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  • Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

    COPYRIGHT 1987 B. MOREY Édition des Grands Ducs.

    ISBN 2 - 87 641 - 004 - 4

  • BERNARD IwOREY

    MEMOIRES

    D'OUTRE -VIE

    Editions des Grands Ducs

    37 bld françois pompon dijon

  • PREMIERE PARTIE

  • CHAPITRE 1

    LA FUITE

    25 décembre 1900 :

    La journée avait été rude pour Jean-Noël qui, en ce 25 décembre 1900, venait d'avoir cent ans.

    Dans l'hospice, où il n'en finissait pas de mourir, il sentait son corps se déglinguer d'année en année, de jour en jour. Son esprit ne suivait pas ce délabrement, c'est dans toute sa lucidité qu'il avait dû subir les assauts de son bour- reau fidèle et des gens bien intentionnés.

    A l'occasion de l'entrée dans son deuxième siècle, les «Notables» étaient venus lui exprimer leurs «compli- ments sincères», affectueux et flatteurs, dans leur bla-bla- bla hypocrite. Il méritait bien les petits gâteaux et le verre de mousseux tiède qu'on lui avait généreusement offerts, l'extrême onction des hommes précédant celle du curé. Il aurait aimé les envoyer se faire foutre, mais son corps n'em- brayait plus sur sa pensée.

    La bonne sœur, qui s'acharnait depuis son admis- sion à l'hospice à lui faire un bien épouvantable, était son fidèle bourreau. On ne disait pas l'hospice mais la Retraite,

  • comme pour les vieux chevaux de la cavalerie, en pensant à la Réforme. Il se sentait retiré, réformé au milieu des vi- vants, comme un vieux soc rouillant dans les champs. Mieux ou pis encore, toute cette agitation autour des pâles reliefs de sa force passée lui rappelait le manège des charognards autour d'un loup blessé. Sa bonne sœur avait donc, elle aussi, applaudi à ce concert de louanges pour changer de partition dès le départ des notables. C'était le signal qu'elle attendait pour le rabrouer aussitôt en paroles et en gestes parce qu'une nouvelle fois, il n'avait pu contrôler son corps. Cette admi- rable femme, charitable et méritante aux yeux de tous, l'avait comme à l'habitude rudoyé, à cause de sa couche souillée d'excréments, d'urine et de squames jaunâtres de grabataire impénitent.

    Pourtant Noël sentait encore son âme bien che- villée à cette vie qui, si elle réduisait son corps à l'état de squelette mer deux ne réussissait pas à abattre son courage, ni à altérer son discernement. L'un soutenait l'autre depuis le jour où il avait été trouvé à la porte de l'église de son village, Cuisel, emmailloté dans des langes dont la qualité prouvait, à l'évidence, la faute d'une jeune fille ou d'une femme de haute condition.

    Cette faute que sa mère, ou comme il l'appelait sa maman, n'avait pas eu le courage d'avouer, c'est lui qui la ressentait ou plutôt, on la lui faisait assumer. Dans son âge tendre, dans son adolescence et dans sa vie d'homme, son péché originel le laissait marqué comme par un stigmate d'infamie. A ce péché-là, il n'y avait pas miséricorde.

    Son nom même, Noël, lui avait été donné puis- que, par un hasard dérisoire, il était né le même jour que Jésus. C'était dans l'ordre des choses qu'on l'eût prénom- mé Jean à l'orphelinat. Quel meilleur prénom pouvait-on lui donner, en ce jour de Noël, que celui de l'annonciateur de la bonne nouvelle qui avait baptisé le messie ?

  • Ces coïncidences, Jean-Noël les percevait comme prémonitoires d'on ne sait quelle destinée. Et pourtant, il allait mourir.

    En dépit ou sans doute, à cause de l'horreur provoquée par l'approche de son anéantissement, il ne pou- vait imaginer sa mise en terre avec la pompe dispensée dans le rite superficiel et coutumier des gens bien-pensants.

    Il allait mourir et cet impossible qu'est la mort, qu'était sa mort, lui paraissait, du moins dans le présent, totalement inacceptable, tant les prières et les sacrements réservés aux agonisants lui semblaient être de monstrueuses simagrées.

    Beaucoup de ses compagnons d'infortune les avaient subies ; elles engendraient en eux et en lui la panique plutôt que la consolation. Il était horrifié en pensant que ceux qui se livraient à ces pratiques moyenâgeuses n'avaient aucune considération pour ceux-mêmes qui en étaient l'objet. La conviction dont tous ces gens-là faisaient grand étalage n'était que convention ou faux-semblants. Terrible chose que la pitié pour ceux qui, déjà, ne sont plus rien !

    Dans son expérience du mouroir de la Retraite, il se souvenait de ses camarades, apparemment comateux, qui subissaient tous les préparatifs de leur grand départ dans une lucidité effrayante et muette ; ils lui avaient quel- quefois exprimé leur épouvante dans un murmure. Cet effroi était aggravé par le fait même que le coup de goupillon censé leur apporter la miséricorde divine, les privait de la compassion humaine. Pour les heures qu'il leur restait à vivre sur terre, ils éprouvaient bien plus le besoin du réconfort de la parole ou de la main d'un ami, que de l'eau bénite qui les faisait déjà considérer par les vivants «Perinde ac Cadaver».

    Les yeux fixés au plafond où il essayait de déchif- frer la signification des figures bizarres dessinées par les fen- dillements du plâtre, dans les ombres fantastiques projetées

  • par la flamme tremblotante de la veilleuse du crésus (1), il se demandait pourquoi il éprouvait pour les autres, plus de pitié qu'il n'en avait reçu d'eux, sa vie durant. Ce sentiment le plongeait dans le désarroi, parce que cette compassion lui semblait émaner d'un être se détachant de sa propre per- sonnalité pour l'observer. Il se rappelait les récits de ceux qui, considérés comme morts, lui avait décrit cette expérience de dédoublement permettant à un alter ego de suivre la souf- france et les derniers moments de l'ego. H lui arrivait alors de se pincer violemment pour éprouver la réalité de son être physique.

    Dans la salle commune, il n'arrivait pas à trouver le sommeil, constamment troublé par les respirations bru- yantes, les bredouillements et les gémissements de ses voisins de lit. Chaque quart d'heure, chaque demi-heure, chaque heure de l'horloge de l'hospice avec ses ding-ding-dong lui rappelaient le temps qui passe, inexorablement. Tous ces coups de cloche, il les percevait comme le glas des moments à jamais perdus. Il y avait près de cent coups de glas de onze heures à minuit sonné. Il éprouvait du ressentiment contre les «autorités» qui, sans souci du sommeil des malades ou des agonisants, laissaient inlassablement égrener les notes mono- tones les rapprochant du terme de leur humaine randonnée.

    Dieu merci, après les derniers coups de glas de la deuxième annonce de minuit, il y en aurait moins avant la clochette du réveil de six heures. Cela non plus, il ne pou- vait l'admettre car, à ruminer ses pensées, il ne trouvait le sommeil qu'au petit matin. Le réveil de bonne heure en sa pleine nuit, indispensable paraît-il aux vivants pour soi- gner les malades, le tirait de son rêve comme la fanfare in- fernale du dernier jugement.

    Il en était là dans ses pensées, quand il sentit confusément le doux bruissement et le chuchotement d'une (1) Du gaulois crossus, objet creux.

  • présence amie. Dans le clair-obscur de la lampe, il entrevoyait le visage familier et l'auréole blanche que dessinaient les cheveux et la barbe de patriarche de son ami Griffe, son voi- sin de lit.

    Griffe était un ancien berger de transhumance des Baux-de-Provence qui avait voulu l'accompagner dans cet hospice bourguignon. A dire vrai, Griffe était le seul ami avec lequel il pouvait converser. Oh ! ils n'avaient aucun ef- fort à faire pour se comprendre. Un seul mot échangé déclen- chait la même réflexion à voix haute.

