909, alors que la ré-volte grondait dans les pays ottomans, une lettrefut apportée à notre village, qui allait changer lecours de plusieurs vies. Elle provenait de mongrand-oncle Gebrayel, et le destinataire en étaitKhalil.

Il s'en était passé du temps, depuis que lesdeux hommes s'étaient vus pour la dernière fois!L'émigré de La Havane, parti du pays à dix-huitans, en avait à présent trente-deux. Son ancienprofesseur en avait soixante-douze, un person-nage respectable, certes, mais abondamment

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controversé, et même franchement détesté par lescatholiques du village, lesquels, malgré le pas-sage des ans, ne parvenaient toujours pas à com-prendre comment le fils du brave curé Gerjisavait pu embrasser les croyances des hérétiques,et — pire encore! - comment il avait osé trans-former la maison du prêtre en temple protestant.Et quand, le dimanche matin, commençait à tinterla cloche que le prédicateur avait installée sur lemur extérieur pour appeler « ses » fidèles àl'office, et qu'une bonne partie des habitants sor-taient aussitôt de chez eux dans leurs vêtementsles plus propres, certaines personnes voyaient làtout simplement la main du diable, et le signe quele Ciel avait définitivement abandonné ce pays depécheurs.

Pourtant, Khalil ne pratiquait pas unprosélytisme agressif. Jamais de confrontationavec les autres communautés, il se contentait desuivre obstinément sa propre route. Dans lesarchives familiales, la plupart des documents quiportent son écriture sont des listes de nécessiteux.

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Il avait, en effet, l'habitude de sillonner les vil-lages de la Montagne, pour s'enquérir de la situ-ation des plus démunis, et pour adresser des de-mandes d'aide en leur faveur, soit auxmissionnaires anglo-saxons, soit à quelqueshommes fortunés de sa connaissance. Il ne sepréoccupait pas trop de la religion des ré-cipiendaires, et ne leur demandait rien en retour.Mais quand ces gens, auxquels personne d'autrene s'intéressait, voyaient mois après mois la dili-gence de cet homme, ils finissaient par prêterl'oreille au son de sa cloche nouvelle, et la com-munauté protestante s'étoffait.

L'autre activité de Khalil avait longtempsété l'enseignement. Mais son école pionnière,après quelques années de rayonnement dontavaient bénéficié Botros, Gebrayel, et desdizaines d'autres enfants de notre village et desalentours — dont, incidemment, l'historien de lafamille, Issa, l'auteur de L'Arbre -, avait été con-trainte de fermer ses portes. Ce qui fut, pourKhalil, pire qu'un échec, la mort d'un rêve.

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Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, ilavait commencé par effectuer des étudespoussées, - à Abey, à Souk-el-Gharb, à Beyrouthet ailleurs -, et par occuper divers postes de re-sponsabilité dans les établissements protestants,avant de rentrer au village pour y fonder sonécole sur le modèle de celles des Américains, etavec leur aide - ainsi qu'avec celle d'autres mis-sionnaires, presbytériens d'Écosse. L'ambitionétait grande. Ces personnages tombés d'une autreplanète avaient une règle d'or que leurs discipleslocaux, tel Khalil, avaient reprise à leur compte :ici, on ne dispensera pas un enseignement au ra-bais, on donnera aux élèves ce qu'on leur auraitdonné s'ils se trouvaient à Boston ou à Édim-bourg, et on sera avec eux aussi exigeant qu'onl'aurait été avec des jeunes gens de leur âge auxÉtats-Unis ou en Grande-Bretagne.

L'école nouvelle ne devait donc ressembleren rien à celles que le village avait connuesauparavant, et où l'on ânonnait à l'infini desphrases vides de sens, déjà ânonnées sur le même

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ton par des générations d'ancêtres illettrés, sous lebâton menaçant d'un curé au regard éteint; Khalilavait mis un point d'honneur à faire venir lesmeilleurs manuels, les meilleurs enseignantsdisponibles, et à imposer aux élèves les critèresles plus rigoureux.

Hélas, l'expérience ne put aller très loin,malgré l'accueil très favorable que lui avaient faitles villageois. Pourquoi cet échec ? Je nem'étendrai pas trop ici sur les raisons - que, detoute manière, je n'ai pu découvrirqu'approximativement. Il y avait l'hostilité duclergé catholique qui, après avoir été pris decourt, finit par lancer une contre-offensive ef-ficace — j'y reviendrai; il y avait la timidité dusoutien apporté par les missionnaires, qui voy-aient se multiplier ce type d'écoles dans lamontagne, et qui ne voulaient plus parrainer queles plus importantes - c'est-à-dire celles qui setrouvaient dans les plus grosses bourgades. Maisle plus grave pour Khalil, ce fut la « désertion »des siens : aucun de ses cinq fils ne semblait

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disposé à reprendre la direction de l'école desmains du fondateur vieillissant. Aucun d'eux,d'ailleurs, n'était intéressé par l'enseignement.Pire encore : aucun d'eux ne voulait rester au vil-lage, ni même au pays. Tous rêvaient d'aller vivreoutre-mer. Certains étaient déjà partis, les autress'apprêtaient à le faire...

Par dépit, le prédicateur décida de renoncer àl'école, de mettre un point final à sa longue car-rière d'enseignant pour se reconvertir... dans lasoie. Oui, dans la culture du ver à soie! Il plantatout autour de chez lui des mûriers blancs dontles feuilles servaient à nourrir ces bestioles, et fitconstruire dans un coin isolé — à cause desodeurs - une magnanerie. Celle-ci, selon L'Arbre,appliqua «la méthode préconisée par Pasteur »,et put produire « les cocons les mieux appréciésde toute la région ».

Je le crois volontiers. Khalil avait, en toutechose, de la rigueur - une qualité que j'apprécie,même si je ne peux m'empêcher de sourire en

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évoquant l'étrange transformation du prédicateur.D'un côté, la rigueur va à l'encontre du laxisme,de la nonchalance mentale, du laisser-aller, de l'à-peu-près - en somme, de tous ces fléaux qui,depuis trop longtemps, débilitent nos paysd'Orient. D'un autre côté, la rigueur est raideur,elle est rigidité morale - et en cela elle va àl'encontre de ce qui fait la suavité, et l'art devivre, de nos contrées.

En particulier, il est clair que cette rigidité duprédicateur - comme de son épouse — fut pourquelque chose dans la « désertion » de leurs en-fants. Et dans quelques autres crises graves ausein de notre parenté... Ayant dit cela, je me sen-tirais ingrat si j'omettais d'ajouter que c'estd'abord grâce à cet homme, et à son écoleéphémère, que la lumière du savoir a pénétréchez les miens. Je n'ignore pas qu'il est toujourshasardeux de suggérer un commencement auxchoses, — rien ne naît de rien, et moins que toutla connaissance, la modernité, ou la penséeéclairée; l'avancement advient par d'infimes

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poussées, et par transmissions successives,comme une interminable course de relais. Mais ilest des chaînons sans lesquels rien ne se seraittransmis, et qui, pour cela, méritent la reconnais-sance de tous ceux qui en ont été les bénéfici-aires. En ce qui me concerne, j'éprouve de lagratitude envers le prédicateur; indépendamment,d'ailleurs, du fait qu'il ait choisi d'être prédic-ateur. On peut demeurer indifférent au presby-térianisme, se poser cent questions sur les motiv-ations des missionnaires américains, et estimernéanmoins que seul un enseignement de grandequalité peut produire des citoyens dignes de cenom...

A vrai dire, je ne sais pas si Khalil cherchaità former des citoyens, ou seulement de bonschrétiens protestants. Sans doute, dans son espritde croyant et de prédicateur, ne faisait-il pas tropla différence... Mais envers les élèves comme en-vers les nécessiteux, il se gardait bien depratiquer la charité avec mesquinerie; ilprodiguait le savoir en priant Dieu que les enfants

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en fassent bon usage. Certains villageois cath-oliques ne s'y trompèrent pas, d'ailleurs, qui luiconfièrent leurs enfants sans craindre qu'il les ar-rache par traîtrise à la foi de leurs pères. Ce fut lecas de mon bisaïeul, Tannous, qui inscrivit sesenfants l'un après l'autre à l'école du prédicateursans qu'aucun d'entre eux ne se convertît auprotestantisme.

Enfin, presque... Car s'il n'y a eu, à ma con-naissance, aucune conversion directe, une bonnepartie de la descendance de Tannous allait tout demême se retrouver protestante; à commencer parsa fille cadette Yamna, que j'ai déjà citée plushaut lorsque son père avait écrit à Botros qu'ilétait d'accord pour lui faire faire de vraies études- certainement l'une des premières filles du vil-lage à avoir eu cette chance. C'est Khalil et safemme, l'austère Sofiya, tous deux farouches par-tisans de l'éducation des femmes, qui l'avaientprise sous leur protection et l'avaient encouragéedans cette voie. L'avaient-ils également conver-tie? Peu importe, à vrai dire, puisqu'elle allait se

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retrouver de facto protestante en épousant le filsaîné du prédicateur, le docteur Chucri.

Je m'interromps un instant. Car, pour lapremière fois depuis que j'ai entrepris de dévalerainsi le fleuve des origines, je croise un person-nage que j'ai connu. J'ai failli écrire « que j'ai rat-trapé », expression qui reflète mieux ce sentimentque j'ai de courir après des ancêtres qui se défi-lent, qui meurent trop tôt, ou qui émigrent et nereviennent plus. Chucri, « le docteur Chucri »comme on l'a toujours appelé dans la famille, jel'ai rencontré une fois lorsque j'étais enfant. PasYamna, qui est morte avant lui — d'elle, je mesouviens d'avoir seulement vu ce jour-là unephoto, collée sur un support de velours noir, dansun cadre accroché au salon ; ce même salon quiservait jadis de lieu de rassemblement et de prièrepour les protestants du village ; d'ailleurs, il yavait encore, sur le mur extérieur de la maison,une clochette rouillée, mais je ne savais pas alorsà quoi elle avait pu servir.

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Cette maison est aujourd'hui la mienne..

Ce jour-là, donc, j'étais allé rendre visite audocteur Chucri. A présent je me dis qu'il avaitprobablement demandé à me voir une dernièrefois avant de mourir, car il était âgé, et nebougeait plus guère de sa chambre.

Je garde de cette rencontre des images pré-cises; pourtant, je n'avais que cinq ans, tout auplus, peut-être même quatre. Je me souviens en-core de ce vieil homme malade, si amaigri queson visage en paraissait triangulaire et ses lun-ettes trop grosses et trop lourdes. Mais son regardet ses mains demeuraient vifs. Il était assis dansun lit à baldaquin, et adossé à un grand coussinbrodé. Sur son crâne dégarni, une couronne decheveux blancs, soyeux et ébouriffés. Il m'avaitfait asseoir sur une chaise en osier tout près dulit, et il m'avait appris un tour de passe-passe queje sais encore reproduire. Ayant posé devant moiune assiette creuse, il l'avait à moitié remplied'eau, puis il avait pris sur sa commode une pièce

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de monnaie qu'il avait plongée dans le liquide. Ilfallait ramasser la pièce sans se mouiller lesdoigts. « C'est très simple, tu verras ! » Il me de-manda d'aller lui apporter un verre vide, ainsiqu'un vieux journal dont il déchira un bout, qu'ilfroissa, puis qu'il introduisit dans le verre avantd'y mettre le feu. Ensuite, il posa le verre surl'assiette, le bord en bas. Aussitôt, l'eau refluacomme par magie vers le papier enflammé, et lefond de l'assiette se retrouva sec. J'en étais émer-veillé, et je n'ai plus jamais oublié cette visite audocteur Chucri.

Il est mort peu de temps après, sans que jepuisse le revoir — du moins, je ne me souviensd'aucune autre rencontre. On a souvent parlé delui dans mon enfance comme d'un grand érudit àl'esprit passablement aventurier, mais sans don-ner beaucoup de précisions ; et très vite, mesemble-t-il, on ne l'a plus guère mentionné. Fortheureusement, L'Arbre lui consacre une noticebiographique détaillée, bien qu'elle s'interrompelorsqu'il avait trente-sept ans — à la sortie du

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livre. J'y apprends qu'il était né en 1871, qu'ilavait commencé ses études à l'école de son père,puis les avait poursuivies, bien entendu, chez lesAméricains; qu'il était versé dans diverses sci-ences, l'astronomie, la botanique, la météorolo-gie, la toxicologie, et qu'il avait écrit des dizainesd'articles dans les revues spécialisées, avant de sedécouvrir, sur le tard, dans sa trentième année,une passion pour la médecine.

Il obtint alors son diplôme devant la commis-sion ottomane en 1904, et commença à exerceravec brio — poursuit l'auteur de L'Arbre, qui étaitun ami de Chucri, ce qui explique qu'il se soit in-téressé de si près à son itinéraire. Mais il étaittenté par le voyage, et il s'embarqua le 23 février1906pour l'Égypte où il s'enrôla comme officierdans l'armée, et fut dépêché au Soudan où il setrouve encore à l'heure où nous mettons souspresse.

Son mariage avec Yamna fut vraisemblable-ment célébré entre ces deux dernières dates, soit

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à la fin de 1905, soit au tout début de 1906, entout cas dès le retour de Botros de sa tournéeaméricaine. Aussitôt après, les nouveaux mariéspartirent effectivement pour Khartoum, oùChucri avait obtenu un poste de médecin milit-aire auprès de l'armée britannique.

Cette union entre la fille de Tannous et lefils de Khalil rapprocha encore les deux famillesqui, désormais, n'étaient plus seulement amies,voisines, et vaguement issues d'ancêtres com-muns. Botros ne pouvait que s'en réjouir; àl'inverse de son frère Theodoros, qui avait été or-donné prêtre peu avant le mariage de sa sœur, etpour qui cette alliance avec les « hérétiques »était une mortification ; d'autant que le fils duprédicateur était particulièrement militant dansson protestantisme, et virulent dans son hostilitéaux catholiques. Que sa propre sœur deviennel'épouse de cet homme, et qu'il l'emmène vivre aumilieu des Anglais, ne pouvait qu'affligerTheodoros. Mais il n'avait pas voulu — ou pas pu- s'y opposer.

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Mon grand-oncle le prêtre n'était d'ailleurspas au bout de ses épreuves. Car la lettre adresséepar Gebrayel à Khalil en 1909 parlait, elle aussi,de mariage, quoique de manière allusive. Très al-lusive, même, puisque l'émigré, après avoir parléde mille autres choses, se contentait, dans lestoutes dernières lignes, de prier son ancien pro-fesseur de « transmettre des hommages re-spectueux à sa vertueuse fille, miss Alice ».

Il ne demandait pas formellement sa main ;mais le seul fait de la mentionner à part, au lieude l'inclure dans les salutations générales - et al-ors qu'il ne l'avait plus vue depuis qu'elle étaitpetite fille -, était une manière de sonder leterrain.

De son élève Gebrayel, Khalil avait gardé lesouvenir d'un garçon futé, débrouillard, jovial,mais trop soucieux de son apparence, peu patientpour les études, et sans grande inclination pourles choses religieuses; depuis, les années avaientpassé, et il avait entendu, à propos de sa véritable

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situation à Cuba, des rumeurs diverses. Commetout un chacun, il avait appris que Botros étaitallé à La Havane pour tirer son frère d'unmauvais pas. De quoi s'agissait-il exactement ?Est-il vrai que l'émigré avait eu des ennuis avecla justice? Et à quel propos? Lorsqu'on est unpère responsable, ce sont des questions qu'on estcensé tirer au clair si l'on envisage de marier safille à quelqu'un...

Avant de répondre à la lettre venue de LaHavane, le prédicateur s'en ouvrit donc à Botros,qui fut extrêmement embarrassé par ce té-moignage de confiance. D'un côté, son expéri-ence lui avait appris à ne pas prendre pour argentcomptant les promesses de son frère; et cela, il nepouvait décemment pas le dissimuler à une per-sonne comme Khalil, il ne pouvait lui dire : «Donnez-lui votre fille, les yeux fermés... » quandil avait encore en mémoire sa propre mésaventurecubaine. Et si la malheureuse se retrouvait àdormir, comme lui, dans un grenier? Mais iln'était pas question non plus de trahir son propre

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frère en conseillant au prédicateur de lui refuserla main d'Alice.

Nul, parmi les survivants, ne sait ce qui s'estfinalement dit entre ces deux hommes, l'un etl'autre disparus depuis longtemps, et qui, sur unetelle question, seraient de toute manière de-meurés muets. Toujours est-il qu'à la suite de sonentretien avec Botros, Khalil décida de ne pasdonner, pour le moment, une réponse positive. Ilécrivit à l'émigré une lettre fort courtoise et fortbien tournée, dans laquelle il le remerciait des'être préoccupé ainsi de la santé des membres desa famille, ajoutant qu'il aimerait lui aussis'enquérir de sa santé, de ses affaires, et s'assurerque désormais tout allait pour le mieux.

Gebrayel, qui avait moins que Botrosl'intelligence des livres, mais plus que luil'intelligence de la vie, comprit instantanément cequi s'était chuchoté au village, et décida de ri-poster à sa manière. Un autre que lui aurait ex-posé longuement ses succès, énuméré ses

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propriétés, détaillé ses revenus. S'adressant à unaustère prédicateur presbytérien, mon grand-oncle cubain jugea préférable de suivre une voiedifférente. Il rétorqua par une lettre assez con-cise, dans laquelle il affirmait simplement qu'ilétait un honnête travailleur, qu'il trimait nuit etjour et trimerait plus dur encore lorsqu'il aura lacharge d'une famille; puis il signala incidemmentqu'il avait remarqué la présence, à deux pas dechez lui, d'une belle église presbytérienne.

Le prédicateur apprécia le ton de la lettre, etne fut pas du tout insensible à ce dernier détail;Alice non plus, qui redoutait de se retrouver dansune île épaissement catholique. Il y eut encoredeux ou trois courriers échangés, puis Khalildonna son consentement. Sa femme Sofiyas'embarqua avec leur fille pour Cuba quelquesmois plus tard. Gebrayel les installa dans un petitappartement aménagé exprès pour elles juste au-dessus de son magasin, au centre de La Havane.

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Le mariage fut célébré sans apparat, mais endeux cérémonies successives, l'une à l'églisecatholique du quartier, l'autre à l'église presby-térienne. Peu de temps après, l'épouse du prédic-ateur rentra au pays rassurée sur ce gendre qui,bien que papiste, se montrait travailleur et ver-tueux. De fait, Gebrayel consacrait tout sontemps à ses affaires; Alice, de son côté, partageaitses journées entre les tâches ménagères et laprière, en attendant — mais sans hâte — que leCiel lui accorde la grâce d'un enfant.

Le premier enfant de Gebrayel et d'Alicenaquit à La Havane le 30 janvier 1911. Parmi lesdocuments familiaux, un luxueux faire-part debaptême peint à la main, représentant unebranche de lilas et, à l'arrière-plan, un paysage demer avec deux voiliers ; on y apprend que lacérémonie avait eu lieu le 16 juillet au domiciledes parents, au numéro 5 de la rue Egido, et quel'officiant était « Monsieur le curé paroissial del'église Santo Cristo del Buen Viaje » ; sontégalement mentionnés les deux parents, « Gabriel

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» et « Alicia » ; le parrain, un certain FernandoFigueredo Socarras; ainsi que la marraine, unecertaine Carmela Cremate, qui ne put venir, ap-paremment, puisqu'il est précisé qu'elle fut « rep-resentadapor la Senorita Rosa Martinez »...

Avec le faire-part, une photo du bébéétendu, fesses à l'air, sur un drap brodé. Dé-coupée de manière à s'insérer dans un cadreovale, elle avait dû être prise le jour du baptême;rien n'est écrit dessus sinon, en tout petits cara-ctères, le nom de l'imprimeur, « Imp. Castro,Habana ».

Je ne fus pas trop surpris de constater que lafille du prédicateur presbytérien avait accepté defaire baptiser son enfant par un curé catholique;aurait-elle demandé l'avis de son père, c'est prob-ablement ce qu'il lui aurait conseillé. Au soir desa vie, Khalil avait adopté sur ces questions uneattitude de modération qui lui faisait défaut danssa jeunesse. Dans les documents tardifs que jepossède de lui, il signe presque toujours « Khalil,

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fils du curé Gerjis », avant d'ajouter, en pluspetits caractères, « Serviteur de la communautéévangélique ». Une posture élégante, qui révèleune volonté de conciliation et de paisible coexist-ence ; mais avant tout une preuve d'habileté :vivant dans un milieu où sa communauté était en-core récente et fortement minoritaire, il se devaitde prêcher surtout par l'exemple, et de ne conver-tir que ceux qui venaient le lui demander avecinsistance.

Puisque son gendre Gebrayel n'était pasprotestant, le nouveau-né ne le serait pas nonplus; si, plus tard, le fils exprimait le désir de seconvertir à la religion de sa mère, libre à lui. Pourle moment, on laisserait le curé le baptiser.L'enfant portera même, parmi ses prénoms, celuide Theo-doro, en hommage à son oncle, prélatcatholique.

Deux obédiences étaient donc réunies au-tour du berceau? En fouillant d'un peu plus près,j'allais même en découvrir une troisième. C'est

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qu'un nom, sur le faire-part, avait retenu mon at-tention. « Socarrâs ». J'avais la certitude del'avoir déjà aperçu quelque part, toutdernièrement. N'avais-je pas fait quelques lec-tures sur l'histoire cubaine lorsque j'avais eu entreles mains les lettres de Gebrayel rapportées duLiban par ma mère ? M'efforçant de refaire lemême cheminement, je finis par retrouver, à magrande satisfaction, ce paragraphe qui avait laissédans ma mémoire un écho :

Le 28 janvier 1895, José Marti fêta à New Yorkson quarante-deuxième anniversaire, qui allaitêtre le dernier. Le lendemain, il signa l'ordre desoulèvement général qui devait conduire àl'indépendance de l'île. Le document fut transmisle 2 février à Fernando Figueredo Socarrâs, quile fit enrouler dans un cigare, le plaça au milieude quatre cigares identiques, et se dirigea versKey West, puis vers Cuba. La guerred'indépendance fut déclenchée le 24 février.Dans l'intervalle, Marti s'était rendu à Saint-Domingue pour y rencontrer Mâximo Gômez...

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Lorsque j'avais lu ce texte pour la premièrefois, je m'intéressais surtout au dernier nommé,dont la maison avait été achetée par mon grand-oncle; par ailleurs, je connaissais déjà le nom deJosé Martf, au moins en tant qu'auteur de lacélèbre Guantanamera, mais sans savoir à quelpoint ce poète était vénéré par ses compatriotes,qui voient en lui, d'une certaine manière, le pèrefondateur de la nation cubaine; en revanche, je nesavais rien alors de Figue-redo Socarràs, ni durôle joué par ses cigares dans la guerred'indépendance. Comment ce personnage s'était-il retrouvé parrain du fils de mon grand-oncleGebrayel ?

La chose paraissait inouïe, mais je mentirais si jelaissais entendre que ma surprise était totale.Non, j'avais mon idée... Je dus cependant meplonger dans certains ouvrages de référence, ainsique dans les archives familiales, pour en obtenirconfirmation : ce qui liait Gebrayel, émigré duMont-Liban, à Fernando Figueredo Socarràs, etce dernier à José Martf, et Martf à l'officier

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dominicain Maximo Gômez, commandant enchef des armées révolutionnaires, c'est qu'ilsétaient tous les quatre francs-maçons. Pour troisd'entre eux, cette appartenance est abondammentdocumentée dans les ouvrages qui retracent leuritinéraire; quant à mon grand-oncle, qui n'a paseu son nom dans les livres d'histoire, il suffit delire son courrier. On n'a d'ailleurs même pas be-soin de le lire, il suffit de jeter un regard sur sesenveloppes, ou sur l'en-tête de son papier àlettres, pour découvrir, tout à gauche, juste au-dessous de l'enseigne du magasin, et juste au-des-sus de l'adresse, la mention Distintivos ma-sonicos, « Insignes maçonniques », signifiantqu'il était habilité à fournir les différents objets -médailles, rubans, tabliers, cordons, sautoirs, etc.— employés dans les cérémonies.

Tout cela cadrait bien avec ce que j'avaisentendu chuchoter dans la famille. A savoir quemon grand-oncle Gebrayel était franc-maçon, etmon grand-père aussi. Se seraient-ils influencésl'un l'autre? Et à quel moment de leur vie? Je dois

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reconnaître que je n'ai aucune certitude en lamatière, même si — à la lecture de nos archives— je suis un peu moins dans le noir.

Pour Gebrayel, il me paraît évident qu'il futinitié après son départ pour le Nouveau Monde,soit à La Havane, soit déjà à New York, quoiquesans doute par des exilés cubains partisans deMarri. Ce n'est là qu'une hypothèse, mais elle meparaît bien plus plausible que celle d'une initi-ation de mon grand-oncle à l'âge de dix-huit ansdans un village de la Montagne libanaise.

S'agissant de mon grand-père, je suis restélongtemps dans l'incertitude, dans le tâton-nement. Il y avait une foule de présomptions,mais dont aucune ne constituait une preuve. Parexemple cette lettre, déjà citée, que lui avait ad-ressée, peu après son retour d'Amérique, l'ami quiavait eu avec lui une longue conversation àBeyrouth, sur la terrasse de l'Étoile d'Orient.

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Il faisait nuit noire, et ce que nous disionsavait justement pour finalité de dissiper lesténèbres et de répandre la lumière; ce qui nepourra arriver que si des êtres semblables à toise rassemblaient, et unissaient leurs armes. Alorsne laisse pas l'indécision prendre le pas sur lafermeté, parce que tu es un homme libre, et qu’unhomme libre n’accepte pas l'injustice.

Peut-être n'est-il pas inutile de signaler quel'expression « homme libre », au singulier et sur-tout au pluriel, al-ahrar, est souvent utilisée enarabe comme une abréviation usuelle pourdésigner al-massouniyoun al-ahrar, « les francs-maçons »... Je reprends ce courrier.

Engage-toi dans la seule voie possible, la seuleque doive suivre un homme comme toi. Je te livreici mon sentiment le plus sincère, parce que jetrouve admirable que tu sois dans de telles dis-positions, et que tu veuilles rester dans ce pays...J'espère recevoir de ta part une réponse positive,

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pour que je boive un verre en ton honneur, bienque ce ne soit pas dans mes habitudes de boire.

Je t'adresserai bientôt le livre de doctrine dontje t'ai parlé...

Cet homme, qui parlait du ton d'un amiproche mais récent, était manifestement en traind'encourager Botros à rejoindre une certaine con-frérie ; laquelle, dans les conditions de l'époque -mars 1906, deux ans avant le soulèvement desJeunes-Turcs -, ne pouvait être qu'une sociétésecrète, ou tout au moins « discrète »...

A présent, je relis le poème composé parmon grand-père quand la contre-révolution futécrasée, et que le sultan Abdul-Hamid futrenversé.

Je salue l'ère de Rashad qui va restaurer denotre bâtiment ce qui a été démoli!

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La symbolique du bâtiment démoli qu'il fautrestaurer est typiquement maçonnique. Unepreuve? Toujours pas, mais une présomption deplus. D'autant que le poème continue ainsi :

Je salue les épées de Niyazi et d'Enver, je saluela confrérie qui les a dégainées.

Je salue les hommes libres de toutescommunautés...

Chaque fois que je relisais ces vers, ma con-viction se confortait un peu plus. Je voulais bienadmettre que « la confrérie » qu'il saluait ainsiétait le comité Union et Progrès, ou les Jeunes-Turcs, plutôt que la franc-maçonnerie... Néan-moins, la référence, ici encore, aux « hommeslibres » sonnait à mes oreilles comme un clind'œil aux initiés.

J'avais effectué d'autres rapprochements en-core, j'avais disséqué d'autres bouts de phrases...Et j'avais posé mille questions à des amis

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appartenant à la franc-maçonnerie, qui avaientpatiemment comblé mes béantes lacunes con-cernant son histoire, ses idéaux, ses rites, sesobédiences, sans pouvoir néanmoins m'éclairersur l'itinéraire de mon grand-père. A la fin, jem'étais résigné à laisser sa part au doute. Pour meconsoler de cette absence de preuves, je me disaisque si Botros, à l'inverse de Gebrayel, avaitchoisi de dissimuler cet aspect de sa vie dans lapénombre, ce n'était pas sans raison; en tant queLevantin, il était forcé de masquer ses véritablesconvictions, tant par crainte des autorités que parméfiance à l'égard de l'opinion ambiante - y com-pris celle des proches. Peut-être ne devrais-je pastrop chercher au-delà de ce qu'il avait vouludévoiler.

Et puis un jour, la preuve est arrivée. Dansun courrier signé par un ami, haut dignitairefranc-maçon, et qui avait pris à cœur marecherche :

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Plaise au Ciel que les informations que je vousapporte aujourd'hui soient celles que vous atten-dez depuis si longtemps! En effet, dans lesarchives de la Loge écossaise Assalam N° 908, jeviens de trouver ce qui suit :

« Nom du candidat : Botros M.M.

Date d'acceptation : le 6 avril 1907.

Age : quarante ans.

Numéro d'enregistrement : 327. »

Si l'âge indiqué correspond bien au sien, alorsnous y sommes : « Frère Botros » était dans laLoge Assalam, qui a été fondée à Beyrouth en1905 sous la juridiction de la Grande Loged'Écosse. Il s'agit d'une des loges les plus actives,par le passé et jusqu’à nos jours.

En me référant à ce que vous me disiez dansvos courriers précédents, à savoir que votre

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grand-père est rentré d'Amérique fin 1905 oudébut 1906, et qu'il a séjourné à Beyrouth jusqu'àl'automne de 1907, les dates me semblentconcordantes.

Cette fois, oui, le doute est levé. Et même simon opinion était faite depuis longtemps, cetteconfirmation me donne le sentiment d'être entrédans une intimité nouvelle avec l'homme au vis-age oublié, par-delà les générations, et par-delàcette frontière mouvante qui sépare ceux quivivent de ceux qui ont vécu.

Le 24 juillet 1909, premier anniversaire dela promulgation de la Constitution ottomane, futdéclaré « Fête de la Liberté », et célébré dans toutl'Empire - un peu sur le modèle de ce qui arrivaen France lorsqu'on organisa, le 14 juillet 1790,un an après la prise de la Bastille, la Fête de laFédération. La similitude ne s'arrête pas là,d'ailleurs, comme il ressort clairement del'allocution que prononça Botros à cette occasion

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devant la population et les autorités de sa ville derésidence.

Après avoir rendu hommage au nouveausultan et aux officiers révolutionnaires, il eut re-cours à son stratagème préféré - le préambulefaussement modeste :

J'aurais dû consacrer mon discours àl'explication des trois notions essentielles de ladevise de notre Constitution ottomane, à savoirla Liberté, la Fraternité et l'Égalité, en com-parant le sens véritable de ces mots avec la man-ière dont la plupart des gens les ont compris,mais l'orateur qui m'a précédé l'a fait mieux queje n'aurais pu le faire... Alors, pour que vousn'ayez pas à écouter deux fois les mêmes choses,permettez-moi de vous rapporter simplementcette conversation qui s'est déroulée hier même,dans la soirée, entre un Ottoman et un ajnabi...

J'ai reproduit ce dernier mot dans sa formeoriginelle, parce qu'il mérite clarification. Il

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pourrait être traduit par « étranger », à conditionque l'on garde à l'esprit sa connotation par-ticulière. Un ajnabi, ou, pour une femme, uneajnabieh, évoque le plus souvent une personne «européenne », au sens ethnique du terme. Dansles pays du Levant, on ne dira jamais d'un Maro-cain, d'un Iranien ou d'un Grec qu'il est ajnabi; ilest plus habituel de donner aux ressortissants deces pays culturellement proches leur nom spéci-fique. Un ajnabi est quelqu'un qui vient de plusloin, d'Europe, d'Amérique, ou encore - plusrarement - d'Extrême-Orient. Dans l'esprit demon grand-père et de ses auditeurs, ce mot seréfère probablement à un Français, à un Britan-nique, à un Allemand ou à un Américain; j'auraisdonc pu le traduire aussi bien par « Européen »ou par « Occidental », que par « Étranger ».Après hésitation, j'ai fini par opter pour ce derni-er terme, afin de ne pas rendre abusivement ex-plicite ce qui, dans la culture du Vieux-Pays, nel'est pas.

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Cela dit, la précision que je viens d'apporterest largement superflue, vu que cet « Étranger »et cet « Ottoman » qui font mine de dialoguersont, à vrai dire, une seule et même personne :mon grand-père lui-même, qui a dû estimer queses propos passeraient mieux s'il les attribuait àdeux interlocuteurs imaginaires.

L'Étranger : Je remarque que vos lieux publicssont pavoisés, et que les habitants paraissentjoyeux...

L'Ottoman : C'est que nous avons demain unegrande fête nationale, appelée Fête de la Liberté.Nous allons nous rassembler, il y aura des dis-cours, des articles dans les journaux, comme celase passe en France, en Amérique, et chez lesautres peuples libres à de pareilles occasions.

L'Étranger : Les nations que vous avez men-tionnées organisent effectivement des fêtes pourcélébrer des réalisations dont elles sont fières. Et

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vous, pourriez-vous me dire quelles réalisationsvous célébrez ainsi ?

L'Ottoman : Nous fêtons la proclamation denotre Constitution, qui prône la Liberté, la Fra-ternité et l'Égalité. N'est-ce pas là une réalisationdont nous pouvons être fiers?

L'Étranger : La Liberté mérite certainementune fête. Mais je ne comprends pas bien ce quevous entendez par « proclamation ». S'il s'agit decélébrer la publication d'un texte, je crois savoirque celui-ci a été publié il y a une trentained'années, et je ne vois pas l'utilité de cettecélébration tardive. Et s'il s'agit de fêterl'application effective de la Constitution,l'application effective des principes de Liberté,de Fraternité et d'Egalité, c'est-à-dire le fait quechaque citoyen jouisse réellement des droits quilui sont reconnus, eh bien, je suis dansl'obligation de vous dire — pour avoir fréquentédiverses administrations, diverses institutionsciviles, religieuses ou autres, — que ces

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principes sont complètement ignorés, et que laplupart de vos dirigeants ne peuvent même pasimaginer qu'ils puissent être appliqués un jour.De ce point de vue, je trouve qu'il est un peu tôtpour fêter...

L'Ottoman, indigné : Ne seriez-vous pas entrain de persifler contre nos grands hommes?contre notre sultan constitutionnel? contre Niyaziet Enver? Ne seriez-vous pas l'un de cesdéfaitistes... ?

L'Étranger : Calmez-vous, cher ami, etcomprenez-moi bien. Moi je vous parle dansvotre langue, et je ne suis pas un défaitiste. Et sije n'étais pas le plus sincère des hommes libres,je ne vous aurais pas parlé aussi franchement. Jesais mille choses que vous ignorez sur les qual-ités de votre sultan, et de certains de vos grandshommes. Votre souverain est un homme juste etvertueux, aucun de nos rois n'est meilleur que lui.Quant à Niyazi et Enver, ce sont des héros cour-ageux, soyez sûr que chez nous on honore les

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hommes de cette trempe plus que vous ne le faitesici. Et ne croyez surtout pas que je cherche àvous mettre en garde contre le régime constitu-tionnel; à mes yeux il ne peut y en avoir d'autre.Seulement, pour avoir un sens, la Constitutiondevrait être imprimée dans les mœurs, pas seule-ment sur du papier. J'entends par là que les gensdevraient apprendre à se comporter comme descitoyens, que chacun jouisse de ses droits, quechacun puisse vaquer à ses occupations

l'esprit tranquille. Est-ce le cas? La vérité, c'estque vos mœurs sont encore celles de vos ancêtresles Arabes de l'âge de l'ignorance, qui prati-quaient l'insulte et l'agression, qui se liguaient enclans pour s'attaquer et se piller les uns lesautres. Même ceux d'entre vous qui se prétendentcivilisés, les notables et les chefs, n 'hésitent pasà se servir du mensonge éhonté et de la calomniepour parvenir à leurs fins; ils vous disent que lenoir est blanc et que le blanc est noir, ils vousdisent que le lion est un renard et que le renardest un lion, et vous, vous les suivez aveuglément

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et vous priez le Ciel de leur donner la victoire.Eh bien, sachez que si vous ne changez pas votrecomportement, et si vous ne vous débarrassez pasrapidement de ces dirigeants, votre régime con-stitutionnel se corrompra. Or, c'est le dernier ré-gime qu 'il vous reste à expérimenter, vous n 'enconnaîtrez plus d'autre. Vous tomberez entre desmains étrangères et vous serez traités comme desesclaves. Sortez donc de l'orgueil de l'ignorance,cessez de dédaigner la franchise et la vérité,cessez de soutenir ceux qui vous conduisent àvotre perte, et cessez donc ces célébrations et cesréjouissances qui ne riment à rien!

Alors l'Ottoman baissa la tête, il demeurapensif, les marques de joie s'effacèrent de sonfront, et des larmes se mirent à couler de sesyeux. Il regarda autour de lui, cherchantquelqu'un qui puisse le consoler. Puis il entonnaces vers...

Le masque des interlocuteurs - qui étaitdevenu, au fil des répliques, de plus en plus

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transparent — vient de tomber. « L'Étranger »,qui se décrivait tantôt comme « le plus sincèredes hommes libres », tient à présent des proposque Botros avait tenus un an plus tôt; tandis que «l'Ottoman » s'apprête à réciter un poème composépar le même Botros, et où sont repris les mêmesthèmes.

C'est pour célébrer leurs victoires que les na-tions de la terre organisent des fêtes, mais nosfêtes à nous ne sont que moquerie,

Qu'y a-t-il à célébrer, dites-moi? Quelle richeprovince avons-nous conquise? Et en quoi avons-nous amélioré la vie des nôtres?

Un sultan a abdiqué, un autre est monté sur letrône, mais le pouvoir s'exerce toujours de lamême manière,

Nous sommes une nation volage, que le ventdes passions entraîne par-ci, par-là...

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Ces paroles, prononcées en public un anaprès la rébellion des Jeunes-Turcs, et trois moisà peine après la chute d'Abdul-Hamid, n'étaientpas un simple mouvement d'humeur etd'impatience. Même si « l'Ottoman » et «l'Étranger » du dialogue faisaient semblant dedéfendre le nouveau sultan et les officiers révolu-tionnaires, le seul fait de parler de ces dirigeantssur un ton cavalier était significatif. Botros étaitde plus en plus déçu, de plus en plus meurtri, et ilprofitait de la liberté d'expression nouvellementacquise pour dire ce qu'il pensait.

Ce qui l'exaspérait, en premier lieu, c'estque les pratiques de l'administration, des fonc-tionnaires locaux, qu'il s'agît des gouverneurs deprovince ou des plus modestes clercs, étaient en-core celles de l'ancien régime. Mais il fallait êtrebien naïf pour s'attendre à ce que cela changeâtdu jour au lendemain, sur simple publication d'undécret...

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Ce qui l'affligeait aussi, même s'il ne pouv-ait en parler explicitement, c'est qu'il commençaità comprendre que, sur le dossier qui était pour luile plus crucial, rien n'avait été réglé, et rien ne leserait.

Ce dossier était celui des « minorités del'Empire ». Ma formulation, imitée des livresd'Histoire qui traitent de la question d'Orient, nerend pas compte de l'essentiel. Car l'essentieln'est pas de définir le droit des minorités; dèsqu'on formule les choses ainsi, on entre dansl'ignoble logique de la tolérance, c'est-à-dire de laprotection condescendante que les vainqueurs ac-cordent aux vaincus. Botros ne voulait pas êtretoléré ; et moi, son petit-fils, je ne le veux pasnon plus; j'exige que l'on reconnaisse pleinementmes prérogatives de citoyen, sans que j'aie à reni-er les appartenances dont je suis le dépositaire;c'est mon droit inaliénable, et je me détournehautainement des sociétés qui m'en privent.

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Ce qui intéressait Botros, - le verbe intéress-er est ici faible, je devrais plutôt dire : ce quidéterminait toutes ses émotions, toutes ses réflex-ions, et tous ses actes - c'était de savoir si lui, néau sein d'une communauté minoritaire, de reli-gion chrétienne et de langue arabe, allait obtenirdans un Empire ottoman modernisé sa place en-tière de citoyen, sans avoir à payer, tout au longde sa vie, le prix de sa naissance.

Certains indices lui donnaient à penser quela révolution des Jeunes-Turcs allait précisémentdans cette direction. Tous ces minoritaires quiavaient applaudi le mouvement dès le premier in-stant, qui y avaient parfois activement contribué,ces « hommes libres de toutes communautés »,devaient forcément nourrir les mêmes espérancesque lui.

Mais, assez vite, des phénomènes in-quiétants s'étaient produits. Il y avait eu, par ex-emple, ces élections générales, qui auraient dûêtre le commencement d'une ère de liberté et de

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démocratie, et qui furent marquées par des ma-nipulations, des truquages - tous les moyensétaient bons pour faire élire le plus grand nombrede députés favorables aux officiers révolution-naires et à leur comité Union et Progrès. Ces par-lementaires appartenaient à toutes les nations del'Empire, mais l'on constata alors un phénomènealarmant : à chaque vote, les « unionistes » separtageaient en deux clans, d'un côté les Turcs,de l'autre les non-Turcs.

Le même clivage se manifestait au sein del'équipe dirigeante. Les minoritaires, les « allo-gènes », ainsi que les francs-maçons, furent peu àpeu écartés, au profit d'un groupe ultra-national-iste, dirigé par Enver pacha, qui rêvait d'un nou-vel Empire turc s'étendant de l'Adriatiquejusqu'aux confins de la Chine, et où il n'y auraitqu'une nation, qu'une langue, et qu'un chef.N'était-ce pas ce même Enver qui avait soulevédans tout le pays un vent d'enthousiasme lorsqu'ilavait déclaré à la foule, du balcon de l'OlympiaPalace, à Salonique, que désormais il n'y aurait

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plus dans l'Empire ni musulmans ni juifs, niGrecs ni Bulgares, ni Roumains ni Serbes, « carnous sommes tous frères, et sous le même hori-zon bleu nous nous glorifions d'être tousOttomans » ?

Ceux qui avaient applaudi en écoutantnaguère sa belle envolée se demandaient àprésent s'ils n'avaient pas entendu de sa bouche...juste ce qu'ils avaient envie d'entendre. Ils com-mençaient à trouver significatif que, parmi les dé-nominations qu'Enver souhaitait voir disparaître,il ait inclus « Grecs », « Serbes », « Bulgares », «musulmans », « juifs »... mais pas « Turcs ». Etils commençaient à se demander si le programmede cet officier n'était pas, sous prétexte d'égalitéet de fraternité, de retirer aux différents peuplesde l'Empire les droits spécifiques qui leur étaientreconnus jusque-là.

Il y avait, à l'évidence, un grave malen-tendu. Qui allait peser sur le destin de mongrand-père, mais également sur celui de l'Empire

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au sein duquel il avait vu le jour. Botros était unpatriote; l'officier dont il avait emphatiquementsalué l'épée à l'aube de la révolution était un na-tionaliste. On a trop souvent tendance à rap-procher les deux attitudes, et à considérer que lenationalisme est une forme accentuée du patriot-isme. En ce temps-là - et sans doute à d'autresépoques aussi - la vérité était tout autre : le na-tionalisme était exactement le contraire du patri-otisme. Les patriotes rêvaient d'un Empire où co-existeraient des peuples multiples, parlant di-verses langues et professant diverses croyances,mais unis par leur commune volonté de bâtir unevaste patrie moderne qui insufflerait aux prin-cipes prônés par l'Occident la sagesse subtile desâmes levantines. Les nationalistes, eux, rêvaientde domination totale quand ils appartenaient àl'ethnie majoritaire, et de séparatisme quand ilsappartenaient aux communautés minoritaires;l'Orient misérable d'aujourd'hui est le monstre néde leurs rêves conjugués.

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Moi qui vient si tard, je n'ai aucun mérite àaffirmer tout cela, l'Histoire m'a mis sous le neztant d'événements éloquents! Mais déjà àl'époque de mon grand-père, les espoirs suscitéspar les officiers rebelles s'étaient amenuisés moisaprès mois, et ils allaient être bientôt balayés :Enver engagera son pays dans la Première Guerremondiale aux côtés des Allemands et desAutrichiens, caressant le rêve de prendre à laRussie, au cas où elle serait vaincue, ses posses-sions dans le Caucase ainsi que ses provincesturcophones d'Asie centrale, qu'on appelait com-munément le Turkestan ; mais c'est l'Empireottoman lui-même qui sera vaincu et disloqué.L'indomptable officier s'en ira alors proposer sesservices à Lénine, avant de se retourner contrel'Armée rouge, et de tomber sous ses balles, prèsde Boukhara, en 1922, à l'âge de quarante et unans.

Mon grand-père ne s'intéressait déjà plus àce personnage. Je ne sais même pas s'il apprit sadisparition. On en parla peu à l'époque dans la

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Montagne. Cette mort au combat qui, quelquesannées plus tôt, aurait revêtu pour les peuplesd'Orient des allures épiques était devenue insigni-fiante. Le souvenir des superbes mutins de 1908était déjà éclipsé par l'émergence d'un autre offi-cier turc, qui n'avait joué jusque-là qu'un rôlemineur dans les événements de l'Empire : KemalAtatiirk.

Pour lui aussi, Botros s'enthousiasmera,s'enflammera même, plus que de raison. Il ne secontentera pas de composer un poème pour salu-er son épée, il ira jusqu'à commettre, en son hon-neur, une belle folie; une de plus, mais celle-làinoubliable. J'y reviendrai en son temps...

Au cours de l'année 1909, alors que la ten-sion montait dans toutes les provinces et que lesincidents se multipliaient, un notable ottomanprit, sur un coup de sang, la décision de quitterIstanbul pour toujours.

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C'était un juge ottoman, originaire de Saïda,au sud de l'actuel Liban, mais dont la famille -chrétienne maronite -était installée depuis denombreuses années sur les rives du Bosphore. Undimanche d'été, à la fin du traditionnel repas fa-milial, il ordonna tranquillement à sa femme et àses treize enfants de ranger tout ce qu'ils pos-sédaient dans des malles ; il venait d'acheter,pour eux tous, et aussi pour le personnel de mais-on, des billets sur le premier bateau en partancepour Alexandrie.

Ce magistrat se prénommait Iskandar; labenjamine de ses filles, Virginie, avait sept ansau moment de l'exode. Elle était née à Istanbul, etne parlait que le turc. Plus tard, en Égypte, elleapprendra l'arabe et le français, mais le turc de-meurera jusqu'au bout sa langue de cœur. Sa fa-mille s'établira pour de nombreuses années dansle delta du Nil; c'est là que Virginie épousera, àdix-sept ans, un émigré prénommé Amin, venude la Montagne libanaise ; et c'est là qu'elle don-nera naissance à sa première fille - ma mère.

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Ma grand-mère maternelle est morte d'uncancer à cinquante-quatre ans - elle fut enterréeauprès de son époux dans un cimetière du Caire.Je l'ai à peine connue, tout juste demeure-t-ildans ma mémoire le souvenir incertain de l'avoirentrevue une fois.

A ses enfants, elle n'a jamais appris un motde turc, et elle a très peu raconté la traversée etl'exode. Mais quelquefois elle leur décrivait samaison d'Istanbul, jusqu'à ce que les larmes luinouent la gorge. J'ai hérité à la fois de cette oc-cultation et de cette nostalgie; du turc, que tant demes aïeux étaient fiers de parler, je ne connaisplus que les mots qui traînent encore dans le dia-lecte libanais; cependant, j'ai grandi avec « notre» maison d'Istanbul dans mes rêves, je l'ai ima-ginée comme un palais à blanches colonnades, cequ'elle n'était probablement pas, et j'ai longtempsévité de me rendre dans l'ancienne capitale del'Empire de peur que le mirage ne s'éparpillât enrosée. Quand, sur le tard, je m'y suis rendu, j'aipassé les premières journées à chercher les traces

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de mes ancêtres et l'adresse de « notre » maison,notamment dans les annuaires téléphoniques dudébut du siècle. Avant de renoncer abruptement àmon obsession pour parcourir enfin la ville avecdes yeux d'adulte.

Sur les raisons qui avaient poussé son père às'exiler, ma grand-mère disait peu de chose, et sesenfants évitaient de l'interroger tant ils sentaientque chaque mot sur ce thème était une torture. Jeme dis parfois que si elle n'était pas morte sijeune, elle m'aurait peut-être raconté... Mais jen'en suis pas certain. Après tout, mon autregrand-mère a vécu jusqu'à quatre-vingt-onze ans,sans avoir rien perdu de son bon jugement ni desa mémoire, et il y a mille questions que je n'aipas trouvé le temps de lui poser. La mort a bondos!

Sur cet épisode comme sur d'autres, quand j'aivraiment cherché à savoir, j'ai su. La vérité estrarement enterrée, elle est juste embusquée der-rière des voiles de pudeur, de douleur, ou

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d'indifférence; encore faut-il que l'on désire pas-sionnément écarter ces voiles.

Chez moi, de tels désirs auraient dû appar-aître plus tôt, beaucoup plus tôt, du temps oùj'étais encore en culottes courtes. Un cousin issude cette branche de ma famille était venu au vil-lage, un jour d'été, rendre visite à mes parents. Jene l'avais jamais vu auparavant, et je ne l'ai plusrevu après. Il était médecin dans un faubourgpopulaire de Beyrouth, un homme affable, affec-tueux, courtois, un peu timide. Avec mes yeuxd'enfant je le revois encore, assis au salon, entrain de converser avec mon père. Soudain, aumilieu d'une phrase qu'il avait prononcée, le vis-iteur fut secoué par un tremblement bref mais ex-trêmement impressionnant, comme sous l'effetd'une violente décharge électrique. Mes parents,apparemment coutumiers de ce tic, s'efforçaientde faire comme s'ils n'avaient rien remarqué.Moi, j'étais fasciné, je n'arrivais plus à détachermes yeux de lui, de son menton, de ses mains,guettant la prochaine secousse. Laquelle

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intervenait, immanquablement, toutes les deux outrois minutes.

Quand le cousin s'en alla, ma mèrem'expliqua que lorsqu'il était enfant, en Turquie,« du temps des massacres », un soldat l'avait prispar les cheveux, lui avait posé un couteau sur lecou, s'apprêtant à l'égorger. Fort heureusement,un officier ottoman vint à passer par là, qui re-connut l'enfant. Il hurla : « Lâche-le, misérable !C'est le fils du docteur! » Le massacreur jeta soncouteau et s'enfuit. Le père de ce cousin était, eneffet, lui aussi, médecin dans un quartier popu-laire, où il soignait les gens avec dévouement, etsouvent sans leur prendre une piastre. Le garçonfut donc sauvé, mais la frayeur qu'il avaitéprouvée ce jour-là lui avait laissé des séquellesdurables. A l'époque du drame, en 1909, il avaitsix ans. Lors de son unique visite chez mes par-ents, il devait en avoir cinquante de plus. Maisson corps n'avait pas oublié.

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Ce rescapé était un neveu de ma grand-mère, mais il avait presque le même âge qu'elle,étant le fils aîné de sa sœur aînée. Cette précisionest importante : il était le premier garçon de lanouvelle génération, et son grand-père, le juge,l'idolâtrait comme un grand-père levantin sait lefaire. C'est à cause de cet enfant, à cause de cedrame évité de justesse, que mon arrière-grand-père avait décidé de quitter Istanbul avec tous lessiens. La lame de la haine sur la gorge du petit-fils était un avertissement; il se refusait à fairecomme s'il ne l'avait pas entendu.

A l'époque, me dit-on, bien des genss'étaient alarmés en voyant un notable comme lui,magistrat influent, riche et respecté, partir ainsi, àla sauvette. Beaucoup de ceux qui appartenaient,comme lui, à la communauté maronite com-mencèrent à se demander s'ils ne devraient pass'en aller eux aussi avant qu'il ne soit trop tard.Un exemple parmi tant d'autres des convulsionsqui secouaient alors l'Empire agonisant.

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A propos de mon bisaïeul d'Istanbul, dontl'itinéraire allait déterminer le mien, j'ai pu savoirces dernières années un certain nombre dechoses. De quoi me mettre en appétit, sans pourautant me rassasier - mais peut-être retrouverai-jeun jour quelques lambeaux d'archives. J'ai apprispar exemple qu'il avait perdu la vue, et qu'ilsiégeait au tribunal avec, à ses côtés, un aide -souvent l'un de ses huit fils - pour lui lire lespapiers qu'on lui présentait, et lui glisser parfois àl'oreille la description d'un plaignant, ou la rela-tion d'un geste.

Le côté théâtral de la chose ne devait pastrop lui déplaire, vu qu'il avait grandi sur lesplanches — tout juge qu'il fut. Sa famille avaitfondé une troupe de théâtre réputée, qui avaitjoué un rôle pionnier dans plusieurs contrées del'Empire. Ses oncles, qui se prénommaientMaroun et Nicolas, avaient été les premiers àfaire jouer Molière et Racine, traduits par leurssoins ; leur sœur Warda avait été la comédiennela plus célébrée de son temps ; et dans son

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enfance, le futur juge les avait parfois accompag-nés dans leurs tournées.

D'ailleurs, à voir la facilité avec laquelle ilavait pris la décision de partir avec tous les siens,en abandonnant son tribunal, sa maison, son stat-ut, pour aller refaire sa vie en Égypte, on ne peuts'empêcher d'observer que c'était là le réflexed'une troupe d'acteurs plutôt que celui d'une dyn-astie bourgeoise.

A l'évidence il y avait, dans l'âme de monarrière-grand-père, une composante saltimbanquequi, à l'heure du choix, avait pris les rênes.

Pour en revenir à Botros, et à la manièredont lui-même fut affecté par la crise terminalede l'Empire ottoman, il me semble nécessaire depréciser que sa désillusion, si elle s'expliquait enpartie par les événements politiques, avait égale-ment des causes plus personnelles.

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Ayant écrit cela, et l'ayant relu, je me sensobligé d'admettre qu'il m'est impossible, enmatière de désillusion, de séparer ce qui est poli-tique de ce qui est personnel. C'est vrai de mongrand-père, c'est vrai aussi de Gebrayel, et de tantd'autres de leurs contemporains. Tous ceux quiont émigré, tous ceux qui se sont rebellés, etmême tous ceux qui ont rêvé d'un monde moinsinjuste, l'ont fait d'abord parce qu'ils ne trouv-aient pas leur place dans le système social et poli-tique qui régissait leur patrie; à cela venaits'ajouter, immanquablement, un facteur indi-viduel qui déterminait la décision de chacun, etqui faisait, par exemple, qu'un frère s'en allaittandis que l'autre restait sur place.

Pour Botros, ne pas quitter le pays,s'efforcer de croire en son avenir, c'était à la foisle fruit de ses convictions, le fruit de sa situationfamiliale, et le fruit de son tempérament - insou-mis, rageur, impatient, velléitaire, et criblé descrupules. Son choix était hasardeux, et il l'a tou-jours su. Il a constamment douté de l'émergence

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de cet Orient nouveau qu'il appelait de ses vœux,et constamment douté aussi de la profession qu'ilavait choisie. D'ordinaire, il hésitait à en tirertoutes les conséquences. Mais, de temps à autre,il l'a fait.

Ainsi, en juillet 1909, lorsqu'il prononçacette allocution en forme de dialogue désabuséentre un « Ottoman » et un « Étranger », il venaitde prendre une décision grave : démissionnerpour la deuxième fois du Collège oriental, etquitter l'enseignement. En raison, semble-t-il,d'une mésentente avec les religieux qui diri-geaient l'école, mais également d'une interroga-tion plus ample sur l'orientation à donner désor-mais à sa vie.

En témoigne cette lettre, écrite un an plustard, en juin 1910, à son ami et beau-frère, ledocteur Chucri, qui se trouvait alors au Caire,toujours dans les services médicaux de l'arméebritannique.

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Pendant que je pensais à toi et à ta petite fa-mille, et à ce que vous devez endurer en ces joursdes grandes chaleurs égyptiennes, on m'a ap-porté ta lettre si délicatement tournée, qui m'arassuré, et m'a fait regretter que nous ne soyonspas tous ensemble...

Tu as mille fois raison d'être furieux contre tesparents qui ne t'écrivent pas. Mais sois tran-quille, la seule explication de leur silence, c'estqu'ils sont totalement absorbés par les préoccu-pations du sacro-saint ver à soie. J'étaisdernièrement chez eux, au village, tu n'as aucuneinquiétude à te faire, ils vont tous bien, nousavons festoyé ensemble et bu à ta santé.

Avant d'aborder la question de l'école, Bo-tros donne, comme il le faisait souvent dans seslettres, des nouvelles de certains membres de lafamille; d'ordinaire, je passe outre, mais cettefois, j'ai voulu garder ce passage, pour uneraison.

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S agissant de notre cher Theodoros, il a ététransféré du monastère de Baalbek, où il était ad-joint, au monastère de Mar Youhanna, dont il estdevenu le supérieur. J'ai devant moi une lettre delui, qui ne contient que de bonnes nouvelles; jecompte lui répondre tout à l'heure, et je lui trans-mettrai tes amitiés... Les émigrés de nos deux fa-milles vont bien, eux aussi, grâce à Dieu, mais jen'ai pas de nouvelles récentes.

Theodoros était, en quelque sorte, le chef defile des catholiques de la famille, alors queChucri professait un protestantisme résolument «antipapiste », bien plus farouche que celui de sonpère, le prédicateur. A l'évidence, Botross'efforçait dans cette lettre - et dans plusieursautres -de jouer les conciliateurs, ou tout aumoins d'atténuer les querelles religieuses quimenaçaient les siens.

Après ce préambule, il en arrive à l'essentiel:

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Pour ce que tu as entendu à propos de mon re-tour au Collège oriental, sache que c'est faux. Ilsont bien repris contact avec moi, en passant pardivers intermédiaires, pour me proposer uneaugmentation, mais j'ai décliné leur offre, en leurexpliquant que si j'ai décidé d'arrêterl'enseignement au début de l'année dernière, cen'est pas pour le reprendre cette année. Je leur aimême démontré que j'avais reçu diverses propos-itions à Beyrouth, et que je les avais égalementdéclinées, parce que j'avais l'intention de meconsacrer à mes propres affaires. C'est vrai,crois-moi, je n'ai rien contre cette école en par-ticulier. Mes rapports avec les responsables duCollège oriental se sont d'ailleurs améliorés;nous nous visitons régulièrement, et ils de-mandent constamment mon avis sur diversesquestions. Il paraît que les élèves et les parentsme réclament, mais je ne souhaite pas me lier denouveau à cet établissement, ni à aucun autre. Ate dire vrai, j'en ai plus qu'assez du travail desécoles, du moins tel qu'on le pratique. Et c'est

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avec amertume que je songe à toutes ces annéesque j'ai perdues entre cahiers et encriers dans unpays de futilité et de superficialité! (Ma plumes'est emballée, frère bien-aimé, alors pardonne-moi, et oublie ce que je viens de dire)...

Botros dit qu'il a l'intention de se consacrerdésormais à ses propres affaires. Mais lesquelles?L'impression qui se dégage de ses archives, c'estqu'il rumine quantité de projets, qui apparaissentfurtivement dans ses lettres, mais quis'évanouissent aussitôt sans laisser d'autrestraces; j'apprends ainsi, au fil des lectures, qu'il asongé à créer un journal; puis à acheter des partsdans une librairie ; puis à gérer un grand hôtel deBeyrouth - l'hôtel d'Amérique ; puis à fonderavec des amis une entreprise d'import-export.Parallèlement à tout cela, il était en discussionavec un imprimeur pour faire publier ses diversécrits - un dictionnaire des proverbes, une his-toire des langues anciennes, un recueil depoèmes, sa pièce de théâtre intitulée LesSéquelles de la vanité...

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Aucun de ces projets ne sera mené à sonterme, mais il en est un qui connaîtra un com-mencement de réalisation. Mon grand-père n'enparle jamais lui-même, du moins dans le courrierqui a été conservé, et c'est seulement grâce auxindiscrétions de ses correspondants que j'ai pu encerner la nature. Par exemple, ce bout de phrasedans une lettre de Theodoros :

Tu m'as écrit dans ton dernier courrier que tuvenais d'acheter vingt mille pics carrés, sans medire où se situait ce terrain, ni ce que tu comptaisen faire, s'il était déjà bâti ou pas, et si tucomptais le bâtir toi-même... Tu voudrais, enplus, que j'intervienne auprès de nos frères pourqu'ils contribuent à cet achat! Ne sais-tu pas queleur récolte a été mauvaise, qu'ils n'ont absolu-ment pas de liquide, et qu'ils arrivent à peine àjoindre les deux bouts ?

Et, un peu plus loin :

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Tu voudrais vraiment que tous tes frères quit-tent le village pour aller s'installer avec toi àZahleh? Permets-moi de te dire que je trouve lachose difficile, pour ne pas dire impossible. Tudis qu'il faudrait que vous soyez tous réunis.D'accord, mais ne serait-ce pas plus simple quetoi, qui es seul, viennes vivre à côté d'eux, plutôtque de les arracher tous à leur village? Malgrécela, je te promets d'en discuter avec eux quandje les verrai...

A quoi pouvait donc servir ce terrain? Etpourquoi Botros voulait-il que ses frères aban-donnent tout pour aller travailler avec lui ? C'estl'allusion ironique d'un cousin qui a soulevé, pourmoi, un premier coin du voile.

J'apprends par les journaux que les femmesaussi se mettent à fumer. Il paraît que la plupartd'entre elles apprécient cette consommation eniv-rante et apaisante. Cela ne peut que contribuer àta prospérité. Je te souhaite de gagner plus

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d'argent encore avec leurs cigarettes qu'aveccelles des hommes!

Ces lignes avaient été écrites en février1912. Quelques mois plus tard, Botros reçut unautre courrier sur le même sujet, cette fois deGebrayel, sur un ton dénué d'ironie, mais toutaussi dénué de complaisance. Il s'agit de l'une destrois lettres que ma mère m'avait rapportées dupays au tout début de ma recherche, lorsque jesavais encore très peu de choses de mon grand-père et presque rien de son frère cubain. Le pas-sage qui va suivre, je l'avais donc déjà eu sous lesyeux ; seulement, l'écriture y était difficilementlisible, et je ne m'y étais pas attardé. Je n'y suisrevenu que plus tard, après avoir pu reconstituerl'itinéraire des miens. Et après avoir lu, non sansperplexité, les taquineries du cousin, dont la lettreétait moins abîmée.

Mais j'en reviens à celle de La Havane. Elleest datée du 19 mai 1912. Gebrayel y écrit, à lapremière page :

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Que je suis content d'apprendre que tu as réussià faire pousser du tabac...

C'était donc cela! Botros avait formé le pro-jet de cultiver du tabac, non loin de Zahleh, dansla riche plaine de la Bekaa; et il avait acheté unhectare de bonne terre agricole pour démarrerl'expérience. Je devine aisément le cheminementde cette idée dans la tête de mon futur grand-père. Il aurait été émerveillé par le succès de cetteculture à Cuba; ce qui explique qu'il ait vouluvisiter une fabrique de cigarettes lors de son sé-jour à New York, et qu'il se soit même amusé àforger des slogans publicitaires pour la marqueParsons; ensuite, il se serait demandé pourquoion ne pourrait pas faire la même chose « cheznous » — une interrogation qui revenait constam-ment sous sa plume, comme un leitmotiv, etcomme un acte de foi : qu'il s'agisse de politique,de pédagogie, ou d'industrie, il partait toujours duprincipe que ce qui avait réussi en Occidentdevait pouvoir réussir en Orient, les hommesétant fondamentalement les mêmes. Si nous

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fournissions l'effort nécessaire, et que nous appli-quions judicieusement les méthodes qui ont faitleurs preuves, pourquoi ne pourrions-nous pasréussir là où les autres ont réussi ?

Oui, pourquoi ne pourrions-nous pas re-produire chez nous le miracle havanais? La terred'ici n'est-elle pas tout aussi bonne? La réponseque lui adressera Gebrayel sera passablementcruelle.

Que je suis content d'apprendre que tu asréussi à faire pousser du tabac, mais que je suistriste pour le temps et l'effort que tu as dépenséssur une terre qui ne te remboursera pas le prix deta sueur, et qui ne t'offrira aucun débouché pourta production. Ah si ce même effort avait étéfourni dans un pays de tabac comme Cuba oucomme l'Égypte! Oui, bien sûr, on n'y respire pasl'odeur de la patrie ni l'air vivifiant du Liban,mais les compensations matérielles et la facilitédes communications te font oublier la fatigueparce que tu obtiens ici infiniment plus que ce

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que peut te donner notre chère patrie, surtoutdans l'état où elle se trouve de nos jours...

De fait, les propos de l'émigré sont le bonsens même : il n'y a pas seulement la qualité dusol et sa capacité à faire pousser du tabac, il y aaussi les perspectives d'exportation, il y a les fa-cilités que les autorités du pays assurent au projetou ne lui assurent pas, et puis, plus que tout cela,il y a « l'état général du pays », une de ces ex-pressions qui reviennent sans cesse tout au longdes archives familiales, jusqu'à devenir obséd-antes et violentes, plus corrosives même que «déchéance », « arbitraire », « tyrannie », «ténèbres », « pourriture » ou « délabrement » -oui, juste ces paroles neutres qui ont l'autorité dela chose jugée : « l'état général... »; « la situationprésente... »; « les circonstances que chacun con-naît... »; on interrompt la phrase, pour quelquessecondes de deuil, puis l'on passe, avec un soupir,au paragraphe suivant...

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Ces propos désabusés, on les lit aussi biensous la plume de Gebrayel que sous celle de Bo-tros. Mais, bien entendu, les deux frères ne lesressentaient plus de la même manière. Cet Orientdénué d'horizon, l'un des deux continuait à yvivre, alors que l'autre lui avait résolument tournéle dos. Sans doute y avait-il encore, dans leslettres de l'émigré, quelques allusions nostal-giques au pays, à l'air qu'on y respire, auxréunions familiales ; mais il ne s'y attardait guère,car son choix était fait. Sa vie se déroulerait àCuba, et nulle part ailleurs.

Cette île, où notre chance nous a été donnée,est en train de progresser, et elle deviendra l'undes points les plus importants du globe, matéri-ellement, politiquement, et moralement.

Propos qui datent, eux aussi, de 1912. Cetteannée-là, il y eut entre les deux frères, mesemble-t-il, plus d'échanges de courrier qu'àaucun autre moment de leur vie. Gebrayel faisaitalors une dernière tentative pour convaincre

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Botros de le rejoindre à La Havane. Et il semblebien que mon futur grand-père ne se soit plusmontré hostile à cette idée. Sinon, commentl'émigré aurait-il pu lui lancer :

Ah, si le Seigneur pouvait t'inspirer de prendrele bateau avant même d'avoir reçu la lettre que jesuis en train de t'écrire!

Cet appel venait après un long, un très longsilence. Bien des indices me portent à croire queles rapports entre Gebrayel et Botros s'étaient re-froidis après leur mésentente à

Cuba. Il me semble même qu'ils ne s'étaient plusguère écrit. C'est seulement huit ans plus tardqu'ils avaient repris leurs échanges.

Comme je l'ai expliqué dernièrement dans unelettre à notre frère Theodoros, mes affaires sontdevenues, en vérité, bien trop importantes pourmoi, il y a maintenant de la place pour d'autres...

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Si l'émigré éprouvait le besoin de faire unetelle confidence à Botros, c'est qu'il ne lui avaitpas beaucoup parlé au cours des annéesprécédentes. Je suppose qu'il leur avait fallu dutemps pour surmonter leur mauvaise expériencecommune. Mais il semble aussi que l'émigré aitlongtemps voulu dissimuler sa véritable situationà ses proches. Pour quelle raison ? Je ne le saispas avec certitude, même si, à vrai dire, je le dev-ine un peu, ayant connu bien d'autres émigrés, denotre famille comme du reste de la Montagne. Lemythe du villageois qui prend le bateau avec pourtout bagage deux pains et six olives, et qui se ret-rouve dix ans plus tard à la tête de la plus grossefortune du Mexique, je l'ai entendu raconter millefois, avec toutes sortes de variantes ébahies. Detels récits exercent une pression constante,souvent lourde à porter, sur ceux qui émigrent; ilsont beau se trouver dans le coin le plus reculé duSahel ou de l'Amazonie, ils n'échappent jamaisau regard de ceux qui sont restés au pays, car laparenté les surveille et les jauge avec leurs

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propres yeux. Et lorsqu'ils ont un brin d'orgueil -denrée qui n'est pas rare chez les nôtres - ilsn'osent plus revenir au pays sans avoir fait leurspreuves, ou alors ils reviennent seulement pour secacher et mourir. Beaucoup, d'ailleurs, préfèrentencore crever sur une terre lointaine plutôt que derevenir vaincus.

S'agissant de Gebrayel, qui était parti contrela volonté des siens, qui n'avait probablement ja-mais pu se réconcilier avec son père, puis quis'était mal entendu avec son frère lorsque celui-cil'avait rejoint, il n'était pas question de seprésenter à nouveau devant ses proches avantd'avoir réussi de manière éclatante. Objectif qu'ilavait fini par atteindre vers 1909, une dizained'années après la fondation de son entreprise, «La Verdad ». C'est alors qu'il avait décidé de rét-ablir le contact avec le village, et de demander lamain de la fille de Khalil. A partir de là, la dis-simulation ne pouvait plus se poursuivre indéfini-ment. Mais le grand-oncle ne put s'empêcher dela pratiquer encore quelque temps, comme le

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révèle cette histoire que trois personnes de la fa-mille m'ont rapportée.

Au lendemain de son mariage, Gebrayelavait installé Alice dans un modeste appartementsitué au-dessus de ses magasins, où elle devaiteffectuer elle-même l'essentiel des travaux mén-agers. Quelques mois plus tard, il vint lui de-mander, d'un air contrit, si elle n'était pas déçuepar l'existence qu'il lui faisait mener. Elle le re-garda comme si elle ne comprenait pas bien lesens de sa question :

«Pourquoi serais-je déçue? Nous sommesen bonne santé, et nous mangeons à notre faim !

— Tu ne désires pas avoir plus? Une mais-on plus grande? quelqu'un pour t'aider? uneautomobile? »

La fille du prédicateur répondit en toutesérénité :

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« Je désire seulement ce que le Ciel nousdonnera.

