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Qu'est-ce que le mal en art ? De Léon Tolstoï à Hermann Broch (Anne Coignard) 1 « Que peut-on dire du mal ? » Qu'est-ce que le mal en art ? De Léon Tolstoï à Hermann Broch Anne Coignard Université Toulouse II - Le Mirail, doctorante (3e année) Equipe d'accueil : ERRaPhiS (dirigée par Jean-Marie Vaysse) Qu'est-ce qu'une mauvaise œuvre d'art ? Il ne saurait être question ici du savoir-faire technique de l'artiste. Il ne s’agit pas non plus de développer une approche en termes de monde de l’art à la façon d’Ar- thur Danto, afin de relever des critères de pertinence pour une œuvre d’art dans tel ou tel contexte historico-culturel 1 . Au contraire, notre interrogation portera sur l’intention de l’artiste : pour Broch comme pour Tolstoï, la mauvaise œuvre d’art est motivée, au moment de sa création, par de mauvaises intentions. Dans les termes de Broch, cela signifie que l'artiste a renoncé à faire du « bon travail » et s’est donné, à la place, comme exigence de faire du « beau travail », c'est-à-dire d'orienter tout entier son effort vers la production d'un certain effet chez le récepteur à venir de l'œuvre. Toute la question est donc de savoir ce qui motive l'artiste. L'exigence qui le guide dans la création est-elle éthique, ou purement esthétique ? Pour Broch, la question peut encore se formuler ainsi : le beau est-il la visée explicite de l'acte de créa- tion artistique, ou en est-il le résultat en quelque sorte accidentel ? Est-il le but exclusif de l'artiste, ou est-il le résutat esthétique d'un acte éthique, survenant comme un surplus 2 , de même que, chez Kant, le bonheur ne doit pas être ce que recherche l'homme moral, mais ce qui peut lui advenir en plus , par une sorte de grâce ? Tolstoï, lui, ne part pas immédiatement du mal dans l'art, de l'œuvre d'art mauvaise par essence, parce que l'intention créatrice qui l'a portée est comdamnable. Son point de départ est le mal que fait l'art. 1 Arthur Danto, « Le monde de l’art », in Philosophie analytique et esthétique, Danielle Lories (éd. et trad.fr.), Paris, Klincksieck, 2004, 1988 1 , pp. 183-198 ; « The Art World », in The journal of Philosophy, LXI, 1964, pp. 571-584. Dans ce texte, Artut Danto tente d’identifier ce qui fait que tel ou tel objet est une œuvre d’art. Il prend en particulier l’exemple des boîtes Brillo de Andy Wharhol : pourquoi les boîtes Brillo de Wharhol sont-elles des œuvres d’art, alors que les mêmes boîtes, entreposées dans la réserve d’une grande surface, n’en sont pas ? Ce qui apparaît à chaque fois à celui qui les regarde est identique. Le statut d’œuvre d’art est-il dû à l’autorité de l’artiste ? S’il est vrai que Wharhol expose ses boîtes comme des œuvres d’art et nous demande, corrélativement, de les recevoir comme telle, en quoi son autorité est-elle légitime ? Pourquoi pouvons-nous effectivement recevoir ces boîtes en tant qu’œuvres d’art ? C’est la question D’arthur Danto. Et sa réponse est la suivante : ce qui peut être art, à telle ou telle époque dépend des théories artistiques qui donnent formeau monde de l’art, et déterminent ce qui peut lui appartenir ou pas. « Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’œil ne peut apercevoir – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art. » (p. 193). Qu’est-ce qu’une mauvaise œuvre d’art dans une telle approche ? C’est, peut-être, une œuvre qui ne permet met que peu en mouvement les théories existantes, c’est-à-dire une oeuvre qui n’est pas pertinente en ce qu’elle ne pousse pas la réflexion plus avant, ne modifie presque pas le monde de l’art. Bref, c’est une œuvre qui vient s’ajouter en nombre aux objets constituants le monde de l’art, sans pour autant modifier qualitativement ce dernier. 2 Hermann Broch, Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966, coll. Tel, trad. fr. Albert Kohn, éd. et introduction Hannah Arendt, p. 357. Colloque virtuel sur le mal, juillet-septembre 2008, in www.approximations.fr

Tolstoï - Broch. Qu'est-ce que le mal en art? - Anne Coignard

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À propos de "Das Böse im Wertsystem der Kunst”

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 1

    Que peut-on dire du mal ?

    Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch

    Anne CoignardUniversit Toulouse II - Le Mirail, doctorante (3e anne)

    Equipe d'accueil : ERRaPhiS (dirige par Jean-Marie Vaysse)

    Qu'est-ce qu'une mauvaise uvre d'art ? Il ne saurait tre question ici du savoir-faire technique de

    l'artiste. Il ne sagit pas non plus de dvelopper une approche en termes de monde de lart la faon dAr-

    thur Danto, afin de relever des critres de pertinence pour une uvre dart dans tel ou tel contexte

    historico-culturel1. Au contraire, notre interrogation portera sur lintention de lartiste : pour Broch

    comme pour Tolsto, la mauvaise uvre dart est motive, au moment de sa cration, par de mauvaises

    intentions.

    Dans les termes de Broch, cela signifie que l'artiste a renonc faire du bon travail et sest donn,

    la place, comme exigence de faire du beau travail , c'est--dire d'orienter tout entier son effort vers

    la production d'un certain effet chez le rcepteur venir de l'uvre. Toute la question est donc de savoir

    ce qui motive l'artiste. L'exigence qui le guide dans la cration est-elle thique, ou purement esthtique ?

    Pour Broch, la question peut encore se formuler ainsi : le beau est-il la vise explicite de l'acte de cra-

    tion artistique, ou en est-il le rsultat en quelque sorte accidentel ? Est-il le but exclusif de l'artiste, ou

    est-il le rsutat esthtique d'un acte thique, survenant comme un surplus2, de mme que, chez Kant, le

    bonheur ne doit pas tre ce que recherche l'homme moral, mais ce qui peut lui advenir en plus, par une

    sorte de grce ?

    Tolsto, lui, ne part pas immdiatement du mal dans l'art, de l'uvre d'art mauvaise par essence, parce

    que l'intention cratrice qui l'a porte est comdamnable. Son point de dpart est le mal que fait l'art.

    1 Arthur Danto, Le monde de lart , in Philosophie analytique et esthtique, Danielle Lories (d. et trad.fr.), Paris, Klincksieck, 2004, 19881, pp. 183-198 ; The Art World , in The journal of Philosophy, LXI, 1964, pp. 571-584. Dans ce texte, Artut Danto tente didentifier ce qui fait que tel ou tel objet est une uvre dart. Il prend en particulier lexemple des botes Brillo de Andy Wharhol : pourquoi les botes Brillo de Wharhol sont-elles des uvres dart, alors que les mmes botes, entreposes dans la rserve dune grande surface, nen sont pas ? Ce qui apparat chaque fois celui qui les regarde est identique. Le statut duvre dart est-il d lautorit de lartiste ? Sil est vrai que Wharhol expose ses botes comme des uvres dart et nous demande, corrlativement, de les recevoir comme telle, en quoi son autorit est-elle lgitime ? Pourquoi pouvons-nous effectivement recevoir ces botes en tant quuvres dart ? Cest la question Darthur Danto. Et sa rponse est la suivante : ce qui peut tre art, telle ou telle poque dpend des thories artistiques qui donnent formeau monde de lart, et dterminent ce qui peut lui appartenir ou pas. Voir quelque chose comme de lart requiert quelque chose que lil ne peut apercevoir une atmosphre de thorie artistique, une connaissance de lhistoire de lart : un monde de lart. (p. 193). Quest-ce quune mauvaise uvre dart dans une telle approche ? Cest, peut-tre, une uvre qui ne permet met que peu en mouvement les thories existantes, cest--dire une oeuvre qui nest pas pertinente en ce quelle ne pousse pas la rflexion plus avant, ne modifie presque pas le monde de lart. Bref, cest une uvre qui vient sajouter en nombre aux objets constituants le monde de lart, sans pour autant modifier qualitativement ce dernier.

    2 Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966, coll. Tel, trad. fr. Albert Kohn, d. et introduction Hannah Arendt, p. 357.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 2

    Pour la production du moindre ballet, opra, opra-bouffe, tableau, concert ou roman, des

    milliers de gens sont contraints de se livrer un travail souvent humiliant et pnible.[...] Mais de

    nos jours, o tous les hommes ont au moins un vague sentiment de l'galit des droits, il n'est

    plus possible d'admettre que le peuple continue travailler malgr lui au profit de l'art, si l'on

    ne tranche pas d'abord la question de savoir jusqu' quel point l'art est une chose assez bonne

    et assez importante pour racheter tout le mal dont elle est l'occasion1.

    Tolsto fait remarquer que cet art, qui est le lieu de la soumission et de l'exploitation des masses pour le

    contentement de la bourgeoisie qui jouit de l'art, est communment conu comme ce qui produit la

    beaut. Or, il souligne que, dans la langue russe, le mot beaut signifie simplement ce qui plat la

    vue . Autrement dit, la notion de beau n'inclut absolument pas celle de bon. L'enjeu, si le beau n'inclut

    aucunement le bon, est de dterminer dans quelle mesure la valeur de l'art est suprieure aux maux que

    sa production induit. Bref, Tolsto semble nous inviter un calcul conomique. L'enjeu de son tude est

    pourtant tout entier dans une rdfinition de l'art, car, pour lui, seul le faux art peut se donner pour mo-

    tif et pour critre la recherche du beau2. Ce qui est dterminer, c'est alors ce qu'est le bon art 3,

    comme tant la fois un art qui ne vise pas le beau, et un art qui n'est pas le lieu d'exploitation du

    peuple.

    Pour nos deux auteurs, l'approche de la question de l'art se fait en termes thiques. Le fil directeur de

    leurs tudes respectives est de parvenir mettre en lumire un critre qui fasse le dpart entre le bon et

    le mauvais art, et par consquent entre l'artiste qui est aussi un homme bon, et celui qui est un

    salaud 4, parce que, produisant un certain art, un mauvais art, il commet le mal thique.

    1 Lon Tolsto, Qu'est-ce que l'art ?, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, trad. fr. Teodor de Wyzema, prface de Michel Meyer, p. 23-24.

    2 Idem, p. 69. 3 Ibid., p. 108. 4 Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, op.cit., p. 222.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 3

    1. LES CRITRES THIQUES DU BON ART. DE LUNION AFFECTIVE DES PERSONNES LA REPRSENTATION DUN

    SYSTME DE VALEURS : DONNER FORME LA TOTALIT DUNE POQUE

    1 Art vritable et religion chez Tolsto

    Qu'est-ce que l'art ? Rejet de lidentification entre bon art et plaisir esthtique.