    Noël savait tout de son ami, sinon son âge exact ; avec ses traits de père éternel, il semblait immuable à travers le temps. Aux questions ayant trait à son âge, Griffe répon- dait :

    -«Autrefois, je savais toujours le nombre de mes moutons, car le loup, la maladie, les accidents m'en en- levaient souvent quelques-uns, mais les années, il n'en man- que jamais». Il s'en tirait toujours avec cette pirouette.

    Notre vieux berger donnait l'impression de tout connaître, du moins des choses de la nature. Il parlait sou- vent de ses amis Mistral, Aubanel et Roumanille, nés après lui et morts avant lui, des «pastre e gent di mas» disait-i!,en hochant la tête il évoquait les secrets transmis par les félibres, l'art de vivre bien, celui de soigner bêtes et gens avec les her- bes rares ou familières de Provence. De nombreuses fois, il avait guéri ses compagnons ou ses moutons de graves brû- lures, de la fièvre de Malte et même des coliques du Miserere, en leur faisant absorber de mystérieux breuvages, mais il avait toujours su taire le grand secret de cet élixir de nouvelle vie que lui avaient confié ses parents.

    -«M'entends-tu, Noël ? Désires-tu vivre encore et jeunir ?

    - Comment jeunir ? Tu veux dire rajeunir ?

  • - Non ! Jeunir, le contraire de vieillir. Prends cette fiole, va-t-en, et bois-en le contenu car moi, content de ma vie, je ne désire pas en commencer une autre».

    Noël avait pris le petit flacon, le serrant contre lui au moment même ou son ami lui prenait affectueusement la main, en répétant : «Va, et aie confiance», avant de re- gagner son lit.

    Il en est, parmi nous, qui possèdent la prescience ; Griffe était de ceux-là. Noël avait l'intuition, devenue pour lui certitude, que la mort qui, déjà l'appelait, s'éloignait de lui en ricanant de dépit.

    Noël avait décidé de suivre le conseil de son ami. Dans la pénombre, il enfila sa blouse bleue, son pantalon à carreaux, coiffa ses cheveux blancs de son bonnet de laine à pompon. Ses sabots de bois garnis de paille sèche à la main pour ne faire aucun bruit, il gagna la porte de l'hospice. L'air et le froid de cette nuit de Noël, la neige qui scintillait de mille feux sous la lune, le frappèrent au visage. Ayant chaus- sé ses sabots, il s'éloigna harassé et suffocant, transi de froid et de fatigue, jusqu'à la grande forêt des premiers monts du Jura. Branches et ronces lui ensanglantaient mains et visage mais il marchait, marchait jusqu'au bout de ses forces. Epui- sé, il se coucha alors dans la neige et avala le contenu de la fiole de Griffe d'un seul trait.

    Presque aussitôt, Noël se trouva envahi par un bien-être qui le plongea dans un état semi-comateux mais encore conscient. Il ressentait cet engourdissement de ses membres comme le prélude à une nouvelle vie physique. Toutes les images de sa vie si longue surgissaient. Il se pré- parait déjà aux épreuves de ce nouveau devenir.

    Combien de temps resterait-il ainsi, heureux et transi ? Pour lui, le temps n'existait plus. Il attendrait pa- tiemment que les portes de sa nuit soient ouvertes par ceux

  • qui le rechercheraient. Certes, il n'était pas totalement gelé, mais sa température était si basse qu'il ne ressentait plus aucune douleur mais au contraire, une torpeur agréable dans tout son corps. En revanche, ses sens de l'ouïe et de l'odorat étaient exacerbés. Comme le chien que l'on fait jeûner avant la chasse, il percevait bruits et odeurs, le bruissement des feuilles et des ailes des oiseaux, la senteur «sui generis» du gibier qui passe. Le lapin, le lièvre ou le renard lui rappe- laient ses randonnées, dans les bois de sa jeunesse.

    Cet état de béatitude lui rappelait ses quinze ans, au lendemain des épouvantables mois de l'occupation des Armées Alliées en 1814 et 1815. Enfin solitaire mais libre, sans cette hantise du lendemain, il avait pu reprendre ses promenades et surveiller le passage du renard, du chevreuil et même du loup depuis l'entrée des «tranchées» de la grande forêt communale.

    Son cerveau était plein des récits que lui avaient faits les grandes personnes, de commentaires se contredisant au fil des années et des régimes de notre pays.

    Toutes ces réflexions lui étaient venues de façon confuse et anachronique. Insensiblement, au plus profond de sa torpeur, il égrenait ses souvenirs... se remémorait un lointain passé.

  • CHAPITRE II

    L'ENFANCE : LE PARRAIN BISSON

    Ses souvenirs allaient jusqu'au petit garçon de cinq ou six ans, sans maman et sans papa, recueilli par le père de son copain Claude né, comme lui, au début du siècle. Pourtant il avait éprouvé dans ce foyer de laboureurs les joies des enfants, à courir les bois et les prés. Cependant, à près d 'un siècle de distance, sa mémoire était vague.

    Il se rappelait mieux son parrain, grand de tail- le et de rang, qui l'avait pour ainsi dire adopté après la mort de son premier garçon, Désiré, en pluviose de l'an 9 de la République, parce que, lui, Noël, lui ressemblait avec ses yeux bleus et clairs comme un matin d'été. Quels adorables parents que son parrain et sa femme Minon qui lui avaient permis de fréquenter l'école des Pères de son village, même s'il ne s'y était pas fait beaucoup de camarades. Noël n'était pas de leur rang, la Révolution avait été bien vite oubliée. Au cours de sa vie où les Républiques avaient succédé aux Em- pires, aux Royautés ennemies, rien n'avait jamais changé dans la condition des natifs du pays.

    Son parrain lui-même avait servi, d 'abord comme enfant de troupe dans les Armées Royales, puis comme offi- cier sous la République et dans la Grande Armée.

  • Il mourut prématurément en 1811, alors qu'il était gouverneur de MANTOUE et que Noël allait sur ses onze ans. Qu'il était beau son parrain en grand uniforme de Général de division ! Pascal François Jean Gaspard BIS- SON, c'était son nom, était né en 1767 à Montpellier et s'é- tait engagé à 15 ans, bien avant qu'on ait pris une Bastille, dans l'armée de Louis XVI. Noël connaissait tous ses faits d'armes.

    Le premier était particulièrement glorieux. Char- gé de la défense du Châtelet sur la Sambre, en mai 1793, avec 60 grenadiers et 50 dragons, BIS SON, se voyait atta- qué par une colonne de 6.000 tirailleurs devant les deux principaux gués en avant du pont de la ville qu'il avait fait couper. Il disposa alors ses dragons en trois pelotons sur la rive droite pour soutenir au besoin la retraite des grenadiers. Ces manœuvres trompèrent l'ennemi qui se prépara à une attaque en règle contre la ville. Bisson y était seul avec deux tambours qui couraient de-ci de-là pour battre sur différents points et entretenir l'erreur adverse. Cette ruse donna le temps au Général Legrand d'arriver avec sa brigade et de conserver cette position avantageuse pour l'armée devant Charleroi.

    Noël avait conservé les lettres que lui adressait dans les grandes occasions son parrain devenu Général de division, Grand Officier de la Légion d'Honneur et Cheva- lier de la Couronne de Fer. Comment le petit garçon oublie- rait-il les faits d'armes que lui relatait son héros dans ses lettres ou dans ses récits ?

    Toujours blotti et transi dans la neige qui couvrait les premiers chaînons du Jura, Noël était partout en pensée avec son parrain.

    Au passage du Saint-Bernard, lui disait-il, j'ai traversé dans un chemin si étroit que ton parrain ne pou- vait passer, en beaucoup d'endroits, que de côté, risquant

  • à chaque pas des chutes de trois ou quatre cents pieds de profondeur. Eh ! bien, c'est au milieu de ces précipices que le premier Consul a fait passer une armée de 40 000 hommes dont 3 000 de cavalerie. L'Infanterie a porté l'artillerie sur ses épaules. Le grand Bonaparte électrise tous ceux qui ont l'honneur de servir sous ses ordres. Au pied du Mont Saint- Bernard les avant-postes autrichiens ont tous été pris, sans que nous ayons perdu un seul homme.

