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Nicola Doherty

Si seulement…Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Charline McGregor

Milady Romance

À Alex, mon héros.

Et voilà, j’ai recommencé.J’étais partie boire un petit verre tranquille pour fêter Noël avec Rachel. Un verre, pas deux. Et à

la place… Je me couvre les yeux et roule sur le côté, essayant de comprendre ce qui s’est passé. J’airêvé ou c’est le videur qui nous a escortées jusqu’à l’autre boîte de nuit ? On a vraiment pris unpousse-pousse ensuite ? J’ai un vague souvenir de Kira en train de chanter Vive le vent, avec lechauffeur imitant le renne. Mais le pire, c’est que j’ai parlé de David. Or je m’étais promis de neplus jamais parler de lui avec un coup dans le nez.

Malgré tout, je me sens étrangement bien. Avec les précautions d’usage, je teste ma gueule de bois,mais ça va. Même pas mal à la tête. Pour une fois, on dirait que j’ai pensé à ingurgiter le demi-litred’eau requis avant de me coucher.

Enfin, c’est quand même le Sahara, là-dedans. J’ai dû laisser le chauffage en marche. J’imaginedéjà les SMS que je vais recevoir de Deborah toute la journée : Zoë, s’il te plaît, ne laisse pas le chauffage allumé toute la nuit, tu sais combien

ça coûte ? P.-S. : c’est toi qui as laissé une tasse sur le buffet ? Si oui, ce serait bien que

tu la laves. En bâillant, je m’extirpe du lit et me traîne jusqu’au radiateur. Étrange, il n’est pas allumé. Je

décide d’ouvrir la fenêtre : un peu d’air frais, froid même, ça va me vivifier. Je tire les rideaux, et àla place du jardin enseveli sous la neige, de la haie blanchie par le gel et de l’allée détrempée, jedécouvre un ciel d’un bleu éblouissant, la rue baignée de soleil et les arbres verdoyants.

Je secoue la tête et me frotte les yeux. Est-il possible que toute cette neige ait fondu en une nuit ? Etmême si c’était le cas, comment expliquer les arbres et le soleil ? Une fille passe devant ; j’approchele nez de la fenêtre, sidérée. La fille est vêtue d’une robe rouge, courte. Une robe d’été. Jambes nues.Je prends une profonde inspiration et m’agrippe aux rideaux pour conserver mon équilibre.

Et puis je me rends compte que ce n’est pas la seule chose qui cloche.Je ne suis pas dans ma chambre, en fait.En revanche, je suis dans une chambre que je pensais ne jamais revoir. Je balaie la pièce familière

du regard : la grande armoire à double battant avec son bureau encastré, vide à l’exception d’unpeigne, d’un flacon de lotion solaire et d’une paire de lunettes de soleil ; le lit double et ses drapsbleu marine passepoilés de blanc ; la raquette de tennis Babolat et la pile impressionnante de vieuxnuméros du British Medical Journal. Je suis dans la chambre de David ! Le cœur battant, jem’assieds sur le bord du lit et serre les draps dans mes poings. Ils sont bien réels, je ne rêve pas.Étais-je soûle au point de me traîner sans m’en rendre compte jusqu’à l’appartement de David ? Est-il possible que nous soyons arrivés à une forme de réconciliation et que je l’aie oubliée ? À moins– doux Jésus ! – que je me sois introduite chez lui par effraction ?

Mais comment expliquer la météo ? On est censés être à Noël, or là, ça ressemble à s’y méprendreà l’été. Et puis, où sont passés tous les cadeaux que j’ai achetés ?

Soudain, une terreur inouïe m’envahit. De deux choses l’une : soit je me tape une sacrée gueule debois, soit quelque chose de carrément flippant est en train de se passer.

Chapitre premier

Douze heures auparavant.23 décembre, 19 h 15

— Et celle-ci ? me demande-t-il en désignant encore une autre bague.C’est une émeraude, cette fois, dont la pierre n’est pas énorme mais parfaitement taillée et montée

sur un anneau de platine. Elle est magnifique. Je souris et m’apprête à passer le bijou à mon doigtquand il m’interrompt.

— Puis-je ? demande-t-il sur un ton exagérément poli.Il s’éclaircit la gorge, puis saisit la bague qu’il glisse délicatement à mon doigt.— Je veux m’assurer que je serai capable de reproduire le geste correctement quand arrivera le

grand jour, explique-t-il en reprenant sa voix normale.Il desserre sa cravate. Il a l’air tellement nerveux, le pauvre.— Elle est vraiment jolie, commenté-je en tournant la main afin de faire miroiter la pierre. C’est

un grand classique. À mon avis, c’est exactement celle qu’il vous faut.— Vous êtes sûre ? demande-t-il, l’air sceptique. Je ne sais pas. Je crois que je la verrais mieux

avec la ronde. Vous voulez bien l’essayer de nouveau ?— Sans problème.Patiemment, je retire la bague et repasse à mon doigt le sublime solitaire, puis je tends la main

pour qu’il le voie bien. Il contemple longuement la pierre, aussi concentré que si le bijou allait luidélivrer le message secret qui l’aiderait à prendre la bonne décision. Je lui ai expliqué que je ne suispas la vendeuse attitrée de ce comptoir et proposé d’attendre le retour de l’une de nos expertes enbijouterie, mais il prétend avoir déjà fait ses recherches. À présent, m’explique-il, il a besoin de voirles bagues en mouvement, en quelque sorte. Heureusement que je me suis laqué les ongles hier. Unvernis Essie Ballet Slippers, c’est le minimum syndical pour ce genre de bagues.

Alors que je regarde son crâne chauve penché sur ma main, je me laisse glisser dans une sorte derêve éveillé.

C’est David qui vient de me passer la bague au doigt. Je rentre du boulot et le trouve qui m’attend

devant ma porte, les pieds dans la neige ; il a pris le premier vol de New York, le bijou caché aufond de sa poche. Ou plutôt non, il m’a emmenée à New York pour que nous y fêtions Noël ensemble.Nous avons passé l’après-midi chez Tiffany à essayer des bagues jusqu’à trouver la bonne.Maintenant que nous sommes rentrés à son appartement de l’Upper East Side, près de l’hôpital MountSinai, nous sabrons le champagne avant d’appeler nos familles et quelques amis. Je commence àrecenser les amis en question et leurs réactions, mais j’abandonne très vite : je préfère me concentrersur David. Plus tard, nous nous allongerons l’un contre l’autre sur le canapé pour regarder tomber laneige, avec des chants de Noël en fond sonore.

— C’est le plus beau cadeau de Noël que j’aie jamais eu, dit David en plongeant son regard dansle mien.

— Moi aussi, répliqué-je, les yeux rivés aux siens.

— Ce n’est pas évident, se lamente mon client. Je croyais que ce serait plus facile en les voyant

portées, pourtant je ne parviens pas à deviner laquelle lui plaira le plus.Je jette un discret coup d’œil en direction de l’énorme pendule Art déco suspendue au mur derrière

lui. 19 h 20. On ferme à 21 heures, et j’ai encore quelques ventes à faire. D’ailleurs, une clientem’attend déjà. Et je sens Karen, ma patronne, qui m’observe de l’autre bout du comptoir. Alors jepasse à l’offensive :

— Avez-vous une photo d’elle ?Je ne suis sans doute pas censée procéder de la sorte, mais ça me donnera une idée de son style.Il sort son téléphone et me montre le cliché d’une jeune femme brune qui sourit à l’appareil.

Blouson de cuir noir, foulard rouge Alexander McQueen à motifs tête de mort.— L’émeraude, lui dis-je. Sans hésiter, l’émeraude.Cinq minutes plus tard, il quitte le magasin, heureux, sa bague à la main. En le regardant s’éloigner,

je m’imagine sa petite amie en train d’ouvrir l’écrin de velours rose vif, le matin de Noël. Et moi, jeme sens encore plus mal, après m’être autorisée à rêvasser que David me demandait en mariage.Parce que ça n’arrivera pas. Pour la simple et bonne raison que nous avons rompu il y a trois mois etdix-neuf jours.

— Zoë, pouvez-vous ranger ce comptoir, s’il vous plaît ? Dépêchez-vous.Karen est plantée à côté de moi, si près que je sens presque son souffle dans mon cou. Elle est

encore plus exigeante aujourd’hui, à cause des gens des bureaux qui viennent à la boutique donner uncoup de main pour Noël. Alors bien sûr, elle a envie de les impressionner. À l’autre bout du magasin,Julia, la responsable achats des vêtements femmes, est sur les écharpes et les gants, et il paraît quemême « M. Marley », notre mystérieux directeur marketing, travaille au comptoir chocolats.

Tout en rangeant mon espace, je lui demande :— Vous avez prévu quelque chose pour Noël, Karen ?Je réapprovisionne en boîtes et en papier cadeau, puis je place le tout sous la caisse enregistreuse.— Rien de très original, répond-elle brièvement.Au bout de quelques secondes, elle demande :— Et vous, très cher, comment allez-vous ? Oh, là, là ! C’est la folie, hein ?Surprise par ce soudain accès d’affection, je me retourne et découvre qu’elle ne s’adresse plus à

moi mais à Louis, le responsable achats des vêtements hommes, qui passe devant notre comptoir à cemoment-là. Ils se mettent à discuter, puis Karen jette un coup d’œil dans ma direction et ilspoursuivent leur conciliabule à voix basse. Avant, ce genre d’attitude me rendait complètementparanoïaque, j’étais persuadée qu’ils parlaient de moi. Jusqu’à ce que je me rende compte que lamédisance à tout propos était leur passe-temps favori.

Je profite de leurs messes basses pour souffler une seconde et retire un pied de mon soulier,m’étirant le mollet d’un côté, puis de l’autre. J’ai beau porter des chaussures plates tous les joursdésormais (jamais je n’aurais cru en arriver là un jour), une minuscule ligne bleue est apparue surmon mollet, depuis que je travaille ici, et j’ai très peur qu’elle se développe en varice.

Le magasin est plein, tout le monde se précipite pour effectuer ses achats de dernière minute, etrepart les bras chargés de paquets et de sacs en tous genres. Il règne une atmosphère de bonne humeurteintée d’hystérie, les gens sourient et discutent volontiers, comparant leurs achats. On se croiraitdans les coulisses, en train de répéter ensemble la première de notre grande représentation. Have

yourself a merry little Christmas passe en fond sonore et, avec ses petites oranges piquées de clousde girofle, le sapin miniature posé sur le comptoir dégage un délicieux parfum.

J’adore Noël. Et tout ce qui va avec : les réunions de famille, les après-midi passésconfortablement emmitouflés sur le canapé, devant de vieux films en noir et blanc, la messe de minuità la pro-cathédrale de Dublin, les Baileys à l’heure du goûter et l’autorisation exceptionnelle demanger tout ce que je veux. J’aime cette impression que le temps s’arrête et que quelque chose demerveilleux peut se produire à tout instant. Ce Noël, bien sûr, je ne verrai pas ma famille, car on abesoin de moi à la boutique pour la veille et le lendemain de Noël – Boxing Day, comme ilsappellent ça ici. Mes parents sont navrés (« Qu’est-ce que c’est que ce travail où on ne te laisse pasrentrer chez toi pour Noël ? ») et je culpabilise. Mais comme je le leur ai dit, à vingt-huit ans on estassez grande pour passer Noël ailleurs qu’en famille.

— Salut Zoë, lance une voix près de moi. Comment ça se passe ?C’est Harriet, ma collègue vendeuse du rayon femme. Très jeune, très douce et toujours charmante

au travail.— Ah, salut ! Tu es revenue ici ? Je croyais qu’ils t’avaient envoyée à la papeterie ?— Non, Karen a voulu prendre mon poste là-bas. Elle vient juste d’y aller.— L’une des acheteuses est à la papeterie, c’est ça ?— Oui, répond Harriet, l’air perplexe. Mais je ne vois pas le rapport.— Disons que Karen aime bien étendre son réseau.— Aah, fait Harriet, dont le joli visage rond s’éclaire enfin.C’est une fille brillante, je sais qu’elle prépare un diplôme d’anglais à l’université de Leeds, mais

elle ne comprend pas toujours les tactiques à l’œuvre au sein du magasin. Elle ne s’en porte pas plusmal, d’ailleurs.

Au comptoir voisin, j’aperçois soudain l’une de mes ennemies jurées du lycée, Kerry-JaneMurphy. Bon Dieu ! Elle doit être en ville pour ses achats de Noël. Elle porte une doudoune sansmanches sur un polo en cachemire et un cache-oreilles en cuir de mouton autour du cou, ainsi qu’unekyrielle de petits sacs de chez Jo Malone, Petit Bateau et Liberty, suspendus à ses doigts gantés decuir. Elle a les cheveux encore plus blonds que d’habitude, un manteau Saint Tropez et à mon avis,elle a eu recours à quelques injections de Botox. Je me détourne, espérant pouvoir me ruer sur uneautre cliente, mais pour la première fois de la journée, personne n’a besoin de mes conseils avisés.Je baisse les yeux sur ma caisse, les sourcils froncés comme si la tâche qui m’occupait nécessitaitune grande concentration, et je prie qu’elle passe sans me remarquer.

— Zoë Kennedy ?Son accent de la banlieue chic de Dublin ne passe pas inaperçu. Je lève les yeux et affiche un air

stupéfait et ravi.— Kerry-Jane ! Ça va ?— Oh, mon Dieu ! s’exclame-t-elle. (Sauf qu’avec son accent pincé, ça ressemble plutôt à « Oo-

ou, mon Dieu-ou ! ») Est-ce que tu… travailles ici ?— Absolument, lui réponds-je avec enthousiasme. Enfin, normalement je suis au prêt-à-porter

féminin, mais je donne un coup de main ici, à cause du monde.— Mais… qu’est-ce qui s’est passé ? Je croyais que tu travaillais chez Accenture ?À l’entendre, on croirait bien que je fais la manche.— PwC, en fait. Mais j’ai quitté la boîte en janvier.

— Oo-ou, acquiesce-t-elle. Ils t’ont…Elle mime le geste de se trancher la gorge, que j’interprète comme « virée ».— Non, non, j’ai démissionné. J’avais très envie de travailler dans l’univers de la mode, alors…Elle a un mouvement de recul.— Et tu as atterri ici ? Au rez-de-chaussée ?Une image de moi, gisant sur le sol de marbre poli, style victime de la mode comme on serait

victime de la route, me traverse l’esprit.— Absolument, et j’espère évoluer vers…— Bien sûr, c’est un très joli magasin, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Je viens toujours

ici avant Noël. C’est juste que jamais je n’aurais pensé te voir occuper ce genre de poste, tu vois ?Toi qui as toujours été si ambitieuse. Au fait, caquète-t-elle, tu sais que Sinead Devlin a lancé sapropre marque d’accessoires ? Les gens s’arrachent ses créations. Ils lui en ont pris plein, chezHarvey Nichols, et elle est passée dans Vogue. Je l’ai vue quand on s’est réunies pour fêter nos dixans de sortie du lycée, pourquoi est-ce que tu n’es pas venue, d’ailleurs ?

Pour éviter des gens comme toi, par exemple.Si j’avais reçu une livre chaque fois qu’on m’a parlé du succès de Sinead Devlin, je serais… eh

bien, j’aurais un tas de pièces d’une livre à la maison. À vrai dire, j’ai essayé de contacter Sinead,mais elle ne m’a jamais rappelée.

— Oh, j’étais prise. (Mensonge.) Mais toi, comment vas-tu ? Tu cherches quelque chose enparticulier ?

— Ça va super bien ! Pas l’ombre d’un souci. Je travaille toujours dans les relations publiques,surtout pour des marques de luxe. Et puis, tu as dû en entendre parler : Ronan m’a fait sa demande.(Elle retire l’un de ses gants pour exhiber une bague très tape-à-l’œil entièrement incrustée dediamants.) Notre mariage aura lieu en juillet prochain, près d’Avignon, dans le sud de la France.Mais j’y pense, pourquoi ne viendrais-tu pas après la cérémonie, pour les festivités ? Les vols nesont pas très chers, et tu pourrais rencontrer quelqu’un… À moins que tu ne sois prise, en cemoment ?

Une lueur curieuse s’allume dans ses yeux de fouine. Elle sait que je vais répondre « non ».— Euh… non. J’avais quelqu’un, mais ça n’a pas marché.Pourquoi est-ce que je lui raconte ça ?— Aaah…, fait-elle, avec une sollicitude feinte. Et c’est sans doute compliqué de rencontrer des

hommes en travaillant ici, non ? Enfin, j’adorerais qu’on se raconte nos vies, mais il faut que je file.Je dois encore passer chez L’Occitane et trouver quelque chose pour la mère de Ronan. Prends soinde toi, d’accord ? J’espère que tout va bien se passer, conclut-elle en me donnant une petite tape– oui, oui, une tape – sur la tête.

Sur ce, elle s’éloigne dans un nuage de Chanel. Mais alors que je rumine encore, elle reparaît pourune dernière salve.

— Désolée, Zoë, tu peux m’indiquer où se trouve le coin Hermès ? Ronan a besoin d’une nouvellecravate.

Avec un sourire affable, je lui indique la direction opposée.Quelle plaie ! Le but de déménager à Londres, c’était justement de m’éloigner de gens comme elle

et d’effectuer ma reconversion professionnelle en paix, pour mieux revenir à la maison au bout dedeux ans, auréolée de gloire, avec en poche mon job de responsable des achats dans une grande

enseigne, voire ma propre boutique. Et maintenant, cette garce va raconter au monde entier que ZoëKennedy est caissière chez Marley’s. Oui, et alors ? J’ai eu de la chance de décrocher ce boulot etles possibilités d’évolution sont énormes, même si ça n’a pas encore tout à fait marché comme jel’espérais. Et puis d’ailleurs, comment se fait-il qu’elle ait les moyens de dévaliser les magasins,celle-là ? Je croyais que tout le monde était fauché, en Irlande. Cravate Hermès, mon œil. Je pariequ’elle cherchait le prix des porte-clés, plutôt.

Je n’avais pas vu Kerry-Jane depuis à peu près cinq ans, et je viens de me rendre compte qu’elleme rappelle quelqu’un. Quelqu’un que je n’aime vraiment, vraiment pas… Mais qui ? Ah oui, biensûr : Jenny. L’un de mes plus grands regrets. Je n’aurais jamais dû me montrer aussi jalouse de lameilleure amie de David.

— Excusez-moi. Excusez-moi !Je sursaute, embarrassée, et découvre une dame qui attend d’être servie. Elle est si petite que j’ai

bien failli ne pas la voir. Elle doit avoir dans les quatre-vingts ans, un imper marron légèrementpassé, des cheveux mauves et d’énormes lunettes, et s’appuie sur une canne.

— Désolée de vous avoir fait attendre, madame. Que puis-je pour vous ?— Merciiii, jeune fille, je voudrais des boutons de manchettes pour mon filleul, répond-elle d’une

voix chevrotante.Elle met si longtemps à parvenir au bout de sa phrase que je me demande si elle n’a pas eu une

attaque entre-temps.— Bien sûr, dans quel style les souhaiteriez-vous ?Il faut un moment avant de définir son budget, puis de trouver le produit qui lui convient, mais nous

finissons par nous accorder sur un joli modèle carré en argent, que je lui emballe dans un papiercadeau. Elle règle son achat en espèces, tirant précautionneusement chaque billet d’un vieux porte-monnaie brodé de fleurs. Il est si minuscule que ça me fait mal au cœur. Ses mains noueusestremblent un peu quand elle place le paquet dans son cabas plastifié. Ça me démange de l’aider, maisje parviens à me retenir – elle n’apprécierait peut-être pas. Une fois qu’elle en a terminé, elle relèveles yeux et m’offre un sourire d’une douceur inattendue.

— Merci, mon petit, dit-elle. Joyeux Noël.— Joyeux Noël à vous aussi, madame, réponds-je, enveloppée par une agréable chaleur – le

plaisir d’avoir fait plaisir.La désagréable impression laissée par Kerry-Jane se volatilise aussitôt.Certains prétendent que l’argent ne fait pas le bonheur, mais je m’en fiche, moi je sais que dégotter

le cadeau idéal rend les gens heureux. Alors que je range les autres boutons de manchettes, jeremarque le petit porte-monnaie brodé, abandonné sur le comptoir.

— Oh, non !— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquiert Harriet.— Ma cliente a oublié son porte-monnaie. Je cours le lui rapporter, d’accord ?— D’accord, répond tranquillement Harriet.Ma jeune collègue semble avoir oublié que l’on n’est pas censées quitter le comptoir, et encore

moins le magasin, à moins d’un incendie ou quelque chose dans le genre – et même dans ce cas, ilnous faudrait sans doute attendre l’autorisation de Karen. Mais je vais faire vite.

— Je reviens d’ici dix minutes.Je m’empare du porte-monnaie et me précipite dehors, passant devant le maquillage et les

accessoires, les sacs et les foulards, le hall avec son portier en uniforme et l’énorme bouquet defleurs. Je jette un coup d’œil à droite et à gauche.

Je ne la vois pas. Bien sûr, il fait sombre et Regent Street est bondée, des gens entrent et sortentdes magasins, observent les vitrines illuminées ou se promènent simplement en admirant leséclairages de Noël suspendus au-dessus de la rue tels des colliers lumineux. Le sol est couvert deneige et je porte un petit haut à manches courtes en angora (noir, conformément aux règles en vigueurchez Marley’s, mais avec un motif en forme de trou de serrure dans le dos, style Whistles). Il fait unfroid glacial, mais pas question d’abandonner. Elle n’a pas pu aller bien loin. À mon avis, elle s’estplutôt dirigée vers la ligne Piccadilly du métro que vers Oxford Circus. Je double un père Noël pouravoir une meilleure vue du trottoir et aperçois enfin la frêle silhouette qui se fraie péniblement unchemin parmi la foule. Contre vents et marées, je me précipite, bredouillant des excuses aux passantsque je bouscule sur mon trajet.

— S’il vous plaît ! m’écrié-je en arrivant à son niveau. S’il vous plaît, madame !Comme elle ne m’entend toujours pas, je la double et finis par me planter devant elle.— Madame, vous avez oublié votre porte-monnaie…— Oh ! Quelle idiote je fais. Merci, mademoiselle, merci infiniment. J’aurais été perdue, sans lui.Elle prend sa petite bourse et la fourre dans son cabas, tandis que je me frotte désespérément les

bras pour les empêcher de geler. Nous sommes plantées au beau milieu de la foule, à côté d’unvendeur de cacahuètes grillées. L’odeur me donne l’eau à la bouche, j’ai tout juste eu le tempsd’avaler la moitié d’un sandwich à midi.

— Je ne suis pas surprise que Marley’s embauche du personnel aussi serviable, reprend la vieilledame. C’est un lieu unique en son genre. Il n’y a qu’à voir leurs vitrines. Dans le temps, les gensdisaient…

Dites-moi que je rêve. Elle va vraiment me raconter ses souvenirs ici ? Elle n’a donc pas froid ?Pour ma part, après le coup de chaleur causé par mon sprint, j’ai l’impression qu’on me plante des

dizaines de lames glacées dans la peau. Un bénévole pour une œuvre caritative semble sur le point denous aborder, avant de se raviser.

— … et la semaine qui précède Noël, si l’on fait un vœu devant la vitrine, alors on obtient ce queson cœur désire.

— Comme c’est charmant ! dis-je sans prêter vraiment attention à ce qu’elle raconte.La foule nous engloutit, et une femme chargée d’une tonne de sacs nous bouscule en passant,

manquant de faire de tomber ma nouvelle amie. Je la rattrape à temps.— Tout ce monde, c’est assez effrayant, constate-t-elle, visiblement secouée.— Voulez-vous que j’arrête un taxi ?— Je m’en voudrais de vous causer ce tracas.— Mais non, voyons, ce n’est rien du tout.Quand je parviens enfin à héler une voiture, j’ai les dents qui claquent. Littéralement. J’aide la

vieille dame à s’installer et indique son adresse au chauffeur.— Joyeux Noël ! lui dis-je à travers la vitre.— Joyeux Noël, et n’oubliez pas de faire un vœu, me rappelle-t-elle en levant un doigt tremblotant.Je retourne chez Marley’s à toute vitesse. Pourvu que mon absence n’ait pas duré trop longtemps.

À mon arrivée, l’une des vendeuses en parfumerie, qui n’a pas repéré mon badge, se précipite. Avantque j’aie pu l’en empêcher, elle m’a aspergée d’un parfum floral.

Alors qu’enfin je regagne mon comptoir, je tombe sur Karen.— Eh bien, Zoë, on a décidé de sortir prendre l’air ? De faire une petite pause ? siffle-t-elle, sans

se départir de son sourire commercial.N’importe quel client qui nous verrait pourrait croire que nous avons une agréable conversation,

mais il n’en est rien.— Je suis désolée.— Vous savez que vous n’êtes censée quitter le comptoir sous aucun prétexte. Absolument aucun.

Auriez-vous oublié que vous portez pour plusieurs milliers de livres de produits du magasin survous ?

Machinalement, je porte la main au pendentif en diamant et émeraude à mon cou. En effet, j’avaisoublié.

— J’aurais cru, poursuit Karen, qu’une ancienne consultante en management – un poste important àpremière vue – se montrerait un peu plus professionnelle, et qu’elle éviterait de partir se promener enplein service…

Je hoche la tête, prenant bien soin d’afficher mon air le plus piteux, et attends patiemment quel’orage passe. Si au moins elle pouvait éviter les remontrances au milieu du magasin ! Car enfin,malgré son grand sourire, je suis sûre que les clients trouvent ça bizarre.

Quand Karen me laisse enfin rejoindre la caisse, la pauvre Harriet me jette un regard penaud.— Désolée, Zoë, murmure-t-elle. J’ai essayé de te couvrir, mais ça n’a pas marché. Elle était

super en colère ?Je hausse les épaules.— Oui, elle m’a passé un savon. Mais ne te tracasse pas, ce n’était pas ta faute.Harriet a l’air perplexe.— Quel savon ?— C’est juste une expression, ça veut dire qu’elle m’est tombée dessus.— Tombée dessus ?Tout en essayant de lui expliquer que « tomber dessus » signifie « gronder », je songe que Karen

avait raison. J’ai vraiment agi de façon impulsive et idiote. Comme avec David.Avant de recommencer à ressasser ce sujet déjà moult fois rebattu, je me remets au travail, bien

déterminée à atteindre mon objectif avant que le magasin ferme ses portes.En quittant le bâtiment, je m’arrête un instant devant les vitrines. J’ai beau les longer

quotidiennement, je les trouve toujours aussi magiques. Chacune représente une fabuleuse corned’abondance, remplie jusqu’à ras bord d’une kyrielle de produits dépareillés : des chaussures, desverres, des assiettes, des montres, des gants, des foulards, des bibelots en or et des clochettes enargent. Les vitrines qui donnent sur Regent Street sont dédiées aux contes de fées. Ma préférée, c’estcelle de Blanche Neige, avec la sorcière en robe noire Armani jusqu’aux chevilles et le chasseur encostume Prince de Galles. Sur l’autre côté du bâtiment, dans la petite rue qui mène à Soho, ce sont lesquatre saisons.

Là, ma favorite, c’est l’été. Elle met en scène un homme et une femme, lui en polo blanc et jeandélavé (Ralph Lauren tous les deux) avec à la main un panier de pique-nique rempli des délices denotre épicerie ; et elle dans une longue robe blanche de chez Theyskens’ Theory, avec un immensechapeau bleu marine à larges bords. Les deux personnages se tiennent au milieu d’une pelouse bienverte, sur un fond peint d’arbres verdoyants, un lac profond et un ciel bleu azur parsemé de quelques

nuages. Le décor est magnifique, ils sont magnifiques, la journée est magnifique et le parc ressembleau jardin d’Éden.

Je suis bien consciente que c’est bête, mais le mannequin me rappelle David. Il se tient de la mêmefaçon, et il regarde la femme comme il me regardait, moi. Je sens les larmes me monter aux yeux,alors je cligne plusieurs fois des yeux pour ne pas pleurer.

Je me demande ce que David fait, en ce moment. Vu qu’il est 16 heures, à New York, il se trouvesans doute à l’hôpital, en train d’opérer ou de faire ses visites aux patients. Manhattan doit regorgerde décorations de Noël. Je l’imagine qui descend la Ve Avenue, les bras chargés de paquets, ou biendevant Macy’s, tendant un billet de cent dollars au père Noël de l’Armée du Salut… avant de seretourner vers la top-modèle ou l’infirmière gracile qui se tient à ses côtés pour lui donner un baiserde Noël.

Afin de me débarrasser de ces images, je repense à mes parents, qui m’emmenaient voir lesvitrines de Brown Thomas dans Crafton Street, quand j’avais six ou sept ans. Tous ces jouets, cesdécorations, surtout les pantins animés, c’était un véritable enchantement.

— C’est le père Noël qui fabrique tout ça ? demandais-je à mon père.Alors il m’expliquait que les elfes du père Noël en confectionnaient une partie, mais que c’étaient

des Irlandais comme nous qui préparaient le reste des cadeaux.— Comme les maisons de poupées de ton papa et les jeux que fabrique son entreprise, ajoutait ma

mère.— Mais si tu demandes au père Noël, tu peux avoir tout ce que tu veux dans cette vitrine,

promettait mon père, sans prêter attention à ma mère, qui devait néanmoins lui reprocher ensuite deme mettre des idées pareilles en tête.

Ce qui me ramène à ce que m’a dit la vieille dame, au sujet du vœu et de la possibilité de voirexaucés les souhaits de son cœur. Ça ne tient pas debout, bien entendu, pourtant je ferme les yeuximpulsivement et je chuchote :

— J’aimerais que David me revienne.Quand je les rouvre, j’adresse une grimace à mon reflet dans la vitre. Quelle dingue ! Je reprends

ma route d’un bon pas. Encore heureux que personne ne m’ait vue.

Chapitre 2

Je retrouve Rachel à l’angle d’Old Compton Street, dans un drôle de petit bar sur lequel on esttombées par hasard, quelques semaines auparavant. Des lumignons féeriques pendent du plafond,toutes les lampes et les cheminées sont décorées de guirlandes, et Nat King Cole chante ChestnutsRoasting on an Open Fire. Même les serveurs sont déguisés en père Noël avec des bois de renne surla tête. Bref, l’endroit ressemble à la grotte d’un père Noël qui serait devenu fou, voire à lagarçonnière d’un elfe qui n’aurait d’yeux que pour son job.

Le bar est bondé d’un mélange d’amateurs d’achats de dernière minute et d’employés de bureau,mais je finis par apercevoir Rachel, debout dans un coin. Un groupe de garçons, non loin d’elle, serégale de ses longues jambes et de sa taille fine, mises en valeur par son polo et une jupe droitenoire. Mais elle ne les voit pas, trop absorbée par l’écran de son BlackBerry, les pouces courant surle clavier. Ayant remarqué deux femmes qui libèrent leur table, je me jette sur leur siège avant defaire de grands signes à Rachel pour attirer son attention.

— Bien joué ! me dit-elle en m’embrassant. Tu es la meilleure pour dégotter des sièges quand onen a besoin.

— Ça fait du bien de se reposer un peu les jambes, dis-je dans un soupir.Et je joins le geste à la parole, m’étirant tout en ôtant mon manteau en daim humide.— On dirait ma mémé, constate Rachel en riant.— Je sais. Oh ! Sympa, ton haut !— Merci, je l’ai acheté chez Gap en allant au travail ce matin. Grâce à mes charmants patrons, je

n’ai pas eu le temps de faire une seule lessive depuis environ deux semaines.Elle lève les yeux au ciel. Rachel a beau se plaindre, prétendre qu’elle vend son âme au cabinet

juridique qui l’emploie, elle ne me trompe pas. Je sais qu’elle adore son travail. Je tends la mainvers sa manche en souriant.

— Je peux ? Hmm… c’est doux. Mérinos et cachemire, c’est ça ?Alors que mon amie hoche la tête, un picotement satisfait me parcourt : j’apprends vite. Il y a

encore un an, j’aurais été incapable d’un tel discernement.— Alors, du nouveau sur ton affaire ?L’affaire en question ne paraît pas franchement fascinante, une vague dispute au sujet de la

propriété d’un lot de pétroliers, mais elle est très importante pour Rachel.— Eh bien, la nouvelle vient tout juste de tomber… On a gagné !— Félicitations ! Allez, je te paie un verre pour ta peine.— Pas besoin.Elle empoigne un pichet en métal et me remplit une chope d’un liquide dangereusement appétissant

et crémeux avant d’expliquer :— Ça s’appelle un Noël Blanc. Dieu seul sait ce que ça contient, mais c’est délicieux.— Merci. À la tienne, alors ! Mais dis-moi, qu’est-ce que ça implique pour toi ?— Eh bien, ça signifie surtout qu’à présent, j’ai ce partenaire-là de mon côté. Du moins je crois.

Ce qui est très prometteur, dans l’optique de devenir un jour associée.Elle exulte et je suis ravie pour elle. Un brin jalouse, aussi. Contrairement à moi, Rachel a pris des

décisions intelligentes concernant sa carrière. Elle voulait devenir avocate, elle a étudié le droit.Alors que moi, qui voulais travailler dans la mode, j’ai pris commerce et français parce que ça mesemblait plus sûr, et j’ai atterri dans un emploi que je détestais, avant de décider enfin de changer decarrière à l’âge de vingt-sept ans. Aujourd’hui, j’en ai vingt-huit, presque trente donc, et je porteencore un badge avec mon nom dessus. Pff ! J’avale une nouvelle gorgée de mon cocktail.

— Tu es contente de passer Noël avec Kira ?J’acquiesce. Rachel sait que pour la fille unique et gâtée que je suis, passer Noël loin de mes

parents est une première. Mais j’ai la chance d’avoir quand même quelque part où aller : je passe lesfêtes avec mon amie australienne, Kira, et ses six colocataires, qui habitent une immense maison prèsde Westbourne Grove. Kira prépare une grosse volaille rôtie, et on va jouer à Twister et faire desjeux à boire.

— Kira a eu la grippe, j’espère qu’elle va mieux.— Ce n’est pas une grippe qui va l’arrêter. En dehors de toi, c’est la fille la plus robuste que j’aie

jamais rencontrée.— Je me sens moyennement robuste, ces temps-ci.Je raconte à Rachel ma rencontre inopinée avec Kerry-Jane au magasin, puis j’ajoute en guise de

conclusion :— Elle m’a demandé pourquoi je n’étais pas venue à la réunion des dix ans.— La mienne, de réunion des dix ans, a été super bizarre, avoue Rachel. Ils étaient tous mariés

avec trois enfants, je me suis fait l’effet d’un monstre. Il y avait même une fille qui en avait quatre, tuimagines ?

— Même pas dans mes pires cauchemars.J’ai déjà du mal à m’occuper de moi-même, alors un bébé… La radio joue Last Christmas. Je ne

l’avais pas remarqué avant, mais cette chanson passe-partout et tout le temps. Et chaque fois que jel’entends, je pense à David. J’essaie de me secouer et me reconcentre sur ce que dit Rachel.

— Est-ce que je t’ai raconté que j’allais travailler sur une nouvelle affaire à Manchester, en débutd’année prochaine ? Un gros cas de fraude à l’assurance. En fait, c’est vraiment intéressant, parceque…

Elle s’interrompt brusquement, les sourcils froncés.— Pourquoi est-ce que tu as l’air si triste ?— Triste ? Ah bon ? Non, non, je pensais juste…— À quoi ?— David…— Oh, mon Dieu ! Quoi, David ? Tu as eu de ses nouvelles ?— Non, mais… David a fait son stage à Manchester, dis-je en sentant mon visage se crisper et en

m’efforçant de ravaler mes larmes. Désolée.Bon sang, je suis vraiment pathétique. Je m’étais juré de ne pas parler de David ce soir. Encore

moins de fondre en larmes alors qu’on n’en est qu’au deuxième verre.— Zoë, il faut que tu arrêtes de te torturer. David, c’est fini. Oublie-le.— Je sais, mais c’est plus fort que moi. Je me dis que si je m’étais comportée différemment, je

pourrais être à New York avec lui, à l’heure qu’il est.— Mais… OK, rentrons dans le concret une seconde. Tu n’aurais jamais pu travailler là-bas sans

visa. Ça aurait donc représenté un énorme sacrifice, pour un homme que tu connaissais depuis moins

d’un an. Et de toute façon, n’as-tu pas toujours clamé que tu restais à Londres deux ans, et qu’ensuitetu rentrais à Dublin ? Où est-ce que tu cases New York, dans tout ça ? Qu’auraient dit tes parents ?

— J’aurais trouvé une solution, je serais allée frapper à la porte de toutes les boutiques etmagasins de New York jusqu’à ce que je trouve un travail, légal ou pas. Et puis, la bourse de Davidne dure qu’un an, et je l’ai déjà entendu parler de retourner en Irlande. Ç’aurait pu être parfait.Vraiment parfait.

De nouveau, ma voix s’étrangle et je me prends la tête entre les mains.Rachel me tapote sur l’épaule.— Je sais que c’est dur. Crois-moi, je suis bien placée pour le savoir. Mais la vie est ainsi faite, tu

le sais bien, ajoute-t-elle avec douceur. Ces choses-là arrivent et tu dois les accepter, voilà tout.Je relève les yeux.— Je ne crois pas en ce genre de choses. Je n’y ai jamais cru. Je crois au contraire que la vie est

ce que l’on en fait.— Je sais ce que tu penses, mais il y a des limites. Regarde Jay et moi. Ce n’est pas facile de le

voir tous les jours au travail, je regrette et je regretterai toute ma vie d’avoir eu une relation avec lui.C’était la pire décision de toute mon année. Pourtant c’est arrivé, et je ne peux rien y changer.

— Ah oui ?Rachel est entrée dans une rage folle, quand elle a découvert que Jay voyait une autre fille en

secret. Normal. Néanmoins, je ne m’étais pas rendu compte que cette histoire l’avait à ce pointchamboulée.

— C’était vraiment ça, ta pire décision de l’année ?Elle hoche la tête.— Oui, ça ou mon inscription à ce camp d’entraînement, le prétendu temple du fitness. J’ai payé

huit séances pour n’assister qu’à la première.Je me sens mal de ne pas lui avoir été d’une grande aide quand son histoire avec Jay a tourné court

en septembre dernier. Rachel est tellement organisée et confiante, par ailleurs. Elle est mêmepropriétaire de son studio, ce qui à mes yeux relève du miracle. Et elle attire systématiquement desambitieux : toujours banquiers ou avocats, toujours très séduisants et avec un petit truc clinquant enplus, entre celui qui a son brevet de pilotage, l’autre qui vit à Hong Kong la moitié de l’année, celuiqui est moitié russe moitié suédois, etc. Pourtant, ses relations ne durent jamais, au bout du compte.Je ne comprends pas.

Curieuse, je demande :— Est-ce que tu as eu des contacts avec Jay, depuis ?— En fait… Promets-moi de ne pas te moquer.— Je ferai de mon mieux.— J’ai suggéré sa moustache à Movember1.Elle me regarde et on éclate de rire en chœur.— Je sais, je sais… Un moment de faiblesse.Elle pousse un gémissement et se prend le visage entre les mains.— Et qu’est-ce qu’il a dit ?— J’ai reçu une réponse automatique : « Jay et les Moustaches Bandits vous remercient de votre

don de vingt livres ! » Ça m’a servi de rappel à l’ordre.— Tu sais, je suis toujours amie avec Oliver sur Facebook. Il t’aimait beaucoup.

Oliver est un homme adorable, chirurgien et ami de David. Rachel et lui s’étaient embrassés, lorsd’une soirée bien arrosée, malheureusement ça n’avait pas été plus loin, à la grande déception dupauvre garçon.

Rachel fait la grimace.— Il était trop gentil.— Comment ça, « trop gentil » ? Vous n’arrêtiez pas de vous quereller, tous les deux.À chacune de leurs rencontres, ces deux-là trouvaient toujours le moyen de s’embarquer dans un

débat passionné – sur la politique, la chasse au renard ou la possibilité pour les femmes de changerde nom ou pas quand elles se mariaient.

Rachel hausse les épaules.— Non, c’est pas mon style d’homme, voilà tout. En plus, qu’est-ce qu’il est grand ! Je ne veux pas

être méchante, mais c’est flippant, un mec si grand, non ? Et puis, il a les oreilles décollées.— Ce n’est pas sa faute, ça. Il est adorable, et tu lui plaisais vraiment. Tu ne voudrais pas lui

donner une seconde chance ?— D’accord, faisons un pacte. Bonnes résolutions de la nouvelle année : toi, tu oublies David ; et

moi, si jamais je revois Oliver, je lui donne une chance. OK ?— OK. Maintenant, je vais nous chercher du champagne, histoire qu’on fête ça dignement.Je balaie les protestations de Rachel d’un revers de la main et me dirige vers le bar, où je nous

commande deux coupes de champagne. Je ne devrais sans doute pas boire ça, après les cocktails,mais tant pis. Il nous faut bien fêter la résolution de l’affaire de Rachel, non ? Déjà un peu soûle, jerapporte les verres à notre table, avec moult précautions.

— Salut, les filles ! lance une voix derrière nous.Je me retourne sur Kira, emmitouflée jusqu’aux oreilles dans une écharpe blanche, une doudoune

noire qui lui descend aux chevilles et un bonnet rose qui laisse dépasser quelques-uns de ses cheveuxblonds. Elle est toute pâle. En fait, elle a carrément une sale tête.

— Kira ! m’exclamé-je en la serrant dans mes bras. Comment tu te sens ?Elle émerge de son manteau, telle une chenille de son cocon, avant de répondre en s’asseyant :— Je retrouve à peu près forme humaine. Désolée de m’incruster, mais il fallait absolument que je

sorte de chez moi, explique-t-elle, bientôt interrompue par une quinte de toux. Je fais une dépressionsaisonnière, conclut-elle d’un ton plaintif. Je n’ai pas encore développé mes résistances.

— Tu es une plante tropicale, commente Rachel. Tu es sûre que tu fais bien de sortir ?— Sans doute pas, mais honnêtement, s’il faut que je me tape encore une fois Un Trésor dans

votre maison, je vomis. J’en suis au point de trouver le présentateur de l’émission sexy, c’est dire…Kira est prof de sport dans la salle de gym de mon quartier. Je suis ses cours de zumba et de body

pump, c’est comme ça que nous sommes devenues amies. Elle a été géniale quand David m’aplaquée, m’extirpant du canapé où je passais mes journées pour m’embarquer malgré mes réticencesdans des soirées sympa.

— Dis donc, où est ta Mini-moi ? Elle ne sort pas ce soir ? demande Kira.Rachel éclate de rire, tandis que je fais les gros yeux à Kira.— Harriet n’est pas ma « Mini-moi ». Ne fais pas ta méchante.— Je plaisante ! C’est une gentille fille. Mais dis-moi, elle persiste à se fringuer exactement

comme toi ?— Non… Je lui ai demandé d’arrêter.

Je me sens coupable, d’ailleurs. J’ai eu quelques mots avec Harriet, un jour, alors qu’elle venaitde s’acheter les mêmes escarpins verts en croco que moi, et elle en a été mortifiée.

— Bon, alors, ça se passe où, la fête ? demande Kira en se frottant les mains. C’est quoi, leprogramme ?

Mes deux amies se tournent vers moi. Même si je ne vis ici que depuis un an, tandis qu’elles yhabitent depuis bien plus longtemps, c’est moi qui suis devenue la spécialiste des bars et autresclubs. Ça ne me dérange pas, d’ailleurs. Au fond de moi, j’ai plutôt envie de rentrer me goinfrer dechocolats Quality Street au lit, mais c’est la dernière fois que je vois Rachel avant son départ pourKildare où elle passe les fêtes. Allez, encore un verre.