— Eh bien, le Ciel nous a donné ! »

C'est alors seulement que Gebrayel lui dé-voila qu'il était riche, qu'il avait les moyens devivre comme un roi, et de la faire vivre commeune reine. Il lui annonça également qu'il était entrain de faire construire une superbe demeuredans le plus beau quartier de La Havane, et qu'ilsallaient bientôt s'y installer!

A l'évidence, le grand-oncle cubain avait lesens de la mise en scène. D'ailleurs, à cette étapede son itinéraire, toute sa présentation de lui-même allait se transformer, jusqu'à l'apparence deses enveloppes; auparavant, très exactementjusqu'en avril 1912, celles-ci étaient unies, avecjuste son nom discrètement dans un coin, en bas;désormais, ce serait un feu d'artifice, le nom de «Gabriel » s'étalant en gros caractères, avec unelongue description de ses activités, « Importateur

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et représentant de fabriques en soierie, quin-caillerie, coutellerie, joaillerie, et nouveautés engénéral », avec une énumération des marquesétrangères dont il était l'agent agréé, — Kre-mentz, The Arlington Co, La Légal... -, et avec,tout autour, une ribambelle de dessins reproduis-ant notamment la devanture et l'intérieur des ma-gasins « La Verdad », d'autres figurant des encri-ers, des bijoux, des ciseaux et des rasoirs de sapropre fabrication, avec son nom gravé dessus,sans oublier le globe terrestre frappé de ses ini-tiales, ni surtout l'inscription « Distintivosmasonicos »...

Peut-être ce brusque dévoilement était-ilégalement lié au fait qu'il espérait à nouveau con-vaincre son frère Botros d'aller le rejoindre. Soncourrier se montrait, à cet égard, passionné etinsistant.

Il y a ici un besoin urgent d'un homme sage etcompétent comme toi, qui puisse m'aider à diri-ger cette entreprise, qui puisse la tailler comme

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on taille un arbre qui a grandi trop vite. Oui, ilfaudrait d'urgence un homme doté d'un regardperçant qui puisse voir clairement quellesbranches sont les meilleures, pour les dévelop-per, et lesquelles sont les moins utiles, pour lesréduire.

J'imagine que certaines personnes vont se de-mander pourquoi je ne ferais pas ce travail moi-même, puisque je suis sur place, et que c'est mondomaine. Je répondrai que je suis englouti dansce travail à chaque heure, à chaque minute, aupoint que le plus petit détail prend à mes yeuxdes proportions démesurées, et que je ne suisplus capable de voir les choses de haut commepourrait le faire un observateur critique, surtouts'il a la sagesse d'un homme comme toi.

A la réflexion, je me dis qu'il n'est pas im-possible que ce soit Theodoros qui ait joué les in-termédiaires entre ses deux frères. Qu'il ait écrit àGebrayel : « Botros a quitté l'enseignement; ils'est lancé dans un projet de plantation de tabac

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où il risque d'engloutir son argent et celui detoute la famille; peut-être devrais-tu le convain-cre d'aller travailler avec toi »... On ne peut ex-clure un tel scénario, d'autant qu'il correspondaux manières du prêtre — j'ai de cela un autre ex-emple en tête, que j'évoquerai en son temps...

Cela dit, il est parfaitement plausible quel'initiative soit venue de Gebrayel lui-même,parce qu'il avait réellement et urgemment besoind'aide.

A moins que tu viennes, je vais être contraint dereconsidérer mon activité, parce que si les chosescontinuaient encore au même rythme, ma santéen serait démolie, à coup sûr. Cela dure depuisdes années, et sincèrement je n 'en peux plus. Si,par malheur, tu choisissais de ne pas venir, je n'aurais plus d'autre choix que celui d'abandonnerune partie de mon travail... Je me concentreraissur un petit nombre de secteurs, je m'occuperaisdes fabriques dont je suis le représentant, et desproduits qui sont déposés à mon nom, je

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laisserais le reste à d'autres personnes, selon uneformule quelconque — partenariat, société an-onyme, ou autre... J'aurais moins de revenus,mais je me reposerais un peu, et j'aurais plus detemps à consacrer à Dieu et aux gens, surtout àma famille, et aussi à moi-même, car tous lesproblèmes de santé que j'ai eus ces dernierstemps viennent de cette pression constante surma tête, ces soucis qui s'accumulent sans arrêt, etcette dépense d'énergie qui m'épuise. Bien sûr,j'ai des gens pour m'aider, j'en ai quatre au bur-eau, quatre au dépôt, quatre qui sillonnentl'intérieur du pays, trois à la maison, sans oubli-er ceux qui s'occupent de la douane, les nom-breux intermédiaires, et ceux qui surveillent lesfabriques. Mais tu sais comment je suis, je doisvérifier moi-même le travail de chacun. Figure-toi que je dois rédiger chaque jour vingt-cinqlettres en moyenne, ainsi que des dizaines de fac-tures, de commandes, etc. etc. Je suis à la fois lepatron, le secrétaire, l'employé, le surveillant,l'arbitre, et si je ne m'étais pas accoutumé à cela

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depuis des années, mon cerveau se serait désinté-gré en une demi-journée.

C'est cela qui me pousse à demander l'aided'un homme qui puisse partager ce fardeau, etme guider avec sagesse vers ce qui est meilleur.Alors, si cet homme juge que ce que nous faisonsest convenable, il en partagera les bénéfices avecmoi; et s'il estime qu'il y a des choses àaméliorer, il m'aidera à le faire et cela profiteraà tous.

Sache donc que ce que j'attends de toi dans cetravail ouvrira une porte pour tous les nôtres,d'autant que la situation présente démontreclairement que l'émigration est devenue pour euxune fatalité...

La batterie d'arguments est complète : del'analyse rationnelle au chantage affectif, sansoublier les avantages matériels. Surtout, Gebrayelcherche à ôter à Botros ses scrupules habituels :ce n'est pas pour toi seul que tu ferais cela, lui

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dit-il en substance, mais pour le bien de tous lesnôtres, qui n'ont plus d'avenir dans le pays desorigines, et qui en ont un ici, à Cuba!

Mon grand-père ne pouvait être insensible àces arguments. Mais s'il envisageait sérieusementl'option havanaise, sa préférence allait à d'autresvoies. Il aurait préféré, par exemple, que sonfrère ouvre, pour ses magasins, une grande suc-cursale à Beyrouth, dont lui-même se serait oc-cupé avec quelques associés; ainsi, l'entreprisefamiliale aurait eu deux grandes ailes, l'une auLevant, dirigée par Botros, l'autre outre-At-lantique, dirigée par Gebrayel. Une belle idée,mais qui ne correspondait pas du tout aux projetsde ce dernier, qui rétorqua :

Je ne cherche pas à étendre encore mes activ-ités; ce dont j'ai besoin, c'est de L'aide, de l'aidepour ce que je fais déjà ici même, à Cuba !

Ce que Botros aurait voulu aussi, c'est queson frère lui rachète ses terrains au pays pour

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qu'il puisse disposer d'un capital et devenir sonassocié. Réponse de Gebrayel :

A quoi cela rimerait-il que j'achète des terrainsau pays alors que je suis ici et que je vais y rest-er? Cela dit, je l'aurais quand même fait, justepour ne pas te dire non, si je ne venais pasd'acquérir la maison de Màximo Gômez.Aujourd'hui, je ne peux pas, désolé!

Ce que l'émigré ne semblait pas compren-dre, c'est que Botros n'avait plus envie de trav-ailler pour le compte d'un autre. Lui qui avaitfélicité Gebrayel d'avoir « échappé à la conditionsalariée », il aurait aimé pouvoir y échapper luiaussi. Il ne voulait plus dépendre d'un directeurde collège, ni d'un patron d'entreprise, et certaine-ment pas de son frère cadet. Il ne voulait être nison employé, ni son obligé. S'il pouvait lui céderses terrains, il aurait au moins le sentimentd'avoir aussi bien donné que reçu ; ensuite, il in-vestirait son argent dans une entreprise où ilserait un partenaire; et s'il n'avait pas un capital

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suffisant, il associerait au projet certains de sesamis, de manière à ne pas se retrouver en positiond'infériorité...

Gebrayel qui, d'ordinaire, prenait soin deménager la sensibilité excessive de son frère, quiconstamment le flattait, l'encensait, le rassurait,ne mesura pas cette fois l'importance que cettequestion avait acquise pour lui. Aussi luiproposa-t-il candidement :

A partir du moment où tu auras quittéBeyrouth, et jusqu'à ton arrivée à La Havane, jete verserai un salaire mensuel de trente livresanglaises; ensuite, ce sera quinze livres par mois,puisque tu habiteras chez moi (grâce à Dieu nousavons maintenant une maison où nous pourronsvivre ensemble comme tous les gens respectablesau lieu de dormir au grenier comme avant)...

L'impair! Très exactement ce qu'il ne fallaitpas dire! Croyant ôter les derniers obstaclesmatériels à la venue de son frère, Gebrayel avait

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négligé l'obstacle majeur, son désird'indépendance, et son extrême susceptibilité surce point.

Je n'irai pas jusqu'à dire que ce sont de tellesmaladresses qui dissuadèrent, en définitive, mongrand-père de repartir pour Cuba. Il me sembleque tout au long de leurs échanges, il était plushésitant que son frère ne voulait le croire. Etmême méfiant, comme le révèle ce passage énig-matique du courrier de Gebrayel :

Ma confiance en toi, en ton dévouement au trav-ail et à la famille a toujours été grande et necesse de grandir jour après jour, et il n'y a dansmon esprit, sur cette question, pas l'ombre d'unehésitation. C'est pourquoi je suis très étonné desallusions que je lis sous ta plume sur le fait quecertains membres de la famille n'auraient pasconfiance en toi. De qui s'agit-il, dis-moi? Serait-ce moi, par hasard, que tu vises? Si c'est le cas,sache, cher Monsieur, que si un doute s'est in-sinué dans ton esprit à ce sujet, il est le fruit de

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ton imagination, ou le fruit d'un malentendu. Etsi c'est quelqu'un d'autre que tu vises, tout ce queje pourrais te conseiller, c'est d'exercer à son en-droit ta magnanimité habituelle, et ton esprit depardon.

Le ton demeura poli, diplomatique même,comme l'est d'habitude notre courrier familial.Mais il est clair qu'il y avait désormais, entre lesfrères, et quoi qu'en dise l'émigré, un sérieux dé-ficit de confiance. Botros devait sentir que Geb-rayel et Theodoros étaient en train de se consul-ter, à son insu, sur la meilleure manière de luitrouver une occupation convenable en le dé-tournant des projets fumeux dans lesquels ils'était lancé.

Je comprends aisément qu'à cette étape desa vie, mon futur grand-père se soit montré sus-ceptible, chatouilleux, surtout dans ses échangesavec deux frères plus jeunes que lui, qui étaientl'un et l'autre « arrivés », chacun dans son do-maine, puisque le prêtre était à présent le

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supérieur de son couvent, et que le commerçantavait fait fortune. Alors que lui, Botros, n'étaitencore arrivé nulle part.

Tout en poursuivant ces pourparlers à distance, ilne cessait d'ailleurs de s'interroger sur les orienta-tions à donner à sa vie, avec d'autant plusd'angoisse qu'il n'avait plus vingt ans ni trente,mais bien quarante-quatre ans accomplis. Il ne luiétait pas facile de quitter son pays pour allers'adapter à une autre société, à une autre exist-ence! Il ne lui était pas facile de quitter son trav-ail pour se lancer dans une activité d'un tout autregenre, où il devait faire ses premiers pas commeun apprenti ! Et il ne lui était pas facile non plusde se retrouver encore sans foyer propre, sansfemme ni enfants, alors que les plus jeunes de sesfrères et sœurs avaient déjà fondé une famille !

Sans doute avait-il sérieusement songé àpartir pour Cuba en cette année 1912... Je n'ai passes propres lettres — s'il en a fait des copies,elles se sont perdues; j'ai uniquement celles de

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son frère, qui donnent à penser que la chosesemblait, à un moment, acquise, et même immin-ente. Mais je ne suis pas étonné que Botros y aitfinalement renoncé. S'il n'avait pu supporterl'émigration lorsqu'il était plus jeune, commentaurait-il pu la supporter à présent? De plus, auxyeux de tous ceux qu'il avait constamment ser-monnés sur l'obligation de demeurer au pays pourcontribuer à son avancement, ce départ serait ap-paru comme une déroute, un reniement, unetrahison. Jamais il n'aurait accepté de perdre ainsila face !

Finalement, il ne partira pas. Il en informerason frère à la fin de cet été-là. Gebrayel engardera jusqu'au bout des regrets, mais il devras'y résigner. De toute manière, pour les deuxfrères, il était trop tard. Depuis trop longtempsleurs routes avaient irrémédiablement divergé, etseuls les liens du sang avaient maintenu entre euxun dialogue sans véritable complicité. Même s'ilspartageaient encore les mêmes idéaux, chacundemeurerait désormais sur sa propre rive, chacun

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marcherait sur sa propre route, à son proprerythme, jusqu'à sa propre fin.

Combats

L'année 1912 s'avérera finalement, dans lavie de Botros, l'une des plus déterminantes, etCuba n'y sera pour rien. En écrivant cela, j'ai con-science de présenter, de la trajectoire de mongrand-père, une vision quelque peu biaisée. Maisil m'est difficile de rendre compte avec une froideobjectivité des rencontres qui m'ont fait venir aumonde, et sans lesquelles ce récit n'aurait aucuneraison d'être. Or, cette année-là fut justement, dupoint de vue qui est le mien, celle d'une rencontrecapitale.

Pendant qu'il discutait encore avec son frèrede l'opportunité d'un nouveau voyage vers LaHavane, et alors qu'il était, comme souvent, enproie aux scrupules et à l'indécision, Botros eutsoudain comme une illumination. Il se rendit

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chez Khalil pour lui annoncer, avec solennité,qu'il venait demander la main de sa fille.

Il s'agissait de la cadette, Nazeera. Monfutur grand-père avait eu, lors d'une récenteréunion de famille, l'occasion d'échangerquelques mots avec elle; il avait été frappé par saperspicacité, par sa détermination, et aussi par sabeauté sereine. Au cours des journées et des nuitsqui avaient suivi leur rencontre, il s'était surprisplus d'une fois à imaginer avec tendresse ce re-gard pénétrant, à écouter cette voix apaisante. Audébut, il n'avait pas voulu admettre que la jeunefille prenait de l'importance pour lui. Mais, au fildes jours, une certitude s'était installée dans sonesprit — un peu comme celle que Tannous, sonpère, avait eue jadis à propos de Soussène : il nepourrait plus se passer d'elle, il la voulait pourfemme. C'était même, pour Botros, l'ultimeplanche de salut; lui qui sans cesse s'interrogeaitsur l'orientation que devait prendre sa vie, lui quis'obstinait à rester au pays alors qu'il n'avait plusfoi en son avenir, lui qui reparlait de s'expatrier

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alors qu'il n'en avait plus le courage, lui qui avaitperdu la trace de ses propres pas, voilà que saroute s'éclairait, enfin! L'année calamiteuse allaitêtre l'année du bonheur! Plus il y pensait, pluscette union lui apparaissait comme un miraclesalvateur.

Et, de surcroît, un miracle rationnel, inscrit,en quelque sorte, dans l'ordre naturel des choses.Lorsqu'il s'en fut soumettre sa demande à son an-cien professeur, mon futur grand-père ne doutaitpas de sa réponse. N'y avait-il pas déjà eu deuxmariages entre les enfants de Tannous et ceux deKhalil? Gebrayel avec Alice, dernièrement, etauparavant Yamna avec Chucri - le frère aîné deNazeera, était d'ailleurs, depuis longtemps, l'undes meilleurs amis de Botros. Celui-ci était doncpersuadé que le prédicateur allait l'accueillir àbras ouverts, lui qui avait été le plus brillant deses disciples, lui dont il avait sollicité l'opinionavant de donner son consentement au mariaged'Alice.

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Les choses ne se passèrent pas ainsi. Leprédicateur se montra évasif, et embarrassé. Il nese sentait pas la force de dire « non » en regard-ant Botros en face, mais il n'avait aucune enviede lui dire « oui ».

Nazeera — à prononcer « Nazîra » — avaitdix-sept ans à peine, son prétendant en avaitquarante-quatre, derrière lui une longue vied'enseignement, de voyage, d'écriture, et une cer-taine renommée. Mais la différence d'âge, à elleseule, n'aurait pas suffi à motiver un refus; àl'époque, un mari était perçu comme un secondpère, rien d'étonnant à ce qu'il eût parfois les tem-pes grisonnantes. Un peu plus inhabituel était lefait que Botros fût, à son âge, célibataire plutôtque veuf; d'ordinaire, ceux qui prenaient femme àplus de quarante ans n'en étaient pas à leurspremières noces - ainsi, Khalil lui-même, dont lapremière épouse, Hanneh, était morte en couches,et qui s'était remarié avec la propre sœur de la dé-funte, Sofiya.

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Pourquoi Botros ne s'était-il pas « rangé »jusque-là? A ceux qui osaient le lui reprocher, ilavait l'habitude de répondre par divers argumentslouables : la nécessité de s'occuper d'abord de sesjeunes frères et sœurs; sa charge d'enseignant, quilui laissait peu de temps pour lui-même ; savolonté de s'assurer une situation matérielle con-venable avant de s'engager pour la vie... Des pré-textes, rien que des prétextes, s'il faut en croireLéonore.

— La vérité, c'est que ton grand-père nesupportait pas les femmes. Oh si, il les aimait,mais il ne les supportait pas, si tu comprends ceque je veux dire.

La cousine s'efforça de m'expliquer, et jem'efforçai de comprendre. Apparemment, Botrosaurait voulu que les femmes s'instruisent, qu'ellestravaillent, qu'elles parlent en public, qu'elles ri-ent, qu'elles fument... Il les aimait telles qu'ellesauraient dû être de son point de vue, tellesqu'elles auraient pu être, mais il les détestait

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telles qu'elles étaient : les porteuses de la con-formité sociale, les coupeuses d'ailes. Lui dont lacape voletait sur les épaules comme deux ailes,justement, il se méfiait de tout ce qui pouvait lefixer au sol. Il ne tenait pas en place; et il avaitl'impression d'étouffer dès qu'il se sentait attachéà une maison, à un emploi, ou à une personne.

— Il faut que tu saches que ton grand-pèreavait sale caractère, Dieu ait son âme ! Je suissûre qu'on ne te l'a pas dit, on est beaucoup troppoli dans cette famille! Il était extrêmement exi-geant, et se mettait en colère dès qu'il observaitun comportement qui lui déplaisait. Chez lesfemmes comme chez les hommes ou chez les en-fants, les élèves-

Ce qui, d'après Léonore, ne voulait pas direqu'il était capricieux, ou imprévisible; pas dutout, bien au contraire, tout ce qu'il faisait étaitlogique, et scrupuleusement juste. Mais, précisé-ment, trop logique, trop implacable, ne laissantjamais passer la moindre peccadille.

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— Dans un pays comme le nôtre, tu ima-gines! Un pays où l'on a l'habitude de tout ac-cepter avec un haussement d'épaules ! Un paysoù l'on n'arrête pas de te répéter : « Ne cherchepas à redresser un concombre courbe ! », « Neporte pas l'échelle dans le sens de la largeur! », «Rien n'arrive qui ne soit déjà arrivé! », « La mainque tu ne peux pas casser, baise-la et demande àDieu qu'il la casse! », « L'œil ne résiste pas à uneperceuse! », « Tout homme qui prendra ma mèredeviendra mon beau-père! »... Botros avait,chaque jour, trente occasions d'enrager. Il étaitmême dans un état de colère perpétuelle.Comment aurait-il pu passer ses jours et ses nuitsavec la première villageoise venue ? Il ne l'auraitpas supportée, elle ne l'aurait pas supporté. Il at-tendait de trouver une femme hors du communqui puisse le comprendre, qui puisse partager sesidéaux, ses lubies, et ses rages. Ce ne pouvait êtreque Nazeera...

Je ne sais ce que vaut cette explication tar-dive du célibat prolongé de Botros. Pour ma part,

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elle ne me convainc qu'à moitié. Il est fort pos-sible que la rigueur morale qui était la marque dela maison du prédicateur l'ait attiré à cette étapede sa vie. Je veux bien croire aussi qu'il alongtemps attendu la femme idoine qui seulepourrait le comprendre et supporter ses humeurs.Mais, dans cette attente, il ne vivait pas tout à faiten ascète. Bien des indices m'amènent à penserqu'il ne détestait point sa condition de célibataire,et qu'il avait eu une vie sentimentalemouvementée.

S'agissant des vénérables défunts, ceschoses ne se racontent pas chez les nôtres, ouseulement à mi-voix ; et, bien entendu, elles nes'étalent pas dans les archives familiales. Cepend-ant, en parcourant les cahiers laissés par mongrand-père, j'ai fini par tomber sur des passageséminemment révélateurs.

J'aurais dû avoir deux cœurs, le premier, in-sensible, le second, constamment amoureux.

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J'aurais confié ce dernier à celles pour qui ilbat, et avec l'autre j'aurais vécu heureux.

Je suis ravi de constater qu'en dépit de sesscrupules, de ses désillusions, son existence dejeune homme n'avait pas été terne. Élégant, bril-lant, admiré, jonglant avec les idées de sontemps, à l'aise avec les langues, parcourant lemonde avec un paquet de dollars en poche, il nedevait pas déplaire aux dames, et ne devait pasêtre pressé de « se ranger »...

J'ai passé ma vie à parler d'amour,

Et il ne reste de mes amours que mes propresparoles...

Sans doute, grand-père, sans doute! Maisn'est-ce pas le lot commun à tous les mortels?Notre unique consolation, avant d'aller nous en-dormir sous terre, c'est d'avoir aimé, d'avoir étéaimés, et d'avoir peut-être laissé de nous-mêmesune trace...

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Quelquefois, par pudeur, et aussi par une certaineforme de dandysme, il prétendait que ce qu'ilévoquait dans ses vers n'avait aucun rapport avecce qu'il vivait, que les corps n'avaient pas leurplace dans ses amours, et que tout cela n'étaitqu'un jeu de poètes :

Bien sûr, si j'avais écouté mon cœur, J'aurais été,de tous les fous d'amour, le plus fou. Mais je n'aidésiré d'elles que des sourires, Mais je n'ai ob-tenu d'elles que des sourires. Et que la terrem'engloutisse si je mens!

Peut-être ne ment-il pas tout à fait. Dans lesnombreuses pages de ses cahiers où il a consignéses poèmes d'amour, les vers les plus osésn'étaient probablement destinés à aucune amante- tout juste des réminiscences littéraires, ou desgammes pour sa plume; tels ceux-ci, déjà cités :

Ses seins, des grenades d'ivoire, Dans un flot delumière...

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Mais à d'autres moments, il relate des cir-constances précises, et cite des vers adressés àdes dames qui eurent leur place dans sa vie.Celle, par exemple, qu'il surnomme « mouazzib-ati » - littéralement : « ma persécutrice ».

Un jour, elle s'est fâchée, à cause d'un re-proche violent que je lui avais fait, et elle n 'aplus voulu m'adresser la parole. Je m'en suisvoulu, et une voisine, qui avait remarqué ce quis'était passé, m'a dit : « C'est comme ça qu 'onapprend! La prochaine fois, montre-toi plus cir-conspect! » Je lui ai répondu : « La prochainefois, je sortirai du ventre de ma mère la bouchecousue!»

Puis, un autre jour, ma persécutrice m'a croisédans une rue de son quartier et elle m'a salué,contre toute attente, d'un sourire accueillant.Alors j'ai dit ces vers...

Tout cela est, bien entendu, enveloppé dansun anonymat épais ; il n'était pas question, à

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l'époque, de nommer l'être aimé. Mais quelque-fois, Dieu merci!, des traces demeurent. Ainsi,dans un des documents de nos archives, a sur-vécu un prénom. Sans doute parce que la feuilleoù il était consigné renfermait par ailleurs deschoses importantes qu'il fallait à tout prix con-server - il s'agit de la lettre, déjà mentionnée plusd'une fois, que Botros avait reçue de son ami Ha-madeh en mars 1906, au lendemain de leur soiréeà Beyrouth, sur le balcon de L'Étoile d'Orient. Lecorrespondant y évoque, de manière allusive, cer-taines confidences qu'ils avaient dû se faire aucours de leur conversation ; puis il formule cesvœux sibyllins :

Que les flux électriques de la mémoire ne ces-sent jamais de tourner (et que Dieu te gardeKathy!)...

Je ne saurai jamais, ni par les derniers sur-vivants ni par les témoins inertes, qui fut cetteKathy, préservée entre deux parenthèses del'oubli intégral. Était-ce elle qui avait envoyé des

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États-Unis ce cadeau dont mon grand-père n'avaitpas précisé la nature, mais qu'il avait couvert debaisers ardents parce qu'elle l'avait touché?Avait-elle été l'une des raisons de son départ pour« les contrées américaines », ou bien l'avait-ilseulement connue au cours de sa tournée qui, encette année-là, venait juste de s'achever?

Je ne me sens pas le droit de spéculer, ni debâtir tout un château de rêves sur un terrain siétroit. De toute manière, ce ne sont pas les aven-tures sentimentales du prétendant qui avaient faithésiter Khalil à lui donner sa fille. Sauf dans lamesure où elles étaient révélatrices d'une tend-ance au « papillonnage » qui se manifestait chezlui de multiples manières, et qui le rendait peufiable, du moins en tant que futur époux et futurpère de famille. Est-il besoin de rappeler encorequ'au moment où il demanda la main de Nazeera,Botros était depuis trois ans sans emploi, sansdomicile permanent, à bricoler des projetsfumeux dont la plupart des gens devaient se

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gausser, et que ses proches devaient contempleravec inquiétude ?

Je ne peux m'empêcher de mettre une fois de plusen parallèle sa trajectoire et celle de son frèreGebrayel. Ce dernier était parti pour New York àdix-huit ans ; il y avait rencontré des exiléscubains, auxquels il s'était lié au point d'adopterpleinement leur langue et leur combat, au pointde les suivre jusqu'à La Havane pour faire sa vieentière au milieu d'eux; dans cette ville, il avaitfondé en 1899 son entreprise, « La Verdad », quiallait devenir, grâce à lui, l'une des plus prospèresde l'île, et à laquelle il allait consacrer désormaischaque minute de son temps. Constance, con-stance, et détermination. Dans le même temps,que faisait mon futur grand-père? Il avait com-mencé par hésiter, longuement, pour savoir s'ildevait demeurer au pays ou le quitter. Finale-ment, il s'était décidé à partir; pour rentrer, aubout de quatre ou cinq ans, en fustigeantl'émigration et en prétendant que jamais il n'avaitsongé à s'installer outremer. Et il était revenu à

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l'enseignement, qu'il prétendait détester, et à Zah-leh, dont il maudissait l'univers exigu... Mais,comme on aurait pu s'y attendre, après trois an-nées scolaires au Collège oriental, il n'en pouvaitdéjà plus. De nouveau, il pestait contre son méti-er, et regrettait amèrement toutes ces années «perdues entre cahiers et encriers... »

Du point de vue de Khalil, les deux prétend-ants, bien que frères, ne pouvaient être regardésde la même manière; cela, indépendammentmême de la réussite sociale de Gebrayel. En tantque futur gendre, l'émigré présentait desgaranties, en quelque sorte; Botros n'en présentaitaucune. Instable, colérique, sans emploi, et déjàpresque vieux.

L'opinion du père de Nazeera était faite, ilne se demandait pas s'il fallait dire oui ou non, ilse demandait seulement comment présenter sonrefus de la manière la moins blessante possible.

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Lorsqu'il aborda la question avec sa femme,il constata sans surprise qu'elle était encore plusréservée que lui, et même franchement hostile.Du point de vue de Sofiya, le manque de fiabilitédu prétendant et son mauvais caractère n'étaientque peccadilles comparés à ce défaut mille foisplus grave encore, impardonnable même : son ir-réligion. Venant d'une famille au protestantismerigoureux et dénué d'humour, elle n'appréciaitnullement l'attitude désinvolte que Botros mani-festait à l'égard des choses de la foi. Encore nesavait-elle pas ce qu'il « ourdissait » sur cechapitre...

Cependant, le prédicateur pria son épousede ne rien laisser transparaître de ses sentiments,et de s'en remettre à lui pour régler au mieuxcette affaire épineuse. Il se rendit à Beyrouth, oùsa fille était pensionnaire à l'American School forGirls, pour s'entretenir longuement avec elle. Illui exposa dans le détail sa vision des choses etcelle de sa mère, et fut rassuré de constaterqu'elle les partageait pleinement. Sur le chemin

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du retour au village, il prépara dans sa tête la ré-ponse adéquate, celle qui lui permettrait dedécliner la proposition sans humilier leprétendant.

Dès qu'il vit son ancien élève, il lui an-nonça, de cette voix compassée qu'il empruntaitpour ses homélies :

— Ma fille est douée pour les études, et ellese promet de les poursuivre le plus loin pos-sible... Je suis sûr qu'un éminent pédagoguecomme toi ne peut qu'encourager une tellediligence.

Botros ne comprit pas tout de suite qu'onvenait de lui dire « non ». Quand, au bout dequelques secondes, il finit par décrypter le mes-sage, il fut sur le point d'exploser, mais il fit uneffort sur lui-même pour demeurer impassible,pour hocher poliment la tête, avant de dire :

— J'aimerais lui parler...

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— Elle ne te dira pas autre chose, je viensde la voir!

Mais le prétendant insista pour avoir malgrétout une conversation avec elle, ce que Khalil nepouvait lui refuser, en raison à la fois de leuramitié ancienne et des liens de proche parenté quis'étaient tissés entre eux. De toute manière, lepère ne craignait rien, Nazeera avait pris sa dé-cision après avoir mûrement réfléchi, et ellen'était pas fille à changer d'opinion du jour aulendemain.

Botros eut l'occasion de lui parler en tête-à-tête quelques semaines plus tard, lorsqu'elle rev-int au village pour les vacances d'été. A la fin del'entretien, elle s'en fut dire à ses parents qu'elleétait, après mûre réflexion, favorable à cemariage. Ils étaient piégés, d'autant que leur filleleur signifia clairement que, cette fois, elle nechangerait pas d'avis. Khalil estima qu'il ne pouv-ait plus refuser son accord, quelles que soient ses

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réserves. Sa femme, en revanche, ne s'y résignerajamais.

Ce que Botros avait pu dire à Nazeera pourla convaincre de l'épouser, je ne le saurai jamaisavec certitude. Des propos aussi intimes, et aussiéloignés dans le temps, se transmettent rarementdans les familles, et encore plus rarement dans lamienne. Cependant, à relire les vieux papiers, jedevine que le prétendant ne s'était pas contenté dedéposer aux pieds de la bien-aimée un longpoème éploré. L'intéressée n'y aurait pas étésensible.

Sans doute est-il outrancier de ma part que jeveuille apprécier à distance les sentiments d'unejeune fille de dix-sept ans sur la base de ce quej'ai connu de la grand-mère qu'elle allait devenir.Mais une personne réfléchie garde toujours uncap, elle ne saute pas d'une âme à l'autre commeun bernard-l'hermite change de coquille, on peuttracer une ligne entre sa première jeunesse et sondernier âge mûr, on la reconnaîtra toujours telle

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qu'en elle-même au voisinage de cette ligne, pourle meilleur et pour le pire. S'agissant de Nazeera,voici devant moi une succession d'images, —l'adolescente studieuse dans sa classe, à l'écoleaméricaine, au milieu des élèves et des maîtres;la jeune mariée assise sur l'herbe pour undéjeuner de fête; l'épouse entourée de son mari etde ses enfants, et portant le dernier-né sur sesgenoux; la mère déjà plus mûre entourée desjeunes gens et des jeunes filles que sont devenusses enfants, son homme n'étant plus là, mais samère Sofiya encore droite à ses côtés; la grand-mère pas encore vieille, avec moi, en culottescourtes, adossé fièrement à son genou; jusqu'à latrès vieille dame portant son arrière-petite-fille -et tout au long, c'est elle, on ne la perd jamais devue, on la reconnaît, elle n'a pas changé d'âme...A ces images se mêlent dans mon esprit toutescelles qui n'ont pas été fixées sur pellicule, et enpremier celle de ce dimanche d'août où j'étais allélui tenir la main et pleurer avec elle la mort deson enfant, mon père. Sans cris, sans

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lamentations bavardes, sans les emportementsvulgaires qu'autorise le deuil.

De tout ce que je sais d'elle, une certitudes'impose à moi : Nazeera n'avait sûrement pas va-cillé sur un coup de tête, sur un glissement decœur; elle s'était engagée sur un projet de vie, quiavait un sens pour elle. Botros lui avait proposéde fonder avec lui, et de diriger avec lui, uneécole. Une école moderne, comme le pays n'enavait jamais connu. Une école qui serait un mod-èle pour toutes les autres, et à partir de laquellerayonnerait une lumière si puissante que l'Orienttout entier s'en trouverait éclairé.

Une école, me dira-t-on? En quoi ce projetpouvait-il être tellement inédit? Khalil n'avait-ilpas fait exactement cela trente ans plus tôt -fonder une école d'un nouveau style, commel'Orient n'en avait jamais connu?

Si, bien sûr. Mais, entre-temps, l'entreprisen'avait pu se perpétuer. Comme j'ai déjà eu

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l'occasion de le signaler, le prédicateur avait vie-illi et, de ses huit enfants, cinq garçons et troisfilles, pas un n'avait voulu reprendre le flambeau;à l'exception de Nazeera, ils étaient tous partis,tous éparpillés aux quatre coins du monde. L'aînéétait toujours à l'époque médecin en Égypte, oùl'un de ses jeunes frères, prénommé Alfred,l'avait suivi; un troisième était pharmacien àPorto Rico, et les deux autres fils étaient établis àNew York. S'agissant des filles, l'aînée vivaitavec son mari au Texas, Alice était désormais àCuba... Seule restait au pays la benjamine. Quece soit elle qui reprenne le flambeau, qui assurela pérennité de l'action entamée par son père, quile console de toutes ces défections, c'était là unprojet qui ne pouvait la laisser indifférente, et quele prédicateur, lui non plus, ne pouvait rejeter.

Sans doute y avait-il des interrogations surle caractère de Botros, sur son goût de la pro-vocation ou sur sa propension à l'instabilité; maisnul n'avait jamais contesté ses qualités de péd-agogue. Si un homme pouvait faire renaître, dans

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notre village, le vieux rêve civilisateur, ce nepouvait être que lui...

Je n'ai pu retrouver la date exacte dumariage de mes grands-parents, mais il s'estdéroulé, selon toute probabilité, dans la deuxièmesemaine d'octobre 1912, et en deux cérémoniessuccessives, l'une, protestante, à Beyrouth, l'autreà l'église catholique du village.

La chose avait dû s'organiser très vite,puisque Gebrayel n'en fut pas informé. Ce mêmemois d'octobre, il avait écrit à son frère deuxlettres et un télégramme, qui sont tous rangésaujourd'hui dans la même enveloppe. Nulle part iln'y laisse entendre qu'il était au courant de cemariage. Ni vœux de bonheur, ni la moindre allu-sion. Bien au contraire, l'émigré insiste plus quejamais auprès de son frère pour qu'il aille le re-joindre au plus vite.

La première lettre commence ainsi :

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Je viens seulement de recevoir le courrier quetu m'avais adressé le 18 août, et je ne m'expliquepas ce retard. Je me dépêche de te répondre,juste pour que tu comprennes pourquoi je ne t'aipas écrit plus tôt. Dans quelques jours, jet'enverrai une lettre plus longue dans laquelle jerépondrai dans le détail aux différentes questionsque tu soulèves.

Je voudrais t'annoncer aussi que je suis sur lepoint d'acheter la maison dont je t'avais déjàparlé, celle du général Mâximo Gômez. La signa-ture aura lieu cette semaine, si Dieu le veut, et jeme promets de t'adresser alors un télégrammedans la journée pour t'annoncer la nouvelle.Dans ce cas, cette lettre arrivera plus tard, enguise d'explication détaillée.

Le prix dont nous sommes convenus est desoixante mille riyals...

Une note, en passant : le « riyal » en ques-tion n'est autre que le dollar américain ; il n'est

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pas rare, dans le courrier de l'époque, que la mon-naie des États-Unis soit rebaptisée ainsi; oriental-isation toute relative, à vrai dire, puisque « riyal »vient lui-même de « réal », ou royal - une origineparfaitement latine; tout comme le «dinar» estissu des denarii romains, et le « dirham » de ladrachme grecque...

En parcourant les archives familiales, j'aiconstamment été frappé par la facilité aveclaquelle on traduisait autrefois tous les noms,sans hésitation aucune, dès lors qu'on changeaitde langue. Ainsi, lorsque Botros s'exprimait enanglais, son prénom devenait Peter, et lorsqu'ilrecevait une lettre en français, elle était adresséeà Pierre. A Cuba, Gebrayel était devenu Gabriel,et Alice était devenue Alicia. Parfois, sur le solaméricain, la traduction était plus lapidaire, Tan-nous devenait Tom, Farid devenait Fred, etNadim Ned...

Certains noms de pays ont subi la mêmetransformation : l'expression « États-Unis » a été

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traduite par al-Wilayat al-Muttahidah, parce quela wilaya était l'équivalent ottoman de province;et l'appellation est restée...

S'agissant de la monnaie, jusque dans lesannées 1960 j'entendais parfois encore certainsvieux émigrés, de retour au village, parler de «riyals » américains. Leurs interlocuteurs esquis-saient alors des sourires moqueurs, et l'habitudes'est peu à peu perdue.

Mais j'en reviens à Gebrayel, et à sa lettreannonçant à son frère l'achat de la maisonGomez...

Le réaménagement du bâtiment, conçu pourl'habitation, en local commercial, devrait coûterdix mille riyals, ou un peu moins; je dois doncdébourser, au total, soixante-dix mille — c'est làtoute la somme dont je peux me passer en ce mo-ment. Je vais être un peu à court de liquidités,mais je ne pouvais laisser passer une telle occa-sion. La superficie du terrain est de 815 mètres

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carrés, qui valent plus de cent riyals le mètre,sans même parler du bâti. Ce coin est considérécomme le meilleur de La Havane; juste en face,on est en train d'élever le nouveau palais dugouvernement, et dans la rue derrière se trouvemaintenant la station de chemin de fer quidessert toute l'île. J'ai fait une si bonne affaireque tous ceux qui l'ont appris se sont réjouis lor-sque c'étaient des amis, et se sont étranglés de ja-lousie lorsque c'étaient des adversaires...

Tu comprendras que, dans ces conditions, jene sois pas en mesure d'acheter les terrains quetu comptais me vendre. Mais si ton but, en me lescédant, était de te constituer un capital, viens, jet'en conjure, viens donc, nous en parlerons toi etmoi à tête reposée, je te mettrai au courant detoutes mes affaires, et je suis prêt à t'y associerde la manière qui te conviendra!

Ah, si le Seigneur pouvait t'inspirer de prendrele bateau avant même d'avoir reçu la lettre que jesuis en train de técrire!

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Si Botros, engagé désormais sur une toutautre voie, ne fut plus jamais « inspiré par leSeigneur » de s'embarquer pour La Havane, troisautres membres de la famille furent tentés des'associer, chacun à sa manière, à l'aventurecubaine.

Le premier à partir fut un jeune hommeprénommé Nayef, dont le courrier familial parlesans aucun ménagement - il est pour tous labrebis galeuse, le mauvais garçon, l'exemple à nepas suivre - sans que l'on dise à aucun moment demanière explicite de quoi il se serait renducoupable.

Il était le neveu de Botros et de Gebrayel, lefils de leur frère aîné, lequel s'appelait Youssef.J'ai peu parlé de ce dernier, je ne possède aucunelettre portant son écriture, et il me semble qu'ilavait fait moins d'études que ses frères. L'une desrares histoires qui se racontent encore à son sujetconcerne les circonstances de son mariage - quede souvenirs chez les ancêtres s'attachaient aux

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noces, corvées épiques, brèves incandescences deleurs vies obscures !

S'agissant de Youssef, les choses remontentà l'année 1880. Sa sœur aînée, prénomméeMokhtara, était sur le point de se marier, tandisque sa mère, Soussène, était enceinte. Celle-ciétait quelque peu angoissée, et un soir, elle seplaignit à son mari, Tannous. Comment allait-ellese débrouiller avec tous ces enfants lorsqu'elleaura accouché, si sa fille aînée n'est plus à lamaison pour l'aider ? « Ne t'en fais pas, lui ditTannous, j'ai une idée. On va marier Youssef, etsa femme pourra t'aider à la place de Mokhtara. »Ils passèrent alors en revue les différentes fillesdu village, avant de s'arrêter à Zalfa, une voisineque Soussène aimait bien. « Si tu es sûre qu'ellete convient, je m'en vais tout de suite parler à sonpère... »

Celui-ci reçut Tannous comme on reçoit auvillage, c'est-à-dire qu'il l'invita à s'asseoir, fitservir des boissons fraîches, lui posa vingt

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questions subsidiaires avant qu'on en arrive aufait. «Je suis venu demander la main de ta fillepour Youssef » dit enfin le visiteur. L'hôterépondit sur-le-champ : « Elle sera à lui ! »

La jeune fille était déjà rentrée se coucher,elle venait de défaire sa longue chevelure, maisson père lui cria : « Zalfa, recoiffe-toi, noust'avons mariée ! » Une phrase qui est restée dansla mémoire des gens du village, même ceux quine savent plus qui l'avait prononcée ni en quellescirconstances. Lorsqu'on parle d'un mariage pré-cipité, expéditif, et passablement autoritaire, il ar-rive encore qu'on lance, comme une boutade : «Recoiffe-toi, nous t'avons mariée ! »

S'étant recoiffée, donc, et rhabillée envitesse, Zalfa était revenue se présenter, tête bais-sée, devant son père, qui lui annonça : « Noust'avons donnée à Youssef, ça te plaît ? » Elle pro-nonça un « oui » timide et soumis, et ne semblapas trop mécontente. Tannous revint alors chezlui, et trouva que Youssef dormait profondément.

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Il eut des scrupules à le réveiller, et c'est seule-ment le lendemain qu'il lui apprit qu'on avait dé-cidé de le marier, qu'on lui avait choisi uneépouse, et que celle-ci était d'accord. L'épouxn'avait pas encore dix-huit ans.

Je tiens cette histoire de l'homme qui m'aprobablement raconté, au fil des ans, le plus dechoses sur notre vaste parenté. Né en 1911, il estle neveu de Youssef, le neveu de Gebrayel, etsurtout, devrais-je dire, le neveu de Botros, dontil fut l'élève, le protégé, et l'admirateur. Avocat,tribun, séducteur, il a occupé de hautes fonctionspolitiques; ceux qui connaissent la famille et lepays n'auront aucun mal à deviner son identité,mais dans ces pages je l'appellerai simplementl'Orateur, ayant pris pour règle de ne pas donnerleurs véritables prénoms aux proches qui serontencore en vie à l'achèvement de ce livre.

Selon l'Orateur, donc, - mais je lis celaégalement dans L'Arbre -, Youssef avait créé peuaprès son mariage avec Zalfa une tannerie à

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l'entrée du village; je ne l'ai jamais connue enactivité, mais le bâtiment est toujours debout, in-tact; la plupart de mes promenades d'enfant avecles autres gamins de la famille me conduisaientjusque-là. Et c'est également là que s'arrêtait jadisla route carrossable qui venait de la ville; après,les gens continuaient à pied.

Youssef dirigeait cette entreprise avec l'aideoccasionnelle de ses frères ; puis son fils aîné,Nayef, vint donner un coup de main. Mais letravail était pénible, désagréable à cause del'odeur, et pas toujours rémunérateur. Nul douteque les perspectives qu'il offrait, surtout auxjeunes de la famille, étaient peu prometteuses, etqu'elles ne dispensaient assurément pas de re-garder plus loin, au-delà de cette mer que l'onaperçoit à l'horizon lorsqu'on s'assied sur le toitde la tannerie, comme je l'ai fait souvent dansmon enfance.

J'ignore si Nayef s'était rendu à Cuba de sonpropre chef ou bien à l'invitation expresse de son

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oncle; ce qui est certain, c'est qu'ils ne s'étaientpas du tout appréciés, et qu'ils étaient devenustrès vite rivaux et même franchement ennemis.Le neveu avait même ouvert son propre com-merce à La Havane, à deux pas de son oncle-

Dans une lettre à ses frères, Gebrayel s'étaitplaint des « agissements douteux » de Nayef, et ilavait eu des mots très durs envers la famille qui,au lieu de lui envoyer quelqu'un à qui se fiercomme un fils et se décharger un peu de sonfardeau, lui avait expédié ce cadeau empoisonnéqui n'avait fait qu'accroître ses soucis et sespeines.

Affecté par ces propos, Youssef avaitpromis d'envoyer à Cuba, pour se faire pardon-ner, un autre de ses fils, un garçon un peu rêvas-seur mais profondément intègre et affectueux,Nassif.

Gebrayel accueillit ce dernier sans préjugéhostile, et il put constater qu'il était effectivement

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différent de son frère. Seulement, pour un chefd'entreprise rigoureux, ce n'était pas assez. Dansune de ses lettres à Botros, il s'en lamentait sur unton à la fois paternel et désespéré.

Quant à notre neveu Nassif, il en est toujoursau même point. Sa santé est bonne, mais ses pro-grès sont lents, contrairement à ce que nous at-tendions de lui.

Je ne vois à cela que deux causes. Lapremière, c'est sa fréquentation de Nayef et deses acolytes; je lui ai pourtant formellement in-terdit de les voir, mais il ne m'écoute pas. Laseconde cause, c'est le courrier qu'il reçoit dupays, et qui perturbe son humeur. Un jour, ilreçoit une lettre qui lui dit : « Notre enfant bien-aimé », ou bien « Notre frère bien-aimé », « ici letravail ne va pas bien, les peaux nous coûtenttrop cher, les bons ouvriers sont rares, et lesacheteurs plus rares encore. A cause des guerres,des troubles, des coups durs, la vie ici devientimpossible, tout le monde est triste. Travaille

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bien là où tu es, peut-être que nous irons tous terejoindre un de ces jours... » Alors Nassif se con-centre pendant quelque temps sur sa tâche, ildevient sérieux, appliqué, il fait plaisir à voir.

Puis une autre lettre arrive : « Notre enfant »,ou « Notre frère », « nous sommes heureux det'apprendre que tout va bien ici, notre pays seporte encore mieux que l'Amérique, notre travailn'a jamais été aussi prospère, nous gagnonsbeaucoup d'argent; la demande est si grande quenous n 'arrivons plus à faire face. Que ce seraitbien si tu pouvais venir nous donner un coup demain! » Aussitôt, Nassif n'arrive plus à se con-centrer sur son travail, et il commence à me par-ler de repartir.

Voilà donc comment il est depuis qu’il est ar-rivé. Chaque jour il faut scruter son visage pourvoir dans quelle humeur il se trouve. Il n 'arrêtepas de penser au pays, il ne circule pas dans l'île,il ne veut rien voir, il ne veut rien apprendre.J'essaie souvent de lui montrer son erreur,

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parfois avec douceur, et parfois sans douceur,mais il n'y a rien à faire. Et cela dure depuis troisans! Trois ans qu'il est dans cet état d'indécision,de mélancolie! Trois ans qu'il souffre de ce maldont je t'ai décrit les symptômes, et qu 'il refusede se soigner!

Je n 'ai pas encore écrit à son père, parce queje sais qu’'il n 'est pas encore remis de la souf-france que lui a causée le comportement deNayef, et je ne voudrais pas l'accabler encore. Enmême temps, tu conviendras avec moi que je nepourrai pas supporter indéfiniment cet état dechoses. C'est pour cela que je t'écris, afin que tume dises, avec ta sagesse, comment je devrais ré-soudre ce problème!

Mon sentiment, c'est qu'il vaudrait mieux quece garçon rentre au pays, parce qu 'il n 'a visible-ment pas le désir de progresser ici, en dépit detout ce que j'ai fait pour faciliter son travail. Deschoses qui étaient parfaitement à sa portée! Parexemple, je lui ai confié le secteur alimentaire du

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magasin, avec pour tâche de le superviser, et riend'autre; en échange de quoi, je lui donnais lamoitié des bénéfices. C'est ainsi que l'annéedernière, il s'est fait près de cent livres françaises— net pour lui! — et cette année il s'en fera plusencore. S'il était plus motivé, et qu'il utilisait unpeu mieux son intelligence, s'il savait moduler lescommandes en fonction de la clientèle, il auraitpu se faire, rien que dans cette branche, quatre àcinq mille riyals, vu qu 'il y a dans l'île près desix mille fils d'Arabes qui viennent tous acheterchez nous les produits alimentaires auxquels ilssont accoutumés, et que nous n 'avons dans cesecteur aucun concurrent.

En plus de cela, et pour le récompenser del'aide qu'il nous apporte dans d'autres domaines,— les emballages, etc. — je lui verse par moisquarante riyals d'or; et je suis tout le temps entrain de guetter chez lui le moindre signe encour-ageant qui me permette de l'associer pleinementà l'ensemble de mes affaires... Alors dis-moi,

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frère bien-aimé, ne trouves-tu pas que je le traiteconvenablement?

J'ai demandé plus d'une fois à Nassif d'écrire àson père pour lui expliquer la situation avec lamême franchise, et qu'il lui demande s'il doitrester ici ou bien rentrer. Mais il ne l'a jamaisfait, soit parce qu'il n'arrive pas à se décider, soitpour quelque autre raison qu'il ne m'a pas dé-voilée. Ou alors, il préférait que ce soit moi quile fasse. Eh bien voilà, je l'ai fait! A présent, c'està toi qu'il revient d'expliquer la situation à sonpère. Qu'il y réfléchisse, en toute liberté, puisqu'il me communique ses ordres, je ferai ce qu 'ilsouhaitera, et ce qui le réconfortera. Mais il nefaut pas me demander de me résigner à cetteperte de temps et à cette inconséquence qui nemène nulle part. Ce n 'est pas ainsi qu 'on cueilleles fruits de l'émigration !

Après ce long plaidoyer, une ligne ajoutéeen marge, écrite de haut en bas au crayon à mine:

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J'ai montré au bien-aimé Nassif ce que je viensde t'écrire à son sujet. Il l'a lu attentivement, l'atrouvé conforme à la vérité et ne l'a aucunementcontesté.

Sauf que le neveu a éprouvé le besoin deprendre lui-même la plume quatre jours plus tard,— le 1" novembre 1912 - pour donner sa propreversion des événements.

A Monsieur mon oncle Botros, Dieu lepréserve,

Je baise vos mains, bien que de loin, et voustransmets mes sentiments affectueux en demand-ant au Très-Haut de nous réunir bientôt.

J'ai été plus d'une fois sur le point de vousécrire pour vous exposer la réalité de ma situ-ation ici; ce qui m'en a empêché, c'est le manquede temps. Mais aujourd'hui, c'est l'élection duprésident de la république, les magasins sont fer-més, ce qui me permet de consacrer mon temps à

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vous écrire; je m'efforcerai de le faire avecsincérité, sans aucune exagération, et en com-mençant depuis le début.

Je suis arrivé à New York le 28 octobre 1909.Mon oncle Gebrayel se trouvait là-bas, il estvenu sur l'île — Ellis Island, vraisemblablement-, il m'a sorti de là, et m'a traité exactementcomme s'il était mon père. Puis nous sommesvenus ensemble à La Havane. Dès notre arrivéesur le vapeur, le batelier est venu reprocher àmon oncle les comportements de mon frèreNayef, ce qui a été pour moi très instructif.

Puis j'ai commencé tout de suite à travailler ici.Ce qui n'a pas été facile, surtout que je ne con-nais pas la langue. Au bout de six mois de souf-frances, j'ai compris que tu avais eu raison de medire que je n'aurais pas dû m'expatrier aussijeune, et je me suis mis à regretter d'être venu.Alors j'ai décidé de repartir, soit pour New York,soit pour notre pays, mais mon oncle m'a retenu,et il m'a confié le secteur des produits

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alimentaires syriens. Je m'en suis occupé, dans lalimite de mes capacités, tout en continuant àtravailler dans le reste du magasin autant que jele pouvais. Mon salaire était d'abord de trenteriyals par mois, qui sont passés ensuite à quaran-te. Mais tu connais la cherté de la vie ici; et, bienentendu, j'ai dû envoyer un peu d'argent à mesparents. Au total, ce qui m'est resté l'annéedernière de ma paie et de mes gains dansl'épicerie était de 390 riyals espagnols...

Je suppose que ce sont les pesos cubainsque le jeune homme appelait ainsi...

Pour l'année en cours, je n 'ai pas encore faitmes comptes. De toute manière, je ne nie pas ceque je dois à mon oncle Gebrayel, j'apprécie sesconseils, et je n'oublierai jamais la manière dontil m'a reçu et tout ce qu 'il a fait pour moi. Maisce qui m'intéresse, moi, avant tout le reste, c'estde garder la santé, et dans ce pays on ne gardepas la santé - vous le savez mieux que moi! Je nesuis pas seulement intéressé par le gain, comme

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l'oncle Gebrayel, je tiens aussi à mener une viesaine. C'est pourquoi je préfère revenir travailleravec mes frères, c'est à cette conclusion que jesuis parvenu après avoir longuement réfléchi. Letravail d'ici est bien pour ceux qui ont l'habitudede rester enfermés, moi je ne suis pas ainsi. Aprésent, ma décision est prise, je rentre au paysau début de l'été. Lorsque j'ai informé mon onclede ma décision, il vous a écrit pour se plaindrede moi et pour dire que je ne savais pas ce que jevoulais. Maintenant, vous connaissez la vérité, jevous laisse juge, et j'accepterai votre jugement.

Je ne suis pas d'accord avec mon oncle quand ilvous dit qu’'il m'a demandé d'écrire à mon pèrepour lui expliquer ce qui se passait dans montravail, et que j'ai refusé de le faire. J'ai écrit unelongue lettre à mon père, il y a un an, et je l'aimême montrée à mon oncle, vous pouvez vérifierauprès de mon père, la lettre a été postée le 17octobre 1911, et j'y racontais dans le détail monexpérience depuis mon arrivée ici. C'est pour-quoi, lorsque mon oncle vous dit que je change

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d'avis comme une plume dans un courant d'air,ce n 'est pas la vérité, j'ai la tête sur les épaules,ma conduite n 'a pas varié, et je représente hon-orablement notre famille, certainement pas mieuxque ne le fait mon oncle, mais aussi bien que lui.Ce n 'est pas vrai que la fréquentation de Nayefet de ses semblables a corrompu mes mœurs.Quand je vais voir mon frère, c'est pour lui don-ner des conseils de sagesse et pour essayer de luifaire admettre ses fautes, pas du tout pourm'inspirer de ses comportements.

Le jeune homme transmet ensuite à sononcle Botros, très délicatement, l'invitation deGebrayel - sans trop se mouiller lui-même.

En résumé, je suis décidé à rentrer au pays audébut de l'été, peut-être même avant. Alors, si lafamille pense que le travail que je faisais ici a unbon avenir, il faudrait que l'un de mes oncles vi-enne s'en occuper dès que possible, je suis sûrqu'il y réussira bien mieux que moi. Et il pourraiteffectivement en tirer quatre à cinq mille riyals

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par an, dont il aurait la moitié, d'après ce que medit mon oncle Gebrayel. Réfléchissez-y et faitesce qui vous semble approprié!

Puis il revient un peu en arrière, vers unequestion qui le préoccupe.

Lorsque vous écrirez à l'oncle Gebrayel,rappelez-lui que Nayef est le fils de son frère, etqu'il doit se sentir responsable de lui quels quesoient ses défauts. Parce qu 'ils sont en train dese comporter l'un avec l'autre comme des en-nemis, pas comme des parents, et je ne vouscacherai pas que je redoute le pire!

Pour conclure, Nassif salue Botros de lapart de tous les émigrés de la famille, mention-nant Gebrayel, Alice, leur fils,

et aussi « mon frère Nayef ». Ensuite — échangede courtoisies -, il fait lire sa lettre à son oncle,lequel ajoute de sa main :

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Ayant lu ce qu’a écrit notre neveu, je m'en ré-jouis. Premièrement, parce que la plupart deschoses qu’il dit sont vraies. Deuxièmement, parceque je constate que ma lettre l'a secoué, et l'a ob-ligé à s'exprimer de façon responsable. Etj'espère que cet appendice, que j'écris à sa de-mande et en sa présence, lut permettra de voir leserreurs qu'il a commises et de les corriger.

Je ne doute pas que notre bien-aimé Nassif aécrit ces pages avec des intentions louables et uncœur pur. Et je ne lui en veux pas de s'êtreexprimé avec franchise. Comme je vois en lui ungarçon prometteur, qui a su se conduire honor-ablement, je lui ai montré dans sa lettre lesphrases qui contenaient des erreurs; alors il s'estexcusé et il m'a promis de les rectifier ci-après,ce qui vous rassurera sur sa situation et vouspermettra de prendre les bonnes décisions pourson avenir. Vous pouvez donc considérer cettelettre, ainsi que celle que j'ai écrite moi-même,non comme des plaintes et des accusations, maiscomme des témoignages complémentaires qui

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vous permettront de juger en connaissance decause.

Suit, effectivement, un dernier passage port-ant l'écriture de Nassif.

Il y a eu une erreur dans ce que j'ai écrit plushaut concernant la manière dont l'oncle Geb-rayel traite Nayef En réalité, il continue à semontrer patient avec lui. Il a essayé par tous lesmoyens de le ramener à la raison, et il l'a tiré deplusieurs mauvais pas. Mais mon frère n’écoutepersonne et il considère comme des ennemis tousceux qui cherchent à lui donner des conseils pourson bien, même son propre père. Je ne sais pasoù tout cela va mener, car Nayef s'est écartérésolument du droit chemin, et il est mis en causedans des procès très graves.

Pour la lettre que j'avais écrite à mon père,mon oncle Gebrayel me dit qu'il se rappellemaintenant que je la lui avais

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donnée, mais qu'il n'avait pas eu le temps de lalire à ce moment-là, et qu’elle lui était complète-ment sortie de l'esprit.

S'agissant des bénéfices de l'épicerie, il n'y apas de contradiction entre les chiffres de mononcle et les miens. Lui a parlé des recettes totaleset moi j'ai seulement parlé de la somme qui m'estrestée. Voilà! Je vous fais des excuses, il arrivequ'on se trompe...

Si j'ai cité longuement cette correspond-ance, c'est parce qu'elle m'a fait comprendre biendes choses qui, dans le courrier échangé entreGebrayel et Botros, étaient constamment con-finées dans le non-dit. A savoir l'atmosphèrefébrile qui régnait dans « nos » entreprises de LaHavane, et la difficulté, pour certains, de s'y ac-coutumer. Sans doute Botros n'avait-il pas ététraité comme le sera son jeune neveu, mais leprofessionnalisme agressif de Gebrayel, qui ex-plique sa réussite fulgurante, explique égalementson incapacité à retenir ses proches à ses côtés.

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Cette fougue sera d'ailleurs pour quelque chosedans sa disparition prématurée...

Ce que Nassif ne supportait pas, ce n'étaitpas l'éloignement, c'était la vie que lui faisaitmener son oncle. D'ailleurs, dans les mois quisuivirent cet échange, il rentra effectivement aupays, il s'y maria avec l'une de ses cousines, maispour émigrer aussitôt en sa compagnie vers uneautre destination, l'Utah, dans l'ouest des États-Unis. Là, il semble qu'il se soit parfaitement inté-gré à la communauté des mormons; ses enfants,ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants yvivent encore, il m'arrive de les appeler quelque-fois pour prendre de leurs nouvelles.

A l'inverse, Nayef ne quitta plus jamais LaHavane.

Comme l'avait prédit son frère, le pire ne tardapas à arriver : un jour on annonça à la famillequ'il était mort. Son destin demeure, aujourd'huiencore, enveloppé dans un épais silence familial

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— à l'origine, on s'était tu parce que le person-nage dérangeait; aujourd'hui on se tait pour lasimple raison que plus personne n'en sait rien. J'aisimplement pu apprendre, par l'une de ses nièces,qu'il s'était engagé dans des organisations révolu-tionnaires, qu'il s'était fait un nom dans cettemouvance, ce qui ne devait pas arranger les af-faires de son oncle - l'un tissait des relations avecles hommes politiques et avec les hauts fonction-naires, et l'autre s'évertuait à les combattre. A re-lire ce que Gebrayel dit de lui, cette interprétationest la plus plausible...

Il semble que Nayef ait été tué durant l'unede ces campagnes massives de répression quifrappaient régulièrement l'île à l'époque de laPremière Guerre mondiale. Je ne sais s'il fut jugéet exécuté, ou bien sommairement abattu. Unvers énigmatique composé par Botros à cette oc-casion laisse entendre, à mots couverts, que soncorps n'a pas reçu sa digne sépulture.

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Après la brouille avec Nayef, la « fuite » deNassif, et la défection de Botros, Gebrayel setournera vers un autre membre de la famille, aveclequel il s'entendra durablement, cette fois, et quideviendra son homme de confiance : Alfred, l'undes fils de Khalil, et donc le frère d'Alice.

La première mention de cette collaborationvient dans une lettre du docteur Chucri à Botros,envoyée du Soudan le 6 août 1913.

Alfred nous a écrit d’Alep pour nous dire qu’ilavait été engagé à titre temporaire par la com-pagnie du chemin de fer baghdadien, mais qu'ilvient de donner sa démission parce qu'il a reçu

un télégramme de notre cher Gebrayel lui de-mandant de partir pour Cuba. Il avait eu

quelques problèmes de santé après son départ deKhartoum, mais il nous dit qu 'il est à présent

tout à fait rétabli. Comme il avait l'air pressé devoyager, je suppose qu'il a déjà embarqué. Si tuveux lui écrire, adresse la lettre à Gebrayel, qui

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lui transmettra. C'est en tout cas ce que jem'apprête à faire...

Ce que Chucri ne savait pas, c'est que sonjeune frère avait, au dernier moment, modifié sonitinéraire afin d'accomplir une dernière « formal-ité » : se marier. J'écris ces mots en souriant unpeu, mais pas pour la raison qui vient spontané-ment à l'esprit...

En juillet 1913, donc, Alfred avait reçul'invitation de son beau-frère, et il s'apprêtait àpartir pour Cuba. Il venait de passer deux ansauprès de Chucri en Égypte puis au Soudan, où ilavait travaillé comme fonctionnaire civil dans lesservices de l'armée britannique. Et comme il en-visageait de s'absenter, cette fois encore, pourune longue période, il était revenu dire adieu àses parents, Khalil et Sofiya, ainsi qu'à sa jeunesœur, Nazeera, ma future grand-mère, qui venaitde mettre au monde son premier enfant, l'aîné demes oncles - celui-là même qui, soixante-sept ans

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plus tard, lui annoncera au téléphone, en maprésence, que mon père était mort.

En rendant visite à la jeune maman, Alfredtrouva chez elle sa meilleure amie, Hada, quil'aidait à s'occuper du nouveau-né et remplaçaitun peu auprès d'elle ses deux grandes sœurs, déjàémigrées dans les Amériques.

Hada était plus grande de taille que les autresfemmes du village, et plus grande même que laplupart des hommes, plus grande, en tout cas,qu'Alfred, et les épaules plus larges que les si-ennes. Elle serait même apparue masculine si ellen'avait eu des traits suaves, et dans le regardcomme dans les gestes des bras une infinietendresse maternelle. Ma grand-mère l'aimaitprofondément; et comme elle avait une immenseaffection pour Alfred, qu'elle le savait fragile etqu'elle savait Hada solide à toute épreuve, elle semit en tête de les rapprocher. Bien entendu, ils seconnaissaient déjà, au village tous les gens secôtoient depuis la naissance, et tous sont plus ou

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moins cousins. Alfred et Hada n'avaient donc pasbesoin d'être présentés l'un à l'autre, mais jusque-là ils n'avaient jamais eu l'occasion de se parleren tête-à-tête; cette rencontre-là fut donc déter-minante, et l'entremise de Nazeera y joua un rôlecertain.

La circonstance ne semblait, néanmoins,guère propice à un mariage. Alfred ne faisait quepasser pour dire adieu, avant de partir à l'autrebout du monde pour un temps indéterminé. Il fautcroire que ce sentiment d'urgence les incita plutôtà précipiter les choses : ils décidèrent de se mari-er sans tarder; le jeune homme partirait ensuiteseul pour Cuba; s'il ne s'y plaisait pas, il re-viendrait aussitôt; sinon, ce serait Hada qui iraitle rejoindre. Les noces furent célébrées le 6septembre 1913, selon le rite presbytérien; le sur-lendemain même, Alfred prit le bateau, en pro-mettant à sa jeune épouse que dans un an au plustard ils seraient installés ensemble dans leurpropre maison, que celle-ci s'élevât dans les paysd'Orient ou bien dans les contrées américaines.

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Elle agita son mouchoir sur le quai jusqu'à ce quele paquebot eût disparu à l'horizon ; puis elle ren-tra au village pour attendre.

J'ai devant moi le fac-similé du formulaire queremplit Alfred en débarquant à Ellis Island, dé-cidément le passage obligé des hommes de mafamille. J'y apprends qu'il avait transité par LePirée, où il avait pris place sur un paquebot nom-mé Themistokles; qu'il avait atteint New York le11 novembre 1913; qu'il avait vingt-huit ans, etn'était ni polygame ni estropié ni anarchiste; etqu'il avait marqué comme pays d'origine la Tur-quie. Face à son nom, une inscription impriméepar un fonctionnaire, avec un tampon : «NONIMMIGRANT ALIEN », «ÉTRANGER NONIMMIGRANT»; de fait, Alfred avait déclaré qu'ilétait seulement en transit, vu que la destinationultime de son voyage était Cuba, où il avait déjàune adresse, Chez son beau-frère Gabriel M., av-enue Monte, La Havane...

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Arrivé sur l'île fin novembre, il écrivit àHada une première lettre pour lui dire qu'elle luimanquait, qu'il en souffrait à chaque instant, qu'ilne pourrait pas vivre longtemps si éloigné d'elle,et qu'il était tenté de tout laisser tomber. Dansune deuxième lettre, postée en février 1914, il seplaignait d'être continuellement malade ; à coupsûr, il ne passerait pas sa vie entière dans cette île! que son épouse ne soit pas surprise si, un jour,elle le voyait revenir! Mais dans une troisièmelettre, écrite en mai, il lui apprenait que le travail,finalement, ne lui déplaisait pas, qu'il s'entendaitbien avec Gebrayel, et que celui-ci envisageait delui confier des responsabilités, en lui doublantson salaire initial. Dans la quatrième, il lui an-nonça sur un ton euphorique qu'il était devenu lebras droit de son beau-frère, lequel ne pouvaitplus se passer de lui; à présent, son choix étaitfait, il vivrait à Cuba pour toujours, et il était surle point de louer un grand appartement au centrede la capitale, tout près des magasins La Verdad -installés à présent dans l'ancienne demeure du

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général Gomez. Il était grand temps pour Hadade venir le retrouver!

Cette lettre fut la dernière qu'elle reçut.Postée à La Havane le 12 juin 1914, elle arriva auport de Beyrouth le 24 juillet. Quatre jours plustard, commença la guerre mondiale. Plus de bat-eaux, plus de courrier, plus de voyage. Les mar-iés ne pouvaient plus se rejoindre.

Pendant ce temps, Botros jetait les fonde-ments de sa nouvelle existence. N'allait-il pas re-gretter un jour d'avoir renoncé à ses différentsprojets — notamment à sa plantation de tabac -,d'avoir écarté de son horizon tant d'avenirs pos-sibles, pour suivre la voie commune à laquelle ilavait toujours voulu échapper : s'établir au vil-lage, s'encombrer d'une famille, et passer le rest-ant de sa vie « entre cahiers et encriers » ? Dansl'immédiat, en tout cas, aucun remords, rien quedes joies, des satisfactions, desaccomplissements.

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Aux lendemains de leurs noces, Nazeera etlui connurent une longue période de célébrationsfamiliales, des banquets, des joutes poétiques, etnombre de messages de félicitations, les uns enprose, d'autres en vers, qui furent dûment conser-vés, - je les ai. Puis, lorsqu'un premier enfant na-quit, dès le dixième mois de mariage, ce furent ànouveau des joutes, des éloges, à nouveau desbanquets...

J'ai devant moi une photo de cette époque.Elle doit dater de l'automne 1913, vu que lesarbres ont perdu leurs feuilles et que Nazeeraporte dans ses bras un nouveau-né. Sur l'herbe,devant la jeune mère, deux bouteilles renfermantun liquide sombre, je ne sais si c'est du sirop, oubien du vin acheté au monastère d'à côté. Al'arrière-plan, une fillette joue avec une ombrellerenversée... C'est un déjeuner champêtre au lieudit « Khanouq » - j'ai déjà eu l'occasion de lementionner. Je compte, en plus du nourrisson,que l'on devine plus qu'on ne voit, treize per-sonnes, onze femmes de tous âges, dont ma toute

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jeune grand-mère, et seulement deux hommes :son père et son mari. Khalil, assis par terredevant elle, au premier plan, à droite, lunettesfines, moustache claire et chapeau à l'américaine- on dirait un pasteur du Midwest; et Botros, de-bout derrière elle, son regard perdu dans le vide.Il porte un costume trois-pièces, mais sa chemiseest ouverte. Il est nu-tête, bien entendu, et sescheveux sont courts, quoique abondants. Il a uneépaisse moustache noire. Sa silhouette évoquepour moi l'un de ces instituteurs farouchementlaïques qu'en France on appelait naguère « leshussards noirs de la République ».

S'il était songeur, c'est sans doute qu'il neparvenait pas à détacher son esprit de son école,qui était née quelques jours plus tôt, ou qui étaitsur le point de naître. Les premiers contactsavaient été encourageants. De nombreux habit-ants des villages avoisinants avaient promis d'yinscrire leurs enfants dès qu'elle aurait ouvert sesportes. Botros et Nazeera commençaient même àredouter une affluence telle qu'ils ne pourraient y

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faire face, faute de locaux. Avec les moyens lim-ités dont ils disposaient, ils n'avaient pu amén-ager qu'une seule pièce à l'étage inférieur de leurpropre maison, - eux-mêmes logeant avec leurenfant à l'étage du haut, qui ne comptait, lui aus-si, qu'une seule pièce.

