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Tome 1 – Les Aubes grises SONIA MARMEN

Tome 1 – Les Aubes grises · 2018. 4. 13. · Et si personne n’osait expulser Mrs Wilkins, c’est que tout le monde avait peur d’elle. Un sentiment de panique envahit Gracie

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Tome 1 – Les Aubes grises

sonia marmen

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De la même auteure

Adulte

série la fille du pasteur cullenTome 3 – Le Prix de la vérité, Éditions Québec Amérique, coll. Tous Continents, 2010.Tome 2 – À l’abri du silence, Éditions Québec Amérique, coll. Tous Continents, 2009.Tome 1, Éditions Québec Amérique, coll. Compact, 2009. Nouvelle édition regroupée,

coll. Tous Continents, 2011.

La Fille du Pasteur Cullen, Éditions JCL, 2007.

série cœur de gaëlTome 4 – La Rivière des promesses, Éditions JCL, 2005.Tome 3 – La Terre des conquêtes, Éditions JCL, 2005.Tome 2 – La Saison des corbeaux, Éditions JCL, 2004.Tome 1 – La Vallée des larmes, Éditions JCL, 2003.

Jeunesse

série guillaume renaudTome 3 – Périls en avril, Éditions de la Bagnole, coll. Gazoline, 2009.Tome 2 – Il faut sauver Giffard !, Éditions de la Bagnole, coll. Gazoline, 2008.Tome 1 – Un espion dans Québec, Éditions de la Bagnole, coll. Gazoline, 2007.

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Projet dirigé par Marie-Noëlle Gagnon et Isabelle Longpré, éditricesConception graphique : Julie VillemaireMise en page : André Vallée – Atelier typo JaneRévision linguistique : Sylvie Martin et Chantale LandryEn couverture :

Reflections on the Thames, Westminster, 1880 (huile sur toile) Grimshaw, John Atkinson Leeds Museums and Galleries (Leeds Art Gallery) U.K. / The Bridgeman Art LibraryPortrait of the Artist’s Wife, Alice Terry, 1873 (huile sur toile) Goodall, Frederick Domaine public

Québec Amérique329, rue de la Commune Ouest, 3e étageMontréal (Québec) Canada H2Y 2E1Téléphone : 514 499-3000, télécopieur : 514 499-3010

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien. L’an dernier, le Conseil a investi 157 millions de dollars pour mettre de l’art dans la vie des Canadiennes et des Canadiens de tout le pays.

Nous tenons également à remercier la SODEC pour son appui financier. Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Marmen, SoniaLe clan SetonSommaire : t. 1. Les aubes grises.ISBN 978-2-7644-2129-1 (vol. 1) (Version imprimée)ISBN 978-2-7644-2660-9 (vol. 1) (PDF)ISBN 978-2-7644-2661-6 (vol. 1) (ePub)I. Marmen, Sonia. Aubes grises. II. Titre. III. Titre : Les aubes grises.PS8576. A743C52 2014 C843’. 6 C2013-941352-9PS9576. A743C52 2014

Dépôt légal : 1er trimestre 2014Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du Canada

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés

© Éditions Québec Amérique inc., 2014.quebec-amerique.com

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J’étais comme une personne qui, dans un chemin solitaire, marche escortée de la peur et de l’effroi, et qui,

ayant regardé une fois autour d’elle, continue son chemin sans plus retourner la tête,

parce qu’elle croit qu’un être terrible lui ferme la route par-derrière.

Samuel Taylor Coleridge, La Complainte du vieux marin

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Édimbourget ses environsEstuaire de la Forth

Portobello

Lasswade

Loanhead

Burdiehouse

LibertonGilmerton

Morningside

Colinton

Craigmillar

Duddingston

NewhavenGranton

Muirhouse

vers Dalkeith

Mayfield

Dean Village

vers Penicuik

Cramond

versDalmeny

versMusselburgh

versCorstorphine

versBiggar

Leith

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1 Weeping Willow2 Blackford Mains3 Braid Hills House4 Snell Cottage5 Grange House6 Seton and Cullen’s Public Hospital7 Edinburgh Royal Asylum8 Cameron Cottage9 Melville Mains

A Forteresse d’ÉdimbourgB Palais de HolyroodC Arthur’s SeatD Calton HillE Hope ParkF Blackford HillG Braid HillsH Pentland HillsI Corstorphine Hill

