Traduire Au Xxieme siècle

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/24/2019 Traduire Au Xxieme sicle

    1/8

    Quaderns. Rev. trad. 15, 2008 55-62

    Traduire au XXI sicle

    Henri MeschonnicPote, linguiste et traducteur

    La notion de sicle est une illusion du calendrier. Les habitudes de pense, et en

    particulier la pense du langage, de ce quest ou de ce que fait la littrature ne chan-

    ge pas dun 31 dcembre un 1erjanvier. De 2000 2001. La thorie et les pra-

    tiques de la traduction font partie de la pense du langage.

    En ce sens, mes yeux, il ne peut pas y avoir une science de la traduction, une

    traductologie, autonome. Sinon que cest seulement une manire, sans le dire ou

    le penser clairement, une manire de sinscrire dans lhermneutique, cest--diredans la pense du sens. Et en effet cest la pense du sens principalement qui mne,

    qui gouverne la traduction. Cela semble dailleurs le bon sens mme. Mais la pen-

    se du sens est la pense du signe.

    Ce quon ne voit pas, cest que nous vivons dans une reprsentation du langa-

    ge qui se donne pour la vrit et la nature du langage, pas pour un point de vue.

    Cest ce que les linguistes appellent le signe: du son et du sens, de la forme et du

    contenu, la chair et lesprit, et finalement on oppose ainsi, dans la tradition acad-

    mique, laffect et le concept, le langage et la vie. Sans savoir quon noppose alorsquune reprsentation du langage une reprsentation de la vie, le gnrique abs-

    trait des mots au concret individuel vivant, biologique.

    Au contraire, je pose une insparation du langage et du vivant, mais au sens

    o Spinoza dfinit une vie humaine: pas par la circulation du sang ou ce que nous

    avons en commun avec tous les animaux, mais ce qui se dfinit par la vraie force

    et la vie de lesprit, vera Mentis virtute & vita definitur.

    Mais cette pense du langage par le signe, dans lhtrognit entre elles des

    catgories de la raison, cest celle qui rgne depuis deux mille cinq cents ans, depuisPlaton.

    Et on ne voit pas que deux dualismes se renforcent lun lautre: le dualisme du

    signe, et le dualisme du rythme, car le rythme aussi est dfini partout mtrique-

    ment, selon une alternance binaire dun temps fort et dun temps faible, dun plein

    et dun creux, du mme et du diffrent. Benveniste a montr que ctait luvre

    de Platon. Au contraire dAristote, qui disait que les mtres sont des parties des

    rythmes, dans tous les dictionnaires des langues europennes que je peux lire,

    le rythme est dfini comme une mtrique. Do lillusion que la prose na pas de

    rythme.

  • 7/24/2019 Traduire Au Xxieme sicle

    2/8

    Or traduire est la pratique qui montre le mieux comment fonctionne cette repr-

    sentation du langage par le signe, et du coup rflchir sur ce que cest que tradui-

    re suppose invitablement de rflchir sur toute la reprsentation du langage.

    Ce qui montre lenjeu majeur de la thorie du traduire.Et cest ce qui me semble, par rapport au pass, lavenir du traduire, la nces-

    sit du bien traduire, pome de la pense pour pome de la pense en mme temps

    que limportance majeure du traduire pour toute la reprsentation du langage.

    Alors il y a toute une transformation faire, et je ne sais pas si cette transfor-

    mation aura lieu au XXIe sicle, mais elle est penser, et programmer. Un chan-

    gement est quelque chose qui se prpare. Cest une stratgie de combat.

    Alors lenjeu du traduire est de transformer toute la thorie du langage.

    Il sagit de montrer que le problme majeur et mme unique de la traductionest sa thorie du langage. Sans le savoir, alors quon croit traduire un texte, cest sa

    propre reprsentation du langage quon montre, et qui sinterpose entre le texte

    traduire et lintention du traducteur. Si on se place dans le discontinu du signe lin-

    guistique pour traduire un pome, on ne traduit pas le pome, on traduit seulement

    dune langue dans une autre langue. Autrement dit, on ne sait pas ce quon fait. Et

    on ne sait pas quon ne sait pas ce quon fait. Il en ressort que toute la thorie du lan-