Quatre heures plus tard, je dégringole de mon taxi, soûle comme une Polonaise. Aïe. Comment en

suis-je arrivée là ? On prenait tranquillement un verre et puis on s’est mises à discuter avec desmecs… et Kira en a embrassé un, et puis on a fini par aller ailleurs, tous ensemble. Alors que le taxis’éloigne, je lève les yeux vers le ciel, glacé, lointain et parsemé d’étoiles. Ça me fait penser audessin animé où les souris chantent Somewhere Out There. Je me demande où est David, ce qu’ilfait. Je gravis les marches couvertes de neige d’un pas mal assuré et claque malencontreusement laporte d’entrée. Zut, je vais réveiller Deborah, ma colocataire. Je m’écroule sur le lit et tombe dans unsommeil embué d’alcool, peuplé de rêves où David et moi sommes des souris à New York.

Et puis je me réveille dans la chambre de David.1. Chaque année, durant le mois de novembre, Movember fait pousser des moustaches sur des centaines de milliers de visages

d’hommes. Grâce à leur « Mo », les hommes récoltent des dons qui permettent de financer des campagnes de sensibilisation sur lecancer de la prostate et des testicules.

Chapitre 3

Je regarde autour de moi pour absorber chaque détail familier : les copies d’œuvres d’art abstrait,le bon goût de la moquette de couleur claire mariée aux murs blancs. La précieuse raquette de tennisde David est là aussi. Donc il vit encore dans cet appartement. Est-ce possible ? Tout d’un coup,j’échafaude une hypothèse invraisemblable : il n’est pas parti pour New York, il a fait semblant et ilest resté caché ici, à Maida Vale, dans l’unique but de s’éloigner de moi.

Il faut que je le voie – s’il est là – et que je découvre enfin ce qui se passe. J’ai les mains quitremblent tellement que je dois m’y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à ouvrir la porte. Jegrimpe l’escalier qui monte à la cuisine. Elle est vide, mais une odeur de café flotte encore dans l’airet il y a une tasse vide dans l’évier. Il ne doit pas être loin.

Sauf que c’est impossible. David ne vit plus ici.Et si on m’avait droguée ou kidnappée ? Si la personne qui loue désormais l’appartement de David

était tombée sur une photo de moi ou autre chose – je vous passe les détails – et avait décidé de meretrouver, de me droguer et de me ramener ici ?

Instinctivement, je m’empare d’un grand couteau sur l’égouttoir et le serre fort dans ma main. Celame donne le courage nécessaire pour me planter en haut des marches, à tourner sur moi-même avecmon arme, quand j’entends un bruit dans mon dos. Je fais volte-face et découvre un étranger auxcheveux bruns, mouillés, et au regard ensommeillé. Il sort de la salle de bains en costume d’Adam.

— Aaaaaaaaaaaaaaah !Je hurle en brandissant le couteau dans sa direction.— Oh là ! Du calme, tout va bien !Il tend la main dans un geste d’apaisement, ce qui me fait hurler de plus belle. Soudain, il semble

prendre conscience de sa nudité et se rue vers la chambre, dont il émerge quelques secondes plustard, une serviette nouée autour de la taille. Il est très grand et mince, et je remarque, au-dessus de laserviette, son ventre presque concave.

— Ne vous approchez pas ! aboyé-je. La police est en route. (Je ne sais pas d’où me vient uneréplique pareille, mais je suis assez fière de ma présence d’esprit.) Si vous faites encore un pas, jehurle à en faire exploser les vitres et je vous coupe les testicules !

Je garde mon couteau braqué sur lui, l’air aussi menaçante que possible.— Zoë ! Arrête !Bouche bée, je me tais.— Je suis Max, explique-t-il, le copain de David. On s’est déjà rencontrés, tu ne te rappelles pas ?Je baisse mon arme et le dévisage. Grand, une épaisse tignasse brune, des yeux marron sous des

sourcils eux aussi épais et droits. En effet, je me souviens vaguement de lui. Un soir, dans un pub. Ilest médecin… Non, scientifique. Un ami de David, du temps de l’université ou quelque chose commeça. Enfin, pas sûr car à l’époque, il portait des vêtements.

— Il ne t’a pas dit que j’avais dormi sur le canapé ? demande-t-il en rajustant sa serviette et metendant de nouveau la main. Je suis désolé de t’avoir fait peur. Je pensais que tu étais déjà partie,sinon, je me serais… habillé.

D’une voix rauque, je lui demande :

— Où est David ?Il me regarde d’un air perplexe.— Il est parti au travail depuis un bon bout de temps.C’en est trop.— Il était là ? Et il est parti ? Mais pourquoi ? Il va revenir ? Qu’est-ce qui se passe ?Max m’observe, de plus en plus stupéfait.— Zoë, dit-il, ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer. Pourquoi tu n’irais pas t’asseoir sur le

canapé quelques secondes, histoire de respirer profondément ? Ça t’aidera à reprendre tes esprits.Ensuite, j’irai nous préparer du thé et on appellera David. J’ai dû te causer un sacré choc.

Lentement, il tend encore la main vers moi et me prend le couteau, d’un geste à la fois doux etferme. Je me laisse guider vers le sofa, où je m’affale lourdement. J’ai le souffle court, la respirationhaletante.

— C’était bien, la soirée théâtre ? me demande-t-il.— Je ne suis pas allée au théâtre ! J’étais avec Rachel et Kira.À moins que… Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ?— Ah bon ? s’étonne Max. Quoi qu’il en soit, je suis certain que David est ici, à Londres. Il me

semblait que vous étiez allés voir Hamlet, mais je me trompe peut-être. J’ai un peu forcé sur l’alcoolhier soir, alors je ne suis pas le témoin le plus fiable qui soit.

Sur ce, il entreprend de me raconter sa soirée, les trois pubs où il est allé lever le coude, la boîtede nuit « moisie » et puis l’after avec la bouteille de champagne, reste de Noël 2007, sortie du frigod’une amie.

— On n’arrivait pas à l’ouvrir, poursuit-il, alors on a dû la sabrer. Et puis, comme on avait peurdes éclats de verre, on a passé le champagne à travers le foulard de mon amie.

Pendant ce temps-là, moi, je réfléchis. J’ai bien vu Hamlet avec David. Mais c’était il y a desmois. L’été dernier.

Dehors, je vois le ciel bleu azur et les feuilles des arbres, d’un vert éclatant. Il fait chaud, le soleilbrille. Comme en plein été. Et Max est bronzé.

— Quel jour sommes-nous ? lui demandé-je.Il me jette un regard étrange.— Jeudi.— Mais jeudi combien ?— Euh… le 22 juillet.Je secoue la tête.— Impossible. C’est impossible ! C’est pas vrai, bon sang, c’est pas vrai !Cette fois, ma respiration est totalement incontrôlable. J’agite les mains, en proie à un accès

d’hyperventilation sans précédent. Max cherche autour de lui et finit par trouver un sac en papier. Ilme fait respirer dedans, et je m’exécute illico, puis, n’y tenant plus, j’agite les mains de plus belle.

— C’est une blague, c’est ça ? dis-je en haletant. Tu as collé quelque chose sur les vitres, unesorte de filtre ou… d’écran ?

Mais il secoue la tête.— Non, rien de tout ça.Je décide de me pincer, histoire de voir si ça change quelque chose. Mais rien, ça fait juste mal.

Alors – je ne sais pas ce qui m’incite à faire ça – je le pince à son tour, histoire de voir ce qui se

produit. Il pousse un cri indigné et m’écarte d’un revers de la main. D’accord, il est donc bel et bienréel.

— Eh ! Arrête ! s’écrie-t-il en me prenant par les épaules. Calme-toi. Respire. Tu es sous le choc,ça a dû provoquer une amnésie passagère ou quelque chose dans ce goût-là, je n’en sais rien. Mais jete promets que ça va aller, OK ? Regarde-moi. Ça va aller.

Je plonge dans ses grands yeux bruns et me rends compte qu’il a raison : il faut que j’essaie de mecalmer, ou du moins que je fasse semblant. Je prends plusieurs inspirations profondes et il me relâchepeu à peu les épaules.

— Désolée, je ne suis pas foldingue. Ça va, je t’assure. C’est juste… Il n’y aurait pas un journalpar là ? Que je voie la date d’aujourd’hui ? On est bien en 2010 ?

Max hausse les sourcils.— Euh… Je n’ai pas de journal, mais…Il prend un vieux téléphone portable sur la table basse et me montre son écran fendu. Jeudi

22 juillet. Alors que je continue, incrédule, à regarder fixement l’appareil, Max se lève et va mettrede l’eau à bouillir.

— Ça ne te dérange pas si je te laisse seule pendant que ça chauffe ? Je vais en profiter pourm’habiller, je reviens dans cinq minutes.

— Oui, oui, pas de problème.Il disparaît et j’inspire encore plusieurs fois profondément. La panique menace de me submerger.

J’ose à peine cligner des yeux, de peur de me retrouver soudain transportée… je ne sais pas, moi, enIrlande à l’époque des Vikings, ou dans l’Égypte ancienne. Combien de temps vais-je rester là ? Est-ce que je suis remontée dans le temps pour toujours ? J’essaie de réfléchir à une personne à qui jepuisse téléphoner, que je puisse appeler à l’aide. La sécurité sociale, pourquoi pas ?

« Bonjour, je pense que j’ai fait un petit voyage dans le temps. Non, non, pas grand-chose, sixmois. Qu’est-ce que vous me recommandez ? »

— Tu prends du sucre ou du lait ?Max est revenu. Il porte un pantalon très large, hideux, et un tee-shirt mauve délavé portant

l’inscription « Man… Or Astro-man ? ». Étant un ami de David, je m’attendais à ce qu’il s’habille unpeu plus comme David – élégant, limite B.C.B.G. –, mais non, il est débraillé. Enfin, pas dans lestyle branchouille, non, plutôt dans le style « je me suis habillé dans le noir ». Il s’est essuyé lescheveux, du coup sa tignasse brune est maintenant complètement hirsute, dressée à la verticale sur satête.

— Juste du lait, merci.Je le regarde fouiller dans les tiroirs et le frigo. Avec ses longs bras et ses longues jambes, il

atteint sans peine les étagères les plus hautes. Je me demande s’il plairait à Harriet, elle qui aime lesgrands. Et j’éclate de rire : je viens de faire un voyage dans le temps – soit c’est ça, soit j’ai perdu latête –, mais je n’ai pas perdu mon réflexe de jouer les marieuses.

— Il y a quelque chose de drôle ? me demande Max.— Euh… si on veut.Il faut que je me secoue : si cette chose est vraiment en train de se produire, or il semblerait que ce

soit le cas, je ferais bien de cesser de me comporter comme une démente.— Je me demandais pourquoi je ne t’avais pas vu hier soir, je reprends.

— Tiens, dit Max en me tendant une tasse de thé. Tu sais, je suis rentré tard, moi aussi.Il s’assied en face de moi, son mug à la main. J’observe le mien, en porcelaine blanche de chez

Heal’s, assez fin au niveau du col, car David n’aime pas boire dans une tasse épaisse. Cette tasse-ci,j’y ai bu un nombre incalculable de fois.

— Je suis en train de déménager pour Londres. Tout doucement. Je viens de passer quatre annéesen Californie, à Berkeley, poursuit Max.

La mention de l’Amérique me fait immédiatement penser au poste de David à New York.— Ah bon ? Tu es médecin aussi ?— Non, je suis neuroscientifique.Je crois que c’est en train de me revenir. Je me souviens que David m’avait parlé de son ami Max,

hébergé quelques nuits sur son canapé, mais je ne l’avais jamais vu à l’appartement. Son tee-shirt estmaculé d’encre au niveau de l’épaule et en remarquant la tache, je me demande comment il s’estdébrouillé pour qu’elle atterrisse à cet endroit.

— Je vis à Oxford, en ce moment, reprend-il, avec des amis. Mais je travaille à Londres, à l’UCL.Il va donc bien falloir que je finisse par me trouver un appartement dans le coin, dit-il en sirotant sonthé. Et toi ? Je crois me souvenir que tu habites pas loin d’ici ?

— Oui, oui. Enfin…Est-ce qu’au moins j’ai mes clés sur moi ? Des vêtements ? Est-ce que j’habite toujours mon

appartement ?Je n’en ai aucune idée, étant donné les circonstances. Et voilà la panique qui repointe le bout de

son nez.— Ça va ? s’enquiert Max.— Je ne sais pas où est mon sac à main. Je ne l’ai pas trouvé dans la chambre de David.Max se lève et se dirige vers la cuisine. Il tire l’un des tabourets du bar et soulève mon sac.— C’est lui ?— Oui !Mon si joli sac Mulberry Alexa. Je passe rapidement son contenu en revue, apparemment tout y

est : porte-monnaie, carte de transports, clés, portable – le vieux, pas le tout nouveau –, agenda, troisbaumes à lèvres, trousse à maquillage, parfum. Soulagée, je le serre dans mes bras.

Visiblement intrigué, Max demande :— Est-ce que tu as pris quelque chose hier soir ? Un truc qui aurait pu te faire tout oublier ?Je lève les yeux vers lui, mon précieux sac toujours serré contre moi.— Non, non. Je comprends bien pourquoi tu penses à ça, mais honnêtement…Je m’interromps pour plonger mes yeux dans ceux, inquiets, de Max. Manifestement, il croit que

j’ai gobé un cacheton bizarre concocté au fond d’un labo hollandais, et que j’ai fait un mauvais trip.Et alors, qu’est-ce que je peux lui dire ? « Je pense que je suis remontée dans le temps, mais en faitc’est cool car ainsi je vais pouvoir convaincre David que je ne suis pas une folle hystérique » ? Non,il ne vaut mieux pas. Je reprends :

— Ça va. Je crois simplement que j’ai une sacrée gueule de bois qui m’a un peu désorientée, etpuis… Je ne m’attendais pas à ce que David soit parti et à te trouver, toi, à la place. Voilà tout.

Je lui souris. Je ne devrais pas rester là, en nuisette, à discuter avec les copains de passage deDavid. Il faut que je me secoue, et surtout que je découvre les autres changements qui ont eu lieu dansma vie. Que j’entre en contact avec David, que j’aille au travail, enfin tout ça, quoi.

Le travail. Putain, le travail !— Merde ! m’exclamé-je en me levant d’un bond. Quelle heure est-il ? Je parie que je suis super

en retard !— Il est… 8 h 35.— Eh merde ! Il faut que j’y aille. Merci, Max, merci pour le thé et tout le reste. Ravie d’avoir fait

ta connaissance.Je ramasse mon sac et me précipite dans l’escalier. Max me suit en haut des marches.— Eh, attends ! Tu es sûre que tu es en état de partir seule ? Tu ne veux pas que j’appelle David ?— Non, non, ça va aller, merci.J’ouvre l’armoire de David, les doigts croisés. Pitié, faites que je ne sois pas obligée de me

promener toute nue, comme Eric Bana dans Hors du temps. Ouf ! Elle est là : ma robe bleu marine dechez Zara, une imitation Mouret, sans manches, avec la bordure verte et le dos nageur. Et meschaussures en cuir beige à talons compensés. J’ai l’impression de retrouver de vieux amis. Je caressele tissu de la robe, je sens les planches du parquet sous mes pieds nus. Quand je bouge, ellescraquent, et des effluves de l’après-rasage de David flottent encore dans l’air. À présent j’en suissûre : tout cela n’est pas une illusion, je suis bien où j’ai l’impression d’être : revenue en arrière.

Comment ce prodige a-t-il bien pu se produire ? J’essaie de me remémorer la soirée d’hier, deretrouver ce qui occupait mes pensées. Je suis sortie avec les filles… Avant, j’étais au travail… Jeme suis fait remonter les bretelles par Karen…

Attendez une seconde !La vieille dame. Elle m’a conseillé de faire un vœu, et moi, j’ai souhaité retrouver David.Et voilà qu’on est en juillet, qu’on est encore ensemble. Ce qui signifie… Est-ce possible ? Mon

vœu devant la vitrine de Marley’s s’est bel et bien réalisé ? Un frisson me parcourt le corps, un vraifrisson qui me donne la chair de poule. Si incroyable que cela paraisse, ce saut dans le temps restepourtant la seule explication. Une seconde vague étrange me submerge, qui m’oblige à m’asseoir. Jeme prends la tête à deux mains.

Je dois absolument rester calme. Je sors mon agenda du sac et tourne les pages pour essayer de meréorienter. Si nous sommes aujourd’hui le 22, ça veut dire que j’ai vu David hier soir et que je vaisle revoir demain. C’est écrit là, noir sur blanc : « D, 20 heures, métro Warwick Avenue ».Maintenant, je me rappelle. C’est le soir où nous avons justement eu cette terrible dispute au sujet deJenny, le soir où tout a commencé à se dégrader. Sauf que ça n’a pas encore eu lieu !

— Merci, mon Dieu ! murmuré-je.J’ignore combien de temps tout ça va durer, ou même ce qu’il en ressortira, mais pour l’instant…

Soit je suis morte et montée au paradis, soit je suis de nouveau avec David. Et cette fois, j’espèrebien que c’est pour de bon.

Chapitre 4

Alors que je quitte l’appartement de David et passe devant le Prince Alfred, un pub situé non loinde la station de métro, je repense à la première fois où je l’ai rencontré dans ce pub, justement, enjuin. Plutôt théâtrales, comme présentations, et pas seulement parce que j’étais en rendez-vous avecun autre mec ce soir-là.

J’avais fait la connaissance de Matt la semaine précédente, à une fête très bruyante chez Kira, dontje ne garde qu’un souvenir assez vague. En résumé, Matt était un petit brun, drôle et mignon, avec desyeux vifs et une silhouette avantageuse. Pourtant au pub, ce fameux soir, j’étais en train de me rendrecompte que son corps de rêve avait un prix. Après l’avoir écouté pendant une demi-heure me raconterpar le menu son programme d’entraînement de triathlon, j’étais effarée par son manque de jugeote. Jescrutais sa pinte de bière, encore à moitié pleine, comme si cela pouvait suffire à la vider (mon verrel’était déjà depuis un bon bout de temps). Je m’éclipserais à la seconde où il avalerait la dernièregoutte.

S’il te plaît, allez, bois, pensais-je.Il était 20 h 35 ; si seulement il se pressait un peu, je pourrais encore être rentrée à temps pour

The Apprentice.— Bien sûr, la course mythique, c’est l’Ironman d’Hawaï, poursuivait Matt en engloutissant une

autre poignée de cacahuètes.Il avait repoussé ma suggestion de commander à manger – avec le recul, je m’en réjouissais –, ce

qui ne l’empêchait pas d’en être à son troisième sachet de cacahuètes.— C’est mon objectif prioritaire. Mais avant, commença-t-il, le doigt levé, au cas où je serais un

peu trop excitée par la perspective, tu dois en passer par une série d’épreuves qualificatives. Ce sontaussi des Ironmen, ou plutôt des Ironmans. Parce qu’Ironmans, c’est le pluriel de l’événement, alorsqu’Ironmen c’est le pluriel des individus, comme « men » en anglais, tu vois. Enfin, théoriquement, çapeut aussi être des femmes, bien sûr, mais ceux qui l’ont réussi, ce sont surtout des hommes. Donc, jevais commencer par celui de Bolton. Ensuite, il y a celui de Tenby, au pays de Galles, dit-il engobant quelques cacahuètes. Et puis…

Une quinte de toux l’empêcha de poursuivre et il se tapota la poitrine.— Ça va ? demandai-je en lui tendant mon verre d’eau.Il secoua la tête, cherchant son souffle, au bord de l’étouffement. Son visage se mit à changer de

couleur, passant du rose au rouge sombre. Autour de nous, les gens avaient cessé de parler pour leregarder. Je bondis de mon siège et entrepris de lui taper dans le dos de toutes mes forces, enessayant désespérément de me souvenir de la procédure pour accomplir la manœuvre de Heimlich.Soudain, je me sentis écartée par une main ferme, et un homme – jeune, vêtu de blanc, les cheveuxblond foncé – frappa Matt une seule fois, assez fort, entre les omoplates. Puis il le souleva de sachaise et l’agrippa au niveau du torse, par-derrière, serrant fermement. Une fois, deux fois, trois fois.Ah, voilà ! C’était donc comme ça, la manœuvre de Heimlich…

— Pu… putain ! haleta enfin Matt, qui toussait et respirait de nouveau.— Je vais vous chercher de l’eau, annonça son sauveteur.— Tiens, intervins-je en tendant mon verre à Matt, essayant de ne pas céder à la tentation de

dévisager l’homme qui venait tout simplement de lui sauver la vie.Pas évident de me retenir, vu qu’il était incroyablement beau. Des cheveux courts et humides

indiquant qu’il sortait de la douche, la peau claire et rasée de près, un regard pénétrant, des yeuxclairs rehaussés de cils bruns. Ses épaules et ses bras puissants me firent penser qu’il pratiquait sansdoute le tennis ou la natation, plutôt que de s’adonner à des heures de gonflette en soulevant deshaltères. Il était bien bâti mais pas trop grand, vêtu d’un jean et d’un polo – B.C.B.G. et sexy à lafois. Soigné, voilà le mot qui venait immédiatement à l’esprit le concernant. Mais il y avait aussi unesorte de force tranquille, d’assurance qui me plaisait chez lui. Qui me plaisait même énormément. Merendant compte que je le dévisageais la bouche ouverte, je tentai de me ressaisir.

— Merci, mec, dit Matt en lui tendant la main. Je ne sais pas comment je me suis débrouillé.L’inconnu accepta la main tendue, avec un coup d’œil en direction des cacahuètes.— De rien, répondit-il. Je pense que ça va aller, maintenant. Buvez encore quelques gorgées

d’eau.Alors là, je n’en revenais pas : il était irlandais ! Mieux encore, j’étais quasi certaine qu’il venait

du même quartier de Dublin que moi ! Alors que je m’apprêtais à le questionner, Matt me prit decourt :

— Laissez-moi vous offrir un verre, c’est la moindre des choses.J’aurais juré que l’inconnu avait jeté un regard en direction de mon verre avant de répondre :— Merci, mais je suis de garde.Et alors que Matt se répandait en remerciements, il ajouta :— Voyons, je vous en prie, c’est bien normal.Puis il me lança un bref coup d’œil et s’éloigna. Ce n’était qu’un flash, très court mais suffisant

pour que je remarque le vert kaki de ses yeux, ce qui me procura une drôle d’impression. Je mesentais toute bizarre, presque secouée. Je le regardai retourner vers son ami, un géant à lunettes avecles oreilles décollées, puis me résolus à détourner les yeux à contrecœur.

— Eh bien, voilà qui était un peu étrange, commenta Matt. (Il secouait lentement la tête, les yeuxvagues de celui qui a entrevu les mystères de la vie et de la mort.) Bordel ! J’aurais détesté clamseravant l’Ironman de Bolton.

— Tu sais, je comprendrais si tu préférais rentrer chez toi pour te remettre de tes émotions,suggérai-je avec une pointe d’espoir.

— Je crois que j’ai d’abord besoin d’un remontant.— Bien sûr.Ne tardant pas à comprendre que cette nouvelle tournée était pour moi, je me levai et me traînai

jusqu’au comptoir. Je ne pouvais tout de même pas abandonner un mec qui venait juste d’échapper àla mort. Alors que je retournais à notre table, avec une pinte de bière pour lui – sans les cacahuètes,cette fois – et un gin tonic pour moi, je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil vers l’homme aupolo blanc. Il m’observait. Nos regards se croisèrent, nous échangeâmes un sourire et je détournai latête.

Matt, de son côté, semblait se rétablir à la vitesse grand V. Il se remit bientôt à bavasser sur sonnouveau gadget d’entraînement – dont je ne saisis pas le nom. J’étais encore sous le choc, et bienentendu très soulagée qu’il soit sain et sauf. Si ce type n’avait pas surgi de nulle part… Bon, il valaitmieux que j’arrête de penser au bel inconnu et que je me concentre sur le brave survivant assis enface de moi. Et surtout, que je cesse de me répéter que je le trouvais bien mieux quand il n’ouvrait

pas la bouche, même si, évidemment, jamais je ne lui aurais souhaité la mort par suffocation.Pourtant, à un moment donné, je sentis un regard posé sur moi depuis l’autre bout de la pièce, et je nepus résister à l’envie de me retourner vers lui. Il me souriait. Je lui rendis son sourire, avant debaisser les yeux. Ça devenait ridicule et carrément déplacé. Heureusement, Matt ne parut pas serendre compte de mon petit manège.

— Je vais au petit coin, m’annonça-t-il.Je détestais cette expression ! J’acquiesçai néanmoins en souriant, avant de remarquer que

l’inconnu au polo blanc s’était levé exactement au même instant que Matt. Il se dirigeait vers moi !Non, il devait aller au comptoir… Sauf qu’il s’immobilisa bel et bien juste devant moi.

— Re-bonjour, dit-il en me tendant sa main. Je suis David Fitzgerald.— Zoë Kennedy, répliquai-je, à la fois surexcitée et terrifiée.Matt ne risquait tout de même pas de revenir dans la seconde. Pourtant, mon cœur battait déjà

follement, et quand ma main entra en contact avec celle de David, chaude et forte, il s’emballa unpeu plus.

Mon interlocuteur haussa les sourcils. Manifestement, il venait de comprendre que j’étaisirlandaise, mais il ne fit aucun commentaire.

— Pour tout vous dire, reprit-il, mon ami Oliver et moi, nous nous interrogions sur un problèmed’éthique médicale.

Je jetai un coup d’œil en direction de l’ami en question, qui faisait consciencieusement semblantd’être absorbé par son téléphone.

— Ah bon ? fis-je, d’un ton que j’espérais désinvolte. Lequel ?— On se demandait si votre… petit ami ?— Non, non, pas « petit ami ». C’est un premier rendez-vous. Et un dernier rendez-vous aussi,

ajoutai-je après une courte pause.— Oh, ça se passe donc si mal que ça ?Je me penchai légèrement vers lui.— Il ne sait parler que d’une chose : le triathlon.— Ça fait trois choses, donc, rectifia David.J’éclatai de rire, ce qui parut l’encourager. Il enfonça les mains dans ses poches et se balança sur

ses talons.— Bref, reprit-il, nous nous demandions si on pouvait le considérer comme mon patient, vu que je

suis médecin. Car si c’est en effet mon patient, il serait très peu professionnel de ma part de vousdemander votre numéro de téléphone.

— Je vois, acquiesçai-je, tandis que de délicieux papillons s’agitaient dans mon ventre.Comme si ce type n’était pas assez attirant ! D’aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours eu

un petit faible pour les médecins ; la preuve, j’adorais Dr House et Grey’s Anatomy.— Et finalement, qu’avez-vous décidé ? m’enquis-je après un regard nerveux vers le fond de la

salle – Matt allait reparaître d’une seconde à l’autre.David se frotta l’œil avec l’index, avant de répliquer :— Nous sommes parvenus à la conclusion que les soins de premiers secours basiques n’entrent

pas dans le cadre d’une relation suivie entre docteur et patient. Donc, si vous acceptiez de me donnervotre numéro, je serais ravi de vous inviter à boire un verre un de ces jours.

Je décelai une lueur d’incertitude dans son regard, qui le rendit encore plus séduisant.

— Volontiers, répondis-je avec un sourire.Quelque chose de très étrange se produisit alors. Le pub tout entier, les conversations et les

tintements des verres, tout sembla s’effacer, se brouiller. Il ne restait plus que David et moi. Jeremarquai une petite cicatrice sur son menton, et des paillettes dorées dans le vert de ses yeux. Celane dura sans doute pas plus de quelques secondes, pourtant j’eus l’impression d’y avoir ététransportée pendant une éternité.

Tandis que je commençais à dicter mon numéro à David, j’aperçus Matt qui franchissait la portedes toilettes. Zut ! À chaque chiffre il était un peu plus près, m’obligeant à accélérer. Mais pas troptout de même, car je tenais à ce que David note tout correctement.

— Soixante-dix-huit, trente-six, marmonnai-je, au moment précis où Matt réapparaissait derrièreDavid.

— Super.Me décochant un nouveau sourire, il rangea son portable et, avec un signe amical à l’attention de

Matt, reprit tranquillement son chemin en direction du comptoir. Je me tournai vers Matt, un peuanxieuse, mais de toute évidence, il ne s’était rendu compte de rien, pas même du téléphone queDavid avait rangé discrètement. Trop occupé à composer un SMS sur le sien, il ne m’accorda qu’unbref regard.

— Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda-t-il en se rasseyant.— S’assurer que tout allait bien, mentis-je. À cause du choc et tout ça.— Ah, sympa.Se tournant vers David, il leva un pouce appréciatif.Trois jours plus tard, David m’appela pour convenir d’un rendez-vous. Complètement paniquée, je

me mis à énumérer les pubs de mon quartier.— Bien sûr, ça dépend de l’endroit où vous travaillez, ajoutai-je. Si vous travaillez dans le centre,

il y a un pub assez sympa qui s’appelle le…— En fait, m’interrompit-il, je comptais vous emmener dîner à l’OXO Tower. Mercredi prochain,

20 heures ?— Ah ! OK. Super.Le plus souvent, quand j’avais rendez-vous avec un garçon, c’était moi qui m’occupais de l’aspect

logistique, mais ça n’était manifestement pas la façon de procéder de David.Je fus encore plus impressionnée en arrivant à l’OXO Tower. Notre table, dressée sur une terrasse,

jouissait d’une incroyable vue panoramique sur la Tamise, englobant la grande roue – le « LondonEye » – et Canary Wharf. Le magnifique coucher de soleil mauve qui zébrait le ciel me fit penser auximprimés des foulards Eto que nous venions de recevoir en magasin. Et pour couronner le tout, leslumières scintillantes de la ville s’allumaient peu à peu, comme des étoiles. Le genre d’expériencedont j’avais rêvé en m’installant à Londres, mais que je n’avais pas encore eu l’occasion deconnaître. C’était désormais chose faite.

Durant le dîner, j’appris que David avait vingt-neuf ans, et qu’il était chirurgien à la cliniquecardio-thoracique St Mary de Paddington.

— Je suis sûre qu’on vous dit ça tout le temps, mais jamais je n’aurais pu être docteur : je nesupporte pas la vue du sang.

— On s’y habitue. Vous voyez cette cicatrice, là ? dit-il en désignant la légère marque en forme deV sur le côté de son menton. Je me la suis faite quand j’étais interne, en assistant à ma première

intervention coronarienne. On travaillait depuis une heure ou deux, et soudain j’ai été submergé et jeme suis évanoui. Je me suis cogné le menton contre le carrelage, on a dû me faire sept points. Malgréça, je me suis forcé à y retourner, car je savais que ce travail était pour moi.

— Pourquoi ?— C’est ce qui se fait de mieux en matière de chirurgie. On peut saboter la jambe d’un patient, il

survivra quand même, mais le cœur, c’est une question de vie ou de mort, expliqua-t-il en me versantun autre verre de vin. Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Je lui racontai que j’avais emménagé à Londres pour trouver un poste dans le domaine de la mode,de préférence en tant qu’acheteuse, mais qu’en attendant je travaillais comme vendeuse chezMarley’s. Je craignais qu’il ne me méprise d’avoir accepté un emploi aussi subalterne, mais pas dutout.

— Je suis certain que vous réussirez à devenir acheteuse, si c’est le but que vous vous êtes fixé.Vous me faites l’effet d’être une fille qui atteint ses objectifs.

Nous continuâmes encore un peu à parler travail, puis il reposa son verre et m’observaattentivement.

— Bien, Zoë, je crois que le moment est venu de vous demander quelque chose.Je le considérai le cœur battant.— De quel coin de Dublin êtes-vous ? s’enquit-il.— Blackrock, répondis-je en riant. Et vous ?— Donnybrook. J’ai bien peur qu’on soit obligés d’en passer par les inévitables : « À quelle école

tu étais » et « Tu ne connaîtrais pas mon cousin Joe ».Souvent, les Irlandais que je rencontrais à Londres n’avaient que ce genre de conversations en tête.

J’appréciais d’autant plus le sens de l’humour dont David faisait preuve sur le sujet. Lorsqu’ilm’apprit qu’il avait fréquenté l’école Belvedere, je hochai la tête, ravie. Je préférais les garçons quiavaient étudié dans cet établissement, moins arrogants que les élèves des autres écoles où l’onpratiquait le rugby, comme Blackrock par exemple.

— Dans quel quartier de Donnybrook vivent vos parents ? lui demandai-je.— Juste à côté du Merrion centre.— Ah, plutôt vers Sandymount, alors ? Quelle rue ?Constatant qu’il se livrait sans réticences, je redoublai de curiosité.— Shrewsbury, admit-il, confirmant mes soupçons.Pendant le pic immobilier, j’avais entendu dire qu’on avait vendu une maison cinquante-huit

millions d’euros dans ce quartier, faisant de Shrewsbury Road, où s’alignaient les immenses bâtissesvictoriennes, la rue la plus chère de tout Dublin. Conclusion : la famille de David était manifestementhuppée, pourtant il n’en faisait pas des tonnes, et j’aimais beaucoup son attitude.

— Ça fait une trotte, jusqu’à Belvedere, non ? Comment se fait-il que vous ne soyez pas allé àGonzaga ?

— Mon père avait été élève à Belvedere. Et oui, c’est bien le Dermot Fitzgerald de l’hôpitalMater, précisa-t-il avec un grand sourire. Je sais que vous n’aviez rien demandé, mais tous lesDublinois le font, alors… Bref, c’est pour ça que je suis venu faire mon internat ici, à l’Imperial,plutôt que de rester au Royal College de Dublin, où tous les Fitzgerald sont passés depuis lapréhistoire. Mon père ne me l’a toujours pas pardonné, d’ailleurs.

Derrière la blague, je détectai une pointe de tension. Ce qui me le rendit encore plus séduisant, si

tant est que cela soit possible.— Eh bien, bravo à vous. C’était courageux d’avoir quitté Dublin, je vois très bien de quoi vous

voulez parler. Cette ville est un vrai bocal à poissons rouges.— Exactement, approuva-t-il.D’un geste ample, il balaya les lumières de Londres, étalées sous nos yeux : le Parlement, le

London Eye, le Gherkin, le Shard en construction, puis il reprit :— Alors que Londres est une métropole froide et cruelle, où tout le monde se fiche bien de

l’endroit où vous êtes allé à l’école et se fiche éperdument de l’identité de votre vieux papa. Vousallez adorer, conclut-il en levant son verre.

Je lui rendis son sourire, même si je me sentais mal à l’aise. Car je ne projetais en fait de rester àLondres qu’un an ou deux au maximum, juste le temps de faire démarrer ma carrière après quoi jerentrerais à la maison. David, en revanche, semblait chez lui, à Londres. Bien sûr, ce n’était que notrepremier rendez-vous, autant dire bien trop tôt pour réfléchir à ce genre de choses, mais…

— Vous vous imagineriez retourner à Dublin un jour ? m’enquis-je, l’air de rien.— Bien entendu, surtout maintenant que mon père a pris sa retraite. Et vous ?Je hochai la tête, aux anges. Quelles étaient mes chances de venir jusqu’à Londres pour y

rencontrer le parfait Irlandais ?À compter de ce soir-là, nous commençâmes à nous voir le plus souvent possible. Avec tous mes

petits amis précédents, c’était moi qui faisais des projets, qui compulsais les guides en quêted’activités intéressantes. David, au contraire, prenait les décisions et m’emmenait partout, y comprisquand j’étais épuisée. On alla au Globe, le théâtre de Shakespeare, dîner au River Café, boire desMartini au Duke’s Hotel. Il m’entraîna même à Wimbledon pour voir Federer (son tennismanpréféré) laminer Arnaud Clément. Assise sur les gradins en plein soleil, à regarder les joueursarpenter le court, tels deux nuages blancs sur le gazon impeccablement vert, je dus me pincer pour ycroire.

David était aussi le premier gars avec qui je sortais et qui osait me dire « non ». Je m’en rendiscompte un soir où nous allions au cinéma ensemble, environ deux semaines après notre premierrendez-vous. Le spectateur juste derrière moi donnait des coups de pied dans mon siège. David s’estretourné pour lui demander de cesser, ce qu’il fit un moment, avant de recommencer. Nous avonschangé de place, sauf que la personne d’à côté faisait du bruit avec ses papiers de bonbons. Pourtant,quand j’ai suggéré de bouger une nouvelle fois, David a refusé.

— On tombe toujours sur des gens pénibles au cinéma, Zoë, m’expliqua-t-il. Il faut faireabstraction, voilà tout.

Cette déclaration eut le don de faire cesser les bruits de bonbons. Quant à moi, je pris conscienceque David n’était pas du genre à se laisser mener par le bout du nez contrairement à ceux quil’avaient précédé – notamment mon ex, Paul, qui continuait à me recontacter sous des prétextes tousplus bancals les uns que les autres. Je savais que David m’aimait bien, mais je devinais aussi quejamais je ne pourrais le considérer comme acquis. Pour la première fois de ma vie, à l’âge de vingt-sept ans, j’étais amoureuse. Et puis…

Et puis tout commença à aller de travers. Ou plutôt, je me lançai dans une vaste entreprise desabotage. Pas question que je ressasse tout ça maintenant. Alors que le métro arrive à Oxford Circus,je quitte la rame, pleine de gratitude pour la seconde chance qui m’est offerte.

Chapitre 5

Dans le combiné, je chuchote :— Rachel ? Rachel, tu m’entends ?— Oui, répond-elle sur le même ton. Mais pourquoi est-ce qu’on parle tout bas ?— Parce que quelque chose d’incroyable vient de se produire. Et je voulais te le dire en personne,

mais je n’avais pas la patience d’attendre, il fallait absolument que je te passe un coup de fil.Je l’entends prendre une brusque inspiration.— David et toi, vous êtes fiancés ?— Euh… non, ce n’est pas ça.Sa remarque me dépite un instant, puis je me fais la réflexion que ça peut encore arriver. J’essaie

d’expliquer ma situation tant bien que mal.— Non, c’est juste que… Bon sang ! Écoute, je sais que ça a l’air dingue, mais…Je me recroqueville un peu plus afin que personne ne m’entende. Ce qui n’est pas aisé, vu que je

suis dans la rue, au beau milieu de ma pause du matin.— J’ai remonté le temps.— Quoi ?! s’exclame Rachel. Qu’est-ce que ça veut dire, « J’ai remonté le temps » ? Tu t’es

acheté une nouvelle crème hydratante qui t’a fait perdre dix ans, un truc dans le genre ?— Non, ce n’est pas ça…J’hésite. Rachel ne croit même pas aux vœux que l’on fait en voyant une étoile filante, est-ce que je

peux vraiment lui avouer mon histoire de voyage dans le temps ?— C’est difficile à expliquer. Ce serait plus simple si on se voyait. Tu es libre ce soir ?— Non, je dîne avec Jay. Il m’emmène au Coq d’Argent, répond-elle, sans chercher à cacher son

enthousiasme. On devait y aller le week-end dernier, mais il était malade.Je m’apprête à lui demander ce qu’elle fiche avec ce type, et puis je me souviens : bien sûr, elle

sort encore avec lui !— Rachel…Je meurs d’envie de lui révéler les agissements de Jay, vraiment, les mots me brûlent les lèvres. Sa

prétendue maladie du week-end dernier ne tardera pas à être diagnostiquée : il s’agit d’une« maîtresse-cachée-ite aiguë ». Mais non, c’est impossible. Je ne peux pas lui raconter ce qui s’estproduit, elle me prendrait pour une folle. Il va falloir que je trouve le moyen de la mettre en gardeautrement.

Après Rachel, j’appelle ma mère. Quand je rentre d’un long voyage, j’ai tendance à téléphoner auxgens que j’aime. Le voyage dans le temps ne fait pas exception à la règle.

— Ça va, maman ? lui demandé-je, soudain inquiète. Et papa ?— Il va très bien, Zoë, me répond-elle, apparemment stupéfaite. Il est à l’usine.Mon père est censé avoir pris sa retraite, il construisait et équipait des aires de jeux pour les

enfants, mais l’été dernier – enfin, cet été – il a commencé à avoir la bougeotte et il s’est mis en têtede retourner donner des coups de main au gars à qui il avait cédé son affaire. Maman et moi discutonsun moment, et puis elle me dit, sur ce ton chaleureux qu’elle utilise toujours pour parler de David :

— Alors, comment va ton bon ami ?

— Eh bien… super ! On est allés au théâtre, hier soir.Je suis tellement contente de ne pas la décevoir avec de mauvaises nouvelles. Ma mère adore

David, et je ne peux vraiment pas l’en blâmer.— Est-ce qu’il n’est pas merveilleux de t’emmener partout, comme ça, alors qu’il travaille tous les

jours que Dieu fait ?— Si, il est merveilleux, lui réponds-je, ravie à l’idée que je peux de nouveau parler de David au

présent.— Oh, j’ai oublié de te dire, ajoute ma mère, ce pauvre Paul est passé l’autre jour.Ma relation avec Paul. L’une de ces expériences qui n’aurait dû durer qu’un mois ou deux, mais

qui, parce que nous travaillions ensemble à l’époque, que nous avions beaucoup d’amis en communet que nous vivions dans le même quartier, a fini par durer deux ans. Ses parents habitent àBlackrock, non loin de chez les miens, et ils sont même devenus amis, ce qui n’a pas vraiment aidéPaul à passer à autre chose.

— Ah bon ? Qu’est-ce qu’il voulait ?Je feins la surprise, même si je m’en souviens parfaitement.— Il m’a raconté une histoire sur des chaussures à toi, qu’il aurait retrouvées en déménageant.

Elles ont l’air vieilles, Zoë, je ne crois pas que tu veuilles les récupérer, et malheureusement elles neme vont pas.

Ma mère était très fan de Paul, mais depuis que David est entré en scène, elle ne lui accorde plusle moindre regard.

— Non, non, je n’en veux pas. Tu peux les donner à la communauté Saint-Vincent-de-Paul.Si David fut celui qui s’en alla, Paul était celui qui refusait de s’en aller. Avant, je le plaignais,

mais maintenant je sais qu’avant la fin de l’année, il aura rencontré une fille charmante, assistantedentaire, et que ses appels et autres messages finiront par cesser.

Nous raccrochons, maman et moi, et je pousse un soupir de soulagement. Soho s’éveille sur unemagnifique journée ensoleillée. Tous les jeunes espoirs sont déjà à l’œuvre : les apprentisfashionistas rapportent leurs vêtements aux boutiques des créateurs, les apprentis journalistes livrentcassettes et CD contenant le futur scoop de l’année, les futurs top-modèles vont à des castings, lesacteurs en devenir préparent leurs auditions. J’observe une fille vêtue de ce qui ressemble à unecircle skirt originale des années 1950, bleue, avec un gilet en jean rétréci et un foulard à motifsrouges. Je me souviens d’elle, je l’ai vue six mois auparavant ! Je m’agrippe à l’angle du bâtiment,solide et chaud sous mes doigts.

Mais voyage dans le temps ou pas, ma pause est presque terminée, alors je m’empresse de rentrer. Six mois plus tard – c’est-à-dire hier – je me gelais devant la boutique, alors qu’il faisait très bon

à l’intérieur. Maintenant, c’est le contraire. Délicieusement rafraîchissant après la chaleur de la rue,le souffle glacé de l’air conditionné me caresse quand je franchis les portes d’entrée. Je retourne à lacaisse où Karen m’attend, les yeux rivés à sa montre. Je n’ai pas épuisé les dix minutes qui me sontimparties, pourtant elle regarde systématiquement sa montre, chaque fois que je reviens de pause.Idem quand j’arrive le matin et quand je pars le soir.

