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  • LA GRANDE ANTOLOGIEDE LA SCIENCE FICTION

    HISTOIRESCOLOGIQUES

    prsentes parGERARD KLEIN,

    Jacques Goimard et DemtreIoakimidis

  • (1980)

    PREFACE

    Une seule Terre

    Vaisseau spatial Terre : aucune ex-pression ne convoie mieux la limite dumonde biologique et humain, entreten-ant dans une orbe close une multitude derelations et de complmentarits. Uneimage mille fois reproduite la symbol-ise : celle, renvoye de lespace par lessatellites, de ce disque bleut emmaillotde nuages. Paradoxalement, au momento lhomme sarrache la Terre etsouvre peut-tre le chemin dautres

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  • astres, il dcouvre dans le miroir du videquil na quune demeure, limite et parsuite puisable et destructible.

    Il est douteux cependant que lexpres-sion ait t forge aussi tardivement. Lesentiment des limites de la Terre est an-cien puisque, dit-on, Alexandre seplaignit un jour que de tous les mondesde lunivers, il ne ft en mesure den con-qurir quun seul. Et lorsque Paul Valrylui fait cho au dbut de ce sicle en an-nonant sentencieusement que lre dumonde fini commence, il ne sagit encoreque de politique ou de culture. La borneassigne exprime une nostalgieprmature de linconnu qui serait ja-mais forclos, et non encore une peur ouune sagesse.

    Cest dans la littrature aux confins dela science et bientt dans la science-fic-tion moderne quil faudrait rechercherles origines du mouvement dides, bouil-lonnant et ambigu, que lon baptise au-jourdhui cologisme. Il est difficile de luiassigner un point de dpart. Lide quela Terre est un tre vivant est pro-prement mythologique ; celle que la

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  • biosphre forme un tout dont les l-ments sont interdpendants est al-chimique avant dtre scientifique. Untemps mme, en isolant des catgories,la science classificatrice incite perdrede vue les interrelations. Lexaltation dela nature, au XVIIIe sicle, est sans doutele fait dune bourgeoisie assez rcem-ment urbanise. Elle naurait gure eu desens pour des ruraux.

    Le terme dcologie est lui-mme r-cent. Daprs le Robert, il napparatquen 1904 en franais sous la formecologie, mme sil est attest en alle-mand depuis 1873. Ce mot savant re-couvre ltude de la maison, de lhabitat, du milieu o vivent et se reproduisentles tres vivants ainsi que des rapportsde ces tres avec ce milieu .

    Pour sa part, presque ds ses ori-gines, la science-fiction moderne exploiteles thmes du branlebas cologique desannes 60 et 70. Elle dcrit des mondesclos, dpendant strictement de leurs pro-pres ressources pour assurer leur survie,notamment dans le thme des Archesstellaires dont Rmi-Maure a dress

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  • lhistorique (Fiction nos 291 294) ; etces arches peuvent atteindre les dimen-sions dune plante entire. Elle prendparfois pour sujet les transformations dumilieu vivant ds La Mort de la Terre(1)de Rosny An (1910). Elle envisage latransformation de plantes inhospital-ires pour les rendre compatibles avec lavie terrestre ou du moins humaine, cequi ne va pas sans soulever quelquesproblmes thiques quelle ne nglige pas.

    Enfin et surtout, elle se soucie des ef-fets, faits et mfaits de la science et delindustrialisation sur le milieu ditnaturel. Il lui arrive mme, sous laplume de Ren Barjavel dans Ravage(2)(1943), de prconiser le retour la sim-plicit vanglique du nolithiqueprofond.

    Bien entendu ces thmes correspond-ent des courants, des inquitudes ou des espoirs qui agitent la socit. Maisil nest gure dautre domaine du romanqui ait abord lavance, avec tant dediversit, de prcision et peut-tre declairvoyance, les sujets que ressassentaujourdhui les mdias. Quil sagisse de

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  • la rarfaction ou de la disparition duneressource naturelle comme le mtal dansLa Mort du fer de Held ou llectricitdans Ravage, ou dune pidmienaturelle ou artificielle qui dcime lhu-manit comme dans La Terre demeure(3)de George Stewart (1949), ou de ltab-lissement de symbioses originales, lascience-fiction peut plus srement quedans dautres domaines prtendre unecertaine prcognition.

    On peut y voir trois raisons :lcrivain de S.-F. est laise danslvolution long terme, dans le passage la limite et la rupture ; le grand boule-versement, la catastrophe sont un des effets majeurs du genre, et comme ilfaut bien les justifier, lauteur est port chercher ce qui pourrait bien craquerdans le dispositif prsent ; enfin, la S.-F.accueille volontiers le prophtisme bannide presque toutes les autres formes lit-traires, hors le sermon, qui ne dcriventque le pass, le prsent, ou len-dehors delabsurde.

    Une dernire raison tient la surennemie de la S.-F., qui reprsente aussi

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  • lune de ses limites. Lutopie renvoie in-luctablement lcologie : dans la so-cit humaine dont elle tablit une foispour toutes les structures et les relations,et dans les interactions entre cette so-cit humaine et son environnement,quelle fige. Lutopie prsuppose une sci-ence acheve de la nature, humaineentre autre, et dfaut de cette sciencelui substitue des idologies.

    Avec le temps, la rfrence au longterme est devenue banale, les cata-strophes ont t presque abandonnesaux scnaristes de films sensations, etlutopie a vir sa propre dnonciation.Mais le prophtisme tient bon.

    Naf ou labor, agaant ou mouv-ant, ce prophtisme littraire rejoint etalimente quelque peu, en cette fin desicle, la foule des prophtismes reli-gieux, politiques ou para-scientifiquesdont lune des voix les mieux assures estcelle de la revendication verte, delcologisme.

    Pareil prophtisme ne survient pas une date, mme arithmtiquement re-marquable, par pur hasard historique. Il

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  • dispose, certes, de la caution dune sci-ence constitue, lcologie. Il sappuie surla perception aigu, vhicule auprs desopinions des pays industrialiss parluniformisation des mdias et la banal-isation des moyens de communication etde transport, dune mondialisation de lapolitique, de lconomie et des problmesde toute nature. Perception qui a sonavers du cot dun possible dveloppe-ment de la solidarit humaine, et son re-vers de celui dun sentiment dcrase-ment, dtouffement, devant la complex-it de systmes vitaux rendus in-volontairement ou savamment incom-prhensibles, impntrables, pour la plu-part. Il se nourrit enfin de la perceptionde changements rapides, parfois brutauxet dautant plus obsdants quils sont res-sentis comme nocifs, en bref du Choc dufutur comme la baptis Alvin Toffler.

    Je proposerai donc quun tel propht-isme se constitue dune rvlation, enloccurrence dun substrat scientifique,quil lui faut un espace symbolique, enloccasion la plante Terre, et quil senourrit dalarmes, ici celle de la surpop-ulation et de la disette, de lpuisement

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  • dun stock fini de ressources naturelles,celle enfin de la destruction dun milieuantrieur.

    Mais ces trois ingrdients ne suffisentpas. Il faut en plus un moteur social,constitu dans le monde industrialis etsurtout, sinon exclusivement, occidental,par la droute de lindividualisme petit-bourgeois et par le dsir des grands ap-pareils conomiques et politiques de sevoir remettre le soin de la gestion dumonde. Singulirement, le discours co-logiste a son versant anarchiste quidnonce non sans apparence de raisonles agissements de certains monopoles,et son versant multinational qui au tra-vers du Club de Rome et de la Tricon-tinentale alerte lopinion sur des prilsquon veut bien croire rels.

    Seuls, ou peu prs, des crivains deS.-F. ont entrepris dexpliquer sur lemode esthtique qui est le leur, cettetrange collusion. Je pense ici tout sp-cialement John Brunner qui dans saclbre ttralogie, LOrbite dchi-quete(4), Tous Zanzibar(5), LeTroupeau aveugle(6) et Sur londe de

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  • choc(7) dcrit successivement la destruc-tion de la civilisation urbaine, les effetsde la surpopulation, ceux de la pollutionet enfin ceux du contrle par rseaux in-formatiques, en mettant simultanmenten scne les irralistes de la gestion et lesgestionnaires de lirrel.

    Je pense aussi, bien videmment, Frank Herbert qui, dans Dune(8) et sessuites, puis dans Dosadi(9), indiqueclairement que le destin cologique duneplante est laffaire de grands fodaux,mais aussi des plus dshrits dentre lesdshrits, ceux qui il ne reste plus quele sable dun dsert et le levain dunepromesse. Les uvres de ces deuxcrivains se compltent. Lune montrelavnement, dans un avenir proche, defodalits rapaces, encore incertaines deleur pouvoir sur le milieu naturel ;lautre peint la chute de fodalits con-stitues, parce quelles ont rduit ltatde besoin, de pure ncessit prdit parnos cologistes, des populations entires.

    Dans notre prsent, il y a encore placedistincte pour lcologie et pour lcolo-gisme, pour une science et pour un

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  • prophtisme. Et par suite, pour un va-et-vient entre deux discours, entre deuxpratiques, et pour bien des ambiguts.

    Ambiguts que lon retrouvera au filde cette anthologie. Cest ainsi par ex-emple que, sans que les anthologisteslaient cherch, les textes franchementpessimistes quilibrent presque exacte-ment les textes plutt optimistes. Une an-thologie franaise sur le mme thme eutsans doute t plus uniformmentsombre. Cest que lcologisme lafranaise se veut volontiers politique etquil salimente trois sources anciennes,les imprcations lances contre la ville,contre lindustrie et contre la science etla technologie. Les auteurs franaistiennent souvent un discours contra-dictoire : ils disent crire des histoireslugubres parce que lavenir leur paratinexorablement tel, et en mme temps ilspensent confrer leurs textes unevaleur politique en leur donnant le sensdun avertissement. Ce qui implique, moins de dlectation morose, que le pirepeut encore tre vit.

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  • Bien quon puisse sans peine remonterplus haut, luvre qui runit le plus ex-emplairement les trois imprcations sus-dites reste sans doute le roman de Bar-javel dj cit, Ravage. Cest dans lemme sillon que sinscrit en bonne partieluvre de Jean-Pierre Andrevon, not-amment dans ses recueils de nouvellesAujourdhui, demain et aprs(10) (1970)et Cela se produira bientt(11) (1971).

    Lcologisme plus ou moins militantse mle par la suite des considrationspolitiques parfois brumeuses dans destextes qui manifestent souvent une in-quitante fascination par la violence,lordre arm et le sado-masochisme. Onsait bien que la vertu peint le vice pourmieux le dnoncer. Mais il arrive quonait des doutes. Cette tendance sest plusou moins regroupe en une cole de lanouvelle science-fiction franaise dontBernard Blanc sest fait le hraut, not-amment dans la revue Alerte(12). La cibleprfre de ces auteurs est souvent lin-dustrie lectronuclaire parce quelle estle lieu de confluence entre une techniqueprsume redoutable, de grandes

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  • organisations industrielles et lappareilbureaucratique dtat.

    Philippe Curval, dans son roman Ledormeur sveillera-t-il ?(13) (1979) a lau-dace de remonter, avec le talent quon luiconnat, le courant et de dcrire unmonde dsastreux o les cos ont gagn.Ils ont stopp la course lnergie et laconsommation et du mme mouvementont entran la dcomposition de la vie-ille socit europenne. Bien que Curvalne soit pas tendre pour cette dernire,notamment dans son chef-duvre, Cettechre humanit(14) (1976), il professe unecertaine foi, dsillusionne mais nulle-ment vacillante, dans les possibilits dela raison et donc de la science et de latechnologie. Si un peu de science nousloigne peut-tre du respect du domainedu vivant, beaucoup de science nous enrapproche et nous permet de le prserv-er. L, lcologisme dbouche sur unethique : vous tes pri de laisser cetteplante dans ltat o vous laveztrouve, ou mieux : dans ltat o vousauriez souhait la trouver.