    gage dpend de sa thorie de la littrature, que toute traduction dpend de sa tho-

    rie du langage, que toute thorie du langage dpend de sa thorie du rythme, que lediscontinu dpend du continu, donc que toute la thorie du langage dpend de sa

    thorie et de sa pratique de la traduction, tout comme la traduction dpend de

    sa thorie du langage. Ce qui, immdiatement, montre le rle majeur de la tra-

    duction pour toute la reprsentation du langage, et de la socit, comme toute soci-

    t dpend de sa reprsentation du langage et est rvle par elle. Et ce rle est sans

    commune mesure avec celui de passeur de messages que lui rserve la reprsen-

    tation du signe, qui est la reprsentation commune du langage. La traduction est

    donc lenjeu dune vritable rvolution culturelle.Je travaille transformer toute la thorie du langage, cest--dire tout le

    rapport pens entre le langage, la posie, la littrature, lart, lthique, la politique,

    pour en faire une potique de la socit. Cela passe invitablement par le risque, ou

    plutt la certitude, de ne pas tre entendu sauf de quelques uns, tant donn lta-

    blissement de longue date des ides reues, tablissement qui ne conoit ces

    activits que spares les unes des autres, comme le montre ltat du savoir, ltat

    des sciences humaines et de la philosophie, ltat de luniversit. La thorie du

    langage, au contraire, est la pense du continu et de linteraction entre ces acti-vits.

    On me dit que cest difficile comprendre et quil faudrait crire pour le grand

    public. Cest dune mconnaissance profonde de ce qua toujours t le travail de

    la pense. Ce quon appelle le grand public nest autre que leffet social de tous

    les acadmismes de cet tablissement, qui dfinissent leur horizon dattente comme

    le territoire du pensable. Ce qui en diffre et qui sy oppose est la fois ce qui

    passe pour difficile et qui est aussitt rejet et mis au silence. Rien de nouveau

    sous le soleil, puisque la pense est une folie qui veut changer le monde, par rap-

    port au maintien de lordre. Mais cest le pome de la pense.

    56 Quaderns. Rev. trad. 15, 2008 Henri Meschonnic

  • 7/24/2019 Traduire Au Xxieme sicle

    3/8

    Il ny a pas de problme de traduction. Il ny a pas dintraduisible. Il y a seu-

    lement le problme de la thorie du langage qui est luvre dans lacte de tra-

    duire, quon le sache ou non. Le rsultat de cette activit est un produit qui varie en

    fonction de cette thorie, de telle sorte que toute traduction, avant mme de mon-trer ce qui ventuellement reste de ce quelle avait traduire, montre dabord sa

    reprsentation du langage, et sa reprsentation de la chose nomme littrature, ou

    posie.

    Tout le problme consiste donc reconnatre quelle reprsentation du langage

    est luvre. Cest ce qui est en jeu, selon le rsultat vis. Selon quon pense le

    langage dans les termes du signe, au sens linguistique, cest--dire du discontinu

    entre signifiant et signifi, dans les termes de la langue, avec pour unit le mot, et

    pour seule attention lattention au sens, car le signe ne connat rien dautre. Et le para-doxe est que la notion de sens est un obstacle pistmologique pour penser le lan-

    gage.

    En particulier le signe ne connat que le discontinu, donc il na ni concept ni

    moyen pour reconnatre et donner entendre ce qui existe aussi dans le langage, et

    qui lui chappe irrmdiablement, cest--dire le continu, le rythme, la prosodie, tout

    ce qui est nonciation et signifiance. Tout ce qui fait quil ny a pas que le sens des

    mots.

    Ainsi, dans la mesure o un texte dit littraire, mais aussi bien un texte philo-sophique, est essentiellement de lordre du continu et invente sa pense comme un

    systme de discours, ny voir que de la langue et que du signe est exactement ce qui

    produit du non-traduit, do la notion courante dintraduisible, notion confuse

    qui mle des lments anthropologiques et des lments potiques, notion essen-

    tiellement dtermine par le signe. Lintraduisible est le placage du signe sur le

    pome. Cest donc la fois une notion thorique et un problme empirique. Mais

    lempirique y est le produit de la thorie. Ou plutt de la carence thorique. Et cest

    justement lidologie de la langue, et du seul transfert de langue langue, avecpour effet culturel lidologie du naturel, qui est enseigne en matire de traduction.