    - A Marengo (Noël conservait la lettre du Général du 27 Prairial de l'an 8 adressée à sa femme, sa chère Minon).

    «Avant-hier le 25, il s'est donné la plus grande bataille que nous ayons encore eue. Alors que je finissais ma lettre du 20, nous avons reçu l'or- dre de partir pour attaquer l'ennemi à Monte-Bello. Le combat a duré près de neuf heures. Au bout de ce temps l'ennemi nous a abandonné le champ de bataille avec 3 000 tués et 3 000 prisonniers notre perte a été de 800 tués ou blessés. Puis le 24, nous avons joint ici où le Gé- néral Melasse a tenté un dernier effort en réunissant 36 000 hommes ; notre division était à l'avant-garde, nous avons été attaqués avec une fureur sans règle, Melasse ayant eu soin de donner beaucoup d'eau- de-vie à ses soldats et de leur promettre à chacun 12 ducas, la ba- taille gagnée. Forts de 8 000 hommes, nous avons pendant trois heures soutenu le choc de l'ennemi et, à six charges différentes, nous l'avons terrassé. La Division Lannes est venue à notre secours et depuis sept heures du matin à cinq heures du soir, il s'est fait un feu terrible qui n'a jamais eu d'égal. Enfin forcés de céder au nombre de trois contre un, nous avons fait une retraite pendant deux lieues. Bonaparte est arrivé avec les divisions Monvieu et Boudet et ayant à son côté le Général Desaix revenu d'Egypte à qui il donne le commandement des deux divisions. Le premier boulet de l'ennemi coupe en deux ce brave Général (Juge de la destinée des hommes). Bonaparte parcourt les rangs et demande à son armée la victoire. On jure de vaincre ou de mourir. De toute part, la charge se fait entendre, la mort vole de tous côtés, sa faux moissonne des milliers de militaires, la baïonnette joue, des torrents de sang inondent cette fatale plaine. L'ennemi perd des rangs, sa déroute est complète, on le suit jusqu'à la nuit en le je- tant sur sa première position. Il appartenait au Premier Consul, seul

  • sur la terre, de ramener la victoire sous nos drapeaux, nos quatre divisions réunies formant au plus 25 000 hommes contre 36 000. L'en- nemi a dû perdre au moins 15 000 hommes restés morts sur le champ de bataille et 8 à 9 000 prisonniers. Cette victoire nous coûte cher, 4 000 des nôtres sont restés sur le terrain, dont les trois quarts ne se relèveront jamais, et 2 000 prisonniers. La pauvre 431ème est déci- mée, elle a fait des prodiges de valeur, mais 45 officiers sont tués, blessés ou prisonniers avec 890 sous-officiers grenadiers ou fusiliers...

    Mon pauvre frère Claude a la jambe droite cassée, je crains qu'il ne soit estropié. Pour moi, je n'ai rien dans cette affaire qu'une balle morte au genou droit. Monsieur Boyez s'est sauvé et m'a perdu mon manteau et un cheval que j'avais gardés de notre pas- sage au Mont Saint-Bernard».

    Cette épopée grandiose le faisait, à la fois, rêver pour lui-même à un grand destin et oublier sa vie quotidien- ne, longue, dure et sans grands projets. Certes le laboureur qui l'hébergeait était bon pour lui, mais dans un tel milieu on n'avait pas le temps d'épancher facilement ou ses malheurs ou sa tendresse, car on ne se reposait jamais si ce n'est les six ou sept heures de la nuit.

    A huit ou neuf ans, il devait assurer son service à la ferme et être exact à la seconde près chez les Pères.

    A cinq heures du matin, barbotant dans une cuvette d'eau glacée pour se laver le nez, les mains et les pieds sans savon, il se précipitait ensuite pour faire les pe- tits travaux qui lui étaient confiés : tirer un seau d'eau du puits et le mettre à la porte de la cuisine pour qu'on puisse boire avec une petite louche qu'on appelait grèlette, mener les vaches et les moutons au pré. Oh ! il n 'y en avait pas beaucoup, deux vaches qui donnaient quelque dix litres de lait par jour pour boire ou faire du «caillat», et trois brebis qui permettaient aussi de faire quelques bons fro- mages.

  • Un peu avant sept heures, il regarnissait de pail- le propre ses sabots couverts, et courait à l'école pour la messe de sept heures où il recevait souvent les reproches exacerbés du surveillant-père parce qu'au lieu de suivre l'office et de prier, il dormait debout...

    Tout n'était pas mauvais dans cette école, car malgré une absence quasi totale de relations avec ses con- disciples, pensez-vous, les De CUISEL, les De TOISY, les De COURTIRON, et même les PUVIS pas tous Chavannés, il ap- prenait les bonnes manières en observant tous ces enfants bien nés.

    L'essentiel était d'apprendre, ce mot se passait de complément. On faisait surtout des séances interminables de Catéchisme et on enseignait la Bible, Bossuet, Bourda- loue et les auteurs grecs ou latins, Platon, Virgile, mais sur- tout pas les encyclopédistes comme Diderot ou d'Alembert, et encore moins Rousseau et Voltaire qui, morts depuis seulement trente ans, étaient honnis par le Père-Jésuite Supé- rieur. Pascal, lui-même était suspect, son jansénisme le rap- prochant un peu trop des ennemis héréditaires qu'étaient pour les Jésuites les adeptes de Luther et de Calvin ; on lui reprochait souvent, aussi, comme à son maître, l'abbé Mer- senne, d'affirmer des «vérités» scientifiques en contradic- tion avec les Saintes Ecritures.

    Heureusement, on y mangeait son saoûl de pom- mes de terre, de fèves ou de haricots accompagnés quelque- fois d'un peu de viande de porc ou de lard, qui le chan- geaient un peu du régime des gaudes de la ferme. Ces gaudes qui faisaient nommer les Bressans, des ventres-jaunes et que Noël avait pourtant et toujours préférées aux potées de raves et de topinambours, étaient faites de farine de tur- quie (c'était le nom du maïs) et cuites au four ; Noël les savourait surtout le soir, quand il pouvait laisser délicieu- sement «croûter» sa bouillie et l'accompagner d'un bol de lait frais, devant le feu de bois de la salle commune. Et

  • aussitôt après, il fallait aller se coucher sur une paillasse où il y avait souvent autant de bardanes (punaises) que de paille. Dans sa grande chemise de nuit, frileusement blotti dans sa couche davantage faite de vieux sacs que de couver- tures, Noël regardait les ombres dansantes de la flamme de la lampe à huile et sombrait vite dans un sommeil répa- rateur. H pensait à son avenir, aux occupations du jour, et lui qui pouvait enfin dormir, n'enviait pas ses maîtres, les Pères, qui devaient chanter les matines de deux à cinq heures du matin ; cela expliquait peut-être leurs bougon- nements.