    Avant d'exposer, selon sa propre conception, ce que doit tre l'art, Tolsto procde une exposition

    critique et lapidaire des thories esthtiques disponibles, pour aboutir cette conclusion : toutes les

    esthtiques existantes, de Baumgarten Hegel et Schopenhauer, en passant par Taine, Darwin et Spen-

    cer, sont fondes sur une mthode fallacieuse. Au lieu d'laborer a priori une dfinition de l'art vritable

    qui servira de critrium pour juger de l'appartenance des uvres existantes la sphre de l'art authen-

    tique, avant de dcider, indpendamment de toute rfrence aux exemples d'uvres d'art disponibles,

    de ce qui est, ou pas, du bon art, ces esthtiques posent a priori un certain nombre d'uvre qui plaisent

    leurs auteurs et une certaine portion du public qui y a accs comme tant sans nul doute du bon art,

    et produisent ensuite une dfinition de l'art qui puisse les englober toutes1. Le prsuppos de toute es-

    thtique selon Tolsto rside en ceci que le jugement esthtique n'est pas fond sur la thorie mais bien

    l'inverse, et surtout que ce jugement lui-mme n'est rien d'autre que la reconnaissance d'un certain plai-

    sir ressenti l'endroit de certaines uvres. C'est ainsi que pour Tolsto est ncessaire l'laboration d'une

    nouvelle esthtique qui ne soit radicalement pas le lieu d'une justification des jouissances esthtiques de

    son auteur.

    Tolsto refuse de dfinir l'art par la beaut, par le plaisir qu'il nous procure, c'est--dire par son effet

    sur nous2. De plus, il rejette vivement l'assimilation commune entre ce qui plat et ce qui est bon : ce

    n'est pas parce que quelque chose m'est agrable que cette chose est bonne en elle-mme. Ainsi, ce n'est

    pas parce que certaines uvres leurs taient agrables que les esthticiens ayant prcd Tolsto ont pu

    de manire lgitime justifier ce plaisir par une thorie et, ce faisant, poser de manire autoritaire comme

    exemples de bon art les uvres qui satisfaisaient leur sensibilit.

    La thorie de l'art fonde sur la beaut, telle que nous l'expose l'esthtique, n'est donc, en

    somme, que l'admission au rang des choses bonnes, d'une chose qui nous a plus ou nous

    plat encore3.

    1 Tolsto, Qu'est-ce que l'art ?, op.cit., p. 49. 2 Idem, p. 47. 3 Ibid., p. 49.

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    Le plaisir esthtique n'est aucunement recevable au titre de critre pour la reconnaissance de ce qu'est

    un bon art. Et il ne doit pas entrer en ligne de compte pour tenter de rpondre la question pose par

    Tolsto : les uvres dart produites par ses contemporains sont-elles bonnes en un sens thique , ou

    condamnable ?

    Pour rpondre cette question, la mthode de Tolsto sera la suivante : il ne faut plus partir des

    uvres qui me plaisent, ni mme des uvres existantes tout court. Pour tenter de saisir ce qui fait la va-

    leur de l'art, il faut l'aborder comme une activit humaine 1. Ce sont les processus de cration qu'il

    faut prendre en compte, afin de cesser d'apprhender l'art du point de vue du spectateur, comme une

    source de plaisir, mais de le saisir enfin comme une des conditions de la vie humaine . Le point de

    vue que Tolsto nous propose est alors celui de l'anthropologue ou du sociologue ; il est dsormais

    question d'approcher l'art dans sa dimension d'activit sociale.

    Cette dimension sociale de l'uvre d'art ne renvoie pas au travail de l'artiste, sa fonction dans la so-

    cit telle qu'elle est organise, mais l'efficience proprement sociale essentielle l'uvre d'art vritable

    elle-mme. Cette dernire est cratrice de rencontre et d'union entre les hommes parce qu'elle est le lieu

    o les personnes les plus diffrentes peuvent vivre la mme exprience : une exprience esthtique au

    sens premier, purement affective. Alors que par le langage se transmettent les penses des hommes, ce

    qui permet de les partager, dans la rencontre avec l'uvre d'art se joue la possibilit de ressentir des

    motions et sentiments qui ont t prouvs par d'autres que moi. L'art largit donc le champ des exp-

    riences affectives qui me sont accessibles. Les motions et sentiments qui ont t ressentis par les ar-

    tistes me sont donns prouver par le mdium de l'uvre. De plus, l'uvre d'art met celui qui lui

    porte attention en relation affective non seulement avec celui qui l'a produite, mais aussi avec tous ceux

    qui, simultanment, antrieurement, ou postrieurement, en reoivent l'impression2. C'est en cela qu'elle

    fait uvre de lien social. Loin d'tre le lieu de la jouissance goste et secrte du spectateur, elle soffre

    comme lieu d'une communication affective entre les hommes. Ainsi, pour Tolsto, la condition de pos-

    sibilit de l'art n'est-elle rien d'autre que l'empathie, l'aptitude de l'homme prouver les sentiments

    prouvs par un autre homme 3.

    La thorie que Tolsto propose, loin d'imposer un nouveau critre qui restreindrait le champ de l'art,

    l'tend de manire substantielle. L'ensemble de l'art vritable 4 excde de loin ce qui est compris sous

    le nom d'art lorsque celui-ci est rapport la seule jouissance du beau.

    Cependant, cette thorie esthtique, telle qu'elle s'exprime au premier abord, soulve des difficults.

    Le critre premier et dfinitif que Tolsto propose pour faire le dpart entre ce qui est de l'art et ce qui 1 Ibid., p. 51. Nous soulignons.2 Ibid., p. 55. 3 Ibid., p. 56.4 Tolsto, Qu'est-ce que l'art ?, op.cit., p. 59.

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    ne l'est pas est le suivant : est uvre d'art tout objet culturel qui communique autrui des motions ou

    sentiments, bons ou mauvais, importants ou non. Or, de notre point de vue, il est difficile de saisir une

    vritable diffrence entre le critre propos par Tolsto, et le critre de jouissance qu'il dnonait

    comme tant celui des autres esthtiques. Mme si, en apparence, il nest pas question de reconnatre

    exclusivement comme art ce qui m'est agrable, c'est bien l'effet de l'uvre sur moi qui est ici pris

    comme critre pour distinguer une uvre et lui accorder le titre dauthentique uvre dart. Nanmoins,

    n'est-il pas envisageable que le spectateur projette dans l'uvre ce qui n'y est pas ? Dautre part, Tolsto

    insiste sur le fait qu'il est question pour le rcepteur de l'uvre de ressentir les sentiments que l'auteur

    exprime 1. Or, comment l'uvre pourrait-elle transmettre l'identique un contenu de conscience2 ?

    Notre ambition dans cette article nest pas de procder une critique systmatique de l'esthtique

    tolstoenne. Nous tenterons, plus humblement, didentifier ce qui est en jeu et ce qui est fcond dans

    une telle conception.

    Ce qui importe, plus que toute justification, pour Tolsto, est de mettre en avant le fait que l'art est le

    lieu o peut se constituer une certaine cohsion sociale, fonde non sur le partage de valeurs com-

    munes, d'une histoire nationale, ni sur un l'institution d'un contrat. L'art est un moyen d'union entre les

    hommes plus primordial, agissant en de de toute communcation verbale. En cela, il est, pour Tolsto,

    indispensable la vie de l'humanit et, il ajoute, au progrs des conditions de vie. L'art a donc aussi une

    fonction historique. L'art, s'il est du bon art peut tre moteur du progrs.

    Sur la religiosit essentielle de lart : un critre pour lvaluation des uvres

    Relve de l'art toute production humaine visant transmettre des sentiments et motions. Aprs

    avoir ainsi dfini son objet, Tolsto propose un critre pour valuer les uvres et les hirachiser. L'esti-

    mation de la valeur de telle ou telle uvre d'art dpend de la valeur accorde aux sentiments et mo-

    tions vhiculs par l'uvre. Le jugement par lequel une uvre d'art est estime tre une bonne uvre

    dans la sphre de l'art ne peut donc tre indpendant d'un jugement thique sur la bont des valeurs

    transmises. L'valuation esthtique est expressment rapporte une valuation thique. Or, la valeur

    des sentiments transmis par une uvre d'art ne peut tre tablie qu'en rfrence au systme de valeurs

    par lequel une socit donne, un certain moment de son histoire, distingue ce qui est bon ou mauvais

    pour la vie3. C'est parce que Tolsto apprhende l'art comme activit humaine, parce qu'il ne spare pas

    la sphre de l'art de l'ensemble des activits humaines, ncessaires la vie, quil peut imposer une tel cri-

    1 Idem, p. 57. 2 Dans une de ses confrences, Paul Valry avance une hypothse quant l'efficience du pome, qui est trs proche de ce

    que propose ici Tolsto. Mais son analyse de la communication spcifique qui s'tablit par le biais de l'uvre d'art est plus fine. Voir Paul Valry, uvres I, Paris, Gallimard, 1968, bibliothque de la Pliade, dition dirige par Jean Hytier, p. 1289-1299.

    3 Idem, p. 61.

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    tre. ce qui distingue le bon du mauvais, chaque poque et dans chaque socit, Tolsto donne le

    nom gnrique de religion.

    Reprenons brivement les exemples quil nous propose. Chez les anciens Juifs, la religion fait

    consister le sens de la vie dans l'adoration de Dieu et dans l'accomplissement de sa volont. Sont par

    consquent jugs comme bons les sentiments de soumission la loi divine ; par consquent, ces senti-

    ments sont aussi ceux qui constituent le bon art. Chez les Romains, le sens de la vie consiste dans la

    collaboration la grandeur d'une nation ; ds lors, on tient pour tant un bon art celui qui exprime la

    joie du sacrifice du bien-tre personnel au profit du bien de la nation 1. Tout art qui exprime des sen-

    timents contraires est tenu pour mauvais. De manire gnrale :

    toute poque, et dans toute socit humaine, il y a un sens religieux de ce qui est bon et de

    ce qui est mauvais, commun la socit entire ; et c'est ce sens religieux qui dcide de la valeur

    des sentiments exprims par l'art2.

    2 Le bon travail de l'artiste et la tentative de reprsenter la totalit.

    Ambition artistique et exigence thique chez Hermann Broch.

    Le ralisme et la vrit de l'art

    Pour Broch comme pour Tolsto, l'art vritable est expression d'un systme de valeur. Il est le lieu o

    se cristallisent les valeurs d'une socit et d'une poque. Aussi le bon art est, en dernire analyse, raliste,

    en ce qu'il reprsente la ralit de son temps, et ce, selon le vocabulaire spcifique de celui-ci et les exi-

    gences de la rationalit telles qu'elles sont exprimes cette poque3. Il ne peut y avoir d'art authen-

    tique, ni d'artiste authentique qui ne posent la question : qu'est-ce que la ralit ? . Ds lors, la tche

    de l'artiste est une tche de totalisation. Il est celui qui doit tenter de donner forme son poque ou sa so-

    cit dans son entier4. Si cette tche n'est pas illusoire et impossible, c'est parce que l'artiste ne doit pas

    viser reproduire dans l'uvre l'exhaustivit factuelle du moment historique qui est le sien, mais re-

    vler le systme de valeur qui organise sa socit et son temps. Pour tre mene bien cette tche implique

    donc : 1. que l'artiste sache identifier le systme de valeur qui anime son poque ; 2. qu'il sache lui don-

    ner forme dans une uvre d'art.