North Esk River

Water of LeithBraid Burn

Braid Burn

Braid Burn

Pow Burn

Water of L

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Water of Leith

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Famille CullenFamille Seton

Famille Lauder/Maclaren-Gordon

Caroline(1773-)

ép. Malcolm Douglas

Arabella(1776-)

ép. Edmund Foster

Francis junior(1780-)

Henry Cullen(1754–1813)

Janet Reid(1760–1814)

Francis senior Seton(1752–1807)

Mary Stewart(1755–1823)

Dana(1788-)

Charlotte(1816-)

Nicholas Lauder(1799-)

John William Gordon

(1768-1819)

Camilla Maclaren(1794-)

Lucas(1822-)

Elizabeth Lauder(1775-1832)

Alexander Maclaren of Strathearn

(Décédé en 1792)

Sukey Akissi Elliot(esclave concubine)

Maisie(1783–1832)

ép. Scott Chalmers

Fanny (1801-)Agnes (1803-1823)

Grizel (1805-)Graeme (1808-)Martha (1811-)

Scotty (1814-)

Thomas (1813-)Henry (1814-)John (1819-)

Matthew (1792-)Euphemia (1797-)James (1800-1821)Katherine (1804-)Marjorie (1807-)

Florence (1817-)Andrew (1819-)Alexander (1822-)Mary (1826-)

Janet(1820-)

Thomas(1786-)

ép. Mary Forbes

Blythe(1822-)

Jonat(1780-)

James(1817-)

Harriet(1794-)

ép. Logan Nasmyth

Frances(1825-)

Jonathan(1828-)

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Prologue

Bridgeton, banlieue de Glasgow, début août 1836

Tu as entendu quelque chose, Tattie ?Sa poupée de chiffon pressée contre elle, les sens en alerte, l’enfant

s’assit dans son lit. L’un des battants de la fenêtre qui oscillait dans ses gonds et qui laissait une brise froide s’engouffrer dans la chambre l’avait réveillée. Dans l’obscurité, un grincement cadençait les pulsations d’un trait de lueur grise qui éclairait la couverture par intermittence.

Dans la pièce voisine, rien ne bougeait. Mais un léger ronflement rassurait Gracie sur une présence. Comme d’habitude, sa vieille gouver-nante avait dû s’endormir sur son tricot. Ce qui lui indiquait que son père n’était pas encore rentré de la fonderie.

La fillette frissonnait. Les puanteurs de la cour emplissaient sa chambre. Elle remua les jambes afin de repérer son chiot sur le lit. Il ne s’y trouvait plus. Elle effleura une empreinte de chaleur lui indiquant que l’animal était couché là il y avait quelques minutes à peine. Elle tapa doucement dans les mains.

Comet ?Le chiot ne se manifesta pas. Habituellement, il se précipitait sitôt

qu’elle l’appelait. Impossible que Mrs Macdonald l’ait fait sortir de la chambre. Elle n’aimait pas qu’il mâchouille ses pelotes de laine

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pendant qu’elle tricotait. La laine devenait toute baveuse. C’était dégoûtant. Mais alors… Comme elle se penchait sous le lit résonna un long et douloureux miaulement, suivi d’un feulement menaçant. Lui revint à la mémoire un Comet tout excité par le chat de Mrs Wilkins perché sur l’appui de sa fenêtre au moment de se mettre au lit. Il avait voulu poursuivre le félin, mais Mrs Macdonald lui avait fermé les battants sur le museau. L’un d’eux était à présent grand ouvert…

Comet ?Affolée, la fillette bondit hors de son lit. La poignée de l’espa-

gnolette… Il était impossible pour le chiot de l’atteindre. Mrs Macdonald n’aurait pas bien sécurisé les battants ! Le vilain chat était certainement revenu à la fenêtre pour narguer Comet, qui n’aurait eu qu’à repousser le battant avec ses pattes et se lancer à sa poursuite.

La lune donnait du relief aux constructions dans la cour. L’enfant arrivait à distinguer les latrines ainsi que les toitures du poulailler et de l’abri du porc qu’élevait leur propriétaire, Mr Timmins. Une ombre émergea brièvement de l’obscurité pour s’y refondre un peu plus loin. La fillette tapa dans les mains.