Malgré l'extrême modestie des locaux,l'institution fut baptisée « École Universelle », ri-en de moins. Lorsqu'elle fut inaugurée, dans unebrève cérémonie, en octobre 1913, ce fut unepetite révolution, qui ravit les uns, amusa lesautres, et scandalisa la plupart. Au début, on necomprit pas que ce nom voulait dire, entre autreschoses, qu'elle serait commune aux garçons etaux filles. Pas une école pour les garçons, uneautre pour les filles ; ni des classes pour lesgarçons et d'autres pour les filles, comme Khalilavait commencé à le faire, timidement, lorsqu'ilavait encore son établissement. Non, rien de toutcela, rien de ce qui s'était fait jusque-là : dans lamême classe il y aurait des garçons et des fillesassis côte à côte, un point c'est tout. Mes grands-

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parents firent le tour des maisons du village pourexpliquer aux parents ébahis que - « Vous verrez!Faites-nous confiance! » — tout se passerait bien.

De fait, tout se passa parfaitement bien.Tant sur ce chapitre délicat que sur celui del'enseignement lui-même. Les élèves étaient en-chantés, ils venaient à l'école en courant par lessentiers, pour n'en repartir, le soir, qu'àcontrecœur ; et ils faisaient des progrès rapides.Notamment grâce à une méthode qui allait de-venir la spécialité de l'Universelle : on confiaitaux meilleurs élèves de chaque classe la re-sponsabilité de transmettre à leurs condisciples cequ'ils avaient retenu; une sorte de chaîne du sa-voir se créait, qui développait le sens de la re-sponsabilité, et l'esprit de solidarité entre tous ;l'effet en était, semble-t-il, miraculeux ; les an-ciens de l'école qui vivent encore continuent à enparler avec émerveillement et gratitude.

Le succès de la formule fut si grand que lesinscriptions reprirent au cours même de la

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première année scolaire, comme en témoignecette circulaire datée du 28 février 1914, et dontune copie a été conservée dans les archives :

Respectés compatriotes,

Certains d'entre vous nous ont demandé par lepassé d'accepter leurs enfants à l'école, maisnous avions dû nous excuser auprès d'eux, n 'ay-ant plus de places vides dans la salle que nousavions aménagée pour l'enseignement. Mais àprésent, avec le commencement du secondsemestre de l'année scolaire, il

nous est apparu nécessaire d'admettre de nou-veaux élèves, ce qui nous a contraints à amén-ager une deuxième salle.

En raison de cela, l'École Universelle est enmesure d'annoncer que toute personne qui nousaccordera sa confiance au cours de ce semestresera la bienvenue, et nous ferons en sorte de laservir au mieux, si Dieu veut.

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Avertissement

Dans une circulaire précédente, nous avionsdit que notre école ne se préoccuperait pas desrites confessionnels. Certains ont compris de celaque nous refusions d'enseigner tout ce qui se rap-porte à la religion. Alors que cette école a pourprincipale préoccupation d'inculquer les pré-ceptes du christianisme. Elle a même été fondéejustement pour renforcer les vertus chrétiennes.

Le directeur de l'école Botros M.M.

Cet « avertissement » signale le commence-ment d'une longue et pénible bataille. A vrai dire,elle s'était déclenchée bien avant, mais cet épis-ode allait être le plus éprouvant.

Lorsque Khalil avait créé son établissement,trente ans plus tôt, le clergé catholique avait tentéde réagir. On avait fulminé dans les sermonscontre les hérétiques, et promis le feu éternel àceux qui les suivraient, — notamment à ceux qui

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enverraient leurs enfants à l'école de ces démonsqui ne croyaient ni à Marie, ni à l'hostie, ni auxsaints. Mais les villageois, même les plus pieux,n'obéissaient pas aveuglément à leur Église. Tantque l'école des protestants était la seule, on y en-voyait quand même ses fils. Mieux valait lerisque de l'hérésie que la certitude del'analphabétisme.

Tirant les conséquences de cette situation,le diocèse avait alors décidé de créer sa propreécole, dirigée par un prêtre damascène nomméMalatios, homme habile et pas du tout inculte,avec pour mission explicite de ramener dans ledroit chemin les âmes égarées. Riposte quis'avéra efficace : si le prédicateur était apparujusque-là comme le tenant de la lumière face auxténèbres de l'ignorance, à présent on se retrouvaitdans un autre cas de figure : l'école catholiquecontre l'école « hérétique » ; et lorsque Khalilcommença à vieillir, qu'aucun de ses fils nevoulut reprendre le flambeau, et qu'il dut renon-cer à son école, on vit même des familles

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protestantes inscrire leurs enfants chez le pèreMalatios.

La guerre des écoles s'était achevée par lavictoire des catholiques. La première guerre,devrais-je dire. Car une seconde guerre allaitcommencer avec la création, par mes grands-par-ents, de leur « École Universelle ».

Botros avait beau être catholique, frère d'unprélat catholique, ancien professeur au Collègepatriarcal comme au Collège oriental basiliengrec-catholique, il n'était pas en odeur desainteté. Entre autres parce qu'il était le gendre duprédicateur, mais pas uniquement. Entre autresparce qu'il avait fait ses études chez les mission-naires américains, et sa femme aussi, mais pasuniquement. Il y avait plus grave encore : sespropres croyances. Sans doute n'était-il pas prot-estant, mais alors qu'était-il ? On ne le voyait ja-mais à la messe le dimanche - ni, d'ailleurs, au «service » du prédicateur. Ce qui se chuchotait auvillage, c'est qu'il était athée; lui-même s'en est

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toujours défendu avec véhémence, — et rien,d'ailleurs, dans ses écrits intimes, ne pointe danscette direction ; cependant, la plupart des gens enétaient persuadés, même parmi ses proches.

Alors, lorsque mon grand-père avait envoyétrès solennellement aux familles de Machrah etdes sept villages voisins sa première circulaireannonçant la création de son « École Universelle», et indiquant, parmi ses caractéristiques, qu'elleaccueillerait filles et garçons ensemble, et qu'elle« ne se préoccuperait pas des rites confessionnels», ses adversaires s'étaient déchaînés : cet hommevoulait non seulement pervertir les mœurs de nosenfants, il voulait aussi les déchristianiser! D'oùla réponse de Botros, ferme mais défensive : sicette école refuse d'entrer dans les querelles entreles diverses communautés, elle n'en est pas moinschrétienne. En d'autres termes : parents, necroyez pas que vous aurez à choisir entre uneécole d'incroyants et une école de bons chrétiens ;le choix est plutôt entre une institution ouverte àtoutes les confessions, et une autre réservée aux

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seuls catholiques, et même aux plus obtus parmieux. Dans les huit villages concernés, et danstoute cette partie du Mont-Liban, la populationétait, en ce temps-là, exclusivement chrétienne,mais comprenait des grecs-orthodoxes, des grecs-catholiques melkites, des maronites, ainsi que -plus récemment - des protestants. Botros espéraitattirer vers son école des élèves appartenant auxquatre confessions. « Universel », au Levant,veut d'abord dire que l'on est au-dessus des quer-elles entre communautés.

Mon grand-père avait poussé très loin cesouci du rassemblement. Ainsi, tous les élèves,quelles que fussent leurs appartenances, devaientréciter ensemble tous les matins une mêmeprière, qui n'était autre que le Pater Noster.Chacun était censé l'apprendre en quatre langues: l'arabe, le turc, l'anglais et le français. Il y ad'ailleurs, au milieu des papiers familiaux, uneplaque en argent sur laquelle est gravée cetteprière dans sa version arabe. Je l'ai posée sur monbureau comme elle devait se trouver sur le bureau

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de mon aïeul, et j'ai pris le temps de la réciterlentement à voix haute :

Notre père qui es aux deux, que Ton nom soitsanctifié, que Ton règne arrive, que Ta volontésoit faite sur Terre comme au Ciel.

De fait, il n'y a là aucun mot qui puisseheurter un protestant, un catholique, un ortho-doxe, ni un franc-maçon puisque mon grand-pèrel'était, ni d'ailleurs un musulman ou un juif.

Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien,pardonne-nous nos offenses comme nous pardon-nons à ceux qui nous ont offensés, et ne nouslaisse pas succomber à la tentation, mais délivre-nous du Mal. Amen.

Non, même dans cette deuxième partie, rienqui choque un croyant, quel qu'il soit. Sans douteles uns ou les autres opteraient-ils pour une for-mulation différente, mais il n'y a là aucun dogmecontroversé, ni Trinité, ni pape, ni Église, ni

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Vierge Marie, ni même Jésus... C'est juste uneprière monothéiste, une prière « universelle »,comme l'école de mes grands-parents.

En dépit de cette volonté œcuménique, Bo-tros ne parvenait pas à apaiser ses détracteurs.D'autant que cet homme d'ouverture et derassemblement était aussi un homme de prin-cipes, et même un homme d'entêtements ; il endonnera en ces années-là une démonstrationéclatante, dont ses adversaires seront ravis, donttous ses proches seront embarrassés, et dont sesdescendants ne pourront jamais surmonter letraumatisme : il refusera obstinément de baptiserses enfants !

Alors que son frère Gebrayel, franc-maçoncomme lui, et comme lui marié à une presbytéri-enne, n'avait pas hésité à faire appel au curé cath-olique de sa paroisse havanaise, quitte à confierle rôle de parrain à un haut dignitaire de laGrande Loge de Cuba, Botros s'entêta : lorsqueses enfants seront majeurs, dit-il, ils opteront

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pour la religion de leur choix, ou pour aucune re-ligion ; d'ici là, ils seront libres de tout engage-ment. Une belle idée, une idée noble, qui té-moigne du sérieux avec lequel il abordait cesquestions; une communauté de croyants ne dev-rait pas être une tribu à laquelle on appartient denaissance ! On devrait pouvoir chercher, méditer,lire, comparer, puis adhérer librement à une foichoisie en fonction de ses convictions! Une belleidée, oui, surtout dans ce pays où le souvenir desmassacres communautaires était encore dans lesmémoires. Mais au village, ce fut le scandale desscandales. Que l'on défende une telle opiniondans une discussion vespérale, passe encore ;mais qu'on aille jusqu'à en tirer ces conséquencesextrêmes, la chose était impensable, inouïe, mon-strueuse presque. On crut que c'était une lubiepassagère de ce « moallem Botros » qui nevoulait jamais ressembler à personne, qui allaittête nue quand tous les hommes respectables secouvraient, qui portait costume noir trois-pièceset longue cape quand ses propres frères portaient

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encore l'habit villageois. Original, on le savait,mais puisqu'il était, de l'avis unanime, d'une intel-ligence exceptionnelle, on estimait que ceci com-pensait cela, on en plaisantait un peu, puis onhaussait les épaules : c'est Botros, il est comme ilest !

Cette fois, ce n'était pas une excentricité or-dinaire. Plusieurs de ses proches tentèrent de l'endissuader, à commencer par son frère Theodoros,qui prenait la chose comme un affront personnel.Rien à faire, mon grand-père ne fera pas baptiserses enfants! Jusqu'à sa mort, il n'en démordra pas,quoi qu'il lui en coûtera. D'ailleurs, pour qu'ilsdemeurent libres de leur choix, il ne leur donnerapas des noms d'archanges ou de saints, comme cefut le cas pour ses frères, pour lui-même, et pourla plupart des villageois de son temps; ses enfantsporteront des prénoms évoquant des qualités hu-maines, ou des aspirations — « fierté », « con-science », « espoir », « victoire » ou « perfection». Aucune étiquette religieuse, qu'elle soit

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chrétienne, musulmane ou juive, ne leur collera àla peau une fois pour toutes à la naissance.

Pour ses adversaires, à commencer par lepère Malatios, c'était là du pain bénit, si j'osedire! Quel besoin avait-on encore d'argumenter,de dénoncer, de prévenir les fidèles, puisque lemécréant s'était lui-même démasqué? Ce à quoimon grand-père répondait : « Je crois en Dieu, jecrois aux vertus chrétiennes, mais je crois aussien la liberté de choisir et je refuse les clivagesconfessionnels. » « Mensonge, disait Malatios,cet homme ne croit ni en Dieu ni en notreSauveur, il dit cela pour vous leurrer! » Mais Bo-tros rétorquait : « Croyez-vous vraiment que jesois un homme à double visage, qui pense unechose et dit l'inverse? Si je voulais pratiquer ladissimulation, ne croyez-vous pas que j'aurais pufacilement éviter toutes ces misères que l'on mefait? Comprenez-le une fois pour toutes : ce queje dis, je le pense, et ce que je pense, je le fais !Si tout le monde dans ce pays se comportait ainsi,

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on n'en serait pas arrivé à ce degré dedéchéance!»

En dépit des accusations qui le visaient, Bo-tros, par son dévouement à sa tâche, et parl'efficacité de ses méthodes d'enseignement, réus-sit à gagner l'estime de nombreux villageois qui,sans jamais le suivre sur la question du baptême,lui confiaient malgré tout leurs enfants, garçonset filles, afin qu'il les prépare à mieux affronterles temps nouveaux. Mais la controverse nedevait jamais s'apaiser.

L'école de Malatios et celle de mon grand-père se trouvaient à moins de deux cents mètresl'une de l'autre, à vol d'oiseau. La première, touten haut du village, a été récemment restaurée;c'est aujourd'hui une belle bâtisse massive enpierre ocre, avec sur le toit une pyramide de tu-iles rouges ; elle appartient toujours au diocèse.La seconde, « la nôtre », plus petite, n'est plusqu'une ruine. Mais pas depuis longtemps. Audébut des années soixante, j'y allais encore

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quelquefois, l'été, avec ma grand-mère; elle ouv-rait la porte de l'étage supérieur avec une grosseclé qu'elle sortait de son ample sac à main; elleramassait deux ou trois objets qui traînaient en-core; avant de repartir avec un long soupir; Dieusait si c'était un soupir de nostalgie ou desoulagement.

Quant à l'étage inférieur, qu'on appelle en-core dans la famille l-madraseh, « l'école », il n'aplus de portes depuis longtemps; le sol des deuxsalles voûtées est encombré de pupitres désinté-grés, de chaises désarticulées, de grabats et decrottes de biques, l'endroit ayant servi depuis denombreux hivers de refuge aux bergers.

Les anciens du village n'ont jamais oublié laguerre des deux écoles. Elle avait divisé la plu-part des familles. Même parmi les frères de Bo-tros, il y en eut un qui avait pris fait et cause pour« l'adversaire » Malatios.

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« Mon oncle Semaan n'était pas avec nous», me confia récemment l'un de mes oncles, àvoix basse, comme si les quatre-vingts annéesécoulées depuis n'avaient en rien atténué la grav-ité de la chose.

Et le père Theodoros, était-il « avec nous »?

« Ni avec, ni contre. Il était le plus ennuyéde tous, il n'en dormait plus la nuit. Nous étionssa croix... »

De fait, il avait dû souffrir le martyre.C'était bel et bien une révolte contre l'Église,avec son propre frère à la tête des insurgés! Com-ment le religieux aurait-il pu voir dans ces événe-ments autre chose qu'une calamité envoyée duCiel pour l'éprouver? D'un côté, Botros, soutenu— sauf sur la question du baptême — par lagrande majorité de ses frères et sœurs, et par denombreux cousins; de l'autre, le clergé, dont lui,Theodoros, était l'une des figures montantes. On

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chuchotait qu'il pourrait bientôt devenir évêque,il avait pour cela toutes les qualités - l'érudition,la prestance, l'éloquence, la piété apparente, et lesens de l'autorité. Mais comment nommer unprélat issu d'une telle famille, et dans un tel cli-mat? D'abord cette guerre des écoles; ensuite,plus troublante encore, la controverse à propos dubaptême des enfants; sans même revenir sur cesmariages de trois de ses frères et sœurs avec desenfants du prédicateur protestant. C'en était trop !Beaucoup trop !

La première réaction de Theodoros fut bru-tale. Informé de la décision de son frère de ne pasbaptiser son premier enfant, il avait aussitôt quit-té son couvent pour retourner au village, avecune idée en tête. Profitant d'une matinée où Bo-tros et Nazeera s'étaient absentés, laissant lenouveau-né à la garde de Soussène, sa grand-mère, le prêtre s'était rendu chez eux avec deux «Complices » ; arrivé là, il avait aussitôt revêtuson étole et sorti de ses poches son gros chapeletet un flacon d'huile ; puis il avait décrété que son

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neveu lui paraissait chétif et qu'il fallait le bap-tiser sans tarder de peur qu'il ne meure païen et seretrouve dans les limbes jusqu'à la fin des temps !

Il avait déjà déshabillé l'enfant, et ils'apprêtait à le plonger dans une vasque d'eautiède lorsque Botros, averti par des voisins prot-estants, fit irruption dans la maison, et piqua lacolère que l'on imagine. Theodoros ne réponditpas, il haussa les épaules, sortit dignement de lamaison, et repartit s'enfermer dans son monastèresur l'autre versant de la montagne !

Il semble que les frères ne tardèrent pas à seréconcilier. Le prêtre promit de ne plus agir de lasorte, même s'il mettait ainsi en péril la vie éter-nelle de ses neveux et nièces ; et Botros lui par-donna - pour cette fois ! - en maugréant.

Si Theodoros avait renoncé à ces méthodesmusclées, il ne s'était pas résigné pour autant àvoir se perpétuer une situation à ses yeux intolér-able. Sans jamais rompre avec son mécréant de

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frère, ni le désavouer publiquement, il essaieraplus d'une fois de le convaincre de mettre fin à sarébellion. Botros ne disait-il pas souvent qu'ildétestait l'enseignement? Ne voulait-il pas que safamille entière s'en aille de ce village à l'horizonbouché? Pourquoi alors s'entêter dans cette entre-prise épuisante, puisqu'il pourrait être mieux con-sidéré ailleurs, et bien mieux rétribué? Chaquefois que l'École Universelle se trouvera en diffi-culté, Theodoros tentera de persuader son frèrede mettre fin à cette expérience pour s'engagerdans une autre voie.

A témoin cette lettre écrite parl'ecclésiastique le 14 novembre 1915, peu aprèsle début de la troisième année scolaire ; il y parlede « hasard », mais on peut aussi y voir une sub-tile manœuvre.

A mon cher frère Botros, que Dieu prolonge savie, Après les salutations fraternelles et lesprières, j'écris pour te raconter une conversationque je viens d'avoir, chez son excellence l'émir

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Malek Chehab, avec son honneur Youssef BeyBar-dawil. Cette rencontre n 'était pas prévue,mais le hasard est parfois subtil et efficace. Laconversation tournait autour du candidat le plusqualifié pour le poste de juge d'instruction autribunal de Zahleh. Et la première personne dontl'émir ait mentionné le nom n'était autre que toi.Ce qui m'a permis d'intervenir pour dire quelhomme tu étais, et quelles dispositions tu avaispour le service public. J'ai également mentionnéle fait que tu avais eu pour condisciples à l'écolede Droit tel et tel président de tribunal...

Une parenthèse : pour la première fois, j'aiici la confirmation que Botros avait effectivementune sérieuse formation de juriste, ce qui rendmoins absurde la légende familiale selon laquelleil serait allé défendre Gebrayel devant lestribunaux cubains. Mais si ce nouvel élémentm'aide à comprendre la genèse de la légende, ilne confirme pas les faits pour autant; jusqu'àpreuve du contraire, je continuerai à penser quemon grand-père était parti pour Cuba afin de

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s'associer aux activités commerciales de sonfrère, et non pour le défendre devant la justice...

Je referme la parenthèse, et reviens vers lalettre de Theodoros.

De temps à autre, je prenais à témoin YoussefBey, qui confirmait mes dires et les appuyait avecforce. Si bien que l'émir a admis qu 'en toute lo-gique, tu devrais être nommé directement présid-ent de tribunal - poste qui sera bientôt vacant;mais comme le règlement interdit à quiconqued'occuper une telle position avant d'avoir été as-sesseur ou juge d'instruction, il a estimé qu'ilfaudrait te nommer d'abord à ce dernier poste.Poste fort important, je te signale, puisquel'homme qui l'occupe est indépendant, et qu'ilpeut prononcer une sentence de son propre chef.

L'émir a donc promis de te nommer juged'instruction, si tu en es d'accord et il est entenduqu 'après une période pas trop longue, tu seraspromu à une position plus importante.

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Une parenthèse encore, pour dissiper unmalentendu : l'émir dont il est question n'est pasle prince régnant - à l'époque, il n'y en a plus -mais un haut fonctionnaire ottoman issu de la fa-mille des anciens émirs du Liban, et qui con-tinuait à porter ce titre honorifique. Quant àl'autre personnage, également fonctionnaire otto-man, il appartient à une famille chrétienne qui re-monte probablement aux croisades, vu queBardawil est la transposition arabe de Balduinus,ou Baudouin.

Alors, si tu veux obtenir cette fonction, ilfaudrait que tu viennes tout de suite chez l'émir,car la seule chose qui l'a retenu de te nommerséance tenante est la crainte que tu puisses nepas accepter...

Mes salutations à tous nos proches, et queDieu te garde...

A l'évidence, le prêtre redoute quel'indomptable Botros ne dise « non ». Il ménage

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ses susceptibilités; raconte la scène sans jamais lefaire apparaître comme un postulant; et, pour lecas où la fonction proposée ne lui semblerait pasassez bonne pour lui, il se dépêche de lui fairemiroiter une promotion rapide.

Le moment semblait effectivement propice.L'année 1915 avait été l'une des plus calam-iteuses dans l'histoire du Mont-Liban. D'abord, ily avait la guerre, la grande, dans laquelle laSublime Porte s'était engagée, dès novembre1914, aux côtés des Empires allemands et austro-hongrois -une aventure dont Enver et ses Jeunes-Turcs attendaient une miraculeuse renaissance del'Empire ottoman, mais qui allait finalement con-duire, on le sait, à sa désintégration.

Au début du conflit, le théâtre des opéra-tions était loin, et le Mont-Liban ne fut pas dir-ectement affecté. Même si certains produitsjusque-là importés de France ou d'Angleterrecommençaient à manquer, et même si les émigrésne pouvaient plus faire parvenir de l'argent à

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leurs familles, on arrivait encore à se débrouiller :on remplaçait une denrée par une autre, on seprivait de tout ce qui n'était pas indispensable, ons'entraidait entre frères, entre cousins, entrevoisins, et on s'en remettait à Dieu pour quel'épreuve ne dure pas trop longtemps. Peu degens comprenaient qu'un monde était en traind'agoniser, et que chacun, grand ou petit, auraitfinalement sa part dans la souffrance commune.

L'arrêt de la Providence fut signifié à lapopulation, si j'ose dire, sous la forme d'une plaiebiblique : les sauterelles! En avril 1915, desnuées de criquets migrateurs assombrirentsoudain le ciel, avant de s'abattre sur les champs,pour dévorer tout - « le vert et le sec », selonl'expression locale.

En temps normal, il y aurait eu la disette ;en temps de guerre, avec toutes les privationsdont on souffrait déjà, ce fut la grande famine, lapire dans la mémoire des Libanais. On estimequ'il y eut jusqu'à cent mille morts, - près d'un

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habitant sur six; certains villages furent quasi-ment dépeuplés. Il y avait déjà eu, certes, dans lepassé, bien d'autres famines. Mais aucune n'allaitfrapper les esprits aussi durablement. Jusqu'à nosjours, on entend parfois dire que le fluxd'émigration a été causé par la grande famine del'an quinze. Bien entendu, c'est faux, lemouvement était bien amorcé déjà, — versl'Égypte, vers les diverses « contrées américaines», comme vers l'Australie - et depuis plusieursdécennies. Mais il allait désormais s'amplifier, ettrouver, dans les horreurs de la famine, de quoidonner raison à ceux qui étaient partis, en faisanttaire culpabilité et remords.

Dans cette épreuve, Botros parvint encore à sesingulariser. D'ordinaire, au début de l'automne,on semait les grains pour la prochaine moisson;ceux qui avaient un surplus en fournissaient àceux qui en manquaient - le courrier familial re-gorge de comptes de cet ordre, tant de boîtes degrains livrées à Untel, et tant à Telautre... Mais àl'automne de 1914, en apprenant que la guerre

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avait éclaté, mon futur grand-père avait décidéque, cette année-là, il ne sèmerait pas.

« Il est fou ! »

Ce n'était pas la première fois qu'on disaitcela de lui. Il avait une propension inépuisable —mais sans nul doute épuisante pour ses proches! -à ne jamais se conformer au sens commun, à lasagesse ambiante. Cette fois encore, il avait sesarguments, bien affûtés : si l'on venait à manquerde nourriture, la part de grains mise de côté pourles semailles permettra de subsister quelquesmois de plus.

Mais que fera-t-il l'année prochaine? S'il nesème pas, il n'aura rien à récolter, et avec la dis-ette causée par la guerre, personne n'aura de sur-plus pour le lui vendre... ou alors on le lui vendraà prix d'or.

Le fou! Cet entêtement à ne jamais fairecomme tout le monde !

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Le blé poussait dans les champs, les épisgrossissaient et s'alourdissaient, et l'on plaignaitBotros ou on le raillait, lui dont les champsétaient restés en jachère...

Et soudain, les criquets, les sauterelles !

Le ciel qui s'assombrit à midi comme parune éclipse, puis ces petites bêtes rongeuses quise répandent par milliers sur les champs, quidévorent, qui moissonnent à leur manière, quirasent tout, qui nettoient.

Entre-temps, les gens avaient déjà épuisé leursréserves ; tout au plus pouvaient-ils encore, enconsommant avec parcimonie, les faire durerjusqu'en novembre. Seul Botros avait encore dequoi nourrir les siens pour le restant de l'hiver!Une situation enviable, certes, et la preuve qu'ondevrait l'écouter plus souvent; mais n'était-ce pasune malédiction que de se retrouver « enviable »en des temps comme ceux-là? Difficile de vivredans un village où les gens meurent de faim,

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alors que l'on a soi-même de quoi manger! Si Bo-tros avait des silos de grains, on peut imaginerqu'il aurait mis un point d'honneur à nourrir tousceux qui seraient venus le lui demander. Mais ilavait juste gardé la part de la récolte qui aurait dûaller aux semailles, ce qui lui permettait de fairevivre sa femme, son fils aîné, son puîné — monpère, né en octobre 1914 —, sa vieille mère,Soussène, éventuellement son plus jeune frèreavec sa femme et leurs trois enfants - parmilesquels celui que, dans ces pages, j'appellel'Orateur... C'était là beaucoup de monde, il nepouvait se charger davantage! Que faire, alors, siun cousin, une cousine, un voisin, un élève ou unparent d'élève venait lui réclamer le pain qui al-lait l'empêcher de mourir ? Lui fermer la porte aunez ?

A l'École Universelle, la rentrée d'octobre1915 s'effectua dans une atmosphère de fin dumonde. Comment se concentrer sur les étudesquand on a faim, et qu'on s'attend à traverserl'hiver entier sans nourriture? Et pas question,

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bien sûr, de réclamer aux familles les frais descolarité! On comprend, dans ces conditions, queTheodoros ait jugé le moment propice pour tenterde retirer Botros et les siens du village, pour luifaire fermer l'école - cas de force majeure ! — etpour lui assurer une charge prestigieuse etlucrative.

Ce qui aurait dû rendre la proposition fortacceptable, c'est que l'école rivale, celle du curéMalatios, avait dû cesser ses activités peu detemps auparavant, en attendant des jours meil-leurs. Personne n'aurait donc pu prétendre queBotros était sorti perdant de ce duel...

Mon grand-père n'a pas gardé copie, dansses archives, de la lettre par laquelle il avait ré-pondu à Theodoros - ou alors, elle s'est égarée. Ila forcément dit non, puisqu'il n'a jamais ferméson école et qu'il n'est jamais devenu juged'instruction. Mais je ne sais quels arguments ilavait choisi d'invoquer. Je suppose qu'il avait faitétat des scrupules qu'il avait à mettre la clé sous

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la porte du jour au lendemain, alors que l'annéescolaire venait tout juste de commencer. Un telcomportement lui aurait paru indigne. Quoi ? «embarquer » sa femme et ses enfants, avec lessacs de provisions, pour aller se mettre à l'abri enlaissant périr les gens de son village ? abandon-ner à leur sort ses élèves et leurs parents ? S'ilavait été homme à déserter ainsi, il aurait quitté lepays depuis bien longtemps. Son hésitation àémigrer n'avait-elle pas été constamment motivéepar son appréciation scrupuleuse, tatillonne, de cequi lui apparaissait comme une conduite respons-able, et honorable ?

Si la réponse directe de Botros à son frèren'a pas été conservée, il en est une autre, indir-ecte, qui demeure dans les archives, écrite troisjours après qu'il eut reçu la proposition deTheodoros. Elle n'est pas adressée à ce dernier,mais aux autorités ottomanes, pour leur de-mander d'inclure l'École Universelle dans la listedes institutions pouvant bénéficier de l'aidepublique.

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Rédigée dans le style déférent de l'époque,elle présente d'abord le signataire, « Ottomanlibanais du village de Ma-chrah ayant passé prèsde vingt ans au service des institutions éducatives», parmi lesquelles il prend soin de citer enpremier « le Collège ottoman » - nulle part dansles documents familiaux je n'ai trouvé mention decet établissement, mais je suppose que mongrand-père y avait donné quelques cours, et qu'ilavait jugé habile de le mettre en avant dans unerequête comme celle-là. Il énumère ensuite lesmatières qu'il a enseignées, parmi lesquelles lesmathématiques, la logique, l'astronomie, leslettres arabes, les diverses sciences naturelles,ainsi que, plus vaguement, « un brin de languesétrangères» - en ces temps de guerre, de suspi-cion et de xénophobie, il valait mieux ne pas tropinsister sur cet aspect des choses

A la suite de ces années d'enseignement, denombreux notables des villages proches de monlieu de naissance m'ont choisi pour mettre surpied une école nationale qui se charge d'édu-

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quer les générations montantes dans l'esprit de lafraternité et de l'égalité entre les différentes com-munautés, et dans le rejet de tout ce qui va àl'encontre des intérêts de notre sainte patrie.

J'ai donc cédé à la pression de mes compatri-otes et accepté de fonder il y a trois ans uneécole obéissant à ces principes dans mon villagenatal de Machrah, emplacement qui m'a paruconvenable puisqu’il est à proximité de septautres villages, dont aucun n’est situé à plus d'unmille et demi. Ces villages ont une populationtotale d'environ six mille âmes, et chaque élèvepeut venir à l'école le matin et rentrer chez lui lesoir sans aucun désagrément ni fatigue, étécomme hiver.

Tous ceux qui ont pu observer notre action aucours des deux années écoulées ont pu constaterque nous avions accompli notre tâche avec suc-cès et avec une totale loyauté envers la patrie ot-tomane. Chose confirmée par la grande affluenceque notre école connaît cette année. Mais le

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nombre de familles pauvres est grand au sein dela population, et le phénomène des sauterellesdont les gens ont souffert, comme vous nel'ignorez pas, les a rendus incapables de payerleurs frais de scolarité. J'ai donc eu d'énormesdifficultés à poursuivre mon activité, au point queje crains de devoir y mettre fin.

Le destinataire de la requête était un hautfonctionnaire qui venait d'être nommé par lesautorités ottomanes gouverneur du Mont-Liban,et qui avait promis, lors de sa prise de fonctions,d'obtenir des crédits d'Istanbul pour développerl'enseignement. Ce qui explique que Botros, quin'avait pas jugé utile jusque-là d'informer lesautorités de la création de son école, eût voulufaire une tentative dans cette direction. Il y avaitmis les formes :

Lorsque j'ai appris que vous aviez annoncé votreintention d'implorer les grâces sultaniennes pourla création d'établissements scolaires dans notrepatrie le Liban, je me suis dit que votre esprit

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d'équité et de générosité ne tolérera pas queseuls nos huit villages soient privés des bienfaitsimpériaux qui se déverseront sur les vastes ter-ritoires ottomans. C'est pourquoi j'ai vouluprésenter cette requête, dans l'espoir qu'un ordresera donné afin que notre école soit incluse dansla liste des institutions que vous comptez créer, etpour que vous lui accordiez une part des alloca-tions royales afin que ces villages ne soient pasdéfavorisés par rapport aux autres villages duLiban, et pour que notre projet, qui avait com-mencé à donner des fruits, ne soit pas condamnéà l'échec...

La requête était opportune : puisque le nou-veau gouverneur avait promis de fonder desécoles, il allait pouvoir se vanter d'en avoir fondéune, et dans un coin reculé de la haute Montagne- seuls les esprits malveillants pourraient lui faireremarquer que l'école existait déjà. De fait, mongrand-père recevra un immense firman orne-menté annonçant solennellement que le dénom-mé Botros M.M., sujet ottoman, du village de

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Machrah dans le Mont-Liban, était autorisé àcréer un établissement d'enseignement pourgarçons et filles sous le nom d'École Universelle.Le firman est daté de février 1917, quinze moisaprès l'expédition de la lettre au gouverneur,quarante mois après la fondation de l'école. Uneaide financière fut promise, qui, bien entendu, nevint jamais.

Mon grand-père connaissait trop bienl'administration ottomane pour jouer le destin deson école sur une telle démarche. Il avait écrit salettre par crânerie, et un peu aussi par correction— en tant que citoyen, il estimait de son devoirde s'adresser aux autorités publiques de son pays,quelles qu'elles soient. Parallèlement, il était alléfrapper à une autre porte, plus prometteuse : cellede la Mission presbytérienne américaine. Uneporte que, jusque-là, il avait voulu éviter, parcequ'il espérait préserver son indépendance àl'égard des différentes dénominations religieuses,et aussi parce qu'il avait gardé des souvenirs mit-igés de ses propres études chez les missionnaires

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anglo-saxons. Mais en ces temps calamiteux, ilfallait survivre, à tout prix, et il était prêt às'accrocher avec gratitude à toutes les mainssecoura-bles qui se tendraient.

Un document dans les archives familialesévoque de manière éloquente ce que fut cetteaide, et ce que furent ces temps de guerre pourles miens. Il s'agit d'une circulaire datée du 29août 1917 et reproduite par un procédé méca-nique utilisant une encre violette; seul le nom de« l'honorable professeur Botros M.M. » est dir-ectement écrit à la main :

Aux respectés frères pasteurs, prédicateurs etenseignants, Après le salut fraternel, nousvoudrions vous dire que nous n’arrêtons pas depenser à votre situation et aux difficultés de lavie dans les temps présents. Aussi, et aprèsamples consultations, nous avons décidé ce quisuit :

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Nous continuerons à payer les salaires initi-aux, un quart en monnaie métallique et troisquarts en billets; puis, à partir du 1er octobre, aulieu d'augmenter les salaires, nous fournirons, enguise d'aide spéciale à chaque employécélibataire et aux membres de la famille dechaque employé marié, une provision de blé con-sistant en six ocques par personne et par moissauf pour les enfants âgés de six ans et moins quiauront trois ocques. Mais si l'un d'entre vouspréférait, pour des raisons qui lui sont propres,toucher le salaire de base et un second, complé-mentaire, comme c'est le cas aujourd'hui, plutôtque le salaire de base et le blé, c'est à lui de dé-cider, et nous lui serions reconnaissants de nousen informer le plus vite possible.

Le but de cette aide est de protéger les em-ployés contre la grande famine qui les menace, etcontre la mort. Aussi nous réservons-nous ledroit de juger si une personne n'a pas besoin de

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cette aide auquel cas nous lui verserions les deuxsalaires comme à présent.

Nous espérons que cette subvention vous éviterad'être exclusivement préoccupés d'assurer le painquotidien, et vous permettra de vous consacrer ànouveau à votre œuvre missionnaire et éducative,afin que vous puissiez saisir les opportunitésspirituelles en dépit de la situation présente. Surce point, nous attirons votre attention sur les pa-roles de l'apôtre Paul dans sa Seconde épître auxCorinthiens, chapitre VI, versets 1 à 10; et aussidans sa Première épître aux Corinthiens,chapitre IV, versets 1 et 2, pour que vous lesméditiez profondément, et pour que le Seigneur,qui œuvre en nous tous qui œuvrons avec Lui,vous guide et vous fortifie avec Son esprit saint etbénisse votre travail.

Avec nos salutations à vous tous de la part de vosfrères dans le Seigneur George Shearer, William

Friedenger, PaulArden

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Même si les dernières exhortationss'adressaient forcément plus aux pasteurs et auxprédicateurs qu'à un enseignant laïc comme lui,Botros ne pouvait qu'éprouver de la gratitude en-vers ces missionnaires. Car si sa prévoyance luiavait permis de ne pas subir de plein fouet lafamine de l'hiver 1915-1916, il n'aurait pas étémieux loti que les autres villageois s'il n'avaitreçu, en 1917 puis en 1918, le blé et l'argent desdonateurs presbytériens.

Cette chance, Nazeera se vantait encoredevant moi, soixante ans plus tard, d'en avoir faitprofiter le plus de personnes possible autourd'elle : les élèves, qui recevaient chaque matin àleur arrivée un bon repas ; les frères et sœursavec leurs familles; les voisins; et même des per-sonnes très éloignées. « Un jour, une vieillefemme est venue avec son fer à repasser, en mesuppliant de lui donner un pain en échange; je luiai donné ce pain, sans prendre le fer, bien en-tendu; mais j'ai appris quelques jours plus tardqu'elle était quand même morte de faim. »

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Nul ne se préoccupait plus de ces malheureuxque le prédicateur, mon arrière-grand-père. Luiqui, depuis longtemps déjà, recensait les néces-siteux, il s'adonna corps et âme à cette tâchependant les années de guerre.

Un document de 1917 porte sa signature, «Khalil, fils du curé Gerjis ». Intitulé, sur toute lalargeur d'une feuille double manifestement ar-rachée à un cahier d'école,

Liste des pauvres ayant un besoin urgent denourriture au village de Machrah et dans lesalentours

Suivent six colonnes de largeur très iné-gale, séparées par des traits verticaux, indiquantle nom du chef de la famille nécessiteuse, sonâge, son village de résidence, sa confession, lenombre de personnes à charge, ainsi que des «observations ». Ainsi :

Chef de famille : Veuve de Haykal Ghandour.

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Age : 65 ans.

Personnes à charge : sept.

Village : Machrah.

Confession : évangélique.

Observation : « a vendu le contenu de sa maisonet n 'a plus rien à vendre ».

Ou bien :

Veuve de Gerjis Mansour, 38 ans, cinq personnesà charge, Machrah, catholique; « son mari et unepartie de ses enfants sont morts de faim ».

Eid el-Khoury, 11 ans, trois personnes à charge;« ne possède rien ».

Veuve de Habib Abou-Akl, 44 ans, cinq per-sonnes à charge; « possèdent des terrains maisne parviennent pas à les vendre »...

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Au total, treize foyers, comprenant - ironiseKhalil, rageur, en bas de page - quarante-neufpersonnes dont l'ange de la mort lui-même n 'apas voulu, et qui sont les plus misérables de cetterégion... Voilà donc la liste que vous avez de-mandée. J'espère que le Très-Haut vous sou-tiendra dans votre effort pour leur obtenir un peud'aide. Si vous y réussissez, je vous prie de leurfaire parvenir ces secours par l'intermédiaire demon gendre Botros efendi, qui dirige l'école, afinqu'il les distribue parce qu’il ne m'est plus pos-sible de le faire moi-même...

Si mon arrière-grand-père ne pouvait pluss'en occuper lui-même, c'est qu'il venait d'avoirquatre-vingts ans - étant né en 1837 - et que sasanté déclinait. Son écriture paraît d'ailleurs malassurée. Mais il demeurait passionné, fervent, lu-cide. Et soucieux de ne faire montre d'aucunsectarisme religieux, ce qui, face à de tels mal-heurs, eût été mesquin, et même criminel. Dansla liste que je viens d'évoquer, la répartition desindigents par communauté est irréprochable :

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trois familles « évangéliques », c'est-à-dire prot-estantes, trois maronites, trois orthodoxes etquatre catholiques melkites — le prédicateuraurait difficilement pu se montrer plus équitable.Même « les adversaires », à savoir ceux quiavaient soutenu le curé Malatios, bénéficièrentquelquefois de l'aide que Khalil parvenait à ob-tenir des missionnaires presbytériens, et que Bo-tros et Nazeera s'occupaient de répartir.

Il semble bien que mes grands-parents aientrêvé, en ce temps-là, de mettre fin une fois pourtoutes à leur querelle avec l'école catholique.Grâce aux bons offices de son frère Theodoros,Botros amorça une réconciliation avec le clergé.C'est ainsi qu'on le vit, en cette même année1917, se rendre dans un monastère grec-cath-olique, assister sagement à une messe solennelle,puis, à l'heure du repas, prononcer devant un par-terre d'ecclésiastiques un discours ayant pourthème la coexistence harmonieuse des contraires.

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A son retour au village il nota, au crayon àmine, sur un bout de papier :

Quand l'homme reviendra-t-il de son égare-ment? Quand se réveillera-t-il? Quandretrouvera-t-il le chemin de la sagesse ?

Imagine-t-on ce qui se passerait si le blanc del'œil refusait de cohabiter avec le noir de l'œilsous une même paupière ?

Dans une phrase introductive, mon grand-père affirme qu'il s'est inspiré, pour composer cesvers, des malheurs causés par la Grande Guerre.Sans doute. Mais peut-être ces sentimentsétaient-ils également inspirés par sa petite guerreavec l'école d'à côté.

Puis l'autre guerre - la vraie — finit pars'éteindre, et Botros se sentit soulagé, pour untemps. Pour un temps seulement, car il allaitdevoir faire face, dès les premiers mois del'après-guerre, à d'autres périls, à d'autres

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humiliations, à d'autres deuils injustes, au pointque le souvenir des années de famine allait bi-entôt s'agrémenter pour lui d'une étrange nostal-gie. Celle d'une époque héroïque où les mortelsse battaient ensemble avec vaillance contre lescalamités, au lieu de subir la loi d'un Ciel hostile.Comme un taureau mené à l'abattoir dans lahonte et qui regrette le temps de l'arène où ilpouvait au moins mourir en se ruant.

Extraits d'une lettre sur pages de grandformat, portant la signature de Botros et datée du4 décembre 1918.

Chère Alice et cher Gebrayel,

Je vous avais écrit le mois dernier pour vousannoncer que l'odieuse guerre qui avait entraînéla mort de centaines de milliers de personnes etnous avait tous fait vivre dans la terreur, s'étaitachevée, Dieu merci, sans qu'aucune perte nesoit enregistrée dans nos deux grandes maisons.

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(Cette appellation désigne la descendancede Tannous et celle de Khalil. C'est de ce dernierqu'il s'agira dans les paragraphes qui suivent,même s'il n'est jamais désigné par son nom.)

Notre père et beau-père n'arrêtait pas de remer-cier le Ciel qui nous avait fait franchir cetteépoque calamiteuse en épargnant les êtres quinous sont les plus chers. Il vous avait d'ailleursécrit une lettre en ce sens, samedi dernier, letrente novembre, et dimanche, il avait célébré lamesse avec joie et entrain, comme si c'était laplus grande des fêtes. Dans son sermon, il avaitrappelé les paroles du vieux Siméon, lorsqu'ilavait dit au Seigneur : « A présent, laisse partirton serviteur en paix! », expliquant qu'il avaittraversé cette période si pénible en demandantconstamment au Ciel de le laisser en vie, afinqu'il voie où allaient mener toutes ces cata-strophes, toutes ces calamités, et pour qu'il soitrassuré sur le sort de ses enfants et de leurs fa-milles. Il avait ajouté : « A mon tour de dire,comme le vieux Siméon : A présent, Seigneur,

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laisse partir ton serviteur en paix! » Il avait pro-noncé ces mots avec des larmes dans les yeux, ettous ceux qui étaient là s'étaient mis à pleurer.

Après la prière, il avait malgré tout terminé lajournée dans la bonne humeur, et le lendemain,lundi, il était venu chez nous à la maison, puis àl'école. Il plaisantait avec chacun, et riait, sur-tout en compagnie de ses deux petits-fils. Puis ilavait demandé à Nazeera de lui ôter de l'œil droitun poil qui le dérangeait, ce qu'elle s'étaitempressée de faire. Il avait dit alors : «Ma vue abeaucoup baissé, aujourd'hui je ne vois presquerien de mon œil gauche, et je n'ai plus de force, ilme semble que mon heure est venue. » Puis ilavait pleuré et nous avait fait pleurer. Nous avi-ons essayé de lui remonter le moral autant quenous le pouvions. Quand il avait voulu partir,nous avions insisté pour le retenir, mais il s'étaitexcusé, disant qu 'il voulait se rendre dans leschamps pour superviser des ouvriers quiplantaient quelque chose pour lui. J'avais pro-posé d'y aller à sa place, mais il avait refusé,

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disant qu'une telle promenade lui ferait le plusgrand bien. Nous l'avions accompagné un boutde chemin, et il marchait sans donner des signesde fatigue. Il était passé chez lui, il avait pris uncadeau pour les ouvriers, des raisins secs et deschoses de ce genre, puis il était allé les voir, et ilavait passé la journée avec eux, à converser, àplaisanter, avec beaucoup de douceur, comme àson habitude...

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Étrangement, parmi les papiers familiaux, etdans l'enveloppe même où se trouvait la lettreque je cite, il y avait une photo de Khalil dans leschamps, assis sur une pierre, appuyé sur unbâton, vêtu d'un long manteau noir, la têtecouverte d'un chapeau sur lequel a été enrouléeune écharpe, derrière lui deux ouvriers rigolards.Avait-elle été prise ce jour-là? Ou bien l'avait-onrangée à cet endroit parce qu'elle semblait il-lustrer les propos de la lettre ?

Le soir, il était revenu h la maison d'un pasferme, il avait dîné avec appétit, puis veillé jusqu'à huit heures sans se plaindre d'aucune douleurni d'aucune fatigue. Ensuite, il était allé au lit, ilavait prié, et s'était endormi comme à sonhabitude. Vers neuf heures (de la soirée du lundi2 décembre 1918), il nous avait appelés, nousavions accouru; pour constater qu'il souffrait dusymptôme habituel, à savoir la sensationd'étouffement. Aussitôt, nous lui avions mis lespieds dans l'eau chaude, puis nous l'avions traité

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avec des revigorants et des cataplasmes. Hélas,les remèdes qui s'avéraient d'ordinaire efficacesne furent cette fois d'aucun secours. Son état sedétériora — une crise cardiaque, selon le docteurHaddad; et au bout de quelques minutes le mal-heur arriva. Notre maître se tut, son pouls cessade battre, son âme princière le quitta, son corpspur s'immobilisa. Et de nous tous qui étions au-tour de lui, qui avions les yeux braqués sur lui,monta un hurlement de douleur qui aurait pu at-tendrir un rocher. Les voisins accoururent, quicherchaient parfois à nous calmer, et parfoiss'associaient à nos hurlements. C'était une heureà la fois lumineuse et pénible, que l'écrivain a dumal à décrire, mais que le lecteur n 'a aucun malà imaginer.

Quand nous retrouvâmes un peu de sérénité,nous commençâmes à nous poser les questionsqu'il est indispensable de se poser en de tellescirconstances : Comment organiser des funé-railles dignes d'un homme comme lui? Commentéviter que la situation présente nous empêche de

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lui rendre l'hommage qui lui est dû, comme celaavait été le cas pour de nombreuses personnal-ités disparues pendant les années de guerre?

La première chose à laquelle j'avais songé, etque j'avais évoquée avec les autres membres dela famille, c'était de faire appel à des médecinsde Beyrouth pour qu'ils nous aident à embaumerle corps afin que nous ayons le temps de dis-tribuer des faire-part à Beyrouth, à Zahleh, dansles villages alentour et dans ceux de la Bekaa, desorte que des funérailles imposantes soient or-ganisées dans quelques jours. Mais, après avoirréfléchi, je me dis que les gens que nous allionsinformer ne pourraient pas venir, même s'ils lesouhaitaient, vu que les moyens de transport sontencore inexistants, comme chacun sait. De plus,le temps est pluvieux, et il y a des risques de tem-pête et d'enneigement. Voulant le mieux, nousaurions eu le pire. Aussi avons-nous décidé den’envoyer des faire-part que dans les régions deBaskinta et de Choueir, et d'organiser les funé-railles à une heure de l'après-midi, hier, mardi...

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La lettre de Botros est encore longue,puisqu'elle raconte dans le détail la cérémonie,cite des passages des discours qui furent pronon-cés, ainsi que des poèmes. Elle fut recopiée enplusieurs exemplaires, pour être adressée à tousles enfants de Khalil, lesquels - à la seule excep-tion de la benjamine, Nazeera — se trouvaient àl'étranger, comme j'ai déjà eu l'occasion de le sig-naler. Cette grande dispersion était présente danstous les esprits lors des funérailles et des con-doléances, tous ceux qui prirent la parole y firentallusion, parfois de manière insistante. Commelorsque les élèves de l'École Universelle, venusen cortège, entonnèrent un chant composé pourl'occasion et censé reproduire les propos du dé-funt; certaines paroles étaient de pure piété...

Le Seigneur m'a rappelé à lui, que mesproches viennent me dire adieu,

Il n'y a ici-bas rien que je puisse regretter,c'est là-haut que je trouverai ce à quoi j'aspire.

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... alors que d'autres paroles contenaient des re-proches non déguisés à l'adresse des absents, telsles deux fils aînés de Khalil, l'un médecin enÉgypte, l'autre pharmacien à Porto Rico :

Chucri, où est donc ce remède que j'attendais?Nassib, où est ce médicament que tu as composé?

Si vous deux n’êtes pas ici pour me guérir per-sonne ne me guérira.

La strophe suivante mentionnait cet autrefils, parti du village en même temps que Geb-rayel, en 1895, qui résidait depuis à New York, etqui ne s'était jamais réconcilié avec son père :

Dites à Gerji que je m'en vais, peut-êtredaignera-t-il enfin m'écrire pour me dire adieu...

Le malaise suscité par de tels propos devaitforcément alourdir l'atmosphère et rendre le deuilplus intense.

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Parmi les destinataires de ce très long faire-part il y avait, outre les personnes déjà citées, Al-fred, qui se trouvait depuis cinq ans déjà à LaHavane aux côtés de Gebrayel -mais pas safemme, Hada, qui n'avait toujours pas pu l'y ret-rouver, et qui devait être présente aux funérailles;ainsi qu'Anees - à prononcer « Aniss » -, le plusjeune fils du défunt, et son épouse américainePhebe. Je ne les ai pas mentionnés jusqu'ici, etj'aurais sans doute omis d'en parler - n'ayant pasl'intention de recenser tous les membres de notreample famille - si le destin n'avait pas associéleurs noms, cette année-là, à celui du prédicateur,et de la manière la plus cruelle qui soit.

Anees était parti pour l'Amérique très jeune,il avait ouvert un commerce à Pottsville, enPennsylvanie - très exactement ce que lesmissionnaires anglo-saxons conseillaient auxLevantins de ne pas faire! Il avait épousé unefille de là-bas, ils avaient eu des enfants.

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Il y a, dans nos archives, plusieurs photosdu jeune ménage, prises au Texas et dans l'Utah.Il y a aussi une carte portant la signature d'Anees,postée à Glasgow, dans le Kentucky, le 30décembre 1914, et arrivée à Beyrouth le 13 mars1915; elle est adressée à son père. Le texte ditsimplement : « Nous allons tous très bien, et vous? » Au dos, une photo prise devant des studios decinéma, sous une immense pancarte :

Don't miss seeing THE MOVIE PICTURES

Une douzaine de personnes qui sourient auphotographe; sous chacune d'elles, une légende àl'encre, en arabe, « Moi » - un jeune hommefrêle, au regard timide ; « Phebe » - une femmerondelette, peut-être enceinte, à la longue robeclaire, au sourire éclatant ; « Louise », une nièce ;les autres étant désignés comme « des travailleurs»...

Je ne suis pas surpris que cette carte ait étéconservée, étant donné les circonstances. Je suis

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plus étonné qu'elle ait pu parvenir à destinationen 1915. Si j'en juge par les archives que j'aientre les mains, aucun autre courrier n'est arrivéde l'étranger pendant les années de guerre.D'ailleurs, même en ce mois de décembre 1918où Botros avait rédigé le faire-part annonçant ledécès de Khalil, il avait jugé utile de préciser,dans les dernières lignes, qu'il allait envoyertoutes les lettres au Caire, chez son beau-frèreChucri, pour que celui-ci se chargeât de les réa-cheminer vers les autres destinations, « vu queseul le courrier pour l'Égypte est sûr à l'heureactuelle ».

C'est seulement dans les premières semainesde l'année suivante que la poste allait recommen-cer à fonctionner convenablement, désormaistenue par les Français, vainqueurs des Ottomanset qui venaient de leur arracher cette portion deleurs possessions levantines. Les lettres afflu-eront alors d'un peu partout, porteusesd'interrogations sur les proches - avaient-ils sur-vécu à la guerre? à la famine? aux épidémies ? —

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et porteuses également de nouvelles, rassurantesou pas, sur ceux qui avaient émigré.

Une lettre, en particulier, allait laisser destraces chez les miens, pour longtemps. Elle estparvenue au village le rr février 1919, et de nom-breuses personnes l'ont lue. J'ai eu beau lachercher parmi les documents familiaux, elle n'yest pas. Il est vrai qu'elle n'était pas adressée spé-cifiquement à Botros, ni à Nazeera - or cesarchives sont les leurs...

Mais si le projectile n'est plus là, ses éclatssont partout. Et d'abord dans cette lettre écrite enanglais par ma grand-mère, le 2 février.

Ma chère Phebe,

Je t'écris ces mots avec la plus profondetristesse et un cœur brisé. Ces quatre dernièresannées, nous attendions constamment des nou-velles de vous, mais notre attente aura été vaine.La semaine dernière, j'avais rassemblé tes lettres

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et celles d'Anees, et je les avais relues l'une aprèsl'autre. Je pensais t'écrire bientôt pour te de-mander comment les choses s'étaient passéespour toi, comment allaient Anees et les enfants,etc. Mais hier, Seigneur!, quelle horrible journée! Nous avons reçu une lettre d'Alfred qui nous aappris les plus horribles nouvelles, la mort denos si chers Anees et Gabriel; mais il ne nous apas dit ce qui s'était passé pour Anees. Je ne saisquoi faire ni quoi dire pour te consoler, pourconsoler ma mère, et pour me consoler moi-même!

Nous vous avons envoyé un faire-part accom-pagné d'une lettre à propos de la mort de monpère, qui est survenue le premier décembre...

Botros situe la mort au 2 décembre, maispeu importe. Nazeera a dû citer la date de mém-oire. Pour cette jeune femme de vingt-trois ans,déjà mère de trois enfants, et qui avait su, aucours des dernières années, faire face avec cour-age aux pires calamités de l'Histoire, les

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premières semaines qui venaient de s'écoulerdepuis la fin du conflit prenaient à présent des al-lures de cauchemar : d'abord son père, et main-tenant son beau-frère et surtout son plus jeunefrère, le plus proche d'elle par l'âge et qu'ellechérissait, disparu en Amérique pendant les an-nées de guerre pour des raisons inconnues.Aurait-il été l'une des victimes de la grippe asi-atique, qui battait alors son plein, et qui allait tuerun demi-million de personnes aux États-Unis? Jen'en saurai jamais rien...

Peter - c'est-à-dire Botros — m'a dit que jedevrais t'écrire et te demander si tu aimeraisvenir en Syrie avec les enfants pour vivre avecnous. Ma mère dit que ce serait pour elle ungrand réconfort...

La rondelette Phebe ne reviendra pas. Ellene répondra pas non plus. Le courrier de Nazeeraqui se trouve dans les archives n'est pas unbrouillon, c'est bien la lettre originale que j'airessortie de son enveloppe pour en citer ces

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quelques passages. Postée à Beyrouth, en recom-mandé, le 1er mars, à l'adresse de Mrs Anees M.,Pottsville Pa., P.O. Box 165, USA, elle était rev-enue en juin, criblée de tampons - j'en compteune quinzaine, énumérant les villes par où lecourrier avait transité, ainsi que les dates, et di-verses constatations décourageantes : Moved -Left no address, RETURNED TO WRITER - lalettre devait être retournée à son auteur, la des-tinataire ayant déménagé sans laisser d'adresse...

Parmi les anciens qui survivent, plus per-sonne ne se souvient du prénom de Phebe. Sansdoute s'est-elle remariée, sans doute ses enfantsont-ils pris le nom de leur beau-père, je n'aimême pas essayé de les retrouver... Chapitre clos.

Mais je fais un petit pas en arrière pour re-venir à la lettre de ma grand-mère, et àl'invitation qu'elle adressa à la jeune veuve de sonfrère pour qu'elle vienne s'installer « en Syrie ».Un peu plus haut, lorsque j'ai mentionné la carteenvoyée par Anees à son père, j'ai failli

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reproduire l'adresse entière, puis je me suis ab-stenu, en attendant de pouvoir l'accompagnerd'un commentaire. Elle était libellée ainsi : Pro-fesseur Khalil M., Machrah, Beyrouth, Syrie,Turquie

A l'évidence, une clarification s'impose, ausujet de cette cascade de noms comme au sujetdes nombreux vocables que j'emploie depuis lecommencement de ce récit pour désigner le paysdes ancêtres. C'est que notre géographie estmouvante, et j'ai souvent eu recours à des subter-fuges — « la Montagne », « le Vieux-Pays », etc.— pour éviter d'utiliser telle dénomination qui,pour l'époque de mes aïeux, aurait été anachro-nique, ou telle autre qui, de nos jours, seraitsource de confusion et d'amères polémiques.

Si l'État turc, tel que nous le connaissonsaujourd'hui, est né après la Première Guerre mon-diale sur les décombres de l'Empire ottoman, cedernier était communément appelé « Turquie »depuis un certain temps déjà. Quand Botros, par

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exemple, lors de son passage par Ellis Island,avait dû indiquer son pays d'origine, c'est cenom-là qu'il avait marqué ; puis, dans la rubrique« Race ou peuple », il avait noté « Syrien ». Enrevanche, dans la requête adressée aux autorités àpropos de l'école, il s'était présenté comme « Ot-toman libanais du village de Machrah ». A Cuba,son frère Gebrayel fut le président-fondateurd'une association culturelle appelée « le Progrèssyrien », mais dans ses lettres il appelait ses com-patriotes « les fils d'Arabes », et exprimait sa nos-talgie pour « l'odeur de la patrie » et « l'air vivifi-ant du Liban »...

Dans l'esprit de mes grands-parents, ces ap-partenances diverses avaient chacune sa « case »propre : leur État était « la Turquie », leur langueétait l'arabe, leur province était la Syrie, et leurpatrie la Montagne libanaise. Et ils avaient, bienentendu, en plus de cela, leurs diverses confes-sions religieuses, qui pesaient sans doute dansleur existence plus que le reste. Ces apparten-ances ne se vivaient pas dans l'harmonie, comme

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en témoignent les nombreux massacres que j'aidéjà évoqués; mais il y avait une certaine fluiditédans les appellations comme dans les frontières,qui s'est perdue avec la montée desnationalismes.

Il y a cent ans à peine, les chrétiens duLiban se disaient volontiers syriens, les Syriensse cherchaient un roi du côté de La Mecque, lesjuifs de Terre sainte se proclamaient palestini-ens... et Botros, mon grand-père, se voulait citoy-en ottoman. Pas un seul des États de l'actuelProche-Orient n'existait encore, et le nom mêmede cette région n'avait pas été inventé - on disaitgénéralement La Turquie d'Asie...

Depuis, beaucoup de gens sont morts pourdes patries prétendument éternelles; beaucoupd'autres mourront demain.

Pour en revenir à une autre mort violente,celle de Gebrayel, il ressort clairement des pro-pos de ma grand-mère que la famille fut informée

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des circonstances par la lettre arrivée de Cuba le1er février 1919. Tout me porte à croire qu'Alfredn'y parla que d'accident, sans nullement évoquerl'hypothèse d'un attentat.

Par acquit de conscience, j'ai rappelé unefois de plus Léonore, pour lui demander si, parhasard, elle avait lu la lettre.

Lue, non, me dit-elle. Elle n'avait que huitou neuf ans, et il n'était pas question qu'on la luidonne à lire. Mais elle l'avait aperçue dans lesmains de sa grand-mère Sofiya. Qu'elle revoyaitencore, assise dans sa chambre, sur un fauteuil,un grand châle noir lui couvrant les épaules et lesgenoux, et sur le châle une lettre qu'elle tenaitentre ses doigts. Ses yeux étaient fixes, et elle nedisait rien.

— Je suis restée un moment à la regarder,puis j'ai eu la mauvaise idée de lui demander cequ'elle avait. A l'instant, quelqu'un m'a saisiefermement par les deux bras pour me porter hors

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de la chambre. Peu à peu, la maison s'est remplie,comme lorsque mon grand-père Khalil était mortquelques semaines plus tôt.

» Plus tard dans la journée, Nazeera m'a ex-pliqué que la lettre qui avait causé tant d'émoivenait de mon oncle

Alfred, qui nous avait écrit pour nous annoncer lamort de deux des nôtres. Il donnait des détails surl'accident de Gebrayel, mais pour Anees il nedisait pas grand-chose.

Seule ma grand-mère aurait pu me dire cequ'il y avait exactement dans la lettre de sonfrère, si seulement j'avais songé à le lui de-mander... Elle l'avait lue et relue, les motss'étaient forcément imprimés dans sa mémoire dejeune femme, et jusqu'à la fin de sa vie. Que jem'en veux d'avoir à ce point manqué de curiosité!La présence des vieilles personnes est un trésorque nous gaspillons en cajoleries et boniments,puis nous restons à jamais sur notre faim; derrière

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nous des routes imprécises, qui se dessinent uncourt moment, puis se perdent dans la poussière.

Certains penseront : Et alors ? Quel besoinavons-nous de connaître nos aïeuls et nosbisaïeuls? Laissons les morts, selon une formulegalvaudée, enterrer les morts, et occupons-nousde notre propre vie !

Aucun besoin pour nous, il est vrai, de connaîtrenos origines. Aucun besoin non plus pour nospetits-enfants de savoir ce que fut notre vie.Chacun traverse les années qui lui sont imparties,puis s'en va dormir dans sa tombe. A quoi bonpenser à ceux qui sont venus avant nous puisquepour nous ils ne sont rien? A quoi bon penser àceux qui viendront après nous puisque pour euxnous ne serons plus rien? Mais alors, si tout estdestiné à l'oubli, pourquoi bâtissons-nous, etpourquoi nos ancêtres ont-ils bâti? Pourquoiécrivons-nous, et pourquoi ont-ils écrit? Oui,dans ce cas, pourquoi planter des arbres et pour-quoi enfanter? A quoi bon lutter pour une cause,

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à quoi bon parler de progrès, d'évolution,d'humanité, d'avenir? A trop privilégier l'instantvécu on se laisse assiéger par un océan de mort.A l'inverse, en ranimant le temps révolu on élar-git l'espace de vie.

Pour moi, en tout cas, la poursuite des ori-gines apparaît comme une reconquête sur la mortet l'oubli, une reconquête qui devrait être pa-tiente, dévouée, acharnée, fidèle. Quand mongrand-père avait eu, à la fin des années 1880, lecourage de désobéir à ses parents pour aller pour-suivre ses études dans une école lointaine, c'est àmoi qu'il était en train d'ouvrir les chemins du sa-voir. Et s'il a laissé, avant de mourir, toutes cestraces, tous ces textes en vers et en prosesoigneusement recopiés et accompagnés de com-mentaires sur les circonstances dans lesquelles illes avait dits ou écrits, s'il a laissé toutes ceslettres, tous ces cahiers datés, n'est-ce pas pourque quelqu'un s'en préoccupe un jour? Bien sûr, ilne pensait pas à l'individu précis que je suis, moiqui ai vu le jour un quart de siècle après sa mort;

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mais il espérait quelqu'un. Et puis, de toute man-ière, peu importe ce qu'il avait pu espérer lui-même ; du moment que les seules traces de sa viesont à présent dans mes mains, il n'est plus ques-tion que je le laisse mourir d'oubli.

Ni lui, ni aucun de ceux à qui je dois lamoindre parcelle d'identité — mes noms, meslangues, mes croyances, mes fureurs, mes égare-ments, mon encre, mon sang, mon exil. Je suis lefils de chacun des ancêtres et mon destin estd'être également, en retour, leur géniteur tardif.Toi, Botros, mon fils asphyxié, et toi, Gebrayel,mon fils brisé. Je voudrais vous serrer contre moil'un et l'autre et je n'embrasserai que vos ombres.

Sans doute devrais-je renoncer à chercher lalettre fatidique écrite par Alfred. Mais àl'intérieur de l'épaisse enveloppe qu'il avait ex-pédiée de La Havane dès la fin de la GrandeGuerre, il n'y avait pas que ce faire-part, il y avaitégalement des photos qui, par chance, n'ont pasété égarées. En furetant au milieu des papiers de

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famille, j'en ai eu plusieurs sous les yeux. Je neles ai pas toutes scrutées avec l'attention qu'ellesméritaient tant j'étais fasciné par une phraseécrite, en arabe, au bas de l'une d'elles :

Cette image est la dernière que nous ayons denotre regretté Gebrayel. Elle a été prise le 16juin 1918 à la loge Estrella de Oriente. Il est as-sis devant Alice, qui porte la couronne parce qu'elle était la reine de la loge.

La dernière image? Sans doute. Mais pourmes yeux, c'était la première. Auparavant, je neconnaissais pas les traits de mon grand-onclecubain. Il m'a paru différent de son frère. Botros,malgré tout le soin qu'il apportait à son vêtement,avait toujours l'air d'un montagnard endimanché,avec ses cheveux trop raides, sa moustache auxbords broussailleux, et cette manière de regarderl'objectif comme s'il était encore émerveillé parl'invention de la photographie. Tandis que Geb-rayel avait des allures urbaines, tout propret, bienléché, sans un poil qui dépasse, et posant pour la

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photo en ayant l'air de réprimer son impatience.Sa femme a elle aussi un air de riche citadine,que sa sœur, ma grand-mère, n'a jamais eu - saufpeut-être dans ses photos de jeune élève àL’American school for girls.

Sur cette « dernière image » havanaise,prise dans une demeure luxueuse, dans un vastesalon au sol recouvert de grands carreaux blancset noirs disposés en damier, je compte, autour ducouple, trente-sept autres personnes, hommes etfemmes, les uns debout, les autres assis ; au fondde la salle, une statue antique et un miroir re-couvert d'un grand drapeau cubain.

Renseignement pris, l'Estrella de Orienteque mentionne la légende de la photo est un ordreféminin d'inspiration maçonnique, répandu sur-tout aux États-Unis, dont Cuba était culturelle-ment très proche en 1918. Ses loges se disent «chapitres », et ses membres, sans surprise, des «sœurs » — elles seraient aujourd'hui près de troismillions. Si la plupart d'entre elles sont épouses,

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veuves ou filles de maçons, leur symbolique estdifférente de celle des « frères » ; les maçons sontcensés, comme leur nom l'indique, bâtir untemple idéal, à savoir un monde meilleur, aussiparle-t-on d'apprentis, de compagnons, demaîtres; les sœurs se réfèrent plutôt à des figuresféminines prestigieuses, notamment celles de laBible; leurs grades portent les noms de Ruth, dela fille de Jephté, de Marthe, ou de la reine Esth-er, sans doute celui auquel venait d'accéder Alicele jour où fut prise la photo, ce qui explique sacouronne et son sceptre.

Après cette première recherche, purementencyclopédique, j'ai voulu scruter d'un peu plusprès quelques-uns des personnages. De primeabord, je n'en reconnaissais aucun. J'ai seulementsupposé que, pour une cérémonie maçonniqueaussi importante à leurs yeux, Gebrayel et Aliceauraient probablement invité le parrain de leurfils, Fernando Figue-redo Socarrâs, figure presti-gieuse de la Grande Loge de Cuba. Ayant appris,par des recherches antérieures, qu'un timbre à son

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effigie avait été émis en 1951, j'ai consulté lescatalogues spécialisés. L'homme était bien là. Surle timbre, et sur la photo. Le même, dans lamême attitude, aisément reconnaissable avec sonpapillon noir et sa touffe de barbe sous la lèvre -celle qu'on appelle « impériale », et qu'il portaitinhabituellement longue.

Encouragé par cette découverte qui n'étaitpas vraiment inattendue, j'ai voulu chercher sur laphoto un autre personnage de marque mentionnédans les lettres de Gebrayel :

Alfredo Zayas, à l'époque ancien vice-présidentde la République cubaine, et qui allait être élu àla présidence en 1920. Mon grand-oncle en par-lait dans ses lettres comme d'un ami, et j'étaiscurieux de savoir s'ils étaient réellement proches.Ayant trouvé le portrait de l'homme politiquedans un livre consacré à l'histoire de l'île, je lecomparai aux personnages de la photo, et n'eusaucun mal à le reconnaître, tout à gauche, de-bout... D'autres recherches allaient me permettre

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d'identifier quelques figures encore, au total troischefs d'État cubains anciens ou à venir; mais monregard ne s'est appesanti sur aucun d'eux, c'est levisage de Gebrayel que j'avais envie de scruter ànouveau, puis celui d'Alice, puis à nouveau Geb-rayel. Quel long chemin ils avaient parcourudepuis leur minuscule village dans la Montagnelibanaise! L'un comme l'autre devait se dire ens'immobilisant face au photographe : Est-ce bienmoi ? Ne serais-je pas en train de rêver? Est-cebien moi qu'on entoure ainsi, que l'on fête, quel'on honore? Est-ce moi qui trône au milieu deces nobles senoras et de ces hommes célèbres ?

Qu'elle était loin d'eux, la Grande Guerre!Qu'elles étaient lointaines la famine du Vieux-Pays et la misère de l'Orient!

Et cependant, cette photo triomphale étaitarrivée dans une enveloppe lisérée de noir. Per-sonne au village, personne dans la famille n'avaitpu la contempler sans que ses yeux ne fussentvoilés par l'ombre de la mort. « Cette image est la

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dernière que nous ayons de notre regretté Geb-rayel... » En raison de cela, la photo était àdouble fond, d'une certaine manière: à la surface,l'incroyable réussite; au-dessous, la malédiction.D'un coup d'œil, on pouvait embrasser toute latragédie de notre famille cubaine.

Tragédie dont les étapes sont conservées dans lecourrier familial : 1899, l'installation à LaHavane et la fondation des magasins La Verdad;1910, le mariage; 1911, le premier enfant; 1912,la maison du général G6mez; 1914, le deuxièmeenfant, une fille; 1917, un garçon; 1918, la mort.Gebrayel n'avait pas encore quarante-deux ans...