    Reprenons le premier point. Pour Broch, l'artiste est dpositaire d'un savoir thique particulier : il est

    celui qui sait en quoi consiste son poque, et qui, avant tous, a saisi en quoi consiste sa nouveaut.

    1 Ibid., p. 63. 2 Ibid., p. 63. 3 Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, op. cit., p. 50. 4 Idem, p. 73.

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    Broch dveloppe ici une conception renouvele de l'artiste comme visionnaire. Sa clairvoyance ne

    concerne par le futur de la socit laquelle il appartient. Ce quoi il a accs est la totalit du systme

    de valeur qui structure la socit ici et maintenant. Il est celui qui sait voir ce qui est prsentement. Ce faisant,

    il ne procde pas une duplication dans l'uvre d'une ralit dj connue de tous. Parce que la totalit

    d'une poque n'est accessible qu'aux gnrations qui lui succdent et n'est donc connue que lorsqu'elle

    est devenue une totalit historique passe, l'uvre apparat comme une nouveaut radicale au public qui

    ne dispose pas encore du recul ncessaire la comprhension du moment historique dans laquelle il est

    immerg. En ce qui concerne la rception de l'uvre d'art, cela signifie paradoxalement que celle-ci ne

    peut nous tre familire que lorsque l'poque en question s'est acheve lorsque ce qui fait son identit

    n'est plus de l'ordre de ce qui est en train de se faire, mais peut-tre ressaisi dans une intention totali-

    sante de connaissance.

    Venons-en au second point. Afin de donner voir aux autres hommes le monde dans lequel ils

    vivent tel qu'il est, l'artiste se doit de crer des formes indites, adquates la nouveaut qui se mani-

    feste dans l'historicit. C'est ainsi qu'il est la recherche d'une nouvelle langue symbolique , de nou-

    veaux symboles originels avec lesquels atteindre le monde dans une vracit suprieure. C'est en cela

    seulement que l'artiste cre une uvre qui, loin de se vouloir dtache de tout enjeu social, politique ou

    historique, devient l'uvre d'une poque, parce qu'elle a invent les formes par lesquelles ce monde-l

    pouvait venir la reprsentation1. Ce qui est en jeu dans l'uvre d'art nest autre que la connaissance du

    monde.

    De la qute de l'absolu au dogmatisme : reprsenter la totalit ou dfendre un systme partiel et partisan

    Selon Broch, la vision du monde vhicule par l'uvre d'art, et en particulier par le roman, parce qu'elle

    est totalisante, se distingue des autres visions du monde (militaire, commerciale, scientifique, etc.), toutes

    lies une catgorie d'objets2 qui sont partielles et dogmatiques. chacune des visions du monde attac-

    he une catgorie d'objets correspond un systme de valeurs dtermin, qui implique des exigences et

    des directives de travail spcifiques. Par exemple :

    le militaire veut mettre l'abri et tendre les frontires de sa patrie, dont la protection est dfec-

    tueuse, l'industriel veut consolider toujours plus son entreprise, le savant veut enrichir toujours

    plus la somme insuffisante des connaissances du monde, le socialiste tend ses efforts vers une

    meilleure forme de socit, l'homme religieux veut tablir le royaume de Dieu sur terre3.

    1 Il faut noter que, pour Broch, l'artiste se doit d'tre conscient de sa tche. Il ne peut devenir artiste authentique par inadvertance. Pour Broch, l'artiste ne peut entrer en possession des nouveaux symboles qu'en posant la question Qu'est-ce que la ralit?

    2 Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, op. cit., p. 217. 3 Idem, p. 218.

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    Toutes ces visions du monde sont soumises une vive exigence thique, qui est prise en vue par ceux

    qui en font leur tche propre comme une Ide rgulatrice au sens kantien. L'exigence thique est

    chaque fois l'indication d'un chemin infini, en direction d'un absolu qui n'est rien d'actuel. Tout systme

    de valeurs, anim par une exigence thique, est exclusivement orient vers l'avenir et le but absolu qui y

    rside. De mme chez Tolsto, la religion dont il est question n'est pas un systme de valeurs fig. On ne

    peut parler au contraire de conscience religieuse2 que lorsque la socit d'une poque est en marche

    vers un but, ds qu'elle se dveloppe selon une direction consciente. La religion chez Tolsto est donc

    trs proche de ce que nous dcouvrons chez Broch sous le nom de systme de valeurs, orient et motiv

    par une exigence thique dtermine. Le systme de valeurs ou la religion qui animent la socit sont

    moteurs de l'action : poursuivant l'exigence thique projete par le sytme de valeurs, ceux qui appar-

    tiennent ce sytme ouvert, parce qu'il est en qute agissent, et, ce faisant, informent le monde, de

    telle sorte que la poursuite de l'exigence thique produit un rsultat esthtique au sens le plus large de

    donation de forme.

    Cependant, une perversion des divers systmes de valeurs peut avoir lieu, de telle sorte que l'exi-

    gence thique devient dogmatique. Cela se produit lorsque le but n'est plus l'absolu mais le rsultat

    formel, esthtique, lui-mme. Le commerant, par exemple, vise dsormais la richesse et non la direc-

    tion de son commerce selon les lois et les techniques de la correction commerciale 3 ; quant l'artiste,

    il vise provoquer un effet agrable sur le rcepteur de son uvre et non crer de nouvelles formes

    pour une apprhension tendue du monde. Cette transformation de l'exigence thique en exigence es-

    thtique se traduit, selon Broch, par le passage, dans le systme de valeurs concern, d'une morale res-

    trictive, interdisant ce qui est dfinissable comme mal relativement au systme, une morale prescriptive :

    tu feras ceci ou cela . L'exigence thique qui se prsentait d'abord comme une tche infinie, visant un

    but considr comme un absolu, inaccessible par le biais de recettes , prend dsormais comme objet

    de sa qute un but dfinissable et atteignable selon une mthode.

    L'art est doublement menac par la tendance au dogmatisme. D'une part, il peut se pervertir et de-

    venir lui-mme dogmatique, c'est--dire prendre le beau comme fin de toute activit artistique et, ds

    lors, produire des uvres agrables au moyen de recettes ayant, par le pass, prouv leur efficacit.

    D'autre part, l'art il est ici, en particulier, question du roman est toujours sollicit par les autres sys-

    tmes de valeurs partiels.

    2 Tolsto, Qu'est-ce que l'art ?, op. cit., p. 166. 3 Hermann Broch, Cration artistique et connaissance, op.cit., p. 222.

    Colloque virtuel sur le mal, juillet-septembre 2008, in www.approximations.fr

  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 9

    Tout sytme de valeurs [...] exige de pntrer sous forme de dogme dans le domaine de la litt-

    rature, exige que la littrature accomplisse ce qu'elle ne devrait jamais se permettre dans la rali-

    t en vertu de sa propre thique la plus rigoureuse : accepter le but du sytme de valeurs

    comme concret et accessible. En un mot, tout systme de valeurs exige que la littrature se

    substitue lui pour vivre jusqu' son terme et pour exprimer ses rveries illicites. 1

    Le roman, dans sa tche de reprsentation totale de l'poque ou de la socit, et surtout, du systme

    thique qui l'anime, risque toujours de mettre en scne un systme de valeurs devenu dogmatique, c'est-

    -dire un systme dans lequel les valeurs et exigences thiques ont t remplaces par des valeurs et exi-

    gences esthtiques.

    Il ne s'agit pas pour Broch de tenter d'interdire la littrature de reprsenter des commerants re-

    cherchant la richesse ou des socialistes en lutte pour une socit meilleure ici et maintenant. En cela, les

    uvres de tendance ne relvent pas par principe du mauvais art. Mais, l'crivain qui fait du bon travail se

    doit de montrer les systmes de valeurs tels qu'ils sont rellement, c'est--dire dans leur dveloppe-

    ment vivant, dans leur lutte . L'interdit qui fonde l'thique de l'artiste est donc le suivant : pour faire du

    bon travail, et produire du bon art, l'artiste ne doit jamais autoriser le dogmatisme entrer dans son

    uvre et l'informer. En quelque sorte, l'artiste est celui qui peut sauver l'absolu, le prserver comme

    absolu, en rsistant la tentation de le remplacer par un but immdiatement accessible. En cela, il de-

    vient aussi celui qui sauve l'avenir, qui maintient l'horizon des possibles ouvert et ne se borne pas ce

    qui est accessible prsentement. Ce qui caractrise le bon artiste est donc sa fidlit au rel sa tche

    tant d'exprimer son poque ou sa socit dans sa totalit et l'absolu c'est--dire au but situ l'in-

    fini qui meut son poque et la pousse vers un avenir autre et imprvisible.

    1 Idem, p. 226.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 10

    2 VERS UNE DFINITION PLUS COMPLTE DU MAUVAIS ART ART KITSCH ET FAUX ART

    1 l'art kitsch et la bourgeoisie chez Broch

    De la connaissance du monde dans l'art la perversion de lart par le kitsch

    L'artiste authentique comme le scientifique se donne pour tche d'explorer de nouvelles portions de

    rel. L'art, comme la science, contribue l'extension de la connaissance que nous avons du monde. Son

    outil, dans cette qute de savoir, est le langage, et en particulier la cration de nouveaux vocables de ralit

    c'est--dire de nouvelles configurations langagires dcrivant le monde1. Pour Broch, l'artiste authen-

    tique

    a reu pour mission de se soumettre sans condition l'objet, d'tre l'coute de l'objet (peu

    importe que celui-ci se prsente sous forme d'objet interne ou externe), de dpister les lois de

    l'objet2 rappelez-vous les expriences de perspectives auxquelles se livre Drer, celles de

    Rembrandt avec la lumire mais il n'a pas voulu pour mission de vouloir la beaut3.

    C'est le salaud dont nous avons parl en introduction qui cre selon une prescription : faire le beau.

    Ainsi, le beau n'est-il plus pour un tel artiste le rsultat esthtique d'une tche thique, mais devient-il le

    but expressment vis au cours du processus de cration4. C'est l'effet que l'uvre doit produire qui est

    anticip. Et c'est l ce qui, pour Broch, dfinit l'art-de-pacotille , ou kitsch art du sensationnel, du

    spectaculaire, art qui veut mouvoir, choquer, etc.

    Une valeur esthtique qui n'a pas grandi sur une base thique est le contraire d'elle-mme, c'est-

    -dire de l'art-de-pacotille [kitsch]5.

    L'art, pris dans une telle pratique, n'est plus orient vers l'Ide de son poque, vers la valeur absolue

    qui meut la socit et donne sens au systme de valeurs en tant qu'elle en est la justification transcen-

    dante. La sphre de l'art, n'est plus un systme ouvert, orient vers un but thique absolu, infini et

    1 Ibid., p. 320. 2 Nous pouvons remarquer la dimension fortement phnomnologique de la tche impartie l'artiste selon Broch. Il faut

    noter que Broch s'tait form la philosophie, et en particulier la phnomnologie. 3 Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, op.cit., p. 320. 4 Idem, p. 222. 5 Ibid., p. 108.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 11

    poursuivre infiniment, mais un systme ferm. Ds lors, elle est moins un systme de valeurs qu'une aire

    de jeu soumise des prescriptions qui sont de l'odre des rgles du jeu1.