Comet !Sans hésiter, elle enjamba l’appui de la fenêtre et posa le pied sur

l’ardoise du toit de la buanderie. En équilibre sur le faîte, elle n’eut qu’à faire quelques pas pour atteindre le mur de l’édifice voisin, contre lequel courait une gouttière de plomb. Elle s’y agrippa solidement et balança un pied dans le vide. Elle avait l’habitude. Elle avait quelques fois faussé compagnie à Mrs Macdonald de cette façon. Ses orteils tâtonnèrent le mur sous elle et trouvèrent la pièce de colombage en surplomb suffisamment large pour y prendre appui. L’autre pied trouva rapidement le linteau de pierre au-dessus de l’entrée de la buanderie. Toujours accrochée à la tuyauterie, elle chercha à l’aveu-glette le muret recouvert de mousse, y posa les pieds avec précaution et s’y assit pour enfin se laisser glisser dans la boue moins d’un yard plus bas.

Plus de trace de l’ombre. Avait-elle vraiment été celle de son chiot ? Peut-être celle du chat sournois de Mrs Wilkins. Comme tout le monde, Gracie n’aimait pas Mrs Wilkins, et quand une poule disparaissait dans la basse-cour, les accusations tombaient immanquablement sur

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elle et ses félins. La vieille femme venait des Hébrides. On racontait que ces îles étaient habitées par des kelpies, ces fabuleux chevaux des eaux qui incitaient les enfants à les monter pour les entraîner dans les profondeurs des lochs où ils les noyaient avant de les dévorer. Il était notoire que les kelpies possédaient le pouvoir de prendre la forme humaine. Quoique Mrs Wilkins était certainement trop laide pour être l’un de ces chevaux maléfiques. Elle avait plutôt un affreux nez et le dos voûté comme les sorcières. La vieillarde vivait seule au fond de la cour, dans une petite masure qui ne devait tenir debout que grâce à sa magie. Et si personne n’osait expulser Mrs Wilkins, c’est que tout le monde avait peur d’elle.

Un sentiment de panique envahit Gracie. Est-ce que les sorcières pouvaient voler les chiots et les manger ? Une lueur vacillante jouait des ombres sur la toile qui servait de rideau devant l’unique fenêtre de l’informe demeure. Gracie s’en approcha avec précaution. Elle re poussa doucement la barrière qui donnait accès au petit lot encom-bré d’une multitude de vieux meubles et objets divers que la vieille femme bricolait avant de les revendre. Le mouvement de la porte actionna une clochette d’avertissement. Gracie prit peur et elle s’ac-croupit derrière un échafaudage de chaises. Une porte grinça et un ruban de lumière se déroula sur le sol jusque sous le nez de la fillette. Entre les barreaux de bois, Gracie surveillait Mrs Wilkins. Elle agitait sa lampe dans tous les sens pour éclairer son jardin.

— Co tha ’n sin1 ? fit une voix grave et rauque.Un chat émergea de l’obscurité et miaula.— O ! Kitty ! Is tu ! Thig a stigh2 !Le félin frotta son pelage contre le cadre de la porte et disparut à

l’intérieur. Pour s’assurer qu’il ne s’agissait que du chat, la vieille balaya une dernière fois son jardin de la lueur de sa lampe. La fillette vit ses petits yeux luire dans son visage tout ridé. Certaine qu’ils s’étaient fixés sur elle, un courant froid descendit le long de son échine. Mrs Wilkins prononça quelques paroles que la fillette ne put entendre, puis elle referma la porte, plongeant la cour dans les ténèbres.

1. Qui est là ? (gaélique écossais)2. Ah ! Kitty ! C’est toi ! Entre !

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Elle m’a jeté un sort ! Elle m’a jeté un sort !Figée dans sa frayeur, Gracie demeurait immobile. Un chien aboya

au loin, la ramenant brusquement à ses sens et à son chiot. Elle s’assura que la sorcière ne l’épiait pas par sa fenêtre. Aucun indice ne lui laissait croire que Mrs Wilkins avait volé Comet. Finalement, il pouvait fort bien être parti à l’aventure. Il était peut-être curieux comme une belette, mais il n’aurait certainement pas eu la stupide idée d’aller rôder chez la sorcière.