Pour tous ces événements, des documentssubsistent, que de fois je les ai alignés devant moi: les faire-part de baptême dessinés à la main ; lesphotos de l'aîné en habits de carnaval, et cesautres photos de lui, avec sa mère, sur l'escalierd'un château; la fille dans son berceau; les enfantsavec leurs amis sur une vaste terrasse lors d'unefête; les lettres épaisses de Gebrayel, et son

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télégramme triomphal -INFORMER BOTROSACHAT MAISON GÔMEZ... Oui, tout étaitdevant moi, j'aurais dû tout savoir déjà et je nesavais pas grand-chose.

Tout au plus pouvais-je désormais situerdans le temps la disparition de mon grand-oncle.Lorsque j'avais eu ma conversation nocturne avecLuis Domingo, je « flottais » entre le tournant dusiècle et les années 1920. Les archives familialesme permettaient à présent de dire qu'il était en-core en vie le 16 juin 1918, et qu'avant la fin decette année-là il était déjà mort; mais j'avais lesentiment qu'elles ne pourraient rien m'apprendrede plus.

Il était grand temps pour moi de partir pourCuba. Un peu en pèlerinage, un peu en repérage.Il y avait tant de lieux que j'avais besoin de con-naître, mais je savais par lequel je devais com-mencer. Je l'ai su très tôt, dès mes tout premierstâtonnements dans cette recherche, lorsque j'avaisposé au cousin de mon père, celui que j'ai pris

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l'habitude d'appeler l'Orateur, quelques questionspréliminaires sur son oncle Gebrayel, sa fortune,sa mort tragique. Il m'avait d'abord confirmé ceque Léonore m'avait appris :

— Oui, un accident. Il avait la passion desautomobiles, et il roulait comme un fou !

Est-ce qu'il était seul, ce jour-là?

— Il avait un chauffeur, qui est mort aveclui. Mais c'est Gebrayel qui conduisait.

Il était de chez nous, le chauffeur?

— Non, mais il n'était pas de là-bas nonplus. D'ailleurs, il a été enterré dans la mêmetombe que mon oncle, parce qu'il n'avait pas defamille à Cuba.

Comme je m'étonnais qu'il puisse connaîtreces détails, il m'apprit qu'il avait eu l'occasion devisiter l'île, à la fin des années quarante.

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— Je faisais partie d'une délégation arabequi effectuait une tournée dans les paysd'Amérique latine. Arrivé à La Havane, je m'étaissouvenu de tout ce qui se racontait dans mon en-fance sur Gebrayel, et j'avais demandé auxmembres de la colonie libanaise s'ils avaient en-tendu parler de lui. Les plus vieux s'en rap-pelaient encore, ils m'avaient tous dit que c'étaitun personnage illustre, un homme généreux, unprince! Et ils m'avaient emmené dans un im-mense cimetière, au cœur de la capitale, pour memontrer sa tombe. Un vrai mausolée, tout demarbre blanc!

A la suite de cette conversation, je m'étaisdépêché d'aller consulter, dans un guide récent,un plan de La Havane, histoire de vérifier si cettevague indication pouvait me conduire vers unemplacement identifiable dans la citéd'aujourd'hui. Je n'avais trouvé qu'un seul endroitplausible : une vaste et ancienne nécropole quiporte le nom de Christophe Colomb. Si le fanto-matique Gebrayel demeurait encore quelque part

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à la surface de notre monde, il ne pouvait êtreque là.

Demeures

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Mercredi soir

Me voici donc à Cuba pour retrouver Geb-rayel, dans mon agenda sa dernière adresse con-nue : à La Havane, le cimetière Colon. Je suis sûrde reconnaître sa demeure entre toutes, et depouvoir déchiffrer sans peine ses inscriptions. Unnom gravé dans la pierre, ce ne serait pas grand-chose, je l'admets; mais c'est le nom des miens, etla preuve qui manque à leur rêve atlantique.

Nous, les âmes nomades, avons le culte desvestiges et du pèlerinage. Nous ne bâtissons riende durable, mais nous laissons des traces. Etquelques bruits qui s'attardent.

Sur les conseils de tous les amis qui connaissentcette île, je me suis résolument écarté des circuitstouristiques, comme des canaux officiels, afin devivre et circuler et fureter à ma guise. J'ai trouvéà me loger dans le Vedado, vaste quartier au

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nord-ouest de la ville, chez une dame prénomméeBetty. Sa maison est un peu moins cossue qued'autres dans le voisinage, mais nettement moinsdélabrée aussi. Sur la véranda à colonnades, unetable accueillante et des chaises en plastique. Leschaises sont attachées par les pieds aux pieds dela table pour qu'elles ne soient pas tentées desuivre le premier chapardeur venu. Il flotte dansl'air du soir une odeur d'essence et de jasmin.Dans la petite cour, deux bougainvillées, ungardénia, et, sous abri de tôle, une brave auto-mobile verte fabriquée du temps de l'Unionsoviétique.

Je découvre, en consultant un plan de laville, que je me trouve à quelques rues du ci-metière. Je ne savais pas que je serais si prochede mon grand-oncle - si sa tombe est bien là. Jem'y rendrai demain, dès le matin, à pied. « Dixminutes tout au plus », m'assure ma logeuse.

Ce pèlerinage aurait dû être le premier.Mais je suis arrivé à La Havane plus impatient

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que fatigué, et il y a un autre lieu qui m'appelle. Ilfaut dire que n'ai jamais pu ôter de ma mémoirecette phrase si prosaïque découverte dans le cour-rier de Gebrayel :

J'ai l'intention d'acheter bientôt la maison quele gouvernement a fait construire il y a huit anspour le général Màximo Gômez. Elle est située àl'angle des avenues Prado et Monte...

Ces paroles avaient tout de suite éveillé enmoi une envie de chasse au trésor qui remonte àmes premières lectures. Une envie que je croispartagée par nombre de mes semblables, maisque l'âge adulte, jaloux de nos rêves d'enfants,s'efforce d'étrangler. Cette maison, que Gebrayelappelait dans certaines lettres « le palais deGômez », et qui fut jadis la nôtre, je ne pourraipas m'endormir cette nuit sans l'avoircontemplée.

D'après les recherches que j'avais faites à la veillede ce voyage, l'avenue Monte, que mentionnait

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mon grand-oncle, porte aujourd'hui le nom deMàximo Gômez, justement; tandis que l'avenuedu Prado porte celui de José Martf - en écrivantces noms devenus familiers, et quasiment famili-aux, j'ai le sentiment usurpé de me trouver au mi-lieu des miens, dans une Amérique que mesaïeux auraient secrètement redécouverte etreconquise.

Ce doit être l'euphorie du voyage, cettemême euphorie qui me fait toujours sentir quemes premières heures et mes premières journéesoutre-mer s'épaississent comme une lave, pours'écouler avec une infinie lenteur.

Minuit

Au retour de mon exploration nocturne, jesuis quelque peu dégrisé. Je n'ai pas pu voir lamaison Gômez. Ou, si je l'ai vue, je ne l'ai pas re-connue. Pourtant, j'ai suivi scrupuleusement laprocédure que, depuis Paris, je m'étais promis desuivre.

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En début de soirée, je fais quelques pasdans le quartier, jusqu'à une artère que j'avaisrepérée sur le plan. J'arrête un taxi et lui demandeavec aplomb de me conduire au centre-ville, «avenida Màximo Gômez ». Première surprise,l'homme hésite. Aurais-je mal prononcé? Jerépète, j'articule. Comment un taxi havanais peut-il ne pas connaître l'une des principales avenuesde sa ville? J'ouvre le plan, et pose le doigt sur «Màximo ». L'homme regarde. Réfléchit. Fait lamoue. Mais finit par sourire de soulagement. «Claro, si, si ! Avenida Monte! » J'aurais dû m'endouter; comme il arrive souvent, sous tous lesdeux, c'est l'ancien nom qui continue à avoircours chez les gens du pays...

Après avoir démarré, l'homme me demande depréciser l'endroit exact où j'aimerais qu'il me dé-pose. Je lui dis : « A l'angle de Prado et Monte. »Il ne dit rien, mais je sens bien que nous ne nouscomprenons toujours pas. Et dès qu'il doits'arrêter à un feu, il se tourne vers moi de tout son

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buste pour pointer ses cinq doigts sur le plan : «Quel angle ? Il n'y a pas d'angle ! »

De fait, il n'y a pas de véritable intersectionentre Prado et Monte. Non que ces avenues soi-ent parallèles; l'une traverse la ville du nord ausud, et l'autre de l'ouest à l'est, il n'y a doncaucune absurdité « géométrique » à parlerd'angle. Sauf qu'il s'agit de deux immensesartères qui, à un moment, se rejoignent, ou plutôtse confondent, comme deux rivières qui seraientvenues se jeter dans le même lac, en l'occurrenceune place si vaste et aux contours si irréguliersque ceux qui se tiennent au centre ne peuvent ja-mais embrasser du regard les différents côtés.

Il fallait que je me rende à l'évidence : Geb-rayel, dans ses lettres, ne cherchait pas à donnerune adresse; il voulait juste claironner aux or-eilles des siens qu'il venait d'acquérir un somp-tueux palais en plein cœur de la ville.L'emplacement précis, il ne « nous » l'a pas in-diqué, c'est à moi de le découvrir.

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Mais pas ce soir. Je n'ai rien découvert cesoir. J'ai seulement erré dans le périmètre, j'aiscruté de près plus d'un vieil immeuble qui auraitpu être conçu, à l'origine, comme un palais. J'aiessayé de me convaincre que ce pourrait être cetétonnant chalet aux murs marron et rouge vif, etqui est aujourd'hui un hôtel; ou ce bâtimentblanc, ici à l'angle; ou encore celui d'en face,même si les initiales qui y sont gravées, J et E, necorrespondent à rien pour les miens - elles ont puêtre rajoutées plus tard.

Non, à quoi bon spéculer ainsi, en cherchant àsoudoyer les faits? Quand je regarde autour demoi, il me semble qu'il n'y a pas eu, dans cepérimètre, trop de rénovations barbares; s'ytrouvent encore, Dieu merci, d'innombrables bâ-tisses anciennes ; si je ne sais toujours pas ce soirlaquelle fut la propriété de Gebrayel, demain je lesaurai, ou après-demain. Mieux vaut que je nem'entête plus.

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Je remonte donc dans le taxi, quim'attendait, pour revenir terminer ma soiréedevant un verre de rhum à la terrasse de ma mais-on provisoire. Je ne suis pas insensible au faitd'éprouver à mon tour, après mon grand-oncle,après mon grand-père, le sentiment d'être chezmoi à La Havane, ne fût-ce qu'un instant de mavie ; et d'offrir mon visage aux caresses d'unebrise caraïbe. Autour de moi, dans le noir, descris de toutes sortes, des aboiements surtout, ceuxde milliers de chiens lointains et proches; maisaussi, venant d'un immeuble voisin, la voixhargneuse d'une mégère qui hurle, toutes les troisminutes, le prénom d'un certain « Lâzaro ! »

Jeudi

Janua sum paris, dit une inscription tout enhaut de l'entrée monumentale de la nécropoleColôn, «Je suis la porte de la paix ».

Ayant mesuré du regard l'immensité de lacité mortuaire, couverte de maisons tombales

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fières ou plates, traversée de sentiers, d'allées,d'avenues, à perte de vue; ayant mesuré aussi, surmon front, le poids du soleil havanais, je renonced'emblée à toute flânerie pour marcher droit versles bâtiments administratifs ; où je demande, leplus prosaïquement du monde, le renseignementqui m'a fait traverser l'Atlantique :

« Quelqu'un de ma famille a été enterré icien 1918... »

On me tend un carnet sur lequel je note enlettres capitales le nom complet de Gebrayel.

Un bon signe, déjà : on ne semble nulle-ment impressionné, ici, par l'ancienneté del'événement, et ma démarche ne paraît pas incon-grue. Le fonctionnaire assis à l'accueil ouvre unregistre devant lui, inscrit les noms et les datesdans les colonnes prévues à cet effet, me de-mande de signer à un endroit qu'il me désigne,puis referme le registre et m'invite à m'asseoir.

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Je n'ai guère le temps d'attendre, elle arriveaussitôt. Elle, c'est mon héroïne de la journée —j'ai envie de l'appeler « Ange-Noir ». Pas seule-ment à cause de l'endroit, où l'œil se pose partoutsur des anges de pierre ; ni seulement à cause deses origines africaines, qu'elle partage avec unebonne moitié des Cubains ; ni à cause du prénomqu'elle décline, Maria de los Angeles ; mais sur-tout à cause de son large sourire futé et rassurantqui me donne à l'instant la certitude qu'un miracleva se produire.

Miracle? Le mot est sans doute excessif. Enprenant l'avion pour venir dans cette île, puis envisitant cette nécropole, je me doutais bien quej'avais des chances de retrouver quelques tracesde Gebrayel, et tout d'abord sa tombe. Mais pasdès aujourd'hui! Pas le lendemain même de monarrivée!

J'avais commencé par expliquer à Marfa,dans mon castillan laborieux, que mon grand-oncle était mort à Cuba.

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« Su abuelo ? »

Je faillis rectifier, préciser que ce n'était pasexactement mon grand-père... Mais à quoi bons'attarder aux détails? Mieux valait faire simple.Si, c'est bien mon aïeul... Gabriel M... Oui, en1918. Non, je ne sais pas en quel mois. Pas avantle 16 juin, en tout cas, et pas après décembre. Al'extrême limite, aux tout premiers jours del'année suivante. S'il faut chercher aussi dans leregistre de 1919? Non, honnêtement, cela meparaît très improbable. Dix-huit suffira...

Elle me demande de la suivre, puis del'attendre à la porte du bureau des archives. Jem'assieds sur le rebord d'une fenêtre, à contem-pler tantôt le va-et-vient des visiteurs dans lesallées du cimetière, et tantôt, par la porte en-trouverte, le va-et-vient de Marfa et de deuxautres archivistes -des hommes âgés, en bleu detravail - qui montent sur des escabeaux pour at-teindre des registres à la peau bronzée

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Ce ballet ne dure qu'un quart d'heure, aubout duquel mon héroïne revient avec un sourirede chasseresse, dans ses bras l'un des registresantiques que j'avais entrevus. Ouvert à une cer-taine page, qu'elle me met sous le nez. Comme jene parviens pas à déchiffrer l'écriture du greffierd'antan, c'est elle qui me lit à voix haute, pendantque je note :

Livre des enterrements numéro 96, page 397,inscription 1588.

Le 21 juin 1918 fut donnée sépulture en ce ci-metière de Cristôbal Colon, dans la cryptenuméro trente-trois, acquise par Alicia, VeuveM., au corps de Gabriel M., originaire de Syrie,âgé de 42 ans, marié, qui est décédé des suitesd'un traumatisme par écrasement selon le certi-ficat délivré par le docteur P. Perdomo. Il nous aété remis par la paroisse Jésus del Monte, avecl'autorisation de M. le juge municipal du fau-bourg San Miguel del Padrôn...

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J'écoute avec recueillement, puis je prendsle registre dans mes mains moites pour le lire àmon tour, et me faire expliquer quelques abrévi-ations, quelques chiffres opaques... J'éprouve uneémotion filiale qui me fait monter les larmes auxyeux, mais également, et simultanément, une joiede chercheur qui ne convient guère à l'événementconsigné dans le registre, ni, bien entendu, àl'endroit où je me trouve, même si ce cimetièresous le soleil évoque pour moi la sérénité plusque la désolation, et la pérennité plus que la mort.

Ce qui m'arrête avant tout dans ce petit textefroid, c'est la date. Si Gebrayel a été inhumé le 21juin, c'est qu'il est mort la veille, ou l'avant-veille; or, la dernière photo que je possède de lui a étéprise lors de la grande réunion maçonnique pourle « couronnement » d'Alice, qui s'était tenue le16. Quatre jours tout au plus ont séparé la minutede triomphe de la minute de mort.

Je demande à Marfa s'il serait possible devoir la tombe. Elle me répond qu'il y eut, en fait,

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deux sépultures successives ; l'une louée à lahâte, où « su abuelo » avait reposé provisoire-ment; l'autre, acquise en septembre de cetteannée-là, une concession permanente située dansle carré le plus cher du cimetière, celui des per-sonnalités nationales et des riches marchandshavanais.

De fait, la première était une dalle an-onyme, rectangulaire, grise, au milieu deplusieurs dizaines de dalles identiques etnumérotées — son propre matricule étant le 333;alors que la seconde est une véritable demeuremortuaire, pas tout à fait le somptueux mausoléeque m'avait décrit l'Orateur, néanmoins une belleconstruction en marbre blanc.

Un nom est gravé dessus, qui n'est pas celuide mon grand-oncle; mais dès que je me suisbaissé, j'ai pu lire, comme sur un palimpseste :

GABRIEL M.M.

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A l'évidence, notre caveau au cimetièreChristophe Colomb avait servi, tout au long dusiècle dernier, pour bien d'autres dépouilles. Il y alà plusieurs épitaphes évoquant diverses per-sonnes, certaines manifestement d'origine le-vantine, d'autres portant des patronymes hispan-iques ou slaves ; sur le toit en marbre sont poséesdes statuettes funéraires, — il y en a sept ou huitqui ressemblent tantôt aux Tables de la Loi,tantôt à des lutrins, ou à des ailes d'ange.

Au voisinage de la tombe a été planté, oubien s'est établi de lui-même, un arbuste dont jene connais pas le nom, et qui porte des fleurscouleur de vin; un peu plus loin, une sorte decyprès nain. Puis, à quelques pas de là, dans lemême carré, un mausolée, un vrai, pour abriterles cendres des parents de José Marri - un voisin-age dont Gebrayel eût été flatté.

Assis au pied du caveau dans le seul tri-angle d'ombre, je prends le temps de raconter àMaria qui était Gebrayel, ce que j'ai entendu à

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son propos dans mon enfance, et ce que je sais delui à présent. Elle me demande s'il a des descend-ants à Cuba, en précisant qu'elle est généalogistede formation, et qu'elle veut bien m'aider à ret-rouver leurs traces. Je lui fournis, de bonne grâce,les quelques renseignements, les quelquesrumeurs familiales dont je dispose, ce qu'elle noteavec application. Je mentionne le nom d'Alfred,et aussi, d'un air énigmatique, celui de cetArnaldo dont mon ami Luis Domingo m'avait ditqu'il était ici un personnage influent. Aucuneréaction chez mon interlocutrice...

Avant que je reparte, elle me demande sij'aimerais avoir une transcription littérale, dûmentsignée par les autorités du cimetière, de ce qui estconsigné dans le registre. Je lui dis oui, bien sûr.Elle me promet de s'en occuper dans la journée,et que je pourrai avoir ce document dès demain sije repasse la voir.

Il n'était pas tout à fait midi lorsque j'ai quit-té le cimetière. Ivre, je dois bien l'avouer. Encore

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ivre d'avoir pu me recueillir sur la tombe de Geb-rayel moins de vingt-quatre heures après avoir at-terri sur cette île.

Et si, dans la foulée du miracle, j'essayais deretrouver la maison du général Gômez qui s'étaitdérobée à moi hier soir? Je repartis donc vers lecentre-ville, vers l'insaisissable lieu d'intersectionentre « Prado » et « Monte », et je me mis à errer,en échafaudant les théories qui m'arrangeaient.Mais retre fois aucun angr ne descendit du Cielpour me guider et je n'ai rien découvert quipuisse justifier que j'ajoute encore des lignes à ceparagraphe.

Je revins donc au Vedado, chez ma logeuse,pour me reposer du soleil et prendre quelquesnotes. Mais deux heures plus tard, poussé,comme souvent, par ma seule impatience, je dé-cidai de repartir vers le vieux centre-ville avecune tout autre idée en tête. Plutôt que de chercherà tâtons une maison sans adresse précise, pour-quoi ne pas me rendre à la seule adresse qui soit

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mentionnée explicitement dans le courrier famili-al? Gebrayel n'avait-il pas fait imprimer, sur sesenveloppes de 1912 comme sur son papier àlettres, « Egido 5 et 7 » ? C'est là que se trouv-aient les magasins La Verdad avant qu'il n'achète,pour s'agrandir, la résidence construite pour Màx-imo Gômez. C'est également là qu'Alice et luiavaient leur appartement havanais, commel'atteste le faire-part annonçant le baptême de leurfils aîné en 1911. Il est d'ailleurs probable que cefut là, à cette adresse, que vécut mon grand-pèreBotros lors de son séjour à La Havane, et qu'ildut dormir au grenier.

Pourquoi, alors, n'y suis-je pas allé tout desuite, dès hier soir? Pour deux raisons, que je nedécouvre que maintenant, en écrivant ces lignes.La première, c'est que j'avais hâte de contemplerd'abord le palais qui, pour mon imaginaire, re-présente le mieux l'accomplissement de « notre »rêve cubain... L'autre raison, c'est que LuisDomingo m'avait prévenu que cette adresse allaitêtre difficile à trouver.

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Avant de m'en voler pour Cuba, j'avais euplusieurs échanges, au téléphone et par courrier,avec mon ami diplomate, qui fut longtemps enposte sur l'île comme je crois l'avoir déjà men-tionné, et qui m'a prodigué mille conseils. Je luiavais parlé, entre autres, de la rue Egido, et ilavait eu l'amabilité de demander à l'un de sesbons amis havanais, un historien, s'il pouvaitpasser un jour par cette rue et nous dire à quoiressemblaient aujourd'hui les façades du 5 et du 7- peut-être même prendre une photo.

Je ne reçus de lui aucune image; juste cecourrier électronique, que je reproduis tel quel, etqui, on s'en rendra compte, ne pouvait qu'ajouterà ma confusion :

Mon ami cubain me dit que les petits numérosn existent pas sur Egido, pour la simple raisonque cette rue est, depuis les années trente, unprolongement de l'avenue de las Misiones, quicommence au Malecân, qui est le front de mer,ainsi que de Monserrate, qui va jusqu'au

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terminal des trains, face à la maison de Marti.Par un caprice urbanistique qu'il ne parvient pasà s'expliquer - et moi non plus! -, la numérotationd'Egido commence là où se termine celle deMonserrate, et celle de Monserrate là où se ter-mine celle de las Misiones, va comprendre! Seulehypothèse possible : que les numéros 5 et 7 oùvivait ton aïeul soient les actuels 5 et 7 del'avenue de las Misiones...

On comprendra aisément que cet embrouil-lamini ne m'ait pas encouragé à me précipitervers cette adresse dès hier soir. Mais j'y suisquand même allé aujourd'hui, très conscien-cieusement. Je me suis d'abord rendu à la rueEgido, pour constater que le numéro le plus basétait effectivement le 501. Au niveau desnuméros 400, le nom change en avenida de Bél-gica puis, vers les 200 et quelques, en Monser-rate, et enfin, pour les plus petits numéros, enavenida de las Misiones - entre-temps, j'avaisdéjà marché trois quarts d'heure.

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Là, à quelques pas du bord de mer, un bâti-ment s'élève qui porte sur sa devanture le doublenuméro, « 5 y 7 », comme pour couper court àtoute hésitation possible. Devant la porte pat-rouillent des vigiles, ce qui me décourage de mattarder dans le coin. De toute manière, il n'y a ri-en à voir. Au lieu de la vieille bâtisse dessinéesur les lettres de 1912, se dresse aujourd'hui unimmeuble tout neuf à dominante bleu électrique,sans doute l'une des constructions les plus ines-thétiques de cette superbe capitale. C'est le siègedes jeunesses révolutionnaires, ou quelque chosede la sorte. Sur le mur, une longue citation duGrand Chef : Eso es que lo queremos de las futuras generaciones, que sepan ser consecuentes, «Ce que nous demandons aux générations futures,c'est qu'elles sachent être conséquentes. »

Peut-être devrais-je profiter de la sérénité dela nuit pour élucider un point que, dans moncompte rendu de la journée, j'avais laissé en sus-pens... En reproduisant l'inscription tombale, jem'étais contenté d'écrire « Gabriel M.M. » Ces

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initiales, déjà abondamment utilisées en rem-placement des vrais noms, méritent explication.

Je ne surprendrai personne si je disais ici,comme à propos du village des origines, commeà propos du pays, que mon patronyme est à lafois identifiable et fluide. Identifiable, parce quetous ceux qui le portent éprouvent à sa mentionune espèce de solidarité tribale, par-delà leslangues, les continents, et les générations ; con-trairement à la plupart des patronymes, il ne s'estformé ni à partir d'un métier, ni à partir d'un lieugéographique, ni à partir d'une caractéristiquemorale ou corporelle, ni à partir d'un prénom ;c'est un nom de clan, qui nous rattache tous, enthéorie du moins, à une trajectoire commune,commencée quelque part du côté du Yémen etdont les traces se perdent dans la nuit deslégendes...

Un patronyme identifiable, donc, et cependantfluide, disais-je. D'abord à cause de la structuremême des langues sémitiques, où seules les

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consonnes sont fixes, tandis que les voyelles de-meurent mouvantes. Si le « M » initial, le « 1 »central et le « f » final se retrouvent dans toutesles transcriptions, les variantes sont innom-brables. J'en connais une trentaine, avec pour lapremière syllabe un double « a », ou un seul, par-fois aussi un « e », et plus rarement un « o » ;avec pour la deuxième syllabe, « ou », « o », « u», « oo » ; et aussi quelques autres déclinaisonsplus inattendues, qui aboutissent à des conson-ances slaves, grecques ou maghrébines...J'ajouterai, pour être moins incomplet, une diffi-culté de plus : il y a dans le nom des miens uneconsonne supplémentaire, « l'oeil », la consonnesecrète des langues sémitiques, celle qui n'est ja-mais reproduite dans les autres langues, celle qui,en arabe, précède le « A » de « Arabi » et le « I »de « Ibri », Hébreu, consonne gutturale insaisiss-able que ceux qui n'appartiennent pas à cespeuples éprouvent du mal à prononcer, et même àentendre. Dans le plus vieux nom de mon payselle se trouvait déjà entre les deux « a » jumeaux

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de « Canaan », et dans mon patronyme égalementelle se dissimule entre les deux « a », ce qui rendapproximatives toutes les transcriptions.

Oserai-je ajouter que, de toute manière, per-sonne, au village, ne m'a jamais désigné par cenom ? Ni moi, ni Botros, ni Gebrayel, ni aucundes miens. Ce patronyme, je le revêts, en quelquesorte, pour me rendre en ville, ou à l'étranger,mais à Machrah, et dans tous les villages avoisin-ants, je ne m'en sers pas, et personne ne s'en sertpour me désigner. La chose se comprend aisé-ment : quand le nom de famille est le même pourla plupart des habitants d'un village, il ne peutplus aider à les distinguer. Ils ont besoin d'unautre, plus spécifique. Pour qualifier cesbranches, on utilise le terme jebb, qui veut direlittéralement « puits », ou, plus simplement, celuide beit, qui veut dire « maison ». Ainsi, Botros etses frères appartenaient à beit Mokhtara, unebranche de la famille qui tient son nom de celuid'une aïeule prénommée ainsi. Aujourd'hui, auvillage, quand on évoque le souvenir de mon

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grand-père, on ne l'appelle jamais autrement queBotros Mokhtara.

Les gens qui ne sortaient pas de leur petitunivers villageois n'avaient jamais l'occasiond'utiliser un autre nom. Aujourd'hui, c'est peufréquent, mais autrefois c'était la chose la pluscommune. Parfois, lorsqu'un fonctionnaire otto-man ou français ou libanais leur demandait leurnom de famille, c'est celui de leur branche qu'ilsdéclinaient spontanément, et c'est ce dernierqu'on inscrivait sur leurs documents d'identité. Leplus souvent, de nos jours, c'est l'inverse qui seproduit : le nom usuel est absent des papiers, seuly est consigné le nom de la vaste « tribu ». Ce quidonne lieu, on s'en doute, à des situations co-casses, comme celle de ce vieux cousin dont on acrié le nom « officiel » dix fois de suite dans unefile d'attente sans qu'il lui vienne à l'esprit qu'ilpourrait s'agir de lui ; personne ne l'avait jamaisappelé de la sorte...

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Pour ce qui est de Botros et de ses frères, ilsavaient pris l'habitude d'utiliser simultanémentleurs deux patronymes. Surtout lorsqu'ils setrouvaient « dans les contrées américaines », où ilest habituel d'insérer, entre le prénom et le nom,une initiale centrale - Mokhtara se muant alors enun discret et énigmatique « M. »...

Au bout de cette longue digression, il ne mereste qu'à reproduire en entier l'inscription quej'ai lue ce matin sur la tombe de mon grand-oncleau cimetière de La Havane :

GABRIEL M. MALUF

Vendredi

Je suis revenu, comme promis, au cimetièreColon. Mais pas à pied, cette fois ; je n'ai pas eule courage de marcher sous le soleil caraïbe,même pour dix minutes. J'ai appelé un taxi - enfait, un voisin de ma logeuse qui pratique cemétier sans licence. Il a pu entrer dans l'enceinte

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de la nécropole, circuler dans les allées, puis segarer à l'intérieur, choses que j'aurais toutes cruesinterdites.

Marfa de los Angeles est venue aussitôt àma rencontre, m'apportant non pas une transcrip-tion literal, mais deux, quasiment identiques,tirées du même registre, l'une concernant la dé-pouille de mon grand-oncle, l'autre concernantcelle d'un homme de vingt-huit ans, marié, ori-ginaire d'Espagne, dont le nom est orthographié,à quelques lignes d'intervalle, de deux manièresdifférentes, ici José Cueto, là José Cuaeto, mortlui aussi « par écrasement », por aplastamiento,et qui fut inhumé dans la même tombe; très prob-ablement ce chauffeur « étranger » dont m'avaitparlé l'Orateur...

Ma précieuse informatrice m'apprend que,d'après les registres du cimetière, la « concession» où repose Gebrayel appartient encore à notrefamille. Je me fais la réflexion que si je mouraisau cours de ce voyage, c'est là que je serais

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inhumé — une perspective qui ne m'enchantepas, certes, mais qui ne m'angoisse pas non plus;je me dis aussi que lorsque je mourrai, ailleurs,en France par exemple, je ne sais pas du tout oùje serai mis en terre. A vrai dire, la chosem'importe peu. Après ma mort je ne serai plusqu'un fantôme nomade qui vogue de par lemonde, ou alors une matière inanimée. N'est-cepas là l'alternative que les humains contemplent :soit une sorte de divinité mineure, soit le néantsans mémoire ni souffrances? Dans un cascomme dans l'autre, cela ne m'avancera à riend'être planté dans un quelconque sol.

Pourtant, pourtant, j'ai traversé la moitié duglobe pour venir contempler cette tombe! Et cematin encore, après avoir cérémonieusement re-mercié Marfa et payé les frais de transcription, jeme suis recueilli à nouveau devant les marbresfamiliaux, et mon émotion n'était pas feinte. Unnuage était venu tempérer la rigueur du soleil, cequi m'a permis de rester debout, tête nue,quelques minutes de plus au pied du monument,

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en laissant battre contre mes tempes images etnostalgies.

Dès que l'ombre s'est déplacée, je suis re-monté dans la voiture pour me rendre à la Biblio-thèque nationale, qui porte à La Havane le nomomniprésent de José Martf. Je voulais y effectuerune recherche très précise : puisque je connais-sais à présent, à un jour près, la date de l'accidentmortel, ne devrais-je pas trouver, dans lesjournaux de l'époque, quelques échos del'événement ?

Dans l'une de ses lettres, Gebrayel citaitlonguement un quotidien havanais, El Mundo,qui avait publié un article en 1912 où l'on parlaitde lui en le désignant comme « le fort bien connuSr Gabriel Maluf» ; il est légitime de supposerque lorsqu'un tel personnage fut victime d'un ac-cident, le même journal en avait rendu compte.

El Mundo, hélas, ne peut être consulté, medit la responsable. La collection se trouve bien à

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la bibliothèque, l'année 1918 y est même com-plète, d'après les fiches; mais en si mauvais étatque les pages pourraient s'effriter sous mesdoigts. Et non, hélas, elle n'est pas non plus surmicrofilms.

Y aurait-il alors quelque autre quotidien del'époque? Sur microfilms, un seul, le Diario deCuba', mais c'était un journal de Santiago, pas deLa Havane. Tant pis, si c'est le seul, je le consul-terai quand même.

Arrive donc la bobine de l'année 1918, queje parviens à introduire tant bien que mal dansd'antiques machines est-allemandes, et que jem'évertue à dérouler, page après page, jour aprèsjour. La date s'approche : le 27 avril, le 3 mai, le12 mai, le 31 mai... A la une, on parle évidem-ment de la guerre en Europe, et de certaines tent-atives pour rétablir la paix. Le 14 juin, le 17, le18, le 20 juin. Encore la guerre, encore lesrumeurs de paix imminente, mais on rend compteaussi des pluies diluviennes qui s'abattent alors

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sur l'île -sans toutefois les photos qui, de nosjours, seraient venues illustrer ces calamités.

Soudain, un gros titre, juste au milieu de lapremière page:

DOS MUERTOS A CONSECUENCIA DE UNACCIDENTE AUTOMOVILISTA

Juste au-dessous, en caractères un peumoins gros :

L'une des victimes est le commerçant havanaisbien connu,

senor Gabriel Maluf.

Vient ensuite le texte de la dépêche :

La Havane, le 21 juin (de notre service télé-graphique) — Hier, alors qu'il se rendait danscette ville par la route qui conduit à Santa Mariadel Rosario, le commerçant de cette place, senorGabriel Maluf, est tombé de la chaussée avec

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l'automobile qui le transportait, ce qui lui occa-sionna des blessures dont il mourut au bout dequelques minutes. La voiture était conduite parl'avocat José Casto, qui mourut lui aussi, pr-esque instantanément, des suites de l'accident.

Pendant que je recopie à la main, mot aprèsmot, le texte de la dépêche, tout en me demand-ant si le malheureux José s'appelait bien Casto,plutôt que Cuaeto ou Cueto, et s'il était avocat ouchauffeur, la responsable de la salle des périod-iques vient m'annoncer qu'elle a trouvé, pourl'année 1918, un autre quotidien, de La Havanecelui-là, le Diario de la Marina; et qu'à titre ex-ceptionnel, elle m'autorise à le consulter surpapier.

Ce journal devait être important, puisqu'ilsortait deux éditions par jour, l'une le matin,l'autre l'après-midi. Et c'est dans cette dernière,ediciôn de la tarde, en date du jeudi 20 juin 1918,que j'ai pu lire, à la première page, sous un titreidentique à celui du journal de Santiago, - « Deux

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morts à la suite d'un accident d'automobile » -, ce« chapeau » :

Le commerçant Gabriel Maluf et son chauffeurtombent avec une voiture automobile d'unehauteur de vingt mètres, par-dessus le pont deSan Francisco de Paula.

Puis ce texte t

A l'heure de boucler cette édition, on nous in-forme d'un regrettable accident d'automobilesurvenu aux abords de la capitale, à un kilomètredu village de San Francisco de Paula. Le com-merçant senor Gabriel Maluf, propriétaire desétablissements «La Verdad», situés à l'angle deMonte et Cardenas, qui venait par la route deGiiines en direction de La Havane au volant desa voiture, s'est précipité d'un pont qui se trouveprès de San Francisco, pour atterrir dans larivière vingt mètres plus bas.

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La voiture a été détruite. Les corps de sefiorMaluf et de son chauffeur ont été extraits desdébris du véhicule complètement broyés. Lesautorités du village ont accouru pour apporterleur aide, et le juge s'est rendu sur place pour or-donner l'enlèvement des dépouilles.

Nous donnerons plus de détails dans notreprochaine édition.

Dans ma hâte de connaître la suite, je tournela page d'un geste brusque; il y a un bruit dedéchirure qui retentit dans le silence de la biblio-thèque ; rien de grave, - le bord de la feuille s'estfendu sur un centimètre à peine -, mais la re-sponsable de la salle se dresse déjà devant moipour m'expliquer qu'il est décidément trop has-ardeux de laisser les visiteurs manipuler ainsi desdocuments fragiles; me sentant confus et fautif, jeme défends mal, et la collection m'est retirée. Cetincident trivial, que j'ai presque honte de relater,me tire soudain vers l'âge de l'enfance. Un grostiers de siècle de vie adulte, plusieurs centaines

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de cheveux blancs, et voilà que j'étais punicomme un écolier! J'enrage, mais j'ai aussi enviede rire. Finalement, je me lève, je me compose unvisage fâché, je me retire d'un pas digne.

Je reviendrai. Je m'absenterai un peu, letemps d'un week-end, puis je reviendrai, l'air derien. Je n'ai aucun intérêt à faire un esclandre, etje m'en voudrais si je réagissais ainsi. Après tout,on m'a déjà fait des faveurs à la BibliothèqueMartf; dans les salles parisiennes où j'ai coutumede travailler, je n'aurais jamais pu consulter unecollection protégée, je n'aurais jamais pu con-tourner un « non » ; et même, pour commencer,quelqu'un dans ma situation, un simple voyageur,un passant, n'aurait jamais été admis à faire desrecherches, il aurait dû remplir une demande,présenter divers documents, et attendre plusieursjours, sans être assuré d'une réponse favorable.Ici, on m'a fait une fleur, j'aurais tort de réagiravec arrogance. Mieux vaut que je laisse passerla tempête.

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De toute manière, j'ai déjà récolté quelquesrenseignements précieux. Non seulement la dateexacte, les circonstances et le lieu de l'accidentqui a coûté la vie à mon grand-oncle, mais égale-ment, et pour la première fois, l'emplacement ex-act de ses magasins, - « à l'angle de Monte etCardenas ».

Vendredi soir

Quand je finis de déjeuner, et sans attendrel'heure fraîche, j'appelle le faux taxi pour qu'il meconduise à cette adresse. Sur le chemin, je jetteun coup d'œil au plan, pour constater que la rueCardenas mène de Monte jusqu'à la station dechemin de fer dont parle Gebrayel dans son cour-rier. Parfait, tout concorde. Je brûle, comme jedisais enfant...

A vrai dire, je ne brûlais pas encore. Dèsque je me suis retrouvé sur place, ma perplexitéest revenue, la topographie s'est brouillée, lesrepères se sont faits incertains.

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En théorie, seuls les deux immeublesd'angle pourraient avoir été, dans une vie an-térieure, la demeure construite par le gouverne-ment pour le héros Màximo Gômez, et que mongrand-oncle avait acquise pour y installer les ma-gasins La Verdad. Me déplaçant d'un trottoir àl'autre, je scrute le premier, puis le second, puis lepremier encore, puis le second. Non, aucun d'euxne me convainc, aucun n'a pu être autrefois unpalais ; l'un ressemble à une vieille fabrique re-convertie, l'autre à un immeuble de rapport. Jeprends des notes, je mesure de mes doigts écartésles hauteurs de plafond, je m'adosse à unecolonne ; fébrile, déçu, préoccupé, je ne re-marque pas qu'un peu partout, des gens de plusen plus nombreux s'agglutinent dans la rue, ouapparaissent aux fenêtres, pour m'observer d'unair intrigué, et quelque peu méfiant.

Je prends conscience de l'agitation que jesuscite seulement lorsqu'une femme métissed'une quarantaine d'années m'interpelle de sonbalcon, les mains en porte-voix. Je la regarde,

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intrigué; elle me fait signe de m'approcher, ceque je me sens obligé de faire. Me tenant alorsjuste au-dessous d'elle, les mains en porte-voix,j'entreprends de lui expliquer mes va-et-vient.

J'étais sûr qu'elle n'allait rien comprendre,mais au moins je voulais lui montrer ma bonnevolonté en adoptant une posture explicative.Après cela, je comptais la saluer d'un geste, puism'éloigner en douce. Mais la dame s'avère insist-ante, et comme elle n'a rien compris, forcément, àmes gesticulations, elle fait une chose qui neserait arrivée dans aucun autre pays que celui-ci :elle tire de sa poche un trousseau de clés, et me lelance sans rien dire. Je l'attrape au vol, puis la re-garde, interrogatif et amusé. Elle m'indique dudoigt l'entrée de son immeuble et rentre aussitôtcomme pour se préparer à m'ouvrir. Avais-je en-core le choix? J'y suis allé.

Derrière la porte métallique, un escaliersombre et raide où l'on oublie instantanémentqu'il existe un soleil au-dehors. Plutôt que de

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chercher à tâtons une improbable minuterie, jem'agrippe à la rampe comme à une corded'escalade. En me redisant, pour la centième foispeut-être depuis que je suis à La Havane, quecette ville est probablement la plus belle de toutescelles que j'ai connues, mais également la pluslaide; à chaque pas je suis tenté de m'arrêterdevant une bâtisse virtuellement somptueuse,pour m'improviser architecte ou décorateur, pourimaginer la façade qu'elle aurait si l'on y réparait« les injures du temps » révolutionnaire... Ici unpalais se débite en quatorze taudis, et l'on setrouve pris continuellement dans de pervers di-lemmes de conscience : faut-il vraiment que lenoble principe d'égalité répande ainsi l'insalubritéet la laideur ?

Arrivé au seuil du deuxième étage avec detelles interrogations derrière les yeux, j'ai presquehonte de regarder en face la brave dame qui m'ainvité sous son toit. Dans la pièce unique, oùtremble l'image d'un téléviseur vétusté, deux ad-olescents affalés par terre qui, à la vue de ma face

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d'étranger, proposent sur-le-champ de me vendredes cigares de contrebande ; mais mollement, etsans prendre la peine de se redresser, comme sicela faisait partie des usages normaux entre leurunivers et le mien. Je réponds par un sourire poli,mais la mère adresse à ses fils des paroles deréprimande qui ramènent leurs regards versl'écran fascinant.

Je tente alors d'expliquer à mon hôtessepourquoi je me suis retrouvé dans sa rue, devantson immeuble, évoquant forcément, pour la én-ième fois, mon abuelo, ce qui suscite aussitôt untressaillement d'inquiétude chez elle comme chezses fils ; il est vrai que dans un pays où tant demaisons ont été confisquées pour être distribuéesaux occupants actuels, je pouvais aisément passerpour un ancien propriétaire venu en repérage, etqui comptait revenir dans quelque temps, accom-pagné d'un huissier, afin de réclamer son bien.

Je m'emploie alors à apporter toutes les nu-ances rassurantes : ce n'est pas mon grand-père

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qui a vécu à Cuba, seulement un grand-oncle; etil n'était pas dans cet immeuble, mais dans celuid'en face; de plus, il est mort en 1918. Je répètedeux, trois, quatre fois la date, histoire de fairecomprendre que je suis un nostalgique cingléplutôt qu'un émigré revanchard. Ayant retrouvéle sourire, la dame m'invite à la suivre chez sonvoisin Federico, au bout du couloir. Là, de nou-veau, explications, inquiétudes, précisions — « elhermano de su abuelo ? » — dates, et caetera.L'homme réfléchit, se gratte les cheveux, avantde prononcer sa sentence : « Seule Dolorès pour-rait savoir. » Sa voisine approuve. Seule Dolorèsest dans l'immeuble depuis assez longtemps. Ellehabite au rez-de-chaussée, si je voulais la voir...

La dame d'en bas me fit l'impression d'être unearistocrate espagnole dont les ancêtres seraientvenus dans les caravelles de Christophe Colomb,puis seraient repartis en l'oubliant sur place. Sonappartement était sombre comme une cave, maisil émanait de ses cheveux blancs une sereineclarté nocturne. Son appartement donnait

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directement sur le trottoir, peut-être un ancienmagasin, ou une ancienne loge de concierge. Elles'était établie dans le quartier depuis des décen-nies, et elle avait longtemps travaillé dansl'immeuble d'en face, justement, comme chef derayon. Jamais, cependant, elle n'avait entenduparler des magasins La Verdad, ni d'une maisonayant été construite anciennement pour MàximoGômez. « D'ailleurs, voyez par vous-même,aucun de ces immeubles n'a pu être conçu commeune résidence pour un héros national. » Elle necherchait pas à me décourager, c'était l'exactevérité, telle que je l'avais moi-même ressentie.Elle se disait d'ailleurs désolée, et semblait l'êtresincèrement; dans ses yeux s'était allumée, dèsnotre premier échange, une lueur de saine curios-ité. Elle posa des questions sur les magasins, surGebrayel, sur la manière dont il était mort, puiselle émit des hypothèses sensées, et quelquessuggestions. « Il faut que vous alliez consulterl'historien de la cité; si vous voulez, passez meprendre un jour, je vous emmènerai chez lui. »

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Elle prononça el historiador de la ciudad avecune infinie fierté, et je lui promis - et me promis -de faire appel à elle en début de semaine, car ence vendredi après-midi, il était déjà trop tard pourentreprendre des démarches auprès d'uneadministration.

Une fois de plus, je serai resté sur ma faimen ce qui concerne la fameuse maison Gomez. Jene sais toujours pas laquelle c'est, ni même si elleexiste encore. L'adresse a beau être plus précisequ'avant, le flou demeure.

Ma journée aura été émaillée d'insuccès,mais elle ne me laisse aucune amertume. Si je nesais pas grand-chose de plus qu'hier, j'ai reçumille sensations qui, pour être insaisissables etconfuses, n'en sont pas moins réelles. Ce pays esten train de m'apprivoiser comme jadis il avaitpris possession de Gebrayel. On me lance desclés par les balcons, on me confisque mes livres,on me tutoie dans les rues, on me sourit, on mecourtise, on m'aide, on me punit. Je suis bousculé

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de toute mon âme de mâle levantin et d'adulteeuropéanisé. Mon grand-père ne l'avait pas sup-porté, et je ne l'en blâme pas. Je suis juste un peutriste pour lui, pour nous, qu'il ait choisi de nepas rester sur cette île.

Oui, je sais, il est absurde de raisonner ainsi ; siBotros avait opté pour Cuba, il aurait eu uneautre vie, d'autres enfants, d'autres petits-enfants,et moi je ne serais pas venu au monde ni dans lesCaraïbes, ni au Levant, ni ailleurs. Je suis néd'une succession de rencontres, et si l'une d'ellesavait été manquée je ne serais pas né et je n'auraismanqué à personne... Je cherchais simplement àdire que cette île m'inspire une profondetendresse ; en une autre vie je l'aurais volontiersfaite mienne, et j'aurais eu plaisir à l'aimer.

Samedi

S'il est vrai que je n'ai fait hier aucune dé-couverte significative, j'ai cependant eu le tempsd'apprendre, par le journal consulté à la

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Biblioteca nacional, en quel endroit précis avaiteu lieu l'accident d'automobile qui coûta la vie àGebrayel et au jeune homme qui l'accompagnait.Et aujourd'hui, je me suis rendu en pèlerinage auvieux pont de San Francisco de Paula.

Cette bourgade, située au sud-est de LaHavane, n'est mentionnée dans les guides récentsque parce qu'elle abrite le musée Hemingway. Bi-en qu'elle soit dans le voisinage immédiat de lacapitale, elle n'en fait pas pleinement partie, dumoins pas encore, les constructions qui se multi-plient n'ayant pas encore tout à fait relié les deuxagglomérations, et l'on y a le sentiment de n'êtreplus vraiment en zone urbaine. Surtout lorsqu'ondépasse les quelques bâtiments récents du centre-ville pour prendre la route menant vers Giiines et,plus loin, vers Matanzas.

« A un kilomètre du village », commel'indiquait le Diario de la Marina du 20 juin1918, se trouvait - et se trouve encore - un pont.

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Le taxi se gare à quelques pas de là, dans un coinombragé, et je reviens à pied vers l'endroit oùl'accident a dû se produire. La route allant versLa Havane rétrécit brutalement à ce niveau; roul-ant trop vite, Gebrayel s'en serait rendu comptetrop tard; en tentant de braquer, il aurait dérapésur la chaussée boueuse et serait tombé dans leravin, qui n'est pas « vingt mètres plus bas »comme le disait le journal, tout au plus six ousept - assez cependant pour tuer les passagersd'une voiture qui s'y serait précipitée à touteallure.

Si je pouvais oublier un instant le drame quis'est produit, le site me serait apparu comme unminuscule paradis tropical : ce ruisseau d'eauclaire émaillé de pierres blanches ; ces bananiers;ces palmiers de carte postale; ce yagruma envahijusqu'au sommet par une plante grimpante auxfeuilles gigantesques; et puis ce tapis d'herbes re-belles. Mais le jour où périt Gebrayel, il ne devaity avoir que la boue, le carburant répandu, et lesang.

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Pendant que je m'activais, en compagnie duchauffeur de taxi, au voisinage du précipice, unhomme d'un certain âge vint vers nous pour nousdemander si aucun malheur n'était arrivé. Vêtud'un casque orange de chantier, mais seulementpour se protéger du soleil, il me fit l'effet d'êtreun ingénieur à la retraite. « J'étais en train dejardiner, dit-il, lorsque je vous ai vus regarder enbas, et j'ai eu peur qu'il y ait eu encore un acci-dent. Il y en a souvent par ici, vous savez! Laroute rétrécit trop soudainement, alors les gensqui vont trop vite ne parviennent plus à s'arrêter...»

L'homme accompagnait ses explications degestes démonstratifs. Je l'écoutai en hochant poli-ment la tête, ne sachant si je devais rire ou pleur-er de ce témoignage tardif. Devant un jury, cespropos auraient balayé toute suspicion d'attentat.Avant de venir ici, j'avais des doutes; me tenantaujourd'hui en ce lieu, je n'en ai plus aucun. Encette maudite journée de juin 1918, mon grand-oncle n'avait pas eu d'autre ennemi que lui-

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même, il n'avait pas eu d'autre meurtrier que sapropre rage de vivre et d'arriver. Avec, pour com-plices, les pluies diluviennes.

Il est possible que je me trompe, mais telleest, en cet instant, ma conviction intime.

Depuis que j'ai élu domicile chez elle, Bettym'a déjà plusieurs fois interrogé sur ce que j'étaisvenu faire à La Havane, sur mes allées et venues; de bonne grâce, je lui en avais parlé. N'ayant ri-en à cacher, et persuadé que son voisin le fauxtaxi l'aurait déjà mise au courant de mes déplace-ments, j'avais pris l'habitude de lui raconter mesjournées le soir, à la terrasse, devant un verre derhum, ou le matin devant un café - en revanche,pas la moindre trace de thé à Cuba cette année; jen'ai pas cherché à savoir pour quelle raison.

Et ce soir, donc, à mon retour, ma logeusem'annonce qu'elle a sorti de ses vieilles armoiresun document qui lui a semblé utile à mesrecherches : un très vieux plan de La Havane,

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établi du temps des Espagnols, et que son grand-père avait acquis quand il était officier; ayant peuservi, il est encore en bon état, sauf qu'il a tend-ance à casser lorsqu'on le déplie. Cela dit, il de-meure parfaitement lisible. Étalé sur la table de lasalle à manger, sous un lustre à la lumière dure, ils'avère plein de ressources.

Mon regard y cherche d'abord les grandes artères;presque toutes sont, curieusement, les mêmes quesur les plans modernes, à ceci près que la plupartont changé de nom — du moins en apparence.Ainsi, l'avenue qui porte aujourd'hui le nom deMàximo Gomez portait à la fin de l'époque colo-niale celui d'un certain « Prince Alphonse » ;mais il semble bien que les gens s'obstinaientdéjà à l'appeler « Monte », vu que ce dernier nomest signalé entre parenthèses. Tout près de là, leparc « Isabel la Catôlica », ainsi que « la calle dela Reina », à présent rebaptisée, sur une partie desa longueur, du nom de Bolivar. Quant à la «calle del Egido », elle n'a, à ma grande surprise,pas varié d'un pouce ! Je mets côte à côte le plan

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ancien et celui d'aujourd'hui, la rue commencetoujours au même endroit; je peux même com-parer les numéros : là où je lis sur le plan mod-erne « 517 » — un ancien couvent des Ursulines- il était marqué « 17 » du temps des Espagnols.Cette fois, oui, j'ai envie de crier : « Eurêka! »

J'ai hâte que le jour se lève pour pouvoir al-ler vérifier sur place.

Je suis rentré me coucher. Mais, trop impa-tient, je n'ai pu trouver le sommeil. Je me suisversé un rhum et je suis sorti m'asseoir sur lavéranda, avec mon carnet.

Le quartier dort peut-être, mais les bruits nedorment pas. Les chiens aboient toujours, ceuxdu voisinage et aussi ceux de la nuit lointaine. Detemps à autre, la mégère d'à côté hurle, comme àson habitude : « Làzaro ! »

Je souris et ferme les yeux. Un petit venttiède souffle sur mes paupières moites. J'ai

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soudain le sentiment d'être né dans cette ville.Oui, dans cette ville aussi.

Dimanche

Tôt ce matin, lorsque les sept ou huit fa-milles habitant au 505, rue Egido, commencèrentà ouvrir leurs volets pour laisser entrer lapremière clarté du jour, elles purent voir unétranger corpulent aux cheveux longs et gris,posté en face de chez elles, adossé à l'étrangerocher qui se trouve planté, Dieu sait pourquoi,parmi les palmiers en éventail de la petite placetriangulaire. Dans ses mains, un carnet à ressortcouleur de terre, et une lettre rédigée dans cettemaison même en 1912.

Tant que je n'avais pas encore vul'immeuble, je n'étais sûr de rien, je n'avais quedes hypothèses, des suppositions, des attentes. Aprésent, j'ai des certitudes, que je vérifie de mespropres yeux : la façade qui se trouve devant moiest identique à celle qui figure sur les enveloppes

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de Gebrayel, comme sur le papier à en-tête desmagasins La Verdad. Oui, absolument identique,les mêmes colonnades à l'avant, les mêmes en-cadrements de fenêtres, la même forme de toit,les mêmes bordures... A cela près que les étab-lissements de mon grand-oncle s'étendaient surdeux immeubles voisins, le 5 et le 7; aujourd'hui,il ne reste que le premier, celui de gauche, re-baptisé 505; l'autre a été démoli, il n'y a plus rienà sa place, un terrain vague.

Je regarde encore le dessin, le bâtiment, ledessin, je mesure des doigts, je compare... Mongrand-oncle avait fait écrire en lettres blanchessur toute la façade : LA VERDAD DE G. M.MALUF. Sur l'immeuble encore debout, onpouvait lire autrefois LA VERDAD et le D deDE, le E étant déjà à cheval sur les deux im-meubles mitoyens. Je m'approche. Est-ce une il-lusion, une hallucination, un mirage ? Il y a en-core, bien visible, au bon emplacement, la moitiéinférieure du A de VERDAD, ainsi qu'un bout duD final. Tant d'années plus tard? Ma raison me

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dit de me taire; elle préfère croire que ce sont destraînées de calcaire, ou les restes d'une peinturemoins vieille. Plus tard, je scruterai les photos àla loupe, au microscope... Non, finalement, non, àquoi bon ? J'ai déjà les chiffres et les dessins,pourquoi aurais-je besoin de convoquer, en plus,les hallucinations? Pourquoi troquer le bonheurd'une découverte inespérée contre un miraclevulgaire ?

Je m'approche de l'entrée, qui estaujourd'hui celle d'un logement insalubre maisqui a une porte de magasin antique. Les habitantsme regardent, intrigués, et je leur explique avecmon castillan boiteux ce que je n'arrête pasd'expliquer depuis que je suis à Cuba. Ils ne mesourient pas, et demeurent muets, se contentantde hocher leurs têtes avec lassitude et résignation.A l'intérieur, tout est noir de misère et de suie. Jemonte à l'étage par une échelle et je cherche desyeux le grenier où mon grand-père avait dormilors de son passage par la ville, ce qui l'avait sans

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doute démoralisé, et dissuadé de prolonger sonséjour.

Comme lui, je me sens mal à l'aise en celieu. Je me suis quand même imposé d'y resterune ou deux minutes, immobile dans l'obscuritéhumide, comme pour aspirer en mon âme un peude l'âme de « notre » ancienne maison. Mais j'aieu hâte d'en sortir. Je suis allé à nouveaum'asseoir sur le rocher, en face d'elle, pourl'embrasser de loin, pour imaginer les tempspassés, et pour prendre ces notes.

Je me sens envahi par un sentimentd'inutilité et d'oubli. Qu'étais-je venu chercher, àl'origine, dans cette ville? L'empreinte des miens?Devant mes yeux se dressent leurs mythes léz-ardés, et leurs cendres reposent au cimetière.

Lundi

Retour, ce matin, à la Bibliothèque JoséMartf. Les portes qui s'étaient fermées se sont

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ouvertes, et d'autres portes aussi, que je nesoupçonnais pas. Les divinités joviales de l'îleveillent sur mon itinéraire, à moins que ce ne soi-ent nos mânes émigrés.

J'arrive donc, je m'installe à une table vide,je demande à consulter la collection du Diario dela Marina, sur papier, comme si l'incident devendredi n'avait pas eu lieu. Et c'est la respons-able de la salle qui m'apporte elle-même levolume jusqu'à la table de lecture, avec un clind'oeil complice pour bien me montrer que lachose ne s'est pas faite contre sa volonté. Sansréfléchir, je lui donne un baiser sur la joue; ce quila fait sursauter, mais son sourire s'élargit. Der-rière moi, j'entends ses collègues qui gloussent.Dieu que j'aime ce pays ! Et comme je regretteque les miens s'en soient détournés un jour! Maispeut-être l'auraient-ils quitté de toute manière,pour de tout autres raisons, quelques décenniesplus tard. Les routes de l'histoire cubaine n'ontpas été moins glissantes que celle de San Fran-cisco de Paula...

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En vain je cherche dans le quotidien du 21 juin1918 des détails supplémentaires sur l'accident.Mais, à la quatrième page, je tombe sur un faire-part encadré de noir, surmonté d'une croix, et deslettres « E.P.D. » qui signifient en paz descanse,« qu'il repose en paix ». Puis c'est l'annonce dudécès :

El Senor Gabriel M. Maluf ha fallecido

Ses funérailles sont prévues pour aujourd'hui,vendredi, à quatre heures de l'après-midi. Saveuve et l'ensemble de ses proches prient sesamis de bien vouloir assister à la levée du corps,de son domicile, au 53, rue Patrocinio, Loma delMazo, jusqu'à la Nécropole de Colôn.

Suivent les noms d'Alicia et de ses enfants,d'Alfred, d'un certain Salomon B. Maluf, et d'unedouzaine d'amis proches, parmi lesquels setrouve, et ce n'est pas vraiment une surprise,l'omniprésent Fernando Figueredo Socarrâs.J'observe que les autres intimes qui s'associent au

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deuil viennent d'origines fort diverses : JoséCidre Fernândez, Charles Berkowitz, EliasFelaifel, José Solaun, Milad Cre-mati, PabloYodu, Bernardo Arguelles, Alejandro E. Riveiro,Aurelio Miranda, Morris Heymann, ainsi queCarlos Martf- réputé journaliste et écrivaincubain, d'origine catalane comme José Martf,mais sans lien de parenté avec lui...

Je note soigneusement tous les noms, maisne m'y attarde pas trop. Ce qui m'arrête surtoutdans ce texte, c'est l'adresse du domicile de Geb-rayel, que je recopie en grosses lettres sur unefeuille à part : «... Calle de Patrocinio num. 53,Loma del Mazo... »

Je me promets de retrouver l'endroit, et d'y aller.Mais avant cela, par acquit de conscience, jepoursuis ma lecture du Diario de la Marina, où jetrouve encore, dans les pages suivantes, undeuxième faire-part signé par les employés desmagasins La Verdad, puis un troisième signé parl'association appelée « Le Progrès Syrien ».

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Dans le numéro suivant, celui du 22 juin, unlong compte rendu des funérailles, sans doute lesigne le plus révélateur de la place qu'occupaitGebrayel dans la société cubaine de son temps.

El sepelio del Senor Maluf

Une émouvante manifestation de deuil, unebelle expression de sympathie, telle fut la céré-monie d'enterrement du très connu, et à justetitre très estimé commerçant de cette place, Mon-sieur Gabriel Maluf, qui a connu une mort af-freuse des suites d'un accident d'automobile, cedont nous avions rendu compte dans notre édi-tion de jeudi après-midi.

La splendide résidence des époux Maluf, en larue Patrocinio numéro 53, s'était transformée enchapelle ardente. La détresse des proches étaitbouleversante. Dans une même salle mortuaireétaient les corps de M. Maluf et de son chauffeur,M. Cueto, et sur le cercueil de ce dernier nousavons vu une couronne, avec cette inscription :

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«De la famille Maluf à José Cueto », l'infortunéchauffeur espagnol n 'ayant pas de famille danscette République, c'est là une attitude qui méritaitd'être signalée.

Le luxueux cercueil de ce malheureux commer-çant était littéralement couvert de bellescouronnes et d'une grande quantité de croix enfleurs naturelles, envoyées par d'importantes so-ciétés et par nombre de familles de notre ville.

A quatre heures précises, le convoi partit de laVibora. La foule était immense. Des centaines devoitures et d'automobiles suivirent le corbillardaustère et luxueux. Et à l'entrée du Cimetière deColôn, beaucoup de gens vinrent se joindre aucor-tège.

Lors de la cérémonie funèbre se trouvaient, aupremier rang de l'assistance : le beau-frère dudéfunt, M. Alfredo K. Maluf; M. le colonelFernando Figueredo Socarrâs, trésorier généralde la République; M. José Solaun, M. Aurelio

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Miranda, M. Charles Berkowitz, les docteursBernardo Moas et Félix Pages, notre confrèreCarlos Marti, ainsi que MM. Elias Felaifel, Mil-ad Cremati, Pablo Foch, Bernardo Argùelles,Alejandro E. Riveiro et Morris Heymann.Suivaient des délégations de l'association desemployés du commerce, dont le défunt étaitmembre d'honneur, et de l'association « El Pro-greso Sirio », dont il était le président, ainsi quedes représentants des colonies française, nord-américaine, espagnole et syrienne, comme dessociétés importantes établies dans cette capitale.

Sépulture lui fut donnée dans l'un des caveaux:de l'Évêché, après que des phrases émues eurentété prononcées, en espagnol, en anglais, enfrançais et en arabe, par les distingués amis dudéfunt, louant ses qualités, son caractère, son en-tregent, son énergie, son enthousiasme et son es-prit de décision, qui se manifestaient danschacune de ses initiatives, dans chacune de sesobligations quotidiennes, comme dans chacun de

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ses engouements. Parmi les proches qui lui firentdes adieux était M. Marti.

Le défunt appartenait à une distinguée famillede Syrie. Au Mont-Liban réside l'un de ses frèresqui est un haut dignitaire de l'Église.

Qu 'il repose en paix, lui qui fut un bon époux,un bon père, et un homme utile à la société.

Nous adressons à l'inconsolable veuve, la dis-tinguée et cultivée dame Alicia Maluf, ainsi qu'àM. Alfredo Maluf, nos condoléances les plusémues.

Il a fallu recopier patiemment à la main celong article, car il n'était pas question de coucherle grand volume fragile sur une photocopieuse!Après quoi, je n'ai plus eu la patience de chercherencore dans les vieux journaux de l'époque; sur-tout, j'avais hâte de me rendre à l'adresse où setrouvait, d'après l'auteur de l'article, « la somp-tueuse maison des époux Maluf ».

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Je cherchai donc, sur le plan de La Havane, lequartier « Mazo del Loma » mentionné dansl'article. En vain. Je demandai à la responsable dela salle. Ce nom ne lui disait rien. A l'évidence, ilest sorti d'usage. Elle me conseilla d'aller voir àla Mapoteca, la section des cartes anciennes.J'aurais pu aussi bien attendre d'être rentré chezma logeuse, pour consulter son vieux plan, maispuisque j'étais sur place...

La recherche fut brève et fructueuse : sur unplan du début du XX' siècle, ce nom s'étalait engrandes lettres ; ce devait être le quartier résiden-tiel à la mode pour les riches Havanais, sur leshauteurs; mais l'appellation Mazo del Loma, «Coteau du Maillet », était déjà concurrencée parune autre, plus usuelle, et qui est restée; le Diariode la Marina la mentionnait, d'ailleurs, puisqu'ildisait que le cortège funèbre était parti de « laVibora »; j'avais bien lu ce mot en recopiantl'article, mais, dans ma hâte, je n'avais pas fait lelien.

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Décidément, les Cubains n'ont aucune con-sidération pour les noms qu'on leur impose. Riend'étonnant à ce que le Grand Chef d'aujourd'huin'ait voulu accoler le sien à aucune rue, à aucuneplace, à aucun bâtiment. Sage précaution, il n'apas non plus de statue monumentale, ni même untimbre à son effigie. Le jour, forcément proche,où ses successeurs se révolteront contre sa mém-oire, ils ne trouveront aucune barbe en bronze àabattre, et pas grand-chose à débaptiser.

Oublié, donc, le « Coteau du Maillet » ; de-meure « la Vfbora », « la Vipère » — c'est par ceseul nom qu'est connu aujourd'hui ce quartier ausud-est de la capitale, pas très loin de la route deSan Francisco de Paula; si l'on se base sur l'heureapproximative de bouclage de la seconde éditionquotidienne du Diario de la Marina, on peut rais-onnablement supposer que Gebrayel était presséde rentrer chez lui pour déjeuner lorsqu'il avaitperdu le contrôle de son véhicule.

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En quittant la bibliothèque, j'ai hélé un taxi- une antiquité de Dodge, rouge au toit blanc,comme il n'en existe plus que dans les musées etdans les rues de La Havane; j'ai donné l'adresseau chauffeur, puis j'ai sombré dans un puits decontemplation. Autour de moi, rien qu'unbrouhaha, et des images fugaces. J'avais l'étrangesentiment d'avoir sauté dans une voiture pour re-venir vers le début du XXe siècle en marche ar-rière, et je redoutais l'instant où je me réveilleraisdans mon lit en me demandant ce que pouvaitsignifier ce rêve. Mais lorsque j'ai ouvert lesyeux, j'étais devant la plaque indiquant la ruePatrocinio.

— Quel numéro vous avez dit ?

— Cinquante-trois.

Le taxi dut rouler encore, ladite rue étantrectiligne et interminable. A un moment, pour-tant, elle sembla s'interrompre; alors que lesnuméros des maisons étaient encore dans les 300

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et quelques, un bâtiment vint carrément barrer laroute. Mais ce n'était qu'une fausse alerte, il suff-isait de dévier vers la gauche, puis de reprendrela même direction, c'était de nouveau Patrocinio,et les numéros diminuaient.

Ensuite la route se fit montagneuse ; àgauche comme à droite, il y avait, en guise detrottoirs, de longs escaliers raides ; le taxi man-qua d'audace, et de souffle ; il préféra faire demi-tour pour aller reprendre son élan dans la plaine.Lorsqu'il repartit à l'assaut et qu'il atteignit, d'undernier hoquet, le haut de la colline, je fus tentéd'applaudir, comme cela se fait parfois àl'atterrissage des avions méditerranéens.

Les numéros baissaient encore, 71, 65, et à notregauche 68. La route, elle, montait toujours, bienqu'en pente plus douce. Me traversa alors l'espritune expression fort répandue au Liban; pour direqu'un homme a réussi, on s'exclame : « Sa mais-on est tout en haut du village ! » Rien d'étonnant

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à ce que ce fils de la Montagne ait voulu marquersa réussite sociale en allant s'établir sur les cimes.

Cinquante-trois. Seigneur!

« Notre maison », je murmure, alors qu'ellen'est d'aucune manière la mienne ; tout au plus, etdans la meilleure des hypothèses, celle d'unedouzaine de lointains cousins que je n'ai jamaisrencontrés. Mais je murmure encore : « Notremaison », et j'ai, bêtement, banalement, les yeuxen larmes.

Puis je la contemple affectueusement, et jeconstate qu'à l'opposé de la plupart des maisonshavanaises, elle n'est aucunement délabrée. Ellesemble même avoir été repeinte dans l'année.Seul le muret extérieur, celui qui porte la grille enfer forgé et donne directement sur la rue, est mac-ulé de moisissures récentes, mais la grille elle-même est entière, il ne lui manque pas une lance,et elle n'est presque pas rouillée.

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« Notre maison à La Havane » est unesolide bâtisse bourgeoise à colonnades,semblable à celles que l'on trouve en nombredans les quartiers résidentiels de la capitale, decouleurs blanche et crème, plus élégante que voy-ante, comme si mon grand-oncle, brusquementenrichi, avait su malgré tout éviter l'écueil del'étalage indécent. C'est pour moi une bonne sur-prise, et un réconfort. Vu l'exubérance levantinede son papier à en-tête, je m'attendais à autrechose. Cette retenue s'explique très certainementpar l'influence modératrice de l'épouse presby-térienne, que son éducation avait rendue rétive àtoute ostentation - pour avoir « pratiqué » mapropre grand-mère, la sœur d'Alice, pendant plusde trente ans, je n'ai pas le moindre doute à cepropos.

La grille était fermée par une chaîne. Devais-jeme contenter de ce coup d'œil extérieur, de cesobservations rassurantes, et repartir avec deux outrois photos de la façade? En temps normal, je meserais abstenu de pénétrer dans la propriété; mais

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depuis que j'ai posé les pieds sur l'île, je nerépugne pas à bousculer parfois ma nature. Je dé-cide d'entrer, au besoin par effraction. Je ne suispas venu de si loin dans le temps comme dansl'espace pour rester sagement dehors!J'entreprends donc de défaire la chaîne, qui étaitenroulée et nouée, mais heureusement sans cade-nas. Puis je monte les marches jusqu'à la grandeet haute porte en bois sculpté, elle aussi impec-cablement conservée, ou peut-être restaurée, etqui était très légèrement entrouverte, ce qui, de larue, ne se voyait pas.

De mes doigts pliés et serrés, je frappe à laporte, suffisamment fort et suffisamment près dela tranche pour qu'à chaque coup le battants'ouvre un peu plus. Quand je parviens à glisserla tête à l'intérieur, j'aperçois un homme assisderrière une table encombrée de feuilles, de cray-ons, de tampons. A l'évidence, ce n'est pas unerésidence, mais les bureaux d'une société, oud'une administration.

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Alors je pousse franchement la porte, en re-tenant mon souffle. Ce que je vois en premier?Sur les murs de l'entrée, jusqu'à hauteurd'homme, des azulejos aux motifs orientaux,comme une signature. La lointaine signature ar-abesque de mon grand-oncle sur son coin depatrie amérique. Si je n'ai traversé l'océan quepour poser mes yeux sur ça, je ne suis pas venupour rien.

L'homme à l'accueil me sourit et me serre lamain - un métis grand et mince mâchonnant unmégot de cigare, et prénommé Matteo. Il écoutele résumé désormais bien rodé concernant monaïeul cubain, s'en montre ému, puis m'explique enretour que la maison est à présent un centre cul-turel, plus précisément un « Centro de Supera-cion para la Cultura de la ciudad de La Habana »,superaciôn étant un concept un peu plus am-bitieux que « développement », « promotion » ou« avancement » ; en réalité une école de musique.