    Broch souligne ce propos que l'uvre d'art kitsch trouve rgulirement sa matire dans ce qui a dj

    t fait. Cela n'implique pas que le bon artiste soit celui qui ne s'inspire absolument pas de ses prdces-

    seurs ou contemporains. S'il le fait, sa tche n'en demeure pas moins celle de crer de nouveaux vo-

    cables de ralit. Au contraire l'artiste kitsch, dans la recherche d'une efficace sur l'affectivit de son pu-

    blic, use du clich, au lieu de former des vocables de ralit indits. Il sait ce qui marche . Parce que,

    pour lartiste kitsch, il y a des rgles de l'art, la cration artistique devient analogue la ralisation d'une

    recette de cuisine2.

    Un exemple : de l'art pour l'art l'art kitsch

    Le kitsch nat, selon Hermann Broch, aux poques de dsagrgation des valeurs, aux poques o de

    multiples systmes de valeurs dogmatiques et en lutte les uns contre les autres apparaissent au sein

    d'une mme socit. Celle-ci est ds lors fragmente ; ceux qui lui appartiennent ne sont plus dirigs

    vers le mme but absolu. Broch caractrise ces moments historiques comme ceux o s'laborent des

    systmes de valeurs ferms, qui ne s'intgrent plus un systme de valeurs global, traversant l'ensemble

    de la socit3. Il insiste en particulier sur l'poque romantique, et l'mergence en elle, de nombreux sys-

    tmes de valeurs dogmatiques, dont deux en particulier : l'idal capitaliste du bourgeois : business is bu-

    siness , ainsi que la doctrine artistique de l'art pour l'art.

    Pour Broch, ces deux systmes de valeurs prsentent la mme structure. L'artiste qui fait de l'ex-

    pression de son moi personnel le but de son art, comme le bourgeois qui a rig la richesse comme but

    en soi, ont pris le parti de l'indiffrence sociale. Ils orientent leur intrt et leur activit en fonction de

    certains principes, en demeurant aveugle tout ce qui pourrait y droger.

    L'art pour l'art dsire tre plac hors de toute socit, en particulier de toute socit bourgeoise.

    [Il] ne cherche ni s'occuper de sujets sociaux ni s'incorporer dans la structure sociale en

    qualit de produit agrable, instructif, difiant ou vendable de quelque autre faon4.

    Cependant, les artistes, s'ils se concoivent comme auteurs d'uvre asociales, continuent d'exposer : ils ne

    peuvent s'empcher d'imposer leurs production au public5, et ce, dans le but de violenter ce dernier. La

    relation entre le public et l'artiste est hostile : chaque exposition ou publication peut tre conue, selon

    1 Ibid., p. 322.2 Ibid., p. 233. 3 Ibid., p. 59. 4 Ibid., p. 58. 5 Ibid., p. 63.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 12

    Broch, comme un acte d'agression. Or, pour Broch, l'indiffrence sociale qui caractrise l'artiste de l'art

    pour l'art, et l'hostilit qui caractrise la relation ses contemporains est le terreau qui peut accueillir la

    plus grande cruaut de l'homme l'gard de l'autre homme. L'artiste romantique, et ensuite l'artiste des

    avants-gardes, mprise les autres hommes, exalte sa vision du monde et la profondeur de son moi ; il est

    celui qui, rduisant ce qui vaut ce qui est issu de lui, refuse tout autre le droit de cit.

    Cette cruaut s'exprime en particulier, pour Broch, dans la manire qu' a la peinture, partir de l'im-

    pressionnisme, de reprsenter le monde il prend pour exemple Degas, Gauguin, Manet, Czanne, Van

    Gogh. La peinture ne donne plus forme au monde, elle est plonge dans l'irrationnel.

    Ceci ne peut tre compris qu'en relation avec sa thorie de la connaissance. Selon Broch, toute tenta-

    tive de connaissance, par les moyens de l'art ou de la science, est motive par la volont de repouser l'ir-

    rationnel et de combattre la mort, qui sont par essence les lieux de l'angoisse. Ce sont l'irrationnel et la mort

    qui conduisent l'homme difier un systme de valeurs qui va donner forme au monde. La mort, parce

    qu'elle est, pour Broch, la non-valeur en soi, un absolu ngatif, indpendant de tout systme de valeurs

    institu, motive l'institution d'un systme de valeurs orient vers un but positif absolu, d'un absolu de la

    civilisation. L'irrationnel, c'est le monde en tant qu'il chappe ma matrise, par la technique ou la

    connaissance. La tche infinie de l'humanit est de repousser sans cesse, par une formalisation plus

    tendue, l'informe du monde1. De plus, dans la mtaphysique d'Hermann Broch, si l'homme, tre de

    chair, est mortel, le moi connaissant, l'esprit qui informe le monde, lui, ne l'est pas. C'est ainsi que toute

    connaissance vritable est la fois ce qui tend la sphre du rationnel, et qui, tant au service d'une

    victoire sur la mort2 , est extension du moi connaissant qui, n'appartenant pas au monde, est immor-

    tel3.

    La route de la cration des valeurs va toujours de l'inform au form, ou tout au moins, au

    mieux form, et l'inform, ou ce qui a reu une moindre forme, est toujours l'irrationnel. L'ir-

    rationnel, o qu'il apparaisse et sous quelque forme, dont les tnbres ne sauraient tre distin-

    gues de celles de la mort, est en mme temps ce qui porte la mort en ses flancs et la forme

    qu'on lui donne et la clart qu'on y met deviennent abolition de la mort, deviennent un mor-

    ceau d'avenir clair, arrach la mort, deviennent connaissance en train de s'accomplir et

    connaissance accomplie, deviennent le rationnel et le monde visible, dans la rationalit formali-

    se et concevable duquel la valeur se constitue4.

    C'est ainsi que les productions de l'art pour l'art, en tant que manifestations brutes de l'irrationnel du

    monde, sont source d'angoisse pour un public qui ne peut les accueillir que comme uvres de dsa-

    1 Ibid., p. 341. 2 Prface de Hannah Arendt Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, op. cit., p. 22. 3 Idem, p. 34. 4 Ibid., p. 337-338.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 13

    grgation du monde tel qu'il a t difi. Pour Broch, l'artiste exerce ainsi, de manire dtourne, sa

    cruaut sur les autres hommes.

    L'art pour l'art, que nous venons de prsenter, n'est cependant pas du mauvais art, en tant que son

    exigence demeure, aux yeux de Broch, une exigence thique : une poque de dsagrgation des va-

    leurs, d'clatement du systme thique en une multiplicit de systmes de valeurs concurrents, la plon-

    ge dans l'irrationnel que ces divers mouvements artistiques affectuent est l'expression artistique de

    l'informe qui s'empare de la socit, de la perte d'unit thique dans la prolifration incontrle de pres-

    criptions contradictoires.

    Toutefois, si lon suit Broch, l'artiste ne peut que tenter d'affronter l'irrationnel dans son uvre. Face

    limpossibilit de reprsenter l'informe, l'art tend se dgrader en art kitsch. Devant cette limite, de

    nombreux artistes, incapables de renouveler leurs moyens d'expression, prennent le parti de se canton-

    ner au connu. l'intrieur de l'ensemble de leur uvre, on passe ds lors de l'art authentique l'art

    kitsch. Celui-ci est procde donc bien plus d'une tendance de l'art que de l'activit de certains usurpateurs.

    [...] tout retournement vers l'irrationnel menace du mme coup d'tre un retournement vers l'a-

    narchie. [...] Non seulement, le bourgeois, menac de sa scurit, recule effray, mais l'artiste

    lui-mme hsite lui aussi et comment pourrait-il en tre autrement ? Son pouvoir de sublima-

    tion sera-t-il encore rellement la hauteur de la tche nouvelle qui lui est donne ? [...] En v-

    rit, mme de grands matres comme Monet, Renoir, Degas, sans aucunement parler d'un Pis-

    saro ou d'un Signac, arrivs ce point n'ont plus risqu le saut dans l'inconnu, mais sont rests

    dans le connu, c'est--dire dans une manire dj en train de se consolider et mme d'acqurir

    ses quartiers de noblesse auprs du public1.

    Excursus : de Broch Levinas, lirrationnel et lil y a

    Ce que Broch prsente comme tant le propre de l'art des avant-gardes picturales franaises est ton-

    nament proche du traitement que Levinas rserve l'art dans De l'existence l'existant2. Nous avons vu

    que, pour Broch, l'art de ces artistes relevait d'une plonge dans l'irrationnel, c'est--dire dans ce qui

    n'est plus connu ou matris. De mme, pour Levinas, l'uvre d'art ne nous donne plus les choses en

    tant qu' objets de connaissance ou objets usuels3. L'uvre, qui interpose entre nous et la chose une

    image, arrache celle-l la perspective du monde4 , c'est--dire, en termes brochien, ce qui a t infor-

    m par la pense ou la technique, ce qui est rationnel. Levinas crit lui-mme que l'art nous offre les ob-

    jets

    1 Ibid., p. 61. 2 Emmanuel Levinas, De l'existence l'existant, Paris, Vrin, 1963 ; d. de poche, 1999. 3 Idem, p. 83. 4 Ibid., p. 84.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 14

    dans leur nudit, dans cette nudit vritable qui n'est pas l'absence de vtements, mais, si l'on

    peut dire, l'absence mme de formes[...]1.

    Absence de forme, parce que, pour Levinas, l'uvre d'art ralise ce qui est par principe impossible dans

    la perception courante : elle en reste au niveau de la sensation, sans que celle-ci soit nullement informe

    par l'intentionnalit objectivante. L'uvre d'art nous propose une relation purement affective aux ob-

    jets, comme objets de la sensation, sans que ceux-ci ne deviennent jamais objets de perception, et ds

    lors objets de connaissance. Dans l'uvre d'art, la sensation n'est pas le matriel de la percep-

    tion2 Dans cette perspective, Levinas interprte l'art des avant-gardes picturales comme une protesta-

    tion contre le ralisme et une destruction de la reprsentation de mme que l'art pour l'art est, tel

    qu'il est dfini par Broch, refus d'un art qui serait reprsentation du rel et participerait de l'information

    du monde.

    Ce que Broch dsignait sous le terme d'irrationnel, Levinas semble l'apprhender par la notion de ma-

    tire. L'art, nous ouvrant un espace sans horizon , un lieu qui ne peut hberger aucune initiative

    intentionnelle, nous ouvre la matrialit3, une matrialit qui n'est rien qui puisse tre ressaisi et infor-

    m par sa contrepartie : l'esprit.

    La dcouverte de la matrialit de l'tre n'est pas la dcouverte d'une nouvelle qualit, mais de

    son grouillement informe. [...] la matire est le fait mme de l'il y a4.