Forte de cette conclusion plus joyeuse, elle s’élança dans le passage qui menait à Old Dalmarnock Road et émergea quelques secondes plus tard dans la lumière dorée d’un réverbère, sur les pavés froids et humides du trottoir. Il ne restait que très peu de fenêtres éclairées dans la rue. Les gens étaient presque tous au lit. Comment savoir par où était allé Comet ? Quand retentit de nouveau l’aboiement, la fillette prit instinctivement cette direction. Un tapis de brume s’était formé et donnait par endroits l’impression de marcher sur un nuage. L’air frisquet s’immisçait sous sa chemise de nuit et courait le long de ses jambes. De temps à autre, l’enfant s’accordait une pause pour frotter ses pieds nus l’un contre l’autre et tapait dans les mains. Mais le chien n’aboya plus.

Son pas commençait à traîner de fatigue et elle avait cessé de frapper des mains depuis un bon moment. De l’autre côté de la rue, les fenêtres du Old Stag Inn jetaient des faisceaux lumineux sur les pavés, les faisant reluire telles des pièces d’or. Il restait encore quelques clients dans l’établissement. Derrière le pub, la masse sombre des hautes cheminées des installations du moulin de Barrowfield dominait le quartier. Derrière elle, au-delà de Main Street, se dressaient celles des moulins de Greenhead et de Newhall. D’où elle se trouvait, elle ne pouvait les voir, mais elle pouvait entendre le sourd vacarme de leurs machines. Plusieurs manufactures produisaient nuit et jour et le grondement des moteurs à la vapeur était incessant. Le silence n’existait pas dans Bridgeton, pas plus qu’il n’existait dans Mile End, Camlachie, Calton ou Rutherglen. Glasgow et ses faubourgs ne dormaient jamais.

Quelque part, un bébé se mit à pleurer. La fillette aussi avait envie de pleurer. Où était Comet ? Transie, fatiguée de marcher, elle s’immobilisa sous un réverbère à l’angle de Main Street et New Dalmarnock Road. Elle souhaitait que son père fût là pour la ramener à la maison. Elle ne

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voulait cependant pas rentrer sans Comet. Sa peine lui gonflait le cœur et des larmes de découragement commençaient à remplir ses yeux. Elle se laissa glisser au sol et, appuyée contre le réverbère, elle se recroquevilla sur elle-même pour pleurer.

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ?L’enfant tressaillit. Devant les deux silhouettes qui se penchaient

sur elle, elle eut un mouvement de recul. L’assaillit une forte odeur d’alcool et de transpiration. Les yeux cachés dans ses paumes, elle n’avait pas vu les hommes s’approcher. Dans l’ombre des casquettes de twill, leur expression prenait des allures inquiétantes.

— À cette heure, tu devrais pas être au lit ?Les intonations dans la voix empâtée trahissaient des origines

irlandaises. Sans nul doute des clients du pub rentrant chez eux après y avoir passé la soirée à boire.

— T’es du coin, petite ?La fillette essuya ses joues du revers de sa manche et secoua timide-

ment la tête pour dire oui.— Qu’est-ce qu’une si jolie petite fille peut ben faire toute seule

sur la Main en pleine nuit ? commenta le compagnon.Attendant qu’elle leur fournisse la réponse, les deux hommes

l’observaient en silence, vacillant légèrement comme deux marins sur le pont d’un navire ballotté par la houle.

— Laissez cette enfant tranquille, trancha une voix dans l’obscurité.Les deux hommes se retournèrent comme un seul. La fillette se remit

sur ses jambes. À quelques pas d’eux se tenait un troisième personnage. Une longue cape à pèlerine et un haut-de-forme lustré imposaient nettement la supériorité de sa classe.

— On voulait pas lui faire de mal, se défendit l’un des deux hommes.— Allez, viens, Ned. C’est pas de nos affaires, répliqua l’autre en

entraînant son compagnon avec lui.Les deux ouvriers s’éloignèrent en titubant dans Main Street. Bientôt

ne résonnèrent plus que le ronronnement des industries et le sifflement du gaz du réverbère. L’élégant gentleman s’approcha de Gracie. Dans son geste, il écarta les pans de sa cape, dévoilant un chic costume aux boutons aussi brillants que le pommeau de sa canne.

— Ils vous ont fait du mal, mademoiselle ?