— Ah, vous voilà, lance-t-elle. Je voudrais que vous me remplaciez à la caisse, s’il vous plaît.— Bien sûr.Elle en ferait, une drôle de tête, si je lui apprenais qu’en fait, j’ai six mois d’avance, et pas

seulement deux minutes. Et d’ailleurs, est-ce qu’on pourrait en tenir compte dans le calcul de mesheures supplémentaires ?

Karen est une trentenaire plutôt séduisante malgré quelques kilos en trop. Dotée d’un visage ovaleet de petites lèvres boudeuses, elle attache toujours ses cheveux en un chignon serré et porte chaquejour le même maquillage : un smoky un peu dur et une bonne couche d’ombre à paupières bleue. Il setrouve qu’elle se méfie aussi pas mal de moi, comme si elle pensait que je considère cet emploicomme indigne de moi. Au cours de ma première semaine, un jour où je lui demandais si l’on pouvaitaccorder un bon d’achat à une cliente qui avait dépassé d’un jour la date limite de retour, elle m’arépondu :

— J’aurais cru qu’une consultante en management saurait se débrouiller seule, dans ce cas defigure.

— Elle se sent menacée par toi, en a conclu Rachel, sans hésitation aucune, quand je lui ai racontél’incident. C’est clair comme de l’eau de roche. Elle connaît ton parcours professionnel. Tonexpérience trop classe, ça l’intimide, alors elle essaie de te rabaisser.

— De quelle « expérience trop classe » est-ce que tu parles ? C’est du pipeau ! Je n’ai jamais étéqu’analyste junior, tout ce que je faisais de mes journées, c’était remplir des tableurs.

— Certes, mais tu as étudié à Trinity College et travaillé pour PwC. Elle doit penser que tu visesson poste, et que tu y serais meilleure qu’elle.

Le poste que je vise, en réalité, est tout autre – je veux devenir acheteuse –, mais je sais quel’information ne m’attirerait pas non plus la sympathie de Karen, j’ai donc pris le parti de sourire etde prendre sur moi.

— J’ai une réunion avec le gars de chez Hugo Boss, m’explique-t-elle.Je la regarde s’éloigner, songeant que tout cela s’est déjà produit. Oui, c’est déjà arrivé. Je vais

avoir du mal à m’y habituer.— Seulement ceci, s’il vous plaît.Une cliente, la cinquantaine et un casque de cheveux auburn hyperbrushés, dépose un chapeau à

plumes roses Philip Treacy sur le comptoir. Je la considère elle, puis son chapeau. Elle aussi, je mela rappelle. Elle viendra rendre son achat la semaine prochaine, sous prétexte qu’il n’est pas assorti àses cheveux.

Cédant à une impulsion, je lui demande :— Vous en êtes sûre ?— Je vous demande pardon ?— Désolée, je voulais savoir si vous désiriez autre chose, réponds-je en attrapant une boîte sous

le comptoir, dans laquelle j’entreprends d’emballer précautionneusement son chapeau avec du papierde soie.

— Non, merci, lâche-t-elle en empoignant son sac, sans un regard dans ma direction.— Je vous en prie.Mais elle est déjà partie. La façon dont la plupart des clients s’acquittent de leurs transactions sans

vous regarder une seule fois dans les yeux ne cessera jamais de me surprendre.La journée est calme. L’idée de devoir revivre tout ça une nouvelle fois ne me ravit pas – les

heures interminables derrière la caisse, quand on a terminé le réassort et qu’il ne reste plus rien àfaire que contempler le vide, indiquer les toilettes de temps en temps, ou fondre sur une cliente tel unvautour, pour lui demander si elle a besoin d’aide. Non, je préfère largement les journées chargées.

C’est très étrange de songer que les soldes de juillet, dont je garde un souvenir vivace, n’ont pasencore eu lieu. Une vague bizarre me secoue, comme une sorte de montée d’adrénaline. Évidemment,il se peut que je sois en train d’halluciner. Je me suis préparée à cette éventualité, et tout celadisparaît en un clin d’œil, me ramenant en plein mois de décembre.

Un éclat blond, dans mon champ de vision, m’avertit que Julia, la responsable des achats femme,est descendue pour l’une de ses visites au rez-de-chaussée. La plupart des acheteurs des autresservices travaillent à la maison-mère, à Paddington, mais pas ceux de ceux du rayon femme, qui sontinstallés dans notre bâtiment. Chaque fois que je les vois, qui traversent la boutique avec leurcappuccino, un catalogue ou des échantillons à la main, en train de discuter de leur dernier défilé oude leur voyage à Milan, je les envie. C’est ça, mon rêve.

Les acheteurs travaillent tous au sixième étage, que l’on n’atteint même pas en empruntantl’ascenseur normal. Ils disposent d’un accès spécial, qui ne fonctionne qu’avec un passe. Je l’ai prisseulement deux fois, pour ma part : la première, quand je suis montée passer mon entretiend’embauche pour le poste d’acheteuse adjointe, j’avais un trac pas possible ; et la seconde, enredescendant juste après, consciente d’avoir complètement foiré.

— Ce n’est pas que nous ne croyons pas en votre potentiel, Zoë, m’avait dit Julia, la responsableachats. Mais vous avez si peu d’expérience… Vous n’êtes pas encore prête.

Elle m’avait suggéré de passer un diplôme de mode en m’inscrivant à des cours du soir. C’est uneexcellente idée, sauf que je n’en ai pas les moyens. Mes parents ont proposé de financer cetteformation, mais je refuse de les laisser m’aider. Je veux me débrouiller seule. De plus, la préparationau diplôme prendrait une année, or je ne supporte pas l’idée de devoir patienter aussi longtemps.

Mais attendez une minute ! À côté de Julia se trouve Hannah, l’ancienne acheteuse adjointe. Cellequi va bientôt partir… Autrement dit, mon entretien n’a pas encore eu lieu. Il me reste encore unechance !

Tout excitée, je regarde les deux femmes faire le tour des rayons, passer en revue les différentssupports et étalages. En général, elles ne descendent pas ce jour-là, j’en déduis donc qu’ellesfinalisent les repérages pour les soldes. Je cille en voyant Julia prendre une robe droite à motifsgéométriques : je me souviens précisément du même moment, six mois auparavant.

— Ce modèle ne se vend pas très bien, si ? demande-t-elle à Hannah. Qu’en disent les clientes ?Hannah a l’air perplexe. Julia la regarde, attendant visiblement une réponse, puis elle poursuit son

inspection par le rayonnage Malene Birger. Je sais déjà ce qui va suivre. Hannah va venir mequestionner.

— Salut, euh… Zoë, lance-t-elle, un peu nerveuse, en jetant un bref coup d’œil à mon badge. Est-ce qu’on a un retour des clientes sur ces robes droites ?

Hannah est grande et svelte, avec une longue crinière blonde qu’elle repousse souvent d’un côté oude l’autre. Je sais qu’elle sort avec un photographe, doté apparemment d’un très bon réseau, etqu’elle va nous quitter pour un nouveau travail dans les relations publiques.

— Eh bien, les clientes se plaignent qu’elles bâillent trop. On peut passer la main tout entière entredeux boutons.

Ça, c’est la réponse exacte que je lui ai donnée six mois en arrière. Sauf que cette fois, j’ajoute :— En revanche, je peux vous en indiquer d’autres qui se vendent extrêmement bien : les robes

longues. Je crois bien qu’on les a toutes vendues, quelles que soient les tailles, en deux ou trois jours.Les noires, surtout, mais ensuite les clientes les ont réclamées dans d’autres coloris.

Julia nous a rejointes. Elle arbore elle aussi une longue crinière blonde, mais à la différence descheveux d’Hannah, qui sont plus courts et raides, les siens sont bouclés et lui descendent presquejusqu’à la taille. Je lève vers elle un regard plein d’espoir : a-t-elle entendu ma modestecontribution ? Ou Hannah aura-t-elle au moins la décence de lui en faire part ? Mais non. Comme ladernière fois, cette dernière me tourne le dos, me cachant littéralement à la vue de Julia, et déclaresans vergogne :

— Si vous voulez mon avis, la coupe des robes droites n’est pas géniale. En revanche, on a unexcellent retour sur les robes longues. Je pense que nous devrions envisager d’en commander aussidans d’autres coloris.

— Très bien, on va regarder les chiffres, répond Julia.Alors là, je n’y crois pas ! Quand la scène s’est produite la première fois, j’ai pensé qu’Hannah ne

voulait pas avoir l’air sotte devant sa patronne, ce qui était agaçant mais au moins logique de sonpoint de vue. En revanche, maintenant que je la sais sur le départ, je suis sidérée : ça la tuerait dem’accorder les miettes qui me reviennent ?

— Et ces imprimés Ikat ?Un peu plus loin, Julia observe une autre robe droite, sans manches. J’ai toutes les peines du

monde à me contenir : je m’en souviens aussi ! Nous avons démarqué ces robes, et puis Grazia amentionné que Keira Knightley en portait une. En une seule journée, on a vendu tout notre stock alorsqu’elles étaient en soldes ; on aurait pu en vendre bien plus. J’ouvre la bouche, tâchant de trouver lebon moyen de formuler ma phrase, mais je suis interrompue par une cliente.

— Excusez-moi, où se trouvent les toilettes ?Je la renseigne, encore étourdie par tout ce qui est en train de se produire. Julia et Hannah sont

déjà parties, sans même un regard dans ma direction. Quelle gourde je fais !Je sais tout ça, je connais la suite !Je sais d’avance ce qui va se vendre ou pas. Je sais qu’ils vont démarquer les vestes de coupe

masculine, croyant qu’elles sont démodées ; et pourtant on en aurait vendu d’autres au prix fort. Jesais que la robe mi-longue ne sera pas soldée alors qu’elle aurait dû l’être. Je sais que la commandedes robes longues va arriver trop tard et que du coup, on va rater le coche. Je me creuse la cervelle :qu’est-ce que je pourrais bien leur apprendre d’autre ?

Et surtout, à qui dire tout ça ?Dès que Karen réapparaît, je décide de prendre le risque de lui poser directement la question.— Karen ? Vous savez, au sujet des soldes la semaine prochaine…— Oui, et alors ? Je vous avertis, il est trop tard pour modifier le planning.— Non, non, je voulais juste faire des suggestions sur les articles à démarquer. À qui dois-je les

soumettre ?Karen me dévisage avec l’air qu’elle aurait pris si je venais de lui parler martien.— Des idées sur les articles à démarquer ? De quoi parlez-vous ?— Des suggestions sur ce qui pourrait bien se vendre ou pas.Karen me regarde fixement une longue seconde, avant de rétorquer :— Mais bien sûr ! Pourquoi ne montez-vous pas au sixième, histoire de demander à parler aux

responsables des achats, voire au responsable marketing en personne ? Je suis sûre qu’ils serontravis de profiter de vos conseils. En attendant, je voudrais que vous alliez en réserve, certainsvêtements ont besoin d’être défroissés.

Si notre magasin est haut de gamme, il n’est pas pour autant branché comme Harvey Nichols ou

Selfridges. Nos marques phares sont Jaeger, Gucci et Louis Vuitton, mais nous faisons aussi l’effortd’attirer une clientèle plus jeune, grâce à des marques comme McQueen, Temperley ou Marc Jacobs– même si je pense que nous pourrions en développer plus. Parfois, d’après des bribes deconversation que je surprends entre Karen et d’autres personnes, je crois comprendre que des chosespassionnantes se profilent au niveau stratégique, et j’adorerais en savoir plus à ce sujet.

La réserve se trouve au sous-sol. L’endroit est immense, rempli de portants et d’étagères si hautesqu’il faut un escabeau pour accéder à certains articles. Harriet est déjà là, qui défroisse desvêtements à l’aide d’une machine à vapeur. Je crois me souvenir que nous avons eu une petitebrouille pendant notre séance de repassage, mais je n’arrive pas à me rappeler pourquoi exactement.

— Oh, salut Zoë. J’ai déjà fait la moitié de ce portant, donc si tu veux commencer l’autre…,ajoute-t-elle sur le même ton enjoué.

Elle parle très vite, comme pour faire oublier qu’elle me donne un ordre.Harriet est étudiante à l’université de Leeds, elle travaille chez nous l’été, pendant ses vacances.

C’est une rêveuse, une romantique. Elle m’a avoué qu’elle avait choisi cette université pour pouvoirse promener dans les landes désertes du Nord, comme Cathy dans Les Hauts de Hurlevent. Ça en ditlong sur sa personnalité. Je vois à peu près pourquoi Kira l’appelle « Mini-Moi ». Nous sommestoutes les deux petites, avec des cheveux bruns, la peau claire et les yeux bleus, sauf que les cheveuxd’Harriet sont joliment ondulés alors que les miens sont raides comme des baguettes, excessivementfins et tout raplapla. J’adorerais avoir une crinière volumineuse, malheureusement je n’ai pas cettechance. Je prends place près d’Harriet et sors le vaporisateur. J’aime bien cette activité, au fond,c’est très apaisant de voir les faux plis disparaître comme par magie. Je ne sais pas pourquoi, maisc’est beaucoup plus satisfaisant que le repassage.

— Au fait, je me suis acheté ces ballerines en imitation croco vertes. J’espère que ça ne te dérangepas, m’annonce Harriet en tendant timidement le pied pour me montrer sa trouvaille. Je n’ai pas purésister, surtout qu’il n’en restait qu’une paire dans ma taille.

Voilà, ça me revient ! C’est aujourd’hui que nous nous sommes disputées parce qu’Harriet n’arrêtepas de copier mon style. Ça vient sans doute du fait que nous avons toutes les deux quarante pour centde remise sur l’intégralité de la boutique, n’empêche, elle achète tout le temps les mêmes fringuesque moi. J’ai essayé de ne pas réagir de façon puérile, je n’ai d’ailleurs rien dit quand elle s’estramenée avec la petite jupe en mousseline de soie de chez Ghost ou le haut en dentelle blanc de chezJaeger, mais ces ballerines Marc Jacobs, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

— Quoi ? Les chaussures aussi ? m’étais-je exclamée. Bon sang, Harriet, tu es en train de devenirmon clone…

Elle en avait été très vexée, et moi je m’en étais voulu pendant des semaines.Cette fois, je suis en mesure d’aborder le débat de façon plus constructive.— Mais non, ça ne me dérange pas du tout, lui dis-je gentiment. Elles te vont super bien.Elle rayonne.C’est incroyable, me dis-je. Non seulement j’ai une chance de récupérer David, mais je peux

aussi faire les bons choix pour ménager mes amitiés et éviter toutes sortes d’erreurs. Par exemple,je ne vais pas m’acheter le débardeur jaune fluo, ni le pantalon en cuir. Je n’irai pas non plusdans le salon où ils m’avaient fait cette teinture de sourcils désastreuse qui me donnait l’air

d’avoir deux chenilles sur le front.— Alors, ta recherche de colocataires, comment ça se passe ? me demande Harriet.— Quoi ?— Tu ne reçois pas des colocataires potentiels, cette semaine ?— Ah, si, bien sûr. Euh… Très bien, merci.Super ! Je ne vais même pas avoir besoin de perdre mon temps à tous les recevoir. Il me suffira de

choisir Deborah, comme la première fois. Elle est un peu tristounette et autoritaire, mais ça sesupporte.

Je ne peux m’empêcher de réfléchir à la façon dont je pourrais intervenir sur mon activitéprofessionnelle. J’ai en ma possession toutes sortes d’informations capitales, mais comment lesutiliser à bon escient ?

— Harriet, que ferais-tu si tu croyais très fort en un produit, si tu savais qu’un modèle allait faireun tabac et que tu voulais en parler à quelqu’un ? À la direction, je veux dire…

Elle tourne vers moi des yeux écarquillés.— Je n’en sais rien, répond-elle, l’air perplexe. Je ne ferais sans doute rien.Je hoche la tête. C’est certainement l’attitude la plus raisonnable. Ce travail n’est qu’un job d’été

pour Harriet, elle n’aurait pas grand intérêt à se mettre en avant. J’imagine ce qui se produirait si jesuivais les conseils sarcastiques de Karen et que je montais au sixième pour faire part de mes idéesaux responsables des achats – en précisant à mes supérieurs que je viens du futur. Ça ne leurprendrait pas plus de trente secondes avant d’appeler la sécurité pour me faire emmener. Cela dit, laplupart d’entre eux seront au magasin la semaine prochaine, pour donner un coup de main pendant lerush des soldes. Peut-être que j’aurai l’opportunité de donner à Julia ou à quelqu’un d’autre un petitaperçu de ma perspicacité à ce moment-là.

— Qu’est-ce que tu as fait hier soir ? me demande Harriet.De toutes les personnes que je fréquente, Harriet serait sans doute la plus à même de croire que je

viens de remonter le temps, mais je préfère ne pas prendre le risque de tout lui révéler.— Euh… On est allés voir Hamlet au Globe, avec David.Ce qui me fait repenser à Max : je me demande s’il va raconter à David dans quel état j’étais ce

matin. J’espère que non.Harriet repose le fer à vapeur et presse un tee-shirt à manches longues contre sa poitrine. Son

travail de défroissage s’en trouve saccagé, mais elle ne semble pas s’en soucier.— C’est tellement romantique ! Tu as de la chance.Et encore, si tu savais à quel point je suis vernie…— C’est vrai, j’ai beaucoup de chance, admets-je avec une ferveur non feinte. Et toi, qu’as-tu fait

de ta soirée ?— J’ai retrouvé des camarades d’école, que je n’avais pas vus depuis des siècles. On est allés

pique-niquer à Hyde Park. C’était très sympa.Je la regarde fixement. Des camarades d’école !— C’est ça ! je m’exclame.— Quoi ?J’ai exprimé tout haut une réflexion intérieure : je dois appeler Sinead Devlin dès que possible. Si

j’ai de la chance, elle n’aura pas encore signé avec Harvey Nichols. Je peux montrer ses dessins auxacheteurs de Marley’s, et je suis certaine qu’ils détecteront immédiatement son potentiel. Ensuite, je

vais les impressionner pendant les soldes et surtout, je ne raterai pas lamentablement mon entretienpour le poste d’acheteuse adjointe. L’excitation monte, m’envahit, et je repasse avec une énergiedécuplée. Oui, je vais faire en sorte que les choses changent.

Chapitre 6

Il est 19 h 55, on est vendredi et je suis sur le point de retrouver David. Je suis à la fois excitée etnerveuse, à tel point que j’en ai mal au ventre. J’ai les mains qui tremblent tellement que j’arrive toutjuste à attacher mon tour de cou. Un pas en arrière et j’observe le résultat, vérifiant notamment l’effetde mon autobronzant, du visage jusqu’à la pointe des orteils. C’est l’un de mes drames, en tantqu’Irlandaise pâlichonne : même si j’ai les cheveux quasiment noirs, ma peau, elle, ne contient pasune once de mélanine. En conséquence de quoi, je dois non seulement me rabattre sur l’indice deprotection 50, mais en plus, je m’enduis aussi d’autobronzant chaque jour que Dieu fait, du moins demai à septembre. C’est un peu pénible, mais ça présente l’avantage d’améliorer pas mal de choses :ça cache les défauts de la peau et me donne l’air en forme et tonique, voire plus heureuse.

J’ai décidé de ne pas porter la même robe que la dernière fois, pour le même rendez-vous. Elleétait certes très jolie – ornée de dentelle, descendant au genou, à manches courtes, dans un style trèsDolce & Gabbana via Topshop – mais elle est désormais dotée d’une aura négative par association.À la place, j’ai opté pour un tee-shirt blanc en soie de chez Alexander Wang (acheté à moinssoixante-dix pour cent sur The Outnet) avec un short rose et des espadrilles noires à talonscompensés.

Avant de partir, je m’assieds pour inspirer plusieurs fois profondément. J’en profite pour parcourirrapidement ma nouvelle bible, une copie des Règles2. Malgré quelques conseils plutôt agaçants(« Mettez du rouge à lèvres pour faire votre footing » !), le message du livre est clair dansl’ensemble : apparaître sous son meilleur jour en toutes circonstances, jouer les insaisissables etsurtout prendre toujours les choses avec légèreté et optimisme, au lieu de rouspéter ou de déclencherdes querelles. Eh bien, c’est exactement ce que je vais faire…

Depuis notre séparation, j’évitais de passer par Warwick Avenue, où réside David, car ça me

rendait triste (de même que j’ai écouté en boucle « Warwick Avenue », de Duffy, jusqu’à ce que macolocataire, Deborah, me supplie d’arrêter). Alors quand je l’aperçois qui attend devant la sortie dumétro, dans une chemise bleu ciel aux manches retroussées et un jean, je dois m’immobiliser uninstant pour reprendre mon souffle.

— Zoë ! dit-il en s’approchant de moi. Tu es ravissante.Il me donne un baiser que je lui rends avec passion. C’est un peu comme une nouvelle version de

notre premier baiser. D’ailleurs, c’est exactement comme notre premier baiser. Pour la première foisdepuis des mois, je hume sur sa peau l’odeur légère de son après-rasage, et mes genoux flageolent.

— Salut, toi, me murmure-t-il à l’oreille, sans doute un peu étonné par la chaleur de mon accueil.La voix de David est l’une des choses que je préfère chez lui. Elle est normale, ni particulièrement

grave, légère ou autre, mais je dirais qu’elle est veloutée et un tout petit peu rauque. Bref, le résultatme rend folle.

Je recule d’un pas pour mieux le regarder. Ses yeux verts, sa peau mate – désormais un peu pluspâle, depuis qu’il travaille à l’intérieur. Il est bien là, en face de moi. Je n’arrive pas à le croire.David. Ici, de son plein gré. Avec moi.

— Ça va, Zoë ? s’enquiert-il, les sourcils froncés.

— Oh, oui, je vais super bien !J’ai juste envie de faire la roue, tellement je suis surexcitée, mais il ne vaut mieux pas. Je dois me

comporter normalement. Enfin, en mieux.— Je nous ai réservé une table pas loin, m’annonce-t-il tandis que nous nous éloignons du métro.

J’ai essayé de te trouver un pop-up, ajoute-t-il avec un grand sourire, mais je ne dois pas être assezbranché pour savoir où les chercher.

— Pardon ?— Tu te souviens, on parlait de pop-up, l’autre soir.— Ah, oui ! Oui, bien sûr.J’avais oublié cette conversation. Et j’avais aussi oublié cette blague récurrente entre nous : que je

suis au courant de toutes les nouveautés alors que David est super coincé. Il est vrai qu’il n’est pastoujours au fait des dernières tendances, hormis dans le cadre de son travail, bien sûr. Sa collectionde CD se résume à quelques vieux albums de R.E.M. et U2, et on a plus de chances de le rencontrer àune exposition d’art qu’à un concert underground à Dalston. Mais j’adore ça aussi chez lui, bien plusque ces mecs hyperbranchés qui vous jugent sur vos goûts musicaux.

— Enfin, poursuit-il, ça dépend de la définition qu’on leur donne. Si on embarque une bouteille decidre et qu’on la boit au parc, ça compte comme un pop-up ?

J’éclate de rire. Je suis sur le point de suggérer un pique-nique à Hyde Park, si le beau temps semaintient, mais je m’abstiens. La nouvelle Zoë ne passe plus son temps à babiller pour masquer sanervosité, elle ne propose plus toutes sortes d’activités. Non, désormais je le laisse prospecter. Toutle temps.

David me dévisage, manifestement surpris par mon silence.— Alors… Tu as passé une bonne journée ? Ça a été, au travail ?La dernière fois qu’il m’a posé cette question, je me souviens m’être plainte des mesquineries de

Karen. La nouvelle version de moi décide de se montrer plus optimiste. Comme on nous le suggèredans Les Règles, je compte respirer la confiance, la légèreté, la joie de vivre, et distiller un soupçonde mystère.

— Super ! J’ai eu l’idée de leur proposer une nouvelle créatrice brillante. On était à l’écoleensemble.

Je m’apprête à lui raconter comment j’ai débusqué le numéro de téléphone de Sinead Devlin, avantde lui laisser un message, mais il me paraît finalement inutile d’entrer dans les détails. Je luidemande :

— Et toi, ça a été ta journée ?— Bien. Long. Personne ne veut se charger des étudiants, j’ai donc pas mal de petites mains à ma

disposition, mais en même temps, je suis sans cesse interrompu. Enfin, je ne vais pas t’ennuyer avecles petits désagréments de ma vie professionnelle. Regarde, c’est là, indique-t-il au détour d’une rue.Par une soirée aussi agréable, j’ai pensé qu’on pourrait dîner dehors.

Je me rappelle parfaitement l’endroit : le Summerhouse. La scène du crime. C’est ici que Davidm’a annoncé que ses parents venaient lui rendre visite, précisant que « nous » – lui et Jenny, sameilleure amie de toujours – allions toujours au Connaught avec eux. Et je me suis sentie tellementblessée et mise à l’écart que je lui ai fait une scène aussi disproportionnée que déraisonnable. Detoutes les erreurs que j’ai commises avec David, c’est l’une de celles que j’ai le plus regrettées.

Sauf qu’aujourd’hui, je suis préparée. Je ne vais pas laisser passer ma seconde chance, et je

compte bien gérer la chose avec brio.— Zoë ? Tout va bien ?David me dévisage avec une drôle d’expression, car je me suis arrêtée net, tel un cheval de course

devant l’obstacle qui l’a déjà fait tomber.— L’endroit ne te plaît pas ?— Quoi ? Si ! C’est ravissant, réponds-je, me souvenant juste à temps que je ne suis pas censée

être déjà venue ici.Une serveuse nous conduit à notre table. Avec ses nappes rayées et son mobilier en bois, l’endroit

est vraiment charmant. D’autant qu’il est placé au bord du canal, où se reflètent les rayons dorés dusoleil. On se croirait sur un bateau. De petits bouquets de pois de senteur ornent chaque table, ilrègne ici une ambiance intimiste sans que l’on se sente trop à l’étroit. À côté de nous, je reconnais latablée de gars en jeans rouges de la dernière fois. Avec la vue sur l’eau et l’air baigné de soleil,l’atmosphère fait très plage américaine chic.

— C’est vraiment magnifique, ici, dis-je tandis que nous nous asseyons. Ça me rappelle lesHamptons.

— Aux États-Unis ? Tu y es déjà allée ? s’étonne David.— Non, mais j’ai vu ça à la télé.Il éclate de rire et son rire me comble de joie. David rit toujours à mes plaisanteries. Au début, il

adorait mon sens de l’humour et mes petites erreurs le faisaient sourire. Il trouvait ça hilarant que jeprenne ses allusions à sa tunique pour des commentaires de mode. Et moi, qui adorais le faire rire,j’en jouais pas mal. Jusqu’à ce que j’exagère et que ça commence à lui casser les pieds. Mais çan’arriverait pas cette fois.

David commande deux coupes de champagne et moi, je souris. Il aime tellement le champagnequ’il trouve toujours de bonnes excuses pour en boire.

Moi, j’ai quelque chose à fêter, mais je lui demande à tout hasard :— On fête quelque chose ?— Oui. On fête le week-end, ma liberté retrouvée, et ta présence à mes côtés.Waouh ! La soirée était tellement gâchée dans mon esprit par le Jennygate, que j’en avais

complètement oublié ce moment agréable.— Tchin-tchin, lance-t-il. Donc ça va bien, toi ? Max m’a dit que tu avais un comportement un peu

bizarre, hier matin.Et merde. Max a donc parlé.— Non, non, ne t’inquiète pas. J’avais un peu la gueule de bois, c’est tout. Et puis, je ne

m’attendais pas à le voir. J’ai eu une de ces peurs !— Oh, pardon. Je lui ai donné mes clefs il y a quelques jours, mais j’ignorais quand il allait se

pointer. Ça dépendait de cette expérience qu’il mène. Ah, Max ! Toujours imprévisible, conclut-il surun ton amusé.

— Il est scientifique, c’est bien ça ?— Il travaille dans les neurosciences cognitives. C’est un gars brillant. Je pense qu’il pourrait

vraiment faire du bon travail, s’il s’en donnait la peine.— Vous vous connaissez depuis l’époque d’Imperial ?David secoue la tête.— On était effectivement ensemble à Imperial, mais on était déjà voisins quand on était gamins, à

Putney, avant que ma famille retourne en Irlande.Bien entendu. La ravissante petite rue où David a vécu jusqu’à ses douze ans, à côté de chez Jenny,

celle-là même où ils faisaient des pâtés de sable et de la peinture avec les doigts.— Vous avez fait votre choix ? intervient le serveur.Voici l’opportunité de changer le cours du destin. La dernière fois, j’ai commandé des linguine au

pistou, et en me brossant les dents ce soir-là, j’ai remarqué un morceau d’herbe collé sur mes dentsde devant. Il n’avait sans doute pas passé la soirée là, mais l’idée que j’avais du pistou entre lesdents alors que je faisais ma scène au sujet de Jenny m’était si intolérable que, rétrospectivement,j’avais eu envie de me défenestrer.

— Je vais prendre le poulet, s’il vous plaît.David commande un steak – il est accro à la viande rouge – et nous nous remettons à bavarder. Il

faut que je me pince : je suis là, avec lui ! Ça m’a tellement manqué que je me fiche bien d’entendrerépéter les mêmes histoires que la dernière fois.

— Alors, dis-moi, quelles sont les nouvelles juteuses de St Mary ?— Eh bien, le portable de l’anesthésiste a sonné en pleine opération, et mon chef l’a balancé

contre le mur. Et puis, tu te souviens d’Andrew ? Tu sais, celui dont la petite amie se plaint tout letemps de ses horaires ?

— Oui, très bien !— Ils ont rompu.La dernière fois, je n’avais pas trop prêté attention à cette information, mais aujourd’hui, j’y vois

une occasion parfaite de montrer combien je suis cool et indépendante.— Quelle bêtise ! Il n’y peut rien, s’il a des horaires de dingue…— Non, c’est vrai.— Je ne comprendrai jamais les filles qui veulent avoir leur mec pour elles vingt-quatre heures sur

vingt-quatre, sept jours sur sept. J’adore avoir du temps pour moi.Et je me passe une main dans les cheveux, adossée à ma chaise dans une attitude insouciante et

sereine.Je crains un instant d’en avoir fait un peu trop, mais le regard admiratif de David a tôt fait de me

rassurer.Merci, mon Dieu. Et merci à la mystérieuse vieille dame !— Pour ma part, j’ai de la chance avec mon emploi du temps, ces temps-ci, poursuit David. En

fait, je me disais qu’on pourrait se faire un petit week-end. Celui du trente et un au premier, parexemple. Ça te dirait ?

— Oh, oui ! Excellente idée, dis-je, au comble de l’excitation. Mais ce n’est pas le week-end oùtes parents doivent venir ?

Il fronce les sourcils.— Zut ! Oui, tu as raison. Comment le sais-tu ?Aïe. Excellente question.— Euh… Je crois me souvenir que tu as parlé du premier week-end d’août, l’autre jour, au

téléphone, dis-je en improvisant.— Ah bon ? Je ne me rappelais pas te l’avoir dit.Oh, non ! Pourvu qu’il ne croie pas que j’ai fouiné dans son agenda ! Pire, je risque de vendre la

mèche, un jour, en montrant que je sais des choses sur l’avenir, des choses que je ne suis pas censée

connaître.— Bref, je dois avoir des trous de mémoire, reprend David. Ils viennent bien ce week-end-là, tu as

raison. Tant pis, on pourra peut-être partir un autre week-end.Dieu merci, il semble m’avoir crue. Si David apprenait que je pense avoir voyagé dans le temps, il

me prendrait pour une dingue et romprait sur-le-champ, c’est certain. Et je ne pourrais même pas l’enblâmer. À mon grand soulagement, le serveur arrive, qui détourne la conversation.

— Souhaiteriez-vous des desserts, un café, un thé ?David secoue la tête et tourne vers moi un regard interrogateur. Il est très gourmand, pourtant il

s’astreint à une discipline d’acier et ne commande jamais de dessert. La dernière fois, j’avais pris undouble expresso plus une part de gâteau au café. Toute cette caféine m’avait tapé sur le système, et jesuis certaine que ça a contribué à lancer la dispute. Au fond, je ne suis pas loin d’en conclure quec’est le café qui a détruit notre relation.

— Juste un thé à la menthe pour moi, s’il vous plaît, réponds-je.Je suis tentée de revenir sur le sujet de notre week-end de vacances, mais je réussis à m’en

abstenir. Mieux vaut laisser David en reparler quand il en aura envie. Non, moi je vais plutôtm’attaquer au cas Jenny, ce qui lui montrera à quel point je suis cool.

— Alors, qu’est-ce que tu as prévu de faire avec tes parents, quand ils viendront ?— Je ne sais pas trop. À chacune de leurs visites, nous allons toujours prendre le thé au

Connaught…En l’entendant de nouveau, je me demande comment j’ai pu piquer une crise pour une phrase aussi

innocente.— Ah, tu veux dire Jenny et toi ?J’ai réussi à feindre un ton détaché et, quand il lève la tête, je lis dans ses yeux qu’il est surpris, et

très soulagé aussi.— Oui. Mes parents sont très traditions, explique-t-il. Un verre au Shelbourne la veillée de Noël,

juste avant la messe à la pro-cathédrale, deux semaines à Wexford en août – fin août, parce que lestouristes sont plus agréables à cette époque – et le thé au Connaught quand ils viennent à Londres. Ettes parents, à toi ?

Je pense qu’il essaie de changer de sujet, cependant j’ai besoin de lui montrer que le thème« Jenny » ne me pose aucun problème.

— Je dirais que ça leur fait aussi plaisir de voir Jenny, dis-je sur un ton très posé avant derépondre à sa question. Mes parents sont toujours ravis de voir mes anciens camarades d’école, ouRachel quand elle est à Dublin.

Il hoche la tête, visiblement satisfait.— Ne m’en parle pas ! Mon père se rappelle les noms de tous les gars qui étaient dans le même

championnat de rugby que moi en junior. Ainsi que ceux de leurs pères. Pour Jen, reprend-il aprèsune pause, il se trouve qu’en plus, ils étaient très proches de ses parents à elle. C’est aussi pour ça, jepense, qu’ils aiment bien avoir de ses nouvelles et la voir, tu comprends ?

— Bien sûr.Voilà, maintenant je me sens vraiment mal. Je savais que les parents de Jenny étaient morts, mais

je n’avais pas fait le rapprochement. Pas étonnant, en effet, que les parents de David aient envie de larevoir.

— Je suis content que tu comprennes, me dit David. Mais au fait, en parlant de Jenny… Tu

cherches toujours une colocataire ?Quoi ?! Il n’a pas l’intention de me proposer de m’installer avec elle, tout de même ?— Ben oui. Sonia s’en va. Pourquoi ? Est-ce que Jenny… ?J’interromps ma phrase, cherchant déjà des excuses. Désespérément.— Non, désolé, mais parler de Jenny m’a fait penser à Max. Il cherche un appartement.— Ah bon ? (Voilà qui est nouveau.) Je ne sais pas trop, il est sans doute sympa, mais je n’ai

jamais vécu avec un garçon. Et puis, il a l’air un peu… Je ne sais pas. Tu n’as pas dit toi-même qu’ilétait imprévisible ?

— Certes, il faut supporter son emploi du temps un peu décalé et quelques habitudes légèrementexcentriques. À part ça, je suis certain qu’il doit être très agréable à vivre. Évidemment, tu n’es pasobligée d’accepter, s’empresse-t-il d’ajouter. Je me disais juste que ça t’épargnerait des recherchesfastidieuses.

Je suis sur le point de lui dire que ça n’est pas possible vu que j’ai déjà quelqu’un en vue. Et puisje me ravise : en faisant une faveur à Max, je montrerais à David à quel point je suis raisonnable etpas contrariante.

— Rien ne m’empêche de lui faire visiter l’appartement. Ça te ferait plaisir ?— Absolument. Comme ça, il pourrait garder un œil sur toi, au cas où l’une de tes gueules de bois

bizarroïdes se reproduirait.Je lui souris, ravie de mon coup. Et puis, j’ai seulement accepté de montrer l’appartement à Max,

ça ne m’interdit pas de le refuser ensuite.— Je vais lui envoyer ton numéro par texto, annonce David en sortant son portable, avant de

balayer la pièce du regard. Pourquoi est-ce que les serveurs ne sont jamais là quand on a besoind’eux ? marmonne-t-il impatiemment.

Je le couve d’un regard affectueux. Il perd vite son calme, quand il n’arrive pas à attirer l’attentiond’un serveur.

— On n’est pas pressés, si ?Il hausse les sourcils et me gratifie d’un regard qui me fait rougir.— Moi, si.Dès que l’addition arrive enfin, David tend sa carte bleue au serveur.— On partage, interviens-je.— Non, non, réplique-t-il en souriant. Ils ne prennent pas ton argent, ici.Il ne me laisse pratiquement jamais payer. Je devrais culpabiliser, je le sais bien, mais non. David

est un homme très généreux, et puis il gagne sa vie bien mieux que moi. De plus, d’après Les Règles,je ne dois pas payer. Jamais. Je peux lui préparer à dîner (si je me souviens bien), lui offrir unecasquette de baseball, mais ça s’arrête là. Très honnêtement, vu mon salaire, cette petite maxime nesera pas très compliquée à suivre.

David tend la main et, d’un geste très léger, il m’effleure la paume. Du poignet jusqu’au bout desdoigts. Il me touche à peine, pourtant son contact envoie une onde électrique à travers mon systèmenerveux.

— Rentrons à la maison, dit-il.2. Livre phénomène d’Ellen Fein et Sherrie Schneider, paru en 1995 aux États-Unis et traduit dans de nombreuses langues, proposant

35 règles infaillibles pour séduire l’homme de sa vie et conclure un mariage réussi.

Chapitre 7

Alors que je sors lentement du sommeil, je me souviens avec un sentiment de bonheur intense queje suis de nouveau avec David. Je me repasse la soirée de la veille comme un film au ralenti. Leretour à pied, l’impatience et le premier vrai baiser, enfin, au milieu du dernier verre que nousn’avons jamais terminé. À couper le souffle. Je revois ensuite la façon dont il m’a déshabillée tout enm’entraînant vers la chambre, effeuillant un vêtement après l’autre dans l’escalier. Ah, l’escalier !Nous nous y sommes attardés quelque peu. Et puis, enfin, le contact de sa peau, son odeur, ses lèvreset ses doigts sur moi, la façon dont il me murmurait à l’oreille : « Tu es si belle, Zoë… »

À moins que je n’aie rêvé. Soudain, je n’ose ouvrir les yeux, de peur de me retrouver seule, avecla neige de décembre qui tombe dehors. Heureusement, j’entends un ronflement, aussi discret quefamilier. Merci, mon Dieu !

Avec moult précautions, je jette un coup d’œil vers David : il dort. Je frémis en repensant à ce quej’ai fait la dernière fois où j’ai dormi ici, après notre dispute au sujet de Jenny. J’avais commencépar réveiller David en me blottissant contre lui. Puis j’avais suggéré que nous sortions prendre unbrunch. Comme il n’en avait pas envie, on s’était contentés d’un bol de céréales à l’appartement.J’avais alors demandé :

— Tu veux qu’on aille au cinéma ? Ou alors, on pourrait louer un DVD ?— Non, merci. J’ai un match de squash à 14 heures et je dois m’échauffer un peu avant.— Ah, OK.J’étais mal à l’aise. Avait-il vraiment prévu une partie de squash ou était-ce une excuse pour se

débarrasser de moi ? Sans avoir pu dissiper ce doute, j’étais partie avec un mauvais pressentimentconcernant la suite des événements.

David remue dans son sommeil, il se retourne, si bien qu’il est à présent face à moi.— B’jour, chuchote-t-il, avant de se retourner de nouveau, entraînant la quasi-totalité de la couette

avec lui.Je me glisse hors du lit et file à la salle de bains me brosser les dents – avec un tout petit peu de

dentifrice, histoire que ça reste discret. J’en profite pour appliquer de la crème hydratante,m’arranger les cheveux et les sourcils. Je termine par une petite dose de blush en crème. C’esttellement bon de revoir cette salle de bains immaculée, et tous les produits de David, de bonnequalité sans tomber pour autant dans le métrosexuel. Avec révérence, je saisis son après-rasage,Davidoff Cool Water pour homme, dont j’inhale le bouchon. Quand j’étais au plus bas, j’allais m’enoffrir une bouffée au rayon parfumerie masculine de chez Marley’s. Et dire que maintenant, je peuxsentir le vrai quand je veux !

Je repose délicatement le flacon, de façon qu’il ne se rende pas compte que je l’ai touché. Et puisje retourne dans la chambre, où j’enfile mes sous-vêtements et le tee-shirt que j’ai apporté enprévision de ce matin. J’entame quelques étirements, levant les bras le plus haut possible vers leplafond, avant de retomber vers les orteils, et je termine par le salut au soleil.

David a ouvert les yeux.— Salut, Cirque du Soleil ! lance-t-il d’une voix ensommeillée. Qu’est-ce que tu fais ?— Oh, rien, quelques mouvements de yoga.

Évidemment, c’est encore une manœuvre préconisée par Les Règles. Le livre ne mentionne pasouvertement la nécessité de rester dormir chez son petit ami, mais si on le fait, eh bien, le lendemainmatin, au lieu de rester au lit à se pelotonner contre lui, mieux vaut se lever et effectuer desétirements. Tout cela, encore une fois, dans l’esprit « je-le-laisse-sur-sa-faim ». En l’occurrence, çaa l’air de marcher, car David m’observe avec attention.

— Le yoga, c’est dangereux, commente-t-il sans me lâcher des yeux. Demande à Oliver de teparler des blessures qu’on récolte à cause de ce truc, tu verras.

Sans me laisser démonter, j’effectue une dernière arabesque gracieuse et je me redresse.— Je crois que je ferais mieux d’y aller.— Quoi ? Déjà ? s’étonne-t-il.Et il a l’air vraiment surpris.— J’ai un cours de yoga à 10 heures, lui réponds-je en hochant la tête.En même temps, je jette un discret coup d’œil en direction de son réveil. Il est 9 h 45, c’est donc

plausible.David rabat les couvertures et saute du lit.— Alors là, pas question !Sans crier gare, il m’attrape par la taille et m’attire avec lui vers le lit, tout en me couvrant de

baisers. Moi, je fais mine de me débattre en riant.— Ne va pas au yoga, me supplie-t-il. Reste là, on va faire des mouvements ensemble.Waouh, mais c’est que ça marche vraiment !— J’adorerais, dis-je entre deux gloussements, mais j’ai déjà payé, alors…— OK, si tu es suicidaire, qui suis-je pour te retenir ? Va donc te casser les reins.Sur ce, il m’embrasse et je fonds. Comme ce serait agréable de passer la journée ici avec lui, de

prendre le petit déjeuner au lit, de ne pas quitter le lit, en fait. Jusqu’au soir, où on se lèverait pour sepréparer à dîner. Mais je suis déterminée à faire en sorte que la demande dépasse toujours l’offre.