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  • Force est de constater que cette di-mension contestataire est pratiquementrserve, dans la littrature de science-fiction, au dveloppement de thmestouchant de prs ou de loin lcologie et lcologisme. Il est singulier quelle soitparticulirement dveloppe dans lespays industrialiss protestants anglo-saxons, certes, mais aussi ceux du nordde lEurope et en Allemagne. Si lon con-sidre comme caractristique lopposi-tion lindustrie lectronuclaire, il ap-parat que dans tous ces pays cette in-dustrie a vu son dveloppement entravet parfois bloqu par de tels mouvementsdopinion. Il nen a gure t de mme,au moins jusquici, en France. Et, dansnotre pays mme, il est peut-tre pertin-ent de relever que cest plutt au sud dela Loire et dans lEst que se recrutent lescrivains, sinon les militants, cologistes.

    A contrario, dans les pays latins,Italie, Espagne, et dans les pays de lEst,absente ou touffe, la contestation co-logiste ne se manifeste gure, ou que tim-idement, en sinspirant explicitement dumodle de la contre-culture amricaine.

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  • La science-fiction a trop partie lieavec la science et les diverses idologiesqui assignent une place cette dernirepour que le dossier cologique se trouvede si tt referm. La science est un desmoyens les plus puissants produits parlhomme pour changer son milieu. Cestde ce changement et de ses effets que lascience-fiction tire la substance de sesthmes. Par suite, la proccupation co-logique limprgne dans toutes ses fibres.Et si elle apparat plus nettement dansles nouvelles quon va lire, elle relie defaon souterraine bien des textes publisdans dautres volumes de La GrandeAnthologie de la Science-Fiction, notam-ment dans les Histoires de plantes, His-toires de fin du monde et Histoires dedemain.

    Mais on peut tenter de ramener cesvariations innombrables cinq grandescatgories, ici toutes reprsentes : laposition du problme, tablie dans lestrois premiers textes qui voquent la de-struction du milieu naturel et des valeurshumaines donnes comme tradition-nelles ; les fausses solutions menant des impasses ou linhumanit des

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  • monstres froids dans les trois nouvellessuivantes ; la recherche de solutions rad-icales dans les contes de Brian Aldiss etde Philip Jos Farmer, caractristique-ment les plus longs de ce recueil et con-cernant la dmographie ; ce quil en estsur dautres mondes que la Terre ; et, en-fin, en manire de conclusion monte surpivots, le thme du cycle selon lequel toutspuise, mais tout change, et donc aussitout recommence. Autrement.

    Car cest au fond dun autrementvivre que procde toute la dmarche co-logiste. Adapter le monde, sadapter aumonde. Sil est possible

    Grard KLEIN

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  • LES OISEAUX

    par Thomas Disch

    Un monde qui se dfait insidieuse-ment, dans un avenir si proche quil acomme un got de pass, o la science etla technologie napparaissent que loin-tainement, au travers de leurs con-squences, tel est le cadre de cette vign-ette dsespre de Thomas Disch. Une silente catastrophe quelle est nie par ceuxqui la vivent au ras des pquerettes

    Je ne peux pas comprendre commentils ont pu faire une chose pareille, ditDaffy dune voix qui stranglait.

  • Les gens, tu sais, commentaCurtis. Pour lui, cela expliquait tout.

    Oui, mais comment ? insista-t-elleen dcollant un peu de duvet des ufslisses et froids.

    Ce nest pas ta faute, chrie. Cest cespray quils mettent sur tout. Cest lascience.

    Moi, jappelle a de la haine.

    Allons, allons. Curtis enfona sonbec dans ses plumes englues dhuilebruntre. Ces scnes le plongeaient tou-jours dans lembarras. Il faut essayer devoir les choses de leur point de vue.

    Eh bien, regarde donc a de leurpoint de vue. Elle brisa frocement lafragile coquille et en sortit un caneton peine form. Voil quoi mne tafichue Avec le caneton dans son bec,elle ne put prononcer le mot objectivit .

    Alarm, Curtis dploya les ailes et sl-eva une faible hauteur les plumeshuiles ne permettaient pas un vol

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  • prolong. Il se posa quelques mtres plusloin sur la surface lisse de la mare.

    Daffy laissa tomber le petit tre sansvie dans le nid. Elle touchait le fond dudsespoir. Tout ce quelle avait jamaisfait, tous les instincts qui lavaientpousse, le moindre duvet quelle avaitarrach sa maigre poitrine, avaient finipar aboutir ceci.

    Tandis que sa femme broyait du noirsur la rive, Curtis plongea au fond de lamare, dans lespoir de trouver quelquechose de comestible dans lamas dedtritus non biodgradables. Il travaillaitavec une farouche dtermination, et finitpar dcouvrir une algue dune bonne cin-quantaine de centimtres de long. Toutfier et couvert de boue, il alla en se dand-inant la dposer aux pattes de sa femme.

    Elle en avala goulment la moiti,puis, avec un haut-le-cur, recracha labouillie noirtre. a a un got de,dit-elle, utilisant un terme que lon nepeut dcemment imprimer.

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  • Curtis gota lalgue du bout du bec. Si seulement ctait le cas , dit-il enplaisantant.

    Daffy clata de rire.

    Force-toi manger un peu , len-couragea Curtis, prenant son ton raison-nable qui avait le don de mettre Daffyhors delle. Il faut prserver tes forces.

    Ah ! oui ? Et pour quoi faire ?

    Tu maimes ?

    Daffy dtourna la tte et lenfona pr-esque entirement sous son aile gauche.

    Alors ? Tu maimes ?

    Oui.

    Eh bien, voil pourquoi. Tant quonsaime, tout nest pas perdu !

    La premire raction de Daffy fut dendouter.

    Lamour ? Tout son tre ntait quin-stinct et amour mais pas pour Curtis,seulement pour ces pauvres petitescratures sans vie, dans le nid. Mais sonmari ne pouvait pas comprendre cela, et

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  • elle ny tenait peut-tre pas tellement.touffant ses protestations, elle se pen-cha en avant pour manger lalgue noirtreet demi dcompose.

    Ctait lautomne. Les feuilles quiavaient survcu lt taient depuislongtemps tombes des arbres. La multi-tude dinsectes divers dont ils staientnourris tout au long daot et deseptembre avait disparu aussi soudaine-ment quelle avait fait son apparition. Lefond de la mare ntait plus jonch que deplastique et daluminium.

    Ils savaient ce quils devaient faire. Lebesoin de voler leur dmangeait lesmuscles des ailes et de la poitrine, aussifort que la pulsion sexuelle, et pourtant,une trange rpugnance les faisait sat-tarder aux bords de cette mare sans vie.Une sorte dinstinct contre nature soppo-sait celui qui les faisait slever dans lesairs, les forant chaque fois regagner,tout dsorients, la surface aquatique en-core trouble par leur envol.

    Curtis avanait un certain nombre dethories pour expliquer ce comportementaberrant : un syndrome de panique, une

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  • altration gntique, leur rgime in-adquat, une dviation des ples mag-ntiques Mais la logique tait vaine face ce quils ressentaient ds quils avaientatteint une certaine altitude, face cetteterreur absolue, contre laquelle ils nepouvaient rien.

    Mais nous ne pouvons pas rester ici,protestait Daffy, dont la seule argumenta-tion consistait rpter un fait incontro-versible. Je tassure, nous ne pouvonspas.

    Comme si je ne le savais pas.

    Il va se passer quelque chose deterrible.

    Cela aussi, je le sais.

    Mais moi, je le sens. a me glace lesos.

    Daffy, jessaie de rflchir.

    Rflchir ! Cela fait des semainesque tu ne fais que a et o en sommes-nous ? Regarde ces arbres ! Touche cetteeau elle est comme de la glace !

    Je sais, je sais.

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  • Demain, il faut se dcider. Oui, ilfaut.

    Cest ce quon dit tous les soirs,Daffy, et chaque matin, cest la mmechose cette mme frousse.

    Je ressens de nouveau cet incroy-able besoin de voler.

    Tout juste.

    Bien sr, dit Daffy sombrement.Pourquoi ne le faisons-nous pas, alors ?

    Voler chaque fois que nous essay-ons de partir dici, nous allons jusquune certaine distance, et puis cette autreforce prend le dessus. Exact ?

    Mais je croyais que tu venais dedire

    De nouveau, elle ny comprenait plusrien.

    Nous allons marcher.

    Marcher ? Si loin ?

    Aussi loin que nous pourrons. Cestpeut-tre seulement dans cette rgionque nous ne pouvons pas nous envoler.

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  • Cest peut-tre la vue de la mare, je nesais pas

    Mais je naime pas marcher ! Sur-tout pas loin.

    Curtis sabstint de poursuivre la con-troverse. Ramenant ses pattes sous lui, ilenfouit sa tte sous laile et fit semblantde dormir. Daffy, qui aimait peser le pouret le contre de toute dcision majeure,monologua encore longtemps, tout endcrivant des cercles erratiques sur lamare. Elle finit toutefois par reconnatreque Curtis avait raison.

    Au lever du soleil, ils se mirent enmarche vers le sud.

    Devant eux, la route stendait pertede vue, sche, grise et aride, aussi lisseque la plus calme des eaux. Des machinesgigantesques passaient toute allure, sivite quelles paraissaient tomber verslhorizon. Les deux canards continuaient avancer pniblement, ignorant les ma-chines et ignors par ces dernires. Daffyaurait prfr rester dans les champs enfriche, mais Curtis lui avait assur quilsiraient plus vite sur la route. Ce ntait

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  • pas tellement quelle se sentait en danger,mais surtout que le vroum, vroum in-cessant rendait toute conversationimpossible.

    Tous deux taient terriblement fa-tigus ; pourtant, le besoin de sleverdans les airs tait toujours aussi fort. Unefois, un peu plus tt, Daffy avait justevoulu se dgourdir les ailes, mais lin-stinct lavait fait slever comme le tour-billon dun cyclone. Curtis lavait rat-trape in extremis par le petit anneau demtal quelle portait la patte. Un mo-ment, il avait sembl quelle allait len-traner vers le ciel, puis ses ailes avaientcd, et elle tait lourdement retombesur le sol, dchire entre la honte et ledsir.

    a y est, je ne peux plus marcher !Tu mas cass la patte.

    Penses-tu, dit Curtis, tout de mmeun peu inquiet.

    Je vais mourir. Il faut que je vole !

    Si tu tenvoles maintenant, a vatre comme les autres fois.

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  • Non, Curtis, jai dpass a. Je croisvraiment que je lai dpass.

    Ds que tu seras en haut, tu verrasla mare, et tu y retourneras tout droit. Ettous ces efforts nauront servi rien.

    Je serais prudente. Je te le promets.

    Il nen est pas question, Daffy.

    Sur ce, il stait remis en marche. Elleavait attendu, esprant quil se retourn-erait, puis avait fini par le suivre, les ailesserres contre le corps.

    Vers le soir, la route stait incurvedans la direction o le soleil se couchaitderrire un nuage de fumes industri-elles. Ils se trouvaient sur le ct droit dela route, et pour continuer vers le sud, ilaurait fallu la traverser. Mais la circula-tion tait pire que jamais.

    Si on volait ? hasarda Daffy.