    Il y a qui est l'autre nom de l'indtermination, de l'impersonnalit, de l'informe de l'irrationnel bro-

    chien. Cet irrationnel est, ne l'oublions pas, le lieu de l'angoisse. De mme, pour Levinas, dans l'obscuri-

    t de la nuit, lorsque je suis plong dans l'il y a, dans l'irrductible prsence de ce qui n'est rien d'identi-

    fiable, et que je suis moi-mme dpersonnalis, plong dans cet anonymat de l'tre, je fais l'exprience

    de l'horreur5.

    2 la domination du faux art et la satisfaction des lites chez Tolsto

    Nous avons vu, que pour Broch, l'art kitsch, loin d'tre l'art pratiqu par de faux artistes, est la ten-

    dance qui risque d'emporter tout artiste vritable ds lors qu'il cesse d'innover, de rechercher, bref, ds

    qu'il applique des recettes, qu'elles soient empruntes des prdcesseurs qu'il copie, ou qu'il les ait lui-

    mme inventes lorsqu'il tait cratif. Pour Tolsto, au contraire, le mauvais art n'est pas un art qui s'est

    1 Ibid., p. 84. Nous soulignons. 2 Ibid., p. 85. 3 Ibid., p. 91. 4 Ibid., p. 92. 5 Ibid., pp. 93-100. Cependant et cela n'est pas rien pour Levinas, l'horreur ne renvoie en rien la peur devant la mort,

    mais bien au contraire, l'exprience de l'impossibilit du nant, de la mort

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 15

    dgrad ou fig en recettes, mais celui qui provoque la souffrance de l'homme qui uvre sa cration

    il nest pas ici question de lartiste, mais, en particulier, des machinistes de thtres, des petites mains qui

    travaillent sur les costumes de scne, etc., et l'exclusion de celui qui devrait tre le destinataire de l'art :

    chaque homme sur terre.

    Perversion de l'art et art litaire

    Tolsto oppose art vritable et faux art. Le mauvais art est un art de faussaire, d'usurpateur. Il est l'art

    d'un artiste qui n'uvre pas pour tous les hommes, mais pour le public restreint de ceux qui com-

    mandent des uvres, le paient pour les produire, et exigent en contrepartie qu'elles soient leur got. Il

    est l'art des classes dominantes qui parviennent faire passer pour art authentique ce qui est seulement

    de l'ordre d'un support pour l'exprimentation d'motions et de sentiments qui ne sont en rien univer-

    sels ou nationaux, bref, communs, respectivement, une poque ou une socit.

    De tout temps, l'art des classes suprieures n'a t qu'un simple passe-temps pour ces classes

    elles-mmes, sans que le reste de l'humanit y ait rien compris. [...Cet art ] sera toujours tran-

    gers [aux classes infrieures] de par sa nature mme, puisqu'il exprime et transmet des senti-

    ments propres une certaine classe, et trangers au reste des hommes1.

    De plus, cet art est asservissant Tolsto donne les exemples des ouvriers-machinistes travaillant pour

    qu'aient lieu des opras aux ambitions dcoratives dmesures, des enfants contraints des leur plus

    jeune ge consacrer l'essentiel de leur temps et de leur nergie la pratique dun art, etc. La falsification

    de l'art, indissociable de sa privatisation, se manifeste dans la cruaut de la sphre de l'art l'gard des

    hommes qu'elle emploie pour produire ses uvres.

    [Le faux] art a pour condition ncessaire l'oppression des masses, et ne sourait durer que par le

    maintient de cette oppression. Il est indispensable que des masses d'ouvriers s'puisent au tra-

    vail pour que nous artistes, crivains, musiciens, danseurs et peintres arrivent au degr de per-

    fection qui leur permet de nous faire plaisir. Affranchissez les esclaves du capital, et ce sera

    chose aussi impossible de produire un tel art que c'en est une aujourd'hui d'admettre en jouir

    ces mmes esclaves2.

    la cruaut physique qui s'exerce l'gard de ceux qui travaillent pour l'art s'ajoute, Tolsto le note, le

    mpris de l'lite, qui se rserve l'accs aux uvres d'art.

    Cette falsification de l'art n'est pas un phnomne exclusivement contemporain. tablissant la gna-

    logie de l'mergence du faux art, qu'il nomme aussi contrefaon de l'art, Tolsto remonte la Renaissance,

    1 Tolsto, Qu'est-ce que l'art ?, op.cit., p. 78. 2 Idem, p. 77.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 16

    poque laquelle, selon lui, les valeurs des classes dominantes se scindent de celles de l'ensemble de la

    socit, et entrent en contradiction avec la religion telle qu'il l'a dfinie. Il prsente la Renaissance

    comme une poque de scepticisme des classes suprieures l'gard de la doctrine de l'glise. Redcou-

    vrant, d'autre part, l'Antiquit grecque et une conception paenne de la vie, celles-ci modlent leur nou-

    vel idal artistique sur celui des Anciens, recherchant dsormais dans l'art la beaut1, et non l'exaltation

    des valeurs chrtiennes. C'est ainsi qu' une valeur anachronique devient une exigence esthtique.

    L'art des classes suprieures ne peut ds lors tre l'art qui sied son poque. Il est l'art d'un groupe

    restreint d'individus qui tient vivre hors du monde commun2, un art qui n'est plus accessible tous.

    Ceci n'est pas le fait de sa trop grande complexit, de sa subtilit ou de la faible ducation du peuple,

    mais renvoie au fait que cet art transmet des motions trangres la majorit des hommes, la reli-

    gion, aux valeurs communment partages dans la socit3. Il vise crer des objets satisfaisant la fan-

    taisie des cercles restreints de l'lite, tout en se fait passer pour de la cration artistique vritable. C'est

    en cela qu'il est essentiellement usurpation.

    Dtermination plus prcise du faux art : conservatisme, hermtisme, professionnalisation

    Tout d'abord, cet art ne peut rien produire de neuf. Il n'y a pas une infinit de plaisirs, alors qu'il n'y

    a rien de plus divers, selon Tolsto, que les sentiments issus de la conscience religieuse propre une

    poque et une socit : chaque nouveau dveloppement de la conscience religieuse, de nouveaux

    sentiments mergent et le monde est apprhend selon de nouvelles directions.

    Infinie est la varit des sentiments nouveaux qui dcoulent des conceptions religieuses, et ces

    sentiments sont toujours nouveaux parce que les conceptions religieuses sont toujours la pre-

    mire indication de ce qui va se raliser, c'est--dire d'une nouvelle relation de l'homme avec le

    monde qui l'entoure4.

    Or, pour Tolsto; le mrite du sujet d'une uvre d'art tient sa nouveaut5. Aussi ne saurait-il y avoir

    d'uvre d'art vritable qui ne prenne en vue la religion qui anime son poque et sa perptuelle volu-

    tion.

    D'autre part, le faux art, pour tre destin un public restreint confine l'hermtisme. L'artiste, qui

    connat les destinataires de son uvre qui en sont les commanditaires produit des uvres allusives,

    1 Ibid., p. 67. 2 Ibid., p. 76. 3 Ibid., p. 79. 4 Ibid., p.83. 5 Ibid., p. 82.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 17

    codes. Il cre un art de la jouissance prive, corrlatif d'un mpris envers le plus grand nombre. Tolsto

    cite en particulier, pour l'attaquer, Mallarm :

    Si un tre d'une intelligence moyenne, et d'une prparation littraire insuffisante, ouvre par ha-

    sard un livre ainsi fait, et prtend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses leur

    place. Il doit y avoir toujours nigme en posie [...]1.

    Non seulement cet art se veut un art d'initi, mais il est tout entier fond sur l'obscurit rige en

    dogme artistique . Nous sommes ici trs proches de la thmatique brochienne de l'art dogmatique :

    pour les avant-gardes potiques, l'obscurit n'est pas le rsultat d'une description fidle du monde, de tel

    aspect du monde ou de telle exprience dans le monde. Elle devient la fin en soi de la cration ar-

    tistique2.

    Enfin, le processus dans lequel s'effectue la production d'uvres d'art est une contrefaon du proces-

    sus dans lequel se ralise la cration d'uvres d'art vritables. Ce qui est transmis par l'uvre est dict

    par son public. L'artiste ne propose rien : l'enjeu pour lui est seulement de donner prouver aux lites

    les motions et sentiments qui les sduisent toujours dj. Tolsto complte ici l'opposition art vritable

    / faux art, par la suivante : art universel / art professionnel3. Ce dernier ne nat pas de impulsion

    intime de l'artiste qui doit tre au principe de toute uvre dart vritable. Celle-ci nat quand l'artiste,

    ayant prouv vivement une motion religieuse, sent la ncessit de la transmettre d'autres

    hommes 4.

    Hirarchie au sein du faux art : du poids de lhabitude

    Si Tolsto condamne les artistes d'avant-garde qui sont ses contemporains, leur prfrant Goethe,

    Schiller, Hugo, Dickens, Beethoven ou Michel-Ange, il n'en reconnat pas moins que ces derniers sont

    aussi artistes l're du faux art, de la contrefaon de l'art corrlative de sa confiscation par les lites. Il

    serait donc lgitime de les condamner, tout autant que les autres. D'autant plus que Tolsto reconnat

    que le got qu'il manifeste pour ces artistes et ces uvres est plus une question d'habitude que de qualit

    de l'art.

    Ds que l'art n'est pas vritable, n'y a accs que celui qui y est habitu5. Et Tolsto insiste sur cette no-

    tion, qu'il ne veut pas voir confondue avec celle d'ducation. Il ne saurait, par principe,y avoir d'duca-

    tion l'art vritable : ce dernier n'a besoin d'tre accompagn d'aucune explication ou connaissance

    1 Rponse de Mallarm J. Huret, dans l'Enqute sur l'volution littraire, cit par Tolsto, ibid., p. 91. 2 Remarque : Tolsto vise ici les avant-gardes potiques Baudelaire, Verlaine, Mallarm, Maeterlinck, mais aussi

    picturales les impressionnistes, Redon , et musicales : Liszt, Strauss, Brahms, Berlioz. 3 Tolsto, Qu'est-ce que l'art ?, op. cit., p. 112. 4 Ibid., p. 113. 5 Ibid., p. 107.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 18

    pralable pour transmettre une motion tout homme qui lui porte attention. Pour Tolsto, ce que

    transmet l'art est purement affectif et immdiatement donn. l'oppos, le faux art est inintelligible

    la majorit des hommes parce qu'il s'adresse explicitement un cercle restreint qui a rclam ce que l'art

    vient lui transmettre. Cependant, le plus souvent, il est prsent comme un art exigeant, difficile, obscur

    par sa nouveaut. Or, pour Tolsto, s'il faut revoir, relire rentendre les uvres pour les apprcier, ce

    n'est pas parce qu'il s'agit l du seul moyen d'approfondir leur complexit, mais parce qu'ainsi, nous

    nous accoutumons leur prsence. Par l'habitude, l'homme parvient supporter la prsence de ce qui

    est mauvais, et mme l'aimer1. Cette tendance se trouve renforce par le fait qu'il s'agit l de se hausser

    au niveau du got de l'lite.