    Cest dire immdiatement que ce nest pas seulement un problme pistmo-

    logique. Cest aussi, et inextricablement, un problme culturel: un problme dhis-

    toire de la pense du langage.

    En quoi il serait naf de croire que nous en savons plus aujourdhui, travers la

    linguistique formaliste du XXe sicle, lhistoire de lhermneutique et de la philo-

    logie, que, par exemple, les Anciens.

    Quand vis verbi, vis verborum chez Cicron est traduit par le dictionnaire latinde Freund et par les ditions des Belles-Lettres (entre les mains des meilleurs sp-

    cialistes), par le sens du mot, le sens des mots, comme cest le cas, au lieu que

    lexpression dsigne: la force du mot, la force des mots, on peut mesurer la

    dperdition de sens du langage qui caractrise nos exgtes. Car la force est tout autre

    chose que le sens. Et dborde la pragmatique et son behaviorisme.

    De mme quand, dans le Peri hermeneias ouDe interpretatione dAristote, la

    traduction canonique de ta en t phon, littralement les choses qui sont dans

    la voix, est: les mots. Ce qui a immdiatement pour consquence que tous ces

    classiques seraient retraduire.

    Traduire au XXI sicle Quaderns. Rev. trad. 15, 2008 57

  • 7/24/2019 Traduire Au Xxieme sicle

    4/8

    Mais pas parce que les traductions vieillissent: cest la pense du langage qui

    a vieilli. Et les quelques traductions clbres ne vieillissent pas plus que les uvres.

    Comme la King James Version pour la Bible, la traduction de Galland pour les

    Mille et une nuits, ou le Faustde Gthe dans Nerval.Ainsi la traduction est trs prcisment rvlatrice de la reprsentation den-

    semble du langage. Et son mauvais tat traditionnel, justement dans la mesure o

    il est rvlateur dune surdit spcifique, a de quoi inverser paradoxalement le

    mpris sociologique et coutumier dont la traduction est lobjet.

    Car la traduction est par l-mme le terrain dexprimentation des thories du

    langage. Lhistoire des retraductions des grands textes montre pleinement la trans-

    formation du regard et de lcoute. On peut ainsi concevoir que traduire est une

    mise lpreuve de la thorie du langage, et de la thorie de la littrature.La traduction, dans tous ses tats, montre que nous sommes malades du signe,

    et que cest toute notre reprsentation du langage, dans ses rapports la littratu-

    re, qui est changer.

    La traduction met donc en jeu la thorie du langage tout entire et celle de la lit-

    trature. Elle est lie leur histoire. Elle ne se borne pas tre linstrument de

    communication et dinformation dune langue lautre, dune culture lautre,

    traditionnellement considr comme infrieur la cration originale en littratu-

    re. Cest une potique exprimentale. Le meilleur poste dobservation sur les stra-tgies de langage, par lexamen, pour un mme texte, des retraductions successives.

    Le point de vue le plus ancien sur la traduction est le point de vue empirique et

    empiriste des traducteurs, dont le patron, emblmatiquement, est saint Jrme, tra-

    ducteur de la Bible. Cest un point de vue organis en fonction de leffet pro-

    duire, dans le cadre de la langue. La traduction est conue comme le passage dune

    langue une autre. Elle est analyse en termes de grammaire contrastive (la sty-

    listique compare) et de style individuel. Ce point de vue fonde encore actuelle-

    ment lenseignement de la traduction dans les coles dinterprtes et de traducteurs.Il parait avoir pour lui lexprience et le bon sens. Ses prceptes majeurs sont la

    recherche de la fidlit et leffacement du traducteur devant le texte. Sa transpa-

    rence doit faire oublier quil sagit dune traduction, et viser le naturel. Cependant

    sa force sinverse en faiblesse devant le constat du vieillissement des traductions,

    par rapport lactivit permanente de loriginal, quand il sagit dun texte litt-

    raire qui fait partie de ceux qui transforment la littrature. Sa faiblesse consiste

    ntre quune pense de la langue, non une pense de la littrature. Et comme la

    spcificit de la littrature lui chappe, ce point de vue ne saurait la communiquer la pratique quil produit.