    Non, nous attendrons , rtorquaCurtis sur un ton premptoire.

    Ils attendirent et attendirent, mais il yavait toujours des voitures, dans une dir-ection ou dans lautre. Elles avaient

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  • allum leurs phares, et Daffy avait le ver-tige en voyant leurs ombres sallongerpuis disparatre sur le ruban de bton.Finalement, ils abandonnrent et descen-dirent dans le foss bordant la route. Parun coup de chance, ils y trouvrent uneadorable flaque pour passer la nuit.

    En se rveillant le lendemain matin, lapremire chose que Daffy vit fut la lueurmchante des yeux dun rat, moins dunmtre devant elle. Automatiquement, elleessaya de senvoler de la flaque, mais sesailes se refusrent bouger. Elle poussades cris hystriques, rveillant Curtis, quivit le rat, mais resta lui aussi trangementimmobile. De mme que le rat, dailleurs.

    Tout ceci nest pas rel, pensa Daffy.Je fais srement un cauchemar.

    Curtis, calme comme toujours, avaitquant lui atteint une autre conclusion : La flaque a gel au cours de la nuit.Nous sommes pris dans la glace ; voilpourquoi nous ne pouvons pas bouger.

    Mais le rat !

    Cest un rat mort, Daffy.

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  • Mais regarde-le ! Ces dents !

    Regarde-le, plutt. Mieux encore,sens-le. Il doit tre l depuis au moinsune semaine.

    Curtis se mit picorer mthodique-ment la glace tout autour de lui, et put bi-entt aider Daffy se dgager. Commeelle avait dormi dans le coin le moinsprofond de la flaque, ce ne fut pas facile,et elle perdit pas mal de plumes dans sahte.

    Sur toute la longueur du foss, il yavait des rats divers stades de dcom-position, ainsi que deux belettes morteset un hibou moiti dvor. Daffy con-sidra cette lgion dennemis hors dtatde nuire avec un mlange de peur et detriomphe. Dun ct, le monde serait cer-tainement meilleur sans animaux deproie, mais de lautre Elle ne savait pasexactement ce quil y avait sur lautreplateau de la balance, mais il y avait coup sr quelque chose.

    Daffy, viens voir, il y a une caverne.

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  • Pour lamour de Dieu, Curtis, tu nevas quand mme pas Curtis ! Elle ar-riva louverture trop tard pour lem-pcher dy pntrer.

    Regarde ! Il y a de la lumire lautre bout ! a passe sous la route !

    Reviens, Curtis !

    Elle fit quelques pas dans lobscurit.Curtis la devanait dj de plusieursmtres. Elle voyait sa silhouette contre lerond de lumire lautre extrmit de lacaverne.

    Nous allons vers le sud, Daffy. Versle sud !

    Sa voix veillait des chos inquitants.

    Daffy fit prudemment un pas en avant,et posa la patte en plein dans le corpsmou dun rat. Elle bondit en arrire enhurlant, et se cogna violemment la ttecontre le plafond du conduit souterrain.

    Naie pas peur, chrie. Tous ces ratssont morts, aussi morts que

    Juste ce moment, le dernier rat sur-vivant lui sauta la gorge.

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  • Curtis battit des ailes pour se dgager,en heurtant les patois de bton, mais sonadversaire saccrochait avec opinitret,malgr sa faiblesse. Curtis le frappa desailes et du bec, et essaya de ltouffer sousson poids, mais en vain ; le rat tenait bon.La lutte se poursuivit jusqu la mort desdeux adversaires.

    Daffy senvola vers le sud. Elle volapendant des jours et des jours, survolantde grands lacs gris et des villes plusgrandes et plus grises encore, suivant desroutes et des rivires sinueuses, tra-versant des nuages blouissants et de lafume cre et piquante toujours vers lesud. Depuis le moment ; o elle avait prisson essor, elle avait apparemment oubliCurtis. Elle ne faisait quun avec lerythme de ses ailes. A une ou deux re-prises, elle connut un instant de panique,mais ce ntait pas le besoin fatal de re-gagner le nid o pourrissait sa progn-iture. Non, elle se sentait simplementperdue, isole. Lors des premires migra-tions de sa jeunesse, elle ntait quunatome de poussire dans une formationde huit ou neuf oiseaux, une partie duneseule entit, dune seule action, dun

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  • unique dsir. Mais cette angoisse cda bi-entt la place la certitude de retrouver,bientt peut-tre, lunit primordiale.

    Parfois, elle parlait toute seule : Toutfinit par sarranger, aprs tout , sedisait-elle. Ou bien : Tu te fais de labile, tu te ronges les sangs, tu crois quelunivers entier scroule sur ta tte, etsoudain le lendemain, il se met pleu-voir ! Non, je ne prtends pas que lemonde soit idal. a serait stupide. Il suf-fit de regarder autour de soi pour voirenfin, un tas de choses ! Mais si on tientle coup, et si on sefforce de faire de sonmieux ce quon est oblig de faire, tout fi-nit par sarranger.

    Elle continua inlassablement voler,et en un rien de temps (bien quelle ftplus fatigue quelle ne voulait selavouer) elle atteignit locan. Son moraltait au plus haut. Ce ntait plus loinmaintenant, tout au plus une journe devol.

    Pourtant, tandis quelle survolaitltendue sale, un vnement trange seproduisit. Au dbut, elle crut que ctaitsimplement d la fatigue. Ses ailes

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  • battaient lair, mais ctait en vain. Onaurait dit que la nature mme de latmo-sphre avait chang. Elle perdit aussi lesens de lorientation, et dut faire ungrand crochet sur sa droite, puis sur sagauche, afin de retrouver une bonne per-ception du sud. Il lui semblait aussi en-tendre le tonnerre, bien que le ciel futsans un nuage en gnral lointain etfaible , mais parfois si fort quen fer-mant les yeux, elle se serait cru au beaumilieu dun orage.

    Cest absurde , couina-t-elle avecirritation. Sil y avait eu un danger tan-gible, elle aurait eu peur. Mais il ny avaitrien.

    Lair crpita, et quelques secondesfurent arraches la rgulire progres-sion du temps vers le sud. Le tonnerredevint gigantesque, monstrueux, etsoudain, juste au moment o il devenaitintolrable, il cessa brusquement.

    Ouf ! Esprons que

    La vote du ciel seffondra. Et, tandisque le Concorde passait au-dessus delle,

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  • invisible, Daffy tomba comme une pierre,morte, vers locan perdu.

    Traduit par FRANK STRASCHITZ.

    The Birds.

    Thomas Disch, 1972.

    Librairie Gnrale Franaise, 1980,pour la traduction.

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  • A LA QUEUE !

    par Keith Laumer

    La file dattente, plus vulgairementappele queue, est sans doute commelagriculture, llevage et la bureaucratieune invention du nolithique. On ima-gine mal, en effet, des chasseurs faisantla queue devant le gibier. Elle fait doncpartie du patrimoine cologique humainbien quelle soit imparfaitement intgre notre systme de valeurs puisque cer-tains sen plaignent et quil se trouve loccasion des resquilleurs. Quelques so-ciologues lui prtent des vertus enavanant quelle demeure une des raresoccasions de contacts sociaux. Peut-onaller jusqu y voir le but ultime et la

  • finalit profonde de toute lespcehumaine ?

    Le vieil homme scroula au momentprcis o le cyclomoteur de Farn Hestlerqui revenait des toilettes publiques pas-sait sa hauteur dans la queue. Hestlerfreina et examina le visage convuls,masque de cuir ple et lisse o la bouchese tordait comme pour chapper au corpsen train de mourir. Puis il sauta de soncyclo et se pencha sur la victime ; si rap-ide quil fut, il se trouva prcd par unefemme maigre aux doigts noueux commedes racines qui sagrippait aux paulesdcharnes du vieillard.

    Dites leur mon nom : MillicentDredgewicke Crump, criait-elle de sa voixperante au visage absent.

    Ah ! si vous saviez ce que jai endur,combien je mrite laide que

    Hestler lenvoya bouler dune adroitepousse du pied.

    Il sagenouilla ct du vieil homme etlui souleva la tte.

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  • Des vautours, fit-il, voraces etclaquant du bec. Mais je suis l mainten-ant ; et dire que vous tiez si prs dudbut de la file. Je parie que vous en aur-iez des histoires raconter, vous, unvieux de la vieille ; pas comme ces enc,euh ! ces sales resquilleurs, se reprit-ilvitant le mot obscne. Je pense quunhomme a droit un peu de dignit dansun moment pareil !

    Tu perds ton temps, mec , fit unevoix paisse.

    Hestler leva les yeux sur le facisdhippopotame de celui quil avait tou-jours cru tre Vingtime Derrire.

    Ce vieux schnok est mort.

    Hestler secoua le cadavre. Dites-leurque cest Argall. Y. Hestler hurla-t-il auxoreilles mortes. Argall, A.R.G.A.L.L

    a suffit ! claironna un agent de file,coupant court aux palabres. Vous, rec-ulez ! Un mouvement sec du mentonrendait lordre pressant. Hestler se releva regret, les yeux fixs sur le visage de

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  • cire qui se relchait en une expressiondtonnement horrifi.

    Vampire ! gronda la femme maigre.Enc de resquilleur ! Elle avala le motprohib.

    Ce ntait pas moi-mme que jepensais, rtorqua furieusement Hestler,mais mon fils Argall qui ny est ! pourrien

    a va, silence ! grogna le flic. Ilagita le pouce en direction, du mort. Cegars-l avait-il pris des dispositions ?

    Oui ! cria la femme maigre. Il a dit : A Millicent Dredgewicke Crump. ascrit M.I.L

    Elle ment, coupa Hestler. Il setrouve que moi jai entendu le nom de Ar-gall Hestler pas vrai, monsieur ? Lesyeux brillants, il sadressait un jeunegars la mchoire tombante qui obser-vait le cadavre.

    Le garon dglutit et regarda Hestleren face.

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  • Bon sang, il a pas dit un mot , fit-ilet il cracha, manquant de justesse lesoulier de Hestler.

    Mort intestat , entonna le flic et ilnota dans son carnet. Il fit un geste, unequipe de dblayage arriva, chargea lecorps sur une charrette, le recouvrit etlemmena.

    Serrez le rang , ordonna le flic.

    Quelquun marmonna : Intestat, desfoutaises, ouais. Cest vraiment dgueu-lasse ; la case revient au gouvernement,personne nen profite, nom de Dieu ! Legros type qui venait de parler regarda lesautres autour de lui. Dans ces cas-l ondevrait se serrer les coudes et se mettredaccord lavance sur un planquitable

    H mais, intervint le jeune gars lamchoire tombante, cest de la conspira-tion a !

    Ce ntait pas mon intention de pro-poser quoi que ce soit dillgal. Le grostype sclipsa et reprit sa place dans lafile. Comme dun commun accord la

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  • petite foule se dispersa, chacun se glis-sant sa place dun adroit jeu de jambes.Hestler haussa les paules, renfourchason cyclo et poursuivit sa route enptaradant, conscient des regards en-vieux qui le suivaient. Il dpassa lesmmes dos que dhabitude, certains de-bout, dautres assis sur des pliants detoile sous des parasols fans par le soleil ; et l une queuebane de nylon, haute etcarre, tantt en pitre tat, tantt d-core quand elle appartenait aux riches.Lui avait de la chance : jamais il navaitfait partie des Debout se faire suerdans la file, expos au soleil et aux re-gards indiscrets.