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La fillette secoua la tête pour dire non.— Que faites-vous ici ? Il est un peu tard pour déambuler seule

dans la rue pour une enfant de votre âge. Vous attendez votre père ? Il est à la taverne ?

Elle répondit encore par la négative.— Et votre maman ?Elle pointa l’index vers le ciel. L’inconnu suivit son geste et parut

comprendre.— Je vois, vous êtes orpheline. Et muette…Il contempla les soyeuses boucles blondes emmêlées, les grands

yeux clairs mouillés de larmes, les pieds nus couverts de boue et la chemise de nuit trop courte, usée à la trame. Il estima qu’elle devait n’avoir que six ou sept ans. Quelle honte d’abandonner à elle-même une enfant aussi jeune ! Une proie facile dans un quartier où misère était mère de violence.

— Vous devez bien habiter quelque part, raisonna-t-il.L’inconnu dégageait un puissant parfum tel qu’il s’en vendait dans

les belles boutiques d’Argyle Street et que ne pouvaient se payer que les riches gentlemen. Lorsqu’il se pencha vers Gracie, quelque chose glissa hors des plis de la cape, attirant son attention.

— Allons, mademoiselle, vous êtes pauvrement couverte et vous grelottez. Laissez-moi vous raccompagner chez vous.

Il perçut sa crainte et voulut la rassurer en mettant plus de douceur dans sa voix.

— Vous n’avez qu’à m’indiquer le chemin. Je veillerai à ce que vous rentriez en toute sécurité.

Mais la fillette ne l’avait pas écouté, maintenant captivée par ce qui pendait à la ceinture de l’inconnu : un oiseau au plumage roux maculé de blanc et de sang séché. Mort. Aussi, un long couteau…

Il allongea un bras pour lui prendre la main. La sienne était gantée de fin maroquin rouge. Une teinte plutôt extravagante pour un gentle-man. Comme l’énorme brillant épinglé dans la cravate de soie blanche. Un rayon de lumière ricocha sur le pommeau de la canne en mouvement. Une tête de loup. Gueule béante, prête à mordre, la bête semblait l’observer entre les doigts de l’homme. Effrayée, Gracie leva le regard vers le visage qu’elle détailla enfin pour la première fois. La peau, d’une

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pâleur extrême, épousait une ossature délicate et saillante. Un trait de barbe aussi sombre que la chevelure était soigneusement taillé et marquait davantage la mâchoire. Des yeux dissimulés sous les épais sourcils, elle ne vit que des étincelles au fond des orbites. Un sentiment d’insécurité commença à l’agiter. Le malaise s’amplifia lorsqu’il lui sourit. Qui était cet étrange inconnu avec de si affreuses dents, et trop bien vêtu pour se promener seul la nuit dans un quartier comme Bridgeton avec un couteau et un oiseau mort pendus à sa ceinture ? Elle fixa de nouveau le pommeau. La gueule menaçante du loup la rappela au souvenir des trois moutons égorgés et à moitié dévorés, découverts dans les pâturages de Newland et de Springbank, non loin de Bridgeton. Une scène horrifique, à ce que l’on en racontait. L’œuvre d’un monstre, à n’en pas douter.

Elle cacha ses mains dans son dos et commença à reculer.— Mademoiselle, n’ayez aucune crainte…L’homme voulut s’approcher ; elle prit la fuite.— Mademoiselle !Il s’était lancé à sa poursuite. Sans prendre garde à la direction

qu’elle avait prise, la peur au ventre, elle courut de toutes ses forces. Jusqu’à ne plus avoir de souffle. Jusqu’à en oublier son chiot perdu. Ses poumons sur le point d’exploser, elle s’engouffra dans une porte cochère. Elle trouverait une autre issue dans la cour ou bien se cacherait dans une dépendance. Trop tard, elle vit qu’une grille de fer bloquait l’accès à la cour. Elle se retrouvait prise au piège. Vite, elle repéra une porte dissimulée dans un enfoncement du mur. Elle était verrouillée. Malheur ! Son souffle affolé résonnait si fort dans le tunnel qu’elle couvrit sa bouche de ses paumes pour l’étouffer. Le dos plaqué contre la porte, n’osant plus bouger, elle surveillait l’entrée du passage, attendant de voir apparaître la silhouette de l’inconnu… ou pire, celle d’un loup.