Il m’enveloppe de ses bras et nous nous regardons dans le miroir de son armoire.— Tu es super sexy, murmure-t-il en se penchant pour m’embrasser encore.Soudain, il fronce les sourcils et se passe la main dans les cheveux.— Quoi ?Ma question est rhétorique, car je sais déjà ce qui le tracasse.— Rien, rien, j’observe juste les ravages du temps, lance-t-il avant de se jeter sur le lit. Ça ne me

dérange pas d’être petit, mais petit et chauve, ça fait beaucoup pour un seul homme.— Tu n’es pas petit ! (David mesure un mètre quatre-vingt, ce qui me paraît dans la moyenne,

d’autant qu’étant moi-même petite, ça ne me dérange pas.) Et tu ne perds pas tes cheveux, loin de là.Cela dit, je trouve ça mignon qu’il s’inquiète. Il a de super beaux cheveux, en fait, et pourtant il se

tracasse beaucoup à ce sujet. Il a même du shampoing antichute.En souriant, David hausse les épaules.— Oh, oui, continue, susurre-t-il en fermant les yeux.J’attrape mon sac, dont j’extrais un legging et une paire de sandales que j’ai apportés pour rentrer

à la maison à pied. Ce serait pratique d’avoir à disposition quelques affaires de ce genre chez David,ça m’éviterait de les transporter avec moi. Mais je n’ose même pas imaginer ce que Les Règlespenseraient d’une idée pareille.

Je lui demande d’une voix posée :

— Qu’est-ce que tu as prévu pour le reste de ton week-end ?— Absolument rien, me répond-il. Si possible. Je dois jouer au squash et écrire un papier pour une

conférence. Oh, et puis je vois Jen, ce soir, mais c’est tout.Je prends une seconde ou deux pour me recomposer un visage neutre, histoire de ne pas lui

opposer celui de la sorcière en colère. Garce de Jenny, qui sort avec lui un samedi soir. Elle n’a pasdes amis de son côté, qu’elle pourrait assommer de sa présence ? Et puis… Au bout du compte, il n’apas l’air si navré que ça de mon départ anticipé. Est-ce qu’il n’aurait pas envie que je parte, aufond ? Et pourquoi n’a-t-il pas reparlé de notre week-end en amoureux ?

OK, OK, stop ! Zoë, ne recommence pas, ne pète pas les plombs. Non !David bâille.— Tu veux te joindre à nous, ce soir ? On va au cinéma, Jen veut voir un film français dont j’ai

oublié le titre. On ira peut-être manger une crêpe après, ça te dit ?Ce soir, je suis censée voir Kira et ses colocataires. Je pourrais les planter et rejoindre David et

Jenny. L’ancienne Zoë n’aurait pas hésité une seconde. Néanmoins, dans un effort surhumain, pireencore que de reposer un paquet de gâteaux Jaffa après n’en avoir mangé qu’un ou s’extirper ducanapé quand America’s Next Top Model commence à la télé, je parviens à m’en empêcher. Je doisêtre forte, ne pas abandonner tous mes plans pour accepter les miettes – enfin, les crêpes.

— En fait, j’ai déjà des projets.— Ah bon ? Avec qui ?— Sortie entre filles, j’élude, faisant mine de m’absorber dans mon reflet pour arranger mes

cheveux. Rien de très déjanté.En réalité, nous sommes tous fauchés, alors on a prévu de regarder La Revanche d’une blonde 2 à

la maison, avec une bouteille de vin et des pizzas. Évidemment, David n’a pas besoin de le savoir. Jeme retourne vers lui. Appuyé contre ses oreillers, il me couve d’un air interrogateur. Là, j’ai touteson attention, c’est clair. Il m’imagine vivant ma vie, dehors, toute pomponnée, entourée d’hommesqui essaient de me séduire. Génial ! Qu’il passe sa soirée plan-plan avec Jenny la super-raseuse, çale fera réfléchir à ce qu’il rate.

Je ramasse mon sac, m’arrête de nouveau devant le miroir, pour appliquer une touche de monbaume à lèvres Burt Bees.

— À plus ! je lance en lui envoyant un baiser.Et je tourne les talons.— Eh ! Kennedy !Je me retourne.— Oui ?Il est si adorable, avec ses yeux fatigués et cernés de noir, son torse magnifique et ses épaules en

partie recouvertes par le drap.— Si un type essaie de te draguer, envoie-moi un texto, je viendrai lui régler son compte.— Je vais voir ce que je peux faire.Et avec un dernier signe de la main, je quitte la chambre.

Chapitre 8

Je suis complètement euphorique. J’ai réussi ! Je me suis montrée insaisissable, charmeuse, et jel’ai laissé sur sa faim. J’aurais adoré passer plus de temps avec David, mais je suis bien conscienteque s’il était aussi désireux de me voir rester, c’est uniquement parce que je la jouais détachée. Il fautdonc que je tienne bon. Pas toute la vie, juste le temps de m’assurer son attachement.

Aujourd’hui encore, c’est une belle et chaude journée, pleine des promesses de l’été. Je n’enreviens toujours pas de cette météo fabuleuse – il faisait vraiment aussi beau la dernière fois ?Pouvoir sortir simplement vêtue d’un legging et d’un tee-shirt, c’est un vrai bonheur. Je baisse lesyeux vers mes pieds chaussés de Havaianas qui mettent en valeur mon vernis à ongles mauve foncé– Essie Demure Vixen – et lâche un soupir d’aise. En longeant le traiteur de Formosa Gardens, jevois des couples qui petit-déjeunent, lisent le journal ou rient ensemble. Je suis certaine que ça nousarrivera aussi, à David et moi. Ça va juste prendre encore un peu de temps.

Je suis en train de descendre Castellain Road quand un numéro inconnu s’affiche sur l’écran demon portable.

— Allô ?— Bonjour, Zoë, c’est Max.— Max ?— L’ami de David.— Ah, oui ! Désolée, je ne m’attendais pas à ce que tu m’appelles si vite, je lui réponds

distraitement, tandis que je me hâte sur Sutherland Road, avant de me faire coincer par un 4 × 4Chelsea. C’est au sujet de la chambre ?

— Exact, oui. En fait je suis à Maida Vale, là. Alors je me disais… eh bien, peut-être que jepourrais la voir aujourd’hui ? Si tu as un moment, bien sûr.

Aujourd’hui, voilà un délai bien trop court pour ma tranquillité d’esprit, mais j’ai du mal à trouverune excuse valable, à part le fait que je préférerais aller m’allonger dans un parc.

— Ah… Oui, d’accord. Je ne suis pas encore rentrée, là, mais tu pourrais peut-être passer à10 heures ? (Je lui donne l’adresse.) Tu ne viens pas de chez David, si ?

J’espère honnêtement qu’il n’a pas passé la nuit sur le canapé, sinon Dieu sait ce qu’il a pu voir ouentendre…

— Non, non, j’étais ailleurs. Merci, et à très vite alors.Sitôt raccroché, je me rappelle : j’ai dit à David que j’avais yoga à 10 heures, et voilà que je

propose à Max de venir à la même heure. Et s’il en parlait à David ?Bon, en soi ça ne pose pas vraiment de problème. Je pourrai toujours prétendre que j’ai changé

d’avis. Toutefois, ça me donne un aperçu du danger potentiel que pourrait constituer la présence deMax chez moi. Et s’il racontait à David que mes cheveux bouchent l’évacuation de la douche, ou queparfois – souvent, en fait – je ne nettoie pas immédiatement après moi, ou que j’adore regarder desDVD nunuches et m’affaler sur le canapé avec une pizza, le vendredi soir ? Et s’il découvrait mesbandelettes de cire à épiler ou mon autobronzant, le bazar que je mets parfois dans ma chambre ? Nonque tous ces détails constituent des tue-l’amour en soi, mais n’empêche : il n’est pas très judicieuxd’autoriser l’ami de David à traîner en coulisses.

En arrivant à la maison, je regrette même d’avoir accepté qu’il voie l’appartement. Je décide delui faire la version rapide de la visite, juste ce qu’il faut pour être polie, et puis d’inventer uneexcuse. En attendant, je procède à une rapide revue de détail, petit rangement de dernière minutemême si l’endroit est fort bien tenu, toute fausse modestie mise à part, quand l’interphone retentit.

— Salut, monte, dis-je en enclenchant l’ouverture de la porte.Mieux vaudrait pour ma peau qu’il s’agisse bien de Max, et non d’un serial killer, mais il est trop

tard pour s’en inquiéter. À mon grand soulagement, c’est bien Max qui sonne à la porte.Il porte un sac en nylon noir à l’épaule et un tee-shirt marron qui a connu des jours meilleurs, avec

un de ses horribles jeans baggy américains. Peu importe l’appartement, ce qu’il lui faut de touteurgence, c’est un relooking.

— Entre ! Bienvenue dans mon humble demeure.— Merci.Il m’a l’air un peu moins confiant que l’autre jour, quand il me tirait de mon cauchemar. Je suis

surprise qu’il accepte de venir visiter l’appartement malgré le fait que je l’aie vu en tenue d’Adam lejour où nous avons fait connaissance. Je m’attendais à ce qu’il renonce, mortifié. Mais à la façon dontil gravit les marches, dont il balaie l’endroit du regard en assimilant chaque détail du salon – lesfenêtres sur Elgin Avenue, les murs blancs (je les ai repeints moi-même en mai) et le canapé marronface à la télévision, la reproduction de Wayne Thiebaud au-dessus de la cheminée (qui m’appartient),la bibliothèque et la table noire Ikea, il me paraît évident qu’il cherche vraiment un endroit où vivre.

— Tu veux commencer par la chambre ?— Oui, je veux bien.Comme toujours, et bien qu’elle soit en train de déménager ses affaires, la chambre de Sonia est si

propre et rangée que c’en est flippant. Le lit double au cordeau (elle préfère les couvertures auxcouettes, ça en dit long), l’armoire encastrée et le bureau avec sa lampe Ikea, les murs couleurmagnolia, un poster de fleur, d’Ikea lui aussi. Des tas de stylos à paillettes alignés pour ses études.Une valise. Et c’est à peu près tout. Parfois, je me dis qu’elle doit avoir un placard caché quelquepart, comme celui de Monica dans Friends, rempli à ras bord du bric-à-brac inutile que possèdentles gens normaux, et qu’un jour je l’ouvrirai par mégarde et me retrouverai ensevelie sousl’avalanche.

— Eh ben ! plaisante Max. Ta coloc n’est pas très à cheval sur le rangement, d’après ce que jevois… Elle est grande, cette chambre, ajoute-t-il en avançant d’un pas dans la pièce.

— Pour ne rien te cacher, la mienne est plus petite, si bien que je paie quarante livres de moins parmois.

Il hoche la tête et s’approche de la fenêtre, qui donne sur l’arrière du bâtiment.— Le jardin est accessible ?— Malheureusement pas. Il appartient au proprio du rez-de-chaussée.— Le fameux Géant égoïste, plaisante-t-il. Et il y a un accès sur l’extérieur ? Un balcon, quelque

chose comme ça ?Je réponds sur un ton léger :— Non, un appartement avec balcon, dans ce quartier et à ce prix, c’est introuvable.Max me suit sagement à travers le reste de l’appartement. C’est un rituel que j’ai toujours trouvé un

peu embarrassant. Comme si on faisait un strip-tease devant quelqu’un, et qu’au lieu de vous jeter desbillets en sifflant, il hochait poliment la tête en trouvant ça très joli. À moins que l’étrangeté de la

situation ne tienne au fait que l’on dévoile son petit monde à un visiteur qui se sent obligé des’extasier, même s’il pense : « Quel taudis ! » À vrai dire, l’appartement est un peu insalubre sur lesbords, mais c’est précisément pour cette raison que le loyer est abordable.

Quoi qu’il en soit, je ne vais pas me fatiguer à lui faire l’article. C’est à prendre ou à laisser.— Là, c’est la cuisine, avec son équipement d’origine datant des années 1970 : lave-linge non

séchant et, clou du spectacle, le micro-ondes sans lequel je mourrais de faim. Oh, et j’ai oublié lasalle de bains.

Qui se trouve être dans un état de propreté acceptable. Tous mes produits de chez L’Occitane sontexposés bien en vue pour faire chic. Mes vrais produits de toilette, le gel douche Palmolive et levieux gant de crin sont rangés dans une trousse. Je remarque le regard de Max sur l’alignement deshampoings. J’en possède six de marques différentes que j’utilise à tour de rôle. Et ils sont alignéspar ordre d’utilisation.

— Tu n’es jamais à court d’eau chaude ? s’enquiert Max.Un peu surprise, je lui réponds :— Non. Et là, c’est ma chambre. Désolée, il y a un peu de bazar…Gros mensonge, je viens juste de la ranger.Il reste quelques objets qui traînent, mais si une chose est parfaitement rangée, c’est mon armoire.

J’ai remisé toutes mes affaires d’hiver dans des sachets en plastique dont il suffit d’aspirer l’air pourqu’ils tiennent moins de place. Quant à mes vêtements d’été, ils sont rangés par style et par genre, ettoutes mes chaussures sont dans leur boîte d’origine, sur laquelle est apposé un Polaroïd (pris parPaul, mon ex, ce qui fait que les plus récentes ne sont même pas imprimées sur du papier photo).

Max passe la tête à l’intérieur, réticent à s’introduire dans mon domaine.— Elle a plus de charme que celle de ta coloc.Bon, on a passé suffisamment de temps dans ma chambre. Je le précède donc dans le couloir. Mais

un bruit retentissant dans mon dos, je me retourne : il a réussi à renverser un petit vase posé sur monétagère, et la rose qu’il contenait est tombée, et l’eau s’est répandue sur le sol. Le récipient n’est pascassé, heureusement. Max le ramasse et regarde avec anxiété. D’abord le vase, puis moi.

— Désolé, marmonne-t-il en me le tendant.— Ce n’est pas grave, dis-je en le replaçant sur son étagère. On est tellement à l’étroit, ici.Alors que nous retournons dans le couloir, ma décision est prise : pas question de lui céder ma

chambre. Il saboterait l’endroit en moins de deux.— Et pour finir… le salon, bien sûr. Je t’en prie, assieds-toi. Ah, non, pas de ce côté-là, le canapé

est cassé. Plutôt de l’autre côté.— Et le propriétaire, il est comment ? me demande Max en changeant de place, comme un gamin

bien élevé.— Pour être honnête, il est plutôt paresseux. Il répare les choses quand il y a urgence, mais

autrement, il a tendance à nous négliger un peu. Cela dit, comme il ne prend pas cher, je ne le harcèlepas non plus. Pour information, dans ce quartier, la plupart des trois pièces se louent au moins deuxfois plus cher.

Autant être franche, vu que de toute façon je n’ai pas l’intention de le laisser emménager.— Tout ça me semble parfait. Notre propriétaire, à San Francisco, était une obsessionnelle du feng

shui, elle passait son temps à venir vérifier qu’on ne mettait pas la poubelle dans le coin« Relations ».

— Oh, là, là. Et tu vivais avec qui ?— Des camarades de Berkeley. Étudiants en neurosciences computationnelles, précise-t-il avec un

grand sourire. Je te laisse imaginer la scène : trois scientifiques qui mangent des pizzas et regardentla télé ensemble tout en échangeant des propos de geeks. On aurait dit les gars de Big Bang Theory.

Je hoche la tête. Pas très ordonné, donc.— Je peux t’offrir une tasse de thé ?J’ai beau ne pas avoir l’intention de lui donner la chambre, c’est quand même l’ami de David.— Avec plaisir. Tu as besoin d’un coup de main ?Je décline l’offre, mais lui accorde mentalement quelques points convertibles en brownies pour

avoir proposé son aide. Je me dirige vers la cuisine, où je mets de l’eau à bouillir. Je place mes deuxmugs les plus présentables, un sucrier et un pot de lait sur un plateau. Que Max n’aille pas raconter àDavid que je lui ai servi du lait directement de la brique. J’ajoute deux ou trois biscuits de chezKimberley reçus de maman quelques jours auparavant.

— Et voilà, dis-je en revenant au salon avec mon plateau.Je m’installe sur l’autre canapé, perpendiculaire à celui sur lequel Max est assis, me demandant un

instant si je devrais lui suggérer d’échanger, afin qu’il n’ait pas à rester sur celui qui est cassé, puisje me ravise : après tout, peu importe.

— Un plateau à thé ! commente-t-il. Cool. Cette fois, c’est sûr, je suis bel et bien à Londres.— Plus important encore, tu es chez une Irlandaise, précisé-je en posant mon chargement près de

lui.Je vérifie que le thé est suffisamment infusé avant de le servir. Max ajoute du lait au sien, puis il

plonge sa cuillère dans le sucre et en prend très exactement une demi-cuillère à café, qu’il secoue unpeu afin de n’en avoir plus qu’un quart – précisément – qu’il verse enfin dans sa tasse. Je détourneles yeux, juste à temps pour qu’il ne remarque pas que je l’observe.

— Et ta colocataire, alors, elle est où ? me demande-t-il. Comment se fait-il qu’elle s’en aille ?— Sonia doit être au sport. Son entreprise était située à Paddington, jusqu’à présent, mais ils ont

transféré leurs locaux à Watford Junction. Ce qui la ravit, car elle va pouvoir habiter à Watford pourmoins cher.

Il acquiesce, et j’estime lui en avoir révélé bien assez sur la colocataire la plus chiante du mondeet ses petites manies. Je m’empresse de changer de sujet :

— Alors… David et toi, vous vous connaissez depuis longtemps, c’est ça ? Mais tu es plus jeuneque lui, non ?

— Oui, sa famille habitait la même rue que la mienne, à Putney. Puis ils sont repartis en Irlande etnous à Bristol. Mais mes parents vivent au pays de Galles, aujourd’hui.

— Donc tu connais Jenny, toi aussi ?Je n’ai pas pu m’en empêcher.— Oh, oui, je la connais ! répond-il.Immédiatement, je sens qu’il ne l’aime pas, ce qui lui vaut un deuxième point brownie.Max prend un Kimberley et l’examine une seconde sous tous les angles.— Intéressant, ce biscuit. C’est quoi ?Amusée par son approche analytique, je réponds :— Kimberley. C’est irlandais. Ma mère m’en envoie régulièrement. Tu as visité beaucoup

d’appartements ?

— Huit. Je veux vraiment trouver quelque chose au plus vite. J’essaie de monter un projetscientifique ici, mais j’ai aussi accepté de donner un coup de main pour la création d’un labo, àOxford. Alors, entre le travail et les entretiens de colocataires, je ne sais plus où donner de la tête. Ilme faut absolument un point de chute.

Il a l’air fatigué, en effet. Sous son bronzage et ses taches de rousseur, il est assez pâle, et sescheveux partent dans tous les sens. Je me demande pourquoi il n’a pas encore réussi à trouver unappartement. Il est plutôt agréable, quoique peut-être un peu excentrique.

— Je n’ai jamais eu à subir les entretiens de colocataires. Sonia et moi, nous avons été appariéesici par le propriétaire sans avoir notre mot à dire. Quel genre de questions ils te posent, en général ?Des trucs du style : « À quelle heure tu te lèves ? », c’est ça ?

— Non, c’est plutôt : « Quels sont tes atouts et tes faiblesses ? Comment penses-tu contribuer à lavie de l’appartement ? Où est-ce que tu te vois dans cinq ans ? Quelles sont tes bonnes habitudes ettes fâcheuses manies ? »…

— C’est pas vrai… Tu plaisantes ! Vraiment ?Il acquiesce.— Dans l’une des maisons que je suis allé visiter cette semaine, ils m’ont fait tenir un morceau de

papier avec mon nom écrit dessus, pendant qu’ils me photographiaient pour leurs archives. (Je nepeux m’empêcher de m’esclaffer, ce qui le fait sourire.) Enfin, je comprends. Je veux dire, ils veulentchoisir la bonne personne. Mais d’un autre côté, ils cherchent la personne idéale, alors ça ne peut pasmarcher.

Je ne suis pas d’accord avec lui. Bien sûr que si, on peut trouver la personne idéale. N’est-ce pasjustement le but de la recherche d’un colocataire et des rendez-vous amoureux ?

Soudain, Max secoue la tête, comme s’il regrettait d’avoir abordé ce sujet.— Quoi qu’il en soit, reprend-il, je n’ai pas très envie de vivre dans une maison pleine de

colocataires. J’ai déjà vécu ça à Berkeley, c’était drôle, mais je crois avoir évolué depuis.— Et qu’est-ce que tu as répondu aux gens qui te posaient ces questions-là ? Sur tes fâcheuses

manies, tiens, par exemple ?— Que je suis somnambule chronique et que j’ai tendance à allumer le four dans mon sommeil.Prise d’un doute, je lui demande :— Ce qui n’est pas vrai, si ?— Non. Mais comme je savais que ni eux ni moi n’étions intéressés, ça ne changeait pas grand-

chose. Cela dit, si tu veux la vérité vraie…— En effet.— Eh bien, j’ai un gros défaut : j’aime prendre de longs, très longs bains. Et quand je dis

« longs », c’est un euphémisme.— C’est-à-dire ?— Ben… Deux heures.— Deux heures ?— Dans l’idéal, oui. Cependant, je vérifie toujours avant si personne n’a besoin de la salle de

bains. Ou alors, j’attends que tout le monde soit sorti. Je n’avais pas de baignoire, en Californie,mais avec le temps qu’il fait à Londres, je crois que je vais avoir du mal à m’en passer.

Hm, hm. S’il doit passer toutes ses soirées à tremper dans son bain, et m’empêcher par là mêmede m’enduire tranquillement d’autobronzant, je peux le rayer de la liste.

— Et tes horaires, ça donne quoi ?— C’est irrégulier. Il m’arrive de travailler sans discontinuer, voire de dormir au labo. Parfois tu

ne me verras pas pendant plusieurs jours d’affilée. C’est plutôt un avantage, non ? Et puis, quand çase calme un peu, j’ai tendance à sortir pas mal. Mais je peux aussi passer plusieurs soirs à la maisonà regarder la télé.

Toujours suspicieuse, je lui demande :— Quel genre d’émissions ?Pas des matchs de foot, j’espère.— De préférence les chaînes d’info en continu, ou bien Les Simpson.— Et le football ?— Non, je ne suis pas fan des sports de compétition. Cela dit, j’aime bien la natation, l’escalade et

le surf. D’ailleurs je risque de m’absenter certains week-ends pour ça aussi.Bon point.Je le regarde, un peu perplexe, et je commence à me dire, pour la toute première fois, que peut-être

je pourrais vivre avec lui. Il faut avouer qu’il a l’air bien moins tatillon que Deborah.— Et toi ? reprend-il. David m’a dit que tu travaillais dans la mode ?— En quelque sorte. Je suis vendeuse en prêt-à-porter féminin chez Marley’s.Il me jette un regard inquisiteur. Vu son tee-shirt, il a sans doute besoin de quelques précisions.— C’est un grand magasin. Et toi ? Enfin, je sais que tu es scientifique, mais sur quoi portent tes

recherches, exactement ?— Eh bien, pour faire simple, je travaille sur la mémoire. Comment elle fonctionne, dans quelles

parties du cerveau sont stockés nos souvenirs. Voilà, en gros.Je n’en reviens pas.— Tu es sérieux ?— Euh… Oui, pourquoi ?Parce que tu pourrais peut-être m’aider à découvrir si je suis devenue folle, si ma mémoire me

joue des tours ou bien si j’ai vraiment remonté le temps.— Oh, pour rien. Ça a l’air intéressant.— Ça l’est en effet. Et je mise beaucoup sur ma dernière idée, c’est pourquoi j’ai besoin de

pouvoir me concentrer dessus. (Il prend un autre Kimberley – son troisième ! – et croque dedans.)Voilà mon objectif majeur du moment.

— Ça porte sur quoi ?Il se lance immédiatement dans l’explication d’une notion que je ne comprends pas au sujet du lobe

frontal ou du cortex, quelque chose dans le genre, et les scanners cérébraux. D’après ce que jecomprends, ça a un rapport avec la maladie d’Alzheimer. Tandis que je le regarde agiter les bras entous sens au fur et à mesure de sa démonstration, éparpillant des miettes partout sur le tapis, jeréfléchis.

Ce gars-là ne risque pas de raconter à David que je laisse traîner des cheveux dans labaignoire. Tout bonnement parce qu’il ne s’en rendra même pas compte. Il ne risque pas non plusde m’obliger à signer un planning des corvées, ni de se plaindre si je fais du bruit après20 heures, contrairement à Deborah.

— Alors, que penses-tu de l’appartement ?— Il est parfait, répond-il sans hésiter. La chambre, le quartier… Super !

Après les interrogatoires des autres colocataires potentiels, voilà qui est agréable à entendre.Même Deborah, qui a fini par prendre la chambre, n’a jamais été jusqu’à décrire l’endroit en destermes aussi élogieux. Elle s’est contentée de conclure la visite par un : « Oui, ça me va. » Max estbien moins exigeant. En fait, ce serait la solution idéale. Un colocataire cool, qui me laisserait agir àma guise. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ?

— Y a-t-il pour toi des comportements rédhibitoires dans l’attitude d’un colocataire ? Des chosesqui t’insupportent ?

Il fronce les sourcils.— Pas que je sache, non. Tant qu’on ne me pique pas mes affaires, je suis content.On enchaîne sur le loyer et les factures, et j’annonce à Max qu’il s’agit d’un bail d’un an, avec une

clause spéciale en cas de rupture de contrat.— Ah, dit-il. Ça me rappelle que… Enfin, il y a quelque chose que je dois te dire…Et voilà ! Qu’est-ce qu’il a ? Un serpent en guise d’animal de compagnie ? Il sort avec des

jumelles ? Il a besoin d’une pièce entière pour y ranger sa collection de poupées en porcelaine ?— Il n’est pas exclu que je doive quitter Londres dans six mois. J’espère que non, s’empresse-t-il

d’ajouter, mais ma bourse actuelle ne couvre que les six prochains mois. Donc, il se peut que jedoive partir lever des fonds ailleurs, peut-être en Allemagne ou aux États-Unis. Je n’en ai pas envie,je préférerais vraiment rester au Royaume-Uni, mais je ne pouvais pas passer ce détail sous silence.

— Ah.Zut, quelle plaie !Je ne veux pas repartir en quête d’un nouveau colocataire dans six mois. À supposer que je sois

encore dans cette dimension.— Désolé, j’aurais dû te le dire plus tôt. Enfin, mon départ est tout à fait hypothétique, mais je

n’aurais pas aimé te mettre devant le fait accompli.Voilà pourquoi il n’a pas été pris dans les précédentes colocs auprès desquelles il a passé un

entretien. Il est trop honnête, la plupart des gens se garderaient bien d’apporter cette précision ; ilssigneraient le contrat et partiraient dès que l’occasion se présenterait.

Max se relève.— Je vais y aller. Merci pour le thé et le reste.Il époussette son tee-shirt et semble s’étonner que les miettes atterrissent au sol.— Euh… Désolé.— Ce n’est pas grave. Je dois t’avouer que six mois, c’est un peu court, lui dis-je en me levant à

mon tour. Comme tu l’as dit, ce départ est encore tout à fait hypothétique, mais…— Je te comprends. Enfin, bon, je vais continuer à chercher, en ciblant principalement les

locations de courte durée…Je parviens à me retenir de lui crier : « Les locations de courte durée coûtent une fortune à

Londres ». Le pauvre ! C’est dur, et il a l’air résigné. Pourtant je vois bien qu’il est déçu. Alors qu’ilse penche pour ramasser son sac à dos, je vois mon adresse écrite au dos de sa main – il doit êtregaucher. Pour une raison qui m’échappe, je suis touchée à la vue de ces pattes de mouche. Je nesaurais dire si je le plains ou si j’ai envie de faire plaisir à David, ou encore si l’idée de partagerl’appartement avec un colocataire masculin, cool de surcroît, me séduit par comparaison avecDeborah et ses sacro-saintes règles… Quoi qu’il en soit, je viens de prendre une décision.

— Écoute, Max, si tu veux la chambre, elle est à toi. Peu importe si finalement tu n’es là que pour

peu de temps, du moment que tu m’aides à trouver un remplaçant, si jamais tu dois partir.— C’est vrai ? dit-il, l’air ravi. Mais c’est super ! Tu es sûre ? Merci, Zoë, c’est vraiment génial !Je prends note de son numéro et nous nous accordons sur le dépôt de garantie et les clés. Une fois

qu’il est parti, je m’approche de la fenêtre et le regarde traverser Elgin Avenue d’un pas presquesautillant. Qu’il est agréable d’accomplir une bonne action ! Je suis presque aussi fière que si j’avaisrecueilli un sans-abri. Et, cerise sur le gâteau, il est expert en mémoire ! Si quelqu’un peut m’aider àdécouvrir ce qui m’est arrivé, c’est bien lui.

Le soir venu, comme prévu, je retrouve Kira et certains de ses colocataires dans leur vaste

demeure de Westbourne Grove. Quand elle m’ouvre la porte, je manque de défaillir. La dernière foisque je l’ai vue, elle était pâle, malade et toussotante dans son manteau d’hiver. Aujourd’hui, ellearbore un ravissant bronzage caramel, rehaussé par un minuscule short à imprimé turquoise et un petitdos-nu blanc. On la croirait revenue d’entre les morts.

— J’ai quelque chose sur les dents, ou quoi ? me demande-t-elle.— Non, rien !Ça fait très bizarre de regarder une deuxième fois le même film, d’avoir les mêmes conversations

– sur le travail de Kira (son patron lui a refusé ses futurs congés de Noël, ce qui la rend furieuse,mais moi je suis contente parce que ça signifie que j’aurai un endroit où passer les fêtes) et sur lecouple Kate Middleton-prince William (je dois me mordre la langue pour ne pas révéler qu’ils vontse fiancer en novembre). Kira fait une remarque qui n’avait pas attiré mon attention à l’époque – ellea souvent des opinions assez cyniques sur les hommes et les relations amoureuses en général –, maisqui, ce soir, me laisse songeuse.

— C’est facile de se débrouiller pour qu’un mec tombe amoureux de toi, affirme-t-elle. N’importelequel. Il suffit de découvrir son fantasme sexuel le plus fou et de l’exaucer aussi souvent quepossible.

Je n’ai jamais eu l’idée de questionner David sur ses fantasmes. Je pense d’ailleurs que jen’oserais pas. Du moins, pas encore. Cependant, en y songeant, je me souviens d’un soir d’août où,sur la terrasse du toit de son immeuble, on jouait à des jeux un peu canailles. Je n’arrêtais pas deregarder autour de moi, redoutant d’être surprise par les voisins, si bien que nous avons fini parrentrer, mais il a eu l’air déçu. La même chose s’est d’ailleurs produite une autre fois, alors que nousrentrions d’un concert à Hampstead Heath. Il était tard dans la nuit, David a voulu traîner un peu enchemin, mais j’ai fait la sourde oreille.

Cela dit, si c’est ça qui l’excite… Je pourrais peut-être surmonter ma gêne et tenter l’expérience.En tout cas, je vais y réfléchir.

— La Terre à Zoë ! me lance Kira. Allez, prends un autre verre.À présent que nous avons un peu bu, je meurs d’envie d’envoyer un texto à David. Je me trouve

toutes sortes de bonnes excuses : lui raconter que j’ai vu Max pour la chambre, lui demandercomment était son film ou tout simplement lui faire un petit coucou. Mais je me rappelle Les Règles etm’en abstiens. Pas question de le contacter. Au pire, je lui réponds si lui m’écrit, mais pas plus. Etcomme un téléphone que l’on regarde ne sonne jamais, je range le mien pour éviter la tentation.

Chapitre 9

En arrivant au travail le lundi matin, je trépigne d’impatience. J’ai réussi à retrouver SineadDevlin et lui ai rendu visite hier, dans son atelier-loft de Hackney. C’est drôle, je pensais qu’elle nerépondait pas à mes mails parce qu’elle avait un succès fou. En fait, il se trouve qu’elle estsimplement très étourdie. Quand je lui ai dit que je voulais montrer ses croquis aux acheteurs deMarley’s, elle était enchantée. J’ai son book sur moi.

— Bonjour Zoë, me lance ce vicieux de Bruce, l’agent de sécurité.La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui il ne me jette qu’un bref regard, alors que la dernière fois

il avait longuement reluqué ma jupe trop courte. Voilà qui me confirme que j’ai bien fait de troquer lapremière jupe pour un modèle noir, à la coupe droite, plus sobre. En revanche, j’ai agrémenté matenue d’un magnifique foulard que Sinead m’a offert. Pourvu qu’il me porte bonheur !

Vers 11 heures, Julia et moi nous retrouvons au niveau des cabines d’essayage, comme la dernièrefois. J’avais oublié à quel point c’était mouvementé : faire entrer et ressortir les clientes avecefficacité, apporter et remporter d’énormes brassées de vêtements, les placer sur des portants et lestrier, nettoyer l’incroyable tas de détritus que les gens laissent traîner par terre – l’une de nos clientesparticulièrement élégante a abandonné cinq sachets de noix de soja vides ! Avec tout ça, je suis entrain de me demander si je ne ferais pas mieux d’attendre la fin de la journée avant de parler deSinead à Julia, quand elle se tourne vers moi.

— Il est superbe, votre foulard. Vous l’avez trouvé où ?Je lui fais face, aux anges.— Oh, c’est d’une amie à moi, une jeune modéliste irlandaise. Elle espère être bientôt exposée, et

se lancer lors de la Fashion Week de Londres.— Je peux le voir d’un peu plus près ?— Bien sûr !Je le lui tends et elle l’examine attentivement. Il est vraiment joli. De loin, on dirait un motif floral,

mais en y regardant de plus près, on comprend qu’il s’agit en fait de fossiles et de pierres, dansdifférents tons de bleu sur un fond taupe.

— Cette série-là est en soie, mais ses modèles d’hiver sont en cachemire.— Auriez-vous cet article en taille 40 ? interroge une voix derrière nous.Tandis que je m’occupe de la cliente, je suis sur des charbons ardents : Julia est-elle vraiment

intéressée ? Je suis vite rassurée, car dès que nous avons une seconde de répit, elle revient sur lesujet.

— Il est vraiment sublime. En avez-vous vu d’autres échantillons ?— Oui… Pour tout vous dire, j’ai apporté son book. Si ça vous tente, je peux vous le montrer.— Quelle bonne idée ! Pourquoi ne pas y jeter un coup d’œil ensemble, à la pause déjeuner ? Je

dois remonter au bureau vérifier mes mails à 12 h 30. Montez-le-moi à ce moment-là.— Oh, super ! Sauf que…Je suis tellement coincée dans mon carcan que je suis sur le point de lui expliquer que je ne prends

généralement pas ma pause avant 13 heures, quand nous sommes submergées par une nouvelle vaguede clientes. Plus le temps de discuter. Tant mieux, au fond, Julia n’a pas besoin de connaître mes

horaires en détail. Je n’en reviens pas : je n’ai même pas eu besoin d’évoquer le sujet, encore moinsde lui faire l’article, elle a remarqué le foulard toute seule ! À présent, il me reste à trouver le moyende monter au sixième à 12 h 30.

Vers 11 h 45, Julia me quitte pour un autre poste et Harriet vient la remplacer. Ma jeune collègueest surexcitée : elle vient de rencontrer un type par l’intermédiaire d’un groupe d’amis. Il lui a déjàenvoyé un texto, suggérant qu’ils se voient bientôt, à quoi elle a répondu qu’elle était d’accord. Etmaintenant, elle craint de s’être montrée un peu froide.

— Peut-être aurais-je dû suggérer un endroit, une heure ? s’inquiète-t-elle.— Absolument pas. Laisse-le mener la danse, lui réponds-je.Je m’abstiens de lui révéler que ce mec va continuer à lui envoyer des messages proposant qu’ils

se voient, mais qu’ils ne se rencontreront jamais, au final. Elle m’assomme bien assez de questionscomme ça. Si je me mettais à lui prédire son avenir, ça deviendrait l’horreur.

— À quelle heure est ta pause déjeuner, Harriet ?— De 12 h 15 à 12 h 45. Pourquoi ?— Ça t’ennuierait d’échanger avec moi ?Je lui explique pourquoi, et immédiatement Harriet se réjouit.— C’est génial ! s’extasie-t-elle. Tu es formidable, Zoë. Bonne chance.Je remarque qu’en plus des sandales en croco vertes, elle porte aujourd’hui la réplique exacte de

mon chemisier sans manches bleu marine, mais en noir. Après tout, tant pis : je lui dois bien ça. Sitôt que je suis en pause, je file à la caisse où j’ai caché le book de Sinead, dans un tiroir sous

des catalogues. Horreur ! Karen est en train de le compulser avec curiosité !Elle lève les yeux vers moi.— Zoë ? Vous n’êtes pas censée être aux cabines d’essayage ?— Je suis en pause déjeuner, j’ai échangé avec Harriet.— Et pourquoi ?— Euh… j’avais faim.Alors là, premier prix de la réponse idiote !— Oui, eh bien… c’est votre problème. On vous a assigné des horaires, vous n’êtes pas censée

tout chambouler.— Je comprends, mais ne pourriez-vous pas faire une exception ? Juste une fois, s’il vous plaît ?Elle me jette un regard suspicieux.— Vous vous croyez au-dessus des règles, Zoë ?Piteuse, je réponds :— Non…S’ensuit un silence interminable.— D’accord, conclut-elle enfin. Mais juste cette fois.— Merci. Euh… Julia m’a demandé de lui monter ce book.— Ah ? Je croyais qu’une des acheteuses l’avait oublié, dit-elle en le refermant vivement. Je vais

le lui apporter.Zut ! Là, il va falloir que je me dévoile.— En fait, il est à moi. Je connais la créatrice.— Ah boooon !

Elle prend bien soin de faire traîner en longueur son exclamation, histoire de me montrer qu’ellen’en croit pas un mot. Elle rouvre le book et tourne quelques pages.

— Vous connaissez la créatrice, hein ? Bien sûr, bien sûr…Elle continue à tourner les pages, cherchant manifestement quelque objection à m’opposer, mais

n’en trouvant pas, elle me le tend.— Faites en sorte de revenir à l’heure, et ne prenez pas l’habitude d’échanger vos horaires, OK ?— Promis, dis-je en me précipitant vers l’ascenseur.N’ayant pas le sésame pour monter, je dois attendre quelques minutes dans la cabine, jusqu’à ce

qu’enfin quelqu’un approche. Un Asiatique, grand et bel homme, avec un penchant pour les vêtementsélégants dans le genre costume trois-pièces. Je l’ai déjà vu. Aujourd’hui, il est resplendissant dans saveste en lin bleue, sa chemise blanche et un bermuda qu’il porte avec des mocassins sans chaussettes.Je pense qu’il est responsable de quelque chose, mais je ne sais plus quoi.

— Vous montez, ma jolie ? me demande-t-il, dans une imitation très approximative de l’accentaméricain.

Il me sourit et je remarque ses lentilles de contact bleues. Il repère le book bien serré sous monbras et je vois son regard me jauger. Le geste est rapide, mais je sais qu’il a apprécié chaque détailde ma tenue.

— Je l’espère, lui réponds-je. Le sixième étage est fidèle à mon souvenir. Un vaste open space, des surfaces brillantes

monochromes éclairées par de ravissantes petites lampes de bureau, comme dans une bibliothèque.L’endroit est largement plus sympa que le reste du bâtiment. Je le traverse, faisant mon possible pourne pas rester bouche bée devant tout ce que je croise : des portants de vêtements ici et là, destableaux d’humeur aux murs, une fille en jean skinny et baskets Converse qui court et bondit, uneénorme caméra à la main. En passant devant la pièce vitrée où s’était déroulé mon entretien, je frémisau souvenir de cette foirade sans précédent. Avec un peu de chance, j’éviterai les faux pas cette fois-ci.

Le bureau de Julia se situe tout au fond. Elle mange des sushis, accompagnés d’une boissondétoxifiante Yoga Bunny, les yeux rivés à l’énorme écran de son Mac. Ses cheveux sont rassemblésen une longue tresse qui lui tombe en bas du dos.

— Euh… Salut !Elle me scrute d’un air absent pendant une bonne minute, avant de me remettre et de me faire signe

d’entrer.— Voilà le book, dis-je en m’approchant d’un pas déterminé. N’hésitez pas à revenir vers moi si

vous avez besoin d’informations complémentaires. Ses coordonnées sont à l’intérieur, mais je peuxaussi le lui rendre moi-même si vous n’êtes pas intéressée.

— Très bien. Vous avez bien cinq minutes pour vous asseoir, non ? Enlevez ce bazar sur la chaise.Tenez, je vous débarrasse.

Je saisis une pile de jeans Seven for All Mankind et de tuniques en soie posées sur la chaise et leslui tends. La pièce est petite et il y règne un incroyable désordre : des piles de magazines et de books,des échantillons de tissus et des portfolios éparpillés sur son bureau et au sol. Au milieu de tout cela,je remarque un cadre argenté avec la photo de deux jeunes enfants. Très jeunes. Pas étonnant qu’elleait toujours l’air épuisée.

— Donc cette fille est une de vos amies ? demande-t-elle en ouvrant le book.— Oui, on était à l’école ensemble. Elle a eu son diplôme à l’école d’art et de design de Dublin il

y a quelques années, et depuis elle travaille pour un créateur en lainages.— Ses modèles sont vraiment super, commente Julia. J’adore les couleurs. Et vous dites qu’elle

n’a ni showroom ni agent ?— Non, elle dessine ses créations dans son appartement de Hackney.— Génial. Eh bien, je vais prendre contact avec elle, ça, c’est sûr. Merci, Zoë.— Avec plaisir.Elle referme le book et m’adresse un sourire. J’ai comme l’impression que le temps qui m’est

imparti touche à sa fin. Je me lève et fais un pas vers la porte. Mais alors je vois l’open space,scintillant et fourmillant d’activité, rempli de gens qui font le travail dont je rêve. Non, je ne peux paspartir comme ça. Je me retourne vers Julia.

— En fait, j’avais quelques autres idées à vous soumettre.— D’accord, dit-elle, visiblement surprise.— Je trouve… Vous vous souvenez de la robe Ikat marron que vous regardiez l’autre jour ?Elle hausse les sourcils.— Oui, et alors ?— Eh bien, Keira Knightley en a une et elle prévoit de la porter. Et puis… les vestes masculines

pour femmes rencontrent un franc succès. Il vaut mieux ne pas les démarquer, je crois qu’on pourraiten vendre encore beaucoup. Pareil pour les robes longues, je crois qu’on peut en vendre beaucoup,surtout si on les commande vite et dans plein de couleurs. Dans d’autres coloris, je veux dire.

Julia me dévisage, baguettes à la main, mi-perplexe, mi-amusée.— Vous pouvez me répéter l’info sur Keira Knightley et la robe Ikat ?— Elle va… Elle en a une. (J’ai failli dire : « Elle va en porter une », mais ça m’aurait fait passer

pour une de ces fans monomaniaques.) Or nous sommes la seule boutique à en avoir en stock avecHarrods, donc nous allons forcément les vendre. Mieux vaudrait ne pas les solder.

— Comment savez-vous qu’elle en a une ?— En fait… C’est une amie à moi.Oh, bon Dieu ! Est-ce que j’ai vraiment dit ça ? Eh oui !Je ne sais pas pourquoi, rien d’autre ne me venait.— C’est vrai ? Comment la connaissez-vous ?— Eh bien, nous… Par des amis communs. J’ai une amie qui tient un café à Primerose Hill. Et

Keira est l’une de ses clientes attitrées.Mais d’où est-ce que je sors tout ça ? Je n’ai jamais mis les pieds à Primerose Hill !Julia pose sur moi un regard neuf, elle est en train de revoir son jugement sur moi, on dirait.— Je vois. Et vous voudriez miser sur le potentiel des vestes masculines pour femmes et les maxi-

robes. Autre chose ?— Non. Sauf que nous avons peut-être fait rentrer un peu trop de jeans évasés. Et je crois qu’on va

avoir du mal à écouler les robes mi-longues.Elle fronce les sourcils.— Mais elles viennent à peine de rentrer ! Vous vous basez sur des ventes antérieures ou est-ce

juste une prévision ?— Disons… une intuition.