    Ctait un aprs-midi radieux. Le soleildardait ses rayons sur la vaste rampe debton o la file serpentait, venant dunpoint perdu dans le lointain de la plaine.Devant plus trs loin maintenant et serapprochant chaque jour se dressait lemur nu et blanc, perc seulement par lafentre, terminus de la file. Hestlerralentit comme il approchait de laqueuebane des Hestler ; sa gorge se nouaquand il vit quel point elle tait prochemaintenant du dbut de la fil. A une,

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  • deux, trois, quatre cases ! Grands dieux !cela signifiait que six personnes avaientt inspectes dans les douze derniresheures chiffre sans prcdent et celavoulait dire Hestler retint sa respira-tion quil pourrait lui-mme atteindrela fentre dans le prochain mouvement.Pendant un bref instant il fut pris de len-vie folle de fuir, de changer de place avecPremier Derrire puis avec Deuxime etsarranger pour reculer jusqu bonnedistance et se donner le temps dyrflchir, de se prparer

    Dis, Farn la tte de son cousinGalpert mergea des rideaux de laqueuebane aux parois de nylon. Tu saisquoi, jai avanc dune place pendant quetu tais parti.

    Hestler plia le cyclo et le posa contreltoffe dlave. Il attendit que Galpertsoit sorti puis, subrepticement, il ouvriten grand les rideaux dun coup sec. Len-droit sentait toujours le fauve aprs queson cousin y ait pass une demi-heurependant que lui allait la pause toilettes.

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  • On touche au but, fit Galpert tout ex-cit en lui tendant le coffret contenant lespapiers.

    Jai limpression que Il sinter-rompit car soudain une vive altercationsleva quelques cases derrire eux. Unpetit homme aux cheveux ternes et auxyeux bleus saillants essayait de se frayerune place entre Troisime et CinquimeDerrire.

    Dis voir, ce nest pas Quatrime Der-rire ? demanda Hestler.

    Vous ne comprenez pas, pleurni-chait le petit homme ; jai d aller satis-faire un besoin naturel imprvu Sesfaibles yeux fixaient Cinquime Derrire,un grand gaillard aux traits vulgaires,portant une chemise voyante et des lun-ettes de soleil. Vous maviez dit quevous me garderiez ma place !

    Et alors, quoi a sert la pause-toi-lettes, h ! pauvre type ? allez, casse-toi !

    Un tas de gens criaient maintenantaprs le petit homme.

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  • Resquilleur, encleur, resquilleur,encleur

    Le petit homme battit en retraite, seplaquant les mains aux oreilles. Lob-scne mlope enflait, reprise pardautres voix.

    Mais cest ma place gmissaitlvinc. Pre me la laisse quand il estmort, vous vous souvenez tous de luiSa voix se noya dans le brouhaha.

    Cest bien fait pour lui, fit Galpertembarrass par lobscne litanie, celuiqui part sans se soucier plus que a deson hritage

    Ils regardrent lancien QuatrimeDerrire faire demi-tour et senfuir lesmains toujours colles aux oreilles.

    Hestler ara la queuebane pendant en-core dix minutes aprs que Galpert futparti avec le cyclo ; le visage de marbre,les bras croiss, les yeux rivs sur le dosde Premier Devant. Son pre lui en avaitracont de bien bonnes sur PremierDevant ; lpoque o ils taient jeuneshommes tous les deux, presque en bout

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  • de file. Parat que ctait un sacr numrodans ce temps-l, toujours plaisanteravec les femmes proximit dans la file,leur proposant dchanger sa place contrecertains gards. Il nen restait plus grand-chose maintenant ; rien quun petit vieuxtout tass, craquel comme une vieillechaussure, et suant son eau dans la file.Hestler se dit quil avait de la chance, luiil avait succd Pre quand ce dernieravait eu son attaque ; un bond de 21 294cases. Peu de jeunes gens en faisaientautant. Non pas quil soit si jeune que a ;il avait fait son temps dans la queue, onne pouvait pas dire quil ne mritait pascet avancement.

    Et l, dans quelques heures peut-tre,il atteindrait le dbut de la file. Il touchale coffret qui contenait les papiers de sonpre et les siens bien sr et ceux deCluster et des gosses enfin, tout. Dansquelques heures, si la queue continuaitdavancer, il pourrait se dtendre, pren-dre sa retraite, et laisser les gosses sedbrouiller, chacun ayant sa propre placedans la queue. Et quils se dbrouillentaussi bien que leur papa qui arrivait lui

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  • au dbut de la queue moins dequarante-cinq ans !

    A lintrieur de la queuebane il faisaitchaud, sans un souffle dair. Hestler enl-eva sa veste et sinstalla dans le hama-ccroupi certes, ce ntait pas la positionla plus confortable qui soit, mais elle taitparfaitement conforme au rglement dela queue qui stipulait quun pied aumoins devait toucher terre en perman-ence, la tte devant toujours, elle, setrouver plus haut que la ceinture. Hestlerse souvenait dun incident, quand, desannes auparavant, un pauvre diablesans queuebane stait endormi debout :les yeux ferms et les genoux flchis ilstait lentement affaiss sur ses talonspuis lentement stait relev, avait cligndes yeux et stait rendormi. Ils lavaientregard monter et descendre comme apendant une heure, jusqu ce que finale-ment il laisst pendre sa tte plus bas quela ceinture. Ils lavaient alors ject de lafile puis avaient serr le rang. Ah ! il yavait du sport dans la queue lpoque,pas comme maintenant ; lenjeu devenaittrop important si prs du but. Ce ntait

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  • plus le moment de samuser ces petitsjeux-l.

    Juste avant le crpuscule, la fileavana. Plus que trois ! Le cur de Hest-ler cognait dans sa poitrine. La nuit taittombe quand il entendit la voixchuchoter : Quatrime Devant !

    Hestler, rveill, sursauta, il cligna lesyeux, se demandant si la voix insistanteprovenait de ses rves.

    Quatrime Devant ! , souffla denouveau la voix. Hestler carta vivementle rideau, ne vit rien, et rentra la tte. Ilaperut alors le visage maci et ple, lesyeux saillants de Quatrime Derrirescrutant par la fente daration ; lar-rire de la tente.

    Vous devez maider, fit le petithomme. Vous avez vu ce qui sest pass ;vous pouvez tmoigner quon ma es-croqu, quon ma

    Hestler linterrompit : Dites donc,quest-ce que vous faites l en dehors dela queue ? Je sais que vous tes dplac,

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  • pourquoi ntes-vous pas votre nouvellecase ?

    Je Je ne peux pas my rsoudre,bredouilla-t-il. Ma ! femme, mes en-fants Ils comptent tous sur moi.

    Il fallait y penser plus tt.

    Je vous jure que je ny pouvais rien ;a ma pris si ; soudainement, et

    Vous avez perdu votre place. Je nypeux rien ! moi.

    Si je dois tout recommencer main-tenant Jaurai soixante-dix ans quandjarriverai la fentre !

    Ce nest pas mon affaire

    Mais si seulement vous expliquiez la police de la file ce qui sest pass, quevous leur expliquiez mon cas particulier

    Vous tes cingl ! je ne peux pasfaire a.

    Mais vous je me suis toujours ditque vous aviez lair dun chic type

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  • Vous feriez mieux de partir. Ima-ginez que quelquun me voit discuter avecvous.

    Il fallait que je vienne vous parler, jene sais pas votre nom mais aprs tout afait neuf ans quon est quatre cases lunde lautre

    Partez ! avant que je nappelle unflic de file.

    Hestler eut du mal reprendre sesaises aprs que Quatrime Derrire futparti. Il y avait une mouche dans laqueuebane, la nuit tait chaude. La fileavana encore et Hestler dut sortir etpousser la queuebane. Plus que deuxcases ! lexcitation tait si intense quil sesentait un peu malade. Encore deuxmouvements et il serait la fentre. Ilouvrirait le coffret et prsenterait lespapiers, en prenant son temps, le tout enrgle et en bon ordre. Brusquement, il eutun pincement au cur en se demandantsi personne navait fait de gaffe l-basderrire dans la file, soit en oubliant designer quelque chose ou en oubliant unsceau de notaire ou une signature de t-moin. Non, ils navaient pas pu faire a.

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  • Rien ntait aussi stupide. A cause de aon risquait de se faire jeter de la file, per-dre sa place et devoir retourner tout aubout de la queue

    Hestler carta ces ides noires. Il taitun peu nerveux, voil tout. Mais qui ne leserait pas ? Aprs cette nuit, sa vie seraitcompltement transforme ; cen seraitfini de faire la queue pour lui. Il aurait letemps tout le temps quil voudrait pourfaire les choses auxquelles il navait pupenser pendant toutes ces annes.

    Quelquun se mit crier, tout prs.Hestler sortit en trbuchant de laqueuebane et vit Deuxime Devant,maintenant en tte de file, brandir le po-ing sous le nez du petit visage mous-tache noire et visire verte encadr dansla fentre et baign dune lumireblanche et crue.

    Imbcile, idiot, abruti ! hurlaitDeuxime Devant. Quest-ce que a veutdire : ramenez-le chez vous et faites pel-er votre femme son deuximeprnom !

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  • Deux costauds de la police de file lem-poignrent par les bras et lemmenrent.Hestler avana dune case, poussant laqueuebane sur ses roulettes. Plus quundevant ; aprs ce serait lui. Bah ! il nyavait pas de bile se faire ; la file avaitprogress la vitesse de lclair mais ilfaudrait quelques heures encore pour in-specter le gars devant. Il avait le temps dese dtendre, de se calmer les nerfs, de seprparer rpondre aux questions

    Je ne comprends pas, monsieur,disait la voix fluette de Premier Devant la petite moustache noire derrire lafentre. Mes papiers sont tout fait enrgle, je vous assure.

    Vous mavez dit vous-mme quevotre pre tait mort, fit la petite voixcassante de Moustache Noire. Ce qui sig-nifie quil vous faut recommencer le for-mulaire 56839847565342-B en six exem-plaires, contresigns par le mdecin, lapolice des domiciles, ainsi que les droga-tions des services A, B, C, etc. Tout a setrouve dans le rglement.

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  • Mais ! mais il est mort il y a peinedeux heures ; je viens juste delapprendre

    Deux heures ou deux ans, il est morttout pareil.

    Mais ! je vais perdre ma place ! Si jene vous lavais-pas dit

    Eh bien, je nen aurai rien su. Maisvous lavez dit, cest vrai aussi.

    Ne pourriez-vous pas faire commesi je navais rien dit ?

    Vous insinuez que je pourraisfrauder ?

    Non non Premier Devanttourna les talons et sloigna dun pas malassur, serrant dans sa main les papiersrefuss. Hestler avala sa salive.

    Suivant , dit Moustache Noire.

    Les doigts dHestler tremblaient vis-iblement quand il ouvrit le coffret. Il talales papiers rose ple (douze exemplaires),les papiers puce (neuf exemplaires), lespapiers jaune citron (quatorze exem-plaires), les papiers vert ple, (cinq

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  • exemplaires) cinq seulement ? tait-cebien cela, en aurait-il perdu un ? Lango-isse lui serra la poitrine comme un tau.

    Rose ple : douze exemplaires, an-nona le fonctionnaire dun air sombre.

    Ou Oui. Ce nest pas cela ? fitHestler en bgayant.

    Bien sr. Le prpos continua decompter les papiers, faisant dobscuresannotations dans les coins.

    Il faisait presque jour quand le fonc-tionnaire tamponna le dernier feuillet,colla le dernier timbre, fourra la liasse dedocuments inspects dans une fente puisleva les yeux sur le suivant derrireHestler.

    Hestler hsita, tenant le coffret dansses doigts inertes. Il semblait anor-malement lger.