Après le massacre des moutons à Newland et à Springbank avait couru la rumeur qu’une bête féroce rôdait dans les environs de Glasgow. Toutefois, c’est à ces Égyptiens3 qui campaient parfois dans les bois autour de la ville que l’ignoble crime avait officiellement été attribué. Mrs Macdonald affirmait que les Égyptiens étaient des voleurs et des

3. En Écosse, les Gitans étaient plus couramment surnommés les « Égyptiens » ou en-core, les tinkers.

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vagabonds reconnus pour pratiquer la sorcellerie. Des âmes grises, impies. Les âmes sans foi succombaient plus facilement aux tentations de Satan. Et les Égyptiens prétendaient porter en eux l’esprit du loup. La fillette avait déjà entendu des histoires sur des hommes qui se trans-formaient en loup et qui dévoraient tous ceux qui avaient le malheur de croiser leur chemin. L’état des cadavres des moutons laissant suggérer l’œuvre d’un tel monstre, Mrs Macdonald avait déclaré que seul un être diabolique avait pu attaquer ses victimes avec autant de sauvagerie.

Le temps s’écoula toutefois sans que personne se montre. Tranquil-lisée, Gracie sentit le froid et le sommeil l’engourdir. Elle ne demandait plus qu’à rentrer chez elle, mais la crainte de recroiser l’inconnu l’em-pêcha de se risquer hors de sa cachette. Elle finit par s’asseoir et se faire toute petite sur le seuil de la porte.

Une forte odeur de soufre lui piquant les narines, l’esprit brouillon, la fillette cligna des yeux, incertaine de l’endroit où elle se trouvait. Le temps de discerner l’ombre d’une présence près d’elle, un grattement râpeux résonna tel le bruit d’un tissu se déchirant. Une lumière vive l’éblouit brutalement et l’odeur luciférienne du soufre lui brûla une fois de plus les narines. Puis, en même temps que lui revenait le dérou-lement des derniers évènements, la lueur vacillante de l’allumette lui fit découvrir les contours d’un visage penché sur elle…

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Charlotte pouffa de rire, incrédule, puis éclata en sanglots. Il l’attira sur lui, la pressa contre son torse, tandis qu’elle pleurait de bonheur et que se mêlaient en lui des sentiments contradictoires. Il était heureux de la rendre heureuse. Il était aussi soulagé d’avoir pris sa décision. Il espérait seulement ne pas commettre une erreur.

La suite dans Les Années de suie.

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C’est l’aube d’un temps nouveau en ce début d’ère victorienne, et la Révo-lution industrielle transforme la société britannique : les politiciens militent pour une réforme plus approfondie du gouvernement, les conditions de vie déclinantes de la classe ouvrière poussent la médecine vers de nou-velles voies, les syndicats de travailleurs se forment et se soulèvent contre les abus de la classe dirigeante… Personne n’échappe aux bouleversements de l’époque.

C’est ce que découvrent Charlotte Seton et son mari Nicholas Lauder en s’installant en banlieue de Londres. Épris de justice et d’égalité, ils luttent à leur façon pour que tous puissent avoir accès à de bonnes condi-tions de travail et à des soins de santé. Mais pourront-ils faire quoi que ce soit pour Lucas, le fils mulâtre de Nicholas rentré avec eux de Jamaïque ? Si le clan Seton semble accepter le jeune homme, cela ne se fait pas sans heurts, surtout pour Janet, la sœur cadette de Charlotte, qui a du mal à conjuguer les élans de son cœur aux cruelles conventions en cours. S’il ne fait pas toujours bon être femme en 1836, c’est bien pire pour un Nègre…

Dans cette série où l’on retrouve les personnages de La Fille du Pasteur Cullen, ceux-ci nous invitent à découvrir les nombreuses facettes d’une société en ébullition et nous permettent d’explorer les profondeurs de l’âme humaine jusque dans ses plus sombres abîmes.

Tome 1 – Les Aubes grises

C’est sa grande passion pour l’histoire qui a mené Sonia Marmen à l’écriture, à laquelle elle se consacre depuis 2000. Sa très populaire série Cœur de Gaël a connu un énorme succès au Québec et en Europe, avec plus d’un demi-million d’exemplaires vendus, et la série La Fille du Pasteur Cullen a également captivé des milliers de lecteurs.

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