    Lhermneutique allemande du dbut du XIXme sicle a engendr une concep-

    tion de la traduction que la phnomnologie a amplifie en identifiant la traduc-

    tion une phnomnologie du comprendre, annulant la diffrence entre traduire

    dune langue une autre et comprendre dans une mme langue. Avec, pour hori-

    zon, lincomprhension ultime. Le ct de saint Augustin, qui serait le patron de lin-

    traduisible. Comprendre serait dj traduire, participer dun traduire originel,

    dun transport de notre essence tout entire dans le domaine dune vrit trans-

    forme (Heidegger). La priphrase et linsertion de gloses dans la traduction sont

    58 Quaderns. Rev. trad. 15, 2008 Henri Meschonnic

  • 7/24/2019 Traduire Au Xxieme sicle

    5/8

    leffet direct de la doctrine heideggrienne de la vrit. Do les dveloppements

    de George Steiner dansAprs Babel (1975) qui aboutissent une psychologie du

    traducteur et une thologie de lincommunicabilit, une mythologie du sens et

    de lhistoire, en identifiant le smiotique, lintersmiotique et le linguistique.Comme le point de vue empiriste traditionnel, la phnomnologie de la traduction

    ne connat que le signe, et ltymologisme (ltymologie-origine-essence-vrit).

    Elle rduit le langage linformation dans le rgne du rationnel et de lharmonie uni-

    verselle.

    Les tentatives de traduction automatique ds la fin de la seconde guerre mon-

    diale, dans le cadre de la guerre froide, ont eu un effet sur le dveloppement dune

    linguistique de la traduction, dont lclectisme appliqu a suivi le dveloppement

    des diverses doctrines en les amalgamant, de la grammaire gnrative la prag-matique contemporaine. Le bhaviourisme amricain du stimulus/rponse a laiss

    sa marque dans la thorie et dans la pratique de la traduction (chez le bibliste am-

    ricainNida). Cette linguistique de la traduction reste une conceptualisation de la

    langue, dans les termes dualistes du signe: la forme (lquivalence formelle iden-

    tifie au littralisme) et le sens, lquivalence dynamique. La linguistique de

    la traduction ne recherche nullement une thorie densemble du langage et de la

    littrature.

    Le dernier point de vue en date est celui de la potique. Cest celui dune recon-naissance de linsparabilit entre histoire et fonctionnement, entre langage et lit-

    trature. Et par l le travail pour reconnatre lhistoricit du traduire, et des

    traductions. Ainsi la traduction dans le monde occidental, tant quil sest agi dabord

    des textes sacrs (la Bible) et dun monde du religieux, na pu avoir pour unit que

    le mot, et privilgier, dans sa sacralisation gnralise du langage, le mot pour le mot.

    La Renaissance et la traduction des textes profanes ont entran une dsacralisa-

    tion du mot et le passage la phrase comme unit, non sans une mconnaissance

    du texte comme unit, dans la pratique des belles infidles. Le romantisme, dansson aspect philologique dune recherche des spcificits, a amen une requte nou-

    velle dexactitude. Au XXme sicle la traduction se transforme. Elle passe peu peu

    de la langue au discours, au texte comme unit. Elle commence dcouvrir lora-

    lit de la littrature, pas seulement au thtre. Elle dcouvre quune traduction dun

    texte littraire doit fonctionner comme un texte littraire, par sa prosodie, son ryth-

    me, sa signifiance, comme une des formes de lindividuation, comme une forme-

    sujet. Ce qui dplace radicalement les prceptes de transparence et de fidlit de

    la thorie traditionnelle, en les faisant apparatre comme les alibis moralisantsdune mconnaissance dont la caducit des traductions nest que le juste salaire.

    Lquivalence recherche ne se pose plus de langue langue, en essayant de faire

    oublier les diffrences linguistiques, culturelles, historiques; elle est pose de texte

    texte, en travaillant au contraire montrer laltrit linguistique, culturelle, his-

    torique, comme une spcificit et une historicit. Cest le passage, qui est encore loin

    dtre compris par tous, de lannexion au dcentrement, de la rduction liden-

    tit vers la reconnaissance de laltrit.