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D'ailleurs, quelques instants après mon ar-rivée, des notes se font entendre. Ellesproviennent, par-delà le couloir, d'une vaste piècedont le haut plafond et les murs sont tapissés à lafois de faïence et de stuc, avec des motifs et desinscriptions imités de ceux de l'Alhambra, notam-ment la devise des Nasrides, derniers rois musul-mans de Grenade : La ghaliba illa-llah, « Pasd'autre vainqueur que Dieu ». Dans cette pièce,qui fut peut-être la salle à manger, il semble quel'influence de la fille de l'austère prédicateur n'aitpas su prévaloir; non qu'il y ait là une débaucheostentatoire, mais disons que la richesse n'y estpas demeurée timide.

Il serait toutefois injuste de ne voir en celaqu'un caprice de nouveau riche ; ce n'est pas ledrapeau de sa fortune que Gebrayel a déployé surces murs, c'est le drapeau de sa culture d'origine,de son identité; il éprouvait le besoin de pro-clamer fièrement son appartenance à lacivilisation anda-louse, symbole du rayonnementdes siens.

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Me vient à l'esprit, en cette minute intense,une synagogue berlinoise construite dans laseconde moitié du XDC siècle, aujourd'hui trans-formée en musée, et que j'ai visitée récemment.Comme je m'étonnais de l'extraordinaireressemblance entre son architecture et celle del'Alhambra, un responsable m'expliqua quel'adoption d'un tel style était, à l'époque, pour lacommunauté juive de la ville, une manièred'affirmer ses origines orientales, et une marquede confiance en soi; mais que c'était aussi, sansdoute, un phénomène de mode auquel on avaitvoulu se conformer.

Pour mon grand-oncle havanais, on pourrait diretrès précisément la même chose : affirmationd'identité, confiance en soi, et conformité au styledécoratif du moment; d'ailleurs, l'hôteld'Angleterre, prestigieux palace havanais con-struit à la même époque, porte les mêmes motifssur ses murs - y compris la devise de Boabdil.J'ajouterai cependant, en ce qui concerne Geb-rayel, que pour un Levantin émigré dans un pays

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de langue espagnole, c'était là, de surcroît, unsymbole de l'apport de ses ancêtres à la péninsuleIbérique.

Comme pour souligner encore sa double ap-partenance, mon grand-oncle avait commandé,sans doute auprès des plus habiles artisans de sontemps, deux tableaux en faïence représentant desscènes de Don Quichotte, fixés sur le mur du cor-ridor, juste en face de la grande salle mauresque,comme pour faire pendant.

Je n'ai pas voulu m'éterniser dans la grandesalle andalouse. Un professeur de musique et sestrois élèves étaient là, qui avaient interrompu leurclasse par égard pour mon pèlerinage; pour nepoint abuser de leur amabilité, j'ai poursuivi montour du propriétaire, avec pour guide Matteo. Sonmégot toujours aux lèvres, et dans les mains unimpressionnant trousseau de clés, il semblait aus-si ému que moi de mes découvertes, et prêt à meconsacrer tout le temps qu'il faudrait.

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Le reste de la maison, sans être nullement tape-à-l'œil, n'en est pas moins cossu, surtout lorsqu'onle compare à ce qu'étaient à l'époque les condi-tions de vie dans nos villages du Mont-Liban, etaussi à ce qu'avait dû être la vie de Gebrayel auxpremiers temps de son installation à Cuba. «Grâce à Dieu nous avons maintenant une maisonoù nous pourrons vivre ensemble comme tous lesgens respectables au lieu de dormir au greniercomme avant... » écrivait-il à mon grand-pèrepour l'encourager à revenir auprès de lui. De fait,il y a dans la maison principale sept chambres àcoucher et trois ou quatre salles de bains, sanscompter les dépendances où devaient être logésles nombreux gens de service, et notammentl'infortuné chauffeur.

Je n'ai pas encore oublié le temps où magrand-mère, Nazeera, et parfois aussi mon père,m'emmenaient visiter notre maison-école de Ma-chrah ; il n'y avait ni salle de bains ni toilettes, onallait se soulager dans une petite cabane àl'extérieur des murs, et parfois même tout

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simplement dans les champs, en quelque endroitdiscret ; on se munissait alors d'un petit caillouplat, avec lequel on s'essuyait l'orifice, avant dele lancer le plus loin possible en se levant.

La cuisine était, elle aussi, hors de la mais-on, alors qu'à la rue Patrocinio, Gebrayel avaitfait installer, tout près de la somptueuse salle àmanger, une vaste cuisine avec des placards, ungrand évier et un plan de travail.

Mais le plus émouvant en « notre » résid-ence cubaine n'est pas ce qui rompt avec les ori-gines, mais ce qui les rappelle. La salle andal-ouse, d'abord; et, sur le toit, l'immense terrassedallée. Le nom du village d'origine de la famille,Machrah, signifie probablement, comme j'ai déjàeu l'occasion de le dire, « lieu ouvert », pour lasimple raison que lorsqu'on s'y trouve, on a unevue enveloppante sur les hautes montagnes, surles villages alentour et, à droite, sur la mer; loin-taine, certes, mais qui fait partie intégrante denotre paysage, vu que nous sommes logés à mille

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deux cents mètres d'altitude et que rien ne vients'interposer entre elle et nous. C'est sans doutepour cela, d'ailleurs, que la tentation du voyagen'est jamais absente de nos pensées.

Au sommet de la colline de la Vipère, trônant surle toit de sa maison, les mains appuyées sur labalustrade en pierre, Gebrayel pouvait retrouverles mêmes sensations. Luxueusement carrelée, saterrasse était sans doute son salon principal; mongrand-oncle devait s'y installer à son retour dutravail, entouré de sa famille, de ses amis, jusquetard dans la soirée. Au loin, il pouvait contemplerla silhouette de La Havane, et, au bout del'horizon, son regard pouvait atteindre la mer.Non plus celle par laquelle il partirait un jour,mais celle par laquelle il était arrivé. Il devait sa-vourer sur cette terrasse chaque instant de vie,chaque instant de triomphe sur le destin ; hélas,ces instants lui furent comptés avec parcimonie.

Je parviens à imaginer les postures de Geb-rayel mieux que celles d'Alice, dont les

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sentiments étaient assurément plus mitigés; ellene devait pas avoir à la bouche le même goût devictoire, mais plutôt de l'appréhension devant tantde richesse trop vite acquise, et trop orgueilleuse-ment dépensée. Dans les lettres qui ont été con-servées, son mari ne la mentionne que briève-ment, « Alice te salue », « Alice te remercie pourle cadeau... », «Alice te prie de demander à notreami Baddour de lui envoyer un livre de chantsliturgiques qui contienne les notes de musique ».Et puis il y a encore et encore cette photo prise aucours de la cérémonie maçonnique, où on la voitceinte d'une couronne, et à la main un sceptre. Jel'ai regardée de près, de très près; rien dans le vis-age de ma grand-tante ne reflète le triomphequ'elle connaît en cet instant-là. Elle paraît in-quiète, et peut-être même effrayée. Non qu'ellepressente le cataclysme imminent, mais tout,dans son éducation, lui prêche la méfiance àl'égard du succès et de la richesse, tout lui instilledans le cœur et dans le regard une sourde terreur.

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D'après les souvenirs des anciens de la famille,Alice serait restée prostrée chez elle pendant desmois après la mort de Gebrayel; assommée,déboussolée, amère, et un tantinet paranoïaque.Contrairement à son frère Alfred, elle sembleavoir toujours considéré que son mari avait étévictime d'un complot meurtrier.

Ayant lu ce matin le récit du Diario de laMarina, et connaissant à présent la maison de larue Patrocinio, je me représente bienl'atmosphère au jour des funérailles. La veuveécroulée dans un fauteuil, de noir vêtue, aveugléepar les larmes, entourée de femmes qui lui mur-muraient des paroles apaisantes qu'ellen'entendait même pas ; les enfants, âgés de septans, de quatre ans et le plus jeune d'un an à peine,retenus dans quelque pièce à l'étage par des amisou des domestiques, les deux grands qui pleur-aient, le plus jeune qui gazouillait et parfois ap-pelait son père, suscitant dans l'assistance desbouffées de pleurs et de lamentations.

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J'éprouve de la gratitude envers Matteo qui,avec son lourd trousseau de clés, m'a ouvert lesportes l'une après l'autre pour me laisser flâner etrêvasser. Le passé pour moi aujourd'hui n'est plusaussi lointain, il s'est habillé de lumièresprésentes, de brouhaha contemporain, et de mursattentifs. Je rôde, j'apprivoise, je m'oublie, jem'imagine, je m'approprie. Je traîne de pièce enpièce mon obsession d'égaré : ici, jadis, lesmiens...

Ruptures

Mardi

Je me suis promis de ne rien découvrir cematin. Trop d'images viennent se déposer lesunes sur les autres, trop d'émotions s'enchaînent,j'ai besoin de laisser décanter. Et de savoir où j'ensuis de mon pèlerinage. Des sentiments contra-dictoires m'agitent; celui d'avoir déjà mission

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accomplie et celui d'avoir à peine effleuré la peaudes choses passées. Je m'enferme donc dans machambre pour la journée afin de me retremperdans les papiers que j'ai apportés avec moi. Ilsétaient censés guider mes pas, mais je me suislaissé guider plutôt par le quotidien des miracles -de cela je ne me plaindrai pas ! Ils étaient égale-ment censés me rappeler comment les événe-ments survenus jadis sur l'île avaient affecté ceuxqui étaient restés au pays. Je n'ai apporté ici avecmoi qu'une fraction infime des documents famili-aux, pour l'essentiel ceux où l'on voit apparaîtreles visages de nos émigrés cubains, ou leursnoms. Je les ai tous alignés sur mon lit pour lesembrasser d'un même regard.

C'est seulement en février 1919, sept moiset demi après la mort de Gebrayel, que l'on versaau village les premières larmes pour lui. Il y eutune messe célébrée par

Theodoros - mais je n'ai pu savoir s'il évoquadans son élégie cette prémonition qu'il avait eue,

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le mince filet d'encre rouge qui avait couru surson journal, et sa montre qui s'était mystérieuse-ment arrêtée. Ensuite, bien entendu, « on ouvritles maisons », selon l'expression consacrée, pourque les gens du village et des environs viennentprésenter leurs condoléances.

Quant à Botros, sa réaction au drame fut,comme souvent, de composer un poème. Il chois-it de s'adresser, pour l'occasion, au courrier quiavait apporté la nouvelle de la disparition de sonfrère. N'avait-il pas écrit lui-même à Gebrayel etAlice en novembre 1918 pour se réjouir del'armistice et leur annoncer que notre famille,même si elle avait énormément enduré pendant laGrande Guerre, en était finalement sortie in-demne, sans aucune mort à déplorer parmi lesproches ? Il avait déjà évoqué cette lettre avecune ironie triste lorsqu'il avait dû la faire suivre,quelques jours plus tard, du faire-part annonçantle décès de Khalil. Cette fois, la circonstance étaitplus cruelle encore puisque mon grand-pèrevenait de découvrir qu'au moment où il écrivait

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ces paroles rassurantes à son frère, celui-ci avaitdéjà péri.

Courrier d'Orient, lorsque tu porteras notremessage de paix à ceux que nous aimons,

Ne leur dis pas que nous avons souffert en leurabsence, car pour eux l'absence a été synonymede mort.

Courrier d'Orient, comment as-tu pu leur direque nous vivions ces dernières années commedans une tombe?

Ce sont eux qui ont dû s'établir dans leurtombe, alors que nous, nous étions comme desrois en leurs palais.

Comparaison cruelle, involontairement sansdoute. Dire de Gebrayel : nos modestes maisonsde village sont des palais quand on les compare àsa tombe - n'est-ce pas une curieuse manièred'évoquer le frère disparu? Ce n'est pas

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exactement ce qui est dit, mais on ne peutqu'entendre, entre les lignes, l'écho d'un persi-flage, ou tout au moins d'une vieille querelle:fallait-il émigrer, ou bien rester? A contempler lasomptueuse maison de la rue Patrocinio, on se ditque Gebrayel avait eu raison de partir; mais dèsqu'on songe à la chaussée glissante de San Fran-cisco de Paula et au misérable précipice où lavoiture est allée s'abîmer, on se dit qu'il aurait étémieux inspiré de ne pas quitter le village.

J'ai parlé de cruauté, et de persiflage. C'estd'abord le destin qui se révèle cruel, et qui per-sifle : faire en sorte que le frère resté au pays sur-vive à la famine, à la guerre, et à l'écroulement del'Empire ottoman, tandis que le frère émigré versune île épargnée par la conflagration mondialesuccombe, au volant de son coûteux bolide, vic-time de sa prospérité! Botros ne fait que constaterl'incongruité de la chose; et s'il se félicite encored'avoir pu survivre, il pressent déjà que la mortde son frère sera, pour lui, la disparition d'un ho-rizon, l'anéantissement d'un espoir.

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Le destin qui, tant de fois, s'est acharné surmoi, n'avait, avant ce jour, jamais réussi àm'abattre!

Puis il termine son poème sur ces invoca-tions rituelles :

Que Dieu accorde la consolation à ceux queGebrayel a quittés!

Que Dieu accorde la fraîcheur à la tombe oùGebrayel demeure!

Passé le temps du deuil, il semble que la fa-mille ait commencé très vite à s'alarmer. Desnouvelles en provenance de Cuba laissaient en-tendre que la fortune amassée par Gebrayel étaitmenacée d'anéantissement. Des proches parentsse trouvant aux avant-postes, c'est-à-dire auxÉtats-Unis, à Porto Rico et en République domin-icaine ainsi qu'à La Havane même, com-mençaient à envoyer des messages, certains al-lusifs, d'autres très explicites, où il était question

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de dettes, d'hypothèques, de propriétés qu'il allaitfalloir vendre... De loin, on ne comprenait pas bi-en le pourquoi des choses, mais on se faisait dusouci. Pour une fois qu'un des nôtres avait suprospérer, il eût été malheureux, n'est-ce pas, delaisser tout cela se perdre. Certaines lettres accus-aient nommément Alfred de dilapider l'héritagede Gebrayel, et critiquaient même Alice.

Un conseil de famille fut donc tenu, aucours duquel plusieurs personnes prièrent Botrosd'aller reprendre les choses en main, vu qu'il con-naissait déjà Cuba et les entreprises de Gebrayel;de plus, ses liens familiaux étroits avec les deux «accusés », frère et sœur de sa propre épouse,devaient lui faciliter la tâche. Mais mon grand-père refusa net. Il n'était pas question pour luid'abandonner l'école qu'il avait fondée, ni sonfoyer - il venait d'avoir son quatrième enfant.

Quelqu'un proposa alors que l'émissaire dela famille soit Theodoros ; peut-être avait-on euvent des articles consacrés par la presse cubaine à

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la mort de Gebrayel, où il était dit pompeusementque le frère du défunt était un haut dignitaire del'Église. Si le prélat en personne débarquait surl'île, nul doute que les portes s'ouvriraient devantlui, et qu'il pourrait rétablir la situation en faveurdes nôtres.

Ce n'était pas la plus sage des décisions.Alice et Alfred étaient tous les deux farouche-ment protestants, et il était quelque peu has-ardeux de dépêcher auprès d'eux un prêtre cath-olique à la barbe épaisse pour leur dire : « Écartez-vous, c'est moi qui vais m'occuper de tout ! »

Leur réaction fut effectivement méfiante, etmême hostile, comme le confirme une longue etétrange lettre que j'ai trouvée dans les archivesfamiliales, et dont j'ai apporté avec moi dans cevoyage une photocopie. Elle est datée de LaHavane, le 23 décembre 1920, et porte la signa-ture de Theodoros. Je ne sais si elle rend comptedes faits avec exactitude et impartialité, mais elle

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a le mérite de ne pas se cantonner dans les sous-entendus.

A mon frire bien-aimé Botros, que Dieu lepréserve,

Après les salutations fraternelles et les vœuxque je formule pour toi et pour les tiens, jet'informe que plusieurs courriers ont précédécelui-ci, postés à Alexandrie, à Marseille, puis àLa Havane, pour te dire que j'étais bien arrivé.Ils ne s'adressaient pas à toi seulement mais àtous mes frères. Ce courrier, en revanche, nes'adresse qu'à toi, j'aimerais que personned'autre ne le lise.

J'avais dit dans les lettres précédentes qu'àmon arrivée au port, la veuve de notre regrettéGebrayel, son frère Alfred, ainsi que notre jeuneneveu Taufic, étaient montés sur le bateau pourme souhaiter la bienvenue et pour m'inviter àrésider chez eux -j'ai déjà signalé précédemmentqu'ils habitaient à présent tous ensemble.

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Deux jours plus tard, Alfred est venu me parlertrès ouvertement, pour me reprocher d'avoir faitce voyage. Il m'a dit : « Lorsque j'ai appris quetu songeais à venir nous voir, je n'ai pas voulut'écrire directement pour t'en dissuader, alors,par politesse, j'ai préféré écrire à diversmembres de la famille pour les prier de te fairechanger d'avis si jamais ton intention se confir-mait; apparemment, ils ne l'ont pas fait. Sachequ'en venant ici, tu nous as causé un grand tort.» Et il s'est mis à parler avec énervement. J'ai ré-pondu calmement, je lui ai expliqué que j'avaiseffectué ce voyage dans les Amériques en raisond'une mission spirituelle que m'a confiée mahiérarchie, et que j'avais fait un détour par cetteîle juste pour les saluer, pour m'assurer qu'ils seportaient bien, et pour leur présenter mes con-doléances au nom de la famille. Je lui ai dit celaparce qu'il venait de me dire que pas un parminous n 'avait songé à écrire une lettre de con-doléances à la veuve du disparu, et qu 'elle et luiétaient très fâchés de cela, et qu'ils envisageaient

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de rompre leurs relations avec la famille; il m'amême dit qu'ils les avaient déjà rompues...

Après cela, j'ai rencontré la veuve de monfrère en tête-à-tête, et je lui ai expliqué la raisonde ma visite, en lui disant que la famille entièrepensait constamment à elle, que tout le mondel'aimait et la respectait, et qu 'on m'avait déléguépour venir jusqu'à Cuba afin de lui rendre visiteet de m'assurer que tout allait bien pour elle, etc.Mais ses propos furent identiques à ceux de sonfrère; et elle a même ajouté qu'avant mon ar-rivée, elle était en train de parler avec une cer-taine personne afin de se remarier, et que si lachose se faisait, ma présence ici n'aurait plusaucun sens. Puis elle a dit qu 'elle et son frère nepouvaient pas m'accueillir indéfiniment chez eux,vu qu'ils étaient tous dans une seule maison. Dèsque j'ai entendu cela, j'ai pris mes affaires et jesuis venu m'installer dans cet hôtel d'où je t'écris.

Ainsi, le vénérable Theodoros avait été misà la porte, quasiment. Sa lettre a d'ailleurs été

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écrite sur du papier à entête de l'hôtel Florida, 28rue Obispo, La Havane. Quand on connaît les di-mensions de la maison de la rue Patrocinio, on nepeut que sourire du prétexte invoqué par Alice. Sitant est que ses propos et ceux de son frère aientété rapportés fidèlement... Car l'on perçoit, entreles lignes, les échos d'une querelle déjà envenim-ée. Quand Alfred reproche à la famille de n'avoirpas écrit à sa sœur après la disparition de sonmari, le prêtre ne le dément pas. Or, lorsque cespropos sont tenus, Gebrayel est mort depuis deuxans et demi, et les proches en ont été informésdepuis près de deux ans. Que pendant tout cetemps, on n'eût pas jugé bon d'envoyer à sa veuveune lettre de condoléances est pour le moins in-congru et grossier.

Ces reproches, même s'ils semblaient s'adresser àla parente entière, n'en visaient qu'une partie :ceux des nôtres qui n'avaient jamais vu d'un bonœil ces alliances matrimoniales successives avecles protestants, et au premier chef Theodoros lui-même. Tant que son frère Gebrayel était en vie, il

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avait gardé avec lui des relations étroites ; mais ils'était toujours tenu à distance de la maison deKhalil - le fils d'un curé catholique qui se méta-morphose en prédicateur presbytérien, n'était-cepas à ses yeux un suppôt de Satan ?

Que Theodoros n'ait eu aucune affectionpour ces « hérétiques », et qu'eux-mêmes n'aienteu aucune sympathie pour ce « papiste » barbu etventru, c'est leur droit à chacun. Mais rien ne jus-tifie que le prêtre n'envoie pas ses condoléances àla veuve de son frère. Et, en tout état de cause,quelle maladresse d'avoir chargé un tel hommed'une mission de bons offices ! Si Botros nevoulait pas faire ce voyage, il aurait mieux valuque personne n'y aille !

Une fois installé à l'hôtel, poursuit Theodoros,j'ai reçu la visite de certains amis de notre re-gretté frère, j'en ai visité moi-même quelquesautres, et la plupart m'ont dit qu'ils étaient mé-contents des agissements d'Alfred mais qu'ils nepouvaient pas le lui dire ouvertement parce qu'il

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s'est éloigné d'eux tous. Les agissements dont ilsparlent sont ceux que nous connaissons, à savoirqu'Alice est la seule dépositaire de l'héritage dudéfunt et qu'elle a fait de son frère sonmandataire. Celui-ci la traite avec beaucoupd'égards, et se comporte avec ses enfants commes'ils étaient les siens propres, mais il agit ensous-main pour vendre tout ce qu 'il peut vendre,pour hypothéquer le reste, et avec l'argent qu 'ilen tire il achète des terrains ou d'autres chosesqu'il met à son propre nom, avec certaines subtil-ités juridiques qui lui permettront, dès qu'il levoudra, de se retrouver lui-même possesseur detout l'héritage. Et sa sœur ne s'en inquiète pas,elle lui fait confiance aveuglément, et ne veut pasécouter ceux qui la préviennent contre de telsagissements. Alfred, de son côté, s'emploie àl'éloigner de notre famille; chaque

geste que nous faisons dans leur direction estprésenté comme une menace. En fait, il essaie degarder son influence sur elle, jusqu 'à ce qu 'il aitaccompli son dessein. C'est ce que m'ont dit de

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nombreuses personnes ici, et tous les indices quej'ai pu rassembler m'ont démontré que c'étaitvrai, notamment le fait qu'il ait poussé sa sœur ettous les autres membres de la famille à se méfierde moi, à ne pas me parler, et à ne pas prêterl'oreille à ce que je leur disais.

Malgré cette hostilité manifeste, j'ai continué àparler avec douceur, en demandant à Alfred deme dire quelle était la part de chacun des hériti-ers, mais il a refusé, et il n 'a pas voulum'expliquer les décisions qu'il avait prises. Il neme semble pas possible de mettre fin à sesagissements autrement que par les voies légales,en intentant un procès, ce que je ne puis fairesans l'accord de la tutélaire légitime qui est laveuve de mon frère. J'essaie encore de l'amener àmes vues, pour qu’elle comprenne enfin la vérité;si j'y parviens, tant mieux, sinon, il faudra in-tenter un procès aux deux, pour démontrer qu 'ilssont associés contre les mineurs. Mais si l'on enarrive là, il faudra que ce soit toi, Botros, qui vi-enne, parce que tu pourras prendre en main les

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magasins, et y mettre de l'ordre. Tu es égalementle seul à pouvoir contacter l'ambassade améri-caine d'ici, sans besoin d'interprète, pour dé-montrer que les intérêts des mineurs sont men-acés, et pour leur préserver ce qui reste de la for-tune paternelle - ce que ne pourrait évidemmentpas faire un homme de religion comme moi...

Cette dernière observation donne à penserque Gebrayel était un citoyen des États-Unis,dont il avait sans doute acquis la nationalité danssa jeunesse, lors de son séjour à New York; ceque confirme le fait que des représentants de lacolonie nord-américaine de l'île assistaient à sesfunérailles.

Theodoros nomme ensuite une certaine personned'origine libanaise qui pourrait aider Botros s'ilacceptait de venir à La Havane et d'y engager uneprocédure ; il évoque également un « moratoire »visant à « empêcher Alfred de causer d'autresdégâts ». Puis il laisse libre cours à sonamertume.

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Si la veuve de mon frère continue à ne pasm'écouter, je quitterai bientôt Cuba profondé-ment affecté par les réminiscences anciennes etrécentes, et je m'efforcerai de ne plus penser àtout cela. Le proverbe populaire ne dit-il pas : «Si toute la maison est perdue, à quoi bon selamenter pour les chaises? » Je préfère me direque mon frère Gebrayel est mort comme unémigré pauvre. Je préfère me dire que j'ai été en-voyé dans cette île comme d'autres étaient exiléspar l'État ottoman vers les immensités désertesde l'Anatolie... Il me semble que je ne pourrai paste dire à quel point je suis peiné par ce que j'aivu ici. Ah, tu aurais dû me conseiller de ne pasentreprendre ce voyage!

En dépit de cela, je vous adresse à tous messalutations chaleureuses et j'espère vous revoirbientôt en excellente santé. Je prie le Ciel devous préserver.

Après la signature, Theodoros ajoute en basde page :

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La dernière fois que nous nous étions vus,j'avais cru comprendre qu 'il n 'étaitpas excluque tu viennes ici. Si la chose est encore envis-ageable, fais vite avant que tout soit perdu, car situ venais et que tu intentais un procès, tu pour-rais encore sauver le peu qui reste de la part desenfants, et tu pourrais assurer à toute la familleun meilleur avenir, vu que la renommée de notreregretté Gebrayel est très grande ici. En re-vanche, s'il est exclu que tu viennes, alors ilvaudrait mieux ne plus penser à tout cela et laiss-er les choses suivre leur cours.

Botros n'ira pas à La Havane. Traverser la moitiédu globe pour aller intenter un procès au frère età la sœur de sa propre femme, non merci ! Ilpréféra lui aussi faire comme si Gebrayel était «mort comme un émigré pauvre ». Mais peut-êtrefaut-il trouver dans la lettre du prêtre, et dans lesdébats familiaux de l'époque, une source supplé-mentaire de la légende selon laquelle mon grand-père serait parti pour Cuba en vue d'effectuer uneaction auprès des tribunaux, et pour « sauver son

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frère » ; les légendes, comme les songes, butinentdans la mémoire pour se bricoler un semblant decohérence...

Lorsque Theodoros revint au pays, qu'il ap-prit aux siens que leur fortune cubaine était per-due, et qu'il désigna nommément le coupable, il yeut de la colère, de la rage même, mais qui cédaassez vite la place à une résignation teintéed'amertume. De toute manière, ce rêve était tropbeau, il ne pouvait se prolonger indéfiniment, ilfallait bien s'en réveiller un jour ou l'autre.

Ce qui ne veut pas dire que l'on pardonna àAlfred. Du jour au lendemain, il fut banni. Bannides mémoires, pour toujours. Sans invectives,sans insultes, ni aucune campagne de dénigre-ment. L'oubli, juste l'oubli. Dans le courrier fa-milial, son nom disparaît à partir de 1921. On nedemande plus de ses nouvelles, on ne le men-tionne plus. Il cesse tout simplement d'exister.

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Cuba aussi s'estompe. Son souvenir estdouloureux, on l'efface. Avec ceux des nôtres quiy sont demeurés, le contact est rompu. Treize ansplus tard, il y aura des retrouvailles, mais ellesseront tragiques - j'en reparlerai.

Le soir

Marfa de los Angeles m'a appelé de chezelle. En généalogiste consciencieuse, elle estallée fouiller aujourd'hui dans les archives del'état civil, pour retrouver tous les enfants nés àCuba et qui portent le même patronyme que moidans ses diverses orthographes. Jusqu'ici, elle ena recensé six; il y a aussi quelques mariages, dontelle n'a pas eu le temps de s'occuper.

Elle m'a égrené les prénoms des enfants,trois ou quatre pour chacun, en épelant ceux quilui semblaient barbares : Nesbit Victor Abraham,Taufic Gabriel Martfn Theodoro, Nelie SusanaMargarit, William Jefferson Gabriel, Carlos Al-berto Antonio, Henry Franklin Benjamin...

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— Pas d'Arnaldo ?

— Non, hélas, aucun Arnaldo. Pourtant j'aibien cherché. Mais il y a d'autres registres, jechercherai encore...

Ma voix a dû trahir une légère déception,car Maria m'a demandé aussitôt si j'aimeraisavoir « malgré tout », pour chacun, « la certifica-tion de nacimiento » ? Oui, bien sûr! Tous? Oui,tous! Et les « matrimonios » également, sipossible...

A quoi pourraient me servir tous ces certi-ficats ? D'abord à garder une trace écrite desnoms et des dates. Mais aussi, dans l'immédiat, àne surtout pas donner à mon informatrice le senti-ment que mon enthousiasme est moins vif que lesien. Tout ce qu'elle parviendra à obtenir pourmoi sera le bienvenu.

Une autre personne qu'il ne faudrait pas dé-courager, c'est Dolorès. Puisqu'elle a proposé de

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m'accompagner chez l'historien de la ville, ilserait inélégant de ne pas repasser la voir. Je leferai demain, demain matin, sans faute. Montemps sur l'île se fait court.

Mercredi

Retour donc, ce matin, au centre de LaHavane, où je contemple à nouveau les im-meubles d'angle situés à l'intersection de « Monte» avec « Cardenas », où je prends quelques pho-tos de repérage, avant d'aller frapper à la porte deDolorès. Elle avait mis sa plus belle robe, commesi elle m'attendait. Aussitôt, nous partons en-semble, comme en délégation, pour la plaza deArmas, où se trouve le musée de la ville et où setrouve aussi, à l'arrière du même somptueux bâti-

ment colonial, le bureau de l'énigmatique histori-ador de la ciudad, dont le beau titre s'étale surtous les chantiers de rénovation. Le personnage,hélas, est absent. Sa secrétaire, après avoir écouténos explications, nous conseille d'aller voir au

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service photographique s'il n'y a pas quelquevieux cliché représentant la demeure construitejadis par le gouvernement pour le général Max-imo Gômez.

Je m'installe donc avec Dolorès dans unepetite salle à l'air conditionné, je dirais même ré-frigéré - on nous explique que c'est nécessaire àla conservation des archives. Et je me plongedans les vieux albums à en oublier l'heure; unedélectation, même si la récolte s'avère maigre :deux photos seulement, panoramiques prises en1928, et qui embrassent tout le quartier où setrouvaient les magasins La Verdad. N'étant pasparvenu à repérer « notre » immeuble sur-le-champ, je demande des copies scannées surdisque pour pouvoir les scruter patiemment chezmoi dans les semaines qui suivront mon retour.La responsable me prévient, horrifiée, que ce sera« très coûteux »... J'ai un peu honte de lui direque ce mot n'a pas la même signification auxnormes d'ici et aux normes européennes. Je luiexplique seulement que ce cliché a pour moi une

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immense valeur sentimentale, et qu'il serait im-pensable que je reparte de Cuba sans avoir poséle regard sur la prestigieuse demeure acquisejadis par mon abuelo - ce qui est la vérité.

Quand nous quittons l'endroit, Dolorès sug-gère que nous allions faire un tour du côté desarchives foncières. Pour savoir ce qu'est devenutel immeuble de La Havane, en quelle année il futconstruit et par qui, en quelle année il fut venduet à qui, il n'y a, me dit-elle, aucune autre source.Pourquoi pas? Allons-y!

A première vue, l'endroit semble prometteur: une immense salle où s'activent des dizaines defonctionnaires, avec, à l'arrière, une vaste courrectangulaire arborée comme celle d'un couvent -renseignement pris, le bâtiment est effectivementun ancien monastère. Dolorès présente au bureaucrate une carte plastifiée qui lui vaut des saluta-tions respectueuses, puis elle demande avecautorité où nous pourrions consulter les archives.

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A l'étage, dit l'homme, par ce grand escalier, là-bas, tout au fond.

Nous nous dirigeons donc, docilement, versle grand escalier, là-bas, tout au fond. Nous mon-tons jusqu'à l'étage, et cherchons des yeux un re-sponsable, ou tout au moins un interlocuteur. Per-sonne. L'endroit est désert. Pas comme si lesfonctionnaires s'étaient absentés pour déjeuner,ou pour une réunion. Non, désert, déserté, aban-donné, évacué... Trois pièces aux portes ouvertesqui ne sont meublées ni de tables ni de chaises nid'appareils téléphoniques ni d'aucune machine.Des murs, c'est tout, et qui ont oublié depuis desâges la couleur des peintures. Puis une très vastesalle, tout aussi vide, où l'on peut seulement con-templer, au pied d'un mur, un monceau dedossiers brunâtres et poussiéreux, empilés en cal-vaire comme pour un autodafé, et sur un autremur des étagères où sont amoncelés d'autresdossiers encore, attachés avec des ficellesnoirâtres, usées. Ci-gisent les archives foncières.

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Je regarde Dolorès et souris ; elle sourit aus-si, mais avec une infinie tristesse. Je la sensblessée, sa fierté nationale bafouée. Elle sort de lasalle à la recherche de quelqu'un à sermonner,puis elle rentre aussitôt, n'ayant rencontré per-sonne, sa colère intacte sous son sourire defaçade.

Pour la consoler, je décide de faire commesi ce fouillis était une source précieuse.J'entreprends de prélever, par terre et sur lesétagères, en surface comme dans les couchesventrales, des dossiers présentant divers degrésde brunissement, afin d'en vérifier la date. Je par-viens ainsi à établir que les plus anciens remon-tent au début des années 1950, les plus récents aumilieu des années 1980. Rien qui puisse concern-er Gebrayel, ou La Verdad.

Tant mieux, à vrai dire. Si j'étais tombé surun seul dossier datant de 1912 ou de 1918, je meserais senti obligé de me plonger tête et bras dansce piège à poussière. Mon sondage infructueux

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me dédouanait, et sauvait l'honneur de mon ac-compagnatrice. Nous pouvions repartir.

Au moment de quitter la salle, je me retournepour poser un dernier regard : finalement, cespiles burinées sont émouvantes comme des ruinesantiques ; un photographe de talent aurait su lesimmortaliser. Je crois même que je serais déçu si,à ma prochaine visite, je trouvais ces dossiersbêtement enfermés dans des placards propres.

Dolorès, quant à elle, ne prend pas la chosed'un cœur aussi léger. En sortant du vieux « mon-astère », elle ne peut s'empêcher de lancerquelques phrases assassines à l'endroit du fonc-tionnaire qui lui avait indiqué l'escalier, là-bas,tout au fond... L'homme ne comprend pas safureur : les archives n'étaient-elles pas à l'étage?Je le rassure tant bien que mal en mon castillanapproximatif - si, si, les archives étaient bien àl'étage, aucun problème, il ne doit pas s'en faire !

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Puis je presse le pas pour aller rejoindre Do-lorès. Qui déambule déjà, droit devant elle, aubeau milieu de la chaussée, barrant la route à unautomobiliste éberlué. Elle a le cou raide, et elleboitille légèrement, ce qui — la colère aidant —donne à sa démarche une majesté.

Soudain, elle s'immobilise.

— Et si nous allions voir Teresita?

Pourquoi pas? Mais qui est Teresita?

— C'est mon amie, venez !

Je la suis. Au bout d'une dizaine de minutes,nous parvenons au pied d'un immeuble d'angledont la partie haute est ancienne, et les deuxétages du bas modernisés. Encore une adminis-tration, de toute évidence, avec des gens qui at-tendent devant les guichets, quelques fonction-naires qui travaillent, et d'autres qui font semb-lant. Dolorès demande à voir Teresita. Qui

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émerge après quelques minutes d'un ascenseurvert pomme; menue, cigarette au bec, et auxpieds des tongues. Palabres, palabres. Conciliab-ule animé dont je suis tenu à distance. Maisquand Teresita reprend 1 ascenseur, Dolorès vi-ent m'informer des décisions prises :

— C'est Olguita qu'il faut aller voir!

Qui est Olguita?

— Une amie. Venez!

De ce pèlerinage havanais, bien des chosess'effaceront de ma mémoire avec le temps, maispas le royaume d'Olguita. C'est un rez-de-chaussée à moitié enterré au bas d'un vieil im-meuble d'habitation, on y descend par quelquesmarches, on y entre par une banale porte métal-lique, et là, si l'on est n'importe quelle personneau monde à l'exception d'Olguita, on retient sarespiration, on ne bouge plus. Dans la pénombre,à perte de vue, un labyrinthe d'archives, et le

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crissement d'une eau invisible et omniprésentecomme au fond d'une grotte. Ce qu'il y a aupremier étage de l'ancien monastère, ce n'est rien,en comparaison. C'est ici qu'est la mémoire de laville, quartier par quartier, rue par rue, immeublepar immeuble. Pour l'œil du visiteur, une foisqu'il s'est accommodé à la nuit de l'endroit, ce nesont que des murs de dossiers indistincts et si im-briqués qu'il suffirait d'en retirer un seul pour quetout s'effondre et que l'on soit enseveli sousl'éboulement. Seule Olguita navigue à son aisedans cette mémoire opaque.

— Quelles rues, déjà? Ah oui, Monte etCardenas... Et quels numéros, disiez-vous ?

Elle s'en va droit devant elle, sans une hésit-ation, puis revient avec des dossiers plein les brasqu'elle déverse sur une table métallique dans lecoin le plus éclairé, sous la lucarne. Je m'yplonge avec effroi. Des permis de construire, dedémolir, des conflits entre propriétaires, des suc-cessions, des actes notariés, des procès-verbaux

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— ai-je vraiment besoin de passer par cela? Detemps à autre, mes yeux s'échappent vers le sol,où gisent des dizaines de blattes mortes, ou versle mur, en face de moi, où est collé, jaune, unpapillon en plastique qui porte ce slogan : Viva eldta del Constructor, « Vive la journée duBâtisseur ».

Encore des documents certifiés, agrafés,timbrés... Mais nulle part la satisfaction simple devoir écrit le nom de Gabriel, ou celui de La Ver-dad. La lassitude me gagne, je jetterais bienl'éponge. Sauf que les regards de Dolorès etd'Olguita sont braqués sur moi, qui attendent dema bouche un « Eurêka ». Je n'ai pas envie de lesdécevoir, ni de les froisser.

Ce que j'ai fini par découvrir en cette cav-erne administrative au bout d'une heure et demiede fouille assidue n'est consigné noir sur blancdans aucun dossier, dans aucun document ; je n'ysuis parvenu qu'après divers recoupements, maisc'est la terne vérité : l'immeuble qui avait été

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construit par le gouvernement pour être la résid-ence du général Màximo Gômez, qui avait étéacheté par Gebrayel en 1912 puis transformé engrands magasins, fut froidement démoli en 1940pour que s'élève à sa place, juste un peu en retraitpar rapport à la rue, un vulgaire immeubled'habitation. La Verdad, « notre » Verdad,n'existe plus.

Au moment où nous nous apprêtions à quit-ter le local des archives, il y eut une scène cocas-se : Olguita, qui avait soigneusement fermé àdouble tour la porte métallique, ne parvenait plusà l'ouvrir. Après la quatrième tentative in-fructueuse, lorsque la clé faillit se casser, et quel'hôtesse baissa les bras, il y eut, entre Dolorès etmoi, un échange de regards mi-amusés, mi-in-quiets; on était déjà au crépuscule, et la perspect-ive de passer la nuit dans cette cave humide etobscure, sans téléphone, sans aucun contact avecl'extérieur, dans ce repaire à blattes, très prob-ablement infesté de rats même si aucun n'avaitmontré le bout de son museau, n'enchantait

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personne. Alors Olguita monta sur une table pourglisser la tête par la lucarne, en espérant qu'unvoisin passerait dans les parages. Dès qu'elle en-tendit des pas dans l'escalier de l'immeuble, elleappela. Un gamin s'approcha, et se pencha vers lalucarne pour se faire expliquer ce qu'on espéraitde lui : de l'extérieur, la porte s'ouvrirait sansproblème. Notre hôtesse lui confia tout letrousseau. Le sauveteur improvisé était hilare, etnous craignîmes un moment de ne plus le revoir,soit qu'il voulût nous faire une mauvaise farce,soit que la possession de ce trousseau eût stimuléchez lui quelques avidités. Mais au bout d'unepoignée de secondes qui nous semblèrent inter-minables, nous entendîmes le déclic de la serrure,et ce fut l'air libre.

Après avoir raccompagné Dolorès chez elle,à travers le dédale mal éclairé de La Havane Vie-ille, où des jeunes par centaines sont assis à bav-arder en bandes sur le seuil des maisons, je tra-verse la rue nommée Obispo, et me retrouvesoudain devant l'hôtel Florida, celui-là même où

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s'était installé Theodoros lorsqu'il avait été mis àla porte par Alfred et Alice en 1920. En voyantson enseigne illuminée, je me rappelle avoir ludans un guide que ce palace mythique du Cubad'autrefois avait rouvert ses portes tout récem-ment après quarante années de fermeture.

Tel qu'il a été restauré, et sans doute tel qu'ilétait du temps où mon grand-oncle y était des-cendu, l'hôtel a des allures résolument méditer-ranéennes ; le vestibule verdoyant n'est qu'unpatio à toit couvert, les arcs superposés gardent lesouvenir de Cordoue, et à l'étage les portes deschambres, surmontées d'une demi-lune de vitrauxteintés, sont identiques à celles de notre maisonau village. Il a beau se trouver en Extrême-Occi-dent et s'appeler Florida, cet établissement a pourancêtre un caravansérail. Je ne suis pas étonnéque, pour Theodoros, il ait évoqué les immensitésde l'Anatolie.

Dans la soirée

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Assis à la terrasse de ma maison provisoire,à la main une coupe de rhum ambré, j'éprouve lebesoin de faire le point sur ce que j'ai déjà pu ac-complir au cours de mon voyage, et sur ce qu'ilfaudrait encore que je fasse dans le peu de tempsqui me reste - à peine quarante-huit heures.

Avant de venir à Cuba, j'avais consigné surun bristol jaune quadrillé une liste des lieux à vis-iter, des informations à rechercher ou à vérifier.Je la reprends, pour cocher, biffer, annoter.

« Egido 5 et 7 »...

C'est fait. J'ai même pris de nombreusesimages.

« La maison de Màximo Gômez »...

N'existe plus, hélas, mais j'ai désormaisdans mes bagages une photo ancienne où elledevrait apparaître.

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« Les journaux de l'époque »...

Ont été consultés; j'aurais sans doute pu ydénicher mille autres choses encore, des réclamespour les magasins La Verdad, par exemple, maisj'y ai déjà trouvé plus que je n'osais espérer : lesnouvelles du décès de mon grand-oncle, les faire-part, le reportage sur les funérailles, le lieu del'accident, et l'adresse de la maison familiale...

« Le cimetière Colon »...

C'est visité et revisité, bien sûr, mais j'y re-passerais bien une dernière fois avant de repren-dre l'avion, si j'en ai l'occasion...

« Le port et la quarantaine »...

Pour cette dernière, je sais à présent où ellese trouvait à l'époque, et comment on y allait, jene crois pas que je découvrirais autre chose si jela visitais - de toute manière, je n'en ai plus letemps; s'agissant du port, je suis allé flâner dans

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les parages, j'ai repéré les vieux bâtiments de ladouane et les quais anciens, j'ai effectué une tra-versée en bac jusqu'au faubourg de Régla, puis jesuis revenu par la même voie, dans l'espoir deretrouver les images qui s'étaient offertes auxyeux de mon grand-père lorsqu'il avait débarquéici en 1902; mais je me suis également plongédans de vieilles photos achetées chez lesbouquinistes de la plaza de Armas, qui montrentla cohue poussiéreuse du port à l'arrivée desémigrés.

«L'église presbytérienne où priait Alice »...

Je ne l'ai pas cherchée. Peu importe...

« Les francs-maçons »...

Ah oui, j'allais les oublier... Il faudrait peut-être que j'essaie de savoir s'ils ont gardé quelquetrace du « frère » Gebrayel et de la « reine »Alice.

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«La grande photo de la cérémonie del'Estrella de Oriente »...

Je m'étais promis de faire identifier par unhistorien d'ici les personnalités qui entouraientmon grand-oncle sur la dernière image que l'onpossède de lui... Je ne m'en suis pas occupé. Avrai dire, l'intérêt de la chose m'est apparu deplus en plus réduit. Les Cubains illustresd'autrefois sont pour nous des inconnus. QueGebrayel ait réussi à se faire une place au sein dela bourgeoisie havanaise de son temps, je le saisamplement par les journaux, et par l'apparence desa maison. Je n'ai pas besoin de preuves supplé-mentaires, je ne vais pas recenser une à une sesfréquentations mondaines...

Tout cela, tout ce que j'ai glané ici, demeurefragmentaire, je le sais. Mais il serait illusoire devouloir autre chose. Le passé est forcément frag-mentaire, forcément reconstitué, forcément réin-venté. On n'y récolte jamais que les véritésd'aujourd'hui. Si notre présent est le fils du passé,

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notre passé est le fils du présent. Et l'avenir serale moissonneur de nos bâtardises.

Jeudi

A Cuba, la franc-maçonnerie n'est pas dutout souterraine, elle possède même, sur l'avenuequi porte le nom du « frère » Salvador Allende,anciennement Carlos III, un immeuble imposant -j'ai compté onze étages, avec les emblèmes de laGrande Loge bien en évidence sur la façade. Cequi ne veut pas dire que tout y soit transparent.

J'y suis allé en compagnie de Rubén, unécrivain cubain qui m'a appelé ce matin de la partde Luis Domingo, en s'excusant de ne s'être pasmanifesté plus tôt. Il avait travaillé jadis àl'ambassade d'Espagne, et il s'est proposé dem'assister un peu dans mes recherches. Il con-naissait quelqu'un dans la place, un cousin de safemme, un certain Ambrosio...

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Ce dernier le reçut, pourtant, et me reçutsans aucun empressement. Il esquissa un sourireennuyé, et se leva pesamment de sa chaisecomme s'il s'extrayait d'une trappe... Ensuite, ilme serra la main d'une certaine manière, rituelle,qui ne m'est pas inconnue, et j'aurais pu lui laiss-er croire que j'étais l'un des leurs. Mais par égardpour la mémoire de Botros, de Gebrayel, d'Alice,et de tant d'autres de mes aïeux, je n'ai pas voulujouer à ce jeu, j'ai salué comme un profane, etmon interlocuteur s'est refermé comme unbénitier.

A sa décharge, je dois dire que l'hommen'avait visiblement aucune expérience des rela-tions publiques; occupant une fonction adminis-trative relativement subalterne, il devait redouterqu'un étranger comme moi soit venu lui soutirerdes informations qu'il n'était pas censé divulguer.Quand je lui annonçai que mon grand-oncle étaitfranc-maçon, il me demanda comment je lesavais; quand je lui expliquai que son magasinvendait des insignes maçonniques, il me rétorqua

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que cela ne prouvait rien. Je lui montrai alors laphoto de la cérémonie où Alice fut intronisée, endésignant du doigt les hauts personnages qui yfiguraient, les anciens chefs de l'État, et bien en-tendu Fernando Figueredo Socarràs, dignitaireemblématique de la Grande Loge. L'homme re-garda tout cela en hochant poliment la tête, maissans laisser percer le moindre intérêt pour ce queje racontais. S'il lui était désormais difficile demettre en doute le fait que mon abuelo fut un «frère », il affirma cependant qu'il ne pourrait rientrouver à son sujet si je ne lui disais pas à quelleloge il avait appartenu. Comment saurais-je lenom de sa loge ? Il y eut une discussion en es-pagnol entre les deux Cubains, à la suite delaquelle on me suggéra d'aller jeter un coup d'œilau musée maçonnique et à la bibliothèque, cinqétages plus bas.

Là, dès l'entrée, une surprise : le musée estdédié à la mémoire d'Aurelio Miranda, l'un desdouze amis intimes dont les noms figurent sur lefaire-part publié à la mort de Gebrayel, et dont la

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présence est signalée lors des funérailles. Sur-prise n'est peut-être pas le mot le plus adéquat,mais c'est une éclatante confirmation. D'après levieux gardien - cette fois, fort affable - qui nousfit visiter la salle, Miranda était le grand historiende la maçonnerie cubaine. Incidemment, un autreMiranda est connu pour avoir « initié » l'un desgrands libérateurs de l'Amérique latine, SimonBolivar.

Une partie de l'espace est consacrée à uneexposition permanente autour de cet autre liber-tador maçon que fut José Martf. Sur les photosanciennes, je cherche la tête de FernandoFigueredo - en vain. En un moment d'égarement,je me surprends même à chercher, dans une foulerassemblée autour de Martf, le visage du jeuneGebrayel ; mais ils n'ont pu apparaître sur lamême image, mon grand-oncle est arrivé à NewYork en décembre 1895, le dirigeant révolution-naire avait quitté la ville en février de la mêmeannée, il était mort au combat en août, Gebrayeln'avait pu rencontrer que sa légende, sa légende

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grandissante, et quelques-uns de ceux quil'avaient approché.

Ailleurs dans le musée, d'autres pagesd'histoire, d'autres héros, des lettres manuscrites,des livres ouverts, des rubans, des reliques... Enme penchant au-dessus d'une vitrine horizontale,je remarquai soudain deux médailles placées côteà côte, l'une appartenant à l'ordre fémininEstrella de Oriente, l'autre provenant d'une logenommée La Verdad. Fort de cette découverte, jecourus avec Rubén chez l'incrédule Ambrosiopour lui annoncer avec aplomb :

« A présent je sais comment s'appelait laloge de mon aïeul. »

Pour être honnête, je n'avais aucune certi-tude, je m'étais juste permis d'extrapoler :puisque Gebrayel avait appelé son entreprise LaVerdad, puisqu'il appartenait forcément à uneloge, et qu'il y avait à Cuba, de son temps, uneloge qui portait précisément ce nom, il n'était pas

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invraisemblable de faire le rapprochement... Sij'avais affaire à une personne compréhensive,j'aurais expliqué ce cheminement hasardeux;m'adressant à quelqu'un qui avait systématique-ment dénigré tout ce que j'avais tenté de lui expli-quer, je n'allais pas prêter le flanc. J'ai doncprétendu que je venais de retrouver le nom de laloge dans mes notes, et que je n'avais plus lemoindre doute à ce propos.

Mon aplomb eut l'effet désiré. L'homme semontra embarrassé. Il prononça à l'adresse deRubén une phrase en espagnol où j'entendis dis-tinctement « archivo » et « Estados Unidos ».Mon accompagnateur me traduisit en anglais : «Il paraît que les archives concernant cette logeont brûlé. » Sans m'arrêter à ce pieux mensongerévolutionnaire, je me dis qu'il était bien possibleque les archives maçonniques aient été emportéesen Floride par des « frères » émigrés ; après tout,la franc-maçonnerie cubaine devait compter bienplus de bourgeois que de prolétaires, nul douteque la plupart d'entre eux se soient exilés depuis

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de longues années ; je suppose qu'ils doiventavoir à Miami un immeuble plus haut que celui-ci, et des archives mieux fournies.

Avant de repartir bredouille, je décochai madernière flèche : je sortis de ma poche le texte dufaire-part publié à la mort de mon grand-oncle,en soulignant à l'encre rouge le nom d'AurelioMiranda. Mon interlocuteur prit le texte que je luitendais; il le lut, le relut; pour la première fois, ilne se montra pas indifférent à ce que je lui racon-tais. Il donna à Rubén le nom et le téléphone d'unhaut responsable qui serait là vendredi en fin dematinée, et qui pourrait nous ouvrir des portes.

Je n'attends pas grand-chose de ces archives.Mais il y a au moins, pour chaque membre, medit-on, un dossier de candidature, où se trouventdes informations sur son itinéraire, ses origines,ses convictions... Si je pouvais avoir accès audossier de Gebrayel, un voile serait levé, un deplus. Nous verrons bien...

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L'après-midi

Revenu à ma maison du Vedado avec plusde questions que de réponses, forcément déçu,encore sur ma faim, j'ai la surprise d'y trouverMarfa de los Angeles. Elle patiente depuis uneheure, me dit-elle. Elle m'a apporté les six certi-ficats de naissance qu'elle m'avait promis. « Troissont les enfants de Gabriel et Alicia, les troisautres pas... »

Je palpe ces documents avec tendresse, bienqu'il ne s'agisse que de copies datantd'aujourd'hui même et dues à l'écriture expéditived'un fonctionnaire de l'état civil. « Taufic GabrielMartin Theodoro Maluf Maluf. Né à La Havane,le 30 janvier 1911. De sexe masculin. Fils deGabriel Maluf Maluf, natif de «Monte Libano,Siria, Turquia», et d'Alicia Maluf Barody, nativedu même lieu. Grands-parents paternels: Antonioet Susana. Grands-parents maternels: Julidn etSofia. Inscription pratiquée en vertu de la déclar-ation du père, etc. »

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Que les prénoms de mes arrière-grands-par-ents Tannous, Soussène et Sofiya aient été his-panisés en Antonio, Susana et Sofia, c'est effect-ivement la traduction habituelle; mais pour quemon autre arrière-grand-père, Khalil, soit devenuJuliân, il avait fallu suivre des cheminements quim'échappent. Sans doute le son arabe « kh » est-ill'équivalent - et peut-être même l'ancêtre - de la «jota » castillane; la métamorphose n'en demeurepas moins étonnante...

« Taufic Gabriel Martin Theodoro » est mention-né à plusieurs reprises dans le courrier familial; ily a son faire-part de baptême, que j'ai déjà men-tionné, en citant le nom de l'illustre parrain; il y aégalement plusieurs photos de lui, à divers âges.Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à notre par-enté cubaine, c'était la personne que je rêvais leplus de rencontrer, puisqu'il était le seul des en-fants de Gebrayel à avoir un peu connu son père.Hélas, il ne m'a pas attendu, si j'ose m'exprimerainsi. Quand j'ai cherché à savoir ce qu'il étaitdevenu, j'ai appris qu'il venait tout juste de

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s'éteindre, aux États-Unis. Inutile d'encombrerencore mes pages avec des dates, qu'il me suffisede signaler ici que sa mort est survenue au mo-ment même où ma mère, en vacances d'été auLiban, venait de trouver pour moi, dans l'armoirede notre maison, les premières lettres deGebrayel.

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En songeant à ce que le cousin lointainaurait pu m'apprendre, comment ne pas ressentirla brûlure d'un remords? Mais c'est un remordsqui vient s'ajouter à tant d'autres, plus justifiésencore... Je ne m'y attarderai plus!

Pendant que je contemple pensivement cescertificats, Marfa m'observe. En silence, la minefière. Je la remercie une nouvelle fois, lui redis-ant toute la reconnaissance que j'éprouve enverselle depuis cet instant miraculeux où elle m'a lu àvoix haute le registre du cimetière à la page quiévoquait le destin des miens, avant de me con-duire vers la tombe de mon grand-oncle. Elle aun rire de gamine espiègle, puis elle chuchotethéâtralement à mon oreille, en me tutoyant pourla première fois :

— Je ne t'ai pas tout dit. Je ne me serais pasdéplacée jusqu'ici pour ces quelques papiers !

Pour quoi d'autre était-elle venue ?

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— Pour lui, me dit-elle en désignant dudoigt l'un des certificats de naissance.

J'attends. Elle ne dit plus rien. Je saisis lafeuille pour la parcourir du regard. « William Jef-ferson Gabriel... Né à La Havane... 1922... Desexe masculin... Fils d'Alfredo... et de Hada...Grands-parents paternels : Juliân et Sofia... »

Je savais déjà, par le courrier familial, que justeaprès la guerre, Hada était allée rejoindre sonmari à Cuba. Après six longues années d'attente,leur vie de couple pouvait donc commencer.L'épousée patiente fut convoyée outre-Atlantiquepar sa belle-mère Sofiya, qui voulait égalementdemeurer quelque temps auprès de sa fille en-deuillée, Alice. Mon arrière-grand-mère revint deLa Havane en 1920, un peu avant que Theodoross'y rende pour son infructueuse mission.

Je savais aussi qu'Alfred et Hada, enfinréunis, avaient eu un premier enfant, prénomméHenry Franklin Benjamin, né en 1921 - j'ai

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retrouvé le faire-part de naissance. Mais cet autrefils, William, je n'avais jamais encore lu ni en-tendu son nom. Soit dit en passant, il est signific-atif que, dans ce pays de langue espagnole, cesémigrés aient choisi d'appeler leurs fils Henry etWilliam, plutôt que Enrique et Guillermo ! Et endeuxièmes prénoms Franklin pour l'un, et Jeffer-son pour l'autre! D'autant que leurs ancêtres, mesancêtres, avaient généralement tendance às'appeler Khattar, Aziz, Assaad, Ghandour ouNassif...

Mais ma généalogiste, qui m'observe depuisun moment, ne sait évidemment rien de nos le-vantines incongruités. Ce qui l'a amenéejusqu'ici, en cette fin d'après-midi, ce qui remplitses yeux de rire et de fierté, c'est autre chose,c'est tout autre chose.

Elle pose à nouveau le doigt sur le certificatque j'ai en main.

— Il vit toujours ici !

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Parce qu'elle me voit figé, sans même unbattement de cils, elle reprend, plus lentement :

— William. Il vit toujours ici, à Playa.

Ma première pensée : Dieu merci, notre fa-mille n'a pas quitté Cuba! Je croyais cette pagetournée, elle ne l'est pas encore. La descendancede l'oncle répudié s'est maintenue sur le sol del'île ! Un fils est resté.

Pas un des nôtres ne connaît même sonprénom, ni ne soupçonne son existence.

— William Jefferson Gabriel..., je mur-mure, à voix audible.

Marfa pose la main sur mon épaule.

— J'arrive de chez lui. Il nous attend!

Sur le seuil de sa maison, William nous at-tend, en effet -depuis combien d'heures ? depuiscombien d'années ? Entouré de tous ceux qui

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constituent aujourd'hui sa propre famille, il scrutetoutes les voitures qui passent sur l'avenue Mar-rero, l'une des plus larges et des plus bruyantesdu faubourg de Playa. Il a quatre-vingts ans, etc'est la première fois de sa vie qu'il rencontre unmembre de sa fantomatique parenté. Bien qu'ilhésite à me l'avouer, il en éprouve de l'amertume.Il n'a jamais su pourquoi les proches les ont ainsiabandonnés, son père, sa mère, son frère et lui.Ses parents n'en parlaient jamais, et moi-même,en cette journée de retrouvailles, je n'ai pas tropenvie de m'étendre sur cette question épineuse.Oui, bien sûr, il sait que Gabriel, le mari de satante Alice, possédait les magasins La Verdad, etque son père, Alfred, y travaillait. Puis qu'il avaitfallu les vendre, après la mort de l'oncle.L'accident de voiture, oui, bien sûr, il en a en-tendu parler. Ses parents l'évoquaientquelquefois.

— Il paraît que Gabriel perdait la raison dèsqu'il entendait les rugissements de son moteur. Ilavait un chauffeur, mais c'était comme avoir un

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garçon d'écurie, pour laver la voiture, pour lafaire briller, pour la surveiller dans la journée etla rentrer au garage le soir. Seul le maîtreconduisait.

Et le plus vite qu'il pouvait. C'est ainsi qu'ils sontmorts tous les trois.

Les trois ?

— Lui, son chauffeur, et le petit garçon.

Quel petit garçon ?

— Gabriel avait des voisins qu'il traitaitcomme sa propre famille. Des gens modestes.Leur fils, qui avait sept ans, demandait toujours àpartir avec lui en voiture, et ce jour-là il l'avaitemmené contre l'avis de ses parents.

Je me tourne vers Maria, qui confirme : unenfant a été enterré le même jour au cimetièreColôn, mort, lui aussi, par écrasement; elle l'avait

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remarqué au moment de recopier les pages du re-gistre, et elle s'était étonnée d'une telle coïncid-ence, me dit-elle, mais elle avait hésité à faire lelien avec « notre » accident.

Comment se fait-il que ce drame n'ait étéévoqué nulle part, même dans les comptes rendusles plus détaillés de l'accident ou des funérailles?Je l'ignore... J'imagine que les parents de l'enfantdevaient être furieux contre Gebrayel et les siens,et qu'ils ne voulaient d'aucune manière s'associeraux mêmes condoléances. Mais les journaux?Pourquoi n'en parlent-ils pas? Pour ne pas en-tacher l'image du notable disparu? Je dois sansdoute me résigner à ne jamais le savoir...

Je montre ensuite à William diverses photosqui se trouvaient dans les archives familiales etque j'ai apportées à Cuba dans mes bagages.L'une d'elles le fait sursauter. Elle représente unjeune couple; l'épouse est grande et joufflue,l'époux plus petit et plus mince; ils sourient l'unet l'autre, mais si faiblement; elle a la tête

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appuyée doucement sur la sienne, en un geste detendresse maternelle.

— Mon père et ma mère ! En nouveauxmariés !

C'était bien cela. Enfin, pas tout à fait : laphoto, qui porte l'estampille d'un atelier havanais,date de 1920. Si c'était bien la photo « officielle »de leurs noces, ils n'en étaient pas moins mariésdepuis sept ans déjà!

— D'où vient-elle? me demande William.

Du tiroir de ma grand-mère, sa tante pater-nelle, autrefois la meilleure amie de sa mère, luidis-je en guettant sa réaction; elle s'appelait Naz-eera. A l'évidence, il n'a jamais entendu ceprénom, ou, s'il l'a entendu de la bouche de Hada,il ne l'a pas retenu. Je saisis l'occasion pour direqu'elle, au moins, ne les avait pas tout à faitoubliés, puisqu'elle a toujours conservé leursphotos. C'était pour moi une manière d'atténuer la

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faute de la famille, ce si long abandon, cette in-terminable bouderie.

De fait, il semble bien que ma grand-mèrefut la dernière personne à maintenir, pendant untemps, - mais un temps seulement — quelques li-ens avec notre branche cubaine. Les autresavaient tous rompu avec Alfred dès le début de1921, au retour du père Theodoros de sadésastreuse mission à La Havane; chez Nazeera,j'ai trouvé du courrier plus tardif. Dans un tiroirqu'elle ouvrait rarement, elle avait rangé quelqueslettres, quelques faire-part, et de nombreusesphotographies prises outre-Atlantique. Les plusintéressantes lui avaient été envoyées par sa sœurAlice, qui avait l'appréciable habitude de noter audos la date, la circonstance, et les personnes quel'on pouvait voir. Sur un tirage de février 1922,les enfants de Gebrayel sont en habit de carnaval,sur une terrasse dallée, peut-être celle de leurmaison de la rue Patrocinio; sur une autre, datantde 1923, on voit la veuve, encore tout habillée denoir, assise sur un fauteuil en rotin, en train

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d'allumer une lampe « tiffany » ; au mur, une im-age encadrée sur laquelle on peut distinguer, àl'aide d'une loupe, la famille entière, à savoirGebrayel,

Alice et leurs trois enfants; le plus jeune, âgé dequelques mois à peine, est assis sur les genoux deson père.

J'ai apporté avec moi certaines de ces pho-tos, ainsi que celle d'Alfred et de Hada en « nou-veaux mariés » — il n'est pas surprenant que lecousin retrouvé y ait réagi. Aux photos de la fa-mille de Gebrayel, en revanche, il n'a pas réagi,ou si peu. J'ai fait défiler devant lui les parents,les enfants, en lui lisant la légende au dos, chaquefois qu'il y en avait une. Les noms, oui, il en avaitentendu certains, mais les visages ne lui disaientrien.

Soudain, il sursaute et me prend une photodes mains.

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— Soyyo!

Il blêmit.

— Soyyo!

La photo représente deux jeunes enfants,l'un âgé de quelques mois, l'autre de deux ans etquelques. Le plus jeune a une tache noire bienvisible sur le bras droit. William me la montre surla photo, puis il relève sa manche de chemisepour me montrer la même tache.

— C'est moi !

Il a des larmes aux yeux, et moi aussi, ainsique tous ceux qui assistent à la scène - y comprisMarfa.

Nous nous sommes regardés, lui et moi, nousnous sommes tenus des deux mains, fermement,comme pour sceller la fin de notre séparation.Dans ses yeux je lisais cependant cette angoisse

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qui a grandi, puis vieilli avec lui: pourquoiavons-nous été abandonnés? S'il m'avait posé laquestion, je lui aurais dit ce que je savais déjà,aussi pénible que cela puisse être. Il ne l'a pas de-mandé, je n'ai rien dit. Je ne me voyais pas entrain de lui expliquer dès notre première ren-contre que la famille accusait son père d'avoirdilapidé la fortune acquise à Cuba. Et qu'unesanction était tombée, sans doute jamais claire-ment formulée, qui avait conduit à faire commesi Alfred, Hada et leurs enfants n'existaient pas,n'avaient jamais existé. J'avais honte de ce quiétait arrivé, mais comme tout était dans les im-pressions et les conjectures, je n'ai rien expliqué.J'ai surtout posé mes propres questions, pourcomprendre.

Son père, jusqu'à quand avait-il vécu?

Jusqu'à la fin des années 1940.

Et que faisait-il, après la fermeture de LaVerdad ?

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Il donnait des cours d'anglais.

Et sa mère ?

William se lève pour aller apporter de sachambre une boîte où sont rangés de vieux papi-ers. Il en sort une photo de Hada vers la fin de savie, le regard triste mais le visage toujours illu-miné par son sourire de jeune fille. Puis son actede décès - en 1969, à soixante-quatorze ans, dansune maison de retraite havanaise. Il y a dans lamême boîte un document en arabe, que le cousincubain conserve précieusement mais qu'il ne saitpas lire. Je le déplie : c'est l'acte de mariage deses parents, établi au village en 1913. Avec, pourtémoin, Botros...

Et son frère aîné, Henry, qu'est-il devenu ?

Il a quitté Cuba bien avant la Révolutionpour aller vivre dans l'Utah, et travailler avec sesoncles maternels dans le textile. Depuis l'enfance,me dit William, son frère était constamment triste

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; il jouait peu, et souriait rarement. « Un jour, onm'a annoncé qu'il était mort. » Le télégrammefuneste est encore rangé dans la même boîte; datéde janvier 1975 et signé par l'épouse norvégiennede Henry; une crise cardiaque, cinq mois avantson cinquante-quatrième anniversaire.

Est-ce qu'ils ont toujours vécu dans cettemaison?

Oui, depuis 1932. Avant, ils vivaient dans un ap-partement du centre-ville, pas loin des magasinsLa Verdad. Puis ils sont venus s'installer dans cequartier, excentré, mais qui, en ce temps-là,devait être résidentiel. Leur maison estaujourd'hui exiguë, probablement une fraction dece qu'elle fut à l'origine. Comme tant d'autres,elle a été partagée. Un mur est venu la traverserde part en part.

William n'en parle pas. Et moi, je ne lui enparle pas non plus, pour éviter de l'embarrasser.Mais on n'a pas besoin d'en parler, le mur du

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partage est une présence lourde. De plus, ilsemble que ceux qui occupent la demi-maison d'àcôté aient été les plus influents, car le mur n'estpas droit, il a été construit en biais, au point quela maison est plus triangulaire que rectangulaire;l'autre partie doit être, de ce fait, un ampletrapèze. L'égalité est souvent à géométrievariable.

Cette spoliation n'entame pas la constantebonhomie du cousin retrouvé. Dont Amalia, safemme, témoigne avec tendresse. Elle l'a connulorsqu'ils travaillaient l'un et l'autre au ministèrede l'Industrie. Tous deux étaient divorcés, luisans enfants, elle avec une fille et un fils. Au bur-eau, tout le monde affectionnait William, quiétait constamment jovial, constamment enjoué...Un jour, son meilleur ami est mort; il en devint simalheureux, si inconsolable, qu'elle avait décidéde le consoler. Ils ne s'étaient plus jamais quittés.

A un moment, William se mit à me parler àvoix basse du seul voyage qu'il ait jamais

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effectué : lorsqu'il était petit, sa mère les avaitemmenés, son frère et lui, dans l'Utah, chez leursoncles. Ils avaient passé deux années là-bas; leurpère ne les avait pas accompagnés. Sans doute yavait-il, en ce temps-là, une grave crise au seindu ménage ; c'est la conviction qu'il a acquise, bi-en des années plus tard, pour avoir écouté les ré-cits de sa mère; mais sur le moment il ne s'étaitévidemment rendu compte de rien. De nos jours,un tel couple aurait sûrement divorcé, me dit-il,mais dans les années vingt les choses ne se pas-saient pas ainsi. Hada avait finalement dû serésigner à revenir vivre à Cuba auprès de sonépoux. Elle ne quittera plus jamais l'île, et Willi-am non plus. Ni d'ailleurs Alfred.

Tout ce que je viens d'entendre à propos dece dernier ne fait que confirmer ce que Léonorem'a dit un jour à sa manière - tout simplementqu'il était « pénible à vivre ». D'ailleurs, si toutela famille, au Liban, ne voulait plus lui parler, sisa sœur Alice, après lui avoir fait aveuglémentconfiance, avait fini par rompre avec lui, et si sa

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propre femme avait éprouvé le besoin de prendreses enfants et de s'éloigner, je n'ai aucune raisonde mettre en doute tout ce qui s'est raconté à sonpropos.

Reste à savoir s'il s'était montré malhonnête,ou simplement incompétent, prétentieux etgrincheux. Il me semble que s'il avait commis lesmalversations dont l'accuse Theodoros, s'il avaitenregistré les terrains et les diverses propriétés deGebrayel à son propre nom, il n'aurait pas été ob-ligé de donner des cours particuliers pour nourrirsa petite famille.

Je regarde à nouveau les photos où figurentAlfred et Hada, puis Henry et William. Suis-je entrain d'interpréter à partir de ce que j'ai appris parailleurs? ou bien sont-elles vraiment parlantes?Car il me semble à présent qu'elles disentl'essentiel. Alfred mal assuré, engoncé, fragile, etHada qui se penche vers lui, affectueuse, mater-nelle, avec un sourire qui cache et révèle à la foisun abîme d'inquiétude. Et puis les deux garçons,

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l'un qui fronce déjà les sourcils et semble avoirpeur du photographe et peur de bouger, l'autrequi parle, ou gazouille, sans trop d'égard pour lasolennité de l'instant. Comme si le foyer d'Alfredet de Hada se divisait en deux. Le père et le filsaîné étaient des taciturnes, des ombrageux, desmélancoliques, constamment insatisfaits. Tandisque la mère et le cadet prenaient la vie commeelle venait, et répandaient autour d'eux le clairplus que l'obscur.

Ce petit enfant habillé d'une robe blanche àdentelles est aujourd'hui un vieil homme adulé.Entouré d'une épouse généreuse et souriante,d'une belle-fille et d'un gendre qui l'idolâtrent, dedeux petits gamins qu'il fait sauter sur ses genoux- il me semble qu'il vit heureux. Mais il porte tou-jours, en son cœur, la blessure de la séparation.