    C'était pour Noël le lot de chaque jour ; il y avait bien sûr des dimanches, mais il ne les aimait pas. Ces jours-là il devait travailler à la ferme plus que de coutume et accompagner à la grand'messe et aux vêpres son maître, père de Claude son conscrit, qui revêtait pour la circons- tance ses plus beaux «habits» : Pantalon à carreaux, blouse bleue, bonnet de coton à pompon. C'était l'uniforme des pauvres. Son maître s'appelait MOREY, se prononçant MOUREY ou MOURE, déformation sans doute d'un sur- nom baptisant un vrai More des armées espagnoles de Fran- che-Comté, ou indiquant simplement le type basané de l'homme qu'on nommait encore, en ce temps, un morel ou un moreau comme le cheval noir de l'écurie. Madame MOREY, portait toujours une longue robe noire, avec sur la tête un chapeau bressan, noir aussi, surmonté d'un curieux chapiteau orné de dentelles noires retombant sur les épaules. Noël se demandait s'il n'y avait pas du sarrasin dans ce cos- tume. On disait que les Sarrasins étaient venus en Bresse vers l'année 731 et y étaient restés en grand nombre avec leurs costumes et leurs coutumes. Dans les environs de Cuisel il y avait encore plusieurs fermes dotées de cheminées sar- rasines. Elles consistaient en un clocheton de briques de cinq ou six pieds de haut d'où descendait, au centre de la salle commune, une grande hotte de bois ou de brique, formant à sa base un grand cercle au centre duquel se faisait un feu de bois. Dans cette salle, on tenait de grandes veillées pour

  • «dépilloter» les épis de turquie. Le feu servait aussi bien à s'éclairer qu'à se chauffer ; on y faisait griller les rosts de maïs et chauffer les moules à gauffres de farine, de fro- ment ou de sarrasin.

    Noël devait retraduire en français les paroles de son enfance, car, en ce temps-là, personne ne comprenait ni ne parlait le français, hormis les Messieurs des châteaux, son parrain Bisson devenu Comte d'Empire, et, bien sûr, les pères du collège.

    Le patois de Cuisel était un latin déformé dans le langage courant mais encore pur dans les mots peu usi- tés.

    Par exemple, pour les écrevisses on disait «lou cimbres» en prononçant le c comme un k. Les prénoms eux-mêmes avaient une prononciation différente, tel celui de son copain, Claude, le fils de son maître, qui était Yaude à l'oreille, comme Claudine était Yaudaine.

    Et il y avait aussi les grands travaux, les fêtes et les foires. C'étaient d'abord les foins. Noël respirait à pleins poumons leur odeur, puis les moissons et le battage des blés sur l'aire préparée à cet effet d'où s'élevaient toutes ces petites parcelles de glumes qui le faisaient éternuer. Bien sûr, le plus souvent il jouait les utilités ; à faner ou à ras- sembler les foins secs pour faire les meules ou les cuchots chargés à la fourche sur les grands chars où s'agitait celui qui savait faire une bonne charrette de foin et la serrer, afin de ne pas la voir «verser» sur le chemin de la ferme. Noël était fier de savoir atteler et conduire la Poulette, leur ju- ment, pour mener les sacs de ce bled au moulin. C'était un moulin à six tournants y compris le battoir à écorce. Il re- gardait fasciné l'eau arriver dans les aubes de la grande roue qui entraînait par un engrenage savant la lourde meule, de pierre celle-là, qui écrasait le grain ; et il croyait alors au génie humain. Puis venaient les vendanges et la course avec

  • les grands pour arriver le premier au bout du lignon, la danse pieds nus dans les «gerles» afin d'extraire le moût des grap- pes, l'odeur de la goutte qu'on tirait du marc de raisin, le vin doux dégusté avec les premiers marrons. Tout cela lui appa- raissait comme les actes de la vraie vie. Les coteaux de Cui- sel étaient couverts de plus de 200 hectares de vignes, de vergers, de marronniers où il ne faisait pas bon marcher pieds nus sur une bogue pareille à l'oursin. On y trouvait aus- si beaucoup de noyers, les noix et marrons de Cuisel étaient célèbres jusqu'à des dizaines de lieues. La vie rythmée se- lon les saisons par les échevins de la ville fixant le début des récoltes, comme une tradition qu'on avait héritée des anciens, confirmée pour les Cuiselliens dans la charte de la ville par cette «LIBERTATEM ANTIQUAM ET PERPE- TUAM» dont il étaient fiers.

    Cette idée de la liberté était un héritage de la citoyenneté romaine accordée aux frontaliers du pays Eduen.

    Les Cuiselliens ne se voulaient, ni bressans, ni montagnons : issus de ce pays qu'on dénommait Cusellum en latin, ils étaient toujours des Cuselli, comme on les nom- mait en patois -, les autres tout alentour n'étaient que des manants.

    Les plus beaux jours de l'année étaient, pour Noël, la Saint-Jean, la Saint-Simon et Noël. A la Saint-Jean où les jours sont les plus longs de l'année, «Noël et la Saint- Jean partagent l'an» disait son maître, on faisait brûler de grands tas de branchages amassés au fil des mois précédents, par les gamins, sur le champ de foire. Tard, le soir, on y mettait le feu et on voyait partout s'allumer dans la plaine de la Bresse ou sur les premiers contreforts du Jura, les Bran- dons ou feux de la Saint-Jean. C'était une grande fête à la- quelle tout le village assistait ; chacun poussait des cris de ioie en voyant s'allumer et s'enfler le brasier, dans le crépitement des branches de sapins et de genévriers qui s'enflammaient avec des jaillissements d'étincelles.

  • La Saint-Simon du 28 octobre était l'occasion d'une grande foire où on vendait d'abord la récolte de mar- rons et de noix, mais aussi toutes sortes de bestiaux, bœufs, vaches, cochons, moutons et biques, venus de dix ou vingt lieues à la ronde, sans parler des poulets, dindes, canards, pigeons. Cette foire durait plusieurs jours parce qu'elle précédait aussi d'une douzaine de jours la Saint-Martin qui était celui du renouvellement des baux de ferme et surtout de la séparation ou de l'engagement intéressant maîtres et valets.

    Noël, c'était aussi la fête, et sa fête, car le petit Jésus de la crèche lui semblait être son petit frère. Oh ! bien sûr il avait un tout «petit Noël» car ses sabots posés devant la cheminée ne lui apportaient en général que quelques de- niers, mais il y avait la messe de minuit où l'on chantait à pleine voix : «Noyé, Noyé est venu, nous ferons grande ripaille» ; c'est vrai qu'on mangeait souvent à la ferme une oie aux marrons, mais il avait fallu se priver auparavant pendant les dimanches de l'Avent. Heureusement, la matinée du 26, il n'y avait pas école. Avant la messe de minuit on vivait aussi une soirée de danse rythmée par les sabots de bois au son de la vielle ou d'une viole de gambe.

    Bien sûr dans les récréations du collège on pou- vait s'amuser, jouer au quillon : morceau de bois affûté aux deux bouts que l'on faisait sauter et qu'on envoyait au loin en le frappant avec un bâton. Quelquefois même, Noël se promenait le long des anciennes bermes qui longeaient les remparts ruinés depuis longtemps, à l'exception de quel- ques tours carrées et de deux portes : la Porte du Verger et la Porte de Notre-Dame, seuls vestiges des quatre portes au- trefois existantes. Sous la Porte du Verger passait encore le chemin conduisant en Comté. C'était la coutume de dire à Cuisel que l'on allait en Comté, à l'est, au sud, et au nord, depuis le traité du Nimègue de 1678 qui, s'il avait effacé la frontière entre Domaine Royal et Terre d'Empire, n'avait pas pu apaiser les haines d'autrefois entre Bourguignons et Cuanais, ou gens de la Duché et gens du Franc-Comté.

  • Ces ruines des remparts et des tours attestaient du passé prestigieux de ce village. Les caves souvent super- posées, les souterrains, contribuaient à passionner le petit garçon qu'était Noël, pour la recherche du mystère ou la découverte des trésors fabuleux cachés par les bourgeois lors des pillages de la cité. L'Eglise et ses stalles qu'il fré- quentait si souvent, lui révélaient un art et un savoir-faire moyenâgeux pourtant contestés et décriés par ses maîtres du collège.