    Cest que la traduction na pas seulement suivi un trajet vers sa propre recon-

    naissance. Elle est aussi solidaire de la transformation des rapports entre les cul-

    Traduire au XXI sicle Quaderns. Rev. trad. 15, 2008 59

  • 7/24/2019 Traduire Au Xxieme sicle

    6/8

    tures au XXme sicle, lie aux diverses dcolonisations et la plantarisation

    de ces rapports. Elle est passe ou elle est en train de passer, comme ces rapports

    eux-mmes, dun culte exclusif dune identit prise pour luniversel, confusion

    entre luniversalisation et luniversel, un sens nouveau de laltrit, et de lapluralit. La rencontre des deux transformations majeures de ce sicle dans le

    langage, de la langue au discours; dans la culture et dans le politique, de liden-

    tit laltrit rencontre dont le lieu par excellence est la littrature, fait, mal-

    gr les rsistances propres ltablissement des points de vue prcdents dans

    le monde universitaire et littraire, la condition des changements en cours dans la

    pratique et la thorie de la traduction. Cest aussi lthique et la politique du tra-

    duire.

    On peut donc considrer comme dmontr que le problme majeur de la tra-duction est sa thorie du langage. Ce qui est bien demble impliquer deux choses:

    linsparabilit entre ce quon appelle une thorie et ce quon appelle une pratique,

    cest--dire quune pratique nest pas une pratique si elle nest pas rflexive ou

    rflchie, ce nest quun nonnement de recettes apprises, et si elle est cette rflexi-

    vit, cette pratique implique ncessairement une thorie densemble du langage;

    et rciproquement une thorie de la traduction qui ne serait pas la rflexion dune

    pratique ne serait que de la linguistique de la langue applique sur du discours,

    cest--dire de la non-pense.Mais, si traduire porte une thorie du langage et est port par elle, traduire nest

    plus une activit ancillaire, telle quelle est traditionnellement et sociologiquement

    considre, traduire joue un rle majeur et unique dans la thorie densemble du

    langage: celui dune potique exprimentale. Parce que lhistoire mme des tra-

    ductions, la fois la confrontation des traductions successives dun mme grand

    texte, et lobservation des stratgies diffrentes du traduire, de lvolution des tech-

    niques selon les temps et les lieux, toute cette histoire est le seul lieu dans les acti-

    vits du langage o il y a la fois un invariant, le texte traduire retraduireet les variations opres dessus que sont les traductions successives, chacune rv-

    latrice dabord de sa conception du langage, et de sa conception de la chose litt-

    raire. La littrature elle-mme na pas cette particularit: car tout ce qui y refait

    quelque chose est pigonal, donc mort-n.

    Tout cela, cest--dire la fois ce rle majeur et lexplicitation de la thorie du

    langage luvre dans la moindre opration de traduire, nest possible que si tra-

    duire pousse son point de conflit, de rupture, donc de prise de conscience et de

    transformation du faire, le conflit entre le signe et le pome.Ce conflit, cest celui du rythme et du signe. Cest celui du continu et du dis-

    continu, contre limpens et les ides reues sur le langage, la langue, le discours,

    la chose littraire et potique.

    Dans le monde des ides comme il va, ce qui rgne, cest une pense du langage

    travers la langue, et selon le dualisme du signe. Du sens et de la forme, deux

    htrognes lun lautre, avec des passerelles dexpressivit. Lunit-mot. Au

    maximum, la phrase dernire unit de la langue. Le discours nest vu qu travers

    ce que Saussure appelait les divisions traditionnelles (lexique, morphologie, syn-

    taxe), cest--dire les concepts de la langue.

    60 Quaderns. Rev. trad. 15, 2008 Henri Meschonnic

  • 7/24/2019 Traduire Au Xxieme sicle

    7/8

    Cest cet tablissement que la tche de traduire met en difficult. Mais aussi

    le moindre pome traduire. Par lirrductibilit du discours la langue, du conti-

    nu au discontinu, qui fait clater la notion traditionnelle du signe et du rythme.

    La confrontation avec dautres mondes culturels o se situe justement tra-duire met en vidence la non-universalit des notions communes du signe et du

    rythme, et du mme coup leur caractre de reprsentations, non de nature.

    Lexprience mme du pome et du traduire mne proposer que par rythme

    on nentende plus lalternance (binaire) traditionnelle, mais lorganisation du mou-

    vement de la parole. Ce qui entrane une raction en chane, du point de vue des

    reprsentations de tout le langage, et qui contraint penser limpens de lempi-

    rique.