Lorsqu'au bout de trois heures, je me lèveenfin pour partir, il me demande avec une ango-isse non feinte combien de temps je compte en-core rester à La Havane. Seulement jusqu'à

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demain, hélas. A quelle heure je pars ? Dans lasoirée. Alors pourquoi ne pas revenir déjeunerchez lui, histoire de rattraper un peu de ce siècleperdu ?

Sur le chemin du retour, je songe encore àlui, et je songerai à lui longtemps, longtemps. Etje parlerai de lui à ses cousins qui survivent. Jevais même inciter certains d'entre eux à lui écrire.Mais en quelle langue? Il a parlé l'arabe, me dit-il, jusqu'à l'âge de deux ans; à présent, il ne con-naît plus qu'un seul mot, laben - c'est le nom dulait caillé prononcé comme au village. Il a encoreun livre en arabe, qui n'est autre que L'Arbre-, ilsait qu'on y raconte l'histoire de la famille, et queson père y est mentionné ; mais il n'a jamais puen déchiffrer l'écriture.

Plus tard dans la vie, il a un peu parlél'anglais; jusqu'à quatre ans, dans l'Utah, ce fut salangue; il l'a un peu étudié, plus tard, avec sonpère, mais il l'a oublié; il est encore capable desaisir le sens général d'une phrase, rien de plus. Il

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n'a qu'une langue aujourd'hui, l'espagnol, etqu'une patrie, Cuba. Oui, bien sûr, il sait bien queses parents sont venus d'ailleurs. Mais n'est-cepas aussi le cas de tous les autres Cubains? Lecomportement de notre famille a sans doute con-tribué à lui faire sentir qu'il n'avait pas d'attachesailleurs. Moi, en tout cas, je lui écrirai, je le lui aipromis; en espagnol, si j'y parviens, sinon enanglais; son gendre lui traduira. Promis, promis,je ne le quitterai plus, je ne l'abandonnerai plus.Même quand je serai reparti loin d'ici, vers mapropre patrie adoptive.

Ce soir, je me suis replongé dans les docu-ments que j'ai apportés avec moi, j'ai relu la lettreaccusatrice de Theodoros, et certaines notes quej'avais prises. Pour essayer de comprendre...

Si j'en crois les rares survivants qui sesouviennent encore de son nom et de son histoire,Alfred semble avoir été, de tout temps, un garçonà problèmes. Dès que l'un de ses frèress'établissait quelque part, il cherchait à lui

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débrouiller du travail à ses côtés; il y allait, maisne se plaisait pas, et broyait du noir. Instable, sus-ceptible, introverti, il ne parvenait jamais à étab-lir des rapports normaux avec ses collègues niavec ses supérieurs, ni même avec ses propresfrères. Alors il repartait - c'est ainsi qu'on le ret-rouve tour à tour à Khartoum dans les services del'armée britannique ; au Caire comme fonction-naire du gouvernement égyptien; puis brièvementà Alep, en 1913, comme employé de la toutenouvelle Compagnie des chemins de fer; enfin àLa Havane...

A l'époque, Gebrayel avait déjà désespéréde faire revenir Botros auprès de lui, et désespéréde faire travailler ses neveux comme il auraitvoulu qu'ils travaillent. Alfred débarqua au mo-ment opportun, son beau-frère le reçut à brasouverts, lui confia très vite des responsabilités etl'associa à tout ce qu'il faisait. En particulier, il sedéchargea sur lui de son courrier professionnel,ces dizaines de lettres qu'il fallait écrire chaquejour aux fournisseurs, aux clients, aux banques,

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une corvée pour Gebrayel, qui s'en disait épuisé.Le nouvel arrivant avait une belle plume, notam-ment en anglais, son patron n'avait plus qu'à re-lire en diagonale, et à signer.

Les deux étaient ravis, et Alice plus que lesdeux encore. Enfin le frère vagabond était stabil-isé, et mis sur un chemin droit, grâce à elle !

Mais soudain, l'accident, soudain le cataclysme.Gebrayel disparu, Alfred se vit propulsé à la têted'un petit empire commercial - des magasins, desateliers, des dizaines d'employés, des marquesaméricaines, françaises ou allemandes dont il seretrouvait agent exclusif, alors qu'il n'avait jamaiseu affaire à elles. Sans doute avait-il été, pendantquatre ans, l'homme de confiance de son beau-frère; sans doute lui était-il arrivé de lui suggérerceci ou cela; jamais, cependant, il n'avait dirigéune entreprise, il n'imaginait pas toute l'énergiequ'il fallait déployer chaque jour, et dans toutesles directions, pour pouvoir simplement survivre,il ne comprenait pas l'importance cruciale de tout

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ce réseau de relations politiques, financières oumondaines que Gebrayel avait tissé avec les an-nées et qui lui permettait de faire face aux con-currents, aux envieux, ainsi qu'aux fonctionnairestatillons. Tout cela était arrivé trop brutalement,Alfred était encore dans l'ivresse de son ascen-sion rapide, il avait dû croire qu'il gravirait ladernière marche comme il avait gravi celles quil'avaient précédée. Il ne se doutait pas qu'àl'instant où l'accident serait connu, les concur-rents prendraient langue avec les fournisseursétrangers pour leur proposer leurs services, ouque le banquier, dès son retour de la cérémoniefunèbre au cimetière Colon, demanderait à sasecrétaire le dossier marqué « La Verdad » pourchercher les moyens de récupérer sa mise.

Privée bientôt de ses produits les plus em-blématiques, privée de l'œil du maître qui assuraitson bon fonctionnement quotidien, privée desamitiés qui la soutenaient, l'entreprise commençaà perdre de l'argent; pour la renflouer, et pourcalmer les débiteurs, Alfred n'eut d'autre choix

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que de céder les nombreux biens — notammentles terrains - que Gebrayel avait acquis au coursde ses vingt années d'activité à Cuba. Bientôt,pour arrêter l'hémorragie, les magasins furentvendus à leur tour... et la prestigieuse maison deMàximo Gômez cessa de « nous » appartenir !Theodoros l'a très bien dit dans sa lettre : c'estcomme si son frère était redevenu pauvre.

Dans la famille, au village, l'inquiétudes'était manifestée très tôt. Si Gebrayel était unsymbole de réussite et d'habileté, Alfred était àpeu près l'inverse. De savoir que ce jeune hommeau parcours chaotique se retrouvait désormaisgardien d'une fortune considérable ne rassuraitpersonne. Lorsque Theodoros revint au paysaprès l'échec de sa mission, qu'il parla de malver-sations, et annonça que tout était perdu, ou envoie de l'être, la méfiance se transforma en rageet en hostilité.

Le coup de grâce fut assené à Alfred quandAlice elle-même, découvrant l'ampleur du

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désastre, rompit à son tour avec lui. Trop tard -de la fortune amassée par Gebrayel il ne restaitplus rien, ou presque. Tout juste de quoi se retirerdignement. Avec ses trois enfants, elle quittaCuba pour aller s'établir aux États-Unis - très pré-cisément à Chatham, en Virginie. La plus récentedes photos qu'elle envoya à Nazeera datait de1924; ensuite, un long silence amer. Elle étaitpersuadée que la famille l'avait laissée tomber,elle aussi. Il est vrai qu'on la jugeait en partie re-sponsable du naufrage, même si on lui accordaitdes circonstances atténuantes qu'on ne reconnais-sait pas à son frère.

S'agissant de lui, il disparaît très tôt desarchives. Sa photo de « nouveau marié » avecHada est la dernière que ma grand-mère ait con-servée de lui. Il y a ensuite un faire-part de nais-sance par lequel on apprend qu'un garçon leur estné le 22 février 1921, prénommé Henry FranklinBenjamin... J'ai apporté avec moi à Cubal'enveloppe minuscule dans laquelle il est arrivé,adressée uniquement à « Mrs. Nazeera Malouf...

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Mount-Lebanon » alors qu'en toute logique elleaurait dû porter également le nom de son époux ;mais ma grand-mère devait être la seule personnede la famille avec laquelle Alfred maintenait en-core des rapports. A moins que ce soit Hada quiait écrit à son amie à l'insu de son mari... Non,c'est plutôt une écriture d'homme. Mais quelleélégante calligraphie !

Et il y a enfin cette photo, la plus poignantede toutes celles que j'ai trouvées dans nosarchives. J'ai dû la contempler déjà des dizainesde fois sans savoir qui elle pouvait représenter -c'est aujourd'hui seulement que j'en devine lesens. Si aucune indication de date ni de lieu nefigure au verso, j'y reconnais Hada, assise en tail-leur sur l'herbe, adossée à un arbre. Elle portaitune robe noire et sur ses genoux était couché unenfant tout habillé de blanc, qui devait avoir troisou quatre mois tout au plus, mais qui avait le re-gard étonnamment vif - William, depuis ce soir jesais que ce nourrisson était lui. Sa mère, elle, neregardait que le vide, elle semblait infiniment

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triste, comme une pietà au pied du crucifix. A sadroite se tenait un autre enfant, plus âgé, deux outrois ans.

Plus je contemple cette photo, plus j'ai lesentiment que c'est un appel à l'aide. Comme si lajeune femme en noir criait par-delà l'océan à sonamie lointaine : « Ne m'abandonne pas ! »

Pourtant, nous les avons abandonnés, elle etses enfants. J'en ai éprouvé, aujourd'hui, face àl'enfant octogénaire, un sentiment de honte et deculpabilité, moi qui ne suis pourtant qu'un des-cendant tardif.

Vendredi

Je suis en route pour l'aéroport, mon carnetbrun à la main, pas encore rempli. J'ail'impression de partir trop tôt, en abandonnantune maison, une de plus.

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Cette dernière journée à Cuba aura étécomme une récapitulation sommaire. Une nou-velle station contemplative devant le 5 rue Egido.Une nouvelle tentative infructueuse dansl'immeuble de la Grande Loge - « le responsableest en voyage ». Un bref passage chez Vhistori-ador pour récupérer la disquette où se trouventles deux photos de 1928. Un pèlerinage àl'avenue Màximo Gômez, pour un nouveau coupd'œil à l'endroit où s'élevait son palais, le nôtre; àprésent je vois bien quel immeuble a été construità sa place, en retrait, et je le trouve naturellementlaid. Un déjeuner familial chez William, en com-pagnie de notre parenté retrouvée, comme si tousles obstacles élevés entre nous par l'espace et letemps s'étaient soudain évaporés, et que seul de-meurait l'obstade de la langue - Dieu que je souf-fre de ne pas assez comprendre l'espagnol; je m'ysuis si souvent mis, mais j'ai peu de constance,peu de capacité répétitive, et, pour tout dire,aucune volonté... Enfin, pour conclure cettedernière journée, une nouvelle expédition,

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l'après-midi, à la maison de la rue Patrocinio.Flânerie de pièce en pièce, de véranda en salle debains, et longue méditation dans la salle andal-ouse, cette fois vide de toute musique, sans étudi-ants ni professeur; assis par terre, je regarde leplafond et j'imagine Gebrayel trônant à un repasde fête. Flânerie aussi dans le jardin, ramassagede quelques fétiches rouillés qui datent del'époque où « ils » étaient là. Rêve éveillé autourd'un rêve brisé.

Je regarde ma montre, il est tard, un siècles'est terminé et l'avion de Paris ne m'attendra pas.

En vol

Ainsi s'achève donc mon pèlerinage verscette patrie éphémère qu'aura été pour les miensl'île chaleureuse. Du jour où Luis Domingo asecoué en moi les poussières endormies, j'ai suque je devais me rendre un jour à La Havane.Sans doute n'y ai-je trouvé aucune trace de cetArnaldo dont mon ami diplomate m'avait parlé

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— je suis résigné maintenant à considérer cecousin fantôme comme un hameçon du destin, unleurre salutaire ; peu importe qu'il ait joué un rôledans la dernière en date des révolutions cubaines,peu importe même qu'il existe ou qu'il n'existepas... C'est grâce à lui que je me suis enfin décidéà entreprendre cette patiente remontée vers lesorigines.

Je regarde par le hublot - rien qu'une trans-parence immobile et bleuâtre. J'aurais voulu em-brasser des yeux l'étendue atlantique; je peux toutjuste la deviner.

Je consulte ma montre d'un geste si machinalqu'en relevant la tête je ne me souviens plus del'heure qu'il est. Il me faut vérifier à nouveau, etcalculer : on devrait être à mi-chemin, ou un peuau-delà...

Je voudrais m'assoupir un peu, mais je n'aipas l'esprit à dormir. Mes obsessions tournoientautour de moi comme des insectes piqueurs...

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Contrairement à ce que je redoutais, ce voy-age qui s'achève ne m'a pas trop brouillé avec cequ'on m'avait raconté dans mon enfance surl'aventure cubaine de mes aïeux. J'ai voulu faireconsciencieusement mon devoir de chercheur etd'historien amateur en secouant l'un après l'autretous les détails; néanmoins, à l'arrivée, je me senscontraint de raconter, pour l'essentiel, la mêmehistoire. L'âme de la légende n'a pas menti, et latragédie est là, qui culmine - comme si souventdepuis que le monde est monde - dans un sacri-fice tragique.

La mort de Gebrayel - l'émigré Icare quimonte jusqu'au Ciel, puis qui se fracasse commepar une punition divine -, je n'avais jamais com-pris avant ces derniers mois à quel point cetévénement avait été constamment présent dansma mémoire sourde, comme dans celle desmiens. Une mort fondatrice, que suivront en cas-cade quelques autres, plus tragiques, plus obséd-antes encore...

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L'histoire des miens pourrait parfaitementse raconter ainsi : les ancêtres meurent, et deleurs morts lointaines les descendants meurent àleur tour. La vie engendre la vie? Non, la mortengendre la mort - telle a toujours été pour moi,pour nous, la loi muette des origines.

Impasses

A mon retour de Cuba, le soir même, assispar terre sur un coussin, je déballai tout autour demoi les photos, les cahiers, les enveloppes, per-suadé d'avoir établi avec le passé des miens uneliaison nouvelle. Non que j'aie appris millechoses de plus, mais il fallait que je m'approcheainsi de la légende, que je touche de mes propresmains les pierres de là-bas, que je feuillette lesjournaux d'alors, que je pénètre, le cœur battant,sous le toit qui fut nôtre, pour pouvoir mereplonger avec sérénité, avec confiance et légit-imité, dans les archives familiales.

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Où en étais-je, déjà?

La dernière lettre adressée par Botros àGebrayel en décembre 1918 était donc arrivée bi-en après la disparition du destinataire. A la relire,on a le sentiment qu'il s'en dégage une certaineallégresse. Il s'agit pourtant d'un faire-part an-nonçant le décès de Khalil, et l'on y parle delarmes, de cercueil, d'embaumeurs et de con-doléances. Mais le ton attristé cache mal lesoulagement d'avoir survécu à l'une des plusdures épreuves que les hommes - y compris ceuxdu Mont-Liban - aient traversées au cours de leurhistoire. Cette mort d'un être cher était elle-même, par certains côtés, une victoire remportéesur la guerre, sur la bestialité : qu'au sortir de cecarnage, le vénérable prédicateur se soit ainsiéteint, de cause naturelle, en sa quatre-vingt-deuxième année, l'esprit quiet, l'âme consentante,patriarche entouré de ceux qui l'adulaient, n'était-ce pas là un triomphe de la décence et del'humanité ?

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C'est seulement deux mois plus tard quefurent communiquées au village les nouvellesmaudites : la mort prématurée de nos émigrés, là-bas, aux Amériques, dans la force de l'âge. Bien-heureux Khalil qui s'était endormi sans avoir ap-pris la disparition d'Anees! BienheureuseSoussène, qui s'était éteinte, elle aussi, quelquesmois avant le déclenchement de la guerre,rassurée de savoir son bien-aimé Gebrayel rayon-nant et prospère ! Malheureuse Sofiya, en re-vanche ! Et malheureux tous les survivants !

Pour Botros, ce fut le commencement d'uneétape pénible de son parcours, même si leschoses ne lui apparurent pas tout de suite sous unjour sombre. L'année 1919 lui apporta même cer-taines satisfactions ; aussi, son humeur - à enjuger par les lettres qui nous sont parvenues -demeura-t-elle, pour un temps, confiante etcombative.

Bien entendu, pour l'École Universelle, lesproblèmes persistaient : les parents d'élèves qui

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n'avaient toujours pas de quoi payer la scolarité,l'aide des missionnaires presbytériens qui fut con-stamment parcimonieuse, et les pouvoirs publicsqui avaient tant d'autres priorités. Néanmoins, laréputation de cette petite école villageoise nefaisait que s'affirmer, au point que l'Églisegrecque-orthodoxe, à laquelle Botrosn'appartenait pourtant pas, lui demanda de créerpour elle une série d'établissements sur le mêmemodèle, et dans tout le Levant. La proposition luifut faite à Beyrouth, où il s'était rendu pour réglercertaines affaires.

Mais je le laisse raconter à sa manière, dans uncourrier d'octobre 1919 adressé à ma grand-mère,Nazeera, et au frère de celle-ci, Chucri, qui étaitrentré au pays pour quelque temps à la mort deson père, et qui « donnait un coup de main » àl'école bien que ce ne fût pas du tout son do-maine, lui qui était médecin.

A l'évidence, la lettre a été écrite en toutehâte, puisque les deux feuilles dont Botros s'est

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servi sont les factures d'une librairie, Al-Ahwal,sous la direction de M. Rahmet, Beyrouth (Syrie).Papeterie, Fournitures de bureaux, Matérielscolaire, Livres en diverses langues, Romansfrançais & arabes, etc., Imagerie religieuse,Articles de fantaisie, Agrandissement & réduc-tion de Photographies, le tout imprimé enfrançais à gauche, en arabe à droite; et, sur lamoitié inférieure de chaque feuille, des colonnespour enregistrer les articles vendus, leur nombre,leur prix...

Je suis arrivé à Beyrouth hier pour quelquesaffaires concernant la maison et l'école, et je mesuis aussitôt trouvé porté, en quelque sorte, parcette vague nouvelle qui réclame des écoles et unenseignement de qualité, et mis en présence deSa Béatitude l'évêque d'Alep, qui était justementvenu ici à la recherche d'une personne qui puisseorganiser les écoles de son diocèse. Il m'a tenupar la main, et m'a dit : « C'est la Providence quit'a conduit à Beyrouth, tu es l'homme que j'étaisvenu chercher! » J'ai voulu m'excuser, en

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énumérant toutes les responsabilités que j'avais àl'égard de notre école, et de notre famille, maisSa Béatitude a « lâché » contre moi toute unebande d'amis pédagogues qui m'ont barré laroute des excuses... Si bien que j'ai été contraintde lui promettre que j'irai pour un mois au dio-cèse d'Alep pour y organiser l'enseignement surle modèle de notre École Universelle.

Je vais donc partir par le premier train pour re-venir, si Dieu veut, au début du mois prochain. Jevous prierai donc de me remplacer pour l'accueilde nos chers élèves, pour l'ordonnancement desclasses, et pour la pratique des trois langues,avec l'aide de notre bien-aimé Theodoros pour lefrançais surtout, et avec l'aide de nos respectéssurveillants. Dites à chacun que je ne me seraispas absenté un seul instant si nous n’avions pasle devoir sacré de diffuser le savoir dans le re-spect de la religion et dans l'amour de la patrie...

Botros se sentait pousser des ailes. Il lui ar-rivait soudain, comme par miracle, ce dont il

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avait toujours rêvé sans trop oser y croire : quel'expérience pionnière qu'il avait tentée dans unminuscule village de la Montagne devînt un mod-èle à imiter. Alep était alors la grande métropolede la Syrie; les grecs-orthodoxes qui y vivaientconstituaient probablement la communauté chré-tienne la plus nombreuse et la plus prospère duLevant; que leurs écoles modernes fussent bâtiessur le modèle de celle de Botros donnait forcé-ment à celui-ci le sentiment de n'avoir pas trimépour rien.

Et il ne s'agissait pas seulement d'une villeou d'une communauté, le pays tout entier entraitalors dans une ère nouvelle, qui semblait pro-metteuse. Vaincu en 1918, l'Empire ottomanvenait de se désintégrer, après avoir dominé laMéditerranée orientale pendant plus de quatresiècles. Dans les territoires actuels de la Syrie etdu Liban, c'était la France qui avait pris la relève,à titre provisoire, mandatée par la Société desNations pour préparer ces pays à l'indépendance.Et elle avait proclamé aussitôt son intention de

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développer l'enseignement pour mettre fin àl'hémorragie de l'émigration.

Botros s'en réjouissait. Non qu'il fût hostile auxOttomans, loin de là. Lorsque des réformesavaient été entreprises au cours des dernièresdécennies de l'Empire, il les avait applaudies. Onle voit écrire fièrement «Moi, Botros M... citoyenottoman ». Mais la révolution l'avait déçu, lesdérives des Jeunes-Turcs l'avaient écœuré, et iln'était pas mécontent de voir la Grande Guerrebousculer l'ordre séculaire poussiéreux qui pesaitsur les peuples d'Orient.

De sa lettre écrite de Beyrouth - que suiv-ront trois autres, expédiées d'Alep - transparaît unenthousiasme qui sera, hélas, très vite contrarié.D'abord par la réaction des siens. Car au village,dans son propre foyer, on ne voyait pas leschoses à sa manière. On se méfiait plutôt de sesambitions grossissantes. Lui qui avait depuislongtemps une solide réputation d'instabilité,n'allait-il pas vouloir chambouler la vie des siens,

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les entraînant sur un coup de tête dans quelquenouvelle aventure ?

Botros craignait, à l'évidence, une telle réac-tion. Il s'était efforcé de justifier son voyage eninvoquant les principes les plus nobles, dansl'espoir de prévenir les blâmes de ceux qui étaientrestés au village. En vain. La réponse qu'il reçutest conservée dans les archives, et elle ne corres-pondait certainement pas à ce qu'il espérait.

Ce n'est pas un adulte qui la signa, mais unenfant de six ans, son propre fils, l'aîné de mesoncles. A la lire, je ne parviens pas à croirequ'elle ait pu être rédigée en octobre 1919 par ungarçon né en juillet 1913. Mais je suis le seuldans la famille à émettre de tels doutes. Tous lessurvivants, à commencer par l'intéressé lui-même, m'assurent qu'il l'a bien écrite, et que saprécocité était proverbiale... Je prends acte, et jetraduis :

A mon père respecté, Dieu le garde,

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Je te baise les mains avec ferveur et dévoue-ment, et je demande au Seigneur de te préserver,comme soutien et fierté pour les tiens, pour delongues années à venir. Puis je t'apprends que jet'ai déjà écrit il y a quinze jours, et à nouveau il ya quatre jours, afin de t'informer de la situationqui prévaut ici, situation qui exige que tu revi-ennes le plus rapidement possible, car beaucoupd'élèves ne fréquentent plus l'école en raison deton absence, tandis que d'autres ne veulent pluspayer la scolarité, comme tu le constateras dansla liste que j'ai jointe à cette lettre.

Certaines personnes craignent que tu ne revi-ennes plus, car Malatios leur a affirmé que tuavais été conduit à Alep menottes aux poignets,pour une raison mystérieuse. Ces nouvelles ontdécouragé certains élèves de venir à l'école, sur-tout ceux qui habitent loin, à Baskintaparexemple...

Les élèves de la première classe, à savoir As-sad, Afifeh et Khattar, maintiennent la discipline

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à l'école, avec l'aide de maman, autant que sasanté le lui permet. Mon oncle Chucri enseignel'anglais aux grands. Et ils attendent tous ton re-tour avec impatience...

Que la lettre ait été écrite ou non par le «fils obéissant » qui la signe, il est certain quel'insistance sur le retour nécessaire de Botros,dans les plus brefs délais, émanait aussi desadultes, et notamment de ma grand-mère, quiétait alors au quatrième mois de sa quatrièmegrossesse, d'où l'allusion à sa santé.

L'argument le plus efficace pour convaincremon grand-père d'écourter son séjour à Alep futtrès certainement le bruit malveillant répandu parson vieux rival, le curé Malatios, selon lequel ilaurait été « conduit menottes aux poignets »,comme un malfrat. Le raccourci employé dans lalettre, tsarkalt, est typique de l'époque ottomaneencore toute proche... A la lecture de ce passage,le sang de Botros s'est sûrement échauffé, et il a

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dû comprendre qu'il ne pourrait rester pluslongtemps loin de chez lui.

Car la guerre des écoles, qui s'était apaiséependant le conflit mondial lorsque le curé avaitdû cesser ses activités, avait repris de plus belle.Pendant que le fondateur de l'École Universellerêvait d'étendre son expérience pionnière auxquatre coins du pays, c'est dans son propre vil-lage qu'il était menacé, d'autant que son rivalvenait d'obtenir le soutien des autorités man-dataires pour son propre établissement.

Quoi? La France? le pays des Lumières? ac-corder ses subventions à l'école des bigots? et larefuser à celle qui promeut les idéaux de la Ré-volution? Mon grand-père ne décolérait pas. Le24 janvier 1920, il adressa au cabinet du généralGouraud, haut-commissaire français, cette lettre,dont il a soigneusement gardé copie dans sesarchives :

Monsieur,

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Après vous avoir présenté respect et hom-mages, j'ai l'honneur de porter à votre connais-sance que j'ai fondé il y a sept ans dans mon vil-lage d'origine, situé dans l'arrondissement deBaskinta, une école à laquelle j'ai assigné destâches précises tant du point de vue des principesqui la fondent que du point de vue del'enseignement des langues, et de toutes lesautres matières. J'y ai laissé aux élèves la libertédu culte, ce qui a déplu à certaines personnes, ig-norantes et fanatiques, qui nous ont persécutés.Mais leur entreprise avait échoué, vu que les ré-sultats probants de notre école avaient attiré lesgens vers nous plutôt que vers eux. Pendant laguerre, alors que tous les établissements de Syrieavaient fermé leurs portes, j'ai tenu pour ma partà poursuivre mon action, malgré la disette etmalgré la persécution, et j'ai même utilisé mespropres économies, en me disant qu'un jour lessecours français arriveront...

En vérité, je doute fort que Botros ait jamaisprié pour l'arrivée des Français. Mais ce pieux

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mensonge diplomatique n'est mensonge que dansla forme; pour ce qui est des idéaux, mon aïeuls'est toujours senti proche du pays qui avait pourdevise Liberté, Égalité, Fraternité; le fait que laFrance eût à présent la responsabilité de tracerpour son propre pays la voie de l'avenir nel'angoissait certainement pas ; c'était pour lui, àtout le moins, un moindre mal.

... en me disant qu'un jour les secours françaisarriveront, qui compenseront ces pertes etmettront fin aux persécutions. Hélas, je dois direavec un immense regret que lorsque les secoursfrançais sont arrivés, ils n’étaient pas pour nousmais pour ceux qui nous persécutent. On leur adonné de l'argent, qu’ils ont employé pour nouscombattre; et nous, nous n’avons rien obtenu.

Lorsque j'ai interrogé certains fonctionnaires,j'ai entendu des réponses qui ne peuvent refléterl'opinion d'un réformateur universaliste tel queMonsieur Gouraud. Ils ont dit : « Nous n’aidonspas deux écoles dans une même localité. » J'ai

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demandé : «S'il en est ainsi, pourquoi n'aidez-vous pas l'école qui existe, au lieu de financer laréouverture d'une école qui avait cessé d'exister? » Ils ont répondu : « Votre bâtiment est troppetit! » J'ai dit : « Premièrement, quelle import-ance que le bâtiment soit petit, si tout le mondereconnaît que l'enseignement est bon.Deuxièmement, aidez-nous, et nous construironsdes bâtiments plus importants! » Ils ont répondu: « Vous recevez de l'aide des Américains!» J'aidit: «Si les étrangers eux-mêmes ont jugé utile denous aider, à plus forte raison notre gouverne-ment, qui a reçu pour mandat d'assurer notrebien-être... »

Botros s'obstine, s'insurge, discute encore,compare son école à l'autre — « Nous avons soix-ante élèves, ils en ont moins de vingt, pour la plu-part inscrits fictivement... » -, agite les grandsprincipes, le combat contre le sectarisme, contrele fanatisme, contre l'ignorance, réclame l'envoid'un inspecteur impartial... Peine perdue. Puisquel'École Universelle avait reçu l'aide des

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missionnaires anglo-saxons, elle devenait sus-pecte aux yeux des Français. Son fondateurn'était plus désormais qu'un pion minuscule etpathétique dans le jeu des Puissances, et sesidéaux révolutionnaires ne lui servaient à rien.Non seulement on ne l'aidera pas, mais on lecombattra bien plus férocement que par le passé,de quoi lui faire regretter le bon vieux temps desOttomans, de la Grande Guerre, de la famine, etdes nuées de sauterelles s'abattant sur les champsde blé vert.

Mais Botros ne renonce pas tout de suite.Quand, le 31 août 1920, le général Gouraud pro-clame la création de ce qu'on appellera briève-ment « le Grand Liban », — qui est en fait lepays actuel, né de la réunion de la Montagne, deBeyrouth, de Tripoli, de Saïda, de Tyr, de laplaine de la Bekaa... -, et que le gouverneurfrançais du nouvel État, Georges Trabaud, effec-tue une tournée inaugurale qui le conduit jusqu'àla bourgade de Baskinta, à une heure de marchede notre village, mon grand-père va à sa

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rencontre, et prépare laborieusement un discoursà cet effet. Je me permets de dire « laborieuse-ment » parce que ce texte, qui se trouve dans lesarchives, paraît quelque peu embrouillé.D'ordinaire, les textes écrits de la main de Botrossont clairs, lisibles, et la présentation en estsoignée; les corrections, quand il y en a, sontfaites proprement, dans la marge, ou rajoutées enpetits caractères sur une ligne intermédiaire. Riende tout cela dans le discours prononcé devantTrabaud : des ratures grossières en barbelés, despâtés d'encre, une écriture nerveuse et em-brouillée, reflet d'un esprit tourmenté, qui ne saits'il doit plier face à l'adversité ou bien serebeller...

Si je viens m'immiscer ainsi au milieu des...Non, la ligne est barrée.

Si je peux me permettre de m'adresser à vous...

Non plus. Pourquoi ce ton contrit? Mieuxvaut une formule plus directe, et plus ferme :

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Monsieur, je m'adresse à vous en ma qualitéde fondateur de l'École Universelle, et au nomd'un grand nombre des hommes de cette région...

La formule est plus fière, mon aïeul la con-serve. Suivent quelques phrases d'accueil etd'éloge convenu; puis, très vite, les reproches :

Ce dont nous nous plaignons auprès de VotreExcellence, c'est cette « spécialisation » perni-cieuse qui est pratiquée à notre égard : lorsqu'ily a des corvées, on nous y associe; lorsqu'il y ades avantages à répartir, on nous en prive. Sansdoute sommes-nous trop éloignés des centres dedécision, où se trouvent des gens habiles qui ac-caparent les avantages et se déchargent des cor-vées sur ceux qui sont plus loin. Ainsi, cela faitdes années que le gouvernement a imposé unetaxe pour la réfection des routes. Quand il s'agitde percevoir la taxe, on fait payer aux gens decette région deux fois plus que Les autres; maisdès qu'on veut allouer des crédits pour la réfec-tion d'une route, on ne regarde jamais de ce côté-

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ci, ce ne sont jamais nos routes qu'on répare; sibien qu 'elles sont toujours dans l'état que vouspouvez constater, périlleuses pour tous ceux quiles pratiquent. Si l'on créait un jour un musée desroutes, il faudrait y placer les nôtres, en guised'antiquités...

De la même manière, la France - Dieu la sou-tienne ! — qui a alloué des millions pourl'amélioration de l'enseignement dans ce pays,n'a pas jugé utile de nous en faire bénéficier;certaines de nos écoles n 'ont pas encore reçu lemoindre sou, alors que nous savons parfaitementque l'ignorance seule est à l'origine du fanatismeet de la division, que l'ignorance seule nous em-pêche de nous adonner efficacement aux travauxvitaux tels que l'agriculture et l'industrie, etqu'elle seule pousse les gens à émigrer. Si nousne parvenons pas à faire reculer l'ignorance, iln'y aura pour nous ni progrès ni concorde civileni avenir. La connaissance, c'est la vie, maisnous ne pourrons accéder à la connaissance sans

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l'aide du pouvoir. Or, le pouvoir, c'est vous,Monsieur Trabaud...

Le discours s'achève par quelques vers quicommencent ainsi :

Protégée soit la France, mère des Vertus, pi-onnière courageuse...

Finalement, cette démarche se révélerainutile. La « pionnière » continuera à ignorer lepionnier, qui deviendra chaque jour un peu plusdésemparé, plus révolté, plus amer.

Cela dit, soyons justes : Botros ne fut paspersécuté par les nouveaux maîtres du pays, sonécole ne fut pas interdite. Seulement, il neréussissait jamais à faire entendre sa voix, alorsque ses adversaires « ignorants et fanatiques » re-cevaient, de la part des autorités françaises,d'importantes subventions, dont ils se servaientpour s'acharner sur lui de cent manières

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différentes, afin de l'épuiser, de le démoraliser, etde le démolir.

La rumeur malveillante propagée par le curéMalatios pendant le voyage de mon grand-père àAlep est un exemple de ces tracasseries. Le cour-rier familial conserve d'autres épisodes del'interminable guéguerre.

Celui-ci, par exemple, que je me suis employé àreconstituer en triant patiemment les feuillesjaunies : il y avait, près de l'École Universelle, unterrain à l'abandon appartenant à une veuveémigrée en Australie ; les élèves, qui n'avaientpas beaucoup d'espace pour jouer entre lesclasses, avaient pris l'habitude de s'en servircomme d'une cour de récréation. Un jour, Botrosreçut une notification officielle lui enjoignantd'évacuer le champ et de ne plus autoriser sesélèves à y mettre les pieds, sous peine de pour-suites. Suivirent deux années de procès, dont ilreste des traces dans nos archives. Notammentcette lettre adressée par mon grand-père à l'un de

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ses amis, pour lui demander d'intervenir auprèsde la propriétaire.

Votre parente Mariam, veuve du regretté Mil-ad, a envoyé une procuration au curé Malatiospour qu'il me fasse un procès. Le curé en ques-tion nourrit à mon égard une hostilité que nuln'ignore ici, et il s'est dépêché de créer une situ-ation de conflit qui a perturbé les élèves, ce quevotre parente, qui est une dame honnête et debonne foi, ne souhaite certainement pas...

Je vous serais donc infiniment reconnaissant sivous pouviez lui écrire pour lui expliquer qui estce personnage qui arbore le titre de curé, et quije suis, en lui précisant qu'elle peut me présenterses réclamations soit directement, soit parl'intermédiaire d'un autre représentant, et que jem'engage auprès de vous à satisfaire toutes sesdemandes. Je ne cherche pas à la priver de sondû, je veux seulement éviter que ce personnage seserve de votre parente comme d'un instrumentcontre moi et contre l'école...

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La médiation du destinataire de ce courriersemble avoir porté ses fruits, puisqu'une lettreréunie à la précédente dans une même enveloppeannonce que le conflit a été réglé quelques moisplus tard. Écrite de la main de Malatios, elle pré-cise qu'en vertu de la procuration certifiée par leconsulat de France en Australie, le curé est autor-isé à louer ledit terrain à mon grand-père pourune période de cinq ans au prix d'une livre syri-enne par an, payable à l'avance... Avec cettelettre, une carte de visite, extrêmement polie maissèche et pompeuse, enjoint à « Botros efendi »d'envoyer le muletier Aziz, muni d'un mandatécrit, afin qu'on puisse lui remettre l'acte susmen-tionné. On dirait un traité entre deux chanceller-ies, alors qu'il suffisait d'enjamber un muret etdeux buissons pour passer d'une école à l'autre...

Se trouvent dans les archives familialesdivers autres documents, remontant à la fin de laguerre ou à l'immédiat après-guerre, et qui par-lent de procès, de plaintes, de convocations, detémoignages... Il y a même un exemplaire du

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Journal officiel du Grand-Liban, où sont publiéesdeux décisions de justice en faveur de Botros,l'une contre un certain Mansour, l'autre contreune femme prénommée Hanneh...

Je suis forcément tenté de prendre partipour mon grand-père, et de voir les choses de sonpoint de vue. Mais je ne veux pas dissimuler quecette profusion de litiges me perturbe. Si je nedoute pas un instant de son intégrité morale, mapropre intégrité exige que je me pose toutes lesquestions, même les plus inconvenantes, les plusdouloureuses, celles qu'il n'aurait pas aimé que jeme pose. Était-il l'être pur, pétri d'idéaux, seule-ment préoccupé de répandre le savoir et de con-tribuer à l'avancement des nations d'Orient? Pourl'essentiel, oui, et bien plus que les gens de sonépoque ou de la mienne. Mais il avait aussi sestravers. Pas uniquement son côté « redresseur detorts », finalement attachant, même s'il n'a pasrendu plus facile sa vie, ni celle des siens. Passeulement son côté moraliste, irritant mais re-spectable, et de toute manière inséparable de son

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tempérament de pédagogue. Il avait aussi, les in-dices sont probants, une immense soif inassouviede possession matérielle, ainsi que de reconnais-sance. Une soif comme seuls l'éprouvent ceux quin'ont jamais été rassasiés. Ce n'est pas, en soi, unreproche infamant - ou alors il s'adresse aussi àmoi-même, à mes compatriotes, et à la plupart denos semblables; mais il m'apparaît qu'en certainescirconstances, notamment pendant la guerre,cette « soif » a conduit mon grand-père à degraves erreurs de jugement.

Le courrier qui va suivre, signé par unprénommé Sabeh, permettra d'illustrer mon pro-pos. L'affaire qui y est évoquée concerne un ter-rain que l'on proposait à mon grand-pèred'acheter, pendant la Grande Guerre. Le bien ap-partenait à de jeunes héritiers, et l'auteur de lalettre était un intermédiaire se présentant commeun cousin, — mais il est vrai qu'en nos villages,tout le monde est cousin, par un biais ou par unautre.

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Ledit cousin, donc, avait fixé un prix, et Bo-tros avait répondu qu'il le trouvait trop élevé. Cequi lui avait attiré cette réplique cinglante etinsidieuse :

A notre respecté cousin khweja Botros,

Après les salutations que je vous dois, je porteà votre connaissance que votre lettre est arrivée,que j'ai compris votre explication, que j'ai étéheureux d'apprendre que vous étiez en bonnesanté, mais que je n'ai pas été heureux de lirevotre réponse concernant l'héritage de notreoncle Ghandour, vu que je vous avais exposé laréalité de notre situation, en précisant que nous n'avions pas le temps de discuter longuement.Pour cela, il fallait que votre réponse soit claire,soit vous achetez, soit vous n’achetez pas. Je neveux pas croire que vous cherchez à discuter leprix de ce que possèdent ces malheureux enfants,étant persuadé que vous êtes un homme mag-nanime. Alors, de grâce, dites-nous clairementcombien vous voulez payer! Si le prix nous

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convient, l'un de nous viendra avec une procura-tion pour conclure la vente, sinon nous devronstrouver pour ces enfants une autre solution.

Voilà pourquoi il faut nous répondre très vite àce propos, tout en nous rassurant bien entendusur votre santé précieuse...

Mon grand-père a-t-il apprécié l'humourgrinçant de l'expéditeur? C'est peu probable.Toujours est-il qu'il a eu l'élégance de conservercette lettre, ainsi qu'une autre, de la même main,écrite six mois plus tard, le 12 novembre 1918.Dans l'intervalle, la vente n'avait pu se faire, et unexpert était venu, qui avait évalué la propriété auquart du prix qui avait été proposé à Botros. Dansla nouvelle lettre, Sabeh accuse mon grand-pèred'avoir influencé l'expert, avili le bien, et em-pêché ainsi les héritiers de le vendre à un autreque lui.

S'il est vrai que vous cherchez à réaliser ungain aux dépens de ces malheureux, sachez que

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ce sont des êtres faibles, misérables, qui neméritent pas d'entrer en conflit avec des person-nages de votre stature. Il serait honteux que Tondise de vous que vous vous êtes abaissé à vousattaquer à si piètre adversaire. Pour cela, je sup-plie le grand professeur et le célèbre érudit, si re-specté dans le monde des lettres et du savoir, desonger au prophète David et à ne pas convoiterla brebis du pauvre. Mesurez-vous plutôt à desadversaires qui soient capables de se défendre...

La lettre contient encore mille persiflagesque le récipiendaire a dû ressentir comme descoups de couteau.

Botros avait-il raison ou tort dans cette af-faire? Sur le fond, je ne dispose évidemment pasde tous les éléments qui me permettraient detrancher. Ce dont je suis intimement convaincu,en revanche, c'est qu'il avait tort, mille fois tort,de se laisser entraîner vers de tels marécages.J'émets cette opinion en étant, oui, bien sûr, assisdans mon fauteuil, dans la quiétude de ma terre

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adoptive; lui, au village, pendant la GrandeGuerre, devait avoir à chaque instant la certitudede se battre pour sa survie, pour son école, poursa place au soleil - que, finalement, il n'obtiendrajamais.

Mais je ne voudrais pas tomber dansl'indulgence à son égard, ni dans la compassion.Je ne voudrais pas que mon propre sentiment deculpabilité m'amène à passer ses manquementssous silence. Je dois aussi à sa mémoire la vérité.La vérité n'est pas une sanction que je lui inflige,c'est un hommage à la complexité de son âme, etc'est l'épreuve du feu pour l'homme qui voulaits'échapper de l'obscurité vers la pleine lumière.

Pendant les années de guerre, quand sévis-sait la famine, quand les morts se comptaient déjàpar milliers, mon grand-père se trouvait, grâce àsa prévoyance, à l'abri du besoin, avec plus degrains qu'il n'en fallait pour nourrir ses enfants,avec un peu d'argent aussi, de quoi attendre desjours meilleurs, et de quoi garder l'école

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ouverte... Une situation peu enviable, paradoxale-ment, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire.Car les gens n'avaient pas envie de croire que Bo-tros échappait au désastre parce qu'il avait été leplus prévoyant; ils n'avaient pas envie de croireque s'il disposait d'un peu plus d'argent qu'eux,c'est parce qu'il administrait depuis vingt ansavec rigueur les propriétés familiales, qu'ils'occupait des graines, des récoltes — il avaitmême fait des études de comptabilité, et obtenuun diplôme, afin de mieux gérer la petite, la toutepetite fortune familiale. Les gens, du temps de lafamine, ne voulaient pas croire que Botros s'étaittout simplement montré un meilleur gestionnairequ'eux. Ils voyaient seulement en lui un nanti, unprivilégié, et donc, forcément, un profiteur.

Quand, pendant la guerre, on venait lui pro-poser d'acheter un terrain, qu'il répondait que leprix était trop élevé, et qu'il réclamait une expert-ise, on le regardait de travers, on persiflait dansson dos, on le traitait de vautour. Lui, cependant,était persuadé de suivre là une procédure

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régulière, et l'expert, sans avoir besoin d'être in-fluencé ou corrompu, lui donnait raison.Comment aurait-il pu en être autrement? Le paysentier était à vendre et personne ne voulait ni nepouvait acheter; on voyait chaque jour des gensmourir de faim pour n'avoir pu monnayer leurspropriétés;

alors, forcément, les prix étaient au plus bas, et sil'on trouvait acheteur, celui-ci n'avait aucun mal àobtenir les conditions les plus avantageuses. Bo-tros devait même avoir le sentiment de rendreservice en se séparant d'une partie de sa réservede survie pour acquérir un terrain dont personned'autre ne voulait, et qui ne lui servait à rien ; vuede l'autre côté, la transaction ne pouvaitqu'apparaître léonine, abusive, sordide; sinon toutde suite, du moins après la guerre, lorsque lesprix seraient remontés et que les gens se seraientmis à regretter d'avoir vendu trop bas.

A n'en pas douter, Botros a manqué de dis-cernement. Il aurait certainement dû s'abstenir

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d'acheter quoi que ce fût pendant les années deconflit. Mais peut-être la tentation était-elle fortede posséder ici une terrasse de figuiers, là uneforêt de pins, voire un pan de colline. Peut-être yavait-il aussi, dans un recoin de son esprit, ledésir d'égaler, au pays même, la réussite matéri-elle obtenue par Gebrayel aux Amériques... Celadit, s'agissant d'un homme à la fois intègre et pas-sionné, on ne devrait pas exclure l'éventualité laplus honorable de toutes, à savoir qu'il aitsincèrement voulu aider des familles dans le be-soin, qui, sans la vente de leurs terrains, seraientmortes de faim. Et qu'il n'ait tout simplement pascompris que son geste pourrait être interprété demanière infamante.

Autre erreur de jugement, à la même époque: il a prêté de l'argent. Personne n'a jamaisprétendu que c'était à des taux usuraires, il lui estmême arrivé de prêter à taux nul. Mais il y a en lamatière des logiques imparables; il est difficile demaintenir, entre un débiteur et ses créanciers, desrapports humains limpides. En dépouillant le

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courrier de ces années-là, j'ai découvert que biendes gens au village avaient vécu pendant laguerre grâce à l'argent de Botros : ses frères, sesneveux, son beau-père Khalil, et quelquesautres... A un moment où tous étaient ruinés etdémunis, mon grand-père s'était retrouvé dansune position malencontreusement privilégiée, quine lui valut, j'imagine, que des rancœurs, et desinimitiés.

Là encore, dilemme. Qu'aurait-il dû faire?S'il possédait une immense fortune, j'aurais aiméentendre qu'il l'avait distribuée autour de lui àtous ceux qui étaient dans le besoin, que toutenotre vaste famille et tout notre village avaientsurvécu grâce à sa générosité. Mais son dilemmen'était évidemment pas celui-là, puisqu'il ne dis-posait que d'une somme modique, considérableseulement aux yeux des villageois, et qui nefaisait pas de lui un homme riche; il suffit, pours'en rendre compte, de voir à quoi ressemblait samaison, et comment étaient habillés ses enfants...Non, à vrai dire, il n'était pas riche, tout juste

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avait-il un petit pécule qu'il aurait peut-êtremieux fait de dissimuler. Il opta pour une autrevoie, qui lui paraissait à la fois plus morale etplus judicieuse : le prêter à ceux qui manquaientd'argent, pour le récupérer une fois la guerreterminée.

Où donc se trouvait, en ces années calam-iteuses, la ligne de partage entre l'action honor-able et la transaction abusive? On pourrait endébattre longtemps. Ce qui est certain, c'est quel'image de Botros en fut ternie, et que lui-mêmeen fut meurtri. D'autant plus meurtri qu'il ne voy-ait sincèrement pas en quoi il avait fait fausseroute.

Il y a dans les archives familiales, commepour fixer sur papier cette époque pénible, unephoto qui représente Botros, Nazeera, et leursquatre premiers enfants. A en juger par l'âge ap-parent du plus jeune, on devait être en 1921, auprintemps, ou peut-être en été. Mon grand-pèren'avait que cinquante-trois ans, mais déjà une

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allure de vieillard, un sourire forcé et désabusé, latête prise dans des soucis qui se reflètent jusquedans les yeux des enfants, olives noires qui osentà peine rêver. Ils sont tous habillés de la mêmeétoffe à carreaux comme des orphelins qu'ils nesont pas encore, derrière eux un vieux mur depierre et le tronc nu d'un arbre anonyme. Ils nesavent pas ce que sera leur vie et moi aujourd'hui,sans mérite, je le sais. Qui est mort en premier?Qui a émigré ? Qui est resté ?

Un seul parmi eux est encore en vie, et surla photo il est le seul à paraître joyeux. L'aîné demes oncles, toujours lointain, dans sa retraite in-terminable en Nouvelle-Angleterre.

Ma grand-mère était alors enceinte. Surl'image, cela se voit à peine, mais par les dates jele sais. Elle allait accoucher début décembre1921, et mon grand-père avait déjà choisi pourl'enfant un prénom : il s'appellerait « Kamal », enl'honneur d'Atatiirk.

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Pourquoi mon grand-père s'enflamme-t-ilcette année-là pour Kemal Atatürk? Nulle part,dans ses écrits, il ne s'en explique, mais je n'aipas trop de mal à le deviner. Lui qui, depuis tou-jours, rêvait d'assister au grand chamboulementde l'Orient, lui qui avait passé sa vie à bataillercontre le passéisme, contre le poids étouffant destraditions, et pour la modernité, jusque dans leshabitudes vestimentaires, il ne pouvait demeurerinsensible à ce qui se produisait dans la Turquiede l'après-guerre : un officier ottoman né à Salo-nique, instruit dans ses écoles, nourri de ses Lu-mières, qui proclamait son intention de démantel-er l'ordre ancien, pour faire entrer ce qui restaitde l'Empire, de gré ou de force, dans le sièclenouveau.

Ce côté musclé de l'entreprise kémaliste nedevait pas trop déplaire à mon aïeul, me semble-t-il. Je garde en mémoire des vers en langue dia-lectale que mon père m'a souvent récités, com-posés par son propre père, et qui visaient claire-ment les hommes de religion - en premier lieu, je

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suppose, le curé Malatios. Je les traduiraiscomme suit :

Si des ciseaux de cordonnier pouvaient les ton-dre, Les tondre, de la tête aux pieds!

Je cite ici cette épigramme parce qu'elleévoque pour moi la manière dont Atatiirk allaitfaire couper autoritairement les barbes des reli-gieux musulmans, - comme, deux siècles plus tôt,Pierre le Grand celles des popes. En 1921, rien decela ne s'était encore produit, mais les convic-tions laïques et modernistes du nouveau maîtrede la Turquie étaient déjà affirmées, et je ne suispas étonné de l'engouement de Botros, qui avaitdû éprouver envers cet homme une puissante af-finité, tant dans les idées que dans le tempéra-ment; je suis même persuadé qu'il avait dû regret-ter que sa Montagne ne soit plus territoire turc.Kemal, lui au moins, était un laïc cohérent, pascomme ces Français qui, chez eux, séparaientl'État de l'Église, et chez nous finançaient l'écoledu curé!

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Peut-être bien qu'il y avait çà et là, entrel'admirateur et son héros, certaines différencesd'attitude - il m'est arrivé d'en signaler une, à pro-pos des couvre-chefs ; alors qu'Ataturk voulaitremplacer le fez et le turban par le chapeau àl'européenne que lui-même arborait volontiers,Botros préférait aller tête nue, prenant ainsi sesdistances aussi bien envers ceux qui demeuraientsoumis aux traditions orientales qu'envers ceuxqui mimaient les gestes des Occidentaux. Mais ladifférence était plus apparente que réelle : mongrand-père voulait bien que les Orientauxprennent exemple sur l'Occident, ses critiquesvisaient surtout ceux qui singeaient l'Autre sanschercher à comprendre les raisons profondes deson avancement; quant à Ataturk, même s'il étaitun admirateur des Occidentaux, il savait aussileur tenir tête.

Justement, en cette année 1921, il avait re-mporté succès sur succès contre les arméeseuropéennes qui occupaient la Turquie. Et en oc-tobre, il avait obtenu de la France qu'elle

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reconnaisse son gouvernement et qu'elle retire sestroupes de son pays. C'est à ce libérateur desterres et des esprits que mon grand-père voulaitrendre hommage en appelant son enfant de sonprénom, prononcé à la manière arabe : « Kamal».

Il ne s'était d'ailleurs pas gêné pour annon-cer sa décision à l'avance. C'était manifestementune bravade, contre les tenants del'obscurantisme et du traditionalisme, contre lesadversaires de son École Universelle, contre legénéral Gouraud et Monsieur Trabaud, contretous ceux qui le combattaient, qui le calomni-aient, ou qui lui refusaient leur aide...

L'enfant attendu naquit le 9 décembre 1921.Botros se trouvait à Beyrouth ce jour-là. Quand ilrevint au village quelques jours plus tard, il yavait des murmures à son propos, des ricane-ments, des railleries... Et ses proches, à commen-cer par Nazeera, étaient embarrassés. Hélas, il nepourra pas tenir sa promesse, la Providence en a

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décidé autrement, l'enfant ne pourra pas porter leprénom d'Ataturk - puisque c'est une fille !

Mon grand-père fronça les sourcils, et ne ditrien. Il alla s'asseoir à sa table d'écriture, dans uncoin de la chambre, à deux pas du lit où étaitétendue sa femme ; laquelle fit signe de la main àtout le monde de sortir, les grands emmenant lespetits. Il ne resta plus dans la pièce que la mère,le père, et le nouveau-né - tous les troissilencieux.

Au bout d'une longue méditation, Botros re-garda Nazeera et lui dit :

— Et alors? Nous avons une fille - et alors?Je l'appellerai quand même Kamal! C'est unprénom de garçon - et alors ? Quelle différence ?Ce n'est pas ça qui me fera changer d'avis !

L'histoire ne dit pas si ma grand-mère cher-cha à le dissuader. J'imagine que oui. J'imaginequ'elle tenta courageusement de lui expliquer que

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ce prénom serait lourd à porter pour une fille.Mais qu'il s'entêta, comme à son habitude, etqu'elle, comme à son habitude, finit par lui céder.

Les jours suivants, d'autres membres de lafamille, j'imagine, tenteront encored'argumenter... Peine perdue! Mon grand-pèreétait ainsi fait que lorsqu'on cherchait à lui in-diquer la voie de la raison et du bon sens, c'étaitpour lui une puissante incitation à s'en écarter. Safille, ma tante paternelle, portera le prénomd'Atatiirk.

Kamal - j'attendais ce moment pour parlerd'elle. A plusieurs reprises, dans les chapitres quiprécèdent, parfois entre guillemets et parfoissans, je l'ai citée en prenant soin de ne pas lanommer avant d'en être arrivé à ce point del'histoire où s'explique son nom. Lequel figurepourtant, avec celui de son mari, aux toutespremières pages, puisque c'est d'abord à elle quece livre est dédié.

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Dès que j'ai formé le projet d'une recherchesur mon grand-père, sur mon grand-oncle Geb-rayel, sur notre parenté et nos origines, c'est verselle que je me suis tourné, c'est elle que j'ai misedans la confidence. Il me manquait, pour ce voy-age délicat, un guide intime, proche de moi etproche de ce temps-là, capable de me décrireavec précision et rigueur les personnages, les sen-timents du moment, de me dire ce qui est plaus-ible, s'agissant du passé, et ce qui ne l'est pas. Unguide qui remplace à mes côtés tous ceux quin'étaient plus là. Je parle d'elle avec émotion,avec gratitude, et aussi avec tristesse, parcequ'elle a disparu à son tour, trop tôt, au cours dece voyage.

Les derniers temps, stimulés l'un et l'autre par lacommodité du courrier instantané, nous nousécrivions souvent de longues lettres. Moi enfrançais, elle en anglais, un anglais à la fois élég-ant et précis. Quand je l'interrogeais sur une his-toire qu'on m'avait rapportée, ou que j'avais dé-duite des documents que j'épluchais, je savais que

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je pouvais me fier, les yeux fermés, à son appré-ciation. « Cette version de l'événement me paraîtdouteuse », « Ce récit correspond à ce que j'aientendu autrefois, et il me semble qu'ils'approche de la réalité », ou bien « J'ai uneautre version de cette histoire, que je tiens del'intéressé lui-même... », ou, mieux encore «Al'âge de treize ans, j'ai entendu — I overheard -Alice murmurer à l'oreille de ta grand-mère quela mort de Gebrayel n 'était pas accidentelle»...Son évaluation rigoureuse ne l'empêchaitd'ailleurs pas de me rapporter parfois des ragots,lorsqu'elle les jugeait instructifs; mais dans cecas, elle précisait entre parenthèses « (hearsay) »,pour qu'il n'y ait aucune confusion.

Les récits concernant sa propre naissance et sonprénom appartiennent en partie à cette dernièrecatégorie, celle de « l'entendu-dire ». Mais enpartie seulement. Tout ce qui concerne Atatiirk,l'engouement de mon grand-père à son endroit, saferme volonté d'appeler son enfant de son nom,est strictement authentique ; en revanche, les

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propos de mon grand-père dans la chambre nesont pas de première main. L'unique témoin, safemme, Nazeera, ne les a certainement pas rap-portés tels quels. Pourquoi? Parce que ma grand-mère ne se laissait jamais aller à ce genre de con-fidences. Ni à sa fille, ni à qui que ce soit d'autre.D'ailleurs, personne n'aurait osé l'interroger. Lafille du prédicateur presbytérien, la fille del'austère Sofiya, n'inspirait à ceux quil'approchaient aucune familiarité; elle suscitaitplutôt la circonspection, et même la crainte. Paspour nous, ses petits-enfants, qui l'avons connueâgée, adoucie, affectueuse; mais ceux qui l'ontconnue plus tôt la traitaient avec égards, et sespropres enfants lui étaient soumis. Ils l'aimaientaussi, sans doute, mais avant tout ils lacraignaient; entre elle et eux, pas de bavardage.Et pas de grandes effusions. J'ai déjà eul'occasion de raconter l'histoire de la petite fillequi demandait à sa mère pourquoi elle nel'embrassait jamais comme d'autres mères au vil-lage embrassaient leurs enfants, et cette mère qui

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répondait, gênée, qu'elle l'embrassait seulementpendant son sommeil. La petite fille, c'étaitKamal, justement.

Si j'évoque ici un peu plus longuement lepersonnage de ma grand-mère, c'est pour uneraison précise. Une raison vers laquelle jem'avance avec d'infinies précautions. Étant de lamême argile que mes aïeux, j'ai les mêmespudeurs, le même culte du silence et de la dig-nité. Pour cela, il ne m'est pas facile d'abordercette question qui, depuis quelque temps, me ta-raude, et dont les survivants ne m'ont parléqu'avec parcimonie : comment Nazeera, person-nalité forte, rigoureuse, autoritaire, trempée dansle bon sens, parvenait-elle à cohabiter avec unmari fantasque, provocateur, et instable? La ré-ponse à laquelle j'ai abouti, c'est qu'ils n'étaientplus très souvent sous le même toit.

Le premier indice m'est venu il y a trèslongtemps, de mon père, mais je n'y avais pasprêté attention. J'étais, dans mon enfance,

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terrorisé à l'idée de perdre un jour mes parents,surtout lui, qui me paraissait fragile, vulnérable,menacé, depuis que j'avais su qu'il avait perduson propre père lorsqu'il était lui-même enfant. Al'époque, je n'effectuais évidemment aucunerecherche, je ne songeais pas à écrire, je voulaisjuste calmer mes angoisses. J'avais donc posé unesérie de questions sur « jeddo Botros »,auxquelles mon père avait patiemment répondu,avant d'ajouter :

— Je te dis les choses comme on me les aracontées, parce que j'ai peu connu ton grand-père. Il travaillait à Beyrouth, et nous, nousétions au village.

— Il ne remontait pas à la maison le soir ?

— A l'époque, tu sais, il n'y avait pas deroutes, et les automobiles étaient rares...

Sur le moment, je n'avais décelé là-dessous riend'anormal. Tous les étés de mon enfance, nous

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allions au village, ma mère, mes sœurs et moi.Mon père aussi, qui cependant ne lâchait jamaisson travail; il continuait à « descendre » àBeyrouth, au journal, chaque matin, pour « re-monter » au village en fin d'après-midi. Dès qu'ilarrivait sur l'autre versant de la Montagne, ilklaxonnait d'une manière caractéristique, alorsnous courions sur la route à sa rencontre, jusqu'aulieu dit la Tannerie. C'était un rituel quotidien.Mais c'était seulement pendant les trois moisd'été. Les neuf autres mois de l'année, toute la fa-mille était rassemblée dans la capitale.

Aujourd'hui, je trouve aberrant de n'avoirpas demandé à mon père comment il se faisaitque mon grand-père travaillait à Beyrouth, quandtout le monde m'avait toujours dit qu'il était ledirecteur de « notre » école villageoise, dontj'avais si souvent visité les locaux abandonnés.

Bien des années plus tard, j'ai eu entre lesmains un autre indice. Provenant encore de monpère, mais cette fois dans un texte sur son propre

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père, — le seul, à ma connaissance, qu'il lui aitjamais consacré. Il l'avait écrit pour le cin-quantenaire de sa mort; non que Botros fut unpersonnage illustre dont on célèbre les anniver-saires, mais son fils avait voulu saisir l'occasion,justement, pour le sortir un peu de l'obscurité. Lepapier, couvrant une demi-page dans le supplé-ment littéraire d'un grand quotidien, commençaitpar un préambule où mon père s'excusait de nepouvoir décrire le personnage convenablement,n'ayant gardé de lui que des souvenirsembrouillés :

Il est mort alors que j'étais encore très jeune, etles dernières années, je ne le voyais que

rarement, vu qu’il travaillait à Beyrouth...

J'ai trouvé cet article par hasard, perdu aumilieu de mille autres papiers, dans un tiroir, sousla bibliothèque de mon père. Lui-même n'étaitplus en vie, et ma grand-mère non plus, mais jepouvais encore interroger de précieux survivants

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- notamment Kamal. Qui, au bout de quelquesjours, m'adressa cette réponse :

Sur la question de savoir si ton grand-pèreavait eu une activité régulière à Beyrouth aucours des dernières années de sa vie, j'ai interro-gé les trois ou quatre personnes qui pourraientencore se souvenir, et j'ai obtenu ces quelqueséléments, que je te livre tels quels : après s'êtreassuré que l'école de Machrah fonctionnaitdésormais correctement, et que les grands élèvess'occupaient efficacement des plus petits en sonabsence, il avait décidé de créer à Beyrouth unestructure qu 'il avait appelée « le Bureau de laconnaissance et du travail », et qui proposait descours privés...

Sans exprimer ses doutes, ma correspond-ante prenait ses distances par rapport à cette ver-sion, en l'attribuant à ses informateurs (qu'en unautre endroit de la lettre elle mentionnait un àun). De fait, l'explication était quelque peu ellipt-ique : quand on a eu l'occasion de constater tous

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les scrupules qu'avait manifestés Botros lorsqu'ilavait dû s'absenter quelque temps à Alep, quandon sait les difficultés qu'avait son école à survivreface aux attaques incessantes du curé Malatios,on ne peut que sourire en lisant qu'il se sentait enmesure de se lancer dans une nouvelle entreprise,loin du village, parce qu'il savait que les élèvesâgés de dix ans s'occupaient à présent de ceux quin'en avaient que six! Et alors que sa femme avaitdéjà cinq enfants sur les bras, et qu'elle allait bi-entôt donner naissance à un sixième.

Kamal, qui savait deviner ce qui me trottaitdans la tête, prit le soin d'ajouter, dans la suite dela lettre.

A Beyrouth, ton grand-père logeait chez lesAbou-Samra, ce qui explique les liens étroitsentre eux et notre famille; moi-même, quand jesuis allée pour la première fois en ville avec mamère, c'est chez eux que j'ai logé... Leur fils allaitd'ailleurs épouser Sarah, la principale insti-tutrice de notre école...

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Message reçu : mon grand-père n'avait pasquitté le domicile familial pour mener une doublevie. Mais il est clair qu'il avait envie des'éloigner. Peut-être pas de son foyer ou de sonécole - si, un peu, tout de même ! - mais surtoutdu village et des villageois. Toutes ces querellesautour des terrains, de l'argent prêté, autour deson refus de baptiser ses enfants ; toutes cesdiatribes, tous ces procès avec des voisins, descousins; sans même reparler du curé...

Botros était, à l'évidence, épuisé, dégoûté; ilavait besoin de respirer, il avait besoin d'autrechose, ailleurs. Ses instincts de célibataire avaientrepris le dessus.

L'année 1922 n'apporta rien qui pût atténuerla rage de mon grand-père. Un nouveau haut-commissaire fut nommé par la France pour sesnouvelles possessions du Levant : Maxime Wey-gand, général déjà célèbre et catholique fervent.Botros ne prit même pas la peine de lui écrire.Avec Gouraud, il pouvait essayer de démontrer

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que ses actes n'étaient pas en conformité avec sesconvictions humanistes ; avec son successeur,hélas pour mon grand-père, aucune contradiction: dès son entrée en fonctions, Weygand manifestason intention de favoriser l'enseignementreligieux.

Dans les archives familiales, les vers com-posés cette année-là redoublent de violencecontre les hommes de religion.

Ce sont des démons en habits de braves gens Ou,si l'on préfère, des satans sans queue, Sauf quedes queues leur poussent dans le visage Tellessont leurs barbes, que Dieu y mette le feu!

Il faut espérer que Theodoros, qui arboratoute sa vie et jusqu'à sa mort une imposantebarbe de prélat, n'eut jamais vent de ces parolesde son frère.

Ni de celles-ci, d'ailleurs :

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Qui dira aux jésuites qu’ils sont à présentComme des loups à qui Ton aurait confié desbrebis ? Le mal, tout le mal, se cache sous le mot« amour » Un mot qu’on entend fréquemmentdans les lupanars.

Je ne saurai jamais quels événements précisavaient provoqué un tel assaut de Botros contre laCompagnie de Jésus. Ce qui est certain, c'est quecet ordre religieux jouait un rôle majeur dansl'enseignement au Liban à l'époque du Mandatfrançais, rôle qui n'était évidemment pas du goûtde mon grand-père. Mais il y avait probablementeu un incident précis, qui l'avait affecté plus dir-ectement. Que les jésuites aient apporté par ex-emple un soutien quelconque à l'école du curéMalatios, qu'ils lui aient accordé leur cautionpédagogique, d'une manière ou d'une autre... Jen'ai aucune preuve tangible, mais la chose estplausible, et elle expliquerait la véhémence deBotros.

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Oserai-je irriter mon aïeul davantage ensignalant ici, rapidement, entre deux paragraphes,que plusieurs « brebis » de sa descendance al-laient se retrouver un jour sous la férule de ces «loups » jésuites ? Fort heureusement pour lui, ils'en est allé, paix à son âme, sans avoir vu cela!

Ayant refermé cette brève parenthèse, jem'engage dans une autre digression, un peumoins brève, mais qui me semble nécessaire pourdissiper un malentendu.

Je viens en effet de citer, coup sur coup,plusieurs propos violemment anticléricaux deBotros. Je tenais à le faire, ayant souffert de voirson image dans la famille édulcorée, attiédie, dis-soute... C'était un révolté, et c'est dans les ruinesde sa révolte que je cherche mes origines, c'est desa révolte que je me réclame, c'est d'elle que jesuis issu. Mais je ne voudrais pas non plus rem-placer une falsification par une autre. Ce quiserait le cas si je passais sous silence le fait que,face à cette poignée de vers rageusement

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anticléricaux, il y en a des centaines - oui,plusieurs centaines — qui laissent entendre autrechose.

Ainsi, dès les premières pages des plus an-ciens cahiers conservés par Botros, on trouve unhymne de 1893 à la gloire du patriarche grec-catholique Gregorios 1°, et déjà un poème de1892 en l'honneur de ce même prélat - alors quemon grand-père était encore à l'école des mis-sionnaires américains. En 1898, un livre est pub-lié à Beyrouth pour rendre hommage au nouveaupatriarche grec-catholique, Botros IV, àl'occasion de son élection; on y trouve un poèmede Theodoros, qui occupe une page et demie,mais aussi un poème de Botros, tout aussi dithy-rambique, et qui occupe trois pages.

Où que l'on promène son regard dans lescahiers de mon grand-père, on rencontre des pat-riarches, des évêques, des archimandrites, desekonomos, des supérieurs de couvent, des Sain-tetés, des Béatitudes, des Révérends... Les uns

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grecs-catho-liques, les autres grecs-orthodoxesou maronites ou protestants.

Cela voudrait-il dire que Botros pratiquait,lui aussi, ce double langage qu'il fustigeait tantchez ses compatriotes ? Il me semble que ceserait injuste de l'affirmer. Un homme qui refusede baptiser ses enfants, et prend ainsi le risque dese mettre à dos toute sa communauté et toute safamille ne peut raisonnablement être accusé deduplicité. Il a une ligne de conduite cohérente,minutieuse, toute en nuances, pour laquelle il aaccepté de souffrir et qui, pour cela, mérite d'êtrerespectée : lorsqu'il affirme qu'il ne faut pas im-poser à des nourrissons une religion qu'ils n'ontpas librement choisie, et qu'il faut attendre qu'ilssoient en âge de décider par eux-mêmes, c'est trèsexactement ce qu'il pense, et il l'a démontré ;lorsqu'il ajoute qu'il n'est aucunement hostile auchristianisme - ni, plus généralement, à la reli-gion - et qu'il entend inculquer à ses élèves lesvrais préceptes de la foi sans entrer pour autant

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dans les querelles entre communautés, c'est là en-core très précisément ce qu'il pense.

Son anticléricalisme avait une cible délim-itée : ceux qui, par obscurantisme et par fanat-isme, combattaient son École Universelle, tel lecuré Malatios, et ceux qui lui prêtaient main-forte. Personne d'autre. Son rêve n'était pasd'abolir la religion ni même les Églises; son rêveétait de pouvoir vivre un jour dans un pays libre,entouré de femmes et d'hommes libres, et mêmed'enfants libres ; dans un pays régi par la loiplutôt que par l'arbitraire, gouverné par des diri-geants éclairés et non corrompus, qui assureraientau citoyen l'instruction, la prospérité, la liberté decroyance et l'égalité des chances, indépendam-ment des appartenances confessionnelles dechacun, afin que les gens ne songent plus àémigrer. Un rêve légitime mais inatteignable,qu'il poursuivra avec entêtement jusqu'à sondernier jour. Et qui le conduira souvent àl'amertume, à la rage, au désespoir.

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Avec une infinie tristesse je songe à toutes cesannées que j'ai perdues entre cahiers et encriersdans un pays de futilité et de superficialité!

Si je cite à nouveau ce passage d'une lettreadressée à son beau-frère Chucri, c'est parcequ'elle dévoile un sentiment d'échec qu'il asouvent éprouvé mais que, d'ordinaire, sa fierté etun certain sens de la responsabilité lui imposaientde taire. A vrai dire, il a constamment douté,douté de cr qu'il faisait, et douté de l'avenir des «contrées orientales » même lorsque l'occasionsemblait propice à l'espoir. Comme lors de lagrande révolution ottomane.

Si un certain temps s'écoulait sans que nous ay-ons rattrapé les peuples avancés, ceux-ci ne nousregarderont même plus comme des êtres humains!

Puis, un peu plus tard :

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Un sultan a abdiqué, un autre est monté sur letrône, mais le pouvoir s'exerce toujours de lamême manière,

Nous sommes une nation volage, que le vent despassions entraîne par-ci, par-là...

Ces paroles aussi, je les ai déjà citées enleur temps. Mais pas celle qui vient, griffonnéeau crayon à mine sur une feuille volante, avec, enguise de titre, simplement : Beyrouth, 1923.