    En vérité, en dehors des remparts, c'était le seul monument à la gloire de ce moyen-âge, présentant dans sa construction deux styles différents : d'abord le transept et le clocher du Xllè siècle de pur style roman, puis tout le reste appartenant à la phase ogivale, notamment le sanctuaire et les chapelles. Malgré ces différences qui rompaient l'harmonie de l'ensemble, l'église s'était pour- tant enrichie au XVIè siècle de stalles remarquables par l'originalité des sculptures. Les dossiers de ces stalles étaient chargés de curieuses figures souvent difficiles à déchiffrer, comme ce renard prêchant aux poules, dont l'une déjà morte dépassait de sa longue robe de moine. D'autres objets merveil- leux enrichissaient cette collégiale, comme toutes les statues polychromes renaissance et cette vierge noire, Notre-Dame du Noyer de 1255, qui avait fait tant de miracles ; y fi- gurait aussi en bonne place, une phalange d'un doigt de Saint-Thomas Becket puisque l'église était sous son vo- cable, comme la cité avec sa grand'rue Saint-Thomas. On disait que Saint-Louis avait donné cette phalange à l'évêque d'Autun qui l'avait, lui-même confiée aux nombreux offi- ciants de la collégiale.

    Et il y avait le travail de tous les jours ; Noël entendait son maître maugréer contre la dureté des temps, contre les mauvais chemins. Le sucre se vendait trente-trois sols la livre, le café trente-huit et le sel dix livres la mesure alors qu'il n'en valait que neuf, il n'y pas si longtemps. Quant aux chemins, ceux de Bresse étaient en si mauvais état qu'on

  • pouvait aller à Louhans à cheval, mais difficilement avec un char à bancs. Il existait bien une diligence pour Lons-le- Saunier et Bourg, mais il fallait un bon jour de voyage et cela coûtait très cher. Heureusement, Noël dînait quelquefois avec son parrain qui ne craignait personne à table. Dans ces occasions trônait souvent une grosse dinde à la gelée, un gi- got et presque toujours du cochon en grillades et en boudins. Noël était glacé d'épouvante quand on le saignait en lui main- tenant la tête, le cou tendu avec un gros morceau de bois enfoncé dans la gueule, et son effroi augmentait avec les cris horribles que poussait l'animal. C'était la même chose quand le valet tuait un canard en lui coupant la tête avec une hache sur le plot de la cour où on fendait le bois, surtout quand ce même valet trouvait intelligent de faire courir le canard sans tête s'arrosant de sang.

    Souvent le Général Bisson se vantait d'être le plus gros mangeur de la Grande Armée. Il racontait, avec des rires secouant son gros individu, son duel à table avec le Commo- dore anglais Turckney (1).

    «C'était, disait-il, en 1803 sur les côtes toscanes. Mon aide de camp, le capitaine Daubenton, supportant mal le farniente quotidien, s'était aventuré à la pêche au rouget quand une chaloupe de guerre armée l'aborda. Assailli d'in- terpellations étrangères, le pauvre officier franchissait un quart d'heure plus tard la coupée du Revenge où il était bel et bien prisonnier des Anglais.

    Présenté au Commodore Turckney, il eut à dé- cliner ses nom, grade et fonction avant d'être convié à la table de l'Anglais. Une grande pancarte aux colonnes serrées lui fut tendue, c'était le menu du Commodore. Le capitaine jeta un regard furtif sur la longueur de cette pancarte ma- nifestement excessive. Il se servit sobrement.

    Le commodore, entre deux énormes bouchées, se crut obligé de parler par politesse :

    (1) Tiré d'un récit de Georges de Lys.

  • - «Dites donc, Capitaine, vous ne faites guère hon- neur à mon repas vous semble-t-il trop mesquin ? Ou alors comme tous les Français, vous êtes de petit estomac ?

    - Ah ! ah ! risposta Daubenton, j'en connais un de taille à vous démentir : mon maître, le Général Bisson le plus gros mangeur de l'Impériale Armée. J'ai peur, sauf le respect que je vous dois, qu'il vous soit difficile de lui tenir tête à table».

    Turckney, le regard songeur, suçait ses doigts cou- verts d'une sauce épaisse ; l'index léché, il le brandit en s'é- criant :

    - «Des preuves, Capitaine ! - Mon maître, dit Daubenton, reçoit du Premier

    Consul, et sur sa cassette particulière, 20 000 livres pour sa table. Un jour, après avoir avalé vingt-cinq douzaines d'huî- tres, de Cancale s'il vous plaft, je l'ai vu dévorer un veau tout entier !»

    Le Commodore ne disait mot, préoccupé à tel point qu'il espaçait ses bouchées.

    - «Une embarcation parée, et lestement ! ordon- na-t-il. Monsieur le Français, si votre chef relève le défi que je lui lance, sa victoire sera votre rançon, autant dire que vous êtes prisonnier pour longtemps !

    - Voire ! répondit Daubenton, au moment où le vaisseau amiral appuyait d'un coup de canon le pavillon parle- mentaire hissé au haut de la misaine».

    C'est le major Wolsey qui fut chargé de la déli- cate mission. Quelle ne fut pas sa surprise de me trouver déguisé en maître-coq et m'adonnant à la confection d'une recette bourguignonne convenant bien à ce vin du Clos- Vougeot que je ne manquais pas de saluer avec Mon esca- dron, quand les hasards de mes campagnes m'amenaient à passer par-là.

  • Wolsey dans son ambassade s'embarrassait de fioritures parce que le Commodore devait partir pendant quelques jours avant de se mesurer à son rival.

    - «A quinzaine», dis-je simplement.

    Daubenton, l'enjeu du duel, se faisait tout de même quelque souci alors que je riais grassement à m'en faire éclater les tripes et le cordon du tablier que je mettais toujours en semblable occasion.

    Alors, l'Etat Major, comme s'il s'agissait du plan d'une grande bataille, dressa la carte, que dis-je, l'atlas qui al- lait composer le menu, en ayant soin de le parsemer d'em- bûches apparemment inoffensives où devait tomber l'Anglais. On avait deux semaines pour préparer et subir l'assaut, c'est pourquoi des courriers rayonnèrent partout pour amener artillerie et munitions.

    Strasbourg, la porte de France, à qui on devait bien cet honneur, fut engagée la première avec ses pâtés, ses foies gras et ses innombrables saucisses emmaillotées d'argent.

    Mayence et Bayonne, pourtant si loin l'une de l'autre, avaient envoyé à point nommé leurs contingents de jambons renforcés par la charcuterie du Lyonnais, d'Arles et de Bologne. De Périgueux débarquaient les truffes pour endeuiller de fastueux chapons du Mans et de Bresse pansus comme chanoines. Rhin, Rhône et surtout Bourgogne et Beaujolais qui, comme chacun sait, sont les plus grands fleuves de France, déversaient leurs vins pour carpes et bro- chets, langoutes de Corse et turbots de La Rochelle.

    Le défilé dura des heures avec le délicat Médoc, les chaleureux Chambertin et autres Vougeot et Corton, les puissants Beaujolais et Côtes-du-Rhône qui glissent dans la bouche comme petit-lait dans la gueule du cochon, le clair

  • jus d'Arbois -«plus on en boit, plus on va droit»-, avec enfin les vins de silex des coteaux du Rhin.

    Dernier servi, le champagne annonça la venaison venue par courriers spéciaux des marais de Sologne ou de la forêt d'Ardennes.

    Fruits conservés, eau-de-vie, marc, calva, kirsch défilèrent eux aussi, comme à la parade fermée par quatre bouteilles d'une fine Champagne, vieilles et précieuses comme des marquises, qui, disait-on, venaient des caves du Vert- Galant.

    Enfin, malgré l'oubli de Daubenton qui avait mé- connu l'axiome «Sans fromage, un dessert est une belle à qui il manque un œil», arrivèrent justement les fromages. Ouf ! Il était temps, c'était pour demain, mais ils étaient tous là : Roquefort, Brie, gruyère de Comté, d'Emmen- thal ou de Beaufort, Camembert, Saint-Marcellin, marolles, Géromé, Gex, Bondon, livarot, Cantal, tomes diverses, ri- gottes ; Hollande, parmesan et Septmoncel, et d'autres de tous lieux et de toutes formes, durs, mous, forts ou déli- cats, menus ou énormes.

    Un peu effrayé de cet encombrement, je me demandai pourtant qui allait payer l'addition, mais Dau- benton me parla de ma gloire à jamais consacrée sur terre et sur mer... si je gagnais !