    Ce qui peut paratre certains un dtour par des considrations abstraitesne fait rien dautre, au contraire, que situer le traduire et la chose traduire l

    o se passe ce que la traduction courante, qui court tellement au signe, nentend

    mme pas. Donc, ne traduit pas. En plus, elle ne sait mme pas quelle ne traduit

    pas ce quelle nentend pas.

    La traduction selon le signe la traduction courante est donc ce quil faudrait

    dsormais appeler une effaante. Elle efface le continu, le rythme au sens du conti-

    nu et elle efface son propre effacement. Le problme potique est deffacer lef-

    facement des effaantes.Il nest pas inutile dajouter que tout lOccident culturel est fond sur la traduc-

    tion de ses textes fondateurs (au sens o massivement on ne les lit quen traduction,

    autant Platon et Aristote que la Bible et le nouveau Testament) et ainsi lOccident

    se fonde sur leffacement mme de ses origines. Grecques et bibliques.

    Cest justement ces textes bibliques qui ont un intrt technique et thorique

    pour le rythme bien au-del de leur rle de grand code. Car ils sont mens

    selon une pan-rythmique, qui ignore toute mtrique, donc toute opposition entre

    des vers et de la prose, et de plus, lanthropologie biblique ne connat pas la notionde posie. Uniquement lopposition du parl et du chant.

    Cette pan-rythmique est une hirarchie de 18 accents disjonctifs et 9 conjonc-

    tifs (12 et 9 pour les Psaumes,Job et les Proverbes), avec trois valeurs: mlodique,

    pausale et smantique. Cette rythmique, seule organisation du verset biblique, a

    t lobjet dun rejet thologico-philologique: leur notation crite tant tardive.

    Cependant, les noms de certains accents dsignant une trs ancienne cheironomie,

    direction de cantilation par des mouvements de la main, ncessairement antrieu-

    re leur notation crite, authentifient leur anciennet. Par quoi le dbat thologi-co-idologique est rgl, aux dpens du thologico-politique chrtien. Ctait lenjeu

    dun problme, en tant que tel tranger la traduction, mais dterminant indirec-

    tement pour le statut du rythme, et son rapport au traduire.

    Le cas le plus patent, et en mme temps le plus banal (donc rien de propre la

    Bible) est celui du dplacement dun accent de groupe. Chacun sait quune virgu-

    le dplace change le sens. Lexemple biblique le plus frappant est sans doute celui

    de la voix qui parle dans le dsert, dansIsae (40,3). Mais dans le texte, la pause forte

    ne passe pas aprs dsert cest: Une voix crie // dans le dsert / ouvrez le

    chemin dAdona ///.

    Traduire au XXI sicle Quaderns. Rev. trad. 15, 2008 61

  • 7/24/2019 Traduire Au Xxieme sicle

    8/8

    Les accents conjonctifs nont pas moins dimportance, pour laffect, que les

    accents disjonctifs. Tmoin, dans Gloires (psaumes) 22,2, la squence: mon dieu

    mon dieu, eli li. Un seul groupe, avec remonte dmarcative de laccent sur le 2e

    li un seul souffle. Rien de chang pour le sens. Cependant laffect est plus fort,dune seule bouche de langage.

    Penser le rythme comme une organisation du mouvement de la parole suppo-

    se une gestuelle du sens, donc une rythmique ou smantique de position. Elle est

    couramment efface. Si on ne la traduit pas, la traduction a perdu la parole.

    Mais le rythme comme continu dans lorganisation du mouvement de la paro-

    le dans lcriture nest pas seulement rythme pausal, rythme de groupe, rythme de

    position, rythme de syntaxe, rythme de rptition, cest aussi le rythme prosodique,

    le rcit du rcitatif, pas seulement le rcit du sens des mots.Ainsi la thorie de la traduction implique la pense du rythme, cest--dire la

    conceptualisation du continu, dune smantique srielle, du smantique sans smio-

    tique, parce quelle met en jeu le conflit majeur et mconnu entre le signe et le

    pome, entre le discontinu et le continu. Le rle de la thorie est de transformer

    les pratiques, le rle des pratiques est de mettre dcouvert les thories. La poli-

    tique de la thorie, en mme temps que sa ncessit anthropologique et potique,

    donc sa facult de transformation des pratiques est de faire passer de lannexion

    au dcentrement. Cest aussi son actualit.

    62 Quaderns. Rev. trad. 15, 2008 Henri Meschonnic