    Cest tout, fit le prpos ; Suivant.

    Il avana vers la fentre, bouscul, parPremier Derrire. Ctait un petit De-bout bancal avec de grosses lvrespendantes et de grandes oreilles. Hestler

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  • ne lavait jamais bien regard avant. Il futpris de lenvie de lui expliquer commenta stait pass, de lui donner quelquestuyaux amicaux comme un vieux vtrande la fentre un petit nouveau. Maislhomme ne lui adressa pas un regard.

    Scartant, Hestler aperut laqueuebane. Elle avait lair abandonne,inutile. Il pensa toutes les heures, lesjours, les annes quil avait passs de-dans, recroquevill sur sonhamaccroupi

    Vous pouvez la prendre , dit-il im-pulsivement Deuxime Derrire, unefemme courtaude aux joues flasques. Ilgesticulait montrant la queuebane. Elleeut un reniflement de mpris et lignora.Il remonta la file en flnant, observantavec curiosit les gens qui sy trouvaient,les visages et silhouettes varis, grands,gros, minces, vieux, jeunes ces derniersen petit nombre , leurs vtements uss,leurs cheveux coiffs ou non. Certainsavaient du poil sur le visage, dautresavaient les lvres faites, tous taient laidschacun sa manire.

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  • Il rencontra Galpert filant vers lui surle cyclomoteur. Galpert ralentit, labouche grande ouverte, et sarrta.

    Hestler saperut que son cousin avaitdes chevilles maigres et osseuses mer-geant de ses chaussettes marron.Llastique de lune delles ayant trpass,la chaussette tombait, laissant apparatrele blanc laiteux de la peau.

    Farn Que ?

    a y est. Hestler lui prsenta lecoffret vide.

    a y est ? Galpert, berlu, portason regard sur la lointaine fentre.

    a y est, ce ntait pas terrible envrit.

    Alors je je nai donc pas besoinde La voix de Galpert steignit.

    Non, pas besoin, Galpert, plusjamais.

    Oui mais que ? Galpert regardaHestler puis la file puis de nouveau Hest-ler : Tu viens, Farn ?

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  • Je je crois que je vais me promen-er un peu ; histoire de savourer a, tuvois.

    Bon , fit Galpert. Il remit le cycloen marche et sloigna lentement sur larampe.

    Soudain, Hestler se mit penser autemps tout ce temps qui stendaitdevant lui, tel un gouffre. Quen ferait-il ?Il faillit rappeler Galpert, mais finalementil se tourna et reprit sa marche le long dela file. Les visages regardaient au-del delui, par-dessus lui, travers lui.

    Le milieu de la journe arriva puis senfut. Hestler se procura un hot-dog toutsec et du lait chaud dans un gobelet decarton chez un marchand ambulant dontle triporteur tait surmont dun grandparasol ; un poulet apprivois tait per-ch larrire. Il continua, scrutant lesvisages. Ils taient tous si laids ! Ils luifirent piti ; ils taient si loin de lafentre. A un moment il aperut Argall etlui fit signe ; mais Argall regardait delautre ct. Il se retourna ; la fentretait peine visible, minuscule pointsombre vers lequel la file sgrenait. Que

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  • pensaient-ils, faire la queue comme a ?Comme ils devaient lenvier !

    Mais personne ne semblait le voir.Vers le coucher du soleil il commena dese sentir seul. Il avait envie de parler quelquun mais aucun des visages quipassait ne lui tait sympathique.

    Il faisait presque nuit quand il atte-ignit le bout de la file. Au-del, la plainedserte stendait jusqu lhorizon ob-scur. Comme a avait lair morne etsolitaire l-bas.

    Comme a a lair morne, sentendit-ildire au petit gars au visage grl qui sepressait au bout de la file les mains dansles poches. Et solitaire .

    Vous faites la queue, ou quoi ? , de-manda le petit gars.

    Hestler regarda une nouvelle fois lho-rizon blme. Il sapprocha et se plaa der-rire le jeunot.

    Bien sr , fit-il.

    Traduit par BERNARD RAISON.

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  • In the queue.

    Damon Knight, 1971.

    Librairie Gnrale Franaise, 1980,pour la traduction.

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  • COUREUR DE DOT

    par Poul Anderson

    La destruction de la nature hors dequelques rserves sauvages, le pullule-ment de lhumanit, lencadrement de lasocit pouss jusquau totalitarismemou, autant de thmes quon retrouverasouvent dans cette anthologie. Maismme dans un tel monde, il y a toujoursdes petits malins qui singnient trouver le moyen den sortir et de vivrecomme au bon vieux temps. cologismeoui, mais individualisme pas mort !

  • Aprs avoir nettoy lintrieur, jesortis prendre lair du soir. Je ntaisvenu minstaller que depuis quelquesjours. Avant, jtais tout simplement dansla fort. Maintenant, jtais au-dessus dela ligne boise et javais peine eu letemps dy accoutumer mon corps rafis-toler la cabane et ses meubles, explorerles alentours, dployer les micros etcamras, laisser mes poumons apprendre aimer un air plus lger. Mon me saf-fairait toujours se sentir chez elle.

    Il me manquait les taches de soleilrpandues comme de lor sur le douxtissu brun de lombre, la raideur mle etlodeur doucement fminine des pins,leur vert qui montait percer le ciel, unruisseau scintillant et chantant, les appelsdoiseaux, le wapiti aux magnifiques boisqui tait devenu mon ami et mangeaitdans ma main. (Il apprciait particulire-ment les pelures de concombres. Jelavais baptis Charlie.) On ne vit pas sixmois au mme endroit, des couleursclatantes de lautomne au dur blanc delhiver, pour renatre avec la terre ausouffle du printemps on ne fait pas cela

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  • sans garder jamais jusqu la moelle desos quelque chose du lieu.

    Nanmoins le souvenir du haut paysme hantait et quand Jo Modzeleskimavait annonc quelle navait pas russi mobtenir une prolongation, javais d-cid de monter pour le temps quil merestait. Cela faisait partie de mon plan ;elle adorait autant que moi le payssauvage, mais son cur restait accrochaux sommets qui devraient laider sur-monter ses humeurs. Moi, jtais heureuxde me retrouver l.

    Et une fois que jeus quitt la cabane etdpass mon aroglisseur squelettique,quil ny eut plus rien de construit demain dhomme entre le monde et moi,tout mon tre se sentit soudain et de nou-veau partie intgrante de ce lieu.

    Cette base se situait sur une prairiealpestre. Une herbe paisse et grasse,lastique sous le pied, toile de pquer-ettes. et l, des blocs de roche groscomme des maisons, leur gris marqu parle glacier qui avait autrefois creus lepetit lac qui ondulait et brillait faibledistance un signe de plus pour

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  • mindiquer que jappartenais aussi lternit. Tout autour, les monts de laWind River dressaient leurs ttes couron-nes de neige et leurs flancs de roc bleufonc jusquau ciel si haut quil donnait levertige et o planait un aigle. Ses ailesrflchissaient le soleil qui descendait louest. Et ses rayons semblaient pntrerla fracheur du soir, lui confrer une qual-it fondue ; et dans les hauteurs, lesombres sanimaient.

    Je respirais une odeur de croissance,plus austre que celle de la fort mais nonmoins puissante. Un poisson sauta dansun bref clair et, un instant aprs, trsfaible dans le silence, je perus le petitchoc de sa retombe. Bien quil ny etpas de vent, je sentais les baisers de lairsur mon visage.

    Je boutonnai ma veste paisse, tirai demes poches de quoi fumer, et examinailes alentours. Une fois ou deux dj,javais aperu un ours. Pas question dt-ablir avec un tel animal des rapportscomme ceux que javais avec Charlie,mais jtais certain que nous parviendri-ons nous partager le territoire

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  • lamiable, et si je russissais placer desappareils enregistreurs, une fois que jeconnatrais ses habitudes, de faon prendre des images de la vie de lours ou de lourse, auquel cas elle aurait desoursons

    Non. Tu dois regagner la civilisation la fin de cette semaine. Tu terappelles ?

    Oui, mais il se pourrait que jerevienne.

    Comme pour rpondre ma pense,jentendis un bourdonnement dans lair.Il grossit, puis un autre glisseur apparut.Jo acceptait mon invitation et arrivaitplus tt que je ne lavais prvu en lui dis-ant : Venez dner vers le coucher dusoleil. Plus tt que je navais espr ?Javais le cur battant. Je refourrai pipeet blague dans ma poche et me htai sarencontre.

    Elle atterrit et sauta de la bulle avantmme que les moteurs des coussins dairse fussent tus. Elle avait toujours t viveet gracieuse. Sinon, elle navait rien dex-ceptionnel : courte, trapue, le nez

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  • retrouss, des yeux ronds et ples, lescheveux noirs coups court. Pour locca-sion, elle avait abandonn son uniformede surveillante forestire en faveur dunecombinaison collante, iridescente quilaurait fort avantage si elle avait su laporter.

    Bienvenue, dis-je, en lui prenant lesmains et avec mon plus large sourire.

    Salut. Elle avait le souffle rapide.Ses joues sempourpraient et plissaientalternativement. Comment va ?

    Trs bien. Attrist lide de partir,bien sr. Je mefforai de donner untour ironique mon sourire pour ne passembler trop mapitoyer sur mon propresort.

    Elle dtourna les yeux. Mais vous al-lez retrouver votre femme.

    Doucement, mon gars. Vous arriveztt, Jo. Moi qui voulais que les consom-mations et les amuse-gueule soient prts lavance ! Maintenant, vous allez entreret me regarder travailler.

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  • Je vais vous donner un coup demain.

    Jamais de la vie ! Vous tes moninvite. Asseyez-vous et reposez-vous. Je lui pris le bras pour la conduirejusqu la cabane.

    Elle mit un rire hsitant : Avez-vous peur que je vous encombre, Pete ?Rien craindre. Je les connais, cesbaraques de fortune cest normal, aubout de trois ans

    Jen ai pass quatre ici, aprs unedemi-douzaine dautres annes endautres rgions sauvages, avant de d-cider que ctait celle-ci que je voulais en-registrer en profondeur, car elle est pourmoi la plus belle dentre les belles.

    et, de toute faon, on ny trouve ja-mais quun seul et mme endroit o em-magasiner nimporte quoi , poursuivait-elle. Puis elle se tut, et je restai galementsilencieux ; tandis quelle tournait la ttede droite et de gauche, en simprgnantde lair et de la clart du couchant. Jevous en prie, ne soyez pas trop press. La

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  • soire est splendide. Et vous vouliez enprofiter.

    Sous-entendu : et il ne vous reste plusbeaucoup de temps, Pete. Le projet dedocumentation a officiellement pris finlan dernier. Vous tes le dernier desrares hommes des communications avoir obtenu lautorisation de rester pourfinir les squences entames. Mainten-ant, plus de tergiversations, plus de pro-longations. Le mot dordre : Tout leMonde Dehors.

    Ma rponse informule : sauf vousautres, les forestiers. Une poigne quevous tes, dtenteurs de diplmes en co-logie, en biologie des sols et en je ne saisquoi une poigne qui avez gagn lacourse contre toute une horde cela vousconfre-t-il le droit de rgner sur toutceci ?

    Oui, certes , dis-je, ajoutant : Mais mon plaisir est dautant plusgrand quil saugmente de votrecompagnie.

    Merci, mon bon monsieur. Elle neparvenait pas adopter un ton enjou.