    L'aube du grand jour éclaira à l'entrée de la baie, le Revenge balancé sur ses ancres.

    Toute l'armée était conviée vers l'estrade dressée au ras de la grève où trônait une table dont la nappe blanche et la vaisselle d'argent ruisselaient de soleil. Une rumeur planait sur Orbitello, les portes des casernes s'ouvraient à deux battants pour déverser les troupes en défilés devant assurer une haie d'honneur.

  • Un canot déborda du Revenge, le Commodore Turckney débarqua superbe et grave, comme le sont les Anglais en ces occasions. Je l'accueillis en grand uniforme, pendant que se déchaînaient les fanfares et que le canon ton- nait. Le moment solennel était venu.

    Thons, harengs, anchois furent mis au pillage, histoire d'exciter la soif. Une mortadelle grosse comme un boulet de siège s'émietta sous les dents de Turckney pendant que je faisais mon affaire d'un saucisson fait d'une rosette de forte encolure.

    Les témoins intéressés, Daubenton et le Major Wolsey, assistaient au duel. Pendant que tous deux parlaient, pariant chacun sur les chances de leur chef, un commande- ment roula, les troupes portèrent les armes.

    Hissé aux bras de quatre maîtres d'hôtel, s'avança alors sur un vaste plateau, géant nacré, un invraisemblable turbot accompagné de profondes saucières débordant de cou- lis aux queues d'écrevisses ou se hérissant des carapaces rouges et redoutables de langoustes.

    Je poussai vers mon hôte le poisson dépecé en larges tranches : «à vous l'honneur ! c'est le tribut de la mer», dis-je.

    Le tout fut vite englouti en même temps qu'un Johannisberg remplaçant les bouteilles vides, les assiettes nettes de sauce attestaient de la valeur des combattants. Arêtes ou carapaces seules restaient sur le plateau, ou jon- chaient le sol.

    Une dinde en majesté arriva, boursoufflée de graisse et meurtrie de truffes. Plusieurs douzaines d'ortolans entouraient la reine. Nous ricanâmes de plaisir. Une énorme béatitude écartait les broussailles des favoris de l'Anglais. Par amusette, tandis qu'on découpait l'énorme volatile,

  • chacun à son tour prenait un oisillon par le bec pour l'in- troduire sous ses moustaches, le mâchant d'une bouchée.

    Les six douzaines expédiées, nous attaquâmes la dinde. L'Anglais engloutissait les morceaux, Daubenton pensa : il est perdu ! Ce n'était pas encore mon avis.

    Formidable dans son bastion de croûte, un pâté de foie gras fit gémir la table sous son poids. Cette fortifi- cation fut vite démantelée avec un Château-Laffite de dessous les fagots. Deux cuissots du même chevreuil, il fallait égali- ser les chances, réclamèrent le Romanée, puis le Château-des- Papes maria son bel arôme au puissant fumet des faisans. La saveur fraîche des asperges vint à propos pour apaiser l'irri- tation des palais. Elles se présentaient en deux bottes de cent dont la plus petite ne fût pas entrée dans le canon d'un fu- sil de rempart.

    Je contemplai Turckney dont les énormes rasades destinées à pousser le bol alimentaire qui ne voulait plus des- cendre, me laissaient présager la victoire. Le Commodore venait, du reste, de dégrafer son habit trop tendu, aux bou- tonnières prêtes à se rompre et me contemplait terminant obligeamment sa botte d'asperges encore forte de quelques douzaines.

    Une grosse d'écrevisses croula sur la table en un fourmillement rouge, dont la couleur, pareille à celle de mon adversaire, m'égaya.

    Enfin, après les fromages dont nous avons déjà parlé, vinrent les pâtisseries garnissant la nappe des coloris chatoyant de dômes de gâteaux de Savoie, de couronnes de babas juteux de rhum, de palais de nougats, en échafau- dages ruisselant de caramels ou incrustés de fruits glacés brillants comme pierres précieuses.

    Je tonnai :

  • - Et le Champagne !

    Alors la mousqueterie des bouchons crépita. Dans le vin pétillant et glacé, l'Anglais crut trouver son sauveur, il engloutit plusieurs coupes et, se levant, entonna quelques notes qui étaient censées être les premières du Rule Britan- nia, puis il retomba sur sa chaise. Il cassa un goulot, remplit un verre énorme. En vain ! Le liquide ne déblayait plus la route encore obstruée très bas par un fort contingent de Hollande.

    Enfin, dans un suprême effort, l'Anglais se leva à nouveau, battit des bras et s'affaissa. Son escorte l'avait relevé et l'emportait pesamment ivre mort.

    Je commandai : «aux Champs !» quand le canot du Commodore accostait le Revenge.

    Gravement, je me rassis, nouant ma serviette autour du cou, je commandai d'un air impatient : «soldat, la suite ! Mon triomphe ne fut marqué que d'une œillade à Daubenton dont je venais de regagner la liberté».

    Noël avait pris un plaisir émerveillé à écouter l'histoire de ce duel entré désormais dans la légende.

    Il est curieux que les moments de grande exaltation ou ceux de profonde dépression puissent avoir souvent les mêmes effets. Noël le ressentait d'autant mieux que sa détresse physique et morale n'était que le commencement d'un nouveau et exaltant devenir. Dans de tels moments les événements du passé sont si précis qu'on a l'im- pression de les revivre une nouvelle fois. Des années et des décennies sont parcourues en de fugitifs instants, comme si le temps était devenu tout à coup relatif grâce à l'accélération de la pensée faite de souvenirs innombrables. Pourtant, le temps où Noël était un petit garçon était différent et bien loin, mais dans une vie, la jeunesse dans l'esprit des hommes est encore là, quand déjà la vie s'achève. H avait souvent réfléchi à cette relativité d'un temps si difficile à vivre, et si long dans

  • le quotidien monotone de l'hospice.

    Les trente ans qu'il avait passés bien après l'invasion des Prussiens, n'étaient qu'un moment de sa vie qui ne lui avait rien appor- té sinon l'éclat de sourires d'amis ou la blessure de leur disparition. Il ne s'expliquait pas ce phénomène par le raisonnement, mais par une philosophie rudimentaire qui s'imposait à lui de façon plus sensible qu'une théorie physique ou mathématique. Tous les hommes le sa- vent bien ; quand on a cinq ou dix ans une année représente vingt ou dix pour cent de la vie déjà vécue. Mais qu'est-ce pour Noël un pour cent de sa vie passée ? Et puis, avec l'âgé, l'esprit se remplit de tant de souvenirs qu'il en déborde comme un vase trop plein fuyant à travers toutes les fêlures du temps. Arrive un jour où les premiers sou- venirs, ceux de l'enfance, demeurent seuls en nous, pareils à l'eau restant dans le fond du vase brisé, comme tout ce qu'il reste de ce que nous avons été.