    3 MAL CRIMINEL ET MAL RADICAL DANS L'ART

    1 Mauvais art et inadquation la religion du temps prsent

    Hirarchie de l'art de contrefaon selon la popularit des uvres et donation absolue de la valeur de l'art vritable

    Tolsto semble considrer que l'ensemble des uvres qui, depuis que l'on peut distinguer art popu-

    laire et art des lites, ont t produites grce aux lites et pour elles, relvent d'une contrefaon de l'art.

    Il n'admet cependant pas que toutes se valent. La supriorit ou l'infriorit d'une uvre relativement

    une autre, dans la sphre mme de la contrefaon de l'art, se juge l'tendue de son public, au fait qu'il

    soit accessible un plus grand nombre d'hommes2.

    La seule supriorit de l'art que nous admirons sur l'art des dcadents consiste en ce que l'art

    que nous admirons est accessible un nombre d'hommes un peu plus grand que l'art d'au-

    jourd'hui3.

    Seul un langage artistique vritable pourrait tre compris de tous, sans mdiation.

    1 Ibid., p. 109 : les hommes peuvent s'habituer tout, mme aux pires choses. Pouvant s'habituer la mauvaise nourriture, l'eau-de-vie, au tabac et l'opium, ils peuvent, d'une faon pareille, s'habituer au mauvais art : et c'est prcisment ce qui leur arrive.

    2 Ceci tant, que penserait Tolsto des blockbusters amricains ? L'accessibilit des uvres est-elle encore un critre de bont de l'art ? La notion d'art kitsch, servant toujours les mmes recettes semblerait ici plus pertinentes.

    3 Tolsto, Qu'est-ce que l'art ?, op.cit., p. 107.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 19

    L'art diffre des autres formes de l'activit mentale en ce qu'il peut agir sur les hommes ind-

    pendamment de la tat de dveloppement et d'ducation. Et l'objet de l'art est, par essence, de

    faire sentir et comprendre des choses qui, sous la forme d'une argumentation intelligible, reste-

    raient inaccessibles. L'homme qui reoit une vritable impression artistique a le sentiment qu'il

    connat dj ce que l'art lui rvle, mais qu'il tait incapable d'en trouver l'expression2.

    Tolsto appelle ce phnomne de communication par le mdium de l'uvre d'art contagion ar-

    tistique3 : tous ceux qui sont en prsence de l'uvre sont touchs, sont amens, immdiatement faire

    une exprience affective nouvelle, motive uniquement par l'uvre d'art. Autrement dit, l'exprience ar-

    tistique consiste en ceci que, par la grce de l'uvre d'art vritable, une multiplicit d'hommes, contem-

    porains ou non, vont ressentir la mme motion ou le mme sentiment. Ce qui se joue dans l'exploration

    de la sphre de l'art, c'est alors la possibilit d'une union entre les hommes, fonde sur un fondement ex-

    clusivement affectif. L'art vritable prsente une dimension minemment sociale, voire une effectivit so-

    ciale : il cre une communion entre les hommes.

    Cette dimension sociale, qui appartient toute uvre d'art vritable, se manifeste elle aussi de

    manire affective. Selon Tolsto, au contact de l'uvre d'art vritable que celle-ci nous transmette une

    motion gaie ou triste, provoque en nous l'espoir ou la rsignation, etc. , nous faisons ncessairement

    l'exprience de la joie, joie de nous sentir en communion d'art avec l'auteur et avec les autres hommes

    en compagnie de qui nous lisons, voyons, entendons l'uvre en question4.

    L'exprience de l'art vritable est donc double : il s'agit la fois de ressentir une motion que je n'a-

    vais jamais ressentie, d'avoir accs une dimension affective indite du rel et, de plus, de faire l'exp-

    rience d'une joie particulire, corrlative du fait que l'motion ou le sentiment ressenti est universel ou

    national c'est--dire est lieu d'union parmi tous les hommes d'une poque ou d'une socit. L'uvre

    d'art vritable, dans la joie qu'elle nous procure, se donne d'emble comme tant du bon art. Recon-

    natre une telle uvre n'est pas l'objet d'une valuation ou d'un jugement, mais d'une exprience exclusi-

    vement affective. Le bon art se reconnat donc cela, selon Tolsto, qu'il n'y a pas besoin de parler, de

    dbattre, de mettre en jeu des connaissances, de le comparer d'autres uvre, etc, pour l'identifier

    comme tel.

    Le mauvais art est nfaste et inutile

    L'tendue du public de l'art permet donc de distinguer l'art vritable du faux art : l'art vritable parle

    tous, la contrefaon de l'art se dveloppe dans une sphre prive, spar du sol qui devrait tre le sien,

    savoir la religion de l'poque, le systme de valeurs qui organise et meut la socit dans laquelle l'art,

    2 Idem, p. 110. 3 Ibid., p. 159. 4 Ibid., p. 159.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 20

    parmi d'autres activits humaines, se dveloppe. Cependant, la distinction art vritable / faux art ne re-

    couvre pas lopposition bon art / mauvais art.

    Le bon art est ce que Tolsto dsigne comme art chrtien . Cet art est scind en deux catgories :

    l'art explicitement religieux, qui exprime la relation de l'homme Dieu, ou celle qu'il entretient avec ses

    prochains, et l'art universel qui exprime des sentiments accessibles tous les hommes du monde en-

    tier l'art universel infrieur, lui, n'exprime que des sentiments accessibles aux hommes d'une cer-

    taines poque ou socit1 . Tout ce qui n'entre pas dans ces catgories doit tre considr comme du

    mauvais art, provoquant la sparation, la distinction, et non l'union des hommes entre eux. C'est ainsi

    que le faux art est, par principe du mauvais art : il est l'art d'une socit restreinte qui veut se distinguer

    l'intrieur de la socit dans son ensemble, notamment par les valeurs et gots qui sont les siens, par

    les plaisirs qu'elle prise, les sentiments qu'elle exalte2.

    Le mal introduit dans la socit par la mauvais art a deux dimensions. D'une part, les classes sup-

    rieures, perverties par les valeurs entretenues par le faux art, accomplissent mal leur fonction sociale de

    direction de la socit : n'tant pas anims par les valeurs suprieures transmises par le bon art, les

    hommes de pouvoir ne s'efforcent pas vers le bien et la perfection . D'autre part, la capacit tre af-

    fects par les vraies uvres d'art a t atrophie chez la plupart des hommes, de telle sorte que la so-

    cit risque de devenir peu peu insensible aux sentiments suprieurs qui sont moteurs du progrs

    de l'humanit3. Ceci est visible, selon Tolsto, la cruaut qui rgne dans la socit, et qui est, en partie

    exige pour la production de la contrefaon de l'art : il est ici question de l'norme dpense de travail

    humain pour des uvres non seulement inutiles, mais le plus souvent nuisibles4 , qui n'est compense

    par aucun profit. En dfinitive, le faux art provoque la souffrance des hommes et ne la rachte en rien.

    Ce qui disparat progressivement c'est ainsi la possibilit du bien dans notre vie5 .

    Facteur de distinction entre les hommes, le faux art est nfaste et inutile dans la qute que les

    hommes font du bonheur. Remarquons que ce qui est dsign ici par le terme de bonheur ne renvoie en

    rien un idal universel et atemporel. L'idal de bonheur vers lequel tendent les hommes une poque

    donne, dans une socit donne, est dtermin par la conscience religieuse de cette poque6. L'idal de

    bonheur auquel renvoie Tolsto est explicitement celui qu'il voit merger avec le christianisme.

    1 Ibid., p. 171. 2 Ibid., p. 171. 3 Ibid., p. 182. 4 Ibid., p. 183. 5 Ibid., p. 190. 6 Ibid., p. 163-164.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 21

    [Cette] conscience religieuse [...], d'une faon gnrale, consiste reconnatre que notre bon-

    heur, matriel et spirituel, individuel et collectif, actuel et permanent, rside dans la fraternit

    de tous les hommes, dans notre union pour une vie commune7.

    Si une uvre d'art est mauvaise, c'est donc relativement au systme de valeurs admis, la religion qui

    anime la socit.

    C'est ainsi qu'une uvre d'art vritable appartenant une poque passe ou une socit trangre

    est juge comme tant du bon ou du mauvais art selon de son adquation la religion. Elle est juge ex-

    clusivement sur son contenu thique : sur l'motion ou le sentiment qu'elle transmet. C'est ainsi que les

    frontires entre bon et mauvais art sont mobiles. Alors qu'il est possible d'tablir, chaque poque,

    quelle uvre d'art relve de l'art vritable, en mesurant l'tendue des hommes qu'elle pouvait toucher, sa

    popularit, la gnralit de ce qu'elle exprime, ce qui est reconnu comme bon ou mauvais art dpend

    chaque fois de la situation de celui qui a accs aux uvre d'art, du systme de valeur dans lequel il les

    exprimente.

    2 Mal radical, art kitsch et sduction de la mort chez Hermann Broch

    Broch nomme cette inadquation de l'art au systme de valeurs qu'il veut pntrer : mal criminel dans

    la sphre de l'art. Le mal criminel est le mal qui vient du dehors2. Pour Broch, ce qui est en jeu est l'intru-

    sion d'une valeur, bonne dans un systme X, dans un autre systme Y o elle est mauvaise . La

    question du mal criminel est donc celle de la cohrence des systmes de valeurs entre eux. Broch donne

    un exemple : Savonarole brle les images et agit contre le systme de valeurs de l'art ; mais le mobile de

    son acte est donn dans le systme de valeurs de l'asctisme religieux. Dans le systme de l'art, Savona-

    role est un criminel ; dans le systme de valeurs de l'ascte, c'est l'artiste qui commet, chaque uvre,

    un acte criminel.

    Pour chaque systme de valeur offens, on peut indiquer un systme oppositionnel situ

    l'extrieur, auquel on doit attribuer la responsabilit de cette manire d'agir et, aussi longtemps

    que cela peut se faire, le mal demeure dans la relativit des systmes de valeurs3.

    L'art kitsch comme reprsentant du mal thique4

    Du mal criminel se distingue irrductiblement le mal radical. Ce dernier ne rsulte en rien d'une at-

    taque du systme de valeur par une valeur qui lui est extrieure, mais de la dgradation mme des va-7 Ibid., p. 166. 2 Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, op.cit., p. 353.3 Idem, p. 354. 4 Ibid., p. 358.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 22

    leurs qui fondent le systme. En cela, il est impossible de l'exclure. Dans la sphre de l'art, le mal radical

    apparat lorsque ce qui guide l'artiste n'est plus une exigence thique , mais une exigence esth-

    tique : la recherche immdiate du beau ce qui advient lorsque l'art authentique se dgrade en art

    kitsch.