J’ai un peu hésité avant de lâcher le mot, car je ne veux pas avoir l’air de critiquer ses choix.Cependant, elle hoche la tête en prélevant un morceau de sashimi.

— Je note. C’est toujours intéressant d’avoir un retour du rez-de-chaussée. Dites à votre amie queje vais la contacter. La créatrice, je veux dire, pas Keira, précise-t-elle dans un sourire en désignantle book de Sinead.

— Merci. OK, super. Merci, Julia, au revoir !Je me hâte de sortir en apercevant l’énorme pendule suisse accrochée au mur : il est exactement

12 h 45. Comment vais-je faire pour redescendre ? J’ai de la chance : une très grande fille seprécipite vers l’ascenseur, accompagnée par celle à la caméra que j’ai croisée tout à l’heure.

— Bye, Agneta, à plus ! lance la grande en passant son badge devant la cellule photosensible del’ascenseur.

Je m’engouffre à sa suite. Pendant la descente, je l’observe discrètement, muette d’admirationdevant sa silhouette élancée et ses pommettes hautes. Je songe qu’au même moment, la dernière fois,j’étais au rez-de-chaussée en train de plier des tee-shirts. Et aujourd’hui, je suis dans l’ascenseuravec une vraie top-modèle en chair et en os ! Il ne me reste plus qu’à attendre et à prier que mesprévisions se réalisent. Si c’est le cas, je ne tarderai peut-être pas à avoir mon propre badge.

Toute la journée, j’ai réussi à éviter de vérifier mon portable, mais je suis extrêmement soulagée

d’y découvrir le soir même un texto de David. J’ai bien fait de ne pas le contacter, ça marche.Maintenant, c’est lui qui me court après. Le seul inconvénient, c’est le contenu du message. Quiz dans un pub demain. Tu en es ? Bizz

Chapitre 10

La soirée quiz au pub s’était avérée un tel cauchemar que je n’ai aucune envie de la revivre. Enmême temps, c’est vraiment un événement que je veux changer.

La première fois, déjà, je redoutais cette épreuve, et ce pour trois raisons : primo, c’était du gâchisd’aller s’enfermer par une si belle soirée de juillet, même si le Auld Shillelagh était un pub agréable,haut de plafond et avec de grandes ouvertures sur la rue ; deuxio, je déteste les quiz et je redoutais deme ridiculiser devant les amis de David ; et tertio, j’allais revoir Jenny pour la première fois depuisma dispute avec David. Mais il adorait ce jeu que le pub organisait toutes les semaines, et j’étaistellement soulagée que nous ayons repris notre relation malgré une dispute sans précédent que jel’avais rejoint de bon cœur.

En arrivant sur place, je n’avais pas été surprise de constater que Jenny était déjà installée auxcôtés de David.

— Salut, Zoë, m’avait-elle dit en souriant du bout des lèvres.— Salut, Jenny, je suis ravie de te voir, l’avais-je saluée, tout aussi hypocrite.David lui avait-il parlé de notre querelle ? J’espérais que non.Il était allé me chercher un gin tonic et, dès qu’il s’était rassis, elle s’était détournée de moi pour

reprendre une interminable histoire à propos d’un chirurgien, Roger, de ses faits et gestes de lajournée. On entendait beaucoup parler du Roger en question, le soi-disant meilleur spécialistevasculaire de la planète et qui, incidemment, trouvait Jenny super aussi. Mais ça, elle ne l’admettaitqu’à contrecœur.

— Il n’arrête pas de me voler à mon service pour que j’assiste à ses opérations. C’estembarrassant, à la longue…

Comme Rachel le disait, Jenny avait l’art et la manière de se mettre en valeur. Pour ma part, jen’arrivais pas à déterminer si je la trouvais séduisante ou pas. Elle avait un visage quelconque avecses yeux bleus et son regard froid, pourtant je lui enviais son épaisse tignasse blonde et bouclée, ainsique sa peau mate. C’était le genre de personnes qui virent au doré après une demi-heure au soleil,bon sang ! Elle avait aussi une silhouette parfaite, grâce à une pratique assidue de sports aussiagressifs que hors de prix – équitation, voile, ski et, bien sûr, tennis avec David presque tous lesweek-ends. Son look favori consistait en un chemisier bleu avec le col remonté, des bouclesd’oreilles en nacre et des mocassins bateau, mais ce soir-là, pour une raison que j’ignorais, ellearborait une robe portefeuille noire mi-longue. Je me souviens m’être sentie un peu vulgaire, avec matunique décolletée qui dévoilait les épaules, et mon short très court. Et je ne parle même pas de laconversation, dont j’étais complètement exclue.

— Tu as su, pour les Ferguson ? demandait-elle à David. Ils viennent d’acheter une maison àChelsea. Quatre millions ! J’étais sur le cul en apprenant la nouvelle.

— C’étaient nos voisins quand nous étions jeunes, m’expliqua David.— J’ai vu la photo, je te jure, c’est fab’ ! poursuivait Jenny.Elle adorait le genre d’argot qui consistait plus ou moins à raccourcir les mots, comme « ma

cops » pour « ma copine » ou « approx » pour approximativement. Et elle ne perdait pas uneoccasion de me montrer comme elle connaissait bien David, comme elle était proche de sa famille, et

tout ce qu’ils avaient en commun. Notamment ce fichu quiz, auquel Jenny assistait toutes les semainesavec lui, malgré le trajet que cela représentait depuis Putney, où elle vivait.

— On peut dire qu’on gagne chaque fois, pas vrai David ? Au classement, on n’a jamais été endessous de la troisième place. Mais ne t’inquiète pas, Zoë, tu n’auras pas besoin de répondre àbeaucoup de questions. Oliver est plutôt doué aussi. Ah, justement le voilà.

Jonglant entre son attirail fluo du parfait cycliste qu’il essayait de retirer, son casque et une pintede bière, Oliver se dirigeait en effet vers nous. Avec ses presque deux mètres, il aurait pu jouer aubasket, d’ailleurs. Le pauvre, il commençait déjà à se voûter à force de passer ses journées penchésur la table d’opération.

— Rassurez-vous, la cavalerie arrive ! lança-t-il en tapant dans le dos de David, avant des’asseoir près de lui.

— Comment s’est passée ta journée ? lui demandai-je, rassurée d’avoir enfin une compagnieamicale.

— Oh, la routine, juste quelques fractures. Rien que tu n’aurais pu réparer toi-même avec un peud’entraînement, Zoë, dit-il en remontant ses lunettes sur son nez, passant une main dans ses cheveuxnoirs. Alors, quand est-ce qu’on les démolit ?

J’aimais bien Oliver. Il n’était pas très beau – ses oreilles décollées constituaient un sacréhandicap – mais il était drôle et plein d’autodérision, toujours à faire des blagues sur la chirurgieorthopédique, qu’il comparait à de la vulgaire menuiserie. Sans compter qu’il avait passé un an àNairobi, comme bénévole pour Médecins sans frontières. Et pourtant, malgré toutes ces qualités, sonamour pour Rachel n’était pas payé en retour.

Les questions étaient toutes plus difficiles les unes que les autres. Même David et Oliver, quis’enorgueillissaient pourtant de leurs connaissances en culture générale, restaient parfoisdéconcertés. Il y eut toute une série sur le football (la spécialité de David), puis une sur les drapeaux(domaine de prédilection d’Oliver) et plein de questions sur d’obscurs groupes de musiqueauxquelles aucun d’entre nous ne parvint à apporter de réponse. Je savais à quel point David étaitmauvais perdant – il ne supportait la défaite ni au travail, ni aux matchs de squash, ni aux jeux desociété –, à quoi que ce soit d’ailleurs, et j’aurais vraiment aimé pouvoir contribuer à la victoire, aulieu de rester là comme une gourde.

Quand arriva la pause, juste avant le dernier round, je n’avais pas été capable de donner lamoindre réponse, contrairement à Jenny, qui en avait trouvé des tas. Et elle était là, l’air très contentde soi, bâillant ostensiblement.

— Désolée, le week-end a été plutôt crevant, expliqua-t-elle en avalant une gorgée de Coca Light.(Elle en avait toujours une canette à la main.) J’ai travaillé vingt heures d’affilée, après toute unesemaine de gardes de nuit. Parfois je regrette de ne pas avoir un job facile comme le tien, Zoë. Fairema journée de 9 heures à 17 heures sans avoir besoin de réfléchir. Ça doit être super.

J’ouvrais la bouche pour me rebiffer, quand Oliver, fervent adepte de la paix dans le monde,intervint :

— Rien que le fait qu’on soit encore tous éveillés tient du miracle.— Je ne suis pas seulement fatigué, reprit David, qui ne semblait pas avoir saisi la pique de Jenny.

Je suis mort.Les garçons enchaînèrent sur un autre sujet, et Jenny tourna vers moi un regard rusé.— Tu vois, dit-elle, j’en viens même à redouter la visite des parents de David. Je sais qu’après le

thé, ils insisteront pour nous traîner au restaurant. Un dîner, quelques verres… Il va me falloir unesemaine pour m’en remettre.

Je n’en revenais pas qu’elle remue ainsi le couteau dans la plaie. Je pris une profonde inspiration,et au prix d’un effort surhumain parvins à me retenir de l’étrangler.

— C’est sympa, marmonnai-je entre mes dents.— Je suis obligée de les voir chaque fois qu’ils viennent, poursuivit-elle. Pas d’échappatoire. Ils

sont adorables, évidemment, toujours très gentils et chaleureux…— C’est mignon, l’interrompis-je pour couper court à sa logorrhée. David et toi, vous êtes comme

frère et sœur.— Pas du tout, répliqua-t-elle immédiatement. En fait, on a perdu tout contact quand David est

reparti en Irlande, à l’âge de douze ans, mais on s’est retrouvés, il y a cinq ans via Facebook. Jesavais qu’il s’était lancé dans la médecine lui aussi, et puis on a découvert qu’on était presquevoisins à Londres, qu’on avait des connaissances communes et qu’on était tous sur le point deprendre un poste dans le même hôpital. C’est pas complètement fab’, ça ? conclut-elle, triomphante.

— Complètement, répétai-je d’une toute petite voix.Oliver me jeta un regard et j’eus l’impression qu’il sentait la tension monter.— Tu es bien élégante, ce soir, fit-il remarquer à Jenny.Ce garçon était décidément adorable, d’essayer ainsi de changer le sujet – son compliment n’avait

pas d’autre but, vu qu’elle portait une robe portefeuille noire tout ce qu’il y avait d’ordinaire, sansdoute en polyester. Je songeais avec envie qu’il me suffirait de craquer une allumette pour qu’elles’enflamme.

— Merci, répondit néanmoins Jenny. Je ne mets pas souvent de robes, mais ce soir, il m’est arrivéun truc à mourir de rire : je me suis fait siffler dans la rue en quittant l’appartement… et après, unbonhomme m’a laissé son siège dans le métro. Ridic’. Les mecs sont vraiment des idiots.

Elle sourit à David, qui lui fit un clin d’œil, avec une complicité qui me transperça le cœur. Puiselle le poussa de l’épaule, dans un geste à la fois joueur et possessif, et lui – je n’en croyais pas mesyeux – la poussa de même.

J’étais incapable d’en supporter davantage. Soudain, une idée machiavélique me traversa l’esprit.— Quel idiot, en effet ! m’exclamai-je en feignant la compassion. Je ne comprends pas, cette robe

est pourtant flatteuse. Tu n’as pas du tout… Oh, excuse-moi, je n’ai rien dit.Sur quoi je fis semblant d’être gênée.— Mais de quoi tu parles ? Non, il n’a pas cru que j’étais enceinte, si c’est ce à quoi tu faisais

allusion, rétorqua Jenny.— Je comprends, maintenant. En fait, il t’a trouvée séduisante. Oui, c’est sympa.— Zoë…, intervint David d’un ton de reproche.Le dernier round avait pour thème les années 1980. À mon grand soulagement, je parvins à

répondre à deux questions – qui chantait Land Down Under et quel était le vrai nom de GeorgeMichael. Quel soulagement de ne plus avoir l’impression d’être une inculte totale !

— Question neuf, annonça l’animateur. Quel Irlandais célèbre fut kidnappé en 1986 ?— Brian Keenan, répondit David.— Exact, Brian Keenan, approuva Jenny en lui tapotant le bras. Écris ça, Oliver.— Non, non, c’est une question piège, c’est Shergar ! intervins-je tout-à-trac.Je n’aimais pas l’idée de contredire David, mais j’étais sûre de moi.

— Tu en es certaine ? me demanda-t-il, les sourcils froncés.— Absolument. Mon père est un fana des courses, je me rappelle l’avoir entendu en parler.— Dans ce cas, le kidnapping de Brian Keenan, c’était quand ? demanda Oliver.— Je pensais que c’était en 1986, répondit David.— Moi, je ne suis née qu’en 1985, alors je ne peux pas dire, pavoisa Jenny. Je ne te croyais pas

aussi vieille, Zoë.— Jen, arrête…, rétorqua David. OK, on met Shergar. Chut, question suivante.— Enfin, question dix, la dernière de la soirée. Le prince Charles et lady Diana, princesse de

Galles, se sont mariés en 1982 à Westminster Abbey. Qui avait dessiné la robe de la mariée ?Toute l’équipe se tourna vers moi comme un seul homme. Bon sang ! La seule question mode de la

soirée, et j’étais incapable d’y répondre. Je la revoyais parfaitement, cette robe – une meringue –mais impossible de me rappeler qui l’avait créée. Était-ce Caroline Charles ? Amanda Wakeley ? Unnom qui sonnait très anglais, en tout cas.

— Alors ? me titilla Jenny, accompagnant sa question d’un regard condescendant qui me donnaimmédiatement envie de lui mettre mon poing dans la figure.

— C’était une femme, je crois, intervint Oliver. Ma mère est une grande fan de Diana, ajouta-t-il,comme pour se justifier face à nos regards stupéfaits.

— Je pense qu’il s’agit de Caroline Charles, répondis-je d’une voix hésitante.Oliver nota le nom sur-le-champ.— Ouf ! J’espère qu’on a bon aux dernières questions, commenta Jenny alors que nous rendions

nos feuilles. Ce serait maxidécevant sinon… Dis donc, tu sais qui j’ai vu aujourd’hui ? enchaîna-t-elle à l’intention de David. La jolie Hilary, dit-elle en se tournant vers moi. Une de ses ex. Elle estinfirmière. Tu es sorti avec pas mal d’infirmières, hein, David ?

Il lui fit les gros yeux.— Ne l’écoute pas…— Doucement, les enfants, ils annoncent les résultats. Eh, on n’est pas trop mauvais, commenta

Oliver, qui comptait les points au dos d’un sous-bock.— J’espère qu’on sera dans les trois premiers, ajouta David.Quand arrivèrent les années 1980, je commençai à me ronger les ongles.— Men at Work… oui. Kenneth Clark… oui ! s’enthousiasmait Oliver. On est bons, les gars !— Question huit. « Quel kidnapping fit la une des journaux en 1986 ? » La réponse est… Brian

Keenan.Les cris et les grondements habituels retentirent dans la salle. J’étais si mortifiée que je n’osais

plus regarder personne.— L’équipe des Randy Docteurs a proposé Shergar… Bien essayé, les turfistes.— Mais… Je croyais qu’on avait mis Brian Keenan ? s’étonna Jenny. C’est ce que tu avais

répondu, David, non ?— Non, répliqua celui-ci, on a mis Shergar.Il me sourit, comme pour me murmurer : « Ce n’est pas grave », mais je me sentais si mal à l’aise

que je n’arrivais pas à soutenir son regard.— Et question dix : « Qui a dessiné la robe de mariage de la princesse Diana ? »Pourvu que ce soit Caroline Charles. S’il vous plaît, Seigneur, s’il vous plaît…— La réponse est Elizabeth Emanuel. Un point de bonus si vous avez mentionné son époux et

collaborateur, en écrivant David et Elizabeth Emanuel.— Oh-oh, commenta Jenny. Quelqu’un a dû bugger…À la fin de la soirée, une fois que tous les scores furent annoncés, nous nous classions en milieu de

tableau, ratant le top 5 de deux points. En d’autres termes, grâce à moi. Et j’entendis Jenny susurrerà Oliver :

— En tout cas, on sait qui est le maillon faible.— Ne sois pas méchante, Jen. On s’en est bien sortis, mais la prochaine fois, on ne se laissera pas

battre par ces enfoirés ! s’exclama Oliver en jetant un stylo à l’équipe assise non loin de nous, quicomportait des connaissances à lui.

Jenny se contenta de hausser les épaules, et moi je pensais : « Comment David peut-il être amiavec cette garce ? »

Plus tard, alors que David et moi rentrions à la maison, je ne pus m’empêcher de remettre ça surle tapis.

— Désolée pour les mauvaises réponses.— Ne t’en fais pas pour ça, répliqua-t-il d’un air absent.— Non, mais tu voulais faire un bon score…— Ça va.Ce n’était pas exactement la réponse que j’espérais. On continua à marcher quelques minutes en

silence.— Et je m’excuse aussi d’avoir été un peu dure avec Jenny. C’est juste que… Je trouve qu’elle y

va un peu fort, parfois, dans le registre de la fausse modestie. Tu ne trouves pas ?— Qu’est-ce que tu entends par « fausse modestie » ?Je sentis immédiatement que je m’étais embarquée sur une pente savonneuse, mais je continuai.— Quand on fait semblant de plaisanter ou de se plaindre, alors qu’en fait, on se met en avant.

Comme se vanter que l’on boit trop avec les parents de quelqu’un, ou que les hommes vous cèdentleur siège dans le métro.

— Elle ne l’a pas dit dans cette intention, répliqua-t-il sèchement. Et puis, toi, pourquoi lui as-tudit qu’elle avait l’air d’être enceinte ?

— Je n’ai pas dit ça ! J’avais mal compris son allusion sur le type qui lui avait offert son siège.J’avais droit à un petit mensonge…David se passa une main sur le visage, l’air épuisé.— Écoute, je suis fatigué. Si on en restait là ? On n’est pas d’accord, point barre. Et à l’avenir, ce

serait pas mal si tu essayais de te montrer un peu plus polie avec elle…Je me figeai littéralement.— Mais je suis polie ! C’est elle qui se comporte comme une vraie garce avec moi ! Elle n’arrête

pas, et toi, tu ne dis rien !— Zoë, j’ai passé dix heures en salle d’opération aujourd’hui, je n’ai pas de temps à perdre avec

ça.— Désolée, articulai-je d’une toute petite voix.Nous rentrâmes ensemble et la réconciliation se fit sur l’oreiller. Mais c’était le second clou dans

le cercueil de notre relation. Rien de tout cela ne se produit la deuxième fois. Le visage de Jenny se décompose un peu plus à

chaque bonne réponse que j’assène – toutes celles dont je me souviens, mais pas trop non plus, pourne pas risquer d’être louche.

— Kenickie. Winston Churchill. Euh… 1949.Oliver note mes réponses aussi vite que je parviens à les donner, et David m’observe avec un

mélange d’incrédulité et de ravissement.— Je ne te savais pas si forte en histoire, Zoë.Jenny, elle, est stupéfaite.Au départ, elle tente, encore plus que la dernière fois, de me contrarier. Notamment dans le

domaine du sport, où elle devient extrêmement entêtée.— L’Allemagne. L’Allemagne, j’en suis certaine. L’Espagne a gagné l’année précédente.Puis, au milieu du quiz, elle préfère changer de tactique, et fait mine de ne plus du tout s’intéresser

au jeu. Comme si elle était au-dessus de ces futilités. Quand on en arrive à la pause, juste avant lesquestions sur les années 1980, elle a complètement lâché l’affaire. À la place, elle discute avecDavid des médecins de l’hôpital.

— Évite-le si tu peux. J’ai entendu dire qu’il mettait les Carpenter à fond en salle d’op. Sans déc’ !Elle bâille ostensiblement, sirotant son Coca Light.— Désolée, le week-end a été plutôt crevant. J’ai travaillé vingt heures d’affilée, après toute une

semaine de gardes de nuit. Parfois je regrette de ne pas avoir un job facile comme le tien, Zoë. Fairema journée de 9 heures à 17 heures sans avoir besoin de réfléchir. Ça doit être super.

— En effet, tu adorerais, lui dis-je avec un sourire chaleureux.Elle prend un air perplexe, et il lui faut quelques secondes pour piger que c’était en fait une insulte.

Les Règles ne donnent pas de conseils pour gérer les amies les plus redoutables, mais leur mantra,d’une façon générale, consiste à se montrer à la fois insouciante et confiante. Je m’offre donc unepetite pique, ensuite je suis très, très gentille avec elle.

— Rien que le fait qu’on soit tous encore éveillés tient du miracle, constate Oliver.— Je ne suis pas seulement fatigué, reprend David. Je suis mort.— Tu vois, me dit Jenny, j’en viens même à redouter la visite des parents de David. Je sais

qu’après le thé, ils insisteront pour nous traîner au restaurant. Un dîner, quelques verres… Il va mefalloir une semaine pour m’en remettre.

Je lui lance joyeusement :— C’est ça, les parents irlandais. Tu vas devoir t’entraîner.— Euh… Oui, en effet, approuve-t-elle, visiblement dépitée.Je lui offre un sourire serein.Oliver nous regarde tour à tour.— Tu es bien élégante, ce soir, la complimente-t-il.— Merci. Je me suis fait siffler dans la rue en quittant l’appartement, et après, un bonhomme m’a

laissé son siège dans le métro. Ridic’. Les mecs sont vraiment des idiots.Elle lève les yeux au ciel, pourtant elle semble moins arrogante que la dernière fois.Je décide de surenchérir :— C’est vrai, mais en même temps, comment les blâmer ? Le noir te va à ravir…Dans la peau de mère Teresa.L’air déconcerté qui se peint sur le visage de Jenny, tandis qu’elle essaie de déterminer ce qui

prend le dessus entre la valeur du compliment et le désagrément de devoir me remercier, vaut son

pesant d’or. Mais ce que j’apprécie encore plus dans l’histoire, c’est le sourire de David qui mecroit aimable avec son amie.

— Eh ! intervient-il justement. Devine qui est le nouveau colocataire de Zoë ?Je vois l’horreur se peindre sur ses traits : elle pense que nous emménageons ensemble.

Malheureusement, quand David précise qu’il s’agit de Max, elle se recompose très vite.— Max Taylor ? Fais attention qu’il ne mette pas le feu à ton appartement. Tu te rappelles la fois

où il a essayé de faire fondre du sable pour fabriquer du verre, et que tous les morceaux de quartz ontexplosé ?

— Arrête, il avait huit ans.— N’empêche, le plafond de leur cuisine est resté noir pendant des semaines. Combien de temps

va-t-il loger chez toi ?— Je ne sais pas, c’est un bail d’un an.— Voilà sans doute l’engagement le plus long qu’il ait pris de sa vie. Admets quand même qu’il

est plutôt excentrique, ajoute-t-elle à l’intention de David.Inquiète, je leur demande à tout hasard :— Vous croyez qu’il va quand même payer son loyer ?— Mais oui ! répond David. Il n’est pas excentrique, il est juste un peu trop nonchalant, ce qui lui

joue parfois des tours. Ne t’inquiète pas, Zoë, il fera un colocataire parfait.Je hoche la tête sans conviction.— Au fait, reprend David, comment ça s’est passé avec la créatrice à qui tu devais montrer des

trucs ?— Ah, euh… L’acheteuse a beaucoup aimé le book de Sinead. Elle doit la contacter.Je suis vraiment touchée qu’il y ait pensé.— C’est fantastique !Il se penche vers moi et me serre dans ses bras tout en m’embrassant sur la joue, tandis que Jenny

se détourne. Puis il ajoute :— Tu as dû marquer des points, non ?— J’espère. Bien sûr, ça dépendra de ce qu’ils…— Chut, chut, la dernière partie commence, nous interrompt Jenny.Alors que l’animateur lit ses questions, je suis en transe. Je ne résiste pas au plaisir de donner

toutes les réponses que je connais, c’est-à-dire toutes sans exception.— Question neuf : quel Irlandais célèbre fut kidnappé en 1986 ?— Brian Keenan, je chuchote.Approbateur, David hoche la tête.— Enfin, question dix, la dernière de la soirée. Le prince Charles et lady Diana, princesse de

Galles, se sont mariés en 1982 à Westminster Abbey. Qui…— Elizabeth Emanuel !Je suis tellement excitée que je ne me rends même pas compte que j’ai murmuré la réponse avant

même qu’il ait fini de lire la question. Personne ne semble l’avoir remarqué, sauf Jenny qui me jetteun regard soupçonneux.

— Eh ! s’exclame-t-elle. Comment savais-tu… ?Merde ! Mieux vaut faire comme si de rien n’était.Je m’empresse d’ajouter à l’intention d’Oliver :

— Mets plutôt David et Elizabeth Emanuel. C’est le nom de son mari.— Alors là, tu m’impressionnes ! s’extasie-t-il en écrivant, ravi.— Elle triche !— Quoi ?!Les deux garçons dévisagent Jenny. Elle se lève, renversant sa chaise.— Cette fille triche ! hurle-t-elle en me désignant d’un doigt accusateur.Le silence se fait dans le pub. Seul Robbie Williams continue à chanter en fond sonore.Indignée, je rétorque :— Mais pas du tout !Bon, j’avoue, elle n’a pas tout à fait tort. Les gens nous observent dans l’attente du drame

imminent. David et Oliver regardent tour à tour Jenny, puis moi.— Mais de quoi tu parles, Jen ? demande David.— Crêpage de chignon ! lance une voix excitée à l’autre bout de la salle.— Alors là, c’est une première, commente l’animateur, un petit homme pragmatique d’un certain

âge. Nous faisons une petite pause, je reviens vers vous très vite.Il éteint son micro et s’approche de nous.— J’en étais sûre, elle ne pouvait pas connaître toutes les réponses, lui explique Jenny, avant de se

retourner vers nous.Elle est pivoine, et si furieuse qu’elle arrive tout juste à articuler :— Elle… Elle a répondu à la dernière question avant que vous ayez fini de la poser. Elle a vu les

questions avant, ou alors elle a cherché les réponses sur son portable. J’en suis certaine.— Attends, attends…, intervient Oliver. Il doit y avoir…Mais Jenny a déjà saisi mon sac à main, qu’elle fouille sans vergogne.— Jenny, arrête tout de suite ! s’écrie David.— Eh ! Tu es folle ou quoi ? Rends-moi ça !J’essaie de le lui retirer des mains, mais elle le vide sur la table, éparpillant un paquet de

chewing-gums Hubba Bubba, trois baumes à lèvres, ma carte de transports, mon portefeuille, uncarnet, ma poudre compacte Mac, quelques tickets de caisse, des pinces à cheveux, une paille aveclaquelle j’ai bu un frappuccino chez Starbucks, ma carte d’identité du boulot et un coupon pour unéchantillon gratuit. Ma brosse à cheveux et deux rouges à lèvres valdinguent au sol. Oliver, toujoursadorable, bondit pour les ramasser. Sous le choc, David nous regarde fixement, Jenny et moi.

— Je n’ai même pas mon portable sur moi, précisé-je à mon assaillante. Je l’ai oublié à la maison.Tu peux me fouiller si tu veux, dis-je en levant les mains, tu ne trouveras pas d’antisèches. D’ailleurs,je me demande bien où je les aurais cachées, tu ne crois pas ?

En effet, je porte une robe Splendid, longue, rayée et plutôt près du corps. David et Oliverm’examinent des pieds à la tête un peu plus longuement que nécessaire, puis ils hochent la tête.

— En fait, j’ai changé la question au dernier moment, nous informe le présentateur. Je voulaisd’abord demander où ils étaient partis en lune de miel, mais j’ai trouvé ça trop compliqué.

— Mais elle a répondu avant que vous ayez fini ! Comment est-ce possible ?— Je n’en sais rien. En tout cas, cette question n’a jamais été écrite, donc…— Un coup de chance, dis-je pour conclure.Jenny n’en démord pas, elle passe les mains sous la table, comme si elle s’attendait à y trouver

quelque compartiment secret. Puis elle ajoute :

— Et comment aurait-elle pu connaître tous ces trucs sur la Seconde Guerre mondiale ? Elle estcaissière, bordel !

— OK, ça suffit, intervient sèchement David. Jenny, tu te calmes immédiatement et tu t’excusesauprès de Zoë. On va régler ça entre nous, précise-t-il à l’animateur, qui hausse les épaules etretourne au bar.

— Excuse, marmonne Jenny.Elle ressemble à une adolescente boudeuse. Pour ma part, je n’ai pas du tout apprécié son

commentaire sur mon travail, pourtant je décide de me comporter en adulte.De bonne grâce, je réponds :— Pas de problème, c’était juste un malentendu. Et si j’allais nous chercher un verre ?— Tu n’as pas à faire ça, Zoë. Assieds-toi, je vais nous commander une tournée.David me tapote l’épaule, puis il se dirige vers le comptoir.— OK, bon, on a eu une petite altercation familiale, mais tout est réglé à présent, annonce le gars

au micro. Est-ce que tout le monde est prêt pour les réponses ?Un silence tendu s’est installé à notre table, tandis que nous sommes concentrés sur nos verres et

les réponses. Oliver marque les points. Jenny affiche un visage grincheux et évite soigneusement monregard. J’en viendrais presque à la plaindre… Enfin, pas tout à fait quand même.

— On s’en tire plutôt bien, chuchote Oliver.Sous la table, David me presse le genou, tout en me souriant. Il pose sur moi un regard étrange,

comme s’il me découvrait pour la première fois.— Voici les résultats ! Troisième place : On-vit-à-Kilburn-mais-on-aime-bien-faire-comme-si-on-

habitait-Maida-Vale. Deuxièmes : les Terminateurs. Et premiers… les Randy Docteurs ! Votre nomest nul et vous avez du travail à faire sur l’esprit d’équipe, messieurs-dames, mais vous l’emportezavec dix points. Bravo !

— Génial ! Bravo l’équipe ! s’exclame Oliver en me donnant une accolade.— Félicitations à tous, poursuit l’animateur. Je vous attends pour récupérer vos prix.— Vas-y, Zoë, me dit David. Va chercher le nôtre, tu l’as bien mérité.Je décide de savourer cet instant à sa juste valeur. La tête haute, je me dirige vers le bar, telle

Angelina Jolie allant chercher son oscar. Quand je retourne à notre table, je partage les gains :quarante livres chacun !

— Tu reviens la semaine prochaine, hein ? m’interroge Oliver. Il faut absolument qu’on en fasse unrendez-vous régulier.

— Oui, bonne idée, acquiesce Jenny, qui me regarde toujours d’un œil suspicieux. Tu as un don, ceserait dommage de s’en priver.

Tout le monde attend impatiemment ma réponse.Oh, bon Dieu ! Comment vais-je me tirer de ce piège ?— Euh… OK, pas de problème. Avec plaisir !Jenny ouvre la bouche, sur le point d’ajouter quelque chose, mais David lui jette un regard sans

équivoque et elle la referme aussi sec. — Je tiens à m’excuser pour le comportement de Jenny, ce soir, me dit David.Nous rentrons main dans la main, par les ruelles tranquilles qui mènent à son appartement. La nuit

est chaude, et même s’il est presque 23 heures, David est encore en tee-shirt et moi en robe sans

manches.— Elle a complètement pété les plombs.Je lui rétorquerais bien un truc du genre : « Comme d’hab’ », mais je me rappelle Les Règles et me

ravise. Mieux vaut la jouer grande dame.Magnanime, je réponds :— Ce n’est pas très grave. Elle est peut-être stressée à cause du travail.— Oui, bien sûr, mais on l’est tous. J’ai passé dix heures en salle d’opération aujourd’hui, alors

ses crises d’hystérie, je n’étais vraiment pas d’humeur, tu vois… Je ne comprends pas ce qui lui estpassé par la tête. Toi, en revanche, je t’ai trouvée super cool. Merci.

Il me passe un bras autour de l’épaule. Nous approchons des jardins communautaires, près de chezlui – un de ces squares fermés dont seuls les riverains possèdent les clefs. Je suis si enchantée de lafaçon dont s’est déroulée la soirée que je me risque à mettre un nouveau plan à exécution.

L’air de rien, je suggère :— Tu sais quoi ? On devrait aller dans l’un de ces jardins, un de ces jours. Pour… pique-niquer,

par exemple.— Oui, pourquoi pas ?Bon. On dirait que l’emploi du verbe « pique-niquer » n’était pas assez explicite.— Tu as les clés sur toi ? insisté-je avec une voix de séductrice. On pourrait peut-être y aller

maintenant… faire une escapade nocturne.Les Règles ne sont pas très pourvoyeuses en matière d’initiatives, mais rien ne s’oppose à une

petite allusion coquine de temps en temps. Sauf que David ne semble pas comprendre la mienne.— Quoi, maintenant ? Il n’est pas un peu tard ?Je m’arrête et m’adosse aux grilles dans une posture alanguie que j’espère sexy.Je minaude en m’éventant de la main, et je m’efforce d’adopter une voix rauque.— Il fait tellement chaud… Tu ne veux pas qu’on aille… s’allonger sur l’herbe ?Alors là, s’il ne saisit pas l’allusion, ou pire s’il la saisit mais n’est pas intéressé, je vais essuyer

l’humiliation de ma vie.David fronce les sourcils et l’espace d’un instant, je le crois sur le point de me demander si je me

sens bien, ou un truc dans le genre. Puis un sourire éclaire lentement son visage.— Si, allons-y, dit-il, l’air charmé. Alors, ces clés…Il fouille impatiemment ses poches.Dieu merci, le jardin est vide et plongé dans l’obscurité. Je scanne l’endroit avec une attention

digne d’un garde du corps en civil, avant de conclure que nous ne devrions pas être dérangés. Nousempruntons d’abord l’allée de graviers, puis nous dévions sur la pelouse. David me prend la main. Jelui lance une œillade coquine, sans perdre de vue les immeubles environnants. Si l’un des riverains aeu la bonne idée de sortir sa lunette pour observer les étoiles… Et imaginons que le jardin soit munide ces lumières de sécurité qui se déclenchent au moindre mouvement ? Non, je ne vais pas gâcher unmoment pareil avec des idées stressantes.

Détends-toi, Zoë. Tu es une aventurière, une séductrice désinhibée.— Quel joli châtaignier ! fais-je remarquer de ma voix lascive, tout en m’appuyant à un énorme

tronc.J’ai bien dit : « Joli châtaignier » ? David va me prendre pour une fétichiste des arbres.Mais non, ça n’a pas l’air de le perturber outre mesure. Il me pousse contre le tronc, collant son

corps à moi, puis il se penche, comme s’il allait presser ses lèvres sur les miennes, avant de dévierau dernier moment et de m’embrasser lentement au creux du cou, pendant que, d’une main, il descendde mon épaule à mon dos, ma hanche, et puis derrière… C’est tellement agréable que, malgré mescraintes que nous soyons surpris, je commence à me laisser aller. Tant que personne n’arrive…

À présent, David tire sur le tissu de ma robe longue, qu’il remonte assez pour passer la main endessous et me caresser doucement la jambe. J’ai bien fait de mettre un string. Côté robe, en revanche,une plus courte aurait été plus pratique. Mais enfin, est-ce que je tiens vraiment à devenir une de cesMarie-couche-toi-là qui portent une mini-jupe pour faciliter les petites parties de jambes en l’airdans les bosquets ? Soudain, un bruissement me fait sursauter. Ça vient de derrière.

Paniquée, je dis dans un souffle :— Bon sang ! C’était quoi ?— Rien, sans doute un chat, répond David, sans cesser de m’embrasser.J’ai beau plisser les yeux, je ne vois rien. Mais quoi qu’il en soit, ça m’a bien dilaté le cœur,

comme dirait ma mère, en bonne irlandaise qui se respecte. Pas possible ! Je n’arrive pas à croireque je sois en train de penser à ma mère, là. Bon sang, je ne vais pas y arriver.

— David… et si quelqu’un nous voyait ? dis-je en chuchotant.— Hum, grogne-t-il. Vas-y, répète-moi ça.Eh ben ça alors ! Je suis peut-être mortifiée, mais pour lui, ça a l’air de fonctionner. Je prends une

profonde inspiration et m’efforce de jouer le jeu.— Et si quelqu’un nous voyait ? je répète, accentuant l’effet « petite fille apeurée ».La réaction ne se fait pas attendre. Bientôt, nous passons à un stade où, si quelqu’un nous surprend,

ce sera effectivement une catastrophe. En plus, si ça se trouve, ma robe va être tachée par la sève del’arbre. Malgré tout, je commence à apprécier le moment – sans toutefois cesser de prier pour qu’ons’en tire sans encombre. Enfin, « prier » n’est pas vraiment le mot, je ne m’adresserais pas à Dieupour une telle demande. Oh, bon sang ! D’abord ma mère, et maintenant le bon Dieu !

— Ça va ? murmure David d’une voix rauque. Ou est-ce que tu préfères t’allonger ? Je te laisseraipasser au-dessus.

— Non, non, je suis bien comme ça. Très bien, même.C’est un peu compliqué au début, puis nous finissons par trouver la bonne position. David est

incroyablement puissant. Je me demande comment il arrive à maintenir cette posture, surtout aprèsune si longue journée. Cela dit, il est si excité qu’en quelques minutes, l’affaire est bouclée. Ce quitombe bien, parce qu’il a beau être fort et moi assez souple, ce n’est pas le genre de position que l’onpeut conserver toute la nuit.

David se détache délicatement de moi et nous nous affalons tous les deux dans l’herbe. Waouh ! Jene sais pas si c’était la chaleur de la nuit ou l’excitation de faire ça dehors, à moins que ce ne soit lesoulagement de n’avoir pas été surpris, mais maintenant que nous avons terminé, je dois admettre quec’était particulièrement torride. Kira qualifierait sans doute l’expérience de tiède et doucereuse, jesuis fière de moi. Quant à David, on dirait un enfant qui vient de recevoir tous ses cadeaux de Noëlen même temps.

— C’était incroyable ! lâche-t-il d’une voix essoufflée, en se retournant pour me regarder. J’aitoujours eu envie de ça…

Il arbore un grand sourire, mais semble néanmoins intrigué. Je fais mine de m’étonner :— Ah bon ?

Cela dit, je suis sacrément soulagée : d’après sa réaction, il n’a pas tenté l’expérience des milliersde fois avant. J’ignore pourquoi, mais j’ai toujours redouté que son ex, l’infirmière, n’ait été plusaventureuse que moi.

— En tout cas, si quelqu’un apprend ce qu’on vient de faire, je suis exclu du comité du jardin, ça,je peux te l’assurer, déclare-t-il en déposant un baiser sur mon oreille. Tu es super sexy, ZoëKennedy.

Je réponds avec modestie :— Merci.

Chapitre 11

— C’est super que tu rencontres les parents de David, me dit Rachel. Quand est-ce qu’il tel’a proposé ?

— La nuit dernière, en rentrant d’un… euh… d’une soirée quiz au pub.Nous sommes en train de faire du lèche-vitrines chez Jigsaw, sur St Christopher’s Place, juste

derrière Oxford Street, en attendant l’heure de dîner. Rachel a besoin d’une robe pour, je la cite, « ceputain de mariage le week-end prochain ». Quant à moi, je cherche la robe parfaite pour ma rencontreavec les parents de David. Je n’arrive toujours pas à croire qu’il me l’ait proposé. En fait, je ne croisen rien de tout ce qui m’arrive en ce moment. Chaque jour au réveil, je m’attends à me retrouver touteseule, en plein mois de décembre. Mais pour l’instant, on est encore en juillet et je suis toujours avecDavid. En fredonnant une rengaine guillerette, je caresse le cuir d’un mini-short.

L’autre merveilleuse nouvelle, que je compte annoncer à Rachel au dîner, c’est que Julia adore lescréations de Sinead et qu’ils vont lui en commander pour le magasin. Si j’additionne la rencontreavec les parents de David et le succès professionnel, je dois bien reconnaître que le voyage dans letemps présente de sérieux avantages !

— Bon, je crois que j’ai fait le tour ici, et toi ? m’interroge Rachel.J’acquiesce et nous quittons la boutique.Nous passons devant un magasin spécialisé en tenues de mariage, et je lui demande :— Tu ne veux pas jeter un coup d’œil dans celui-là ?— La mariée l’a proscrit.— Quoi ?J’avais totalement oublié ce détail, mais Rachel sort son BlackBerry pour me montrer les

recommandations de la future épouse concernant la tenue de ses invités : chapeau, plumes ou coiffes,et surtout rien qui vienne de cette boutique en particulier.

— Jay a trouvé ça hilarant. Il m’a suggéré d’y aller sans chapeau du tout, et entièrement vêtue deleurs créations, justement.

Mon cœur se serre. Cette histoire avec Jay me ronge. J’aimerais pouvoir avertir Rachel qu’il voitquelqu’un d’autre, malheureusement je n’ai aucun moyen de le prouver.

— Il vient au mariage avec toi ?Je connais déjà la réponse, donc ma question relève de la pure mesquinerie. Ou plutôt, j’espère

que Rachel pourra se rendre compte d’elle-même que Jay n’est qu’un égoïste indigne de sa confiance.L’idéal serait qu’elle rompe avec lui, sans que j’aie besoin de m’en mêler.

— Non, me répond la pauvre Rachel. Quelle plaie ! Il n’y a rien de pire que d’assister seule à unmariage, surtout quand on est bel et bien avec quelqu’un. Ça n’empêche pas de se sentir comme unechaussette dépareillée, et en plus, on ne peut même pas en profiter pour faire des connaissances.

J’insiste avec toute la désinvolture dont je suis capable :— Pourquoi ne peut-il pas t’accompagner ?— Il travaille, me répond-elle sèchement, comme si elle était sur la défensive. Il viendrait s’il le

pouvait, mais je lui ai dit de ne pas se tracasser pour ça. C’est loin, Kildare, en plus… Bref, onessaie celui-là ?

— Bonne idée.Je sais d’avance que Rachel va acheter sa tenue dans cette boutique – une robe de cocktail noire –

malgré mon conseil d’en prendre une rose.Alors que nous continuons notre shopping, j’ai du mal à ne pas penser du tout au travail. J’observe

les vendeurs, me demandant depuis combien de temps ils sont à leur poste, s’ils sont intéressés dansles ventes par des commissions ; je réfléchis aussi aux arrangements des rayons, aux modèlesprésentés, m’interrogeant sur la capacité de la boutique à intégrer Marley’s si certaines concessionsse libéraient. La dernière fois, quand nous sommes venues ici, je me suis contentée de regarderRachel essayer des tenues. Sauf que ma future rencontre avec les parents de David mérite uninvestissement, une pièce achetée sans l’aide de ma réduction employé chez Marley’s.

Je tire un chemisier en soie de son portant pour l’examiner de plus près.— Oh, et devine quoi ? C’est un copain de David, Max, qui va s’installer dans la chambre libre.— Ah bon ? Il est comment ?— Il a l’air sympa. Je ne l’ai rencontré qu’une fois. Enfin, deux.— Il fait quoi dans la vie ?— Il est neuroscientifique.— Waouh ! Un cérébral, quoi.— Je ne suis pas sûre que « cérébral » soit le mot. Il me paraît plus excentrique que cérébral.— Excentrique ? Dans quel sens ?— Eh bien… Il a parfois de drôles d’idées. Par exemple, quand je l’ai questionné au sujet de

l’appartement, il m’a avoué qu’il adorait prendre de très longs bains.— De très longs bains ? répéta Rachel en haussant un sourcil. Quelle sorte de pervers raconte ça

dans un entretien ? Je parie qu’il essayait de te draguer.— Arrête ! Je te rappelle que je vais vivre avec lui, ne commence pas à me ficher la trouille !

m’exclamé-je en riant.— J’imagine déjà la scène : tu rentres à la maison après une longue et rude journée de travail, il

fait couler l’eau, verse du bain moussant, allume les bougies, met un CD de Barry White, lechampagne au frais… et il te fait signe de le rejoindre.