Je suis las

Las de décrire

L'état de nos pays d'Orient,

Remplacez « pays » par « calamité »

Remplacez « Orient » par « malédiction »,

Vous aurez une idée de ce que je chercheà dire.

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Ces propos désabusés ne s'expliquent passeulement par les calamités ordinaires auxquellesil devait constamment faire face. Une secoussed'une tout autre magnitude venait de se produire.Une tragédie à la fois brutale et emblématique,dont il ne se remettrait pas.

En 1923, l'un des neveux de Botros, ungarçon d'une grande intelligence que tout lemonde s'accordait à comparer à son oncle, et quiavait été l'un des meilleurs élèves de l'École Uni-verselle, annonça à ses parents qu'il n'avait pasl'intention de travailler dans l'entreprise familiale,et qu'il allait s'inscrire à l'université pour étudierla littérature. Il ajouta même, peut-être par simplebravade, mais peut-être aussi par conviction, qu'ilavait décidé de consacrer sa vie à la poésie.

Ces projets n'enchantèrent ni sa mère, quiétait la sœur de Botros, ni son père. L'un et l'autreauraient préféré le voir s'orienter vers des ambi-tions moins fantasques. Ils se seraient cependantrésignés, me dit-on, si le frère aîné du père, qui

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était, selon la coutume, la véritable autorité danscette branche de la famille, avait accordé sonconsentement. Ce qu'il refusa obstinément; à sonneveu, qui osait argumenter, il répondit: «Tun'iras nulle part! Tu travailleras ici, avec nous,comme nous! Tu es un homme maintenant et ilest temps que tu commences à gagner ton pain. »Le jeune homme répliqua : « Je ne mangerai plusde pain ! »

Il m'est arrivé de raconter, par le passé, unelégende villageoise où un garçon prénomméTanios faisait la grève de la faim pour obtenir ledroit de poursuivre ses études; au moment où ilsemblait perdu, ses parents capitulaient, et le con-fiaient à la garde d'un pasteur anglais; alors il re-commençait à se nourrir. Je m'étais évidemmentinspiré de l'histoire qui s'était produite chez lesmiens, en la transformant selon mon cœur.

A présent, l'histoire vraie : le jeune hommeest mort. Très exactement le 28 juillet 1923.

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Lorsqu'il avait commencé à jeûner, ses par-ents s'étaient montrés intraitables, persuadés qu'ilfinirait bien par céder. Voyant qu'il ne mettaitvraiment plus rien en bouche, qu'il maigrissait ets'affaiblissait, ils avaient changé d'attitude, et luiavaient promis qu'ils ne s'opposeraient plus à sesprojets. Mais il avait déjà passé la ligne invisiblequi sépare le désir de vivre du désir de mourir.

Mon père, qui était né en octobre 1914 etavait donc un peu moins de neuf ans à l'époque,m'avait parlé quelquefois de ce drame :

— Je m'en souviens comme si c'était hier.Toute la famille défilait devant mon cousin pourle supplier de recommencer à se nourrir. On luitendait des choses qu'il aimait, comme si celapouvait lui faire envie et lui redonner de l'appétit.On lui jurait, on lui promettait... Il y avait touteune foule autour du lit, et sa mère pleurait. Maisil n'écoutait plus personne.

— Il a jeûné jusqu'à la mort?

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— Il ne s'est pas éteint lentement commeune bougie. Un jour, alors qu'on n'avait pas en-core désespéré de lui faire changer d'attitude, soncœur a soudain lâché.

Botros se trouvait à Beyrouth lorsque lacrise avait éclaté. Au début, les parents du garçonn'avaient pas voulu le prévenir, l'estimant un peuresponsable des lubies de leur fils, et craignantqu'il ne vînt le conforter dans son entêtement, luidont les entêtements étaient proverbiaux dans lafamille. C'est quand la situation s'aggravadangereusement qu'ils firent appel à lui. Troptard. Le jeûneur ne voulait plus écouter personne.

Ce drame affligea la parenté entière, et per-turba les esprits pour longtemps. Venant si peude temps après la grande famine, qui avait causépour tous les fils de la Montagne un traumatismedurable, cette famine librement consentie, libre-ment imposée à soi-même, et pour de pures rais-ons de principe, avait une noblesse inquiétante.Le neveu de Botros avait émigré vers la mort

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comme d'autres émigraient vers l'Amérique, pourles mêmes raisons : l'univers qui l'entourait de-venait étroit, étroites les communautés, leursidées, leurs croyances, leurs manigances, leurgrouillement servile; étroites aussi les familles,étroites et étouffantes. Il fallait s'échapper!

Mon grand-père a consigné dans un de sescahiers l'élégie qu'il prononça à cette occasion,partie en prose, partie en vers. Dans les lignes in-troductives, il ne parle pas de grève de la faim,mais seulement de « mort soudaine »...

Chacune de ses paroles montre à quel pointil était affecté, et révolté; dans le même temps, ilne pouvait s'acharner sur sa sœur, qui vivait uncalvaire, ni sur son beau-frère, ni sur les membresde leur clan, aussi coupables fussent-ils. Les fun-érailles ne sont pas faites pour polémiquer, pourrégler des comptes, pour dénoncer l'esprit obtusdes uns et des autres. Elles ne sont pas non plusl'occasion de dire toute la vérité. Elles servent àconsoler, à apaiser, à mettre du baume.

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Les premiers propos de Botros ne débordèrentpoint de ce cadre. Après avoir dit que certainespersonnes laissaient, après un passage trop brefau milieu de nous, une trace que ne laissaient pasbien d'autres, qui avaient vécu plus longtemps, ils'adressa à lui-même, dans le style des élégiesanciennes :

Je t'avais déjà vu pleurer, mais jamais encoredes larmes de sang...

Puis il fit l'éloge du disparu, avec parfoiscertaines images convenues, « son âge aura étécelui des roses », et d'autres qui l'étaient moins...Avant de s'approcher, à petits pas, de la choseindicible.

La vie nous avait offert un joyau, mais, prise deremords, elle nous l'a retiré.

Jusqu'au moment où il lança, tout près dela fin :

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Nous t'avons fait détester notre existenceet ses tracasseries

Alors tu l’as quittée, tu nous as quittés, deton plein gré...

Le mot était lâché. Le masque des conven-ances, écarté : le jeune homme était parti de sonplein gré, et de « notre » faute.

Que te soit belle cette autre vie que tu asdésirée

Là-haut, au-dessus de nous, dans le palaisdu Maître.

Quant à nous, nous resterons ici, près deta tombe

A l'arroser de larmes pour que son herbereste verte.

Dans l'assistance, ce jour-là, circulaient parmi lessanglots d'innombrables murmures; ainsi que

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cette histoire qui, depuis, continue à se raconterau village : les parents du jeune défunt avaient euun premier enfant qui s'était révélé chétif, et quiétait mort en bas âge ; pour conjurer le sort, lepère avait décidé de donner désormais aux filsqui lui naîtraient des noms de carnassiersvigoureux; il en eut trois, qui reçurent desprénoms signifiant « Fauve », « Lion » et «Guépard ».

J'ai parfaitement connu le plus jeune, «Guépard » — Fahd; je lui rendais visite quelque-fois avec mon père; c'était un homme réservé, af-fable, plutôt timide, rien en lui pour suggérer laférocité. J'imagine que ses deux grands frères, «Fauve » et « Lion », ne devaient pas être trèsdifférents ; nul doute que celui qui leur avait ac-colé ces prénoms faussement prédestinés devaitse sentir floué; ils écrivaient, l'un comme l'autre,des vers délicats, bien tournés; dans les papiersfamiliaux ont été conservés quelques poèmes dechacun, dans leur écriture.

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Celui qui se laissa mourir de faim était «Lion », Assad, le cadet. « Le lion est roi, et tu asété roi, mais roi de la pureté et du savoir », luidira Botros dans son élégie. Nul doute que cesparoles aient été comprises, par une partie del'auditoire, au-delà de leur sens apparent.

Ce drame aura une suite immédiate, quemon père évoqua jadis devant moi, et quim'apparut, sur le moment, comme un épiloguesatisfaisant :

— A la mort d'Assad, son frère aîné, quiétait inséparable de lui, a décidé de quitter le paysle jour même, sans attendre l'enterrement. Il s'estglissé hors du village dans la nuit, puis il amarché par les sentiers jusqu'à la côte, jusqu'auport de Beyrouth, où il s'est embarqué sur lepremier bateau en partance pour le Brésil. Pluspersonne ne l'a revu!

C'est ce que j'avais gardé en mémoire depuis desdécennies. Mais en dépouillant les archives

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familiales, j'ai trouvé les échos d'un épiloguedifférent. Dans une lettre à ma grand-mère Naz-eera, l'un de ses frères, émigré aux États-Unis, luidemandait de transmettre ses condoléances à sabelle-sœur et à son époux, « qui viennent de per-dre coup sur coup leurs deux fils ».

Leurs deux fils ? Je me dépêchaid'interroger Kamal qui, au bout de quatre jours,me rapporta ce qui suit :

J'avais entendu dire dans mon enfance quel'aîné était effectivement parti pour le Brésil, etqu 'on n 'avait plus jamais eu de ses nouvelles.Plus tard, on m'a appris qu'en fait il s'était en-gagé dans un mouvement politique radical, etqu'il avait été tué au cours d'une fusillade. Maisje viens d'avoir une longue conversation avec sanièce, Aida, qui m'a donné une autre version en-core de cet événement. D'après elle, son oncleaurait eu au Brésil une liaison avec la femmed'un gouverneur. Ce dernier l'aurait appris, et ilaurait demandé à l'un de ses gardes de l'abattre.

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Le meurtre se serait produit sur les marches del'escalier monumental du palais. On a prétenduqu'il s'agissait d'un anarchiste qui était venu tuerle gouverneur. Je ne sais pas si l'histoire estvraie...

Je ne le sais pas non plus, mais c'est prob-ablement la version d'origine, celle que le courri-er en provenance du Brésil avait rapportée àl'époque aux parents. Qui, la trouvant inconven-ante pour la respectabilité de la famille commepour la mémoire de l'enfant disparu, avaientpréféré gommer l'aspect sentimental pour negarder que l'explication politique - celle-là mêmeque les meurtriers avaient mise en avant : «Fauve » avait adhéré à un mouvement militant, etc'est pour cela qu'il avait été tué.

Quelles qu'en aient été les circonstances ex-actes, la tragédie de l'aîné n'a pas laissé beaucoupde traces dans les mémoires — trop enveloppéedans le brouillard, et trop lointaine. Celle du

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cadet, limpide et proche comme une lame nue, aentaillé les âmes pour longtemps.

S'agissant de Botros, aucun événement nepouvait lui être plus douloureux. Pire qu'un deuil,c'était une défaite, pour tout ce à quoi il avait cru,pour tout ce qu'il avait cherché à bâtir. C'était bi-en la peine de rester au pays, de se dévouer àl'enseignement, si les plus brillants des disciples,les plus talentueux, les plus purs, les plusproches, devaient finir ainsi! Mon grand-pèreétait à présent bien au-delà de l'amertume, auxportes du désespoir.

Ah s'il pouvait encore emmener femme etenfants et partir, oui, partir au loin, partir pour LaHavane, s'associer à son frère, prospérer commelui, construire comme lui une belle maison sur leshauteurs...

Mais ce rêve aussi lui était désormais inter-dit. Gebrayel était mort, sa fortune était perdue, ilne lui restait, pour toute demeure, qu'une dalle

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pompeuse et pathétique au cimetière CristobalColon.

Cuba ne sera plus jamais à nous, grand-père, et le Levant non plus! Nous sommes, etpour toujours serons, des égarés.

L'année 1924 apporta cependant à Botrosquelques nouvelles prometteuses ; venues d'ununivers éloigné du sien, mais susceptibles depeser sur ses propres combats : en mai, des élec-tions en France donnèrent la victoire au Carteldes gauches, qui avait mis en tête de son pro-gramme le retour à une stricte application de lalaïcité, notamment dans l'enseignement. Pour leLevant, les conséquences allaient être immédiates: le très catholique Maxime Weygand fut con-traint de céder son fauteuil de haut-commissaire àMaurice Sarrail, général comme lui, héroscomme lui de la Grande Guerre, mais franc-maçon et farouchement anticlérical. Si cechangement radical d'orientation et d'hommes al-lait devenir officiel en fin d'année, dès le mois de

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juillet il était acquis, les journaux de Beyrouth,relayant ceux de Paris, s'en étaient fait l'écho. Ilsavaient même rapporté ces propos inouïs du nou-veau représentant de la France : dans l'exercicede ses fonctions, il ne voulait surtout pas en-tendre parler de communautés, d'évêques, ni depatriarches, pas plus que de muftis ou d'ulémas !Les dignitaires religieux du pays en avaient étéabasourdis, et outrés.

Pour Botros, à l'inverse, de telles déclara-tions étaient plutôt porteuses d'espoir. Cette fois,les « secours français » allaient arriver pour lui,pas pour ses adversaires; son École Universelleallait enfin bénéficier du soutien des autoritésmandataires, elle allait pouvoir se redresser,s'agrandir, et diffuser ses clartés. Malatios et sesprotecteurs n'allaient plus savoir à quel saint sevouer!

A vrai dire, les choses ne se passeront pasainsi. Sarrail, homme droit, était également unhomme maladroit, insensible aux subtilités

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politiques locales; il suscitera tant de méfiance,tant d'hostilité, tant de remous - notamment unerévolte sanglante en pays druze - qu'il sera rap-pelé à Paris au bout de quelques moisseulement...

Mon grand-père n'a jamais su comment s'estachevé le règne de ce « frère ». Il n'a connu quel'euphorie laïque initiale, et il est mort en es-pérant de bonnes nouvelles. C'était le 17 août1924, un dimanche. Il était dans sa chambre, as-sis à sa table, en train d'écrire. Ma grand-mèrepréparait le repas de midi lorsqu'elle l'entenditl'appeler d'une voix étrange.

Il avait l'habitude de griffonner diverseschoses tout au long de la semaine sur des boutsde papier, sur des cartons, sur le dos de sespaquets de cigarettes, pour, le dimanche, à l'heureoù d'autres villageois s'en allaient à la messe,sortir tout ce fouillis de sa poche et recopier cequi méritait de l'être sur des cahiers propres.

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Si c'est bien ce qu'il faisait ce dimanche-là,je crois savoir sur quel cahier il s'est penché pourla dernière fois. J'en ai récupéré au total treize, encomptant le petit livret d'épargne new-yorkaisdont mon grand-père s'était servi jadis pour lemême usage au large de l'Atlantique, sans douteparce qu'il n'avait pas d'autres feuilles sous lamain.

Un seul cahier contient des textes de 1924.Il a une couverture marbrée, de couleurs ivoire etbordeaux. Une étiquette y est collée, qui portecette mention :

Brouillon de quelques paroles improvisées en descirconstances inattendues, entre l'année 1917 etTannée

Mon grand-père avait l'habitude de laisser ladernière date en blanc, pour la préciser lorsque lecahier était saturé; il en inaugurait alors un autre,sur lequel il inscrivait une formule similaire.

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Cette fois, le cahier n'a pas été rempli. Il reste en-core deux doubles pages vides.

A le feuilleter, je ne puis m'empêcher deguetter avec fièvre la date à laquelle sa plumes'est arrêtée... J'ai parfois éprouvé une émotioncomparable à la lecture du journal d'un écrivain,ou de quelque autre personnage, lorsque je con-naissais le jour de sa mort et que je le voyais s'enapprocher les yeux bandés. Sauf qu'il y a ici, pourmoi, une dimension supplémentaire, qui n'est passeulement liée à la parenté, mais également à lanature du document que je possède : ce n'est pasun ouvrage imprimé, c'est un exemplaire unique,et il est de la propre main de l'homme qui vamourir, de son encre propre; je pourrais mêmetrouver sur ces feuilles des empreintes digitales,et d'infimes traces de sueur ou de sang.

En tête de cet ultime cahier, des vers qui nedevaient pas être conçus comme un exergue,mais qui le sont devenus :

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Tu commences à pleurer ta jeunesse

Dès qu’apparaissent tes premiers cheveuxblancs,

Fleurs minuscules au milieu des ronces.

Mais cet âge mûr lui-même,

Tu as tort de le gaspiller en lamentations,

Car lui non plus ne durera pas.

Au bas de la même page revient la mêmeidée, ou presque :

Il ne sert à rien de regretter sa jeunesse,

Ni de maudire la vieillesse,

Ni d'avoir peur de la mort,

Ta vie, c'est la journée que tu es en train devivre,

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Rien d'autre. Alors divertis-toi, sois heureux,

Et sois prêt à partir.

Et deux pages plus loin, encore une tentat-ive de se réconcilier avec la fin que, confusé-ment, il devait sentir proche :

Qui observe le monde d'un œil avisé

Constate forcément que la vie

Est une denrée périssable,

Seul un esprit libre sait se détourner

Des pâturages où Ton ne broute que la misère,

Pour respirer un parfum d'éternité.

Ce cahier contient des poèmes et des dis-cours prononcés en divers lieux, notamment àAlep, à Zahleh et à Baalbek. Puis l'oraison fun-èbre, déjà citée, pour son neveu « Lion » en

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1923. Ensuite quelques vers composés àl'occasion d'une cérémonie à l'Université Améri-caine de Beyrouth, en 1924 - le mois n'est pasprécisé.

A la même page, je trouve une feuille pliée.C'est une ordonnance de médecin, rédigée enfrançais le 4 juin à l'intention du « Professeur Pi-erre Malouf». Elle ne ressemble guère à ces or-donnances d'aujourd'hui, où les praticiens se con-tentent de griffonner illisiblement une liste denoms barbares; elle contient des dosages précis,destinés au pharmacien qui doit composer lesmédicaments ; aussi est-elle entièrement tapée àla machine, pour éviter toute erreur.

SODIIARSENIA TIS YOHIMBINES SPIEGLESEXT. NUCIS VOMICAE

Inutile d'aller plus loin, ce jargon est, pourmoi, hermétique. Mais je ne m'en inquiète nulle-ment, ayant dans ma famille proche, pour palliermon ignorance, un savant; oui, à côté de mille

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littérateurs, un savant vrai, et même une encyc-lopédie vivante en matière de chimie médicinale,justement. Je m'empresse de lui adresser parcourrier une copie de l'ordonnance. Ses explica-tions détaillées me parviennent quelques joursplus tard.

Tu trouveras ci-dessous quelques notes en ré-ponse à ton interrogation concernant les remèdesprescrits à ton grand-père. Ils ne visaient pas à leguérir d'une maladie précise. J'imagine qu'il sesentait affaibli, et qu'il devait avoir besoin dequelque chose qui lui redonne de l'énergie, et unsentiment de bien-être. Les aliments dont la listefigure en arabe au dos de l'ordonnance étaientcensés avoir un effet similaire.

Voici donc un bref commentaire sur les in-grédients mentionnés. La plupart ne sont plus dutout utilisés. Ils appartiennent à une époque ré-volue, avant l'avènement des produits de synthèseet de la pharmacologie moderne.

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Le premier remède est une prescription àl'ancienne réunissant les sept produits suivants :

a. Arséniate de sodium. L'arsenic peut avoirun effet dopant; des alpinistes professionnelsl'utilisaient parfois pour qu'il leur donne la forcede grimper et de supporter les très bassestempératures.

b. La yohimbine est un alcaloïde extrait d'uneplante africaine. C'est un stimulant sexuel, unaphrodisiaque.

c. Ext. Nucis Vomicae est un extrait d'unegraine indienne contenant de la strychnine, donton pensait qu'elle stimulait les nerf, et donnait del'appétit.

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00.05 Grammes 00.20 Grammes 2.00 Grammes

d. Zinci Phosphidi — il s'agit du phosphure dezinc, utilisé autrefois pour son apport en phos-phore, substance tonique (aujourd'hui, on l'utilisecomme poison contre les rats).

e. Ext. Damianae — c'est un extrait de lafeuille de damiane, que l'on trouve dans les ré-gions tropicales d'Amérique et d'Afrique, et quicontient un certain nombre de composants quiont divers effets : tonique, stomachique etantidépresseur.

f. Ext. Kolae — extrait de la noix de cola,graine africaine riche en caféine, qui est un stim-ulant pour les nerfs.

g. Ext. Cocae — extrait de la feuille de coca,qui vient d'Amérique du Sud (Pérou, Bolivie,etc.). On en tire la cocaïne, qui est un stimulantdu système nerveux central, ainsi qu'un

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anesthésique local. Les indigènes mâchent cesfeuilles pour combattre La fatigue. Elles leur per-mettent également de rester sans nourriturependant plusieurs jours.

Les substances a, c et d sont toxiques au-delàde certaines doses minimales.

Un autre remède prescrit à mon grand-pèreétait un emplâtre, Alcock's american porousplaster, No. I. Dans l'ordonnance, le moded'emploi était expliqué en français : «A placer surla région lombaire et laisser à sa place jusqu'àce qu’elle décolle d'elle-même. »

Ce « sparadrap », connu ici sous l'appellation« lazka amerkaniyyeh », est toujours utilisé. Ilstimule la circulation sanguine dans un organedouloureux. La douleur pourrait provenir d'unrhumatisme, d'un refroidissement, ou d'une autrecause. L'emplâtre peut être appliqué à diversesparties du corps, le dos, l'épaule, le cou, etc. Ilest efficace quand on l'utilise à bon escient.

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Pour ce qui est des aliments que le médecin con-seillait à ton grand-père, il est intéressant denoter qu'il s'agit de mets nourrissants destinéseux aussi à stimuler l'énergie corporelle, et quiconstituent en quelque sorte des complémentsaux médicaments prescrits. Ainsi les œufs à lacoque, les amourettes d'agneau, les poissons, lespoulets, les pigeons et les autres volailles...

Mon grand-père n'avait donc pas été soignéspécifiquement pour une maladie de cœur. Ce quin'exclut pas qu'il ait développé une fragilité de cecôté-là. C'est, en tout cas, l'impression qu'avaiteue Nazeera à l'époque. Plus tard dans la vie, elles'en était ouverte à sa fille, Kamal, qui me l'arapporté :

Mère a dit un jour devant moi que, peu detemps avant sa disparition, Père avait commencéà l'informer de diverses affaires, afin qu'ellepuisse s'en occuper quand il ne serait plus là.Elle avait eu alors le sentiment que ses médecins

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venaient de le prévenir que son cœur pourraitcéder.

Parlant de cœur, je trouve dans ce toutdernier cahier de Botros plusieurs vers quim'intriguent.

Si ma persécutrice éprouvait pour moi

Un peu de ce que j'éprouve pour elle

Elle aurait manifesté envers moi

Un peu de ce que je manifeste envers elle,

Et elle n 'aurait pas cherché à démolir mon cœur.

Comment une personne peut-elle s'acharner ainsi

A démolir la maison qui l'abrite ?

Il est vrai que l'usage du mot « cœur » dansles métaphores amoureuses est la chose la pluscommune aux humains, et pas seulement chez les

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poètes. Mais je ne puis m'empêcher de penserque dans cette citation, il s'agit un peu aussi ducœur en tant qu'organe. Surtout lorsque mongrand-père renchérit, deux pages plus loin :

Sois donc plus conciliante, plus aimante,

Allège mes souffrances

Mon cœur n 'est pas fait en acier!

Puis, juste après, comme s'il poursuivait lamême conversation, et les mêmes reproches :

Tu demandes des nouvelles de mon cœur

Après ce qui Ta frappé? Sache donc

Qu’aucune créature ne l'a fait souffrir plusque toi —

Maintenant tu Tas, ta réponse!

Mon cœur n 'a pas voulu que soit délié

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Ce qui avait été lié...

Sans vouloir faire de la psychanalyse som-maire, il m'apparaît néanmoins que cette propen-sion à évoquer ainsi son cœur à longueur de page,et en l'associant fréquemment à la souffrance, peude temps avant la crise cardiaque qui allaitl'emporter, n'est pas sans signification. L'angoisseet la douleur ont pu induire les mots, et se trave-stir ainsi en fatidiques muses.

Si ce pressentiment d'une fin proche trans-paraît dans les derniers écrits de Botros, celui-cine renonça pas pour autant à ses activités profes-sionnelles, ni à ses obligations sociales, qu'il rem-plissait avec une apparente bonne humeur. Ainsi,en quittant Beyrouth, juste après son rendez-vouschez le médecin, il se rendit à Souk-el-Gharbpour assister à des noces. C'est une bourgade qu'ilconnaissait bien, puisqu'il y avait fait une partiede ses études à l'école des missionnaires améri-cains; il prit d'ailleurs le temps de visiter cette in-stitution, et de composer, selon son habitude,

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quelques vers en l'honneur de ceux quil'animaient, saluant leur dévouement et leur com-pétence ; il y mentionna le fondateur del'établissement, le pasteur Calhoun, ainsi que ledirecteur du moment, le pasteur Shearer.

Ce village était celui de Sofiya, sa belle-mère, et le jeune homme qui se mariait cet été-làétait justement un neveu de celle-ci, et donc uncousin germain de ma grand-mère. Je l'ai bienconnu, d'ailleurs, beaucoup plus tard, dans les an-nées soixante — un vieux monsieur rondouillardet courtois que mon père appelait affectueuse-ment « Uncle Émile », et qui envoyait chaque an-née au printemps une corbeille de fleurs à Naz-eera pour la Fête des mères.

De Souk-el-Gharb, Botros écrivit le 21 juin1924 cette lettre, adressée à l'aîné de ses enfants,mais destinée à tous ceux qui étaient restés auvillage.

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J'aurais voulu être auprès de vous dèsaujourd'hui, mais je n 'ai pas trouvé de moyen detransport convenable, et sans doute devrais-jerester ici jusqu'à la semaine prochaine.

Émile se mariera samedi à l'église, puis ilpartira avec son épouse pour quelques jours demiel, sans que personne les accompagne. Ceuxqui assisteront aux noces se disperseront en quit-tant l'église, sauf bien entendu les intimes, quiiront attendre les deux mariés à la maison (per-sonne ne sait qu'ils y repasseront, mais Émile mel'a dit en secret).

Alors dites-moi, qui d'entre vous aurait enviede venir, et quand ? Discutez entre vous, prenezla décision qui vous paraîtra convenable, etinformez-moi de vos intentions lundi, afin que jesois au courant et que je vous guette si vous dé-cidez de venir.

Pour ce qui est des feuilles de mûriers, ne lesarrachez surtout pas, pas encore...

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La femme de votre oncle Sleymenn m'avait ditqu'elle voulait un bidon de halva; je ne sais passi elle a pu en commander chez le muletier; sielle ne l'a pas encore fait, avertissez-moi.

Appliquez-vous dans les révisions scolaires, etsi vous avez des questions, gardez-les jusqu'à ceque je sois revenu.

J'ai rencontré le pasteur Friedenger à Souk-el-Gharb ; il m'a dit qu 'il se pourrait qu 'il aillevous rendre visite le 22 ou le 23 du mois. MrsShearer m'a demandé de saluer ta maman...

Cette lettre est la dernière que Botros ait écrite.S'y manifestent à la fois sa propension à tout or-donnancer de loin, jusque dans les plus infimesdétails, son sens pointilleux de la responsabilité,mais également son sens aigu de la liberté desautres - peu de pères, à son époque, auraient en-voyé dire à leurs enfants : « Consultez-vous,prenez une décision, et informez-moi ! »

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L'aîné n'avait pas encore onze ans; on allaitfêter son anniversaire le 19 juillet. Ce serait ladernière occasion pour la famille de se rassem-bler tout entière.

C'est au cours des dimanches de juillet etd'août 1924 que Botros, revenu au village, avaitpris le temps de recopier, sur ce cahier à lacouverture marbrée, les différents discours etpoèmes qu'il avait eu l'occasion de prononcer aufil de ses derniers déplacements - notamment àSouk-el-Gharb. Tout à la fin figure son compterendu de la cérémonie nuptiale, avec un éloge -plutôt convenu - d'Émile et de sa jeune épouse,de toute leur parenté, ainsi que du pasteur quiofficiait.

Soudain, le texte s'interrompt. Sans raisonapparente. Au bas d'une page à la calligraphiepassablement brouillonne.

Les derniers vers disaient :

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Ne vois-tu pas ces flots de lumière

Et ces anges du Ciel qui se promènentparmi nous,

Messagers venus nous dire : réjouissez-vous...

Les pages suivantes sont restées vides.

On serait tenté d'interpréter ces dernières parolescomme une prémonition de son départ imminentpour l'au-delà. A la première lecture, je l'avaiscru. Mais à les relire aujourd'hui, à tête reposée eten prenant en compte leur contexte, je dois re-connaître qu'il n'en est rien : ces vers sont toutsimplement la conclusion du discours prononcé àl'occasion des noces, les « anges du Ciel » n'étantautres que les enfants habillés de blanc qui sepromenaient au milieu des convives.

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Lorsque la mort le saisit par l'épaule, mongrand-père ne composa aucun poème. Mais peut-être eut-il le temps de comprendre qu'il s'en allait.

—Je n'étais pas au village ce jour-là, me ra-conte son neveu l'Orateur. J'étais parti avec mamère visiter des cousins à Rayfoun, lorsqu'on estvenu nous apprendre la nouvelle. On nous a ditque mon oncle venait de prendre son bain...

J'imagine qu'en se frottant le corps, en agit-ant les bras, mon grand-père avait pu ressentirune douleur, ou une raideur, un élancement, unegêne, du côté gauche. Mais j'imagine aussi qu'iléprouvait depuis longtemps des sensations simil-aires et qu'il y était accoutumé. En tout cas, iln'en a rien dit à sa femme, il s'est séché, puis s'esthabillé, revêtant sans aucun doute l'une de ceschemises fantaisie que personne d'autre au paysne portait. Puis il s'était assis à sa table, il avaitouvert devant lui ce cahier, ce même cahier queje viens d'ouvrir à mon tour devant moi, à lamême page...

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Lorsqu'elle l'entendit l'appeler d'une voixétrange, ma grand-mère accourut; derrière elletrottinait Kamal, alors âgée de deux ans et demi,et qui racontera ses souvenirs dans un livre troisquarts de siècle plus tard.

Je n'ai pas vu mon père, ce jour-là. Les seulesimages que je garde sont celles de ma mère sehâtant vers leur chambre, et moi qui la suivais.On m'a dit, des années plus tard, que c'était unecrise cardiaque. Je n 'ai pas assisté aux funé-railles, et aux condoléances non plus. Les enfantsen bas âge étaient habituellement éloignés dechez eux en de telles circonstances, pour leuréviter toute peine, et probablement aussi pouréviter qu 'ils ne dérangent les adultes. On a dûm'envoyer chez une de mes tantes. Non, je n'aiaucun souvenir de ces journées, et aujourd'hui jele regrette un peu.

J'ai entendu quelquefois dans mon enfanceparler des funérailles de mon grand-père. Jamaisun récit détaillé, mais des allusions éparses qui,

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toutes, tendaient à dire que des foules entièresavaient convergé vers notre village, vers notremaison-école, venues des quatre coins du pays.Je dois à la vérité de dire qu'il est habituel cheznous, s'agissant de la mort d'une personne chère,de recourir aux superlatifs pour décrire ses ob-sèques, comme si l'importance des foules et la vi-gueur des lamentations étaient un baromètre in-faillible de la valeur du défunt et de sa renom-mée. J'ai si souvent entendu les mêmes épithètes,les mêmes exclamations, que je ne leur accordeplus beaucoup de crédit. Cela dit, je crois bienque Botros inspirait de l'admiration, de la gratit-ude, de l'exaspération, et aussi tout simplementde la curiosité à ses compatriotes. Qui se dé-placèrent probablement en grand nombre pourl'accompagner vers son ultime demeure. Mêmeceux qui ne le portaient pas dans leur cœur. Jesuis persuadé, par exemple, que le curé Malatiosse trouvait en bonne place dans le cortège...

En tout cas, il fut dûment averti de la disparitionde son vieil ennemi. Je le sais, parce qu'il y a, au

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milieu des papiers familiaux, un document qui leconfirme. De ces documents que, dans d'autresfamilles que la mienne, on n'aurait sûrement pasconservés : une très longue liste, des dizaines decolonnes, sur des feuilles de si grand format qu'ilavait fallu les plier en huit pour les ranger dansune enveloppe. Des noms, des noms, avecsouvent la mention d'un titre honorifique, d'unefonction, et quelquefois d'un lieu de résidence - «nos » villages, les bourgades voisines, ainsi queZahleh, Beyrouth, Baalbek, Alep, Damas, etmême Baghdad, Jérusalem ou Le Caire. « Gens àinformer du malheur survenu », précise unephrase griffonnée au crayon sur l'enveloppe.

Cet interminable alignement de nomsn'avait pas été établi par une seule personne. Ici,c'était la main de Botros, là celle de Nazeera, etaussi quatre ou cinq autres écritures que je ne re-connaissais pas. Je mis du temps avant de com-prendre que cette liste avait été utilisée sur unelongue période comme « base de données », enquelque sorte. Elle avait d'abord servi lors du

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décès de Khalil, mon arrière-grand-père, endécembre 1918. Les premiers noms sont ceux deses amis et connaissances, pour beaucoup d'entreeux des lettrés levantins convertis comme lui auprotestantisme, ainsi qu'une cohorte de pasteurs,les uns « nationaux », les autres anglo-saxons,Rev. Arden, Rev. Shearer, Rev. Friedenger...

Il me semble que ma grand-mère conservacette liste, à l'origine, par piété filiale. Mais lor-sque son époux mourut subitement, six ans plustard, elle la reprit pour s'épargner le tracas d'enétablir une autre, d'autant que les deux défuntsavaient d'innombrables connaissances com-munes, parmi lesquelles, justement, cesrévérends, qui fournissaient encore de l'aide àl'École Universelle, et aussi toute notre parenté,comme les gens des villages alentour; ensuite,elle ajouta de sa main, ou fit ajouter par desproches, des noms supplémentaires.

On y trouve également, en bonne place, une listedes journaux qu'il fallait informer du deuil, en

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tête desquels Sawt el-Ahrar, « La Voix desHommes libres » ; al-Barq, « L'Éclair »; al-Watan, « La Patrie »; al-Aalam al-Israïli, « LeMonde Israélite » ; al-Chaab, « Le Peuple » ; al-Dabbour, « Le Frelon », revue satirique... Jem'arrête, intrigué. Je scrute l'écriture de plus près.Je compare avec d'autres documents. C'est, detoute évidence, la main de Botros. Cetteénuméra-tion date donc des funérailles de Khalil,en 1918. Pour quelle raison voulait-on publier unfaire-part de la mort de mon arrière-grand-pèredans une revue juive? Je l'ignore; mais ce que jeviens de lire ravive ma nostalgie récurrente pourcette époque bénie où il n'y avait encore, entreJuifs et Arabes, aucune guerre, aucune détesta-tion, ni aucune hostilité particulière...

Dès que la mort de Botros fut connue, parles faire-part ou simplement par le bruissementdes rumeurs, commencèrent à affluer des lettreset des télégrammes de condoléances. Nazeera atout gardé, par fidélité, par fierté, et aussi parhabitude. Plus de quatre-vingts messages en

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provenance de Zahleh, de Beyrouth, d'Alep, duCaire, de New York, d'El Paso au Texas, de SaoPaulo, comme des villages de la Montagne —mais aucun de La Havane. Tous soigneusementpréservés; avec, sur chacun, une inscription aucrayon apprise de Botros : « Il lui a été répondu».

Au milieu de ce flot arriva une lettre quin'était pas de condoléances, mais qui fut conser-vée au même endroit. A celle-là, on n'a pas ré-pondu. Elle avait été postée à Paris, rue de Cléry,le 23 août à 19 h 15. L'enveloppe est à l'en-têted'un certain « Hôtel du Conservatoire, 51 rue del'Échiquier, Près des Grands Boulevards... »L'adresse du destinataire y est écrite en deuxlangues. En arabe, d'abord : A Son Excellencel'Érudit vénérable le Professeur Botros M... Puis,en français, plus sobrement : Monsieur BotrosM...

Mon grand-père était mort depuis six jours, ceque l'expéditeur ne savait manifestement pas

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encore. Il s'agit, à l'évidence, d'un de ses anciensélèves, devenu un ami ; il était de passage enFrance sur le chemin d'une émigration plus loin-taine, qui ne l'enchantait visiblement guère mais àlaquelle il se résignait avec un humour triste. Cen'est toutefois pas pour cette raison que la lettre aété conservée.

Paris, le 23 août 1924,

Monsieur le Professeur,

J'ai pris mon crayon pour écrire, mais moncrayon ne voulait rien entendre. Je l'ai mis decôté pour allumer une cigarette dans l'espoir quecela réveillerait mon inspiration dormante —sans résultat. Alors j'ai commencé à arpenter lapièce comme si je devais résoudre une affairepolitique grave, ou comme Napoléon lorsqu'ilétait en captivité. (Voilà que je me compare àNapoléon ! Pardonnez cet écart, maître, j'ai écritcela sans réfléchir...)

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Je suis revenu vers la table, j'ai pris une plumeen fer, je l'ai trempée dans l'encrier, mais lafeuille est restée vierge... Alors j'ai décidé d'allerfaire un tour. Je suis sorti, j'ai marché, et j'ai vudes gens rassemblés devant une porte noire. J'aiattendu un peu avec eux pour voir de quoi ils'agissait, et je les ai vus ôter leurs chapeaux,puis j'ai vu un cercueil sortir de la porte, soulevépar quatre hommes sur leurs épaules jusqu'à unevoiture drapée de noir. N'ayant rien d'autre àfaire, j'ai décidé de marcher avec eux jusqu'aucimetière. Le défunt a été enterré, puis ces genssont revenus et moi au milieu d'eux. Ils n'étaientplus du tout recueillis, mais bavardaient libre-ment de politique et d'affaires...

Je devine que les doigts de Nazeera ont dûtrembler à la lecture de ces lignes... Dieu sait sielle a poursuivi la lecture ou si elle a rangé aus-sitôt la lettre en la gardant comme témoignaged'une coïncidence troublante...

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Je quitte Paris dans trois jours pour Boulogne,où je prendrai la mer le 30 de ce mois.J'emporterai avec moi ma misère et mes soucis,qui sont tellement lourds que je crains de voir lepaquebot sombrer. Eh oui je m'en vais finalementvers ce pays si lointain, le Mexique, qui pourraitaccomplir mes rêves ou bien les démolir. Il estpossible que j'y reste pour toujours, et que je soisenterré dans son sol, comme il est possible que jele quitte dans un mois, je n'en sais rien, j'aiaujourd'hui le sentiment que la terre entière estétroite.

En disant cela, je dois paraître orgueilleux, ceque je ne suis pas. Je me dis seulement que je n'aipas mérité tant de souffrance. Je rêvais de mebattre pour le droit et pour Dieu sous tondrapeau, mon très cher professeur, mais les cir-constances que nul n’ignore m'ont contraint àquitter le pays, et à abandonner les ambitionsque j'avais nourries dans ma patrie.

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Le bateau du désespoir a jeté l'ancre sur lerivage de la misère, et j'ignore s'il y demeurera àjamais ou s'il le quittera un jour. Il faut que tum'écrives, cher professeur, car tes lettres serontla seule lumière dans la nuit noire de ma vie.J'espère que tu n’oublieras pas ce jeune hommequi a trouvé en toi le confesseur de son esprit.

Écris-moi chez le Sr Praxedes Rodriguez, SanMartin Cha-chicuhatha, Mexico, en demandantque l'on transmette le courrier au jeune hommetriste, ton fils spirituel Ali Mohammed el-Hage

N.B. En tout état de cause, je voudrais que tusalues la terre du Liban, et que tu lui dises adieuen mon nom car il me semble que je ne la rever-rai plus.

A la mort de Khalil, Botros s'était demandécomment faire pour lui offrir des funéraillesdignes de lui. Il avait même envisagé de le faireembaumer, pour pouvoir organiser les chosesmajestueusement, et pour que les gens qui

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n'habitaient pas dans le voisinage eussent letemps d'apprendre la nouvelle et de se déplacer.Mais mon grand-père avait finalement renoncé àce projet hasardeux, comme il s'en était expliquélui-même dans une lettre que j'ai longuementcitée en rapportant cet épisode. « Voulant lemieux, nous aurions eu le pire », avait-il conclu ;avant de revenir à des ambitions plus réalistes.

A la disparition de Botros lui-même, six ansplus tard, se posa un dilemme similaire. De nou-veau on parla de convoquer les embaumeurs;mais on ne tarda pas à écarter cette idée pom-peuse au profit d'une autre, plus ingénieuse, etplus conforme à la personnalité du défunt : dansl'immédiat, on ferait des obsèques ordinaires,avec les gens des villages alentour, avec lesélèves de l'École Universelle et leurs parents; onouvrirait les maisons pendant trois jours pour lescondoléances ; ensuite, on prendrait le tempsd'organiser tranquillement, pour le premier an-niversaire du décès, une cérémonie grandiose.

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Je me souviens encore de ce rassemblement,écrira Kamal dans ses mémoires. On parlait sansarrêt de cet événement, et on nous a clairementdit, à nous qui étions encore en bas âge, que nousdevions y assister. La cérémonie s'est tenue dansun très vaste champ en terrasses, bordé defiguiers et de vignes; un lieu tout proche de lamaison, et que mon père chérissait.

Je ne sais plus comment on avait réussi àétendre des draps blancs sur cet immense espacepour protéger la foule entière du soleil d'août.On avait emprunté des chaises dans les maisonsdu village afin que tout ce monde puisses'asseoir. Mes frères, ma sœur et moi avions étéinstallés au premier rang. C'est tout ce dont jeme souviens personnellement. Plus tard, on m'araconté que des personnalités éminentes avaientpris la parole, les unes en prose, d'autres en vers.Une élégie émouvante fut également prononcéepar mon cousin Nasri, qui avait alors treize ans...

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Je m'étais fixé pour règle de ne pasprésenter sous leur véritable identité ceux quiseront encore en vie à l'achèvement de ce livre.Mais je viens de changer d'opinion ; je ne voispas l'utilité de grimer un prénom que Kamal acité tel quel dans ses mémoires. D'autant que cecousin au verbe précoce est l'une des personnesqui m'ont appris le plus de choses sur mon grand-père, comme sur toute notre famille, depuis quej'ai entrepris cette recherche. Il s'agit donc deNasri... Jusqu'ici, je l'avais appelé « l'Orateur » -un surnom qui m'avait été inspiré justement parl'épisode que je viens de citer, à savoir sa prise deparole lors du premier anniversaire de la mort deBotros, son oncle, alors qu'il était encoreadolescent.

J'ai fini de traduire ce témoignage de l'anglais, jel'ai conclu par trois points de suspension, j'y aiajouté ce dernier paragraphe en guise de note ex-plicative, puis je me suis levé. Je me trouve à cetinstant en bordure de l'Atlantique, sur l'île où jeme retire pour écrire; il est huit heures du matin,

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le 6 juin 2003. Je sors dans le couloir, je prendsle combiné du téléphone, j'appelle à Beyrouth ledomicile de Nasri. Nous avions déjà prévu denous retrouver lui et moi au Liban, dans notre vil-lage familial, à la fin de ce mois ; mais je ne rés-iste pas à la tentation de le joindre dès à présent,pour lui demander, sans préambule, et sur un tondélibérément anodin, s'il se rappelle encore lesmots qu'il a prononcés en cette journée d'août1925 - il y a soixante-dix-huit ans.

— Je ne pourrais plus te réciter des phrasesentières, mais dans les grandes lignes, oui, je mesouviens de ce que j'ai dit. On m'avait demandéde m'exprimer au nom des élèves de l'École Uni-verselle. J'ai donc surtout parlé de l'apport de tongrand-père en tant que pédagogue; du fait qu'illaissait les grands enseigner aux petits; du faitqu'il avait été le premier à fonder une école pourles garçons et les filles à la fois ; du fait quec'était une école laïque, oui, résolument laïque,comme il n'en existait pas encore dans cettepartie du monde... Tu n'imagines pas ce qu'était

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l'enseignement dans la Montagne avant lui ! Il n'yavait qu'un seul livre de lecture, pour des généra-tions d'élèves, al-Ghosn al-Nadhir min Kitab al-Rabb al-Qadir...

Je traduis librement : « La Branche Verdoy-ante du Livre du Seigneur Tout-Puissant ». Leneveu de Botros s'esclaffe. Son oncle aussi semoquait constamment de ce manuel, recueilsimpliste d'historiettes tirées des Écritures, etdébouchant toutes sur une morale bigote etcraintive.

— Ton grand-père nous a ouvert l'esprit surle vaste monde. C'est d'ailleurs ce qu'ont répététous ceux qui ont pris la parole ce jour-là. Lesplus hautes personnalités s'étaient déplacées pourla cérémonie...

Il me cite des noms, à la file, sans grand effortpour s'en souvenir, comme s'il avait encore laliste sous les yeux. Des poètes, des directeurs dejournaux, des juges, des notables, dont plusieurs

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anciens élèves du disparu, soit à l'école du vil-lage, soit au Collège oriental de Zahleh. La plu-part de ces personnages ne disent plus rien à mescontemporains, mais certains ne me sont pas in-connus; notamment cet homme politique, lettréde renom, cousin et ami de mon grand-père, etqui était en ce temps-là un haut dignitaire franc-maçon.

Les uns évoquaient la poésie de Botros, sonérudition, son sens de la repartie, son intelligenceproverbiale, le fait qu'il avait appris l'espagnol enquarante jours sur le paquebot qui l'emmenaitchez son frère à Cuba... D'autres parlaient de sesconvictions, de son dévouement, de son cara-ctère, et parfois aussi de ses entêtements.

Nasri s'est même souvenu de certaines pa-roles qui avaient retenti dans le ciel du village encette journée de commémoration :

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Je t'ai connu homme libre, refusant de fratern-iser avec les êtres à deux visages, et refusant dereconnaître un autre créateur que Dieu.

Les gens suivent tant de chemins, croyant ar-river jusqu'à Lui, mais ils finissent par L'oublier,pour adorer leur chemin lui-même.

Tout le monde insista en tout cas sur le faitque Botros avait apporté la Lumière dans ce coinde Montagne, et que pour cette raison, sonsouvenir ne s'effacera pas.

A la fin de la cérémonie, on rangea lesdraps blancs, on rendit les chaises à ceux qui lesavaient prêtées, on ramassa les papiers et lesmégots jetés sur l'herbe. Les invités rentrèrentchez eux...

Puis le visage de mon grand-père fut effacé.

Dénouements

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Que de fois j'ai essayé de retrouver dans messouvenirs un instant, aussi bref soit-il, où j'auraispu apercevoir le visage de mon père! En vain...

Quelque temps après sa mort, on commanda àun peintre un grand portrait de lui, qui fut ac-croché dans la maison. Souvent on parlait de lui,en l'appelant al-marhoum, qui veut dire « celui àqui miséricorde a été accordée », terme courantpour désigner un défunt.

Bien des années plus tard en triant des papiersde famille, je suis tombée par hasard sur unephoto de lui, avec ma mère et l'aîné de mesfrères, prise lors d'un pique-nique dans leschamps en 1914. A ma grande surprise, j'ai dé-couvert qu'il ne ressemblait pas du tout au por-trait qui était accroché sur le mur. Le peintre àqui l'on avait commandé ce tableau n'avait ja-mais vu mon père, on le lui avait seulementdécrit, et il avait fait au mieux.

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Je me souviens parfaitement du jour oùKamal m'avait donné, comme à tous les membresde la famille proche, cette photo de Botros.J'avais alors vingt-trois ans, et elle plus de cin-quante. Oui, cinquante ans lorsqu'elle avait vu levrai visage de son père pour la première fois!Pour moi aussi c'était, bien entendu, la premièrefois. Jusque-là, je n'avais vu que « l'autre », «l'usurpateur ». Chaque fois que je me rendaisdans mon enfance chez ma grand-mère, jem'arrêtais quelques instants au pied de ce portrait,qui était accroché au salon, aux côtés de celui deTheodoros, la barbe majestueuse.

Au cours d'un de nos échanges, je demandaià ma tante si elle savait ce qu'était devenu ce por-trait « officiel ». Sa réponse me parvint le lende-main même :

Comme tu le sais, la maison de ta grand-mireavait été occupée pendant la guerre par des per-sonnes déplacées. Un jour, ton oncle est passépar là, il a discuté avec les squatters, qui l'ont

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autorisé à prendre quelques affaires person-nelles. En regardant autour de lui, il a trouvé leportrait de notre père. Quelqu 'un l'avait lacéréau couteau, Dieu sait pourquoi. Ton oncle l'a em-porté. Il croit se rappeler qu'il l’a rangé dans samaison de campagne. Il m'a promis de vérifierdès qu'il aura eu l'occasion de s'y rendre.

Une semaine plus tard :

J'ai une bonne nouvelle pour toi : ton oncle aretrouvé le portrait. Il est plus abîmé que je necroyais, mais encore reconnaissable. Nous allonste faire parvenir des photos, en attendant que tupuisses venir le contempler de tes propres yeux.

A l'instant où j'écris ces lignes, j'ai devant moi,sur ma table, les reproductions des deux imagesde mon grand-père, celle qui fut prise lors dupique-nique de 1914, et celle qui fut peinte aprèssa mort. Le contraste est saisissant. Le faux Bo-tros arbore le fez local, le tarbouche, ne laissantapparaître sur les tempes et à l'avant du front que

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des cheveux gris, lisses, peignés; il porte unecravate étroitement nouée sur une chemise à colraide, fixée par deux épingles comme par desclous ; sous sa moustache impeccablementtaillée, il a les lèvres sévères du directeur d'écolequi s'apprête à gronder un élève. Alors que le vraiBotros est tête nue, col ouvert, avec une chemisefantaisie, bouffante; il se trouve dans un cadrechampêtre, sa femme est assise devant lui, ap-puyée sur ses genoux; c'est lui qui tient dans samain le biberon de leur fils; sous sa moustachebroussailleuse, un rire épanoui et espiègle. En ob-servant son visage de près, on croit deviner qu'illouchait légèrement; mais pas sur le portrait offi-ciel, bien entendu.

Sur ma table, à côté de ces images, j'en ai placéune troisième, ni vraie ni fausse, ou peut-êtredevrais-je plutôt dire vraie et fausse à la fois.C'est un dessin effectué par mon père dans sapremière jeunesse. A la mort de son propre père,il n'avait pas encore dix ans, et comme la jeuneKamal, il n'avait jamais eu sous les yeux une

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autre image que celle qu'il voyait accrochée touten haut, sur le mur; seulement, à la différence desa sœur, il connaissait, lui, le vrai visage de sonpère. Vaguement, mais suffisamment pour sentirqu'il y avait tromperie. Il ne savait pas que le por-trait accroché au mur avait été commandé à unartiste qui n'avait jamais vu le défunt; il supposaqu'il s'agissait bien de son père, quoique dans uneposture inhabituelle, et avec des traits quelquepeu altérés. Voulant retrouver le visage dont il sesouvenait, il avait fait ce dessin au crayon à minesur le dos d'une carte postale française, de celles -répandues à l'époque - dont on remplissait soi-même les deux faces, et qui portaient cet aver-tissement : « La correspondance au recto n estpas acceptée par tous les pays étrangers (se ren-seigner à la poste). » A l'évidence, mon pères'était basé sur le seul portrait qu'il pouvait en-core contempler - la posture est la même. Mais illui avait ôté le couvre-chef et la cravate, dégagéle col, épaissi la moustache, modifiél'implantation des cheveux; de plus, il avait fait

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les yeux dissemblables. Le résultat est un person-nage hybride, qui ne correspond ni au père ac-croché au mur, ni au père accroché au souvenir.

Peu satisfait de son dessin, mon père l'avaitdéchiré. Pourtant, l'objet est encore là, dans lesarchives. Soit que le jeune garçon avait eu desremords et avait finalement renoncé à le jeter,soit que sa mère l'avait récupéré dans sa corbeilleà son insu; toujours est-il que ce témoin hésitantest resté, la déchirure incluse.

Depuis que j'ai pu reconstituer l'histoire dece dessin d'enfant, je ne me lasse pas de le con-templer. Je l'ai fait reproduire en de nombreuxexemplaires, grands et petits, pour être sûr queplus jamais ses traits ne seront perdus. Ayant ret-rouvé, depuis le début de ma recherche, pasmoins de cinq photographies oubliées de mongrand-père, je suis obligé d'admettre que ce Bo-tros dessiné au crayon par son fils n'est pas plusressemblant que celui du peintre officiel. Mais jene puis les mettre sur le même plan ; l'un est

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inspiré par un ardent désir de vérité, quand l'autrene cherche qu'à enserrer une âme rebelle dans laraideur mortuaire des conventions.

Ce n'est pas par hasard que le Botros auxyeux rieurs fut échangé très tôt après sa mortcontre un Botros au regard sévère. Ma grand-mère éprouvait le besoin d'accrocher au mur de lamaison une image qui inspirât la crainte du père,pas celle d'un rebelle nu-tête, pas celle d'undandy à la chemise flottante, pas celle d'un papafacile à attendrir, qui cajole sa fille et donne lebiberon à son fils. Nazeera était devenue veuve àvingt-neuf ans, avec une école à diriger et sixorphelins à élever; « l'aîné avait onze ans, le plusjeune onze mois », aimait-elle à répéter jusqu'à lafin de sa vie, comme pour se faire pardonnerd'avoir soumis tout ce monde à sa loi rigoureuse.Elle se sentait contrainte de gouverner sa maisoncomme on gouverne un royaume longtempsplongé dans l'anarchie et qui vient d'être frappépar une calamité naturelle.

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Mais il est vrai aussi qu'elle suivait en celasa propre pente familiale, en quelque sorte. Lemariage de mes grands-parents avait été une ren-contre improbable entre deux traditions con-traires, l'une faite d'austérité, l'autre de fantaisie.Deux ruisseaux qui se sont entrelacés sans seconfondre. A la disparition prématurée de Botros,l'une des deux sources s'était brusquement tarie.Ou, plutôt, elle était devenue souterraine. J'ai misdu temps à comprendre cette dualité des miens :sous une façade de raideur, un bouillonnementqui souvent confine à la folie.

Dans la maison-école de Machrah,l'atmosphère se transforma très vite après ledrame ; et pas seulement à cause du deuil, mêmes'il pesait forcément sur les poitrines des sixorphelins et de la jeune veuve. L'une despremières conséquences de la disparition de Bo-tros fut l'arrivée dans la maison de mon arrière-grand-mère Sofiya, avec sa robe noire, sa biblenoire, et son visage sans sourire. Elle s'établitdans la chambre nuptiale, près de sa fille, à

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l'endroit que le mari venait de déserter. Du jourau lendemain, les éclats de rire dans la maison sefirent plus rares, les voix se firent plus basses, etles effusions furent bannies.

La sévérité de mon arrière-grand-mère étaitdéjà proverbiale au village ; celle de ma grand-mère n'allait pas tarder à le devenir. Chacunsavait, désormais, que Nazeera avait un mot ma-gique qu'il lui suffisait de prononcer pour que sesenfants s'immobilisent instantanément : « Smah!», qui veut dire « Écoute ! » C'est elle-même qui,un jour, m'en a expliqué l'usage, non sans fierté.

— Nous vivions, comme tu le sais, dans unvillage où il y a partout des précipices, des puitsmal bouchés, des nids de vipères, et j'avais sousma responsabilité une flopée de gamins turbu-lents, mes propres enfants, et aussi les élèves. Sij'avais crié à l'un d'eux : «Arrête-toi! », et qu'ilavait poursuivi sa course une seconde de trop, ilrisquait de se tuer. Alors je les avais tous habituésà obéir sans même reprendre leur souffle. Il

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suffisait que je crie : « Smah! », pour qu'ils se fi-gent sur place à l'instant même. Que de fois j'aisauvé un enfant de la mort par ce seul mot !

L'un des principes de ma grand-mère, c'étaitque l'autorité ne devait pas s'exercer dans le bav-ardage, mais dans le silence, ou tout au moinsdans la plus grande économie de mots.

Mon père me racontait :

— Lorsque je demandais quelque chose à tagrand-mère, et qu'elle continuait à vaquer à sesoccupations comme si je ne lui avais rien dit, jene devais surtout pas considérer qu'elle nem'avait pas entendu. Je devais simplement com-prendre que sa réponse était non. Si j'avais aprèsça la mauvaise idée de poser ma question uneseconde fois, elle se tournait vers moi en fronçantles sourcils, et je regrettais alors amèrement dem'être montré insistant.

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Et il ne fallait surtout pas recourir avec elleà un argument douteux.

— Je m'étais entendu un jour avec des cous-ins de ma génération pour faire une longuemarche dans la montagne, et j'étais venu de-mander à ma mère sa permission. Elle nesemblait pas trop mal disposée, elle m'a juste dit :« Laisse-moi réfléchir! » Je l'ai laissée, puis jesuis revenu une heure plus tard. Elle m'a dit : « Jesuis encore en train de peser le pour et le contre.Je me demande si c'est raisonnable qu'un groupede jeunes aille passer des heures dans lamontagne loin de tout, et sans un adulte pour lesaccompagner... Redis-moi qui il y aura... » Alorsj'ai énuméré les marcheurs, en commençant parles plus âgés, qui devaient avoir quatorze ouquinze ans. Puis j'ai cru habile d'ajouter : « Tousles autres parents ont dit oui ! » Alors ta grand-mère s'est redressée, son visage s'est fermé, ellem'a regardé droit dans les yeux : « Dans cettemaison, quand nous prenons une décision, c'esten fonction de notre bon jugement, pas en

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fonction de ce que les autres font ou ne font pas.Va dire à tes amis que tu n'es pas autorisé à lesaccompagner! Et n'utilise plus jamais un tel argu-ment avec moi ! »

Une autre fois, les enfants avaient trouvé unamandier plein de fruits verts à la peau veloutée.Un cousin leur expliqua que les propriétairesétaient aux Amériques, et que l'on pouvait doncse servir sans remords. Les enfants de Nazeeraécoutèrent l'argument, et se fourrèrent despoignées d'amandes dans les poches, sans toute-fois en manger une seule avant d'en avoir référé àleur mère.

— Elle a écouté notre argumentation sansbroncher, mais avec un très léger froncement desourcils. Puis elle a demandé : « Est-ce que cetamandier est à nous ? » Nous avons répondu : «Les propriétaires sont en Amérique. » Le fronce-ment s'est fait plus appuyé. « Je ne vous ai pasdemandé où se trouvaient les propriétaires, jevous ai juste demandé si cet amandier était à

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nous ! » Nous avons dû reconnaître que non, cetarbre ne nous appartenait pas. Alors notre mèrenous a obligés à vider immédiatement nos pochesdans la poubelle. Je ne saurai jamais quel goûtavaient ces amandes.

Ce que je trouve remarquable dans cettedernière histoire, que j'ai entendue plus d'une foisde la bouche de mon père, c'est que les enfants deNazeera hésitaient à lui désobéir même quand ilsétaient loin de la maison. Cette propension à in-térioriser l'autorité maternelle avait, je le sais,quelque chose d'excessif, et elle eut même, jecrois, quelques effets castrateurs. Mais, à toutprendre, je ne renie pas cet héritage de sévérité.Pour avoir vécu au sein d'une société sans granderigueur morale, j'ai appris à éprouver envers cettetradition presbytérienne fierté et gratitude. Sansdoute ai-je fini par intégrer à mon insu cet ax-iome familial jamais clairement formulé, maisqui dit en substance : peu importe que notre édu-cation ait rendu difficile notre adaptation au mi-lieu ambiant, notre fierté réside justement dans ce

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refus de se laisser contaminer par la déchéanceétablie - plutôt souffrir, plutôt s'exclure, plutôts'exiler!

Il est clair, en tout cas, que ma grand-mèrene s'était jamais fixé pour objectif de préparer sesenfants à vivre dans la société levantine tellequ'elle était — en cela, elle se retrouvait en totaleharmonie avec son rebelle de mari. Mais, con-trairement à lui, elle ne voulait jamais définir sesobjectifs en termes abstraits, elle ne parlait jamaisde lutte contre l'obscurantisme, de réforme de lasociété, ou d'avancement pour les peuplesd'Orient. Les deux ou trois fois où il m'est arrivéde l'interroger sur l'École Universelle qu'elleavait dirigée après la mort de mon grand-père, etsur les idéaux qui l'animaient, elle avait évité dese laisser entraîner sur ce terrain :

— Je voulais seulement que tous mes en-fants arrivent à l'âge adulte en bonne santéphysique et mentale. Et qu'ils aillent ensuite tousles six à l'université. Je m'étais fixé ces objectifs

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depuis longtemps, mon regard ne s'en détournaitjamais, et je ne désirais rien d'autre ni pour moini pour les miens.

A l'époque, la plupart des familles perdaientun enfant en bas âge, ou même à l'adolescence,c'était une malédiction commune à laquelle toutesles mères se résignaient. Pas Nazeera. Elle s'étaitjuré qu'elle n'en perdrait aucun. Et dans ce but,elle ne se contentait pas de prier, d'allumer des ci-erges et de faire des vœux. Pour ne pas êtredésarmée face aux maladies des siens, elle s'étaitmise à étudier tous les ouvrages médicaux qui luitombaient sous la main, et avait fini par acquérirde telles compétences dans ce domaine qu'onvenait désormais la consulter de tous les villagesavoisinants; et elle prescrivait des remèdes entoute confiance. J'ai trouvé au milieu des archivesun manuel dont elle se servait apparemmentbeaucoup. Il a pour auteur — qui s'en étonnera?— un missionnaire écossais orientaliste, et pourtitre : Ce que doivent savoir les profanes ou com-ment garder la santé et combattre les maladie en

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l'absence d'un médecin. Il est usé, et quasimentdémembré à force d'avoir été compulsé; et il a étéabondamment annoté; par Nazeera, et aussi parsa mère, Sofiya, qui semble avoir été encore pluscompétente que sa fille en la matière.

Les six orphelins traversèrent les âges diffi-ciles sans aucune de ces maladies tristement cou-tumières qui emportaient ou débilitaient durable-ment les enfants de leur temps - ni fièvretyphoïde, ni poliomyélite, ni diphtérie... Et sansaccidents corporels graves.

Une autre préoccupation obsédante de leurmère, ce fut de les nourrir et de les habillerdécemment. Ce qu'elle ne put leur assurer qu'auprix d'énormes sacrifices. Botros leur avait pour-tant laissé de quoi vivre aisément, il était mêmeconsidéré, selon les modestes critères du village,comme un homme riche; mais dès sa disparitionils se retrouvèrent pauvres.

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C'est ma grand-mère elle-même qui m'a ra-conté comment le renversement s'est produit.

— Ton grand-père était le seul de la familleà avoir un peu d'argent, et tout le monde ou pr-esque venait lui en demander. Quelque temps av-ant sa mort, lorsqu'il avait senti que sa fin étaitproche, il m'avait expliqué ce que chacun luidevait, et il m'avait donné tous les papiers qu'onlui avait signés. Il y avait là une petite fortune,j'étais tranquille...

» Après les funérailles, Theodoros a éténommé tuteur des enfants de son frère. Alors ilest venu me voir, et il m'a dit : "Je sais que mesfrères et mes cousins ont emprunté beaucoupd'argent à Botros. Je suppose qu'ils ont tous signédes reconnaissances de dette." Je lui ai dit : "Oui,bien sûr, al-marhoum m'a tout donné. —C'estbien. Est-ce que tu pourrais me montrer ces papi-ers ?" Je suis allée les apporter de la chambre. Il acommencé par les lire, l'un après l'autre, très at-tentivement; puis, sans crier gare, il s'est mis à les

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déchirer, tous. J'ai hurlé! C'étaient toutes noséconomies qu'il s'acharnait ainsi à détruire! Maisil m'a imposé silence. "Nous ne voulons pas nousfaire des ennemis dans la famille!" En quelquessecondes, nous avions tout perdu, nous étions re-devenus pauvres. "Et comment veux-tu que jenourrisse ces orphelins ?" Theodoros a répondu :"Notre-Seigneur nous a donné, Notre-Seigneurnous redonnera." Puis il s'est levé, et il est parti.

Chaque fois que ma grand-mère m'a racontécet incident, - ce qui s'est produit six ou sept fois,si ce n'est davantage - elle est repassée par lamême palette d'attitudes : la fureur, les larmes, larésignation, puis la promesse de ne pas se laisserabattre. Moi-même, dans mon enfance, je m'étaisconstamment associé à sa rage; mais pour m'êtreplongé depuis trois ans dans les papiers famili-aux, je suis moins sévère aujourd'hui à l'égard deTheodoros. Si sa méthode fut indiscutablementbrutale, ses raisons d'agir n'étaient pas aberrantes.Mon grand-père n'avait-il pas gâché ses dernièresannées en procès et en querelles pour des

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questions d'argent et de terrains ? Il eût été mal-sain que ses enfants gâchent leur jeunesse, etpeut-être leur vie entière, dans des disputes au-tour des créances. L'acte décisif de leur oncle leura probablement évité de sombrer dans un telmarécage.

Cela dit, je comprends parfaitement queNazeera ait pu voir dans le geste magnanime deTheodoros une trahison. Désormais, et pour denombreuses années, elle allait être obligée de tri-mer, trimer, sans jamais pouvoir se sentir à l'abridu besoin.

D'autant que sa seule source de revenus était con-stamment menacée. Je veux parler de l'ÉcoleUniverselle ; et plus précisément des subventionsaccordées à « notre » école par les missionnairesanglo-saxons. Ceux-ci, dès la disparition de Bo-tros, avaient envisagé de couper les vivres. L'idéequ'une veuve puisse remplacer son époux commedirectrice d'école ne suscitait chez la plupartd'entre eux que de la méfiance. Ma grand-mère

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dut leur démontrer, témoignages à l'appui, quedurant les dernières années, son mari était con-stamment à Beyrouth, et que c'était elle qui diri-geait effectivement l'école. On finit par lui ac-corder le bénéfice du doute, à condition qu'ellesache faire ses preuves. Elle recevait plusieursfois par an des inspecteurs qui venaient vérifier labonne tenue de l'établissement et les perform-ances des élèves.

Elle ne put obtenir toutefois qu'une fractionde ce qui était alloué à son mari; ce qui, ajouté àla maigre scolarité payée par les parents d'élèves,permettait tout juste de couvrir les dépenses defonctionnement de l'école et d'assurer la subsist-ance du foyer. Rien de plus, aucun écart, aucunsuperflu. Pas question d'acheter des habits auxenfants, par exemple, c'est elle qui devait leurcoudre tabliers, robes, pantalons et chemises,avec l'aide de sa mère.

Pour se faire un peu d'argent supplé-mentaire, Nazeera passait ses nuits à broder des

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napperons et à tricoter des chandails et des châlesen laine qu'elle allait vendre aux damesétrangères lorsqu'elle se rendait à Beyrouth. Plustard, dans son grand âge, elle continua à tricoterplusieurs heures par jour, non plus pour vendremais pour distribuer autour d'elle, notamment àses petits-enfants. Je continue à porter de temps àautre une écharpe d'hiver qu'elle m'a offerte,toute blanche et si longue que je dois l'enroulerplusieurs fois autour des épaules pour qu'elle netraîne pas à terre.

Si ma grand-mère fut prise de court par legeste de Theodoros, elle fut moins étonnée deson autre coup de force - celui-ci, à vrai dire, ellel'attendait avec résignation dès l'instant où lecœur de son mari avait cessé de battre.

Je fais allusion à la question du baptême.Botros avait réussi à imposer ses vues en lamatière, à savoir que ses enfants pourraientchoisir librement leur religion quand ils auraientatteint l'âge adulte, et que jusque-là on ne leur

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imposerait rien. Une attitude — dois-je le rappel-er encore ? -totalement inacceptable, totalementimpensable à une telle époque et dans un tel mi-lieu... Il avait fallu tout l'entêtement de mongrand-père pour tenir une telle position face aumonde entier.

Tant qu'il était là, sa femme et ses enfantsn'avaient qu'à se réfugier derrière les hauts mursde sa sagesse ou de sa folie. Lui parti, ils se ret-rouvaient sans défense, exposés, assaillis. Ils nepouvaient plus assumer ses combats, ses entête-ments, ni même son apparence - au point qu'ilavait fallu accrocher au mur un portrait abondam-ment rectifié.

S'agissant des baptêmes, le combat étaitperdu d'avance; et si la remise au pas ne s'est pasproduite tout de suite, c'est juste parce queTheodoros respectait trop son frère pour aller ba-fouer sa volonté au lendemain de sa mort. Il at-tendit donc une année, puis une deuxième et unetroisième, et c'est seulement en 1927 qu'il se

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décida à agir. Il arriva au village à l'improviste,un jour où il savait que Nazeera était absente; ilrassembla ses neveux et nièces pour les baptiserséance tenante. L'aîné de mes oncles, alors âgé dequatorze ans, rappela courageusement au prêtreles volontés exprimées par son regretté père surla question, et proclama qu'il se refusait à luidésobéir; les cinq autres, mon père et ses jeunesfrères et sœurs, se laissèrent baptiser sansbroncher.

Ce baptême catholique ne fut évidemmentpas du goût de la branche protestante de la fa-mille - Nazeera et Sofiya en furent meurtries;mais c'est surtout le frère aîné de ma grand-mère,le docteur Chucri, qui réagit le plus rageusement.Il s'estima personnellement bafoué, insulté,agressé par ce coup de force. Il eut des mots trèsdurs contre le prêtre, son évêque, son patriarcheet son pape, et il jura qu'on n'en resterait pas là.

De fait, on n'en resta pas là. En 1932 eutlieu, sous l'égide des autorités françaises, un

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recensement de la population du Liban. Unpremier recensement qui allait être, curieuse-ment, le dernier, vu que les équilibres confession-nels extrêmement délicats faisaient de tout nou-veau décompte de la population une revendica-tion explosive. Pour longtemps, la répartition dupouvoir entre les communautés libanaises allaitêtre basée sur les chiffres obtenus cette année-là :cinquante-cinq pour cent de chrétiens, etquarante-cinq pour cent de musulmans, avec, ausein de chaque groupe, une répartition plus pré-cise entre maronites, grecs-orthodoxes, grecs-catholiques, sunnites, chiites, druzes, etc. Chezles miens, toutefois, le recensement de 1932 allaitavoir des conséquences très spécifiques.