    Prendre le Beau comme telos de l'activit artistique, c'est faire de l'uvre d'art la satisfaction d'un d-

    sir de jouissance, de telle sorte que l'uvre n'est pas le lieu d'une exploration de l'irrationnel au profit

    d'une nouvelle donation de formes. L'art kitsch procde seulement une esthtisation de ce qui est dj,

    du monde tel qu'il est inform. Il est le lieu o ce qui est existe tel qu'il existe peut dsormais exister en

    tant l'occasion de la beaut. Par l'art kitsch, la beaut n'est plus un accident, une consquence de la ra-

    tionalisation d'aires jusque-l inconnues, mais elle est recherche pour elle-mme, et fabrique en fonc-

    tion de recettes inspires par les uvres authentiques. L'art kitsch est donc ritration de ce qui est dj,

    puisque son objet n'est plus le monde, mais le beau tel qu'il existe dj par certaines uvres.

    Ds quil en est ainsi, le danger, tel qu'il est identifi par Broch, est double :

    Tout d'abord, un tel art est amorce de cruaut entre les hommes, parce qu'il substitue le telos de la

    beaut toute exigence thique. Par la beaut, il est possible de jeter un voile de sduction sur ce

    qui est et mme sur ce qui relve de la non-valeur absolue : la mort d'autrui ;

    D'autre part, l'art kitsch est lieu d'arrt de l'historicit : art plagiaire par essence, le kitsch est

    essentiellement tourn vers le pass, il est rutilisation illimit des formes cres dans le pass, et

    aucunement configurateur de formes qui ouvrent un monde et un avenir autres. C'est ainsi que l'art

    kitsch est source de paralysie : l'exigence esthtique, en se nourrissant du pass transpose en but

    axiologique pour le temps prsent l'imitation ou la reproduction de ce qui a t. L'artiste kitsch fuit

    le rel toujours en mouvement pour retrouver, avec nostalgie, le monde pass, dsormais fig2.

    Ce sont ces deux points que nous dvelopperons en conclusion, en tentant de mettre en avant leur

    convergence avec certains dveloppements d'Emmanuel Levinas et de Hannah Arendt.

    2 Ibid., p. 362.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 23

    CONCLUSION

    1 L'art kitsch et la sduction possible de la mort

    L'art kitsch, reprsentant du mal thique1

    Nous l'avons vu plus haut, pour Broch, l'extension de la sphre du rationnel l'accumulation de

    connaissances et l'augmentation de la matrise sur le monde est indissociable du combat contre la

    mort. Explorer l'informe pour tenter de le matriser au moyen de nouveaux vocables de ralit et lutter

    contre le mal en soi vont de pair, parce que le dveloppement du moi connaissant est le dveloppement

    de ce qui, en l'homme, ne meurt pas. L'art, au mme titre que la philosophie ou la science, a sa part de

    responsabilit dans cette donation de forme par laquelle se manifeste l'extension de la connaissance.

    L'artiste authentique procde de nouvelles formalisations qui permettent d'clairer l'irrationnel2. Or,

    l'artiste kitsch est celui qui applique des recettes, qui copie la technique de ses prdcesseurs ou contem-

    porains, c'est--dire qui demeure dans le cadre des formes dj institues. En cela, le mouvement de l'art

    kitsch n'est en rien exploratoire ; il est immdiat retour un monde fig3, refus de toute lutte contre l'ir-

    rationnel comprise par Broch comme affirmation de la vie. L'artiste kitsch fuit l'irrationnel, se donne

    pour seul but de rendre beau ce qui est toujours dj connu, en se rfugiant dans l'utilisation des formes

    toujours dj disponibles il joue le jeu de la mort. L'uvre d'art kitsch, en ce qu'elle renonce com-

    battre la non-valeur absolue, est, pour Hermann Broch, l'exhibition du mal thique.

    Mais surtout, l'esthte radical peut tre tent de considrer que tout ce qui appartient au monde peut

    tre objet d'esthtisation, la mort elle-mme pouvant alors tre l'occasion du beau. Il n'est plus question

    de changer le monde, de rpondre au mouvement impos par un but thique absolu, mais de jeter un

    voile illusoire de beaut sur ce qui est tel qu'il est. L'art kitsch est un art rsign ; loin de lui l'injonction

    rimbaldienne de changer la vie . Pour lartiste qui sest dfinitivement vou lart kitsch tous les

    moyens sont bons pour atteindre la beaut. Cet esthte radical, qui ne vise plus que l'exigence esth-

    tique, est mme susceptible de trouver dans la mort un matriau pour la production de ce qui satisfait

    sa qute de plaisir esthtique. Ds lors, la non-valeur absolue, ce contre quoi l'homme doit sans cesse

    combattre, est accepte dans le systme dgrad de l'art kitsch.

    Broch est hant par l'exemple de Nron, qu'il commente de manire rpte dans son uvre .

    1 Ibid., p. 358. 2 Ibid., p. 363. 3 Ibid., p. 362.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 24

    C'est le tape--l'oeil [kitsch] gigantesque que Nron mit en scne dans ses jardins en faisant un

    feu d'artifice des corps en flamme des chrtiens, tandis que lui-mme jouait de la lyre devant ce

    spectacle1.

    Ce qui est en jeu ici est une esthtisation du mal, si bien que celui-ci peut devenir le lieu de la jouissance

    esthtique. Le mal radical en art est essentiellement corrlatif du mal thique radical : il procde une

    esthtisation de la mort, de telle sorte que celle-ci devient acceptable pour celui qui rige la beaut en

    critrium absolu.

    L'exemple de Broch est trs proche de celui donn par Walter Benjamin qui, dans L'uvre d'art l'-

    poque de sa reproductibilit technique2, propos de l'esthtisation de la politique, cite le manifeste de Mari-

    netti sur la guerre d'thiopie. Je reproduis la citation :

    Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes nous nous levons contre l'affirmation que la

    guerre n'est pas esthtique. [...] Aussi sommes-nous amens constater [...] que la guerre est

    belle, car, grce aux masques gaz, aux terrifiants mgaphones, aux lance-flammes et aux petits

    tanks, elle fonde la suprmatie de l'homme sur la machine subjugue. La guerre est belle, car

    elle ralise pour la premire fois le rve d'un corps humain mtallique. La guerre est belle, car

    elle enrichit un pr en fleurs des flamboyantes orchides des mitrailleuses. La guerre est belle,

    car elle rassemble, pour en faire une symphonie, les coups de fusils, les cannonades,les arrts du tir, les parfums et les odeurs de dcomposition. La guerre est belle, car elle cre de nouvelles

    architectures comme celles des grands chars, des escadres ariennes aux formes gomtriques,

    des spirales de fume montant des villages incendis, et bien d'autres encore. [...]3

    Ce qui est ici volontairement ni; au profit d'une invitation une extension du rgne de la beaut, c'est la

    dimension de mort indissociable de la guerre, c'est le fait que la guerre est l'instrument du mal radical, le

    lieu d'accomplissement de la mort qui est pour Broch la non-valeur en soi.

    Excursus : de l'esthtisation de la mort dans l'art kitsch l'immoralit du portrait chez Levinas

    Dans Altrit et Transcendance4, Levinas aborde la question de la reprsentation comme processus de

    mise disposition de l'tre pour celui qui le vise. Il faut ici revenir Husserl : dans la perception comme

    synthse intentionnelle, le cogitatum, l'objet actuellement vis par le sujet transcendantal, est accueilli

    dans la sphre transcendantale titre de transcendance dans l'immanence. Autrement dit, le corrlat inten-

    tionnel des cogitata n'est pas l'objet rel rellement existant dans le monde mais l'objet intentionnel,

    1 Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, op. cit., p. 364. 2 Walter Benjamin, L'uvre d'art l'poque de sa reproductibilit technique (version de 1939), Paris, Gallimard, 2000, coll. Folio

    essais, pp. 269-316. Je remercie Pierre-Ulysse Barande pour m'avoir fait dcouvrir ce passage du texte de Benjamin, lors d'une communication donne l'Universit de Toulouse II Le Mirail, le 15 mai 2008.

    3 Idem, cit p. 314-315. 4 Le chapitre en question est le suivant Interdit de la reprsentation et droits de l'homme , in Altrit et transcendance,

    Fata Margana, 1994.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 25

    le nome, immanent la sphre transcendantale en tant que corrlat de l'activit intentionnelle bien

    que transcendant au sens o l'objet intentionnel n'est pas une partie rale, concrte de la conscience.

    Ceci tant, il appartient, comme nous l'avons dit, au sujet transcendantal, qui en dispose comme d'un

    nome disponible, pouvant tre dsormais toujours nouveau ramen la prsence par le biais du

    souvenir.

    Qu'en est-il lorsque ce qui est question est la reprsentation d'un visage ? Le visage de l'autre

    homme, reprsent dans le tableau ou dcrit dans le roman, devient l'objet d'une thmatisation. Le

    lecteur de roman qui tente de se reprsenter les personnages, ou le spectateur d'un portrait mettent en

    uvre des intentions perceptives, ou des prsentifications imaginatives, qui sont celles par lesquelles on

    apprhenderait toute autre chose. Aborder l'autre homme au moyen de la reprsentation, c'est ds lors

    pour Levinas ne pas voir son visage, son faire face qui est exposition la mort inexorable2 . C'est

    ainsi que, pour Lvinas, le sens du visage n'est pas le sens muet d'un quelconque objet intentionnel, sens

    purement perceptif, mais il est injonction faite l'homme responsable dans le face--face : Tu ne

    tueras point3.

    L'exposition du visage est la proclamation d'un droit qui en appelle d'emble ma responsabili-

    t pour l'autre homme. Elle m'assigne et me rclame comme si la mort invisible laquelle fait

    face le visage d'autrui unicit spare de tout ensemble tait mon affaire4.

    Or l'artiste qui me donne voir le visage en tant que figure dsaisit le visage de sa nature de visage

    pour le ressaisir dans le domaine de la reprsentation, dans lequel la rencontre de l'autre n'est plus une

    injonction qui m'est adresse en propre d'tre responsable pour autrui. Ce qui devient invisible, c'est la

    fragilit d'autrui, ce que Broch appelle la non-valeur absolue, la mort qui menace incessament l'autre

    homme. la place, je prends pour objet de mon attention une figure, qui devient support du juge-

    ment5, occasion ou non d'un plaisir esthtique. Si l'artiste fait le mal, c'est donc parce qu'il transforme

    violemment toute personne en chose, en figure, en personnage qui n'en appelent plus ma responsabi-

    lit envers l'autre homme. Ici aussi, l'art joue le jeu de la mort, en suspendant, par la reprsentation du

    visage et sa transformation corrlative en figure, mon devoir thique l'gard d'autrui.

    2 Ibid., p. 132.3 Ibid., p.132. 4 Ibid., p. 132. 5 Nous devons remarquer que ceci n'est valable que si la contemplation esthtique s'arrte ce qui est reprsent, tel qu'il

    est reprsent dans l'uvre, autrement dit, si le spectateur ne vise aucun au-del des moyens artsitiques mis en uvre (taches colores, lexique, syntaxe, etc.). Cette condamnation du portrait pourrait difficilement tre mise en uvre si Lvinas reprenait son compte la conception husserlienne de l'image -portrait : pour Husserl, le portrait en tant qu'objet-image (c'est--dire le visage devenu figure, dtermin, dessin en ses contours sur la toile) renvoie au sujet-image, c'est--dire au visage de la personne elle-mme. La figure est donc mdium pour l'accs au visage de la personne en son absence. Soit, il s'agit bien de ramener le visage d'autrui une certaine prsence, de telle sorte qu'autrui m'est disponible par le biais de la photo ou du portrait, mais je peux ne pas m'arrter l'image. Peut-tre y a-t-il l aussi chez Husserl, la place pour une discussion thique qu'il ne mne cependant pas.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 26

    L'art kitsch : obscurcissement de l'tre et arrt du temps. De Levinas Broch.