— Rachel, arrête !On rit toutes les deux comme des folles, à tel point qu’il nous faut plusieurs minutes avant de nous

calmer et d’entrer dans nos cabines pour essayer nos robes.— Voilà, que penses-tu de celle-ci ?Je passe le nez hors de ma cabine pour découvrir Rachel devant le miroir, dans une robe dos-nu

noire avec un liseré blanc. La tenue lui va bien – mais en même temps, un sac en papier lui iraitbien –, pourtant cette robe au niveau du genou est le vêtement le moins glamour que j’aie jamais vude ma vie.

— Hmm… je ne sais pas trop. Tu es très jolie, mais que dirait la mariée en te voyant arriver vêtuede noir à ses noces ?

— Elle est noire et blanche. Bon, d’accord, j’essaie la rose, juste pour toi.Elle réapparaît quelques secondes plus tard. Cette robe-là est encore plus jolie que dans mon

souvenir. Toute simple, dos-nu aussi, avec une taille ajustée et un plissé très original au niveau dudécolleté, qui met en valeur la silhouette incroyable de Rachel. Quant à la couleur, elle flatte son teintet offre un magnifique contraste avec ses cheveux bruns.

— J’adore ! réponds-je sans hésiter. Elle est parfaite, tu devrais la prendre.Rachel semble peu convaincue.— Je ne sais pas si le rose, c’est vraiment mon genre. Et puis, le décolleté est bizarre. Et la tienne,

elle est comment ?— Plutôt mignonne, dis-je en sortant de ma cabine pour lui montrer une tunique courte bleu marine,

très ajustée.— Qu’est-ce que tu vas porter avec ?— Comment ça ? Des chaussures ! C’est une robe !Rachel a raison, cela dit. Mieux vaut chercher quelque chose de plus approprié à la situation,

comme par exemple la robe portefeuille sans manches couleur café à pois blancs.— Oh, elle te va à ravir ! s’extasie Rachel. Toute simple, très jolie. Et puis, tu pourrais la remettre

pour des mariages ou des baptêmes.Sûrement pas !Et quand je me regarde dans le miroir, j’ai l’impression de me voir à quarante ans.— Elle me rappelle la robe que porte Julia Roberts au match de polo dans Pretty Woman, poursuit

Rachel.Juste avant de disparaître dans ma cabine, je lance :— Où est-ce que tu veux en venir avec ta comparaison ?— Elle irait très bien avec des escarpins, tu ne trouves pas ?— Je n’ai pas d’escarpins.Au fond, elle a raison. À quoi bon faire les choses à moitié ? Je m’en dégotte une paire, avec talon

verni couleur chair – très Kate Middleton. Alors que je les passe, je me rends compte que sil’ensemble est très chic, ça n’est pas vraiment moi. Sans compter que les chaussures dépassentlargement mon budget. Et puis je me souviens que David a décrit ses parents comme « trèsconservateurs ». David lui-même étant assez classique – du moins la plupart du temps –, s’il ditqu’ils sont conservateurs, ils doivent être du genre tout droit sortis d’un roman victorien.

J’examine la robe encore une fois et décide qu’elle fera l’affaire. À présent, je nous imagine bien,tous les quatre, riant autour d’un excellent thé, moi très élégante avec mes cheveux relevés en unchignon, et les parents de David échangeant des regards approbateurs…

— Alors, tu prends la noire ?J’espère que Rachel me fera une réponse négative, cette fois.— Je ne suis pas sûre. Qu’en penses-tu ?— J’adore la fuchsia. Honnêtement, elle te va super bien, dis-je en la regardant droit dans les

yeux, concentrant sur elle tous mes pouvoirs de persuasion, comme j’aurais dû le faire la premièrefois. Je t’assure, il faut que tu la prennes.

— Tu crois ? dit-elle en tendant la noire à bout de bras pour l’observer encore. Tu n’as pas tort, etpuis, j’ai déjà une robe noire.

— Tu dois en avoir une bonne dizaine.— OK, tu as raison, je prends la rose.Je suis ravie de l’avoir convaincue.Après le passage en caisse, Rachel s’arrête pour envoyer un texto.Je lui demande d’un air innocent :— À qui tu écris ?

— À Jay. Je lui envoie une photo de moi avec la robe, histoire qu’il voie ce qu’il va rater ceweek-end.

C’est atroce. Il faut que je le lui dise. Nous nous dirigeons dehors et mettons immédiatement noslunettes de soleil car – ô joie ! – il fait encore très beau. Nous remontons Oxford Street, fourmillantde monde, comme d’habitude, avant de bifurquer à gauche vers St Christopher’s Place. J’adore cetendroit, coincé derrière la station de métro de Bond Street. Avec sa kyrielle de restaurants et deboutiques entourant une grande sculpture, il me fait penser à un de ces squares méditerranéens. Àcette heure, les terrasses sont pleines de clients, lunettes de soleil sur le nez. Le brouhaha des voix etdes rires emplit l’air du soir, on se croirait vendredi alors qu’on n’est que mercredi. Carluccio’s estbondé, mais après une courte attente nous parvenons à trouver une place en terrasse.

— Quelques rayons de soleil, ça change totalement la physionomie de Londres, tu ne trouves pas ?Comme si on était en vacances permanentes, me fait remarquer Rachel alors que nous nous asseyons,fourrant nos sacs de courses sous la table.

Je regarde son visage heureux. Non, ce n’est peut-être pas le bon moment de lui parler de Jay.— Tu sais, je suis contente que tu aies pris la robe rose. Elle te va vraiment à ravir.— Merci, Zoë. Et celle que tu as choisie te va comme un gant aussi. Oh, non ! s’exclame-t-elle en

jetant un coup d’œil à son menu.— Quoi ?— On dirait qu’ils n’ont pas les… Ah, si ! Ouf ! J’ai cru qu’ils n’avaient plus de penne

giardiniera.Depuis que nous venons ici, jamais je n’ai vu Rachel prendre autre chose. Décidément, elle aime

la routine. Quand le beau serveur italien arrive pour prendre nos commandes, Rachel lui demandedonc ses penne et une demi-bouteille de vin. Ces derniers temps, on essaie de ne pas boire unebouteille entière, du coup on se retrouve parfois à commander deux demi-bouteilles. Ça nous donnel’impression de boire moins, bizarrement. Pour ma part, j’opte pour le menu, après m’être assuréeque je pouvais avoir une salade avec mon poulet à la milanaise, au lieu des pommes de terre. Leserveur accepte ce changement, mais pas de me laisser prendre une assiette de courgettes au lieu demon entrée.

— Zoë, tu es trop drôle ! s’esclaffe Rachel en secouant la tête. Je ne connais personne qui essaiede négocier les plats de son menu à ce point.

Je hausse les épaules.— J’aime les choses comme je les aime.Le serveur revient avec notre vin blanc, que Rachel goûte, et il nous en sert un verre à chacune. En

regardant le liquide doré qui tourbillonne dans les verres, je me prends à regretter que ma premièrerencontre avec les parents de David ne soit pas alcoolisée. Cette pensée soudaine fait-elle de moiune alcoolique ?

— Zoë ? m’appelle Rachel pour attirer mon attention. Santé !C’est décidé : j’arrête de penser à ces présentations, et j’arrête de me tourmenter au sujet de

Rachel et Jay. Je vais profiter d’une soirée agréable avec ma meilleure amie.— Oh, Rachel, devine quoi ! Je t’ai parlé de cette fille avec qui j’étais à l’école, la créatrice de

mode ?— Oui. Et alors ?— Eh bien, ils adorent ses créations chez Marley’s, et ils vont lui en commander plein ! Ça y est,

c’est confirmé, je l’ai su aujourd’hui.— Alors ça, c’est génial, Zoë ! Tu as su attirer leur attention. Tu crois que ça va te mettre sur la

bonne piste, concernant un poste d’acheteuse ?— Vu qu’un poste d’acheteuse adjointe va se libérer bientôt…Je lève mes doigts croisés et Rachel m’imite en souriant.— Et les choses se passent visiblement très bien avec David, ajoute-t-elle, puisque tu rencontres

les parents. Tu sais où les présentations auront lieu ?— Je crois qu’ils ont l’intention de prendre le thé au Connaught.— Le Connaught ? Bon sang, ce mec sort tout droit des années 1950 ! Désolée, ce n’était pas

censé être une critique : à la Don Draper3, je voulais dire…Son air sincère ne m’empêche pas d’être un peu vexée. Même si elle voit en David un candidat tout

à fait recevable pour le mariage, j’ai parfois l’impression que Rachel le trouve un tantinet vieux jeu,voire coincé.

— Eh bien, figure-toi…Je m’interromps brutalement, hésitant à lui avouer cet épisode.— Quoi ?— Tu dois me promettre de ne répéter ça à personne, OK ?Et je lui raconte ce que nous avons fait la veille, David et moi.— Sérieux ? hurle-t-elle, avant de baisser la voix quand plusieurs personnes tournent vers nous

des regards curieux. Vous êtes de sacrées canailles, tous les deux. En tout cas, voilà qui rabat moncaquet. Tu es certaine qu’il est irlandais ?

— Sûre et certaine, réponds-je en rougissant jusqu’aux oreilles. Mais tu promets de ne le dire àpersonne, hein ?

— Tu ne penses pas que le journal des étudiants de Trinity College serait intéressé ? Ou ta mère ?— Rachel, si tu oses…— Je te taquine ! Je serai muette comme une tombe. Cela dit, je suis admirative. Il est

manifestement dingue de toi. Vous vous voyez régulièrement tous les deux ? m’interroge-t-elle enpiquant une fourchetée de penne.

— Une ou deux fois par semaine. Ça n’est pas énorme, mais avec son emploi du temps… Je trouveça pas mal. Pourquoi ?

— Oh, pour rien. Je me demandais, c’est tout.Il est temps de changer de sujet. Je me sens mal de parler de ma relation florissante avec David, de

mon succès au travail, alors que j’envisage de briser le cœur de Rachel en lui racontant ce que Jaymanigance dans son dos. Nous passons un moment à discuter de tout et de rien, notamment de nosamis communs et familles respectives.

— Comment vont Roisín et Ríona ?— Super. Roisín vient d’être promue capitaine et Ríona travaille sur une grosse histoire pour le

Sindo.Rachel a deux sœurs aînées, l’une dans l’armée et l’autre journaliste. Deux compétitrices dans

l’âme. Elles sont par ailleurs mariées, et n’hésitent pas à interroger Rachel sur ses petits amis.— Et toi, le travail ?— Ça va. Simplement un peu débordée. On m’a attribué un nouveau cas, depuis que l’un des

associés est parti. Le problème, c’est que je ne sais pas où se trouvent toutes les pièces du dossier et

que je n’ai personne pour me renseigner. Surtout pas l’associé en question, bien sûr, qui ne répond nià mes mails, ni à mes messages vocaux.

— Quel cauchemar ! Ça parle de quoi, ce dossier ?— Oh… Deux entreprises qui se disputent la propriété de plusieurs pétroliers.Je m’en souviens, c’est l’affaire qu’elle va finir par gagner ! Si seulement je pouvais lui apprendre

la bonne nouvelle… Mais je vais devoir me contenter d’encouragements.— Tu t’en sortiras comme une chef, j’en suis absolument certaine.— Merci. Jay dit que je devrais m’appuyer davantage sur l’autre associé. Il a raison, je vais suivre

son conseil.Mon cœur se serre tandis qu’elle passe en revue tous les bons conseils que lui donne Jay dans le

cadre de son travail. Le problème, c’est qu’il ne se comporte pas toujours comme un salopard. Ceserait plus facile, autrement.

— Qu’est-ce qu’il y a, Zoë ? Tu as l’air inquiète.— C’est rien…Pourtant, je me débats avec ma conscience. Rétrospectivement, l’une des choses qui avaient le plus

vexé Rachel, c’était que Jay ait trouvé une excuse pour ne pas l’accompagner au mariage, alors qu’ilallait à une autre cérémonie avec sa maîtresse. Un pince-fesses auquel assistaient ses collègues detravail. C’était d’ailleurs comme ça qu’elle avait appris, pour Jay, en regardant des photos dumariage en question, longtemps après, et sur lesquelles il s’affichait sans vergogne avec l’autre fille.Elle s’était sentie stupide.

— Ne me dis pas. David t’a proposé une partie à trois ?Elle éclate de rire, puis s’interrompt en voyant mon expression.Je me lance en cherchant tant bien que mal le moyen d’amener la chose avec tact.— Non, en fait ça concerne Jay. Je… Est-ce que tu t’es déjà demandé si, peut-être, il te cachait

quelque chose ?— Comment ça, me cacher quelque chose ?Le séduisant serveur aux cheveux bouclés choisit ce moment précis pour réapparaître et

débarrasser la table.— Je peux vous proposer des cafés ou des desserts, mesdemoiselles ?— Non, un instant s’il vous plaît, répond Rachel. Zoë, de quoi tu parles ?— Je trouve juste qu’il est souvent malade, non ? Et souvent pris le week-end. Et puis, tes

collègues ignorent que vous vous fréquentez…Elle se met aussitôt sur la défensive.— Mais il était vraiment malade, l’autre fois ! C’est moi qui me suis inquiétée pour rien parce que

je n’arrivais pas à le joindre. Et ce n’est pas parce qu’on se montre discrets au travail, que…Elle s’interrompt brusquement, comme si une idée venait de lui traverser l’esprit, avant de

reprendre, d’une voix de plus en plus tremblotante :— Ce n’est pas parce que tout est parfait avec David, que tu gagnes tous les quiz du quartier, que

tu vas rencontrer ses parents et que vous faites l’amour dans les fourrés que… que les relations desautres sont désastreuses !

— Rachel ! Chut…Le couple de petits vieux assis à la table voisine tourne vers nous des regards scandalisés, et je me

sens rouge comme une pivoine. Le joli serveur, qui venait de reparaître, a aussi entendu. Il me fait un

clin d’œil, qui semble dire : « L’amour dans les fourrés ? Je n’ai rien contre, moi non plus. »Je lui jette un regard désapprobateur et demande :— Est-ce qu’on peut avoir l’addition, s’il vous plaît ?Nous ne sommes pas du genre à quitter les restaurants comme des voleuses – enfin, moi peut-être,

mais pas Rachel, non, pas du tout – mais là, je vois bien qu’elle est pressée de s’enfuir. Au lieu dequoi, nous restons assises dans un silence embarrassé en attendant la note, que je paie par carte bleuequand elle arrive enfin. Malheureusement, la machine s’enraie et nous sommes obligées de patienterquelques minutes que le serveur en déniche une autre. Nous n’osons plus nous regarder. En quittantles lieux, je me dirige vers Oxford Circus, comme d’habitude, mais Rachel m’arrête.

— Je vais prendre le métro à Bond Street. À plus tard.Et elle s’éloigne, me laissant au milieu de la foule insouciante de cette soirée d’été. Je reste

plantée là, avec ma robe neuve dans mon sac.C’est la pire dispute que nous ayons jamais eue. D’ailleurs, on ne se dispute jamais, Rachel et moi.Comme il fait très chaud, je décide de faire une partie du chemin à pied pour me vider la tête.

Tandis que je suis les ruelles qui mènent à Edgware Road, une question me tarabuste : ai-je bienfait ? J’ai blessé Rachel et en plus, elle ne me croit pas. J’aurais dû réfléchir à une histoire plusplausible, lui raconter qu’Harriet avait parlé à une cliente qui avait laissé entendre quelque chose.J’aurais pu ajouter que le flirt de Jay achetait du Spanx, ou une marque nulle dans le genre, et qu’elleétait super moche…

Soudain, un autre souvenir me revient en mémoire. La maison d’Harriet va être cambriolée. Maisquand ? Je crois bien que c’était juste après mon entretien catastrophique pour le poste d’acheteuseadjointe, à savoir le jeudi 5 août. Les types ont volé les bijoux de sa grand-mère et Harriet a étébouleversée pendant des semaines.

Je vais devoir trouver le moyen de la mettre en garde. Je le note dans mon agenda, songeant quecette histoire de voyage dans le temps s’avère plus compliquée que prévu.

3. Personnage principal de la série Mad Men, dont l’intrigue se déroule entre la fin des années 1950 et le début des années 1960.

Chapitre 12

Nous sommes samedi après-midi et je tourne en rond comme un lion en cage, à essayer de mepréparer pour ma rencontre avec les parents de David, quand mon téléphone sonne. Je me précipite,espérant entendre Rachel, mais c’est ma mère. Je mets le téléphone sur haut-parleur et continue à memaquiller tout en parlant.

— Je ne te retiens pas longtemps, me promet-elle. C’est aujourd’hui que tu rencontres les parentsde David ?

Même si elle le sait pertinemment, elle essaie de ne pas en faire tout un pataquès, et je l’adoreaussi pour ça.

— Oui, maman, c’est aujourd’hui. Je suis super nerveuse, mais je suis sûre que tout ira bien.— Ne t’inquiète pas ! Tu n’as aucune raison d’angoisser. Contente-toi d’être toi-même et ils vont

t’adorer. Qu’est-ce que tu vas porter, au fait ?— Écoute, appelle-moi par Skype dans cinq minutes, comme ça, tu me verras.J’enfile ma robe et allume mon ordinateur pour me connecter. Une fois que ma mère est en ligne, je

pose le portable sur ma table de chevet et recule de quelques pas pour qu’elle puisse me voir enpied. En matière vestimentaire, j’ai toute confiance en son jugement – elle a un goût très sûr –, alorsje suis soulagée de l’entendre déclarer :

— Superbe, Zoë, cette couleur te va à ravir. Tu l’as payée cher ?— Euh… Non, non, pas trop, lui réponds-je machinalement, les doigts croisés derrière le dos.— Et tu vas porter des bas ?— Non ! Maman, il fait une chaleur torride, dehors. Pourquoi veux-tu que je porte des bas ?— Inutile de me répondre sur ce ton, Zoë Kennedy. Figure-toi que ça va peut-être se rafraîchir, en

fin de soirée. Enfin, je vois que tu es occupée à te préparer, alors je vais te laisser. Mais n’oubliepas : reste toi-même et ils vont t’adorer. Je suis si contente que tu aies rencontré un gentil Irlandais,ajoute-t-elle après un instant. Ce serait tellement chouette si un jour…

Je sais bien où elle veut en venir : « Ce serait tellement chouette si un jour David et toi, vousfinissiez par rentrer vous installer à Dublin ! »

— Maman, on ne sort ensemble que depuis trois mois…Mais en même temps, je dois avouer que j’espère en effet qu’un jour… Après tout, nous sommes le

31 juillet – soit à un peu plus d’un mois du « jour de la rupture », le 4 septembre – et tout se passe àmerveille.

J’embrasse ma mère et me remets à mon maquillage, les mains légèrement tremblantes. David m’apas mal parlé de ses parents. Je sais qu’ils sont tous les deux de Dublin et que son père, avant deprendre sa retraite, était chirurgien cardiaque. Quant à sa mère, elle a été élue Rose de Dublin lors duconcours de beauté de 1974. Tout ça semble parfaitement normal, et pourtant je meurs de peur. Car jetiens vraiment à ce qu’ils m’apprécient.

Mais c’est plus que ça. Je me suis engagée sur un tout nouveau chemin, à présent, il n’y a plus de« la dernière fois » dont m’inspirer. Bref, je suis sans filet et j’espère vraiment ne pas tout gâcher.Les Règles ne disent rien sur la rencontre avec les parents. Le seul conseil qui puisse convenir seraitde marcher la tête haute et de se comporter en « créature à nulle autre pareille ». Je vais faire de mon

mieux.Je me recule de quelques pas pour vérifier une énième fois mon allure, j’ajoute à ma tenue un sac

marron en cuir vieilli qui appartenait à maman. J’ai préféré y aller mollo sur l’autobronzant – je neveux pas que les parents de David me trouvent trop « pot de peinture », comme dirait mon père –mais maintenant je crains d’avoir l’air trop pâle. Un doute m’assaille : ne vont-ils pas trouver quej’essaie de leur jeter de la poudre aux yeux ? Non, après tout je ne fais que m’inspirer de KateMiddleton – et regardez où elle a fini !

La station de métro la plus proche de l’hôtel Connaught, Bond Street, en est tout de même séparéepar une quinzaine de minutes de marche. Ils ne doivent pas avoir beaucoup de clients qui s’y rendenten métro, cela dit. J’ai calculé un peu juste, je dois donc traverser les immenses squares verdoyantsentourés de maisons de stuc blanc d’un pas un peu plus rapide que mes chaussures ne le permettent.Elles m’avaient pourtant paru très confortables lorsque je les ai essayées dans la boutique, mais là, lecuir frotte mon talon de façon extrêmement douloureuse. À tel point que je dois faire un effort pour nepas grimper les marches du Connaught en boitillant.

Cet hôtel est l’un des plus beaux, des plus classieux dans lesquels il m’ait été donné d’entrer : touten velours rouge sombre, marbre poli, cuivre, boiseries foncées et chandeliers diffusant une lumièredouce.

— Puis-je vous aider ? demande quelqu’un en venant à ma rencontre.— J’ai rendez-vous avec des amis au salon de thé. M. et Mme Fitzgerald.— Veuillez me suivre.Il me guide à travers ce qui me fait penser à un labyrinthe d’immenses pièces marquetées et

feutrées. Magnifiques. Les moquettes sont merveilleusement douces sous mes pieds douloureux,pourtant l’ensemble est étrangement intimidant. Non que je n’aie déjà eu l’occasion de fréquenter deshôtels de luxe – je suis déjà allée au bar du Savoy, ainsi qu’au Shelbourne, à Dublin, des tas de fois,et puis j’ai séjourné dans de très jolis endroits avec mes parents. N’empêche, je suis très fébrile.Pour ma première rencontre avec les « beaux-parents », j’aurais préféré un cadre un peu moinsformel.

Enfin, nous entrons dans une charmante salle qui surplombe le parc verdoyant. Au fond, j’aperçoisDavid en compagnie de deux personnes d’un certain âge. Ils ont dû arriver en avance, voilà qui n’estpas fait pour me mettre à l’aise. J’ai l’impression qu’il nous faut un mois pour traverser la pièce etque je rapetisse au fur et à mesure que j’approche de la table. Heureusement, j’ai bien en mémoire leconseil des Règles : garder la tête haute, avoir l’air d’arriver tout droit de Paris (et par là, je supposequ’ils n’entendent pas échevelée et jetlaguée).

Enfin, j’arrive près de la table.— Bonjour. Désolée, je suis un peu en retard.— Ne t’inquiète pas, me rassure David.Il est particulièrement à son avantage, dans sa veste bleu marine passée sur une chemise bleu ciel,

avec cravate et chino. Je ne l’ai jamais vu ni en costume, ni même en veste, et je trouve que c’est sonlook le plus époustouflant. Il se met debout, m’embrasse sur la joue en me serrant discrètement lecoude.

— Maman, papa, je vous présente Zoë. Zoë, voici mes parents.Je serre la main de sa mère, impressionnée par son incroyable beauté. C’est d’elle que David tient

ses beaux yeux verts et sa silhouette parfaite, sans l’ombre d’un doute.

— Ravie de vous rencontrer, Chloë, dit-elle.— Zoë, la corrige David.— Zoë, bien sûr ! répète-t-elle en gloussant d’une drôle de façon.Oh, oh…J’ai la désagréable sensation que cette femme n’a pas inventé l’eau tiède.— Dermot Fitzgerald, annonce le père d’une voix autoritaire, tout en m’écrasant la main dans sa

poigne de fer.Il est grand et mince, la peau mate, avec un visage dur et des cheveux courts, gris acier. Lui aussi

arbore veste et cravate, d’ailleurs tout en lui transpire le chirurgien de renom, habitué à distribuer sesordres à des hordes de médecins, tandis qu’infirmières et patients se pâment devant lui.

— Salut Zoë ! lance une quatrième voix.Une voix familière.Je me tourne vers la droite et découvre celle à qui elle appartient, cachée dans l’un des immenses

fauteuils – tel le méchant d’un James Bond ou le docteur Denfer dans Austin Powers. Jenny. Je suispresque étonnée de ne pas la voir caresser un chat blanc, ou l’entendre dire : « Je vous attendais,mademoiselle Kennedy… » Je jette à David un regard où se lit la confusion.

— J’ignorais que nous allions te voir aujourd’hui, commente Jenny.Comment ose-t-elle ?— Eh bien, j’ignorais pour ma part que j’allais te voir, Jenny.Les mots sont sortis trop vite pour que je puisse les retenir.— Oh, nous retrouvons toujours Jenny lors de nos séjours à Londres, intervient complaisamment

Irene, la mère de David.J’ai beau dévisager David, je ne parviens pas à deviner à son expression s’il était au courant ou

pas.— Asseyez-vous donc, Zoë, m’indique son père.J’adorerais, sauf qu’il n’y a plus vraiment de place.— Tiens, prends mon siège, je vais en chercher un autre, propose David.Et il s’éloigne, m’abandonnant à mes nouveaux amis. Je m’installe avec toute la grâce dont je suis

capable, prenant bien garde à ne pas croiser les jambes mais à serrer les deux genoux sur un côté,comme les nonnes nous l’ont enseigné.

— Bref, reprend Jenny, j’étais là, premier jour de travail, avec le médecin à moitié prêt, et moi quidevais finir l’opération alors que je n’en avais jamais fait de ma vie !

Elle se claque les cuisses de joie.— C’est la meilleure façon d’apprendre, commente Dermot. Voir, faire, enseigner, tel est notre

mantra.Ils poursuivent leur discussion médicale et moi je reste là, muette. Je suis encore sous le choc.

Comment David a-t-il pu la convier à une pareille occasion ? Surtout après ce qui s’est passé auquiz !

Irene s’est elle aussi retirée de la conversation, elle se contente de les regarder tous les deux, ensouriant d’un air placide. Elle est particulièrement élégante, depuis son petit chemisier et sa jupe enlin bleu marine jusqu’à ses chaussures plates, sans doute plus chères que tous mes vêtements réunis.Elle semble très à l’aise, et ne me témoigne pas le moindre intérêt.

David nous rejoint, accompagné d’un serveur qui porte une chaise, puis il s’assoit.

— Je ne suis pas sûre qu’il reste assez de thé pour Zoë, affirme Jenny en me gratifiant d’un regardempathique. On a vidé cette théière d’une traite. Tu veux bien en recommander, David ? lui demande-t-elle avec une familiarité qui pourrait laisser croire qu’elle est sa petite amie.

Elle porte un chemisier rayé, des boucles d’oreilles en nacre, un pantalon style chino et desmocassins en cuir marron. Et elle est affalée sur son fauteuil, jambes croisées… Avec ma robe encrêpe de soie et mes escarpins, je fais beaucoup trop habillée et pourtant bien moins élégante qu’elle.En bref, la tenue de Jenny, comme celle d’Irene, disent : « Je suis dans mon élément ». Alors que lamienne dit : « Je me suis mise sur mon trente et un pour une grande occasion ». Voilà qui ne parle pasvraiment en faveur de mes talents de faiseuse de tendance.

— Et vous, Zoë, lance Dermot en se tournant vers moi, dans quel hôpital officiez-vous en cemoment ? Quel service ?

— Euh… Je ne travaille pas dans un hôpital.— Pourtant vous êtes infirmière, non ?— Non, papa. Zoë travaille dans la mode, explique David.— Mais vous venez d’une famille de médecins, il me semble, insiste Dermot.— Je crois que vous confondez avec l’ancienne petite amie de David, intervient Jenny.La garce !— Ha, ha ! rit Dermot de bon cœur. Je n’arrive pas à tenir les comptes.Jenny ricane. Je jette un regard de biais en direction de David, qui s’affaire à servir le thé.— Qu’est-ce que vous faites, exactement ? s’enquiert soudain Irene, réagissant sans doute au mot

« mode ».Manifestement, elle vient enfin de se connecter à la conversation. L’espace d’un instant de folie, je

suis tentée de lui répondre : « Je suis vendeuse », mais je m’abstiens.— Je travaille au rayon prêt-à-porter d’un grand magasin, Marley’s.Un lourd silence s’abat, tandis que Jenny me décoche un sourire narquois.— Ah, oui, vraiment ? dit Irene, qui me jette un regard de stupéfaction polie. Et vous travaillez… à

la caisse ?— Ça m’arrive, en effet.— Zoë était consultante en management, précise David. Mais récemment, elle a décidé de donner

une nouvelle orientation à sa carrière, elle vise un poste d’acheteuse de mode. C’est génial, conclut-ilavec enthousiasme en me prenant la main avec un sourire.

Je le regarde avec des yeux débordants de gratitude.— J’aimerais beaucoup avoir un boulot aussi léger, commente Jenny. C’est bien plus glamour que

de se promener en tunique toute la journée… et parfois même toute la nuit.Elle jette un coup d’œil en direction de Dermot, qui la gratifie d’un sourire approbateur. Si elle

fait référence à mon travail de cette façon encore une fois, je lui file une claque, parents ou pas.— Ah ! Vous, les jeunes, vous ne connaissez pas votre chance…, soupire Dermot. Quand j’ai

commencé, moi, on alternait un jour de travail, un jour de repos, et une nuit sur deux, on était degarde. Sans compter qu’on devait se charger de tout ce qui nous arrivait, depuis l’ongle incarnéjusqu’à la tumeur au cerveau. Et on n’avait pas les ultrasons, il fallait être capable de poser sondiagnostic au chevet du patient.

Je me tourne vers David, mais à mon grand désarroi Jenny et lui échangent un regard deconspirateurs. Celui de David disant : « Bon Dieu, voilà que mon vieux est reparti sur son éternel

cheval de bataille », et celui de Jenny : « David, il était génial, en son temps, tout comme toiaujourd’hui. » Comme personne ne se rend compte que je les regarde, je lève les yeux au ciel.

— Tu as toujours travaillé dur, convient Irene. Vous êtes tous les deux des bourreaux de travail.David a toujours été travailleur, lui aussi, et très brillant. Chloë, saviez-vous qu’il avait obtenu lameilleure note à son diplôme de fin d’études ?

Waouh ! Ça confine au génie.— Maman, personne n’a envie d’entendre encore parler de ce fichu diplôme, marmonne David.Je le trouve plutôt mignon, en adolescent boudeur.— Et il a joué pour Belvedere lors de la finale de la coupe du Leinster.— Demi-finale, corrige Dermot, un tantinet mesquin.David se contente de sourire.— On s’est fait voler la victoire, commente-t-il.C’est à cet instant précis qu’intervient Jenny, qui réfléchit visiblement depuis un moment à la façon

de se joindre au concert de louanges tout en revenant sous les feux de la rampe.— Il est évident que de votre temps, Dermot, les médecins faisaient encore plus d’heures que nous

aujourd’hui. D’un autre côté, il est bien plus difficile pour nous de décrocher un poste. Surtout dansune spécialité telle que la chirurgie cardiothoracique. J’en veux pour preuve que seuls la moitié desmédecins comme David finissent par obtenir un poste de titulaire.

J’en ignorais tout pour ma part, mais elle sait manifestement de quoi elle parle. La bougresse ! Jela hais.

— Eh bien, tu vas devoir faire en sorte d’être l’un d’eux, conclut Dermot à l’attention de son fils.— J’en serai, affirme David sur ce ton confiant que j’aime tant.— Et ton entretien annuel, c’est quand ? s’enquiert brusquement Dermot. La semaine prochaine,

non ?— Jeudi prochain, le 5.— Tu sais qui est au conseil ?— Non.— Austin sera peut-être au courant, je vais le lui demander. Tu es prêt ? Tu sais ce que tu vas leur

dire, au sujet des bourses de recherche ?— Oui, papa, je suis prêt, répond David d’une voix calme dans laquelle je décèle une pointe

d’agacement.— C’est un entretien annuel que doivent passer les internes, m’explique Jenny avec sa

condescendance habituelle. David va s’en sortir brillamment, Dermot, je n’en doute pas un instant,ajoute-t-elle. Il est extrêmement talentueux, et son chef lui attribue toujours d’excellentes notes.

— Mais tu changes de responsable cette semaine, non ? demande Dermot.— Oui, je vais travailler avec un certain Mark Kinney.Cessant aussitôt de froncer les sourcils, le père de David lui tape sur l’épaule.— Tu vas faire des miracles. Évidemment, il est né avec les mains en l’air pour qu’on lui enfile

des gants de chirurgien, ajoute-t-il à l’intention de Jenny.— Oh, absolument, acquiesce-t-elle. Il y a des choses, comme ça, qui coulent de source.Elle me regarde en souriant pour prononcer cette phrase. Je lui retourne son sourire, songeant que

je l’étoufferais bien avec les coussins moelleux de son fauteuil. Et puis, qu’est-ce qu’elle entend parlà ? Que David et elle, c’est une évidence ?

— Enfin, il a de qui tenir. C’est pourquoi je ne m’explique pas le chemin que suit son frère, faitamèrement remarquer Dermot.

— Au fait, comment ça va, Connor ? s’enquiert Jenny.Elle fait référence au frère cadet de David, dont je déduis qu’il est d’un style plus désinvolte.— Il va très bien, intervient Irene.— En effet, il gâche sa vie, grommelle Dermot.— Il vient de terminer son cursus en arts à l’université de Dublin, et il a décroché son diplôme

avec la mention « bien », ajoute Irene sur un ton grandiloquent. Maintenant, il fait un stage à la RTE4

et il envisage de s’inscrire en mastère.— Un stage, mon œil ! lâche Dermot. Il passe la moitié de ses journées au lit et l’autre moitié au

pub, à dépenser l’argent de son père.Je commence à bien l’aimer, ce Connor. Je parie qu’on s’entendrait à merveille, tous les deux.— Jamais je n’oublierai le Noël qu’on avait passé à l’appartement de Putney, susurre Jenny.

Connor avait attendu les rennes du père Noël toute la journée, le nez collé à la fenêtre. Il était tropchou.

— Oh, oui ! acquiesce Irene. C’était une époque formidable que celle où l’on habitait Putney, avecDermot qui travaillait à l’hôpital Westminster, comme il s’appelait à l’époque. Vous vous souvenezquand je vous emmenais dans les jardins de Kensington après l’école, les enfants ?

— Bien sûr ! roucoule Jenny. On adorait ça. Et vous vous souvenez de la mare et des petitsbateaux ? David, tu te rappelles la fois où…

Et la voilà qui se lance dans une histoire censément hilarante sur David qui avait essayé de volerun bateau à moteur à un autre petit garçon. Irene et Dermot boivent du petit-lait, David n’est pas loinde pleurer de rire. Et moi, j’essaie vaillamment de garder le sourire.

Au bout d’un moment, David se tourne vers moi.— Comment s’est passée ta semaine, Zoë ? Elle vient de découvrir une nouvelle créatrice de mode

pour son magasin, explique-t-il aux autres.Irene s’interrompt immédiatement, Jenny aussi. Je me retrouve au centre de l’attention. Je leur

parle de Sinead, de foulards, mais en dépit de mes efforts, je n’arrive pas à faire ressortirl’importance de cet événement majeur. Je réfléchis désespérément à quelque chose à ajouter.

— Et nous avons eu une avant-première de certaines collections de Noël. Il y aura beaucoup decapes.

Ils me regardent sans un mot.— Je me suis acheté un ravissant pull, la dernière fois que je suis venue à Londres, dit enfin Irene.

Je n’arrive pas à me rappeler où.— Ce n’était pas le Max Mara chocolat ? demande immédiatement Jenny. Il était magnifique !— Quelle mémoire, Jenny ! s’exclame Irene en secouant la tête. Je ne me souviens jamais de rien,

moi.Je n’en crois pas mes yeux : elle le fait exprès, ou bien est-ce que la mère de David est vraiment

nunuche ?— En parlant de souvenirs, reprend Dermot. Est-ce que je vous ai raconté que j’étais tombé sur

Maurice O’Connell, ici même au Shelbourne ?S’ensuit un autre chapelet de réminiscences concernant cet homme, ancien ami de Dermot et du

père de Jenny, apparemment.

Je ne comprends rien de ce qui se passe. Comment se fait-il que tout aille de travers ? D’habitude,je m’entends à merveille avec les parents de mes amis. Si seulement je parvenais à accrocher leregard de David, je me sentirais mieux. Mais il écoute l’histoire de Maurice O’Connell et moi, j’ail’impression de disparaître. Je regarde la serveuse débarrasser la table voisine, songeant que jeserais plus à ma place en cuisine, avec le petit personnel. Je me demande même si quelqu’un serendrait compte de mon départ. Je me sens si peu à la hauteur, si abattue que je n’ai même plus laforce de m’indigner de la présence de Jenny.

Les discussions médicales s’éternisent, ça parle de je ne sais qui parti à la retraite, de je ne saisqui victime d’une attaque, de la fille de quelqu’un qui vient d’être titularisée. Ensuite, pour changer,la conversation s’oriente sur la maison des Fitzgerald en France, puis sur celle de Wexford, et surl’opportunité ou pas, pour eux, d’acheter un appartement à Londres.

Histoire de dire quelque chose, je lance à tout hasard :— Ce serait en vue de le louer ?— Pas du tout, réplique Dermot. Mais ce serait pratique d’avoir un pied-à-terre, quand nous

venons, pour un match de rugby ou autre.— À Londres, on ne saurait jamais à qui on loue, approuve Irene.Je n’en reviens pas ! Ils sont en train d’envisager l’achat d’un appartement à Londres, sans aucune

intention de l’habiter. Alors là, c’est confirmé, je suis dans un autre monde.— Mais dites-moi, Chloë, vous venez de Dublin ? s’enquiert Irene.— C’est Zoë, marmonne David tout bas.Ravie que l’on s’intéresse enfin un peu à moi, je réponds très vite :— Oui. De Blackrock.— Et où êtes-vous allée à l’école ?Je cite le nom de mon ancienne école, ce qui me vaut un vague hochement de tête des Fitzgerald.

Ils connaissent, mais je vois bien que ça n’aurait pas été leur choix numéro un.— Et que fait votre père ? m’interroge Dermot.L’impertinence de la question me prend de court.— Il est à la retraite, dis-je calmement.Je m’apprête à en rester là, avant de me raviser : ce serait un peu impoli.— Il était dans le bâtiment avant.Cette fois ils approuvent d’un hochement de tête, visiblement satisfaits : la construction, ça

rapporte. Je me sens sale d’entrer ainsi dans leur jeu, j’aurais mieux fait de me taire, mais à présent ilest trop tard.

— Nous devrions goûter quelques-uns de leurs sandwichs et gâteaux qui sont là, suggère Irene.Autrement nous risquons de vexer les cuisiniers.

— Miam, avec plaisir ! s’exclame Jenny, l’air aussi béate que si on venait de lui offrir un voyagetous frais payés pour Hawaï.

Calme-toi. Tu as déjà gagné le gros lot, c’est toi que les beaux-parents choisiraient comme bru.— Jenny, ma chérie, vas-y, commence.Elle choisit le plus minuscule sandwich au concombre.— C’est tout ? s’étonne Irene. Tu n’as pas besoin de surveiller ta ligne, pourtant. Avec toutes les

heures que tu fais, en plus du tennis… Vous avez eu le temps de jouer, David et toi, récemment ?— Non, en revanche, nous envisageons de nous entraîner ensemble pour le marathon de l’an

prochain, annonce Jenny.Si elle fait référence à David et elle en utilisant « nous » une fois de plus… Eh bien, je ne ferai

sans doute rien. Je me demande comment ça se passe pour Rachel, à son mariage. J’aimeraism’échapper de cet enfer pour l’appeler, mais c’est impossible, et puis de toute façon elle ne voudraitpas me parler.

— Ta robe est très élégante, Zoë, tu es attendue quelque part après ? demande innocemment Jenny.— Non.Il me semble que ma réponse monosyllabique souligne son impolitesse. D’ailleurs, je constate son

embarras avec plaisir. Sauf qu’en me tournant vers David, je le vois en grande conversation rugbyavec son père. Il n’a sans doute rien entendu.

— Tu n’as presque plus de thé, mon petit, je te ressers ?Je lève les yeux, ne sachant trop si Irene s’adresse à Jenny ou à moi, et décide de tendre

timidement ma tasse, au cas où. Évidemment, elle remplit celle de Jenny. Je repose ma tasse pour quemon erreur passe inaperçue et choisis un petit financier sur le plateau tournant. La suite desévénements me paraît un peu confuse ; le bracelet que je porte, un peu lâche, s’accroche au plateau.Au lieu de reposer le gâteau, je décide bêtement de tirer dessus. Et je ne peux qu’observer la suite dela scène, impuissante, comme devant un film d’horreur au ralenti : le plateau s’écrase au sol, monbracelet se brise et la théière se répand sur la nappe et sur les genoux de Dermot. Comme par hasard,la salle est entièrement silencieuse au moment du désastre, puis tout le monde se met à hurler enmême temps.

— Dieu du ciel, je suis ébouillanté ! rugit Dermot en bondissant sur ses pieds pour se secouer envain.

Son pantalon est trempé.— Oh, non ! Je suis vraiment navrée.Redoutant qu’il puisse être brûlé au premier degré, j’attrape le premier verre encore intact et en

déverse le contenu sur son pantalon.— Aaaahhhhhhh ! Mais ça ne va pas ? braille-t-il.— Oh, non ! Je voulais juste…Incapable de m’arrêter, je me mets à éponger son pantalon à l’aide de ma serviette, jusqu’à ce

qu’il me repousse sans ménagement.— Enfin, voyons, que se passe-t-il ? demande Irene, tout en surprise polie.— Je crois que le bracelet de Zoë s’est coincé dans le plateau de pâtisseries, lui explique

tranquillement Jenny.Je rougis jusqu’aux oreilles et entreprends d’éponger la table dégoulinante, cette fois, sans oser

regarder les gâteaux imbibés d’eau.— Eh, calme-toi, tigresse, chuchote David en me donnant un coup de main.Il me fait un clin d’œil censé me rassurer, mais je suis mortifiée. Le serveur est arrivé sur ces

entrefaites pour prendre en charge l’opération de nettoyage. Toute la tablée est debout, silencieuse etstupéfaite.

— Est-ce que vous… ? hasardé-je à l’intention de Dermot.— Je survivrai, siffle-t-il.— Vous voyez, c’est précisément pour éviter ça que je ne porte jamais de bijoux qui pendouillent,

commente Jenny, sans s’adresser à quelqu’un en particulier.

Se relevant, le serveur propose gentiment de nous changer de table.— Non, répond Dermot en regardant sa montre. Nous avons fini. Je vais devoir me changer. Irene,

tu m’as pris un autre costume ?Je me confonds en excuses, mais Dermot ne m’écoute pas.— Nous avons rendez-vous avec John Austin à 18 heures, dit-il à David en se passant une serviette

sur les cuisses. Tu devrais rester pour le saluer. Toi aussi, Jenny.Profitant de ce que ses parents discutent avec Jenny, je glisse à David :— Je crois que je ferais mieux de rentrer.— Je te raccompagne, déclare-t-il en me tapotant le bras.— C’était un plaisir de faire votre connaissance, parviens-je à articuler en m’approchant de ses

parents. Merci pour le thé, et encore toutes mes excuses…— Ce n’est rien du tout, me rassure Irene. Au revoir, mon petit.Alors que je me demande si nous allons nous faire la bise ou nous serrer la main, elle se retourne

vers Jenny.Dermot, qui semble avoir à peu près recouvré son calme, se penche vers moi. Dois-je lui faire une

ou deux bises ? J’effectue un rapide calcul mental basé sur son âge et son milieu social et j’enconclus que ce sera une. Mais non. Il tend la joue pour la seconde juste au moment où je m’écarte,alors je me rapproche… Bref, tout cela est horriblement maladroit. Pour couronner le tout, Jennynous regarde, amusée. Je ne prends même pas la peine de lui dire quoi que ce soit. Je m’éloigne auxcôtés de David, espérant ne pas boiter de façon trop visible.