    Et que de souvenirs à Cuisel ! Il y avait à côté du collège les ruines de la plus grande des trente-six tours carrées d'autrefois. Elle avait été dressée sur un promon- toire face au couchant comme un immense donjon pour arrêter les mercenaires des Grandes Compagnies de Char- les V et, plus récemment pour barrer la route aux bandes de pillards du Capitaine Lacuzon et de son lieutenant Pille- Muguet. Ces deux estafiers du Roi d'Espagne menaient leurs raids depuis le Franc-Comté resté terre d'Empire car Louis XI n'avait pas osé défier l'Empereur et sa femme Marie, fille de Charles le Téméraire. C'est pourquoi le Cusel- lum romain restait ancré dans le cœur des «Cuselli». Ils avaient conservé, dans leur patois local, plus proche du latin que de l'italien, le nom de leurs ancêtres. C'étaient d'abord les premiers habitants des grottes de Balme et de Courban dont on avait retrouvé les traces, les foyers, les haches de pierre puis de bronze et aussi les silex dits juste- ment de Cuisel ; très fins et effilés, ils devaient servir de pointes de flèches. Quand les Romains étaient arrivés, les Cuselli s'étaient soumis non pas à leur force mais à leur civilisation, se sentant plus proches de Virgile que des Em-

  • pereurs du début de l'ère chrétienne. Leur fierté leur avait fait obtenir de Claude, la citoyenneté romaine sous-entendue dans la charte des Libertés et Franchises de Cuisel. Cette charte confirmait aux habitants cette liberté antiquam et perpetuam gardée à jamais sauf dans les invasions vandales ou burgondes du cinquième siècle. Puis dans le démembre- ment de l'Empire de Charlemagne par ses quatre descen- dants Louis le Germanique, Charles le Chauve, Lothaire et Pépin d'Aquitaine, les Cuselli s'étaient encore retrouvés comme autrefois face aux Helvètes, aux Séquanais et aux Ambares, frontaliers ou bordiers du domaine de Charles le Chauve. Cela ne leur déplaisait point, ils se sentaient plus Cuselli et, dans une moindre acception plus Bour- guignons que Français. Ils comptaient sur eux-mêmes pour se défendre comme l'attestait aussi cette immense tour carrée au levant de Cuisel, dite de Balerne du nom de l'ab- baye fondée en mille cent quatorze aux bords de la rivière d'Ain. Les guerres de Cent Ans, de Louis XI, les avaient vus se ranger aux côtés des Anglais, comment en aurait-il été autrement quand, au quinzième siècle, la Bourgogne sous le règne de son bon Duc Philippe était devenue la plus puissante nation d'Europe ?

    Le début du quinzième siècle (Noël l'avait ap- pris par les Pères du collège), avait vu la fondation du cha- pitre de l'Eglise collégiale de Saint-Thomas par Jean VI, Prince d'Orange. Il y avait déjà longtemps que la Collé- giale était passée du vocable de Saint-Georges à celui de Saint-Thomas Becket, à cause de cette fameuse phalange de son doigt.

    On voyait cette phalange dans une chasse à cô- té de la vierge noire de Cuisel, Notre-Dame du Noyer, trou- vée dans un noyer en mille deux cent cinquante cinq et qui, affirmait-on, avait exaucé bien des vœux.

    Enfin Cuisel avait connu cette affreuse journée de juin mille quatre cent soixante dix-huit, quand la ville,

  • fidèle à Marie de Bourgogne, avait été rasée par le Sire de Craon, Lieutenant de Louis XI, sous le prétexte qu'un mu- let à coffres avait été détroussé près de la chapelle «hors les murs». Il avait fallu plus d'un siècle pour que les Cuselli et leurs enfants rescapés du massacre arrivent à reconstruire des maisons, à la Renaissance. En témoignaient des arcades que l'on voyait un peu partout dans le centre de la cité.

    Même si les Pères du collège paraissaient trop sévères, ils inculquaient à Noël l'amour de son village et des valeurs traditionnelles. Amélie, la fille du Général Bis- son, qu'il considérait comme une grande sœur, avait reçu, elle aussi, une éducation stricte, comme si son papa deve- nu Comte d'Empire, grâce au petit Bonaparte, avait voulu se venger des ci-devant qui ne lui auraient jamais permis cette ascension sous l'ancien régime. Madame Bisson, Mi- non, sa marraine, trouvait son mari trop sévère pour elle, comme on pouvait le voir dans la lettre reçue du quartier général de Liegnitz en cette fin d'année mille huit cent sept. «Tu trouves, mon amie, que je suis trop sévère en défendant à ma fille les bals et les spectacles. Cuisel est selon moi peuplé d'une classe de jeunes gens, quoique en petit nombre, mille fois plus mauvaise que dans les grandes villes. Ils n'ont aucun des égards qu'on doit aux personnes, se vantent des plus grands mérites et sont de la plus grande fierté, à commencer par les Puvis et finissant par le fils du vacher de la ville. Que ferait Mademoiselle Bisson au milieu de tout cela ? Je sais bien qu'il faut tenir compte de ta surveillance, mais ma fille est une enfant et les mauvaises impressions prennent racine comme les bonnes. Les moments pour les bals et autres parties de plaisirs seraient assez mal choisis pendant l'absence d'un père en pays étranger. Il faut qu'elle vive très retirée avec toi, le temps du plaisir arrivera».

    Le raisonnement de son parrain était pour Noël un paradoxe puisque, chaque soir après le collège ou les jours de vacances, il se sentait aussi vacher. Après tout, comme le disait le proverbe : il n'y avait pas de sot métier mais seule-

  • ment de sottes gens. Il ne trouvait pas cette association d'idées entre Pu vis, qui était juge de paix et devait le res- ter longtemps, et le fils d 'un vacher, très généreuse pour l 'un et l'autre.

    Cet esprit critique se réveillait en lui quand, pen- dant la Révolution, on avait nié Dieu, pour le remplacer en- suite par l 'Etre Suprême et enfin le ressusciter. Tout autour de Cuisel les villages avaient changé de nom en frimaire de l'an IV pour retrouver rapidement l'ancien. C'est ainsi que Saint-Germain-du-Bois était un temps Belle-Place, Château- Renaud Beaulieu, Coligny Beaucôteau, Saint-Usuge Chalon- sur-Seille, Saint-André Franc-Cœur. Mais il fut naturel à tous de revenir aux anciens noms le 18 Brumaire de l 'An VIII, du moins officiellement, car les habitants desdits villages n'a- vaient jamais utilisé, ni même connu, les nouveaux noms. Quant aux prêtres, on avait banni ceux qui ne voulaient pas prêter le serment à la République, mais ceux qui l'avaient fait avaient été honnis sous l 'Empire, par exemple l'abbé Maistre de Cuisel, qui n'avait jamais été pardonné par les autres curés et les Pères du Collège. A la vérité, ledit Abbé se demandait bien ce qui lui était arrivé. La Révolution n'avait rien changé à Cuisel, les ci-devant comme Messieurs de Cuisel, étaient devenus les amis des ci-après comme le Comte Bisson. Dans les prénoms donnés en ces temps incertains tous étaient ceux de Saints, comme les nom et prénom de Jean-Noël qui étaient doublement saints. Il n 'y avait eu qu 'un seul Jem- mapes, et encore s'agissait-il d'un deuxième prénom. Celui qui en était affublé était l 'objet de la moquerie générale.

    Pour lui s'étaient écoulés nonante trois ans depuis ce temps-là. Ses souvenirs devenaient confus. Par un grand effort, il se tourna sur le côté pour mordiller un peu de neige, qu'il sentit fondre délicieusement sur sa langue sèche comme une râpe.

    Il reprenait son cheminement. Ah ! oui, on par-

  • lait toujours de paix, et les guerres s'étaient succédé sans interruption. On croyait la France et l'Empire établis pour des siècles. Etait survenue cette guerre d'Espagne idiote et sanguinaire, car personne ne savait pourquoi ou pour qui elle avait été entreprise ; mais tous les pays, la France, l'Es- pagne et l'Europe en souffraient. Tous nos glorieux dra- peaux de Valmy, d'Austerlitz ou d'Iéna y avaient été souil- lés du sang des Espagnols croyant combattre eux aussi, pour une noble cause. La plupart de ces patriotes allaient finir leurs jours dans les prisons de Ferdinand VII, pour qui ils avaient combattu dans la terreur des pillages, des meurtres et des incendies.

    Son parrain n'aimait pas en parler, pourtant il avait écrit à chère Minon, de son quartier général de gou- verneur de Pampelune, le 24 novembre mille huit cent huit. Bisson ne pouvait comprendre le refus des Espagnols d'ac- quiescer à la Constitution libérale que leur offrait Napo- léon. Cette liberté qu'ils rejetaient, ils allaient lutter pendant plus d'un siècle pour l'obtenir, au prix de plusieurs millions de morts.