    Pour Broch, l'art kitsch est l'art qui a renonc clairer l'irrationnel, tendre la sphre de ce qui est

    connu et matrisable. Il nous semble ici rencontrer de nouveau Levinas qui, dans La ralit et son

    ombre1 , article de 1948, aborde l'uvre d'art comme lieu d'obscurcissement de l'tre2.

    Pour Lvinas, le procd le plus lmentaire de l'art consiste substituer l'objet son image3 Ce

    qui apparat avec l'image est la sensation pure que nous avons dj voque propos des avant-gardes ar-

    tistiques du dbut du XXe sicle. Ds lors que nous sommes immergs dans la sensation en tant qu'elle

    est coupe de toute possibilit de synthse perceptive, nous sommes subjugus par l'image, de telle

    sorte qu'elle ne peut aucunement tre le lieu de connaissance de ce qu'elle nous prsente4. Par l'uvre

    d'art, l'ensemble de notre monde, peut devenir image image qui est l'autre nom de l'ombre de l'tre,

    de l'tre devenu sa propre caricature5. Il faut ici revenir Heidegger : l'tre est ce qui se retire dans son

    dvoilement mme ; ou, pour le dire avec Lvinas, l'tre n'est pas seulement lui-mme, il s'chappe6 ;

    l'tre est ce qu'il est, ce qu'il se rvle dans sa vrit et, la fois, il se ressemble, est sa propre image7.

    Le fait qu'il y ait art, qu'il y ait production d'images, n'est pas une violence faite l'tre, mais la mani-

    festation d'une tendance propre l'tre lui-mme.

    Or, essentiellement, l'image est statue, elle est un arrt du temps8.

    l'intrieur de la vie ou plutt de la mort de la statue, l'instant dure indfiniment : ternel-

    lement Laocoon sera pris dans l'treinte des serpents, ternellement la Joconde sourira. [...] Un

    avenir ternellement suspendu flotte autour de la statue comme un avenir jamais avenir.

    L'imminence de l'avenir dure devant un instant priv de la caractristique essentielle du prsent

    qu'est son vanescence9.

    L'artiste crant une uvre dont l'essence est d'tre statue, cre une vie qui est caricature de vie, une vie

    drisoire qui n'est pas matresse d'elle-mme10 . En cela, les uvres d'art, y compris littraire, ne

    peuvent mettre en scne que le destin et jamais la vie. Les personnages de roman sont plongs dans un

    temps sans efficience. Ils sont sans avenir au-del des penses et actes que l'uvre met en scne. Ils ne

    pourront jamais que rpter les mmes actes et les mmes penses chaque lecture. 1 Emmanuel Levinas, La ralit et son ombre , Les Temps modernes, 1948, 4e anne, n38, novembre, pp. 771-789, repris

    dans Les imprvus de l'histoire, Fata Morgana, 1994, pp. 107-127. C'est dans cette dition que nous le citerons. 2 Nous devons cependant noter que contrairement Broch, Levinas tend sa conception toutes les uvres d'art. Notre

    projet, en faisant rfrence ce travail n'est pas d'affirmer que tout art est kitsch, mais de tenter d'approfondir la conception brochienne de l'art kitsch au regard des analyses de l'uvre d'art que nous propose Levinas.

    3 Emmanuel Levinas, La ralit et son ombre , art.cit., p. 110. 4 Idem, p. 113. 5 Ibid., p. 115. 6 Ibid., p. 115. 7 Ibid., p. 116. 8 Ibid., p. 119.9 Ibid., p. 119.10 Ibid., p. 120.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 27

    Leur histoire n'est jamais finie, elle dure encore, mais n'avance pas. Le roman enferme les tres

    dans un destin malgr leur libert1

    Dans la rflexion esthtique de Broch, ceci n'est pas essentiel toute uvre d'art, mais caract-

    ristique de la nostalgie et du conservatisme propres l'art kitsch. L'art kitsch fige le systme de valeurs

    animant le monde. En transformant tout systme de valeurs oprant et se modifiant dans le monde en

    dogme, en systme ferm, il impose l'arrt au mouvement infini initi par l'exigence thique, ferme l'ho-

    rizon de l'avenir et nous englue dans le toujours dj. Ds lors, la vie devient destin, parce que l'action

    est voue la rptition du mme, dans un monde balis o rien de radicalement nouveau n'est pos-

    sible.

    Art kitsch et arrt du temps : l'impossible miracle

    Dans un systme de valeur devenu dogme, l'action ne peut plus initier de changement. Bref, ce que

    Hannah Arendt appelle, dans La crise de la culture, le miracle2 , l'acte auquel on pouvait ne pas s'at-

    tendre, est impossible.

    [Or,] il est de la nature mme de tout nouveau commencement qu'il fasse irruption dans le

    monde comme une improbabilit infinie, mais c'est prcisment cet infiniment improbable

    qui constitue en fait la texture mme de tout ce que nous disons rel3

    Un roman qui renvoie le lecteur son monde rel aprs l'avoir dpeint comme dogmatique, renvoie le

    lecteur vers un monde o l'action authentique comme commencement de ce qui n'a jamais t et avait

    toutes les chances de ne jamais tre est rendue impossible. L'artiste kitsch, qui cre une uvre mettant

    en scne un monde o tout commencement est impossible, irralise le rel. Non seulement, il fait pas-

    ser le monde imaginaire de l'uvre comme une image fidle du monde rel, mais surtout, il transforme

    le rel en ce que Lvinas appelle sa caricature4 . Il rend son lecteur un monde fini. Corrlativement,

    il rend au monde un sujet qui n'est plus un agent thique, mais un personnage vou son destin. C'est

    ainsi qu'hors de l'uvre d'art la vie elle-mme peut devenir sa caricature, se drouler comme si elle sor-

    tait d'un livre, comme si tout tait dj jou. L'instant phmre, ouvert sur l'avenir, tend se ptrifier,

    la libert se muer en destin. L, l'homme, comme le personnage dans le roman, est enferm dans un

    prsent qui n'est imminence d'aucun avenir ; il est dsaisi de toute responsabilit, de toute libert. Chez

    Broch, l'artiste kitsch joue le jeu de l'tre qui se trahit lui-mme en se figeant en son image. Il joue le jeu

    de l'existence qui cde la tentation de transformer le projet en destin. Ds lors, ce qui est ni dans

    1 Ibid., p. 121. 2 Hannah Arendt, La crise de la culture, traduction franaise sous la direction de Patrick Lvy, Paris, Gallimard, 1972, chap. 4

    Qu'est-ce que la libert ? , p. 220. 3 Idem, p. 220. 4 Dans La ralit et son ombre , art.cit.

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  • Qu'est-ce que le mal en art ? De Lon Tolsto Hermann Broch (Anne Coignard) 28

    l'uvre kitsch, c'est la temporalisation propre du rel, la possibilit de l'action comme initiation du temps

    qui est aussi initiative de l'homme agissant dans le monde. L'uvre kitsch choisit le beau, or

    tout ce qui est rvolutionnaire est thique mais inesthtique et mme anti-esthtique dans sa

    manifestation, tout ce qui est conservateur est dogmatico-moral, mais esthtique1.

    Si le mauvais artiste commet le mal, c'est parce qu'il nie la nature thique et politique de l'homme. Il

    ne tient pas compte du fait que l'homme est un commencement et un commenceur2 .

    Corrlativement, il transforme l'histoire en destin, et l'homme lui-mme en personnage. En effet,

    partir de ce prsuppos, les chances que demain soit comme hier sont toujours les plus fortes3.

    L'art kitsch, art produit par un personnage, une caricature d'homme

    Dans l'ouvrage d'Hermann Broch, Cration littraire et connaissance, l'autre nom de la donation de

    forme est l'action, qui est aussi cration de valeur et modification du monde4. L'artiste kitsch est donc la

    fois celui qui renonce combattre l'irrationnel en crant de nouveaux vocables de ralit, mais il est aus-

    si celui qui a renonc l'action dans le monde. Il est irresponsable. L'artiste kitsch ne dnie pas seulement

    la possibilit de la libert l'autre homme, il agit lui-mme en caricature d'homme, auquel n'appartient

    pas la possibilit de proposer l'indit. L'art kitsch peut faire bon usage du mal radical c'est l'exemple

    de Nron , mais il n'est que le reprsentant du mal radical et non son origine. Il est la manifestation es-

    thtique du dlitement de l'thique. Dans son mode de reprsenter, il manifeste la cruaut de son

    poque5.

    Ainsi, c'est le monde lui-mme qui rend l'uvre d'art authentique impossible. Nous retrouvons ici

    Tolsto. Ce qui est premier, c'est toujours la perversion du systme politique, la scission de la socit en

    classes distinctes et corrlativement en systmes de valeurs incompatibles. Cependant, pour Broch, la

    pratique du faux art ou de l'art kitsch par l'artiste-usurpateur ou par le salaud qui ne participent plus,

    par leur activit sociale de cration, la modification du monde, demeure une question de faute person-

    nelle, mme dans un monde qui, dniant toute possibilit d'action, tournant le dos tout but thique

    pour se tourner vers le Beau, a fait le choix de l'irresponsabilit.

    1 Hermann Broch, Lettres (1929-1954), dites et prsentes par Robert Pick, trad. fr. Albert Kohn, Paris, Gallimard, 1961, Lettre 9, p. 28.

    2 Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 222.3 Idem, p. 222. 4 Idem, p. 338. 5 Ibid., p. 60.

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    1.Les critres thiques du bon art. De lunion affective des personnes la reprsentation dun systme de valeurs : donner forme la totalit dune poque 1 Art vritable et religion chez TolstoQu'est-ce que l'art? Rejet de lidentification entre bon art et plaisir esthtique.Sur la religiosit essentielle de lart : un critre pour lvaluation des uvres

    2 Le bon travail de l'artiste et la tentative de reprsenter la totalit. Ambition artistique et exigence thique chez Hermann Broch.Le ralisme et la vrit de l'art De la qute de l'absolu au dogmatisme : reprsenter la totalit ou dfendre un systme partiel et partisan

    2 Vers une dfinition plus complte du mauvais art art kitsch et faux art 1 l'art kitsch et la bourgeoisie chez Broch De la connaissance du monde dans l'art la perversion de lart par le kitschUn exemple : de l'art pour l'art l'art kitschExcursus : de Broch Levinas, lirrationnel et lil y a

    2 la domination du faux art et la satisfaction des lites chez TolstoPerversion de l'art et art litaire Dtermination plus prcise du faux art : conservatisme, hermtisme, professionnalisationHirarchie au sein du faux art : du poids de lhabitude