Sitôt que nous arrivons dans le hall, je me tourne vers lui.— Excuse-moi, pour les gâteaux.Il secoue la tête.— Ne t’inquiète pas, ce n’est rien du tout.J’ai envie de lui demander comment il a pu inviter Jenny à se joindre à nous pour une telle

occasion, mais après m’être ridiculisée de la sorte, je ne m’en sens pas le droit.— Ça va ? Tu as un problème au pied ?Je baisse les yeux. Pas question que j’avoue que mes chaussures neuves sont trop serrées.— Oh, ce n’est rien. Je me suis tordu la cheville au yoga ce matin.Il se penche et me dépose un baiser sur le front.— Je t’avais bien dit que c’était dangereux. Tu veux que je t’accompagne jusqu’au métro ?Je secoue la tête, refusant qu’il me voie boiter davantage. D’ailleurs je décide de me ressaisir,

pour qu’il n’emporte pas l’image de mon visage déconfit. Après tout, s’il ne fait pas un pataquès dema débâcle, pourquoi le ferais-je ?

— Non, non, ça va aller, je réponds, tout sourires. Retourne avec tes parents, je ne veux pas temettre en retard si tu dois rencontrer ce médecin.

— OK. Écoute, je ne sais pas encore ce que nous allons faire ce week-end, malheureusement. Jepeux t’appeler ?

— Bien sûr, dis-je en m’efforçant de sourire et en lui donnant une tape amicale. Mais je t’avertis,ce soir, je sors avec les filles. Allez, va vite retrouver ta famille !

Nous nous embrassons de nouveau et je le regarde s’éloigner, sans pouvoir m’empêcher d’admirerses magnifiques épaules de nageur sous la veste de son costume, qu’elles remplissent parfaitement.Bon Dieu, quel gâchis ! J’ai essayé d’être une créature unique, et je n’ai réussi qu’à être… un numéro

de cirque à moi toute seule.Avant de descendre dans le métro, je m’arrête chez Dorothy Perkins pour m’acheter une paire de

chaussures plates. Après le calme feutré du Connaught, les néons, l’odeur de synthétique et lesbraillements de Rihanna me paraissent étrangement rassurants. Je prends aussi quelques articles quiattirent mon attention : un joli haut rose avec un dessin d’oiseau – on en voit partout, depuis quelquetemps – et une paire de chaussures bleues en daim avec des talons compensés vertigineux. Alors queje me dirige vers les cabines, je m’aperçois dans le miroir avec ma robe à pois en soie. Ridicule.Tout à fait déplacée. Ce qui me ramène au prix exorbitant que j’ai dépensé pour cette robe. Mieuxvaut que j’oublie le shopping pour un moment. J’achète les ballerines et rentre chez moi en songeantqu’aux 149 livres des chaussures neuves, je peux désormais en ajouter 15 pour des ballerines àporter quand elles me font trop mal.

Pendant le trajet en métro, je me surprends à regretter que David ait souhaité me faire rencontrerses parents. Une réflexion qui me tire un sourire. D’abord je me désole qu’il ne me propose pas deles rencontrer, et maintenant je suis désolée qu’il l’ait fait. Quand est-ce que je vais être heureuse ?

Sur le chemin qui me ramène à l’appartement, je traîne un peu, m’arrêtant pour acheter Grazia etun frappuccino. Alors que j’approche du bâtiment, j’aperçois Max qui m’attend devant la porte, ausoleil. Vêtu d’une chemise à carreaux, d’un jean et de sandales, il lit ce qui ressemble à une bandedessinée. La cour tout entière est jonchée de sacs en plastique noir, de cartons de livres et de cageots.J’avais complètement oublié qu’il devait emménager aujourd’hui, je suis en retard.

— Je suis désolée, je n’ai pas vu passer l’heure.Je monte les marches quatre à quatre pour ouvrir la porte. Ayant abandonné sa B.D., Max me

dévisage : soit j’ai quelque chose sur le visage, soit je suis bien trop habillée pour un dimancheaprès-midi d’été.

— Pas de problème, m’assure-t-il rapidement. Je profitais du soleil.Il jette sa B.D. dans un carton, qu’il traîne à l’intérieur. J’essaie de soulever une caisse pour

l’aider, mais c’est peine perdue.— Laisse ça, dit-il. C’est du vin. Prends plutôt celui-là, si tu veux, indique-t-il en désignant du

menton un petit sac à dos.— Tu as beaucoup d’affaires, dis donc.— Je sais. J’avais laissé des trucs chez mes parents, mais ils en ont eu assez. Mon copain Gareth

m’a aidé à tout déposer ici en voiture, mais il a dû partir.— Hm, hm.En observant le jardin, la pelouse encombrée de sacs percés et de cartons défoncés, je songe que

les voisins vont nous adorer. Et je m’imagine en train de raconter ça à Rachel, et la façon dont ellericanerait. Mais ça n’arrivera pas, puisque Rachel et moi ne nous parlons plus. Si j’ajoute ça audésastre de cet après-midi, on peut dire qu’au fond, ça n’aura pas été la meilleure semaine de ma vie.Heureusement que j’ai la soirée avec Kira et ses amis pour me remonter le moral. Sauf qu’à monavis, ça ne sera pas bien différent de la dernière fois, ce qui enlève quand même pas mal d’intérêt àla chose.

— Voilà, nous y sommes, dis-je en jetant mes horribles escarpins au sol dès que nous entrons.Bienvenue. Tiens, tes clefs.

Je les lui lance à travers la pièce sans crier gare et il parvient néanmoins à les attraper de justesse.J’ajoute :

— Je dois aller me changer, là, mais tu sais où se trouvent les choses, non ?— Il n’y a pas de problème.— On fera les présentations complètes un peu plus tard. Enfin, les factures, où se trouvent les

magasins, etc., etc.— OK.Il ramasse un carton, qu’il transporte vers sa chambre. J’en profite pour m’approcher d’un autre

carton et jeter un rapide coup d’œil à l’intérieur. Il contient une pile de papiers, un mug imprimé dela phrase « Mystery Spot : Santa Cruz », un bol, une cuillère, un sachet de balles de squash déchiré,une boîte de Pringles vide et une console de jeux. Plus une saison de Buffy contre les vampires. Jen’ai jamais regardé cette série, mais je déteste les films d’horreur. C’est alors que la réalité mefrappe en plein visage : ce type, avec tout son bazar et son bruit et son emploi du temps imprévisible,ses guitares et ses jeux vidéo, oui, ce type emménage chez moi. Et je ne peux plus rien y faire.

Je gagne ma chambre, où j’enfile un short de survêtement et un tee-shirt, avant de m’allonger sur lelit. Je feuillette distraitement Grazia. Mais je l’ai déjà lu ! Merde. Cheryl Cole est à l’hôpital pourcause de malaria, Victoria Beckham remonte le moral de David après la coupe du monde… Je saisdéjà tout ça ! Et puis je tourne la page et tombe sur Keira Knightley, qui essaie de passer inaperçue àPrimrose Hill dans sa robe imprimée Ikat. Mieux encore, Grazia donne gentiment le numéro detéléphone du fournisseur, qui à son tour donnera le nôtre. Poussant un cri, je lance le magazine enl’air.

— Tout va bien ? demande Max derrière la porte.— Oui, super !J’ai peut-être tout gâché en ébouillantant mes beaux-parents, mais au moins, il reste un espoir côté

boulot.4. Chaîne de télévision publique irlandaise.

Chapitre 13

— Quelle soirée de folie ! marmonne Kira. Je n’arrive pas à croire que j’aie pu le trouver mignon.C’est vrai… qui porte des lunettes de soleil en boîte de nuit ?

Il est environ 12 h 30, et je prends le café du dimanche avec Kira au Lucky Seven. J’adore ce petitrestaurant à l’américaine de Westbourne Park Road, avec ses banquettes en cuir rouge et ses tables etcomptoirs chromés. Et puis, j’aime aussi leurs brunchs spécial gueule de bois que nous nous offronsaprès nos soirées trop arrosées. Aujourd’hui, pourtant… Je ne sais pas si ce sont les séquelles de larencontre ratée avec les parents de David ou bien l’incertitude quant au moment où il va reprendrecontact avec moi, mais j’en ai soudain assez de revivre les mêmes choses.

Enfin, il y a une petite différence. La dernière fois, je racontais à Kira que les parents de Davidétaient à Londres et que Jenny prenait le thé avec eux, contrairement à moi. Ce à quoi elle avaitrépondu : « Ne te mets pas la rate au court-bouillon, je te parie que ça aurait été chiant comme lamort. » Je me demande ce qu’elle va dire, quand je lui aurai raconté les derniers rebondissements.

— Deux pancakes ? demande le serveur avec ses assiettes à la main.La dernière fois, j’avais commandé des huevos rancheros, et puis j’avais envié les pancakes de

Kira, donc j’ai porté mon choix dessus, cette fois. Maigre victoire, mais c’est mieux que rien. Kiracommence à piquer dans le sien avec un air ravi. Elle surveille très attentivement sa ligne en général,sauf le dimanche, où elle s’autorise une orgie. Il fait déjà chaud et, dans son petit short en jean etdébardeur, elle est sublime.

— J’adore les pancakes ! nous exclamons-nous en chœur, avant d’éclater de rire.— À moi la chance ! lance-t-elle en levant ses doigts croisés.— Bon sang ! Vous faites ça en Australie aussi ? Et moi qui croyais que c’était une tradition

irlandaise.— Ma chérie, on a tout en Australie. Il va falloir que tu viennes le constater par toi-même, un de

ces quatre.— J’adorerais.L’Australie est en effet sur la liste des pays où je veux aller, et Kira m’a déjà dit qu’elle serait

ravie de me faire visiter Brisbane, de m’héberger dans la ferme familiale, bref, on verrait du pays,quoi.

— Alors, comment s’est passée la fameuse rencontre hier ?— Pas génial.Je lui fais un bref récapitulatif, dont j’exclus l’incident avec le thé pour éviter de me faire charrier

jusqu’à la fin des temps.— Attends une seconde, Jenny y était ? Franchement, ça ne se fait pas, conclut-elle. Pourquoi

t’inviter à rencontrer ses parents, si c’est pour venir avec une autre fille ? Il essaie de remettre lapolygamie au goût du jour, ou quoi ?

J’ai pensé exactement la même chose, je l’avoue, sauf que là je me sens obligée de défendreDavid.

— Non, mais c’est une vieille amie de la famille. Les Fitzgerald l’avaient déjà invitée, il nepouvait tout de même pas lui demander de ne pas venir. Et puis, elle a perdu ses parents, alors ceux

de David aiment bien la chouchouter un peu.— Ouais, ouais, sors-moi les violons, tant que tu y es, se moque Kira. Moi je te dis qu’elle rêve de

se le faire, et qu’il ne s’en rend même pas compte. Les hommes sont bêtes, tu le sais bien.Sans un mot, je verse du sirop d’érable sur mon pancake. Elle a peut-être raison, n’empêche que je

n’aime pas quand elle critique David. Ça, c’est ma prérogative à moi.Je ne peux pas m’empêcher de maugréer :— Oui, enfin, je n’ai pas non plus été l’invitée modèle.Le téléphone de Kira vibre et elle lui jette un regard noir.— J’espère que ce n’est pas cette garce d’Emma, siffle-t-elle.Kira est en guerre contre l’une de ses colocataires, officiellement au sujet des horaires des

douches. En réalité, Emma n’apprécie pas que Kira ramène des étrangers à la maison.— Ah, non, c’est Naomi, m’explique-t-elle en consultant son texto. (Naomi est une autre de

ses colocataires, une fille charmante, originaire de Tasmanie.) Elle demande si on est intéressées parune balade dans Portobello après le petit déj’.

Je me souviens de cette promenade, on s’était amusées comme des folles à arpenter les étalages dupetit marché, sous un soleil radieux. Naomi avait dégotté une ravissante bague en camée et moi deslunettes de soleil vintage super cool ainsi qu’un magnifique chemisier à col Mao en dentelle. Ensuiteon était allées au parc, déguster une bouteille de vin près du lac. Ça avait vraiment été une journéetrès sympa, qui m’avait bien aidée à me changer les idées et à arrêter de ressasser mes problèmesavec David. Dommage que je sois de nouveau dans une situation où j’ai besoin de me les sortir de latête.

— Avec plaisir, très bonne idée.— Parfait, conclut Kira en ouvrant les bras. Bon sang, ça fait plaisir de ne pas travailler un

dimanche, pour une fois. Je n’arrive pas à croire qu’on soit déjà en août. Ohé, Londres, c’est l’été !Elle a parlé très fort, d’ailleurs elle s’adresse plus ou moins à l’ensemble des clients du café.

Bizarrement, personne ne rouspète ; au contraire, un couple avec un enfant acquiesce en souriant, etun type lève sa tasse comme pour porter un toast avec elle. Ce n’est peut-être pas totalement étrangerà sa tenue sexy, bien sûr, mais je pense surtout que la météo estivale met tout le monde de bonnehumeur.

J’approuve avec enthousiasme :— Un brunch, un peu de shopping et on finit au parc. Le dimanche parfait !Je suis sur le point de suggérer que nous partions tout de suite après avoir payé la note, quand mon

téléphone sonne. C’est David. Mon cœur s’emballe. J’avais peur qu’il ne m’appelle pas ce week-end.

— Excuse-moi une seconde, je dis à Kira. Allô ? Désolée, je suis dans un café, je sors.Je m’extirpe de la banquette et me poste sur le trottoir brûlant. Le soleil tape fort, le ciel est d’un

bleu sans nuages. La journée promet d’être chaude.En me protégeant les yeux du soleil, je lance, essoufflée :— Salut ! Comment ça va ?— Bien, mes parents sont partis voir des amis à Henley pour la journée. Je suis à Hyde Park et je

me demandais si ça te dirait de faire une promenade en bateau.— En bateau ? Comment ça, sur le lac ?Quelle cruche ! Où pourrait-il y avoir des bateaux, si ce n’est sur le lac ?

— Il y a la queue, mais si j’y vais tout de suite, je réussirai peut-être à nous réserver une barque.Tu peux te libérer ?

— Euh… attends une seconde…Je fais mine de réfléchir. Les Règles sont très claires sur les rendez-vous de dernière minute : c’est

NON. Mais bon, j’en ai ma claque des Règles. À quoi est-ce qu’elles m’ont servi hier ? Et puis, j’aitrès envie de voir David.

— OK. Je suis sur Westbourne Grove, je saute dans un bus et on se retrouve dans une demi-heure,ça va ?

Je retourne à l’intérieur, sur un petit nuage.— C’était David, j’annonce, tout sourires. Il veut m’emmener faire un tour de bateau à Hyde Park.Kira s’interrompt alors qu’elle s’apprêtait à enfiler sa chemise à carreaux par-dessus son

débardeur.— Ah bon ? Et Portobello, alors ?— Ce n’est que partie remise…Kira fronce les sourcils.— Lâcher les copines pour un mec… Ça n’est jamais bon, Zoë, déclare-t-elle d’une voix

faussement grave, avant d’ajouter : Je plaisante. Va, vogue et amuse-toi bien. Et dis-lui que s’ilcontinue à trimballer Jenny partout avec lui, tu lui bottes les fesses si fort qu’il va se retrouverparachuté au milieu de la semaine d’après.

J’essaie de m’imaginer dire ça à David. Pas évident.— Plus sérieusement, reprend-elle, il doit comprendre que ce genre de comportement n’est pas

acceptable. Montre-toi intraitable.— Je vais faire de mon mieux, lui promets-je en appelant le serveur pour la note. J’aurais préféré

avoir le temps de me changer, cela dit. Tu penses que ma tenue conviendra ?Je tire anxieusement sur mon vieux tee-shirt Penneys, que je porte avec un short en jean H & M et

des tongs enfilées à la va-vite en quittant la maison. Ça m’a paru correct sur le moment, maismaintenant je me sens moche.

Je continue à me lamenter :— Dommage que je n’aie pas le temps de repasser à la maison pour me changer. J’aurais mis une

longue jupe flottante, par exemple, ou une petite robe d’été…— Tu es superbe ! Vous allez sur un bateau, pas à un défilé de mode.— Certes, mais c’est aussi un rendez-vous, lui fais-je remarquer. Enfin, au moins je pourrai me

maquiller dans le bus.Kira repose sa tasse de café.— Zoë, est-ce que tu as songé à tout ce que David voit au travail, chaque jour ? Je pense qu’il doit

pouvoir supporter un faux pas en matière de mode ou une légère repousse de l’épilation du maillot.— Justement, c’est probablement parce que son travail est si horrible qu’il aime autant les jolies

choses.— Si tu le dis…L’addition arrive et Kira l’inspecte attentivement, calculant nos parts respectives à l’aide de la

calculatrice de son téléphone. Aucun de mes amis ne se comporte de la sorte sur le partage del’addition, pourtant chez Kira, ça ne me dérange pas. Elle est comme ça, voilà tout. Elle économisecomme une folle pour rentrer en Australie et monter sa propre entreprise de coaching personnel.

Nous réglons, puis Kira m’indique le bus pour Hyde Park. Le soleil est brûlant, heureusement quej’ai emporté ma protection solaire et mes lunettes de soleil, même si j’aurais aussi apprécié unchapeau. Quand le bus arrive et que la porte s’ouvre, je reçois en pleine face la vague de chaleur quis’en échappe, et je me sens très vite collée au siège en similicuir. En regardant la foule qui arpenteles rues de Notting Hill, je repense à ce qu’a dit Kira. Non, je ne vais pas botter les fesses de David,mais je vais m’efforcer d’être un peu plus honnête avec lui. Et de lui avouer que je me suis sentiemise à l’écart hier. Sans m’énerver, calmement, posément. Comme une adulte. Ça ne peut pas êtrebien compliqué, quand même !

Après la chaleur étouffante du bus, le parc me semble idyllique. La lumière verte et dorée filtre à

travers les feuilles des arbres, effleurant la pelouse et le crâne des marcheurs. Je mets un bon momentà atteindre la cabane à bateaux et j’aperçois David, en début de queue, dans un tee-shirt blanc et unbermuda – c’est le seul homme que je connaisse capable de porter un short sans avoir l’air d’un petitgarçon –, des lunettes noires sur les yeux.

Le lac est sillonné par des tas de pédalos et de barques, qui se fraient un chemin entre les canardset les cygnes. L’eau semble fraîche et incroyablement attirante, à l’ombre des arbres verdoyants.Seuls quelques petits nuages pointent leur nez, hauts dans le ciel d’un bleu profond. Soudain, je songeque la scène ressemble à s’y méprendre à notre vitrine de Noël dernier… enfin, Noël prochain.Encore une fois, je dois me pincer : je suis là, avec David. C’est étrange, comme on a tôt fait des’habituer aux miracles.

— Salut, dit David en m’embrassant rapidement. Prête pour la croisière ?— Oui ! Merci d’avoir fait la queue.— Pas de problème. Comment ça va ? Tu as passé une bonne soirée avec les filles ?— Oui, on était à Portobello.Je veux lui donner l’impression qu’on était dans un endroit glamour, du style The Electric. Il n’a

pas besoin de savoir qu’on a passé la soirée dans un boui-boui qui empestait la sueur, pris d’assautpar une clientèle d’ados et d’alcoolos. Et puis je me ravise : j’ai décidé de me montrer plus honnête.

— Non, en fait, j’étais dans une sorte de boui-boui plein d’excités. Mais bon, on s’est bienamusées.

— C’est l’essentiel.Je lui souris, consciente soudain que j’ai été idiote de me censurer. Après tout, rien ne m’oblige à

lui donner l’impression que ma vie est une succession de sorties branchées.On arrive enfin à la baraque de location, où David prend nos tickets. On nous indique une petite

barque à rames qui cogne son nez contre le quai. David saute dedans le premier et me tend la main. Jen’en ai pas vraiment besoin, mais je la prends quand même, parce que c’est romantique. Je prendsplace dans la barque sans encombre.

Pourquoi a-t-il fallu que je sois aussi balourde hier ?Je demande à David :— Tu es un bon rameur ou est-ce que j’ai vraiment besoin du gilet de sauvetage ?— Toi, tu te détends et tu profites.Je m’adosse à l’arrière du bateau et tourne la tête vers l’eau verte qui défile, scintillante et

hypnotique sous le soleil. Nous dépassons deux filles qui hurlent et rient à la fois en essayant demanœuvrer, mais sans parvenir à autre chose qu’à tourner en rond. Puis je retourne la tête vers

David, ses bras musclés et ses épaules larges tendus sous le tee-shirt blanc à chaque coup de rame.Ses gestes sont fluides et puissants à la fois. Et comme je l’observe derrière mes lunettes de soleil, ilne me voit même pas. Il est trop mignon, quand il fronce les sourcils sous l’effet de la concentration.Et quand il se penche, en avant, en arrière…

— Où as-tu appris à ramer ?— Quand on était jeunes, on allait en vacances à Lough Sheelin, dans le comté du Cavan, répond-

il. Avec mon petit frère, on prenait un bateau et on ramait à travers les roseaux jusqu’à la ville la plusproche pour s’acheter des bonbons. Tu te souviens des guimauves en forme de dauphins qu’ilsvendaient à l’époque ?

— Oh, là, là, oui ! Des bonbons blancs. Ils appelaient ça des Flipper ou des Flippy, non ? Ça faitdes années que je n’en ai pas vu.

Je souris en imaginant un petit David blond, en train de ramer au milieu des roseaux. L’image estjolie, l’instant idyllique. Je me sens tellement bien que je n’ai pas le cœur à tout gâcher en évoquantJenny ou le fiasco de la veille.

— Je peux essayer ?— Bien sûr. Dès qu’on aura dépassé la partie la plus encombrée. Mais attends, il y a quelque

chose dont je veux te parler.L’espace d’une seconde, un bloc de glace me tombe sur le cœur. Va-t-il m’annoncer qu’il me

quitte parce que la rencontre avec ses parents a été une catastrophe ? Non, inutile d’être paranoïaque.Si on veut quitter quelqu’un, on ne le fait tout de même pas sur une barque !

Alors qu’il s’apprête à tout me révéler, un pédalo apparaît, dont les participants ont manifestementperdu le contrôle de leur machine. L’engin se dirige droit sur nous.

— Iceberg en vue ! crie David en poussant de toutes ses forces sur un aviron. (En un instant, ilnous met à l’abri du pédalo fou.) Bande de nuls… Bon sang, regarde-moi ces inconscients qui nagent,là-bas. Ils n’ont jamais entendu parler de la maladie de Wiel ou quoi ?

Il continue à ramer quelques minutes, nous doublons un certain nombre de bateaux, puis il nouslaisse dériver jusque sous un saule pleureur. Une colonie de canetons passe tranquillement à côté denous, plus gros que des bébés, mais arborant encore leur joli duvet. David range les rames ets’adosse au bateau, le regard perdu au loin.

— Voilà, lâche-t-il enfin. Tu sais, ce dont Jenny parlait, hier, le peu de postes de titulairesdisponibles dans notre spécialité ?

J’aurais préféré qu’il s’abstienne de prononcer le mot en J, mais je hoche néanmoins la tête.— Eh bien, poursuit-il, c’est vrai. Ils ont pris trop d’internes et le nombre d’élus sera très restreint.

Ce qui explique en partie que nous devions faire autant d’heures. C’est inhérent au travail lui-même,bien sûr, mais c’est aussi à cause des trucs qu’on doit faire en plus, comme les articles à écrire, lesconférences etc., ajoute-t-il en se frottant un œil. Tu sais aussi que je change de titulaire cettesemaine, et je vais travailler comme un dingue. Il opère les néonat’ – les nouveau-nés. Ça prometd’être particulièrement intense.

— Je comprends.Ce qui est vrai.David paraît un peu surpris que je n’en fasse pas un pataquès, néanmoins il poursuit :— Mais l’autre chose qui m’attend… et c’est ce dont je voulais vraiment te parler… Je vais être

obligé de partir à l’étranger pour décrocher une bourse.

Bon sang ! Évidemment, je suis déjà au courant de tout ça, pourtant je ne m’attendais pas à ce qu’ilme l’annonce aujourd’hui.

— J’ai postulé à quelques endroits. Il y a un super centre en cardiologie dans le Texas, parexemple, et un à New York. J’ai déjà eu la réponse d’un autre, à Boston, que je n’ai pas obtenu.

— Mince ! Tu n’es pas trop déçu ?J’ignorais qu’il avait postulé à Boston. Et au Texas ! Connaissant l’avenir, je sais de source sûre

qu’il ne sera pas pris au Texas, et tant mieux. Je préférerais largement New York.Il hausse les épaules.— Je ne sais pas ce que ça donnera pour les deux autres postes, mais je garde espoir. Le Texas, ce

serait génial. New York aussi, d’ailleurs.— Je suis sûre que tu décrocheras celui de New York. (Aïe ! Je m’empresse de corriger.) Enfin, je

veux dire, je suis sûre que tu auras l’un des deux. Ce serait pour commencer quand ? Et pendantcombien de temps ?

— Un an, à compter de cet automne. Novembre au plus tard, septembre au plus tôt. J’ignore quandj’en saurai plus, ça risque d’être un peu précipité. (Il me regarde droit dans les yeux.) Quoi qu’il ensoit, je ne veux pas que ça vienne s’immiscer entre nous. C’est vrai, il y a des tas de possibilités…J’aurai des vacances, ou bien tu pourrais venir me tenir compagnie pendant tes congés. Ou les deux.

Je le dévisage fixement, essayant d’analyser la différence entre ce qui est en train de se produire etce qui est arrivé la dernière fois qu’il m’a parlé de la bourse. À l’époque, on était assis sur saterrasse, David m’avait invitée à prendre un café chez lui. J’avais un mauvais pressentiment, mais jen’avais compris à quel point il était justifié qu’au moment où il m’avait annoncé de but en blanc :« On vient de m’offrir une bourse d’étude à New York. Ça commence dans quelques semaines etc’est pour un an. »

J’avais secoué la tête, incapable de tout ingurgiter d’un coup. « Quoi ? Tu pars à New York,comme ça ? » J’avais eu envie d’ajouter : « Et nous ? », mais je savais, tout au fond de moi, qu’aprèsmes crises d’hystérie des semaines passées, il n’y avait plus de « nous ». Et je savais aussi que sadécision était en tout point semblable à ce que j’avais utilisé avec mon ex-petit ami, Paul. À savoirprésenter la rupture comme l’un des malheureux effets collatéraux de son émigration, plutôt quecomme un dénouement inéluctable, New York ou pas.

Le David d’aujourd’hui me tire de mes souvenirs en attrapant ma main.— Zoë ? Tu te sens bien ? Je sais que ça fait un choc, mais je crois qu’on peut…— Non, non, l’interromps-je, rayonnante. Je trouve ça super.— C’est vrai ?Il a l’air stupéfait. Manifestement, il s’attendait, sinon à une crise de nerfs, du moins à un peu plus

de questions et d’inquiétude.— Bien sûr ! Je vais croiser les doigts pour toi.— Mais tu envisagerais de venir me rejoindre ? Que ce soit pour une simple visite ou un peu plus

longtemps ?J’esquisse un sourire.— Bien sûr.Il ramasse les rames et entreprend de manœuvrer la barque pour nous remettre dans le sens de la

marche.— Génial ! Au fait, le titulaire que j’ai rencontré hier – l’ami de mon père –, travaille justement

dans le centre que je vise à New York. C’est pour ça que je tenais à le rencontrer, même si j’auraispréféré prendre un verre avec toi.

L’invitation de David et sa surprise de ne pas me voir plus décontenancée m’ont mise enconfiance. Je me sens désormais prête à parler de ce qui s’est produit la veille.

— C’était sympa de rencontrer tes parents, ils ont l’air charmants. (Je suis bien consciente que cen’est pas l’exacte vérité, mais peu importe.) J’espère qu’ils m’ont appréciée. Pour être honnête, jen’ai pas eu l’impression, je me suis sentie…

— Quoi ?— Eh bien, je ne sais pas trop s’ils m’ont appréciée. Je me suis sentie un peu à l’écart.Voilà l’aveu le plus franc, le plus triste que je me sois autorisé dans ma nouvelle vie de Zoë. Et

encore heureux que je puisse cacher derrière mes verres teintés le regard anxieux que j’ai braqué surlui.

— Eh bien, tu as tort.— Tort de quoi ?— De te sentir à l’écart. Personne n’a essayé de t’exclure.Plusieurs réponses me traversent l’esprit, notamment : « Ce n’est pas aussi simple. » ou « Qu’est-

ce que ce pot de colle de Jenny faisait là ? », mais par chance David soupire et reprend la parole enpremier.

— Je sais que mes parents peuvent se montrer un peu distants avec les nouvelles connaissances, çan’a rien à voir avec toi. Mon père… (Son regard se perd en direction du rivage.) Bref, tu l’as vu toi-même. Il est du genre rigide et il ne sait pas vraiment comment s’y prendre avec les gens qui ne sontni ses patients ni des médecins. Quant à ma mère, elle reste plus ou moins dans son sillage.J’aimerais qu’ils soient un peu moins coincés, mais…

J’apprécie sincèrement sa franchise, je vais donc être honnête en retour.— Je comprends. C’est juste qu’ils s’entendent tellement bien avec Jenny, j’ai du mal à

m’imaginer avoir les mêmes rapports avec eux un jour.Il fronce les sourcils.— Bien sûr qu’ils s’entendent bien avec Jenny, mais ça n’a rien à voir. Tu as été parfaite. Et puis,

de toute façon, ce qui compte, c’est mon opinion à moi, non ? Même s’ils ne t’appréciaient pas – cequi est loin d’être le cas –, je m’en ficherais.

— Je suis loin d’avoir été parfaite. J’ai ébouillanté ton père.— Zoë, il est chirurgien, je peux t’assurer qu’il a reçu des liquides bien pires que du thé sur les

genoux.Quel soulagement !— Ça me rassure. Cela dit, j’ai passé un très bon moment, je te jure. Mais cette semaine a été

plutôt bizarre. Je me suis disputée avec Rachel, et j’ignore comment on va résoudre ça.Je n’avais pas prévu de parler de cette brouille à David, les mots sont sortis presque malgré moi.— Ah bon ? Pour quelle raison vous êtes-vous fâchées ?Je m’apprête à répondre quand un bruit familier m’interrompt : la sonnerie de son téléphone.— Ah, une seconde, s’il te plaît, dit-il en le tirant de sa poche. David Fitzgerald. Oui… Je vois.

OK, environ quarante-cinq minutes. Je pars immédiatement.Il me lance un regard navré, et je sais d’avance ce qu’il va dire.— C’est une urgence. Ils ont besoin de moi tout de suite.

Rangeant son portable, il se met à ramer en direction de la cabane à bateaux.— Tu n’es pas de garde, pourtant ?— En effet, mais le titulaire ne fait pas confiance à l’interne de garde, alors il veut que j’y aille.

Qu’est-ce que tu disais, à propos de Rachel, au fait ?Il rame si fort qu’il en est essoufflé.— Peu importe, je réponds en secouant la tête. Tu veux que je t’appelle un taxi ?— En métro ce sera plus rapide, mais merci quand même.Il m’offre un sourire et je ravale ma déception.Dès que nous atteignons la petite jetée, David me donne un rapide baiser et saute de la barque. Je

le regarde sprinter en direction de la sortie du parc. Je sais que c’est une urgence, pourtant le voircourir me ramène brusquement sur terre : nous ne passerons pas la soirée ensemble. C’est dommage,mais ce n’est pas comme s’il était banquier ou avocat, il court dans l’espoir de sauver une vie. Et il ycourt de façon plutôt sexy.

Une femme en tête de la file d’attente me lance un drôle de regard. Oui, ça doit être un peu étrangevu de l’extérieur : un homme qui prend ses jambes à son cou après une promenade romantique sur lelac.

— Il est médecin, je lui explique. Une urgence.— Oui, bien sûr, répond-elle poliment.Je ne vais pas me fatiguer à argumenter avec elle, alors qu’elle me prend manifestement pour une

délurée qui a rencontré un type sur Internet et l’a mis en fuite.Tandis que je traverse le parc, l’idée me frappe que les choses seraient plus faciles à New York.

On habiterait ensemble, tous les deux, on se verrait chaque matin et chaque soir. Je m’imagine à laporte de notre appartement, dans un immense pull en cachemire sans rien en dessous, disant au revoirà David avant de me préparer pour partir moi-même au travail… Et puis je nous vois ensemble, ceNoël, à Manhattan.

Chapitre 14

Le lundi matin, à la caisse, nous débriefons, Harriet et moi, nos week-ends respectifs quand Juliapasse par là.

— Zoë ! Vous tombez à pic, je voulais vous voir. Vous seriez libre pour qu’on discuteaujourd’hui ? Vers 12 h 30 ?

Karen observe la scène.— Euh… Normalement ma pause déjeuner est à 13 heures, ça irait ?— J’ai une réunion à 13 heures. Mais je suis sûre que vous pouvez intervertir votre pause avec

quelqu’un, n’est-ce pas Karen ? lui demande Julia.— Bien entendu, répond Karen, tout sourires. Aucun problème, nous vous l’enverrons.Sitôt Julia partie, elle se tourne vers moi.— Échangez avec Harriet, lâche-t-elle entre ses dents. Mais je vous avertis, c’est la dernière fois.Elle meurt d’envie de me briser les os, mais elle ne peut rien m’opposer officiellement, car je ne

fais qu’obéir aux desideratas de Julia.— Bien sûr, Karen, lui dis-je d’une voix doucereuse. Quand j’entre dans le bureau de Julia, elle n’est pas seule : le type si classe, l’Asiatique que

j’avais déjà aperçu une fois, est là avec elle. Aujourd’hui, il porte une veste en tweed rose Malabaret verte, une chemise rose Malabar et une cravate vert vif. Je suis tellement éblouie par une telledébauche de couleurs que je ne vois même pas ce qui se passe en dessous de sa ceinture. D’autantqu’en plus, il a troqué ses lentilles bleues contre des vertes, aujourd’hui.

— Ah, bonjour Zoë ! s’écrie-t-il en se levant pour m’embrasser chaleureusement sur les deuxjoues. (Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais vu ça au travail avant.) Comment est-ce que vous écrivezça ?

— Z – O – E. Avec un tréma.— Vous n’avez jamais envisagé de le transformer en quelque chose de plus extravagant ? Comme

Z – O – O – E – Y ?Avant que j’aie le temps de lui répondre qu’en fait, oui, j’y avais songé mais que Rachel m’en

avait dissuadée, Julia nous interrompt.— Zoë, je vous présente Karandeep Sethi, notre responsable stratégie.— Appelez-moi Seth, propose-t-il.— Keira a mis la robe, reprend Julia, radieuse. Et on a vendu notre stock entier, toutes tailles

confondues, en une seule matinée.— Et nous adorons les créations de votre amie ! Les cachemires sont magnifiques, les imprimés

aussi. Et puis… vous avez omis de nous préciser que sa colocataire travaillait pour Vogue et qu’ilsallaient les présenter dans leur numéro d’octobre.

Quoi ? Je n’en reviens pas que Sinead ne m’en ait pas parlé ! Non, en fait, ça n’a rien d’étonnant.Elle est tellement distraite que ça a dû lui sortir de l’esprit.

— J’ai gardé un œil sur les articles que vous avez mentionnés la semaine dernière, ajoute Julia.Les vestes à la coupe masculine et les robes longues se sont vendues comme des petits pains. En

revanche, les jeans bootleg et les jupes nous sont restés sur les bras. Exactement comme vous l’aviezprédit.

— Alors nous nous demandons si vous avez une boule de cristal, conclut Seth.Un peu embarrassée, je réponds :— Eh bien, pas vraiment. C’était juste… un pressentiment.— Je dirais plutôt que vous avez l’œil et le bon, corrige Julia d’un ton chaleureux. Et si on ajoute

la robe sur Keira Knightley, ça fait un buzz du tonnerre.— Amie des stars, commente Seth. Depuis combien de temps travaillez-vous chez nous, au fait ?— Six mois, je réponds après une brève hésitation.J’ai failli dire « un an ».— Et quel est votre parcours ? s’enquiert Julia. Où avez-vous travaillé avant ?— Chez Brown Thomas, pendant toutes mes années universitaires. Au rayon femme. Puis j’ai

passé un été chez Macy’s à New York, à la gestion des stocks. (Ils hochent gentiment la tête, jusque-là tout va bien.) Et après mon diplôme, j’ai décroché un poste de consultante en management.

— Qu’est-ce qui vous avait incitée à changer de voie ? m’interroge Julia. Et pourquoi l’avez-vousabandonnée ensuite ?

Ce sont exactement les questions qu’elle m’avait posées à l’entretien. À l’époque, j’avais fait lapire des réponses possibles : un discours de dix minutes sur l’ennui du métier de consultant qui avaitmis un terme à l’entretien.

Cette fois, je donne la bonne réponse.— Je souhaitais acquérir une solide expérience dans le domaine des affaires et ce poste de

consultante m’a beaucoup appris en me permettant de côtoyer de nombreuses entreprises. Cela dit,ma vraie passion, c’est la mode. C’est pourquoi je suis ici. Et j’aimerais beaucoup passer du côtéachats.

— Eh bien, donnez-nous donc votre avis, intervient Seth. Qu’avez-vous pensé de notreprésentation des tendances automne-hiver ?

Par où est-ce que je commence ?— Je l’ai trouvée géniale ! J’ai adoré la façon dont vous avez mis l’aspect confection en

exergue… Et les tendances vintage, et toutes ces dentelles. Je crois sincèrement que ça va faire uncarton.

Julia hoche la tête.— Y a-t-il des modèles que vous n’aimez pas ? Ou dont vous pensez qu’ils ne vont pas se vendre ?— Eh bien, pour être honnête, je ne miserais pas sur les robes longues cet automne, dis-je en

tâchant de ne pas paraître impolie. Et les capes… Je ne crois pas que nos clientes aient envie deporter des capes, pas plus que des longs gants de soirée. Ils ne sont pas assez pratiques.

— Et la tendance Mad Men ?— Oui pour les vêtements de soirée, mais jusqu’à un certain point, et pas vraiment pour la journée,

en tout cas. (Je me rappelle les piles entières de robes cintrées et bouffantes, très années 1950, quinous étaient restées sur les bras après Noël.) En revanche, j’ai grande confiance dans le potentiel deschapeaux mous, ils vont faire un tabac. Comme les bottines fourrées d’ailleurs, mieux que les vestes,à mon avis.

J’ai le souvenir très précis de toutes les vestes aviateur en mouton que nous avions dû solder.— Qu’est-ce qui va marcher, en matière de vestes, alors ? s’étonne Seth.

— Les doudounes, courtes et longues, je dirais. (Je me retiens de préciser que nous allons passerNoël sous la neige.) Et les vestes huilées, qui se vendent déjà très bien cet été et vont continuer à bienpartir cet automne. À mon avis, Kate Middleton va devenir une icône de la mode. Or… (Là, jemarche sur des œufs : si j’évoque sa robe de fiançailles, ils vont me faire rôtir sur le bûcher poursorcellerie.) Or Kate est très élégante, elle porte beaucoup de L.K. Bennett, elle raffole aussi de Issa,donc à mon avis c’est une créatrice à suivre.

Tous les deux m’observent. Je sais que leur fascination est suscitée en partie par mes prédictions,qui leur parlent visiblement, mais aussi par mon assurance à toute épreuve. Sauf que soudain, Sethéclate d’un gros rire, aussi tonitruant que déstabilisant.

— Désolé, finit-il par dire en s’essuyant les yeux. C’est juste que… nous payons une agence detendances plusieurs milliers de livres par mois pour nous dire ce que vous venez de nous apprendreen une dizaine de minutes. Et très franchement, je vous trouve plus affûtée.

Aux anges, je me tourne vers Julia, qui semble tout aussi impressionnée, quoique d’une façonmoins exubérante.

— Je suis d’accord, vous avez du flair pour ce qui se vend. Je ne sais pas si vous êtes au courantdes changements qui s’opèrent par ici. En fait, nous essayons de rajeunir l’image de la marque et denos produits.

— Bref, d’entrer péniblement dans le XXIe siècle, quoi, et aux forceps si besoin, commente Seth.— Donc nous avons besoin de gens de votre âge, au courant de ce que veulent les jeunes clientes.

Nous sommes sur le point d’ouvrir un poste d’acheteur adjoint, quelqu’un qui travaillerait avec moisur tout ce qui concerne la mode féminine, à l’exception des chaussures, mais y compris lesaccessoires. Seriez-vous intéressée ?

Elle jette un coup d’œil en direction de Seth, qui semble soudain plus réservé. Je ne comprendspas, je croyais qu’il m’appréciait ?

— Bien sûr que je serais intéressée, dis-je avec enthousiasme. J’adorerais postuler.— Formidable ! conclut Julia en se levant. (J’en déduis que notre entretien est terminé, mais elle

s’approche de Seth.) Qu’en dis-tu ?Il acquiesce.— J’aimerais que nous fassions un tour au rez-de-chaussée ensemble, me dit Julia. Vous avez un

peu de temps ? Nous vous excuserons auprès de Karen, si nous dépassons votre pause déjeuner.J’ouvre et je referme la bouche, façon carpe, mais déjà ils m’entraînent hors du bureau.— J’espère que vous avez remercié Keira, lorsque vous l’avez vue, ce week-end, me souffle Julia

dans un sourire tandis que nous prenons l’ascenseur.— Comment ?— Je vous ai entendue parler à votre collègue, tout à l’heure en bas, vous lui disiez que vous étiez

sortie avec Keira et que vous aviez brunché ensemble le lendemain. Désolée, je ne voulais pas memontrer indiscrète.

— Ah !Ça y est, je comprends mieux : elle m’a entendue parler de Kira. Bon Dieu ! Tout le monde me

regarde bizarrement. Je devrais la détromper, je le sais bien, et pourtant je m’entends au contraire enrajouter une couche.

— Oui, nous sommes allées dans… (J’allais dire « une boîte de nuit », mais je me ravise.) un clubprivé.

— Ah bon, lequel ? m’interroge Seth, qui lève les yeux de son BlackBerry au moment où noussortons au rez-de-chaussée. Moi j’adore le Soho House.

— Euh, nous ne… Keira ne nous a pas dit comment ça s’appelait. L’entrée se faisait par une portediscrète.