    «On ne peut t'avoir dit, ma bonne amie, toutes les horreurs commises par les Espagnols. A présent que je les vois de plus près, je reconnais bien les petit-fils des brigands du Pérou et des tyrans du Maroc et des In cas. Je crois même qu'ils en feraient davan- tage que leurs pères. On ne compte l'or en Espagne que par once et, pour la huitième partie d'une de ces onces, ces coquins égorgeraient toute la terre.

    Pas une figure heureuse, toutes sont hideuses, le regard de l'assassin est sur toutes ; heureusement, ils sont aussi lâches que méchants. Ce peuple dont je ne voudrais pas être le roi est moins policé que les cannibales et il est plus féroce qu'eux. Il n'a qu'un sentiment, celui du feu, et n'écoute que la voix de ses prêtres ; ces monstres sont plutôt les disciples de l'Enfer que les Ministres d'un Dieu de paix et de bonté. Si tous se conduisaient de même, je me ferais Turc ou Ana- baptiste. Cependant je n'ai vu que la Navarre et tout le monde assure

  • que c'est la meilleure population ; comment sont les autres ? Si un habitant de cette partie du peuple, qui se dit la meilleure, se présen- tait devant toi sans être annoncé, tu recommanderais ton âme au Tout- Puissant. Notre armée fait une boucherie effroyable des armées espa- gnoles. Je t'ai parlé dans ma dernière de deux armées fortes de soixante- cinq mille hommes. Notre Empereur chéri est parti de Burgos pour Ma- drid.

    Il faut que je te donne une idée de l'aveuglement des Es- pagnols. Dans les prisonniers que nous avons faits, il s'y trouve beau- coup d'officiers. Sa Majesté les a fait rassembler et leur a parlé. Ces officiers voyant un militaire avec l'uniforme d'un simple colonel ont demandé aux généraux qui l'entouraient, qui il était. Sur la réponse que c'était Napoléon-le-Grand, ils ont cru que l'on se moquait d'eux, car leurs chefs et plus encore leurs prêtres, leur avaient fait croire que l'Empereur était encore dans le Nord occupé par l'Empereur de Russie et celui d'Autriche qui ne veulent point de paix. On a cherché à les sortir d'erreur sans y réussir. Sois tranquille, avec de telles canailles, je me tiens sur mes gardes».

    Noël était toujours étonné quand il lisait les lettres de son parrain qui passait le plus naturellement du monde des horreurs de la guerre aux soucis domestiques, demandant par exemple à sa femme de se faire rembourser douze ou quinze francs par les parents d'un militaire de sa brigade à qui il les avait prêtés. Dans une autre lettre il annonçait à Minon l'envoi de douze petits barils de Peralta, sorte de Porto, qui n'arrivèrent jamais. Ils furent pris par les brigands et leur escorte tuée, avant que le convoi ait atteint Saint-Jean-Pied-de-Port. Et pourtant «ce vin qui a déjà vingt-quatre ans est délicieux», disait-il. Il en donnait même le prix pour en céder à Monsieur de Cuisel. Bisson n'avait pas que des amis à la Grande Armée, il parlait sou- vent «du vilain Maréchal Ney» qui semblait détesté par ses pairs et les généraux.

    Tout allait s'achever pour son parrain, le dix- huit juillet mille huit cent onze, foudroyé par une attaque

  • d'apoplexie alors qu'il était gouverneur de Mantoue en Italie. Se souvenant du duel du Général avec le Commodore Turc- kney on devait bien s'y attendre. Sa femme Minon, à la suite des premières alertes, le suppliait de modérer son amour de la bonne chère et de la boisson. En vain ! Dans sa der- nière visite, en avril mille huit cent onze, Bisson, son ami le Général Julien et leur état-major, étaient allés de ripailles en banquets.

    Dans la douleur qui accablait ses parents et ses proches, la grande oraison funèbre, prononcée le vingt-huit juillet mille huit cent onze par le Chevalier Paribelli en l'église Saint-Napoléon de Mantoue, n'était pas une con- solation. C'est l'Abbé Poupon qui avait traduit le texte de l'italien et l'avait remis à Minon. On y trouvait tant de grandiloquence que Noël en était encore plus attristé. Il se souvenait de certains passages.

    «0 mort inexorable ! tu n'as pris que la partie périssable de son être mais son esprit resplendira à jamais dans l'immortalité... De mille sept cent quatre-vingt, date à laquelle commença de briller ce nouveau satellite de Mars, jusqu'à mille huit cent onze, époque à laquelle il s'éclipsa soudain, s'écoulèrent trente-deux années dont vingt furent consacrées, pour la France, à Mars triomphateur... Sui- vons-le à Marchienne dans le Nord où, armé d'une simple fourche, il se bat corps à corps contre deux braves auxquels il fait mordre la poussière, puis poursuivi par un cavalier autrichien il le renverse avec la même arme, lui et son cheval dont il transperce la poitrail... mais aussi doué d'un cœur sensible, magnanime, généreux et plein d'hu- manité il répand ses bienfaits. Foudre de guerre sur les champs de bataille devant l'ennemi, admirons-le ami et consolateur, affable et fa- milier, franc et loyal avec tout le monde... Etant Colonel à Namur à cette époque funeste où régnaient les passions, où l'on voulait af- firmer la prétendue prospérité de l'Etat, il accorda la vie à plusieurs centaines de citoyens déjà promis à la mort par un tribunal sangui- naire. Il sauve ainsi la vie à beaucoup de parents déjà privés de leurs enfants, à des veuves déjà condamnées par le chagrin à une perte fa- tale ! Une autre fois, dans une petite ville de la Limagne, il entend des

  • cris de douleur sortis d une de ces maisons habitées par des anabaptis- tes, il y entre aussitôt et délivre une jeune fille sur le point de devenir la proie de la brutalité de quelques soldats. Il se bat avec ces soldats mutinés, les met en fuite et reconduit la jeune fille épouvantée dans les bras de son père qui attendait tout tremblant. Le père lui offre alors la main de sa fille avec deux cent mille florins. Le héros l'en remercie courtoisement en disant qu'il est déjà heureusement lié à une autre épouse... Auteur de sa propre instruction et de sa propre grandeur, il ne dut ni à l'adulation, ni à la faveur mendiée près des Puissants, mais seulement à son propre mérite reconnu par l'impar- tial et généreux Empereur, protecteur des braves, les titres et les dé- corations, les dignités et les richesses dont il fut revêtu et pourvu... Général Comte Bisson, ton nom glorieux inscrit au frontispice du Temple de l'Immortalité triomphera des injures des siècles, aussi puisse ta grande âme obtenir la paix éternelle. Amen».

    Bisson fut glorifié et regretté par tous ceux de la troisième division du Royaume d'Italie. Noël pleura son parrain, en pensant pourtant que la gloire et les pleurs sont éphémères, même si le nom de Bisson est gravé sur l'Arc de Triomphe. L'histoire est ingrate et ne retient souvent des hommes que leurs petites histoires plutôt que leurs hauts faits. Oui, son parrain avait été un homme de cœur dans les deux acceptions du terme, mais son appétit était encore plus grand que sa gloire ; des décennies passèrent, et on gar- da davantage le souvenir du gros homme que celui du grand...

  • NOTES

    «La Maison du Berger : Sur le taureau de fer qui fume, souffle et beugle, l'homme est monté trop tôt». P 66.

    L'ousia : L'ousia se traduit généralement par l'existence, mais implique plutôt le fait d'exister. P 91.

    Histoire de mes Malheurs : Il s'agit aussi de sa condamnation -par l'Eglise et Saint-Bernard. P 92.

    D'autres prisonniers avaient prévenu mes amis, Pierre Ekerlin à Orianenburg, Henri Michon à Dortmund. P 265.

  • PATON - 10120 SAINT-ANDRÉ-LES-VERGERS

    Dépôt légal 3e trimestre 1987

    CouverturePage de titrePREMIERE PARTIECHAPITRE I - LA FUITECHAPITRE II - L'ENFANCE : LE PARRAIN BISSON

    NOTES