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  • Je lui serrai le bras. Savez-vous quevous allez me manquer ? Terriblement,Jo ! Toute lanne, tandis que mon planslaborait, javais profit de sa prsence.Pas seulement les parties de cartes et leslongues conversations au sensiphone ;non, mais des randonnes deux, despique-niques, la pche, lobservation desoiseaux et des cerfs, la contemplation destoiles. Un gars des communications ap-prend flatter les gens et bien que jenaie gure eu user de ce talent depuisune dizaine dannes, il ntait pas teinten moi. Aussi naturel que de respirer.Jtais capable de manifester de lintrtpour ses propos les plus banals, pour sesopinions les plus sottement senti-mentales. Venez me voir quand vousserez en cong.

    Oh ! je je vous sensiphonerai detemps en temps si Marie ny voit pasdobjection.

    Non, jentends que vous veniez enchair et en os. Les images holograph-iques, les circuits de parfum et de tem-prature et tous les autres dont on peutsoffrir lutilisation non, une

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  • communication ce nest pas commedavoir une amie auprs de soi.

    Elle fit la grimace. Vous serez enville.

    Ce nest pas tellement dsagrable,dis-je avec le plus denthousiasme pos-sible. Un appartement assez vaste, bienplus que cette hutte en plastique. Isola-tion sonore. Air filtr et climatis. Toutelagglomration totalement protge etpolice. Des vhicules blinds votre dis-position quand vous dsirez sortir.

    Et un masque sur le nez et labouche ! Elle faillit sen touffer.

    Non, non, il y a longtemps que cenest plus ncessaire. On a ramen lapoussire, loxyde de carbone et lesproduits cancrignes un niveau dumoins dans ma ville qui

    Les relents. Les mauvais gots.Non, Pete, je regrette. Je ne suis pas unefleurette fragile, mais les visites que jedois faire Boswash pour le boulot sontla limite de ce que je suis capable

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  • dencaisser maintenant que je connaisce pays-ci.

    Je pense me retirer galement lacampagne, dis-je. Louer un cottage dansune zone agricole, rgler la plupart demes affaires par sensiphone, pas besoindaller en ville, sauf quand jaurai une ob-ligation y remplir.

    Elle grimaa de nouveau. Je pensesouvent que les zones agricoles sont en-core pires que nimporte quellemtropole.

    Pardon ? Jtais surpris quellepuisse encore me surprendre.

    Oh ! cest plus propre, plus calme,moins dangereux, les rsidents ne sontpas les uns sur les autres, daccord,reconnut-elle. Mais au moins ces gensrleurs, avides, frntiques de la ville ont-ils une certaine libert, une certaine vie.Cest peut-tre celle dune horde de rats,mais elle est relle, elle comporte unesorte de structure, de spontanit, deDans larrire-pays, ce nest pas seule-ment la nature qui est enrgimente. Lesgens aussi.

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  • Eh bien, je ne vois pas de quelle autrefaon on pourrait sy prendre pour nour-rir une population mondiale de quinzemilliards dhabitants.

    Trs bien, dis-je. Je comprends.Mais cest un sujet plutt dprimant.Promenons-nous un moment. Jai trouvquelques gentianes en fleur.

    Si tt dans la saison ? Est-ce quonpeut sy rendre pied ? Jaimerais lesvoir.

    Trop loin, vu lheure, je le crains.Jai fait de bonnes et longues ballades.Nanmoins, permettez-moi de vousprsenter notre production locale demyrtilles. Cela vaudra la visite, la fin delt.

    Quand je lui repris le bras, elle me ditmaladroitement : Vous tes devenu unexpert, nest-ce pas, Pete ?

    Difficile de faire autrement,grommelai-je. Dix ans recueillir dumatriau pour sensiphone, dans leRseau des Pays ltat sauvage.

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  • Dix ans Jtais au courssecondaire quand vous avez dbut. Je neconnaissais que les parcs organiss, onous restions aligns sur une piste as-phalte pour voir un squoia ou un gey-ser, et il fallait retenir un mois lavanceson permis de natation. Tandis quevous Ses doigts se refermrent sur lesmiens, durs et chauds. Cela ne mesemble pas juste quon mette fin votresjour.

    La vie na jamais t quitable.

    Bien trop de vie humaine. Trop peu detoutes les autres espces. Et il faut quenous conservions quelques espaces ltat de nature, en rserve pour ce quilsubsiste de lcologie de la plante ; unesource de connaissances pour les cherch-eurs qui tentent den apprendre davant-age sur cette cologie afin de la renforceravant quelle ne croule compltement ; onnen parle jamais, mais le fait est prsent lesprit de tous ceux qui pensent que silcroulement survient, les rgionssauvages seront les ultimes graines des-poir de la Terre.

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  • Jo poursuivit, avec insistance : Biensr des sites comme celui-ci taientdtruits par les foules aims jusqu lamort, comme la crit quelquun aussila seule chose faire tait-elle de les in-terdire tous, sauf quelques gardes etsavants, ce qui tait impossible, tant que tous ne voudrait pas dire tout lemonde . Oui, elle retombait dans sonhabitude de recourir des clichs plusquuss. Et aprs tout, les docu-mentaires en sensiphonie crs par desartistes comme vous resteront dispon-ibles et Les clichs seffacrent. Maisvous ne pourrez pas revenir, Pete ! Ja-mais plus !

    Ses doigts se rappelrent o ilsstaient poss et lchrent les miens. Lesmiens suivirent les siens pour une doucepression. En attendant, mon pouls sefaisait irrgulier. Ctait tout aussi bienque la parole ne semble pas indiquepour le moment, car javais la bouchesche.

    Un spcialiste en communicationsdevrait avoir plus dassurance, mais jejouais si gros sur ce foutu pari. Javais

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  • conduit Jo sintresser moi non pas la faon bienveillante de ses collgues,isols de lhumanit et par consquent enmesure de dispenser de la bienveillance,mais moi personnellement, latomePete, qui voulait passer le reste de sesjours dclinants dans les Monts de laWind River. Mais quel point tenait-elle moi ?

    On se promenait autour du lac. Lesoleil descendit derrire les sommets les neiges senflammrent un instant lest et les ombres samoncelrent. Jen-tendis une chouette ululer son amour.Vnus brillait en bleu roi. Lair plusmordant faisait courir le sang.

    Brrr ! fit Jo en riant. Maintenant, jeveux bien boire un verre.

    Je ne distinguais pas ses traits dans lapnombre. Les premires toiles se dta-chaient nettement. Mais Jo ntait quunetache imprcise, une chaleur, une solid-it, rien de plus. aurait presque pu treMarie.

    Si seulement elle lavait t ! Marietait belle, intelligente, excitante et

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  • Daccord, elle avait des amants pendantmes absences de plusieurs mois ; noustions convenus que de mon ct jauraispour matresses les rserves sauvages.Elle nen parlait jamais mes retoursOh ! Si seulement nous avions pu part-ager tout cela !

    Bientt le ciel serait plus remplidtoiles que de tnbres. La Voie lacteserait une cataracte blanche. Le lac en re-flterait la clart. Et, au lever de Jupiter,leau deviendrait une parfaite clairire.Javais pass la moiti de la nuitprcdente contempler ce spectacle.

    Dj il ntait plus besoin de lampe depoche pour trouver lentre de macabane. La couche isolante cda moncontact. On entra. Je fermai la glissirede la porte. Je mis le contact principal.Les lampes au fluor sveillrent aussidoucement que la ventilation.

    Jo avait raison : ces abris portatifs nese prtent pas la personnalisation. (Elleavait une cabane durable, en bois, empliede tout ce quelle aimait.) A part quelqueslivres et autres ncessits, mon uniquepice tait purement fonctionnelle.

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  • Certes le sensiphone pouvait mapporterlillusion de nimporte quoi, de nimportequi, nimporte o dans le monde, si je lesouhaitais. Nous, les citadins, nous ap-prenons voyager avec un minimum debagages. Lintrieur tait de proportionsagrables, de couleur plaisante lil,confortable ; un pas au-dehors, ctait laprairie alpestre. Que me fallait-il deplus ?

    Par une habitude durement acquise, jevrifiai la jauge nuclaire du courant enquantit avant de prendre le dner dansle rfrigrateur pour le rchauffer. Puis jechoisis des amuse-gueule, du rhum, dujus de fruits, et nous confectionnai lebreuvage quaimait Jo. Elle ne cherchapas maider mais sinstalla dans lefauteuil pneumatique. Nous ne noustions gure parl pendant la promenade.Je mtais attendu son bavardage unpeu nerveux, un peu trop rapide et fa-cile ds que nous serions lintrieur.Au contraire, son corps trapu vot dansla combinaison nacre qui ne lui allaitpas du tout, elle contemplait ses mainsentre ses genoux.

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  • Je me dbarrassai de mon paisseveste et lui portai son verre. Beuverie,mais pas rverie ! lui ordonnai-je. Ontrinqua. Une de mes mains se trouvantainsi libre, je lui pinai doucement lecoin de la bouche. H ! souriez. Il sagiten principe dune petite fte.

    En est-ce une ? Les yeux quelleleva sur moi taient mouills de larmes.

    Naturellement, il me rpugne demen aller

    O est la photo de Marie ?

    Jen fus branl. Je ne mattendais pas une question aussi directe. Eh bien,euh Cest bon. Les vnements vontplus vite que prvu, Pete. Suis lemouvement. Je bus une gorge, rejetailes paules en arrire et parlai enhomme : Je ne veux pas me dchargerde mes soucis sur vous, Jo. Le fait est quenous avons rompu, Marie et moi. Il nereste que les formalits.

    Comment ?

    Elle en est bouche be, ses yeux cher-chent les miens ; elle rpand un peu du

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  • contenu de son verre sans sen aperce-voir Est-ce dj gagn ? Si vite ?

    Je haussai les paules. Oui. Lavis dedemande de dissolution de notre unionest arriv hier. Je lavais senti venir, biensr. Elle sest lasse de toujoursmattendre.

    Oh ! Pete ! Elle me tendait lesbras.

    Jtais parfaitement lucide les murs,les rayons chargs dobjets divers, le mur-mure et la chaleur du radiateur, la lampedavertissement sur le four radioniquedo schappaient des odeurs de viande,cette femme quil me fallait apprendre dsirer et je songeai rapidement que, cette tape, mieux valait feindre de ne pasremarquer son geste. Pas de lettre decondolances, dis-je dune voix sanstimbre. Pour tre tout fait franc, je mesens plus soulag quautre chose.

    Je croyais Ctait un murmure. Je croyais que vous tiez heureux tousles deux.

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  • Et nous lavons t, Marie et moi, machre Jo. Bien quen spcialiste expertdes communications, je souponne quenotre bonheur par opposition lasimple satisfaction nait t d qumes frquentes absences des dixdernires annes. Elles nous ont apportdu piment. Et cest quelque chose quivous manquera toujours, Jo, quoi quilarrive. Cependant, un homme ne peutpas vivre que de piment.

    Cela na pas dur, dis-je, conform-ment mon plan.

    Elle a trouv un compagnon qui luiconvient mieux. Jen suis heureux.

    Et vous, Pete ?

    Je me dbrouillerai. Allons, buvez.Jinsiste pour que nous soyons joyeux.

    Elle stouffa. Je veux bien essayer.

    Au bout dun moment : Ainsi, il ny apersonne qui vous attende ?

    Pour un homme de la ville, le foyerne compte pas beaucoup. Un apparte-ment en vaut un autre et on en occupe un

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  • grand nombre au cours dune vie. Lal-cool devait agir un peu, car je prcipitaisle mouvement. Cest tout faitdiffrent de ces montagnes, par ex-emple. Leur moindre aspect est unique.Un homme pourrait consacrer toutes sesannes en connatre une seule, sy in-corporer Bon.