Des fonctionnaires français et libanais s'étaientdonc présentés au village, et ils avaient fait letour des maisons pour demander aux gens, entreautres renseignements, à quelle communauté reli-gieuse ils appartenaient. Lorsqu'ils frappèrent ànotre porte, c'est Chucri qui les reçut. En tant quemédecin, il s'adressa à eux avec autorité, leur fit

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offrir café et rafraîchissements, puis il leur pro-posa son aide. Il leur épela soigneusement lesprénoms de ses neveux, leur précisa leurs datesde naissance, et lorsqu'on lui posa la question deleur appartenance religieuse, il répondit sanssourciller qu'ils étaient tous protestants. Ce quifut dûment enregistré.

Le baptême catholique opéré par Theodorosvenait d'être annulé, du moins aux yeux desautorités publiques. La branche protestante de lafamille s'était vengée. On en était donc à une vic-toire partout, si j'ose m'exprimer ainsi. Mais lapartie n'était pas encore terminée.

Mon père, ses frères et ses sœurs nesavaient plus eux-mêmes à quelle communautéils appartenaient. Tantôt ils se présentaientcomme catholiques, tantôt comme protestants.

Trois d'entre eux finiront par demander offi-ciellement à l'état civil leur rattachement à lacommunauté grecque-catholique. La

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modification ne sera effectuée que des annéesplus tard, et elle demeurera incomplète. Si bienqu'aujourd'hui encore, lorsqu'il m'arrive de de-mander aux autorités libanaises un extrait denaissance, il y est dûment précisé que je suis « deconfession grecque-catholique », mais « inscritsur le registre des protestants »...

Au printemps de 1934, Nazeera et sa mèrereçurent des États-Unis une nouvelle qu'elless'étaient résignées à ne plus jamais entendre :Alice, après des années d'éloignement, de silence,et de brouille, leur annonçait dans une lettre sonintention de revenir passer quelque temps aupays. Elle arriva au port de Beyrouth le 18 juinavec sa fille, Nelie, vingt ans, et le plus jeune deses deux fils, qu'on appelait maintenant Cari,mais qui avait été baptisé Carlos lorsqu'il était néà Cuba dix-sept ans plus tôt. Pour la premièrefois, les deux familles de Botros et de Gebrayelétaient réunies, huit jeunes qui ne s'étaient jamaisrencontrés, et leurs mères — à la fois sœurs etbelles-sœurs - qui ne s'étaient plus vues depuis

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qu'elles s'étaient quittées adolescentes. Ellesavaient vécu sur deux continents différents avecdeux frères impatients et exubérants qui avaienttrouvé chacun sa mort. Elles avaient tant dechoses à se raconter.

Il y a dans les archives de nombreuses im-ages de cette période, certaines regroupant toutela famille, d'autres seulement les jeunes en excur-sion à Baalbek ou vers le mont Sannine - je sup-pose que les cousins américains étaient arrivésavec les appareils photographiques les plus ré-cents. Il y a également un petit texte de mon père,écrit dix ans plus tard, où il dit que cet été de1934 fut le moment le plus joyeux de toute savie. De fait, il se dégage des photos de l'époqueune impression de bonheur intense; même monarrière-grand-mère Sofiya avait troqué son éter-nelle robe noire contre une robe gris clair, et enscrutant son visage de près, on croit deviner uneébauche de sourire.

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Cette jovialité venait, à l'évidence, d'outre-Atlantique. Le visage de Nelie resplendit d'unsourire si vrai qu'il se reflète même sur les vis-ages de tous ceux qui l'entourent; quant à Cari, ila osé jeter ses deux longs bras avec désinvolturesur les épaules de Nazeera, visiblementbousculée dans ses habitudes, et qui arbore uneexpression étonnante : dans le bas du visage, unsourire amusé, et dans le haut des sourcils fron-cés, comme un dernier carré de sévérité qui rés-iste encore.

Quand l'été s'acheva, Alice était si heureusequ'elle ne voulait plus repartir. Lorsqu'elle fit partde ses sentiments à ses enfants, ils s'en mon-trèrent contrariés. Bien sûr, ils étaient aussiheureux qu'elle de ces retrouvailles, de tout cequ'ils découvraient, de ces excursions, de cesbanquets... Mais pas au point de renoncer à leurAmérique ! « Je ne veux pas vous forcer la main,leur dit-elle. Quand vous aurez envie de repartir,nous repartirons, c'est promis. Seulement, gardezà l'esprit que ce voyage, nous ne le referons

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probablement pas une seconde fois; les gens quenous voyons, nous ne les reverrons pas — surtoutvotre grand-mère, qui vieillit. Alors, si nous pou-vions rester encore un peu... »

Le séjour se prolongea donc au-delà de l'été,jusqu'en octobre, jusqu'en novembre; Alice sesentait de plus en plus heureuse, de plus en pluschez elle, mais son fils et sa fille commençaient às'impatienter. Après une dernière discussion aveceux, elle leur promit à contrecœur qu'elle allaitréserver les billets de retour. Mais pas avant le»fêtes. On passerait Noël et le Nouvel An au vil-lage, et on prendrait la mer le 15 janvier.

Les fêtes eurent, cette année-là, pour lesdeux familles, quelque chose de magique.D'ordinaire, on parvenait rarement à se dégagerdes soucis permanents pour que la fête soit unmoment totalement à part, comme une bulle étan-che, on n'arrivait jamais à oublier la gêne matéri-elle, ni les deuils, les disparitions brusques etprématurées de Gebrayel, puis de Botros, l'une et

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l'autre lointaines mais aucunement dépassées, carles bouleversements qu'elles avaient provoquésne s'étaient toujours pas apaisés. En ces fêtes-là,pourtant, il y avait au milieu des convives, jeunesou vieux, un brouillard de bonheur.

Aussitôt après le jour de l'an commencèrentles derniers préparatifs du voyage. Mais le 11,mon arrière-grand-mère Sofiya fut prise d'unmalaise. Elle n'était certes pas jeune, mais elleparaissait, la veille encore, en bonne santé. Lematin, elle se réveilla avec des douleurs à lapoitrine ; dans la journée, elle toussait beaucoupet avait du mal à respirer. Le soir, elle étaitmorte.

Le pasteur qui prononça l'éloge funèbre nemanqua pas d'évoquer le retour de sa fille et deses petits-enfants, et le bonheur qu'elle avait eu àpasser du temps avec eux. Comme si le Ciel, enSa bonté, en Sa sagesse, n'avait pas voulu qu'elles'en aille sans avoir eu cette dernière joie, siméritée par une vie irréprochable... Puis on

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enterra Sofiya aux côtes de Khalil, son mari, dansla tombe qui fut construite pour lui seize ans plustôt au milieu des vignes, à quelques pas de lamaison qui fut la sienne et qui est aujourd'hui lamienne.

A l'issue des journées de condoléances,Alice tenta de convaincre ses enfants qu'elledevrait peut-être rester un peu plus longtempsavec Nazeera. Mais la mort de leur grand-mèreavait eu sur eux un tout autre effet : ils avaient àprésent le sentiment qu'ils étaient restés troplongtemps, qu'ils auraient mieux fait de repartir àla fin de l'été comme cela avait été prévu initiale-ment, et ils avaient plus que jamais hâte de ret-rouver l'Amérique. Tout au plus leur mère obtint-elle de retarder le départ de deux petites se-maines, jusqu'au 28 janvier.

Mais le 24 - c'était un jeudi, Alice se ré-veilla avec une douleur à la poitrine. Dans lajournée, elle toussait beaucoup et avait du mal àrespirer. Le soir, elle était morte...

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Le retour des émigrés, qui avait débutécomme un long festin de noces, s'achevait en unefarce funèbre. Dans son élégie, le pasteur fit ob-server que la défunte ne souhaitait manifestementplus quitter sa terre natale, et que le Ciel, en Soninsondable sagesse, l'avait autorisée à y demeurerpour toujours.

Alice fut inhumée dans le caveau familialfraîchement descellé puis rescellé, aux côtés deson père et de sa mère, mais à des milliers dekilomètres de cet autre caveau qu'elle avait elle-même fait construire jadis pour Gebrayel, et oùelle pensait reposer à son tour quand son heureserait venue — là-bas, aux Amériques, à LaHavane, dans la nécropole qui porte le nom deChristophe Colomb.

1935, qui avait débuté par ces deuils succes-sifs, fut à plus d'un titre un tournant dans le par-cours des miens. Notamment parce que notre «École Universelle » ferma définitivement ses por-tes cette année-là après avoir fonctionné pendant

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vingt-deux ans, onze du vivant de Botros et onzeaprès sa mort; et que notre famille quitta le vil-lage pour s'établir en ville.

Comme ma grand-mère me l'a souventrépété au crépuscule de sa vie, elle n'était nulle-ment attirée par les lumières de la capitale, ellevoulait juste rapprocher ses enfants del'université. Ce mot signifiant, dans sa bouche,l'AUB, l'American University of Beirut, fondée àl'origine par les missionnaires sous le nom deSyrian Protestant College, et où Khalil, son père,mon arrière-grand-père, avait été l'un des toutpremiers étudiants. L'appartement qu'elle loua setrouvait à quelques pas des grilles du vaste cam-pus, dans une rue baptisée par la puissance man-dataire du nom de « Jeanne d'Arc »...

La maison-école de Machrah fut reléguée au rangde résidence d'été ; pour quelques années encore,on continuera à s'y rendre, mais seulement auxderniers jours de juin pour fuir les grandeschaleurs de la côte; les hivers, on les passera à

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Beyrouth, dans un appartement loué au dernierétage d'une vieille bâtisse de l'époque ottomane.C'est là, dans le salon entouré de toutes leschambres, que sera désormais accroché le fauxportrait de Botros.

Ce passage d'une existence à l'autre, magrand-mère ne l'avait pas effectué sur un coup detête. Afin de ne perturber ni le fonctionnement del'école ni l'équilibre du foyer, elle avait gardé sadécision secrète, pour l'annoncer seulement aucours du dernier semestre, d'abord à ses propresenfants, puis aux élèves et à leurs parents; maisson calendrier avait été arrêté bien des annéesauparavant, et avec minutie : quand ses deux filsaînés seraient en âge d'aller à l'école secondaire,elle leur trouverait des établissements où ils pour-raient être pensionnaires; lorsqu'ils entreraient àl'université, elle leur louerait une chambred'étudiant; ensuite, dès que l'aînée des filles seraiten âge d'entrer à l'université, la famille entièreirait s'installer à Beyrouth.

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Dans un premier temps, donc, ma grand-mère avait cherché des écoles pour ses aînés; parsouci d'équilibre, ou peut-être à cause des pres-sions contradictoires de Chucri et de Theodoros,elle les avait placés tantôt dans des écoles cath-oliques, - tel le Collège patriarcal de Beyrouth oule Collège oriental de Zahleh —, tantôt dans desétablissements relevant de la Mission presbytéri-enne américaine, notamment un certain InstitutGérard, basé près de Saïda, dans le sud du pays,et dont j'ai trouvé dans nos archives un certificatde fin d'études décerné à mon père. De toutemanière, et quelle que soit la confession desécoles, Nazeera s'arrangeait pour qu'on ne fassepayer à ses enfants qu'une fraction des frais depensionnat et de scolarité; il lui était difficile defaire face aux dépenses, elle avait même du mal àprocurer aux garçons les livres scolairesadéquats, comme en témoigne cette lettre quemon père lui a adressée en février 1930.

Mère respectée,

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J'ai reçu hier le manuel de littérature arabeque tu m'as envoyé, et, à première vue, je m'étaisinquiété. Il paraissait si vieux que j'ai eu peurque tu m'aies envoyé celui de mon grand-pèredans lequel j'étudiais du temps où j'étais au vil-lage, et sur lequel il avait inscrit comme dated'acquisition « le 18 janvier 1850 ». Fortheureusement, je m'étais trompé, le manuel quetu m'as adressé est bien plus récent, puisqu'il estinscrit à la page de garde : « Ce livre appartientà Botros Mokhta-ra Maalouf, qui l'a acheté le 14décembre 1885. » Cela ne fait donc que 45 ansque ce brave manuel se dévoue au service de lalittérature. Étant un homme de grande compas-sion, je l'ai mis instantanément à la retraite. Siun jour je voulais ouvrir un magasin d'antiquités— à Paris, par exemple! - de tels ouvrages meseront fort précieux. Mais si c'est pour étudier,ils ne me servent pas beaucoup. Alors, trêve deplaisanterie, si tu pouvais me procurer unmanuel récent, je te serais infinimentreconnaissant.

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Ici, à l'école, tout va bien. Sauf que le directeurparaît très soucieux aujourd'hui. Sans douteparce qu'il y a eu hier une grosse bagarre entreles élèves, et que l'un d'eux a été grièvementblessé. Ce qui, je suppose, ne va pas améliorer laréputation de l'école. A part ça, tout va au mieux.Porte-toi bien, et donne régulièrement de tesnouvelles à ton fils obéissant Ruchdi

Mon père avait quinze ans, l'humour était sonbouclier et son sabre. C'est qu'une pression con-stante s'exerçait sur lui, comme sur l'aîné de sesfrères. Leur mère leur faisait comprendre chaquejour qu'elle attendait avec impatience qu'ils gran-dissent et allègent enfin son fardeau. Elle accept-ait de se saigner pour leur permettre d'étudier, àcondition qu'eux-mêmes, dès que possible, sechargent de financer les études des plus jeunes.Elle leur faisait également comprendre qu'ilsdevaient en toute chose être les premiers.N'avaient-ils pas bénéficié du meilleurenseignement ? N'étaient-ils pas les enfants duréputé moallem Botros et les petits-enfants du

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non moins réputé moallem Khalil ? Ne vivaient-ils pas dans un environnement de lettrés où mêmeleur vieille grand-mère était instruite et possédaitune bibliothèque ? Pourquoi ne seraient-ils pasles meilleurs? Quelle excuse auraient-ils pour nepas être constamment les premiers ?

L'aîné de mes oncles était effectivementaussi brillant que sa mère le souhaitait. A vingtans, son intelligence était déjà aussi proverbialeque celle de Botros, et à Beyrouth même, passeulement au village. Le cadet, mon père, tout enétant bon élève, n'avait pas d'aussi bons résultats.Ce qui irritait parfois sa mère, comme il ressortde ce récit trouvé dans un de ses cahiers d'écolier.

Un jour, alors que j'étais à la maison pour lesvacances de Pâques, ma mère reçut par la postele bulletin envoyé par mon école. Elle décachetal'enveloppe, et me demanda de m'asseoir sur untabouret en face d'elle pendant qu’elle découvraitmes notes.

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Connaissance de la Bible, A, c'est-à-dire excel-lent. Français, C, c'est-à-dire moyen. Anglais, B,c'est-à-dire bon. Arabe, B également. Géométrie,C. Biologie, B. Géologie, B. Histoire, B. Discip-line, A. Application, A.

— Bravo, me dit-elle, tu travailles bien, je suiscontente.

Puis elle tourna la page, fronça les sourcils, ets'écria :

— Quoi? Tu n'es que dixième de ta classe?

— Mais, maman, tu viens à l'instant de me direbravo!

— Dixième! Tu devrais avoir honte!

— Quelle importance que je sois dixième, simes notes sont bonnes?

—Je ne veux rien entendre. Je ne veux plus ja-mais lire que mon fils est dixième !

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Je suis revenu à l'école avec cette phrase dema mère qui retentissait encore dans ma tête : «Je ne veux plus jamais lire que mon fils estdixième! » Je n’arrêtais pas de me demander :que faire? que faire pour la satisfaire?

Je ne pouvais travailler plus, j'avais faitjusque-là tout ce que j'avais pu. En revanche, jepouvais essayer de faire en sorte que les autresaient de moins bons résultats. Oui, c'est cela lasolution, je vais essayer de changer mon com-portement pour gagner quelques places à leursdépens. Par exemple, si l'élève qui s'est classéneuvième vient me demander de l'aider à ré-soudre un problème de géométrie, je vais refuser.Il va peut-être faire pression sur moi en disantque nous sommes amis, et que ce serait normalque je l'aide. Pour couper court à cela, je vais medisputer avec lui à la première occasion; ainsi, ilne me demandera plus rien, et je n'aurai plus àl'aider.

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De même, si je remarque qu'il y a, dans l'unedes matières, une question sur laquelle le profes-seur a insisté particulièrement, et sur laquelle ilva probablement nous interroger, je dois éviterde le dire à tout le monde, comme je l'ai toujoursfait jusqu'ici; au contraire, je vais garderl'information pour moi, et lorsque les élèves vontsortir de l'examen en se lamentant parce qu'ils n'avaient pas préparé cette question, je vaiséprouver dans mon cœur de la joie plutôt que dela tristesse.

C'est cela, je dois apprendre à changer tousmes comportements. Par exemple, si l'un desélèves tombe malade, au lieu d'aller à son chevetcomme je le fais maintenant, pour lui expliquerde quoi nous avons parlé en classe et lui éviter deprendre du retard, je vais me réjouir de ce qu'illui arrive, et souhaiter au fond de moi-même qu'ilreste malade longtemps, ce qui l'écartera de lacompétition et me permettra de gagner une place.

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Tu verras, maman, je vais changer du tout autout, c'est promis. Au prochain bulletin, ton filsne sera plus dixième !

Ce texte grinçant, mon père ne s'était pascontenté de l'écrire pour lui-même, en guise devengeance secrète. Il s'était arrangé pour qu'on lecharge de parler au nom des élèves dans la céré-monie de fin d'année, et il l'avait prononcé enprésence du corps enseignant et des parentsd'élèves.

Ma grand-mère était là. Elle avait souri, elle avaitessuyé quelques larmes, et elle n'avait plus jamaisdemandé à son fils d'améliorer son classement.Sans vraiment affronter sa mère, il l'avait pro-prement désarmée; un peu par l'humour, maiségalement par un argument imparable, auquel lafille du prédicateur ne pouvait qu'acquiescer :mieux vaut rester à l'arrière en préservant sonélégance morale, plutôt que de se hisser jusqu'aupremier rang par la goujaterie!

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Cela étant dit, je dois à la vérité d'ajouterque l'argumentation de mon père n'était pas trèsrigoureuse, ni tout à fait de bonne foi. J'ai entreles mains toutes ses archives, dont je ne comptepas faire usage dans ce récit, vu que celui-ci estconsacré à Botros et à ceux de sa génération, lesautres membres de la famille n'y figurant quemarginalement; mais puisque j'ai lu ses cahiersd'écolier, je me dois de signaler que mon père yavouait lui-même « fréquenter les salles decinéma plus que les salles de classe », et lesberges des rivières plus que les pupitres des bib-liothèques; qu'il faisait quelquefois le mur; etqu'il composait des poèmes d'amour pendant lescours d'algèbre ou de géographie. Il aurait prob-ablement pu améliorer son classement en étudiantun peu mieux, et sans avoir besoin de faire descroche-pieds à ses camarades.

Voilà que je lui fais des reproches commesi, par la vertu de mes cheveux blancs, j'étais àprésent son père et lui mon fils! Mais je le faisavec tendresse, comme lui-même l'aurait fait. J'ai

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eu la chance d'avoir un père artiste, qui me parlaitconstamment de Mallarmé, de Donatello, deMichel-Ange et d'Omar Khayyam, et qui, lorsquema mère lui reprochait de n'être pas sévère avecmes sœurs et moi, lui répondait à mi-voix : «Nous n'avons pas fait des enfants pour leur casserles pieds ! »

Avant de clore cette parenthèse le concernant, jeme dois de faire deux remarques. La première,c'est qu'il allait se faire un nom dans le journal-isme en écrivant, pendant plus de trente ans, desbillets satiriques qui prenaient pour cible les tra-vers de la société et de ses gouvernants, et quiétaient très exactement dans le même esprit quecette lettre à sa mère écrite à l'âge de quinze ans àpropos des vieux livres. La seconde, c'est qu'il al-lait se faire également un nom dans la poésie enpubliant, à vingt-neuf ans, un recueil, dédié « àmon père Botros Mokhtara Maalouf» et intitulé «Le Commencement du Printemps », qui fut ac-cueilli comme un événement littéraire, et dontplusieurs poèmes figuraient dans les manuels

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d'arabe dans lesquels j'ai moi-même étudié.Lorsqu'à l'école on nous donnait à apprendre parcœur une « poésie » composée par mon père, etque les élèves autour de moi se mettaient àglousser en m'adressant des clins d'œil appuyés,il me fallait faire un grand effort sur moi-mêmepour dissimuler ma fierté.

Mais c'est surtout ma grand-mère qui étaitfière. De la renommée précoce de son fils; et plusparticulièrement du fait que le poème le pluscélèbre, devenu instantanément un classique,avait été écrit pour elle.

Mon père m'a raconté un jour dans quellescirconstances il l'avait composé.

C'était en mai 1943, les autorités françaisesvenaient d'instituer la Fête des mères. Un grandrassemblement avait été organisé, et on m'avaitinvité à déclamer un poème à la tribune pourcette occasion. Je n’avais que très peu de temps

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pour me préparer, mais j'avais réussi à dégagerune soirée pour m'isoler et écrire.

Je venais de me mettre à ma table quand monami Édouard est arrivé. Il m'a dit : «Allons aucinéma, il y a tel film qui passe. » Je lui ai dit : «Pas ce soir, il faut absolument que je composemon poème. » Mais il a insisté, et comme il m'atoujours été difficile de résister à de telles invita-tions, je l'ai accompagné.

Mes yeux étaient tournés vers l'écran, mais matête était ailleurs. A un moment, j'ai pris monstylo de ma poche, et je me suis mis à écrire,dans l'obscurité, au dos de mon paquet de cigar-ettes. Lorsque nous sommes sortis de la salle,mon poème était entièrement composé, je n'y aiplus changé une virgule, je n’avais plus qu'à lerecopier sur une feuille propre.

Ce poème en forme de prière, il l'avait con-struit autour d'une rime inhabituelle, très ap-puyée, et pour la langue arabe très féminine,

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hounnah, qui veut dire « elles ». Il y dit, parexemple :

Elles sont nos compagnes dans l'exil du monde,Aucun paradis ne serait paradis sans ellesSeigneur, je T'ai demandé deux grâces, Voir levisage du Ciel, et leur visage à elles. C'est à ellesque Tu as confié la vie, Tu T'es installé dansleurs entrailles à elles, Et Tu as laissé, parmi lesbattements de Ton cœur, Un battement dans leurspoitrines à elles...

Les critiques de ce temps-là avaient qualifiémon père d'adorateur de la Beauté, ou d'adorateurde la Femme — en un sens, il l'était. Mais il nefait pas de doute que la vénération qu'il exprimaitdans ces vers s'inspirait d'abord de cette figurematriarcale, à la fois aimante et sévère, fragile etindestructible, fervente et cérébrale qu'avait étéNazeera pour lui comme pour tous les siens.

Chaque année, d'ailleurs, à la Fête desmères, c'est elle que les journalistes appelaient;

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ils venaient la photographier dans son apparte-ment de la rue Jeanne d'Arc, et l'interviewer sursa vie d'autrefois au village; elle leur parlait del'école qu'elle avait dû prendre en main lorsqueson mari était mort, et du fait qu'il l'avait laissée «avec six orphelins dont l'aîné avait onze ans et leplus jeune onze mois ».

Ses visiteurs lui disaient parfois, comme s'ilfallait la consoler : « Mais vous avez su lesélever, aujourd'hui vos enfants vous témoignentleur reconnaissance, vous avez réussi, vous devezêtre comblée... »

Elle répondait oui, bien sûr. De fait, cetteattention qui se portait sur elle un jour par an laflattait, c'était un peu sa revanche sur les mal-heurs. Mais lorsque journalistes et photographesse levaient pour partir, qu'elle les raccompagnaitpuis refermait la porte derrière eux, elle se re-mettait aussitôt à penser à la grande déception desa vie, à cette défaite incompréhensible qu'elleavait subie et qui lui gâchait toutes ses victoires.

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Elle se remettait à penser à celui qui était parti, àcelui qui l'avait abandonnée.

Il ne s'agissait plus de Botros, qui appar-tenait déjà pour elle à un lointain passé, ils'agissait de l'aîné de ses fils. Bien vivant, maisqui ne lui donnait plus de ses nouvelles, qui nelui parlait plus, qui ne lui écrivait plus. Unebrouille, oui, une sérieuse brouille, comme cellequi avait éclaté un siècle plus tôt entre le curéGerjis et son fils Khalil; puis entre Khalil et sonfils Gerji. Cette sinistre coutume familiale, Naz-eera ne pensait pas qu'elle-même pourrait un jouren être la victime. Elle croyait avoir fait tout cequ'il fallait pour que cela ne lui arrive pas.

A Beyrouth, l'aîné de mes oncles s'étaitlancé à corps perdu dans le combat politiquecontre le Mandat français. C'était un homme defortes convictions, capable d'argumenter puis-samment contre toutes sortes d'adversaires —comme son père, disait-on. De l'avis unanime, ilétait promis à un brillant avenir dans cette nation

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renaissante. Toute la famille était derrière lui,pour le soutenir dans ses combats, à commencerpar sa mère, dont l'appartement était devenu unlieu de ralliement pour les étudiantsindépendantistes.

Mais l'on était en 1939, la situation interna-tionale s'envenimait, et l'engagement de mononcle commençait à devenir périlleux. Ce quiétait considéré, en temps de paix, comme unelutte nationale légitime, pouvait apparaître, entemps de guerre, comme un acte de trahison. Desrumeurs circulèrent selon lesquelles il allait êtrearrêté, et peut-être même condamné à mort. Lafamille décida de le faire fuir au plus vite. On luidébrouilla une bourse d'études dans une uni-versité américaine, et on l'embarqua sur l'un destout derniers bateaux, juste avant le déclenche-ment du conflit mondial.

Ton oncle était très haut placé dans le parti na-tionaliste, m'a confirmé Léonore, et les Français

avaient mis la main sur un document prouvant

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que ce serait lui qui prendrait la tête del'organisation si elle devait entrer dans la

clandestinité. Ils avaient donc lancé contre lui unmandat d'arrêt. Seulement, sur le document

qu’ils avaient saisi, il était désigné par un nomde guerre, et c'est ce nom qui figurait sur le man-

dat. Le temps que les autorités fassent le lienentre le vrai nom et le pseudonyme, on l'avait fait

fuir...

Ma grand-mère n'était évidemment pas en-chantée de ces développements. Pour elle, qui an-ticipait ses mouvements des années à l'avance, lesimprévus étaient rarement les bienvenus. Celadit, c'était aussi une femme réaliste, qui savaitmaintenir un juste équilibre entre l'inquiétude etl'espoir, et qui savait évaluer les priorités ; dansl'immédiat, il fallait à tout prix soustraire son filsaux menaces qui pesaient sur lui.

Elle devait se dire aussi, comme tant demères levantines, que son aîné, avec tous les tal-ents qui étaient les siens, n'allait pas manquer de

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réussir brillamment aux États-Unis ; et qu'alors, ilpourrait aider les siens bien plus efficacementque s'il était demeuré au pays.

Mon oncle partit donc, et on n'eut plus deses nouvelles. C'était la guerre, il est vrai, et laposte fonctionnait mal. Mais lorsque le conflits'acheva, en 1945, les nouvelles ne se firent pasmoins rares. Lui-même n'écrivait guère, et lesseules informations qu'on avait sur lui par desparents ou des amis en voyage outre-Atlantiquen'étaient pas rassurantes pour les siens.

Lorsque j'ai ouvert les yeux sur le monde, mononcle d'Amérique était devenu une figure fanto-matique, évanescente, bien plus encore que nel'avait été Gebrayel pour les générationsprécédentes. Et tout au long de mon enfance, jen'ai entendu à son propos que des rumeurs in-quiètes et des chuchotements horrifiés : aprèss'être marié, et avoir eu cinq enfants, il avait dé-cidé d'entrer au couvent en y entraînant toute sapetite famille, lui avec ses deux fils chez les

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hommes, son épouse avec leurs trois filles chezles femmes ; ils avaient tous vécu dans lapauvreté, la chasteté et l'obéissance, et avec desrègles impitoyables; ainsi, il était interdit derévéler aux jeunes enfants lequel des « frères »était leur père, et laquelle des « sœurs » était leurmère ; et il était strictement prohibé de faire en-trer au couvent tout ouvrage qui s'écartait un tantsoit peu de « la Vraie Foi » catholique - je n'oseimaginer ce que Botros, homme des Lumières,fondateur de l'École Universelle, aurait pensé detelles pratiques...

Ce qui se murmurait constamment dans lafamille, aussi loin que remontent mes réminis-cences, c'est que l'oncle refusait toute relationavec les siens tant qu'ils ne seraient pas tousdevenus aussi catholiques que lui.

Une histoire, parmi cent autres : l'un de sesbeaux-frères, qui séjournait dans une universitéaméricaine l'année de ma naissance, en profitapour aller lui rendre visite. Mon oncle le reçut, et

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se lança aussitôt dans un exposé enflammé de sescroyances ; au bout de ce sermon, il demanda auvisiteur :

— A présent que tu m'as écouté, es-tu prêt àdevenir catholique ?

L'autre répondit poliment qu'il était né dansune famille orthodoxe, et qu'il n'avait pasl'intention de renoncer à la foi de ses pères.

— Dans ce cas, dit mon oncle en se levant,nous n'avons plus rien à nous dire.

Il tendit au visiteur ébahi son pardessus, et ille reconduisit fermement jusqu'à la porte.

Je ne voudrais pas être trop Injuste à l'égard demon oncle, ni le dépeindre par une caricature.Son univers est éloigné du mien, ses croyancessont à l'opposé des miennes, mais son itinéraire ade la cohérence, de la sincérité - une illustrationpeu banale des hantises spirituelles qui ont

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constamment habité notre parenté. Je suis per-suadé que son aventure sera racontée un jour parune voix plus attentive, plus compréhensive quela mienne. Pour ma part, je l'ai seulement effleur-ée, naguère, dans un roman voilé... Et aujourd'huiencore, je ne ferai que l'effleurer. Ce que je cher-che à discerner, ce n'est pas tant la réalité de cequi s'est passé là-bas, en Nouvelle-Angleterre,que la réalité de ce que ma grand-mère et monpère ont pu entendre, et imaginer, et ressentir,durant les longues années d'angoisse.

J'ai retrouvé, par exemple, parmi les papiersde Nazeera, une coupure de presse jaunie, où iln'y a plus la date ni le nom du journal, mais quidoit provenir d'un quotidien de Boston, vers la findes années quarante ou le début des annéescinquante.

Titre, sous-titre et texte, en première page :

LES ÉTUDIANTS CONVERTIS DE HARVARDIls entrent au monastère pour devenir prêtres

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A la suite de l'annonce qui a été faite dernière-ment et selon laquelle Avery D., diplômé de Har-vard et fils de l'un des principaux dirigeants prot-estants laïcs du pays, était entré dans un noviciatdes Jésuites pour devenir prêtre, on a appris hierque trois autres étudiants de la même universités'étaient convertis au catholicisme, et qu'ilsavaient également décidé d'entrer dans les or-dres. Ils appartiennent tous à des familles prot-estantes renommées...

Deux autres étudiants, appartenant pour leurpart à des familles catholiques, ont décidéd'abandonner leurs études à Harvard pour entrerdans des monastères. Tous sont des membres duCentre St B., qui dépend de la paroisse St Paul,et qui est un centre catholique pour les étudiants,dirigé par le Rév. Léonard F., s.j., poète et essay-iste réputé, et parrainé par Mgr. Augustin H...

Les convertis sont William M., fils du Dr Don-ald M., de West Cedar... qui est entré au noviciatjésuite de Shadowbrook...

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Walter G., fils du Dr Arthur G., de Lawrence,qui a rejoint le même noviciat...

George L., fils de Herbert L., de Great Neck,qui est entré dans un monastère bénédictin àPortsmouth Priory...

Parmi les autres étudiants entrés dans les or-dres, on peut signaler :

Joseph H., fils du Juge de la Cour Suprême,qui a rejoint les Rédemptionnistes; ainsi queMiss Margaret D., fille de M. et Mme John D., deProvidence, Rhode Island, qui a abandonné sesétudes pour entrer au monastère desCarmélites...

La liste est encore longue, et détaillée - il ya même l'adresse exacte des convertis et de leursparents, ce que, même aujourd'hui, j'ai jugé in-convenant de reproduire. Si ma grand-mère aconservé cet article, c'est parce qu'il signale lanaissance du mouvement religieux dans lequel

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son fils s'est enrôlé. Lui-même n'y est pas men-tionné, mais plusieurs des personnes nomméesont appartenu à la même mouvance. J'imagineque ceux qui vivaient à Boston en ce temps-làdevaient avoir le sentiment qu'un événement ma-jeur était en train de se produire sous leurs yeux,peut-être même un miracle. C'est pourquoi jen'exclus pas que ce soit mon oncle lui-même quiait envoyé cette coupure de là-bas; donnerl'impression que les protestants d'Amériqueétaient en train de se convertir massivement aucatholicisme n'était pas une information anodinepour notre famille en ces années-là.

De ce bouillonnement — finalement assez local-isé — allait naître un mouvement religieux con-servateur prônant le retour à la foi traditionnellede l'Église, et méfiant à l'égard de tous les «aménagements » doctrinaux visant à prendre encompte les mœurs de notre époque. Chez lesmiens, autant que je m'en rappelle, on ne s'est ja-mais beaucoup penché sur les arguments théolo-giques de l'oncle converti. On savait simplement

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que ses compagnons et lui refusaient que l'Églisese libéralise, et qu'à cause de cela ils avaient eudes ennuis avec le Vatican. La phrase qui re-venait immanquablement chaque fois qu'on par-lait d'eux, c'est qu'ils étaient « plus papistes quele pape », au point qu'ils avaient failli êtreexcommuniés.

Plus tard, j'ai fait quelques lectures, quin'ont pas démenti ces impressions. Mon oncle etses amis vénèrent les Croisades, ne condamnentpas l'Inquisition, et ils n'éprouvent aucune sym-pathie particulière envers les protestants, les juifs,les francs-maçons, ni envers les catholiques «tièdes ». La pierre angulaire de leur foi, c'est qu'iln'y a pas de salut hors de l'Église romaine.

Je serais incapable d'expliquer de quellemanière exacte les déboires religieux de la mais-on de Botros ont amené son fils aîné à professerune telle doctrine. Je ne veux pas tracer descheminements douteux ni établir des causalitésapproximatives; mais lorsqu'un adolescent qui a

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refusé d'être baptisé de force par un prêtre cath-olique se retrouve, vingt ans plus tard, en train deproclamer qu'il n'y a pas de salut pour ceux quin'ont pas été baptisés dans la foi catholique, etlorsqu'il va jusqu'à consacrer sa vie entière à cecombat, il est inconcevable que les deux faits nesoient pas liés, même s'il m'est difficile de direpar quelle voie sinueuse...

Comparé aux ardents catholiques améri-cains de notre parenté, mon père apparaissait for-cément comme un catholique tiède. Pourtant, ilavait effectué lui aussi, ainsi que ses deux jeunesfrères, un retour vers la confession dans laquelleils avaient été baptisés.

Un document en atteste, adressé au direc-teur du recensement et de l'état civil, et dont unecopie est conservée dans les archives. On peut ylire que les requérants, « inscrits sur le registredes protestants » - dans les conditions que l'onsait —, sollicitent la prise en compte de leur

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passage à la communauté grecque-catholique «en vertu du témoignage ci-joint ».

Ce dernier, signé par « le vicaire épiscopalde Beyrouth, de Byblos et de leurs dépendances »et daté du 16 juin 1943, précise que « conformé-ment à la demande présentée par nos filsspirituels... nous accédons à leur souhait d'êtretransférés de la communauté protestante à notrecommunauté romaine catholique... » Mon père amentionné plus d'une fois devant moi le fait qu'ilétait passé d'une confession à l'autre, sans jamaiss'arrêter aux raisons qui l'y avaient amené. Néan-moins, je suis persuadé que les questions de foin'étaient pour rien dans sa démarche. Je le dissans hésitation, et sans la moindre honte : quandles communautés religieuses se comportentcomme des tribus, il faut les traiter comme telles.

Si j'essayais malgré tout de deviner ses mo-tivations, je pourrais en aligner plus d'une.

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Il a pu éprouver le désir d'appartenir à unecommunauté un peu moins minoritaire - les deuxl'étaient, mais la grecque-catholique représentaitenviron six pour cent de la population, la protest-ante un pour cent; dans un pays où tous les postesimportants sont répartis sur cette base, il risquaitfort de se retrouver marginalisé, et quasimentexclu.

Il a pu vouloir également sortir d'un em-brouillamini administratif agaçant ; être baptisédans une communauté et enregistré dans uneautre devait être un casse-tête chaque fois qu'ilavait des formalités à remplir.

Je n'exclus pas non plus qu'il y ait eu, àl'origine de cette démarche, une pression insist-ante de l'oncle Theodoros; en 1943, il avaitsoixante-dix ans, et il était venu s'installer dansl'appartement de la rue Jeanne d'Arc pour que sabelle-sœur Nazeera s'occupe de lui dans sa vieil-lesse ; à scruter de près la requête que je viens deciter, je me dis qu'elle pourrait bien être de sa

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main ; il l'aurait rédigée, et ses neveux l'auraientjuste signée; puis il aurait lui-même effectué lesdémarches auprès de l'évêché...

Mais il y avait aussi, pour ce qui concernemon père, une autre raison, puissante, pours'éloigner de l'Église réformée : ma mère. Elle luiplaisait, ils commençaient à parler fiançailles, etpour elle, il était impensable, inconcevable,qu'elle puisse envisager un seul instant de se mar-ier à un protestant.

Dans sa famille, on avait un tout autre rapport àla religion que dans celle de mon père. Pas decrises mystiques, pas de grandes querelles théolo-giques, pas de ruptures. Ni conversions, ni décon-versions, ni surconversions, ni aucun va-et-vientde cet ordre. Et peu d'hommes de religion. Onétait simplement, carrément, irréversiblementmaronite, on suivait le pape sans discuter, onvénérait les saints, on allait à la messe un di-manche par mois, mais quatre fois par semaine siun enfant était malade, ou en voyage, ou en train

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de préparer ses examens... Pour l'essentiel,d'ailleurs, la religion était l'affaire des femmes, aumême titre que la cuisine, la couture, les com-mérages et les lamentations. Les hommes, eux,travaillaient.

Mon grand-père maternel, qui se prénom-mait Amin, était né dans un village tout prochedu nôtre. Encore adolescent, il avait émigré versl'Égypte où l'aîné de ses frères l'avait précédé. Ilsétaient l'un et l'autre dans les travaux publics, etils avaient obtenu quelques chantiers importants— ponts, routes, assainissement de zonesmarécageuses. Sans jamais bâtir ce qui s'appelleune fortune, ils avaient su prospérer. A l'apogéede sa vie, Amin possédait des terres cotonnières,ainsi que des immeubles en ville ; comme Geb-rayel à Cuba, il employait chauffeur, jardinier,cuisinier, servantes... (Et comme pour Cuba, il nerestera rien de cette fortune. Quand j'ai ouvert lesyeux sur le monde, mon grand-père était mort, larévolution nationaliste lui avait « repris » tout cequ'il avait acheté, jusqu'au dernier arpent.

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L'Égypte était allée rejoindre, dans la mémoiredes miens, toutes nos autres patries égarées.)

Au commencement de son aventure au pays duNil, Amin s'était établi à Tanta, ville du Delta;c'est là qu'il avait rencontré Virginie, fille de cejuge qui avait quitté Istanbul avec les siens lorsdes troubles de 1909. Le jeune homme et la jeunefille appartenaient à la même communauté ma-ronite, mais pas du tout au même milieu social. Ilétait fils de paysans modestes, elle était fille denotables citadins; mais lui s'était enrichi, quandeux avaient perdu, en quittant les rives du Bos-phore, la plupart de leurs biens et l'essentiel deleur statut; sinon, ils auraient pu convoiter, envertu des rapports de force mondains qui présid-ent à ces choses, une alliance plus prestigieuse.

Le mariage eut lieu à Tanta ; c'est là que mamère vit le jour. Sur l'acte de naissance, daté dedécembre 1921, elle est nommée Odetta Mariamais tout le monde l'a toujours appelée Odette.Peu de temps après, ses parents allèrent s'établir

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au Caire, ou plus exactement dans la ville nou-velle d'Héliopolis, construite par le baron Empaindans les premières années du XX' siècle.

Chaque année, quand les chaleurs égyp-tiennes devenaient insupportables, mes grands-parents maternels prenaient le bateau jusqu'àBeyrouth; là, ils récupéraient leurs deux filles quiavaient passé l'hiver au pensionnat des sœurs deBesançon ; puis ils allaient tous se réfugier dansla fraîche Montagne; ils avaient fini par acheterun pan de colline boisée à Aïn-el-Qabou pour yfaire construire une résidence d'été en bellespierres blanches - à deux pas de la maison-écolede mes grands-parents paternels.

L'une des conséquences de ce voisinage,c'est que les étrangetés religieuses de la famillede mon père étaient connues depuis toujours parles parents de ma mère. Connues, et sévèrementjugées. Ils n'auraient pu se douter qu'un jour leurfille épouserait l'un des six orphelins du moallemBotros. Malheureux enfants! Que leur père ait été

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athée, passe encore! Mais qu'en plus leur mèresoit protestante! Ce mot, dans la bouche des élé-ments maronites de ma parenté, s'accompagnaitsouvent d'une moue ou d'un ricanement.

Cela pour dire que lorsque mon père se pritd'amour pour ma mère, qu'il commença à lui écri-re d'interminables lettres tendres, et qu'elle-mêmecommença à lui montrer qu'elle n'était pas insens-ible à sa cour, il se dépêcha, et ses frères avec lui,de dissiper ce « malentendu » qui planait au-des-sus de leurs têtes depuis que leur père avait re-fusé de les baptiser, depuis que leur oncle pater-nel les avait baptisés à la hussarde, et depuis queleur oncle maternel les avait fait inscrired'autorité sur le registre de l'autre bord...

Même si ces épisodes se sont déroulésquand je n'étais pas né, leurs échos ont continué àretentir tout au long de mon enfance, et au-delà.La victoire des catholiques avait beau être totale,la guéguerre se poursuivait un peu tout de même.Ma mère a constamment stigmatisé le

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protestantisme, peut-être par crainte que l'un oul'autre de ses enfants ne soit tenté à son tour parle démon de « l'hérésie ». Mais il est vrai qu'ellejugeait tout aussi sévèrement les écarts de l'oncled'Amérique - là encore, de peur que l'un de nousne soit tenté un jour de suivre une voie similaire.Elle nous a inlassablement répété une sagemaxime, qu'elle attribuait à son père, et qui étaitdevenue, sous notre toit, une règle de vie : «L'absence de religion est une tragédie pour les fa-milles, l'excès de religion aussi! » Aujourd'hui,j'ai la faiblesse de croire que la chose se vérifiepour toutes les sociétés humaines.

Si, en prévision de son mariage - qui allaitêtre célébré au Caire, en 1945 - mon père étaitallé au-devant des désirs de ma mère et de sa fa-mille en opérant, sans états d'âme, un retour aubercail catholique, il ne lui fut pas facile de cédersur cette autre exigence absolue : les enfants ducouple feraient leurs études dans des écoles cath-oliques, et en langue française.

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Pour ma grand-mère Nazeera, et pour toutema famille paternelle, c'était là une aberration,une incongruité, et quasiment une trahison. De-puis quatre générations, depuis le milieu du XIXE

siècle, tout le monde chez nous apprenaitl'anglais comme s'il était la deuxième langue ma-ternelle, tout le monde faisait ses études chez lesAméricains. Le campus de l'Université Améri-caine était le prolongement de la maison - oul'inverse. Mon père y avait étudié, puis enseigné;ses frères et sœurs aussi, l'un après l'autre. C'étaitlà une tradition établie, immuable, indiscutée.

Mais, justement, ma mère se méfiait decette tradition où langue anglaise, école améri-caine et protestantisme sont toujours allés de pair.Elle ne voulait pas prendre ce « risque », et monpère dut se résigner : leurs trois filles feraientleurs études, comme leur mère, chez les sœurs deBesançon ; et leur fils irait, comme ses onclesmaternels, chez les Pères Jésuites

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Je présume que Botros n'aurait guèreapprécié...

J'avais seize ans lorsque le frère aîné demon père reprit enfin contact avec les siens. Onimagine le retentissement de l'événement, on neparla plus que de cela dans la famille. Une lettreétait arrivée d'Amérique à l'intention de magrand-mère. Son fils se disait prêt à l'accueillir sielle souhaitait lui rendre visite... à conditionqu'elle se soit préalablement convertie au catholi-cisme. La fille du prédicateur presbytérienn'hésita pas un seul instant. Revoir son fils valaitbien une messe. Elle se fit donc discrètementcatholique, et, à l'âge de soixante-dix ans, elleprit l'avion pour la première fois de sa vie.

Je n'ai pas retrouvé la lettre adressée à magrand-mère. Étrange, d'ailleurs, qu'elle ne l'ait pasconservée. Il est possible qu'elle l'ait rangée sé-parément du reste, et qu'on ne l'ait plus retrouvée.Fort heureusement, mon oncle avait, au mêmemoment, écrit une deuxième lettre, à son frère

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cadet, mon père. Et cette dernière, je l'ai. Unelongue lettre en anglais portant comme date Le27 mars 1965, Fête de Saint Jean Damascène. Etqui commence ainsi :

Je me rappelle que lorsque nous étions toi etmoi deux jeunes enfants inséparables, et plustard lorsque nous sommes devenus de grandsgarçons, les étrangers nous prenaient presquetoujours pour des jumeaux, malgré le fait que tuas toujours paru un peu plus grand, et plus mûr.Ai-je besoin de te dire avec quel bouillonnementd'émotions je prends la plume pour écrire aucompagnon de mon enfance et de ma jeunesse, àcelui qui est, en vérité, l'autre moitié de monâme?

Je vais commencer par une remarque, ensuiteje ne reviendrai plus jamais sur ce sujet. J'ai pute donner l'impression d'être quelquefois sanscœur, et de ne pas apprécier l'héroïsme de notremère, la manière dont elle a porté le fardeau dela famille après la mort prématurée de notre

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père, il y a près de quarante et un ans. Commentpourrais-je oublier le moment où je l'ai dé-couverte à trois heures du matin, en larmes àcause de ses soucis et de ses immenses re-sponsabilités, occupée à broder encore avec sespauvres mains sur une pièce d'étamine, en dépitde toutes les charges qui l'attendaient le lende-main, parce qu'il lui fallait gagner quelques sousde plus pour faire face aux besoins du foyer? Jesuis sorti de mon lit, et je l'ai embrassée en dis-ant : « Ne t'en fais pas, maman, très bientôt nousdeviendrons grands et nous prendrons bien soinde toi »; puis, ayant remarqué que sa mantilleétait usée, j'ai ajouté: « Et je t'achèterai un"mandeel" tout neuf! »

Eh bien, je n 'ai jamais acheté à maman ce «mandeel » tout neuf. En ses desseins insondables,Dieu a voulu que je te laisse à toi, ainsi qu'à mesautres frères et sœurs, le soin de récompenser mamère en sa vieillesse pour toutes les souffrancesqu'elle a endurées pour nous, et de lui offrir toutela consolation qu'elle a méritée. Pour ma part,

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j'ai été envoyé loin de cette famille que j'ai tantaimée, et dont le bien-être compte tellement pourmoi. J'ai été destiné par le Seigneur à devenir unhomme de religion, et à Lui consacrer ma vie enfaisant vœu de pauvreté, de chasteté etd'obéissance. Il semble que Dieu ait voulu que jesois surtout préoccupé par le bien-être spirituelet supranaturel de notre famille.

Quand j'étais avec vous, pendant des années jen'avais aucune espèce de Foi. Le Ciel et l'Enfern’étaient pas des réalités pour moi, Notre-Seigneur et Notre-Dame ne signifiaient pasgrand-chose à mes yeux. J'ai des raisons decroire que vous n'avez jamais entièrement perdula Foi Catholique; mais vous auriez dû fairepreuve de plus d'intérêt pour ma vie spirituelle

comme pour celle des autres. A ceux quis'interrogent sur certaines choses que j'ai faitesdans mon rôle de gardien spirituel de la famille,en quelque sorte, je dirais seulement, en para-phrasant un certain auteur : « Pour ceux qui ont

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la Foi, aucune explication n 'est nécessaire; pourceux qui n 'ont pas la Foi, aucune explicationn'est possible! »...

Mon père n'a jamais totalement pardonné àson frère, je crois. Mais il ne l'a pas non plus ac-cablé de reproches. Simplement, leurs relationsse sont refroidies; eux qui avaient été si proches,ils ne se sont plus dit grand-chose. Ils sont de-meurés courtois, l'un avec l'autre, jusqu'au derni-er moment, mais leur complicité était morte, mesemble-t-il. Je suppose que mon père a répondu àla lettre de son frère, je ne sais s'il l'a fait de man-ière détaillée ou seulement lapidaire. Ce que jesais, c'est qu'à la suite de cette correspondance, iln'est pas allé le voir.

Moi, en revanche, j'y suis allé.

C'était bien plus tard, en 1978. Je vivaisdéjà en France, je travaillais comme journaliste,et j'avais été chargé de faire un reportage sur laBanque mondiale, à Washington. C'était mon tout

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premier voyage outre-Atlantique, et il n'était pasquestion pour moi de revenir sans avoir rencontrél'oncle mythique.

Je fis donc un détour par le Massachusetts.Curieuse sensation. Se retrouver face à un incon-nu qui était quasiment le jumeau de mon père,mais en soutane, et parlant l'arabe avec un fortaccent américain. Un inconnu dont bien deschoses me séparaient, mais avec lequel, par lavertu miraculeuse des liens familiaux, une con-versation intime s'établit instantanément.

— Ton père et moi, nous étions inséparables,identiques en apparence, et pourtant quelquechose d'essentiel nous a toujours séparés. Je suis,fondamentalement, un conservateur, alors queton père a toujours été un révolutionnaire.

Spontanément, j'aurais dit l'inverse. Mononcle était un militant, capable de sacrifier sa vieentière à une doctrine; alors que mon pèremenait, depuis que j'ai ouvert les yeux sur le

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monde, une existence tranquille, entre son foyeret son journal.

J'avais dû manifester ma surprise, carl'émigré reprit, avec animation :

— Si, si, crois-moi. C'est cela qui nous atoujours séparés. D'ailleurs, viens voir...

Il me conduisit vers sa chambre, une vraiecellule monacale, à peine meublée. Juste un lit decamp, une table, une chaise, quelques livres...

— J'avais quinze ans, et ton père quatorze,lorsque notre mère nous a dit : « J'ai entendu lecri du marchand ambulant, vous devriez courirvous acheter de quoi vous raser, l'un et l'autre. »De fait, notre duvet commençait à ressembler àune barbe; surtout ton père, qui était brun, et quia toujours été physiquement plus précoce. Nous ysommes donc allés, et nous avons acheté chacunun rasoir en cuivre. Je suppose que ton père a dûessayer, depuis, d'innombrables instruments de

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rasage, électriques ou pas. Alors que moi, j'utiliseencore chaque matin ce même rasoir acheté aumarchand ambulant. Regarde !

Il brandit fièrement ce rasoir jaunâtre qui,après un demi-siècle d'usage, ne semblait pas tropabîmé. J'étais un peu amusé par sa définition duconservatisme et du révolu-tionnarisme ; il estvrai que, dans la maison de mes parents, le plac-ard de la salle de bains était rempli de toutes sor-tes d'instruments délaissés, notamment un rasoiracheté par mon père en Chine, fonctionnant surpiles, et dont il n'avait pas dû se servir une seulefois.

La démonstration de l'oncle se poursuivit,ciblée, et subtilement défensive.

— J'ai voulu maintenir la plus noble et laplus ancienne tradition de notre famille : lasainteté. Sais-tu qu'il y a eu, parmi nos ancêtres,plusieurs saints vénérés par l'Église?

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Il mentionna des noms, que je n'avais ja-mais entendus. Sous le toit de mon père, onvantait souvent les hauts faits des ancêtres, maison citait surtout les poètes célèbres; ou bien, dansun autre registre, les émigrés qui s'étaientenrichis.

— N'oublie jamais que c'est sur nos épaulesque repose le christianisme, depuis les toutpremiers siècles...

Étrange, cette propension des miens àvouloir toujours situer leur itinéraire individueldans la droite ligne de celui de notre parenté!Même lui, qui est parti depuis si longtemps, qui arompu avec ses proches, qui a fait tout ce que sonpère aurait détesté qu'il fasse, qui a abandonnéson nom pour adopter un nom d'Église, lui quis'est engagé sur une voie si excentrée, il éprouv-ait encore le besoin de m'expliquer qu'il ne s'étaitécarté de la route commune que pour mieux re-joindre celle que nos ancêtres avaient tracée.

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— C'est cette tradition que je veux pour-suivre! L'Occident s'imagine qu'il nous aévangélisés, alors que c'est nous qui l'avonsévangélisé. Aujourd'hui, il s'est écarté de la vraieFoi, et c'est notre devoir de le ramener vers ledroit chemin. Je me suis fixé pour tâche de re-christianiser l'Amérique.

Dès mon retour à l'hôtel, à Boston, j'avais tentéd'appeler mon père au téléphone. En vain. Je dusattendre pour lui parler d'être rentré à Paris, etque lui-même réussisse à me joindre. La guerrelibanaise passait alors par une phase aiguë, etmes parents avaient dû fuir Beyrouth à cause d'unviolent bombardement sur leur quartier. Ils setrouvaient à présent au village, dans leur maison,provisoirement à l'abri. Un cousin astucieux leuravait assuré une liaison téléphonique avec laFrance.

J'avais hâte d'annoncer à mon père :

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— Je reviens d'Amérique, et j'ai pu ren-contrer mon oncle.

Mes impressions ?

— Les choses ne se sont pas encoredécantées... En tout cas, je ne regrette pas d'êtreallé le voir, après toutes ces années... Il teressemble, et il ne te ressemble pas...

— Tout le monde était leurré par notreressemblance physique, même nous. Il nous afallu du temps pour découvrir à quel point nousétions différents.

— Il m'a raconté l'histoire des rasoirs...

— Quels rasoirs ?

La ligne a été coupée.

En quittant la Nouvelle-Angleterre, j'étaispersuadé que cette première rencontre allait êtrela seule; je ne pouvais prévoir qu'elle

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m'apparaîtrait un jour comme un simple prélude àune autre rencontre, fatidique, au Liban, deux ansplus tard.

A l'époque, je ne savais pas pour quelleraison l'émigré, après toute une vie d'absence,avait décidé soudain de revenir en visite au pays.Aujourd'hui, pour avoir recueilli certains té-moignages, je le sais. Mon oncle était bien dansles ordres, il portait une soutane, se faisait appel-er « frère » -comme Botros, suis-je tenté de dire,même s'il ne s'agissait assurément pas de lamême « fraternité » ! Mais il n'avait jamais pu sefaire ordonner prêtre, ce qui était son vœu le pluscher. Aux États-Unis, la hiérarchie catholique atoujours préféré le maintenir à distance; aprèsmaintes tergiversations, elle lui avait réponduque, même si elle l'avait voulu, elle ne pouvait enaucune manière ordonner un homme marié. Alorsil s'était dit qu'au pays, dans sa communautéd'origine, où les traditions sont différentes, sonvœu devrait pouvoir être exaucé.

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Il faillit l'être, à ce qu'on m'a rapporté;pressé par notre famille - mon père, mes oncles,et surtout leur cousin Nasri - le patriarche grec-catholique avait dit oui, pourquoi pas ? Seule-ment, avant de fixer une date pour l'ordination, ils'était avisé du fait que le futur prêtre avaitl'intention d'exercer son sacerdoce dans le Mas-sachusetts, non au Liban ; la bonne règle exigeaitque l'on demandât l'assentiment de l'archevêquede Boston. Lequel se mit à pousser des hauts cris,parlant de « loup » et de « bergerie » ; notre patri-arche jugea plus sage de faire marche arrière.

C'est pendant que ces tractations avaientlieu que mon père eut son accident cérébral, parune journée de canicule. Il venait de quitter sonbureau et se dirigeait vers sa voiture, lorsqu'ilétait tombé. La personne qui l'accompagnait avaitjuste entendu comme un « ah! » de surprise. Ils'était écroulé, inconscient. Quelques heures plustard, le téléphone avait sonné à Paris. Un cousinm'avait annoncé la nouvelle, sans laisser trop deplace à l'espoir. « Il va mal, très mal. »

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Revenu au pays par le premier avion, j'avaistrouvé mon père dans le coma. Il semblait dormirsereinement, il respirait et bougeait quelquefoisla main, il était difficile de croire qu'il ne vivaitplus. Je suppliai les médecins d'examiner unedeuxième fois le cerveau, puis une troisième.Peine perdue. L'encéphalogramme était plat,l'hémorragie avait été foudroyante. Il fallut serésigner...

L'hospitalisation se prolongea une dizainede jours, au cours desquels il y eut encorequelques moments d'espoir -une main qui tourneà nouveau sur elle-même, quelques personnes quiviennent raconter que des malades sont déjàsortis de comas similaires... Je me souviens ausside quelques sinistres énergumènes, de ceux quihantent, j'imagine, tous les lieux de détresse de laplanète, partout où les esprits des mortels sontfragilisés par l'insistance du malheur. Un person-nage se faisant appeler, sans rire, « L'homme demain de saint Élie », était venu nouer des ban-delettes tout autour du lit de mon père, avant de

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lancer avec hargne à l'adresse de la famille ac-cablée : « Comment voulez-vous qu'il guérisse,aucun de vous n'est en train de prier ! » End'autres circonstances, la scène m'aurait paru co-casse; ce jour-là, ma tristesse ne se mêla que decolère et de dégoût.

Au cours des longues journées et deslongues soirées d'attente et d'abattement, je mesuis souvent retrouvé avec l'oncle prodigue, à de-viser, comme s'il était naturel que nous nous ret-rouvions ensemble, côte à côte, dans cette villede Beyrouth où ni lui ni moi n'étions censés venircette année-là. J'avais pourtant le sentiment quenous ne nous étions jamais quittés, et que son ab-sence de quarante ans n'était qu'un rêve insenséqui, au réveil, s'était enfin trouvé balayé.

Étrange retournement : l'émigré, l'absent,que j'avais pris l'habitude de considérer commevirtuellement mort, se tenait près de moi, sonépaule contre la mienne, soudain proche, soudain

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un deuxième père. Alors que l'autre, le vrai père,gisait là, absent, à jamais émigré loin de nous...

Vint ensuite le moment que nous ne pouvi-ons plus retarder, celui où le cœur du père s'arrêtade battre. J'étais parti me reposer après trop denuits blanches, lorsqu'un cousin s'est mis à frap-per à la porte. Je lui ai ouvert, puis je suis revenum'asseoir au salon, sans rien lui demander; j'avaiscompris. Mon oncle est venu à son tour, quelquesinstants plus tard, qui s'est assis avec nous. Il n'arien dit non plus.

C'était le 17 août 1980. Cinquante-six ans,jour pour jour, après la disparition de Botros - etc'était également un dimanche. Il fallut alors quenous nous concertions, l'homme à la soutane etmoi, sur la manière la moins dévastatrice de port-er la nouvelle à Nazeera, sa mère. Il fut convenuque ce serait moi qui me rendrait auprès d'elle ; etque lui l'appellerait ensuite au téléphone...

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A mon arrivée chez elle, ma grand-mère meprit longuement dans ses bras, comme elle lefaisait depuis toujours. Puis elle me posa, forcé-ment, la question que je redoutais entre toutes :

— Comment va ton père ce matin ?

Ma réponse était prête, je m'y étais entraînétout au long du trajet :

— Je suis venu directement de la maison,sans passer par l'hôpital...

C'était la stricte vérité et c'était le plus vildes mensonges.

Quelques minutes plus tard, le téléphone.En temps normal, je me serais dépêché de répon-dre pour lui éviter de se lever. Ce jour-là, je mecontentai de lui demander si elle souhaitait que jeréponde à sa place.

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— Si tu pouvais seulement m'approcherl'appareil...

Je le déplaçai, et soulevai le combiné pourle lui tendre.

Je n'entendais évidemment pas ce que luidisait son interlocuteur, mais la première réponsede ma grand-mère, je ne l'oublierai pas :

— Oui, je suis assise.

Mon oncle craignait qu'elle ne fut debout, etqu'à la suite de ce qu'il allait lui apprendre, ellene tombât à terre...

Alors nous avions pleuré, elle et moi, assisl'un à côté de l'autre en nous tenant la main,quelques longues minutes.

Puis elle m'avait dit :

— Je croyais qu'on allait m'annoncer queton père s'était réveillé.

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— Non. De l'instant où il est tombé, c'étaitfini.

— Moi, j'espérais encore, murmura magrand-mère, à qui personne, jusque-là, n'avait osédire la vérité.

Nous étions aussitôt revenus vers le silence,notre sanctuaire...

Écrit à Paris, Beyrouth,

La Havane et Ker Mercier

entre septembre 2000

et décembre 2003

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Notes et remerciements

J'ai mis un point final, mais ce travail sur lesorigines n'est pas encore terminé. Ni en amont,puisque je me suis limité, sauf pour quelquesécarts, aux cent cinquante dernières années. Ni enaval, puisque je me suis arrêté, dans ma relationprécise, au milieu des années 1930, me con-tentant de prolonger la route en pointillé jusqu'àla disparition de mon père.

Mais de lui, justement, je n'ai presque riendit. J'ai dû citer son prénom une fois, raconterdeux ou trois anecdotes, rapporter quelquesbribes de nos conversations. Pourtant, mon at-tachement à la mémoire des miens est né,d'abord, de mon attachement à lui. Je l'ai tantvénéré, depuis l'enfance, que je n'ai jamais pu en-visager de faire un autre métier que le sien - lejournalisme, l'écriture. Il m'a patiemment, sub-tilement, initié, modelé, dégrossi, guidé, jusquedans mes révoltes. Je l'ai constamment observé,

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tandis qu'il naviguait entre passion et responsabil-ité, entre naïveté et intelligence, entre modestie etdignité. Et je l'ai inlassablement écouté. Il m'a ra-conté dans ma jeunesse les histoires qui sont rev-enues me hanter dans mon âge mûr.

Prendrai-je un jour le temps de parlerlonguement de lui, de ses frères et sœurs, de cettegénération à la fois sereine et tourmentée qui al-lait être confrontée à la pire des guerres, et à laplus irrémédiable dispersion ? Cela fait partie destâches qui m'incombent si je ne veux pas faillir àmon devoir de fidélité D'autant que j'ai été té-moin d'une partie de ces événements, et que jedispose à présent, pour cette époque aussi,d'abondantes archives. Mais il m'est difficile, àl'heure où je conclus ce travail, de prévoir unenouvelle immersion dans l'eau de nos tragédiesintimes. Pour moi, tout cela est encore tropproche. J'attendrai.

Envers d'autres ascendants aussi, j'éprouveun sentiment de dette. Sans doute ne vais-je

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jamais consacrer une attention égale à chacun deceux qui m'ont, en quelque sorte, mis au monde.Mais je ne me résigne pas à ce que ces person-nages, dont les trajectoires ont partiellementdéterminé la mienne, demeurent pour moi desimples inconnus. J'aurais donc quelques «fouilles » à entreprendre encore, du côté duCaire, de New York, de Beyrouth, bien sûr, ainsique de Constantinople, que j'ai toujours recon-nue, quasiment par instinct, comme la métropoledes origines...

Au commencement de ma recherche, j'avaiseu recours à de nombreux arbres généalogiquesdessinés par des membres de ma famille ; et j'enavais moi-même esquissé quelques-uns, remont-ant parfois à douze générations, pour déterminer,par exemple, le lien de parenté exact qui me liaitau meurtrier du patriarche évoqué dans mon ro-man Le Rocher de Tanios, ou à tels « cousins »

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lointains établis à Sydney, à Sâo Paulo, à Côr-doba, ou autrefois à Smyrne... Mais cet exercices'avéra très vite sans objet ; plutôt que d'éclairermon chemin, il le rendait plus touffu, et doncplus obscur. S'agissant d'une parentèle quicompte plusieurs dizaines de milliers de membresrépertoriés, de telles arborescences ne conduisentnulle part. Les mêmes prénoms reviennent sanscesse, les visages sont absents, et les dates sontincertaines.

Pour éviter de m'embrouiller, j'ai fini paradopter une tout autre représentation graphique :au centre, le descendant, entouré de ses géniteurs; aux points cardinaux, les quatre grands-parents ;et au-delà, leurs propres aïeux. Plutôt qu'à unarbre ou à une pyramide, mon tableau ressembleà un campement, ou à une carte routière.

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Cette vision est passablement égocentrique,je le reconnais ; mais elle a l'avantage de prendreen compte tous les confluents des origines, et dece fait la diversité des appartenances. De plus, lecours du temps y est inversé, ce que je trouvestimulant, et salutaire ; on n'a plus affaire à unancêtre « produisant » une infinité de descend-ants, mais à un descendant « produisant » une in-finité d'ancêtres : deux parents, quatre grands-parents, huit arrière-grands-parents, puis seize,puis trente-deux... J'ai calculé qu'au bout detrente générations, c'est-à-dire vers l'époque desCroisades, le nombre des ascendants atteint lechiffre d'un milliard, dépassant ainsi largement lapopulation totale de la planète. Mais c'est là uneconstatation purement théorique, surtout chez lesmiens, où, jusqu'au début du XX' siècle, on semariait presque toujours entre cousins. Si jedevais les dessiner, les chemins qui mènent versmes lointains ancêtres s'entrelaceraient à l'infini,jusqu'à ressembler à des tresses.

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Pour reconstituer ces quelques pages del'histoire des miens, j'ai eu constamment sous lamain, outre les documents d'archives, plusieursouvrages de référence. J'en mentionnerai quatre,qui parlent spécifiquement de notre famille.

D'abord celui de la tante paternelle qui futpour moi une conseillère, et une inspiratrice. J'aidéjà eu l'occasion de dire à quel point sa contri-bution a été irremplaçable, je voudrais seulementconsigner ici les références de son livre desouvenirs : Memoirs of Grandma Kamal —unique personal experiences and encounters, parKamal Maalouf Abou-Chaar, édité par WorldBook Publishing, Beyrouth, 1999.

Je voudrais citer ensuite l'ouvrage qui est, depuisprès d'un siècle, la bible de notre trajectoire fa-miliale, celui que j'ai appelé « L'Arbre », et quis'intitule en arabe Dawani-l-qoutouf fi tarikh

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banni-l-Maalouf œuvre de l'historien IssaIskandar Maalouf (Imprimerie ottomane, Baabda,1907-1908). Une copie m'a été gracieusementfournie par son petit-fils, Fawwaz Traboulsi. J'aiégalement consulté à plusieurs reprises un autreouvrage, publié en 1993, et qui se présentecomme une continuation du précédent : La Fa-mille Maalouf à travers l'Histoire. Un exemplairem'avait été offert par l'auteur, Timothy Maalouf,qui est décédé, hélas, peu de temps après ; satombe, incidemment, est contiguë à celle de Bo-tros, mon grand-père.

Bien d'autres livres m'ont accompagné aucours des dernières années, pour me renseignerou me rafraîchir la mémoire ; sur les princes brig-ands, la révolution ottomane, les francs-maçons,la diaspora levantine, ou le Mandat français auLiban ; il serait fastidieux de les énumérer tous,mais je m'en voudrais de ne pas signaler le seulouvrage qui mentionne nommément mon grand-oncle Gebrayel, ses magasins havanais La Ver-dad, et la place qu'il occupait parmi ses

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compatriotes émigrés. Œuvre de l'orientalisteRigoberto Menéndez Paredes, il s'intitule : Com-ponentes drabes en la cultura cubana (EdicionesBolona, Publicaciones de la Oficina del Histori-ador de la Ciudad, La Havane, 1999).

Ce que j'ai dit des livres est aussi vrai despersonnes. J'ai posé tant de questions autour demoi que je ne puis recenser tous ceux qui ont prisle temps de répondre.

Mais je tiens à adresser quelques remercie-ments mérités. En commençant par celles et ceuxqui, sans appartenir à notre vaste parenté, ontcontribué à ma recherche, parfois en connais-sance de cause, et parfois par simple désir d'aider.Je mentionnerai, par ordre alphabétique : MonaAkl, Ahmad Beydoun, Norman Cook, Angélicaet Ariel Dorfman, Jean-Claude Freydier, PeterGoldmark, Ali Hamadeh, Liliane et Roger-Xavi-er Lantéri, Jean Lévy, Jean Massaad, GeorgesMoussalli, Abdallah Naaman, Mario Rubén San-guina, Mona et Baccar Touzani, Chadia et

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Ghassan Tuéni, Élie Wardini, Ruth Zauner. Sansoublier Luis Domingo, Matteo, Dolorés, Olguitaet Maria de los Angeles, qui ne pouvaient appar-aître sous leurs véritables noms.

S'agissant de ma famille, à présent, la liste despersonnes envers lesquelles j'éprouve de la gratit-ude est virtuellement illimitée. Parmi les Maalouf: Agnès, Akram, Albert, Alex, Améri-ca, AnaMaria, Cari, Fahd, Fakhri, Fawzi, Héctor, Hilmi,Hind, Ibrahim, Imad, Issam, Khattar, Laurice,Leila, Léonard, Mariam, Mary, May, Mona,Nasri, Nassim, Nazmi, Odette, Peter, Ray junior,Roula, Rosette, Sana, Siham, Taufic et Walid ;ainsi que mes complices de toujours, Andrée,Ruchdi, Tarek et Ziad. Je tiens également à ad-resser des remerciements très spéciaux à EliasEid Maalouf, sans lequel une face essentielle del'histoire des miens serait demeurée obscure.

Parmi ceux de ma famille qui portent unautre patronyme, j'aimerais mentionner, toujourspar ordre alphabétique : Sana et Iskandar Abou-

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Chaar, Adel, Fayzeh et Monique Antippa, SamiaBacha, Edward Baddouh, Leila et NicolasBogucki, Hayat et Georges Chédid, LonnaCosby, Marie David, Elisabeth et Angel Fernan-dez, Antoine, Joseph, Leila, Lucy, Mirène,Nemétallah et Sonia Ghossein, Youmna et IssaGoraieb, Nelli Hodgson Brown, Mary Kurban,Charles Nammour, Shermine Nolander, Marie etMadeleine Noujaim, Thérèse Tannous, Ou-mayma et Ramzi Zein, ainsi que Leila, Joseph,Amer et Wadih Zoghbi. Sans oublier Nada, Ra-mon et Maeva Labbé, qui furent à Cubad'irremplaçables compagnons de voyage. Et sansnon plus oublier Léonore, disparue, comme septautres personnes nommées ci-dessus, au coursdes quarante mois que m'a pris l'écriture de celivre.

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