    Jeffleurai un bouton et le fauteuilslargit pour me faire une place ctdelle. Aimeriez-vous un peu demusique ?

    Non. Elle baissa les yeux elleavait les cils raides et elle rougit parplaques mais elle disait ce quelle avait dire avec une opinitret que jen taisvenu admirer. Une personne capabledun tel cran ne ferait pas une tropmauvaise partenaire. De toute faon, jene lcouterais pas. Cest peu prs madernire chance de vous parler de vousparler vraiment, Pete. Nest-ce pas ?

    Jespre que non. Un peu plus depassion dans la voix, mon gars. Seigneur, jespre bien que non !

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  • Nous avons pris du bien bon tempsensemble. Mes collgues sont trs bien,vous le savez, mais Elle clignait lespaupires.

    Mais vous avez eu une place part.

    Comme vous pour moi.

    Elle tremblait un peu, me regardantmaintenant bien en face, les lvres en-trouvertes dun ou deux centimtresseulement. Comme elle buvait rarementde lalcool, je pensai que ce que je luiavais fait ingurgiter plus ou moins deforce lui faisait un effet considrable, vules circonstances. Rappelle-toi que cenest pas une fille de la ville qui sautetout de suite dans le plumard et oublielescapade en deux jours. Elle est alletout droit dun petit bourg une uni-versit svre, puis ici, et il se peut quellesoit vraiment pucelle. Toutefois, cela faitdes mois que tu travailles en vue de cetinstant, Pete, mon vieux pote. Alors, auboulot !

    Jamais je navais embrass personnesi doucement.

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  • Javais oui javais peur de parler,murmurai-je dans ses cheveux quivoquaient le soleil des hauteurs. Peut-tre suis-je encore intimid. Mais je neveux pas, je ne veux pas, je ne veux pasvous perdre, Jo.

    Mi-pleurant, mi-riant, elle revint mabouche. Elle ne savait pas sy prendre,mais elle se serrait trs fort contre moi etje me demandais : Se pourrait-il quellefinisse par coucher avec moi, cette nuitdj ?

    Peu importe, dailleurs. Ce quicompte, cest que lAdministration desRgions sauvages permet aux couplesmaris dment qualifis de vivre en-semble sur les lieux ; or elle est surveil-lante forestire et moi, en tant quexerc lemploi des appareils de surveillance,je ferais un assistant de rechercheacceptable.

    * **

    Et al-o-o-o-rs :

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  • Je nai pas compris, je ne sais toujourspas aujourdhui ce qui a cloch. Nous avi-ons encore bu deux ou trois verres, nousavions chahut pas mal, gaiement, aussitait-elle en partie dvtue et le dnercommenait brler dans le fourquand

    Jtais trop pressant

    elle tait trop maladroite ou ellevoulait se faire prier et je me suis impa-tient et elle la bien senti

    je lchai un de ces mots particuliersque les gens ne se disent que lun lautreet comme elle avait de toute faon un peupeur elle pensa que ce ntait pas seule-ment un accident d lhabitude, maisque je me donnais lillusion quelle taitMarie parce que ctait vrai javais lesyeux ferms

    elle ntait pas aussi oie blanchequelle mavait amen le croire entoute innocence et en un de ces instantsde lucidit qui (mortels pour le rve) vi-ennent toujours aux amants, elle staitdemand : H ! l, que diable suis-je entrain de faire ?

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  • ou autre chose. Cela ne change rien.Elle eut soudain envie de parler Mariepar sensiphone.

    Si, si, si la situation est bien celle quevous mavez expose, Pete, elle auraplaisir apprendre

    Une minute, voyons ! Une simpleminute ! Vous ne me faites pasconfiance ?

    Oh ! si, Pete chri, mais

    Mais rien du tout. Je mcartaidelle pour lui montrer que je me sentaisoffens.

    Au lieu de se rapprocher, elle de-manda avec calme : Vous ne me faitespas confiance ?

    Peu importe. On ne peut pas rpondre de pareilles questions. On essaya tousles deux et on aurait mieux fait de setaire. Tout ce que je me rappelle claire-ment, cest lui avoir ouvert la porte.Lodeur de viande brle nous accompag-nait. Hors de la cabane, lair tait froid etpur, les toiles scintillaient, les sommetsluisaient. Je la vis aller dun pas mal

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  • assur son aroglisseur. La galaxie luiclairait la voie. Elle pleura tout du long.Mais elle partit.

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    Bien que dsappoint, je nen tais pasmoins un peu soulag. aurait t un vil-ain tour jouer Marie, qui mavait don-n beaucoup damour. Et notre apparte-ment est trs agrable, une fois barricadcontre lextrieur ; jappartiens la faibleminorit des favoriss. Nos retrouvaillesfurent normales. Elle parla mme vague-ment de demander un permis degrossesse. Javais quand mme assez debon sens pour faire immdiatement dvi-er la conversation.

    Le lendemain soir, il y avait unerunion laquelle nous ne pouvionsgure viter dassister. Il se peut que lescommissaires aient raison quant la plu-part des citoyens. Le sensiphone, quelque soit le nombre des circuits activs, neremplace nullement la cohsion des treshumains unis sous la conduite de leurs

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  • chefs en vue de laccomplissement de nosfins glorieuses en faveur de la masse. Pourtant, pour nous deux, cela ne nousapporta que des maux de tte, les oreillespleines dovations cadences, les pou-mons emplis dun air dj filtr par desmilliers dautres poumons, et la peau glu-ante en mme temps que rpeuse. Enrentrant, on se heurta un smog telle-ment pais que notre vhicule mme nesavait plus o il allait. Ensuite on nousarrta la frange dune meute en courset on vit un homme coup en deux lamitrailleuse avant que la milice nous per-mette de poursuivre notre chemin. Cenous fut un soulagement considrableque de montrer nos laissez-passer lalimite de notre quartier et de prendre untransport qui nous mena chez nous parles airs, sans la moindre hsitation.

    L, on prit une douche ensemble, util-isant un pourcentage extravagant denotre ration mensuelle deau, puis on sescha rciproquement, jenfilai ma robede chambre et Marie un dshabill trstransparent ; on but un verre en coutantHaydn, et on se dcontracta au pointquelle laissa tomber ses cheveux sur les

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  • paules et me chatouilla loreille dunmurmure. Allons, mon hros, les ordin-ateurs ont srement termin le montagede tes travaux de lanne dernire. Jat-tends avec impatience de les voir, depuisun bout de temps.

    Je pensai un instant Jo. En tout cas,elle napparatrait pas dans un docu-mentaire portant exclusivement sur la viesauvage et destin au public ; de plus,jtais galement curieux de voir ce quejavais produit et je me dis quune nou-velle visite grce au rve lectronique neme causerait aucune peine, mme si peude temps aprs.

    Je me trompais.

    Ce qui me fit le plus de mal, ce fut lamauvaise qualit du spectacle. Oh ! oui,ctait la reproduction acceptable duneprimevre ondulant la brise, leplongeon dun faucon, la blancheur cu-mante et le roulement de sisme dunelointaine avalanche, les feuilles mortes,brunes, qui cuisaient au soleil, leurodeur, leurs craquements sous les pas, lerire dune rafale de vent qui mbouriffaitles cheveux, la souplesse incarne dans le

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  • corps dun serpent ou dun cougouar, leflamboiement du crpuscule et la mod-estie de laube un spectacle bien agenc.Pourtant ce ntait pas la ralit, centait pas ce que javais aim.

    Marie prit lentement la parole danslombre o nous tions assis : Tu asdj fait mieux. Kruger, le Matto Grosso,le Bakal, tes sjours prcdents danscette mme rgion javais presque lim-pression dy tre avec toi. A cette poque-l, tu ne te contentais pas denregistrertu tais un artiste, un grand artiste.Pourquoi est-ce diffrent, cette fois ?

    Je nen sais rien, marmonnai-je.Javoue que ce que nous avons vu aquelque chose de mcanique. Sans doutetait-ce la fatigue.

    Dans ce cas Elle se tenait assiseraidement cinquante centimtres demoi, les doigts entrecroiss et crisps Tu ntais pas forc dy rester silongtemps. Tu aurais pu revenir prs demoi depuis longtemps.

    Mais je ntais pas fatigu, cettepense me cognait sous le crne. Non,

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  • cest maintenant que je me sens vid ; lpoque, l-bas, la vie affluait en moi.

    Ces gentianes que Jo voulait voirelles poussent lendroit o le solsabaisse brusquement. Juste au bord delescarpement, cest l quelles poussent,ces fleurs bleues, bleues, bleues, sur lefond vert de lherbe et le blanc despquerettes et le gris vigoureux de laroche ; un ruisseau dgringole, chant-ant, froid, avec un got de glacier, lespierres, la terre, lair qui souffle partoutautour de moi, et plus loin autour dessommets levs, inviols

    Tais-toi ! , hurlai-je en frappant dupoing le bras du fauteuil. Le tissu collantmcura. Un peu calm, je repris : Cest bon. Peut-tre me suis-je troplaiss influencer par la ralit et ai-je ain-si perdu la part indispensable dobjectiv-it. Je mens, Marie, je mens comme Ju-das. Jamais je nai eu lesprit aussi actif, dresser mes plans pour utiliser Jo ettabandonner. Chrie, ces sensispec-tacles, cest tout ce quil me restera re-garder tout le reste de ma vie. Et pas dutout les gentianes. Javais t trop

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  • proccup de mes projets pour me souci-er dune chose si petite, si douce et sibleue. Nest-ce pas un chtimentsuffisant ?

    Non, car tu avais la ralit dans lesmains. Et tu ne nous las pas rapporte.

    Sa voix tait comme le vent dhiver quisouffle sur les neiges des hautes terres

    Traduit par Paul Hbert.

    Fortune Hunter.

    Lancer Books, 1972.

    Librairie Gnrale Franaise, 1980,pour la traduction.

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  • DANS LE SILENCE

    DU SOIR

    par Lee Hoffman

    La crainte de la surpopulation est unedes hantises cologistes les plus an-ciennes et les plus rpandues. Qui neconnat le nom de Malthus ? Il est de faitque si la croissance de la population sepoursuivait un rythme exponentiel, onne trouverait plus, bien avant lan 3000,assez de place sur les terres mergespour loger les humains debout et cte cte. Faudra-t-il pour lempcher limiter

  • svrement les naissances ? Et si lescouples sy refusent, en venir des solu-tions finales

    LHOLOVISION tait baisse ; son jeu decouleurs tait attnu en pastel doux etlon entendait peine la musique dac-compagnement. Les fentres, en positiontranslucide, luisaient dans la chaleur ducrpuscule. Le systme de ventilation em-plissait la pice dun air pur et frais, dir-ectement pomp de lextrieur. Le mondeentier tait tranquille, chaud, agrable.

    Install dans son fauteuil favori, Win-ston Adamson sirotait un cocktail fraiscompos de jus de lgumes tout en espi-onnant sa fille du coin de lil. Le fait dela regarder constituait pour lui une plais-ante distraction.

    Elle se tenait prs du panier des chats,observant Tammy et les chatons avec uneintense curiosit. Cinq chatons, cinqpetites boules de poils vivantes qui se tor-tillaient en miaulant. La premire portede Tammy. Mme de lendroit o il se

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  • trouvait, Winston pouvait entendre ledoux ronronnement satisfait de Tammy.

    La fillette, Lorette, tait actuellementla troisime enfant de Thea et WinstonAdamson. Non pas leur troisime bb. Ily en avait eu deux autres entre les deuxans et cette petite fille. Il se surpritsoudain songer ces deux autres.Jimmy et Beth. Tous deux taient partismaintenant. Mais il restait encore Lor-ette. Elle avait les mmes yeux clairs, lamme petite bouche fronce, des mainsvives toujours cette curiosit, ce contin-uel besoin dexplorer. Et Winston ressen-tait le mme plaisir en la regardant.

    Des enfants adorables, se dit-il avecfiert. Comme il tait dommage quils nepuissent pas rester toujours ainsi restergentils, mignons, et petits.

    Une pense vaguement dplaisanteeffleura son bonheur, y laissant une cica-trice brune et fripe. Son fils an, Bob,ne suivait pas du tout le chemin que Win-ston aurait souhait lui voir prendre. Legaron dbordait dides insenses dansson dsir de changer le monde. Changerla perfection !

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  • Sacr bon sang, pourquoi ?

    Mais tandis que la question com-menait se former, Winston la re-poussa. Il refusait de la considrer. Ilnaimait pas les questions, et sinterrog-eait rarement. La plupart dentre ellesavaient trouv leur rponse bien avantquil ne songe seulement se les poser.Ctait mieux ainsi. Le fauteuil tait con-fortable. La maison tait confortable. Leinonde tait confortable. Winston se sen-tait satisfait. Il ne parvenait pas com-prendre pourquoi quelquun dautre nepouvait pas prouver le mme bonheur.

    Cependant, sa fille ane, Nancy, taitparfaitement raisonnable. Elle paraissaitne jamais penser quaux garons. Elle semarierait dans quelques annes, et auraitses propres enfants. Il aimait bien penser elle.

    Lorette tourna son regard vers lui. Ellesourit en voyant les yeux de Winstonposs sur elle. Il savait que ce sourire luimanquerait, tout comme celui de Jimmy.Et celui de Beth. Mais il tait encorejeune. Il y aurait dautres enfants,dautres sourires.

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  • Une clochette carillonna et la portedentre souvrit. Ce devait tre Thea quirentrait de courses. Lorsquelle apparutsur le seuil, Lorette courut vers elle. Ellegratifia lenfant dun petit bcot et setourna vers le miroir proche. Une lampesalluma aussitt pour illuminer son vis-age. Thea retira son chapeau dune man-ire prcautionneuse afin de ne pas trou-bler larrangement soigneux de sa coif-fure boucle.

    Lorette quitta sa mre et reporta sonattention sur les petits tres qui ttaientleur vigueur aux mamelles de leur propremre.

    Jai confirm nos noms sur la listedattente, mais il faudra peut-tre des an-nes avant dobtenir quelque chose,dclara Thea.

    Dommage, marmonna Winstonavec un haussement dpaules. Jauraisbien aim garder celle-ci.

    Thea hocha la tte, mais elle paraissaittrouble. Ses yeux tincelaient.

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  • Tu aurais d voir les gens lAdmin-istration de la Vie. Certains suppliaientlittralement pour obtenir leur permis. Jetassure, Win, ils suppliaient.

    Elle se laissa tomber dans son fauteuilfavori en poussant un soupir, etpoursuivit :

    Une femme pleurait. En public.Ctait humiliant de voir a, tu peux mecroire. Et ce nest pas comme silsignoraient

    La seule ide de voir une personnepleurer tait trs dplaisante. Winston sedroba devant cette pense. Il ne voulaitplus en entendre parler. Mais Theasemblait prendre un plaisir morbide luiraconter tous les dtails sordides. Il de-meura immobile, sefforant de ne pasentendre les paroles quelle lui lanait.

    Limage dune femme qui pleurait enpublic persista dans son esprit. Il se r-volta contre cette pense qui lirritait.Cette femme navait pas le droit de seconduire ainsi. Elle devait certainementsavoir auparavant quelle tait la situ-ation. Tout le monde le savait.

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  • Elle tait tout fait simple, logique, etraisonnable. Il y avait une limite la pop-ulation que la plante pouvait supporterpour conserver son bien-tre. Cette limitese trouvait atteinte depuis bienlongtemps. Pendant un moment, lpoque de la Rvolution motiviste, ledsordre avait rgn. Puis, lorsque lafureur se fut apaise, les gens qui avaientgard leur sang-froid avaient obtenu gainde cause. Avec le retour du calme et dubon sens, on stait mis chercher unesolution logique et on lavait trouve.

    Un permis de vie tait tabli pourchaque individu. Il lui donnait droit de sereproduire et dlever un enfant un hu-main pour en remplacer un autre. Deuxenfants pour chaque couple. Ctaitsimple. Un dcs, une naissance.

    Comme tous les individus neproduisaient pas un rejeton pour les rem-placer, les permis de ceux qui mouraientsans enfants pouvaient tre redistribus,afin de permettre certains couplesdlever un troisime enfant jusqu lgeadulte. Lquilibre de la population taitconstamment maintenu.

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  • Mais les enfants taient tellementtellement mignons.

    Logiquement ou non, les gensvoulaient des enfants. Ils dsiraientpouponner, serrer contre eux desbambins, jouir de lamour aveugle et sansrserve des tout petits. Ctait pourquoi ilny avait aucune tentative officielle en vuede limiter leur nombre le nombre desbbs.

    Aprs tout, les trs petits enfants pren-aient peu de place et nabsorbaientquune partie presque insignifiante desressources mondiales. Ctait seulementlorsquils grandissaient ce ntait pasofficiel avant quils aient cinq ans quilstaient considrs comme des adultes po-tentiels dont la prsence intressait la so-cit tout entire.

    Demain, Lorette aurait cinq ans.

    Jai apport la capsule et prvenu leservice de ramassage , dit Thea.

    Winston hocha la tte. Il se tournavers sa fille et dclara :

    Cest lheure daller au lit, chrie.

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  • Maintenant ?

    Oui, maintenant.

    Je ne peux pas regarder les bbs deTammy ? Encore un petit peu ?

    Non.

    La fillette fit la moue, mais ne protestapas.

    Viens embrasser trs fort ton papa ,dit-il.

    Elle vint vers lui et passa ses bras au-tour de son cou.

    Winston sentit la chaleur de soncorps ; cela lui rappela Jimmy et Beth.

    Viens te coucher , dit Thea en pren-ant la main de lenfant.

    Rieuse, Lorette raconta a sa mre unehistoire propos de Tammy et deschatons.

    Prends bien soin de boire tout tonlait , lana Winston tandis que Theaemmenait la fillette.

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  • Il sallongea de nouveau dans sonfauteuil pour siroter son cocktail, sanspenser rien. Il sinstalla dans un conforttotal, tranquille, remarquant peine lamusique douce et le ronronnementrgulier de Tammy.

    Lorsque Thea revint, il demanda :

    Tu lui as donn la capsule ?

    Thea fit oui de la tte. Sans un mot,elle passa prs de lui et pntra dans sachambre.

    Winston saperut quil venait de selever. Sans aucune raison, il se dirigeavers la chambre de Lorette. La fillettetait couche en boule dans le lit ; lachevelure blonde bouriffe, dfaite ; levisage tranquille et lisse dans la faibleclart nocturne. Des petites lvres roses.De longs cils clairs. Une oreille minus-cule, parfaite, moiti cache par sescheveux en dsordre. Le drap qui la re-couvrait remuait lgrement au rythmetranquille de sa respiration dlicate.

    Et pendant quil regardait, lemouvement cessa.

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  • Winston fit demi-tour. Le service deramassage serait bientt l. Maintenant,ils soccuperaient de tout, comme ilslavaient dj fait deux fois auparavant.Tout cela tait trs simple.

    Il retourna dans le salon. Tammy ron-ronnait encore. Le silence paraissait trsprofond, le ronronnement trs fort. Win-ston baissa les yeux sur les rejetons deTammy qui ttaient en se tortillant etpressaient leurs pattes aux formes vaguessur le ventre de leur mre.

    Brusquement, sans quil puisse encomprendre la raison, Winston se mit pleurer.

    Traduit par HENRY-LUC PLANCHAT.

    Soundless evening.

    Tous droits rservs.

    Librairie Gnrale Franaise, 1980,pour la traduction.

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  • LE JOUR DES

    STATISTICIENS

    par James Blish

    On peut tenter de limiter la popula-tion par des moyens barbares commedans la prcdente nouvelle. Mais riennest plus difficile maintenir que la sta-bilit dune conomie et dune socit,comme le demandent les dfenseurs de la croissance zro . Cest l, pour autantquon sache, un tat que lhumanit najamais connu. Le maintenir exigeraitaussi quelques sacrifices.

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  • WIBERG tait correspondant ltranger du New York Times depuisquatorze ans, dont dix consacrs notam-ment sa propre spcialit, et il avait enplusieurs fois pass au total dix-huit se-maines en Angleterre. (Il tait comme debien entendu trs prcis sur ces points.)Cest pourquoi la demeure dEdmundGerrard Darling lui causa une tellesurprise.

    On avait instaur depuis dix ans ex-actement le Contrle de la Population,aprs la terrible famine mondiale de1980, et ds lors lAngleterre navaitgure chang.

    En roulant sur lautoroute M4 au d-part de Londres, il vit de nouveau les con-structions en hauteur qui avaientsupprim la Ceinture Verte qui entouraitla ville en un temps, tout comme ellesavaient envahi le Country de Westchesterdans ltat de New York, Arlington enVirginie, Evanston en Illinois, Berkeleyen Californie. On en navait lev que peude nouvelles par la suite aprs tout,avec la stabilisation de la population, centait plus ncessaire bien que la hteavec laquelle elles avaient t difies les

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  • premires dt en imposer le remplace-ment avant longtemps.

    De mme, le bourg de Maidenhead,stabilis 20 000 mes, prsentait lemme aspect que lorsquil lavait traversla premire fois en allant Oxford. (Alpoque, il rendait visite au spcialiste delrosion ctire, Charles CharlestonShackleton, galement crivain.) Cettefois-ci, cependant, il avait d quitterlautoroute Maidenhead Thicket etstait trouv soudain dans un genre decampagne dont il navait jamais rv quilen existt encore, du moins entre Lon-dres et Reading.

    Une route de la largeur exacte dunevoiture, sous une relle vote darbres, lemena en huit kilomtres un rond-pointdont le diamtre ne dpassait pas la dis-tance laquelle un enfant aurait pucracher, neut t le monument aux mortsde la premire guerre mondiale, couvertde mousse, qui en occupait au centre. Delautre ct, ctait Shurlock Row, sa des-tination un village limit, semblait-il une glise, un caf, cinq ou six boutiques.Il devait y avoir non loin une mare aux

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  • canards car il percevait des caqutementsassourdis.

    The Phygtle, la demeure du romanci-er, se trouvait galement dans la Grand-Rue qui paraissait dailleurs trelunique. Ctait un grand cottage au toitde chaume, un tage, aux hourdisblancs entre les colombages de chnepeints en noir. Par-dessus le chaume, etcertainement de trs rcente date, desgrillages de cages poules visaient d-courager les oiseaux ; le reste de la mais-on donnait penser quelle datait du XVIesicle, ce qui tait probablement exact.

    Wiberg rangea sa Morris et tta sapoche intrieure o se trouvait la noticencrologique de lAssociated Press, qui lerassura dun faible craquement. Pas be-soin de la tirer de sa poche ; il la connais-sait maintenant par cur. Ctait larrivepar la poste de cette notice, une semaineauparavant, qui lavait dcid ce voyage.Elle ne devait pas paratre avant prsdun an, mais on avait mentionn queDarling tait souffrant, ce qui fournit tou-jours un bon prtexte, le seul valable, lavrit.

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