— Vous avez vu des célébrités ? J’adore les ragots de stars, avoue Seth.— Moi aussi, renchérit Julia. Je passe mes soirées entre les tasses à bec et « La Chenille qui fait

des trous », alors je suis bien obligée de vivre par procuration.Manifestement, ils attendent quelque anecdote croustillante et je ne veux pas les décevoir.— Eh bien, il y avait Robert Pattinson.J’ai choisi au hasard le premier nom que je me souviens d’avoir lu dans Métro ce matin.— Ooooh ! Avec ou sans Kristen ? s’enquiert Seth.— Euh… sans, je crois. Mais Keira l’aime beaucoup, et elle nous a présentés, dis-je à tout hasard.— Ah bon, et il est comment ? demande Julia.— Et Keira, elle danse bien ? enchaîne Seth.Oh, là, là.— Euh… il est charmant. Et oui, elle danse super bien, surtout le… tango.— Le tango ?— Oui, elle a dû apprendre pour un film, alors elle nous a montré. Mais ce soir-là, elle était un

peu là incognito, personne n’a su que c’était elle.J’ignore d’où me viennent toutes ces conneries. Pourvu qu’ils arrêtent de me questionner à ce

sujet…— Si vous pouvez me donner une adresse, reprend Julia, je lui ferai envoyer quelques autres

modèles à essayer. Vous pensez que c’est envisageable ? Ça ne la dérangerait pas ?— Non, pas de problème.Bon sang, où est-ce que je vais dégotter l’adresse de Keira Knightley ?— Faisons un tour des rayons, propose Julia. Zoë, que pensez-vous de ces robes Joseph ?— Hm. À mon avis, les noires vont bien se vendre, en revanche les modèles orange risquent de

nous rester sur les bras.Je vois où elle veut en venir : nous arpentons le rez-de-chaussée, et elle désigne certains articles,

attendant que je lui donne mes pronostics – pouce en bas ou pouce en l’air. Dans un ou deux cas, je neme rappelle rien, mais la plupart du temps, je suis en mesure de lui annoncer assez précisément cequi va se produire dans les semaines à venir.

J’entends Julia chuchoter à Seth :— C’est incroyable, non ?Pendant ce temps, Karen, qui a repéré notre petit manège, nous observe avec des yeux qui lui

sortent presque de la tête. Julia se dirige vers elle et Karen affiche prestement son sourirecommercial.

— D’où tenez-vous toutes ces idées, mon petit ? m’interroge Seth.— Eh bien… Vous savez, les endroits habituels, je réponds évasivement. Les blogs de mode, les

rues de Londres…— En tout cas, c’est super. Continuez, ma chère. Continuez à vous balader dans les rues de

Londres, fait-il en gloussant.De retour à la caisse, je suis sur un nuage. Je n’ai pas souvenir qu’on m’ait jamais écoutée avec

une telle attention, ni qu’on m’ait prise autant au sérieux ou trouvé un vrai potentiel. Cependant, unesensation inconfortable me ronge – car je les ai trompés –, mais je la refoule, préférant me rappelerla façon dont Julia m’a demandé de candidater pour le poste d’acheteuse adjointe. Je vais faire ensorte que mon rêve se réalise.

Quand je rentre à la maison, l’adrénaline est retombée et je suis complètement rincée. Mais c’est

une fatigue positive. J’ai hâte d’enfourner un plat tout prêt dans le micro-ondes et de m’installerconfortablement devant un programme débile à la télé, sans parler à personne.

Cela dit, j’ai de la compagnie, en l’occurrence. La cuisine est transformée en une gigantesque usineà nourriture : tout ce que la maison compte de récipients semble avoir été utilisé et les surfaces sontrecouvertes d’ustensiles, de planches à découper, de mystérieux piments séchés et autres sachetsd’herbes aromatiques. Au milieu de tout ça, Max est là, qui sort une plaque du four. C’est fumant,doré, couvert de fromage fondu, et ça a l’air succulent. Ça sent délicieusement bon.

Max. Je l’avais presque oublié. Inconsciemment, je m’attendais encore à croiser Deborah, qui medemanderait si c’était moi qui avais bu de son lait. Chose que je n’ai jamais faite, mais elle étaitobsédée par la question, au point de tracer des lignes au feutre pour marquer le niveau du liquide surles bouteilles.

— Ça a l’air drôlement bon.Tout en le complimentant, je sors mon plat industriel de son paquet.Un coup de fourchette pour percer l’opercule et je fourre le tout dans le micro-ondes.— Merci. J’ai toujours cru que je ne savais cuisiner que trois choses : les spaghettis bolognaise,

les nouilles Singapour et l’Irish coffee. Eh bien, désormais je fais aussi les enchiladas, claironne-t-ilen se léchant un doigt. Je suis fan de nourriture mexicaine, mais on n’en trouve pas ici.

— Cool.J’observe mon plat qui tourne dans le four en attendant le « ding », la tête encore pleine des

événements de la journée. J’espère sincèrement que toutes mes prédictions vont se réaliser. Pourcertaines d’entre elles, au moins, j’en suis sûre. Sinon… J’ai l’horrible vision de ma pauvre carcasseen train de supplier Kira et Rachel d’aller acheter une pile de chaque article dont j’ai annoncé qu’ilsse vendraient, en les payant avec l’argent de ma promotion… Mon téléphone vibre, c’est un texto deDavid : J’espère que tu as passé une bonne journée. Tu es libre samedi ? J’ai des

tickets pour Cheval de guerre. Bizz. J’ai la chair de poule chaque fois que j’ai des nouvelles de lui, je ne peux m’en empêcher. Sauf

que je me souviens de cette soirée : il a dû annuler le film car il avait passé la nuit précédente sur uneopération. Je décide de ne pas lui répondre tout de suite, d’attendre la demi-heure conseillée par LesRègles. Le livre a été écrit avant l’époque des SMS, c’est vrai, mais je suppose que leurspréconisations concernant les appels s’appliquent dans ce cas-là aussi.

— Tu veux un verre de vin blanc ? propose Max.— Oui, avec plaisir. Merci.Il verse le liquide avec précaution, terminant par un geste élaboré qui me surprend. Je l’aurais

plutôt catalogué dans les buveurs de bière.

Le micro-ondes sonne. Après avoir remercié Max encore une fois, j’emporte mon assiette et monverre de vin au salon. Mon souhait le plus cher en cet instant, ce serait de regarder Gossip Girl, maisje n’ai pas très envie que Max aille raconter ça à David. Au début de notre relation, David metaquinait sur les programmes bêtifiants que j’aimais regarder à la télé, mais je savais qu’il trouvait çamignon. Et puis, ça a commencé à l’agacer, jusqu’à ce qu’un jour il m’annonce qu’il ne voulait plusjamais entendre parler de Gossip Girl, Un Dîner presque parfait ou Les Kardashian. J’ai hâte de luiraconter ce qui s’est passé aujourd’hui, ça va redorer mon blason après le thé-catastrophe.

— La journée a été bonne ? me demande Max en s’asseyant à table derrière moi.J’avais oublié comme ça fait drôle, les premiers temps, quand on partage un appartement avec

quelqu’un que l’on ne connaît pas. Et qu’on se retrouve à dîner en tête à tête avec cette personne,comme s’il s’agissait d’un rendez-vous ultrabizarre. Je constate qu’il n’a pas pris de set de table, etje suis sur le point de lui en faire la remarque, pourtant je me retiens.

Je n’ai pas très envie de discuter, mais c’est notre première soirée ensemble et il m’a offert du vin.— Très bonne, en fait. On m’a proposé de passer un entretien, au travail, et j’ai bon espoir que ça

marche. Et toi, ta journée ?— Géniale.— Ah bon ?Je zappe entre les chaînes d’informations. Peut-être pourrais-je tout de même regarder

Emmerdale ?— Je passe au crible les données de l’expérience dont je t’ai parlé, et j’ai bon espoir que ça donne

quelque chose. Je pense que… je pense que ça va bien tourner.Il se passe une main dans les cheveux, lesquels se retrouvent dressés sur son crâne. Ce soir, il

arbore un tee-shirt imprimé « Les Savy Fav », encore un obscur groupe de rock, j’imagine.— C’est pour ça que je me suis lancé dans la cuisine, reprend-il. Je n’aurai pas beaucoup de temps

à y consacrer pendant les semaines qui vont venir.Il m’intrigue, finalement.— C’est quel genre d’expérience ? Tu ne fais pas de misères à de pauvres petites souris,

j’espère ?— Non. Mais je le ferais, si c’était nécessaire. Dans certains domaines de la recherche, on n’a pas

le choix. De mon point de vue, trouver le vaccin qui soignerait des maladies comme Parkinson ouAlzheimer, ça justifie que l’on sacrifie quelques souris. Enfin, moi, je milite plutôt pour les I.R.M.– ce sont des sortes de scanners du cerveau, explique-t-il en souriant. Tu pourrais te portervolontaire, si tu voulais. Ça peut s’avérer intéressant.

C’est en effet tentant, mais je dois en savoir plus.— Ça ne montre quand même pas les souvenirs, si ? Par exemple, si je me suis disputée avec une

amie et que tu me scannes le cerveau, tu le verrais ?Il repose sa fourchette et se penche en avant, oubliant son dîner.— Non, non. Même si, en fonction des souvenirs, ce ne sont pas les mêmes zones du cerveau qui

sont activées. Dans une expérience célèbre, on a demandé à des sujets de se rappeler une rupture. Etlorsqu’on a scanné leur cerveau, c’est la zone associée à la douleur physique qui réagissait.

— Ça ne m’étonne pas plus que ça.Je repose mon assiette et la regarde fixement pendant quelques secondes, tout en repensant à ma

rupture avec David et à la tristesse de Rachel. Jay a beau être un gros nul, elle l’aimait vraiment.

— Mais dis-moi, tu t’es vraiment disputée avec une amie, ou bien c’était juste un exemplehypothétique ?

Il engloutit une nouvelle bouchée d’enchiladas, et moi, je lâche un soupir. Il ne comprendra jamais,mais tant pis, car j’ai besoin d’en parler à quelqu’un. Max n’est pas David, pourtant il a le mérited’être là.

— Eh bien, oui. Pour faire bref, le type qu’elle fréquente la trompe.Ça fait bizarre de lui raconter quelque chose d’aussi personnel ; heureusement, la télévision

allumée facilite un peu les choses.— Tu le lui as dit et maintenant elle est fâchée ?Je hoche la tête, sidérée qu’il ait tout deviné.— Mouais…, fait-il, songeur. Étrange. Personne n’a envie d’entendre ce genre de vérités, même si

au fond, elle sait que tu as vu juste. Un autre verre de vin ?— Oh oui !Je modère mon enthousiasme et m’empresse d’ajouter :— Mais je tiens à préciser qu’en général, je ne bois jamais en semaine.— Ah bon ? Comment fais-tu pour tenir jusqu’au vendredi, alors ? plaisante-t-il en remplissant

mon verre.Je réfléchis à ce qu’il a dit au sujet de Rachel. Plus le temps passe, et plus je regrette d’avoir mis

les pieds dans le plat avec elle.Mon téléphone vibre de nouveau, cette fois c’est un message d’Oliver : Zoë, quiz au pub demain. David ne sera pas là, tu peux venir ? On a besoin de

toi ! Aaaaaah ! Après une minute d’intense réflexion, je lui réponds : Désolée, je bosse ! — Qu’est-ce que… ?Je referme la bouche. Max lève les yeux de son journal.— Oui ? Quoi ?J’étais sur le point de lui demander son avis sur l’attitude à adopter vis-à-vis de Rachel, mais je

m’interromps à temps. Pourquoi est-ce que je discute d’un sujet aussi personnel avec mon colocataireque je connais à peine ? En plus, mieux vaut que je ne me confie pas trop auprès des amis de David.

— Que… Quelle heure est-il ? Je dois appeler ma mère.Je me lève et ramasse mon couvert.— Il est 19 h 45.— Merci. Au fait, je peux te donner le numéro de mes parents à Dublin ? Au cas où quelque chose

arriverait. Je fais toujours ça, avec mes colocataires.Il hoche la tête et enregistre sagement le numéro que je lui dicte dans son portable. Je propose :— Tu veux me donner le numéro des tiens ?Il se passe une main dans les cheveux.— Euh… Oui, dit-il, un peu évasif. Il faut juste que… Je te le donnerai dès que j’aurai le bon,

d’accord ? Ils sont en train de changer…— Bien sûr, pas de problème.C’est étrange, mais je ne veux pas insister. Je le laisse à sa télé et à ses enchiladas pour me retirer

dans ma chambre et appeler chez moi.C’est mon père qui répond, et nous discutons un peu. Ma mère lui a déjà fait un débriefing complet

de ma rencontre avec les Fitzgerald, et il s’étonne surtout de la réaction exagérée de Dermot, face àce qui n’était après tout qu’une tasse de thé renversé.

— Et tu dis qu’il est chirurgien ? Il devrait pourtant être habitué à se faire un peu arroser, non ?— Oui, bon, ça va aller, ne t’inquiète pas.Je ne veux pas qu’il prenne les Fitzgerald en grippe – papa a tendance à se montrer surprotecteur

avec sa petite fille –, alors je préfère calmer le jeu. De toute façon, il déteste le téléphone, doncaprès m’avoir de nouveau brièvement rassurée, il me passe ma mère.

— Bonjour, ma chérie. Comment vas-tu ?— Ça va, maman. Surtout après ce qui m’est arrivé au travail aujourd’hui !Je lui raconte par le menu la visite du rez-de-chaussée en compagnie de Julia et Seth, lui

expliquant comment Julia m’a demandé de candidater pour le poste d’acheteuse adjointe, quandsoudain elle m’interrompt.

— C’est merveilleux, ma chérie, croisons les doigts. Écoute, Zoë, j’ai réfléchi. Au sujet desparents de David. Et si tu leur envoyais une petite carte de remerciement pour le thé ?

— Quoi ?Je suis tellement décontenancée par son abrupt changement de sujet qu’il me faut une seconde pour

comprendre. Je reprends :— Ah, tu crois ? Bon, pourquoi pas ? Bref, Julia m’a dit…— Et peut-être même que tu pourrais t’excuser de nouveau, leur expliquer que tu étais un peu

nerveuse.— Maman… Tu m’écoutes, ou pas ? J’essaie de te raconter quelque chose.— D’accord, vas-y, vas-y. Julie te disait…— Julia, pas Julie ! OK, tu as gagné, je n’ai plus envie de te raconter. (Je sais que ça fait enfant

gâtée, mais je m’en fiche.) Manifestement, il n’y a que David qui t’intéresse.— Ce n’est pas ça, ment ma mère. (Je la connais bien.) C’est juste que… (Elle soupire.)

J’aimerais tant que tu reviennes au pays et que tu t’installes avec un gentil Irlandais.— Maman… Je vais revenir. Je rentrerai au pays.— Mais quand ?— D’ici un an ou deux, je te l’ai déjà dit. David veut revenir, lui aussi… un jour.Je préfère ne pas entrer dans les détails, étant donné que je ne suis pas sûre à cent pour cent des

projets de David. Sauf que ma mère semble le considérer comme mon billet de retour.— J’espère. Je suis passée chez Breda, cet après-midi, ajoute-t-elle à brûle-pourpoint. Elles

allaient au cinéma, ce soir, avec Aisling.Aisling est ma cousine du côté de ma mère. Nous sommes exactement du même âge, elle s’est

mariée l’an dernier. Et installée à dix minutes de chez mon oncle et ma tante. Je me sens toujours unpeu coupable quand ma mère me raconte les moments agréables que partagent ma tante et sa fille. Carmoi j’ai laissé mes parents seuls, sans autres enfants pour leur tenir compagnie. Une fois que ma mèrem’a donné des nouvelles de toute la famille, je finis par rendre les armes : oui, j’enverrai une carte

aux parents de David.— Où habitent-ils ? me demande-t-elle.— Shrewsbury Road.Je la sens étonnée, même si elle n’émet aucun commentaire sur le quartier huppé.— Je me demande quelle église ils fréquentent. Donnybrook ?— Maman, arrête ! Ça vire à l’obsession. Je t’interdis de les poursuivre à la messe.En arrière-plan, j’entends mon père lui dire plus ou moins la même chose.— Jamais de la vie !N’empêche, elle est ravie pour la carte, nous nous quittons donc en bons termes. Cette brève

conversation m’a tellement épuisée que je n’ai même pas eu le courage de lui demander conseil pourRachel. Ce n’est que partie remise.

Une fois que j’ai raccroché, je retourne à la cuisine pour me servir un verre d’eau. Il y a dixportions d’enchiladas bien emballées et empilées sur le comptoir. Le reste de la pièce, en revanche,est encore digne d’un champ de bataille : des taches de vin rouge sur le plan de travail, des morceauxde fromage écrasés au sol, et ma précieuse casserole antiadhésive est foutue. Ma première réactionest de filer au salon pour exiger qu’il nettoie ce massacre sur-le-champ, mais une chose m’arrête :c’est l’ami de David. J’ai beau être de nature impulsive, je décide de fermer les yeux sur ce chaos etde prier. Faites que je n’aie pas commis la plus grosse erreur de ma vie en le laissant s’installer ici !

Chapitre 15

Au fur et à mesure de la semaine suivante, Max commence à me rendre folle. Il est tout à faitplaisant, mais il sème le chaos partout où il passe. Après chaque douche, il oublie les serviettestrempées au sol près de la baignoire, et pire, des poils de barbe dans l’évier après le rasage. Il avaled’innombrables bols de céréales, qu’il laisse sécher sur le comptoir de la cuisine. Alors je les mets àtremper dans l’eau, dans l’espoir qu’il comprenne l’allusion et finisse par les laver en rentrant, maisnon. Une nuit, je suis réveillée en sursaut par ce que je prends d’abord pour une énorme pluied’orage, mais non, c’est juste lui qui prend une douche. À 3 heures du matin. En grognant, je metourne dans mon lit et décide d’avoir une petite conversation avec lui, dès que j’aurai passé monentretien.

David continue à faire des heures de fou, et du côté de Rachel, c’est toujours le silence radio, maisau fond tant mieux, ça me laisse toutes mes soirées pour préparer l’entretien de recrutement au posted’acheteuse adjointe. Je suis tellement contente de pouvoir rectifier mes erreurs de la dernière fois !

La première, ça avait été d’opter pour un look très professionnel, à savoir mon tailleur spécial« Entretiens d’embauche ». Car Julia, elle, portait une petite robe d’été très informelle. L’entretienavait débuté par une série de questions directes dont je me sortis plutôt bien, mais ensuite tout avaitcommencé à se gâter.

— Dites-moi, Zoë, pourquoi devrions-nous vous embaucher comme acheteuse adjointe, alors quevous n’avez aucune expérience en matière d’achats ? m’avait demandé Julia.

La question avait beau paraître évidente, elle me déstabilisa totalement.— Eh bien…, balbutiai-je. Je travaille dur et j’apprends vite… et puis, je veux vraiment ce poste.Julia me renvoya une expression polie mais sceptique. Elle m’interrogea ensuite sur ma formation,

et la raison pour laquelle j’avais travaillé pour PwC. À quoi je donnai une réponse tout aussilénifiante.

— Et selon vous, quels créateurs, encore absents de chez Marley’s, devrions-nous faire entrerdans nos collections ?

Autre question évidente à laquelle je ne m’étais pas préparée.— Je crois que nous devrions continuer à proposer une gamme assez large, de la haute couture aux

modèles plus basiques mais élégants…, commençai-je pour gagner du temps.Julia m’interrompit.— Nous ne vendons pas de haute couture. Vous devez confondre avec le prêt-à-porter.— Oui, je suis désolée.Je n’en revenais pas d’avoir fait une erreur aussi grossière. Je connaissais pourtant parfaitement la

différence entre haute couture et prêt-à-porter, qu’est-ce qui me prenait ?— Et quels autres créateurs de prêt-à-porter suggéreriez-vous ? insista-t-elle, avec une pointe

d’impatience.Je parvins à lui citer quelques noms sans conviction. Finalement, je fus soulagée quand Julia

décida de mettre un terme à mes souffrances.— Merci d’être montée, Zoë. Nous vous rappellerons, dit-elle en me poussant presque

littéralement vers l’ascenseur, dans sa hâte de se débarrasser de moi.

Exactement comme un mec qui vous dit qu’il va vous appeler alors que vous savez pertinemmentqu’il a déjà effacé votre numéro. À ma grande surprise, cependant, Julia se montra très aimable dansson compte-rendu, expliquant qu’elle me trouvait du potentiel mais pensait que je n’étais pas prête.Karen, au courant du résultat de l’entretien, était aux anges.

Tandis que je sors de l’ascenseur au sixième étage au matin de mon entretien, je me rappelle l’étatde nerfs dans lequel je me trouvais la dernière fois. Aujourd’hui, en revanche, je me sens presque enterrain familier, je reconnais même quelques visages – la fille sympa en Converse et aux longscheveux blonds ondulés, apparemment photographe ; Louis, l’acheteur mode homme ; Hannah,l’acheteuse adjointe sur le départ ; et bien sûr, Seth, avec sa collection de lentilles de contact, sachemise bleu pâle et sa cravate assortie, son bermuda bleu marine, et les yeux rivés à sonBlackBerry, comme d’habitude.

— Bonjour, très chère, me lance-t-il quand je le croise.Julia porte la même robe que la première fois, un joli modèle d’été à smocks dans le style gitane

avec des broderies bleues, ainsi que des sandales en cuir brun à plates-formes. Une tuerie. Je mesouviens du regard désespéré que j’avais jeté sur ces sandales, après avoir répondu une idiotie etsachant que c’était fichu. Je me répète comme un mantra :

Cette fois, ce sera différent.— Bonjour, Zoë ! me salue-t-elle avec sa gentillesse habituelle. On ne se quitte plus, ces jours-ci,

dites-moi. Asseyez-vous. Ooooh, le joli pantalon ! D’où vient-il ?— Topshop.J’ai associé le pantalon corail avec mon tee-shirt Alexander Wang en soie blanche, un épais

collier en métal argenté et une paire d’escarpins sandales de chez Kurt Geiger. Quand je pense quej’étais en tailleur la dernière fois… Rien que pour cette faute de goût, je ne méritais pas le poste.

L’entretien n’a rien de compliqué. Julia débute par une série de questions faciles – qui sont mescréateurs préférés, comment je décrirais notre cliente type… Et puis vient la question qui m’avaitdéstabilisée :

— Vous avez l’œil et du flair, c’est vrai, mais pourquoi devrais-je vous embaucher commeacheteuse adjointe alors que vous n’avez aucune expérience en matière d’achats ?

Cette fois, j’ai préparé une bien meilleure réponse.— Eh bien, d’abord parce que j’ai l’expérience du terrain, dans ce magasin de surcroît, je connais

donc nos clientes et je sais ce qu’elles veulent. J’ai aussi acquis une expérience non négligeable dansle domaine des affaires, pendant mes cinq années en tant que consultante en management. Et enfin,parce que je compenserai mon manque d’expérience dans le domaine de l’achat par un travailacharné. Si j’obtiens ce poste, je vous promets que je vais travailler sans compter mes heures.

Je ne lui saute pas dans les bras, mais ça n’est pas loin. Elle sourit.— Le poste comporte une bonne partie de travail administratif, vous en avez conscience ?Je hoche la tête avec ostentation.— Ça ne me pose aucun problème.Et je lui raconte que j’étais chargée de l’« enquête annuelle » chez PwC, qui consistait à collecter

et confronter les réponses d’environ trois cents consultants et clients.— J’ai fait ça trois ans d’affilée.— Fantastique, commente-t-elle. Alors… (Elle jette un coup d’œil à ses notes.) Selon vous, quels

créateurs, encore absents de chez Marley’s, devrions-nous faire entrer dans nos collections ?

Je fais mine de réfléchir un instant, puis j’énumère la liste que j’ai préparée, dont Theyskens’Theory et Preen.

Julia cligne plusieurs fois des yeux.— Quelle coïncidence ! Nous sommes justement en pourparlers avec eux.— Ça alors ! Oui, c’est une coïncidence, je murmure.Sacrée coïncidence, en effet…— Qu’est-ce qui vous a poussée à mentionner ces deux créateurs en particulier ? me demande-t-

elle, penchée vers moi avec curiosité.L’espace d’un instant, j’ai l’impression d’être une imposture. Je parviens toutefois à lui donner une

réponse à peu près censée, en avançant qu’ils représentent ce qui se fait de mieux parmi les talentsbritanniques et européens, et que Theyskens’ revisite le luxe classique alors que Preen est plusexpérimental. Ce à quoi elle acquiesce.

— Et vous y ajoutez le talent irlandais, avec les créations de votre amie. Ça, c’était vraiment uncoup de maître, Zoë. Quant à tout ce que vous avez dit sur la collection, en bas… Ça ne fait qu’unesemaine, mais on commence déjà à voir se dessiner les tendances que vous avez prédites.

Je marmonne quelque chose de volontairement évasif, tâchant surtout de rester modeste.— Pourquoi n’avoir pas fait ce genre de suggestions plus tôt ?— En fait… j’apprenais les ficelles du métier.— Ça, vous pouvez le dire, confirme-t-elle avant de se lever et de me serrer la main. Bien, nous

devons discuter, mes collègues et moi, mais nous vous tiendrons au courant très, très bientôt, Zoë. Je file au rez-de-chaussée retrouver Harriet dans un coin tranquille du rayon mode féminine. Les

soldes sont à présent finis et les journées ont recouvré leur calme mortel. Je remarque qu’elle porteune mini-jupe Maje bleu marine qui fait aussi partie de ma garde-robe, mais je ne cille même pas. Jesuis trop surexcitée par mon entretien.

— Que fais-tu ici ? Ce n’est pas ton jour de repos ? s’étonne-t-elle. Oh, non, attends ! J’avaisoublié ton entretien. C’était aujourd’hui, pas vrai ? (Elle baisse la voix et prend un air deconspiratrice.) Comment ça s’est passé ?

— Pas mal, je crois, réponds-je, tout sourires. Elle a dit qu’ils me tiendraient au courant…— Oh, là, là ! C’est génial, bien joué ! Mais ça ne sera pas pareil, sans toi, Zoë. Tu vas me

manquer, ici, ajoute-t-elle, la mine assombrie.— Eh, attends un peu ! Ils ne m’ont pas encore donné le poste !— Oui, en effet. En tout cas, tu me dis dès que tu sais, hein ? Je pars avec mes parents ce week-

end, mais…— Ah oui, c’est vrai ! (J’étais tellement à fond sur mon entretien que j’en avais oublié le

cambriolage chez Harriet.) Écoute…— Quoi ? s’inquiète-t-elle, les yeux écarquillés.— Vous allez chez ton oncle et ta tante dans le Gloucestershire, pas vrai ?— Oui, mais comment le sais-tu ?Zut, c’est vrai qu’elle ne m’en a encore rien dit. Je secoue la tête, ne sachant plus trop comment

improviser la suite.— J’ai un pressentiment… un fort pressentiment…— Lequel ?

— Pensez à bien verrouiller toutes les portes avant de partir.— Ah bon ? Pourquoi ? me demande-t-elle, les yeux ronds comme des soucoupes.De nouveau, je secoue la tête. J’en ai déjà trop dit.— Je ne sais pas, dis-je en affichant un air perplexe. Ça vient juste de me venir à l’esprit, c’est

bizarre. Bref, on n’est jamais assez prudent.— Oui, tu as raison. Maintenant que tu en parles, il me semble que le système d’alarme est cassé.

Je vais appeler maman pour qu’ils le fassent réparer.Voilà qui me paraît une excellente idée. Je m’échappe avant de commettre un autre impair et rentre

chez moi. J’espère que cet entretien s’est passé aussi bien que j’en ai l’intuition et que je vaisdécrocher le poste. Une fois que ce sera fait, ma vie devrait enfin devenir un peu plus simple. Dumoins, je l’espère.

Chapitre 16

Nous sommes samedi 7 août. Je suis censée voir David ce soir, mais je sais qu’il va annuler vers18 heures. J’ai honte de la façon dont j’ai réagi la dernière fois ; j’en ai encore des frissons en yrepensant.

— Salut, Zoë, m’avait-il dit, de la voix d’un homme à demi-mort d’épuisement. Je suis vraimentdésolé d’annuler au dernier moment, mais on ne va pas pouvoir se voir ce soir.

— Oh, David, non ! Tu en es sûr ?Je m’étais assise sur le bord de mon lit, face au miroir qui me renvoyait mon expression chafouine

malgré ma robe toute neuve – corsage pailleté et jupe en mousseline de soie au niveau du genou.— Oui, malheureusement. J’ai travaillé à peu près quatre-vingt-dix heures cette semaine, et j’ai dû

y retourner aujourd’hui. Je n’arrive plus à bouger. Tu veux essayer de donner les tickets àquelqu’un ?

Au bout du compte, j’étais allée voir Cheval de guerre avec Kira, incapable de me concentrer surles animaux à force de jouer dans ma tête toutes sortes de conversations imaginaires et furieuses avecDavid. Et puis de me demander si j’avais tout gâché en me montrant si insistante et déraisonnable.

Cette fois, quand David appelle je suis rentrée du travail et tranquillement installée sur le canapé,en short et tee-shirt, en train de me vernir les ongles des orteils.

— Salut, Zoë, me dit-il, de la voix d’un homme à demi-mort d’épuisement. Je suis vraiment désoléd’annuler au dernier moment, mais on ne va pas pouvoir se voir ce soir.

— Oh, non ! Tu es trop épuisé, c’est ça ?— Oui. J’ai travaillé à peu près quatre-vingt-dix heures cette semaine, et j’ai dû y retourner

aujourd’hui. Là, je suis affalé sur mon lit à manger des bonbons Haribo. Je ne suis plus bon qu’à ça.— Aïe. C’est toi qui vas avoir besoin du service des urgences.— Je n’ai jamais connu ça avant. Hier on a opéré un néonat’ qui avait une tumeur cardiaque.— Comment ça s’est passé ?— C’était très dur. Les parents nous ont offert une bouteille de whisky, à mon titulaire et à moi,

commente-t-il calmement. J’aurais préféré qu’ils attendent un peu, on n’est pas encore tirés d’affaireet le rétablissement est une période critique.

Je ne l’ai jamais entendu aussi secoué, ce qui me fait regretter d’autant plus le drame que je lui aifait subir la première fois.

— Mon pauvre David… Tu as l’air exténué. Ne t’inquiète pas pour ce soir, repose-toi surtout.— Merci, répond-il dans un souffle, manifestement soulagé. Je te proposerais bien de venir me

rejoindre, mais je ne serais pas de bonne compagnie. Et puis, je dois dormir en priorité, au cas oùquelque chose tourne mal pour mon patient et que je doive y retourner.

— Le pauvre petit bout de chou ! Qu’est-ce qu’il risque ?— Elle. On lui a fait une tamponnade.Je grimace en écoutant son explication de la procédure. Ça m’a en effet l’air extrêmement délicat

et dangereux.— Désolé de ne pas t’avoir avertie plus tôt, conclut-il. Tu aurais pu t’organiser autrement.Je le rassure :

— Ne t’inquiète pas pour ça. (Je me fais l’effet d’un ange de vertu.) Pourquoi ne passerais-tu pasles tickets à Jenny ?

Je m’apprête à ajouter : « J’ai l’impression qu’elle tourne souvent en rond, le samedi soir », maisje parviens à me retenir, ce pour quoi je m’octroie mentalement quelques points brownies.

— Bonne idée. Sinon, comment ça va, avec Max ? demande-t-il en bâillant.— Bien. Je le vois à peine, pour tout te dire. Il part après moi et il passe la plupart de ses soirées

au labo, d’après ce que j’en sais. Et en ce moment, il n’est pas là non plus.Je préfère ne pas lui avouer que Max me rend dingue avec son bazar.— Le colocataire idéal, quoi, commente David. Je vais essayer de le voir bientôt. On se fera un

tennis, ou quelque chose comme ça. Bon, je ferais mieux de dormir, mais… est-ce qu’on peut se voircette semaine ?

L’ancienne Zoë aurait sauté sur son agenda et répondu : « Oui, quand ? », tellement elle étaitpressée de le coincer. La nouvelle, au contraire, murmure d’un ton léger :

— Bien sûr, quand tu veux.Sans même ajouter : « Tiens-moi au courant. »Après avoir raccroché, je laisse échapper un soupir, mélange de regrets et de satisfaction. Je suis

déçue de ne pas voir David, bien sûr, mais au moins, j’ai l’impression d’être la meilleure petite amiedu monde. Et puis, je me suis concocté un programme bien chargé pour la soirée : je commence parun bon bain, puis une épilation et un masque visage maison, une couche d’autobronzant et je finis parun DVD. J’avais repoussé tous ces petits préparatifs beauté avant, sachant d’avance que je ne verraispas David.

Je viens de mettre le bain à couler quand j’entends sonner mon téléphone. Je me précipite, medemandant l’espace d’une folle seconde si David n’aurait pas changé d’avis. Mais non, c’est Rachel.

— Rachel ! m’écrié-je dans le combiné avant de le porter à mon oreille. Salut, comment ça va ?Sa réponse est noyée dans la musique, pourtant je crois percevoir le mot « fini ».— Quoi ?— C’est fini, répète-t-elle. Je lui ai posé la question… et il a tout avoué. Tu avais raison, Zoë, il

me trompait.— C’est vrai ? Oh, Rachel, je suis désolée…— Ce n’est pas ta faute ! C’est moi qui suis désolée de ne pas t’avoir rappelée. J’aurais dû le faire

plus tôt, ajoute-t-elle d’une voix tremblotante. J’aurais dû t’écouter.Je m’empresse de corriger.— Non, non, c’est normal. Tu ne pouvais pas savoir. Enfin, moi non plus, je n’en étais pas sûre.

Où es-tu ?— À Soho, au Floridita… C’est là que nous avons eu notre premier rendez-vous. (Elle déglutit.)

Je m’excuse d’être aussi pitoyable.— OK, je te propose deux options : soit tu viens ici tout de suite et on passe une super soirée à la

maison à boire de la vodka ; soit c’est moi qui viens te rejoindre à Soho et on passe une super soiréedehors. Laquelle tu choisis ?

Rachel marmonne quelque chose d’indistinct qui ressemble à « blonjuleboul ». Elle doit être dansla rue, car j’entends des voitures et une sirène.

— Quoi ? Rachel, je n’ai pas compris.— Je vais le plonger dans de l’huile bouillante.

Je lui suggère de quitter le Floridita – le lieu du crime – sur-le-champ. Puis je lui indique, tout enenfilant mon jean d’une main :

— Va m’attendre au Bar Italia. Fais-toi draguer par de beaux Italiens, et je t’autorise à prendre unbon prosecco devant MTV en m’attendant. Je fais au plus vite.

Je mets exactement cinq minutes à me préparer : j’enfile un tee-shirt blanc et moulant de chezAmerican Apparel, mes talons compensés les plus confortables, ajoute une touche de mascara plus unnuage de parfum, et je suis prête à y aller. Pas le temps de m’épiler les jambes ni de repasser del’autobronzant, mais peu importe.

Assise dans le métro, je repense au nombre incalculable de fois où Rachel est venue à marescousse ou m’a prodigué ses précieux conseils. C’est elle qui m’a vivement déconseillé de changerl’orthographe de mon nom en Zooey. Elle aussi qui m’a encouragée à démissionner de mon travail età m’installer à Londres. Elle qui m’a hébergée chez elle pendant trois semaines jusqu’à ce que jetrouve un appartement. Quand j’étais à court d’argent pendant mon été post-diplôme à New York etque je ne souhaitais pas en parler à mes parents, c’était elle qui m’avait envoyé cent dollars parWestern Union. Enfin, quand David m’a plaquée, elle était chez moi dans l’heure qui suivait, les braschargés de chocolats, de magazines, de mouchoirs et d’une bouteille de vin. Aujourd’hui, je suisheureuse de pouvoir lui rendre la pareille. Elle aura sans doute envie de prendre un petit verretranquille, de verser quelques larmes et de rentrer chez elle, mais au moins, je lui apporterai monsoutien moral.

Le Bar Italia est rempli des habituelles hordes de touristes, d’Italiens, de branchés et de clients duhasard. Je trouve Rachel assise au bar devant un Martini Bianco, en grande conversation avec un joli,quoique fort jeune, Italien en veste de cuir. Il semble hésiter entre admiration et appréhension, laconcernant. Quant à Rachel, elle porte son haut préféré, le noir à large décolleté qu’elle surnomme leDrôles de dames pour une raison que j’ai oubliée, avec un jean et des talons hauts. Et elle a l’air trèssoûle.

— Zoë ! Ça fait plaisir de te voir, dit-elle en m’embrassant. Je te présente… Désolée, c’estcomment ton nom, au fait ?

— Gaetano.— Gaetano. Oui, Gaetano. Gaetano m’a offert ce délicieux Martini Bianco, parce que c’est un

gentleman. Contrairement à certaines personnes. Des personnes qui mentent, qui trichent et mènentune double vie…

— C’est très gentil de sa part, l’interromps-je, octroyant un grand sourire à son nouvel ami. (Bonsang, qu’est-ce qu’elle a bien pu lui raconter ?) Un Martini Bianco ? Je n’ai jamais goûté.

— Le truc, comme je le disais à Gaetano, reprend Rachel, c’est que Jay ne me plaisait même pastant que ça, au départ. Je ne voulais pas sortir avec quelqu’un du travail, et en plus je détestais qu’ilpratique un sport aussi dangereux et idiot que la boxe. Et puis, il a su me séduire, cet enfoiré.

— Je sais, je sais. Je suis désolée, dis-je en lui tapotant l’épaule.— Je vous offre un verre ? me propose Gaetano.— Oh, non, non, c’est inutile.Il insiste, alors je commande une bière – ma solution de repli quand je ne veux pas qu’un mec

dépense trop d’argent pour moi.— Il est charmant, fais-je remarquer tandis qu’il s’éloigne. Mais il vaut mieux que tu prennes son

numéro et que tu le revoies un autre soir, non ?

— Je n’arrive pas à le croire, maugrée Rachel. C’est vrai, je n’arrive pas à croire que je soistombée dans le panneau. Mais toi, Zoë, comment tu as su ? Réponds-moi honnêtement, comment est-ce que tu as su, bon sang ?

Embarrassée, je lui avoue :— Je me posais des questions, à cause de toutes ses absences. Mais Rachel, n’oublie surtout pas

que tu es magnifique, brillante, intelligente et que tu vas rencontrer quelqu’un d’autre.Heureusement, Gaetano réapparaît à ce moment-là, un verre de Peroni à la main.— Je suis d’accord, lance-t-il en me tendant la boisson, mais les yeux rivés sur Rachel. Vous êtes

très belle.Dieu le bénisse. Pourtant, le pauvre, je crains qu’il n’ait misé sur le mauvais cheval, ce soir.— Le pire, lui dit justement Rachel, c’est que nous travaillons encore ensemble. Vous vous

imaginez, vous, devoir aller au boulot et lui parler poliment des dépositions, ou de tel ou tel dossier ?Elle continue dans la même veine pendant un moment. Gaetano acquiesce gentiment, mais ses yeux

commencent à se voiler. Quand Rachel en arrive à la façon dont elle a découvert que le déodorantdans la salle de bains de Jay n’était pas celui de sa sœur, contrairement à ce qu’il prétendait, le belItalien s’est excusé et a rejoint ses amis.

Rachel ne semble même pas s’en rendre compte. Elle contemple le zinc du comptoir tout endéchiquetant consciencieusement un sous-verre. Le barman s’approche et ramasse discrètement sonverre vide. Il s’apprête à nettoyer les miettes, mais elle protège les siennes de la main en lui jetant unregard noir.

— Les hommes sont lâches, déclare-t-elle.Le pauvre barman décampe et je décide qu’il est temps de la sortir de là.— Écoute, Rachel, j’ai une idée. Allons quelque part de super cool, allons danser pour oublier tout

ça.— Oui ! Où ça ?— Popstars, par exemple, ou Freedom. Ou alors au Edge.— Mais ce sont des bars gays !— Eh bien, en l’occurrence, c’est plus sûr, vu ton humeur. Je ne t’en blâme pas, mais tu es un peu

flippante ce soir.— Oh, excuse-moi, lâche-t-elle, boudeuse, avant d’ajouter plus sérieusement : Excuse-moi, Zoë.

Tu es mon amie, ma meilleure am…Elle secoue violemment la tête et se jette dans mes bras.— Rachel, combien de verres est-ce que tu as bus ?— Quelques cocktails au Floridita, plus un Martini ici. Je n’ai pas mangé de la journée, mais ça

va.— OK, on va commencer par te trouver quelque chose à grignoter.À ma grande surprise, elle ne proteste pas quand je lui commande une part de pizza au bar.— Je me sens beaucoup mieux, admet-elle une fois qu’elle l’a avalée. OK, allons danser,

maintenant. Les rues de Soho fourmillent de la foule habituelle des samedis soirs, entre fêtards, homosexuels

en goguette, touristes, enterrements de vie de jeune fille, sans compter les pousse-pousse et les mini-taxis qui se faufilent péniblement entre les piétons. Nous passons devant des bars grondants de

musique et attirons les regards de quelques jolis garçons. La nuit est chaude, la températurecommence à peine à baisser, et tout le monde se promène en tee-shirt, petite robe ou jupe, jambesnues. Le brouhaha mêlant conversations, rires et sonos poussées au maximum emplit l’air. On diraitune fête de rue géante. Par des soirées pareilles, je ressens un pincement au cœur à l’idée de quitterLondres. Ce qui ne signifie pas pour autant que je renonce à partir à New York avec David, bien sûr.

Le calme de Rachel, en total décalage avec l’ambiance, ne me dit rien qui vaille.— Je n’en reviens pas d’avoir gobé son excuse bidon pour le mariage, lâche-t-elle alors que nous

atteignons notre destination, une drôle de petite discothèque sur Wardour Street.En la guidant vers l’entrée, je suggère :— Écoute, n’y pensons plus, d’accord ? On va danser.Par chance, le videur est un ancien agent de sécurité de Marley’s, il nous fait donc signe

d’approcher avec un sourire.— Salut Zoë !Ce petit passe-droit nous vaut des regards noirs d’autres clients qui patientent dans la file

d’attente, mais c’est agréable de se sentir privilégiée l’espace de trente secondes.L’endroit est plutôt sympa, avec un tiers de gays, un tiers de touristes et un tiers de banlieusards de

sortie. Le tout pour une soirée agréable. Sur les platines, ils jouent Stereo Love d’Edward Maya, unede mes chansons préférées cet été.

— J’adore cette chanson ! dis-je en hurlant à Rachel tandis que nous descendons les marches versla partie nightclub au sous-sol.

Juste avant de me souvenir que les paroles évoquent des cœurs brisés. Je jette un coup d’œilinquiet en direction de Rachel, mais elle a l’air d’aller. Pas de cris, pas de pleurs non plus, elleexécute une petite danse en solo, bien que nous ne soyons pas encore en vue de la piste.

— Qu’est-ce que tu veux boire ? me crie-t-elle par-dessus la musique.— Vodka-Coca Light. Mais pas une double, j’ajoute.Trop tard, elle est déjà en route vers le bar.Je danse seule un moment, puis avec un groupe de filles sympas. Au bout de quelques chansons, je

me rends compte que Rachel est partie depuis trop longtemps et je me précipite vers le bar, où je latrouve en grande conversation avec un gars à l’allure patibulaire portant un tee-shirt rayé.

— Il savait bien que je verrais les photos du mariage ! s’exclame-t-elle. Pourquoi avoir pris lerisque ?

— Allez, viens, Rachel, l’interromps-je en la prenant par le bras. On va danser.La musique a changé, c’est désormais Maneater qui passe, ce qui semble requinquer un peu

Rachel.— « Maneater make you wonk wonk », braille-t-elle sans suivre la musique. « Becha wisha never

metter at all. »Quelques types au look peu rassurant dansent près d’elle en lui jetant des regards alléchés. L’un

d’eux porte un débardeur et un pantalon en cuir, ainsi qu’une moustache en forme de guidon de vélo.Je n’arrive pas à deviner si c’est un déguisement ou sa tenue spéciale nightclub habituelle. Rachel selance dans une série de mouvements ultrasexy auxquels ils répondent plus que favorablement. Lemoustachu entame une lambada avec elle. Son copain tente d’en faire autant avec moi, mais jeparviens à lui échapper à chacune de ses tentatives.

— On est juste venues s’amuser ! je lui hurle à l’oreille, mais il ne m’entend pas.

Rachel se trémousse désormais comme une folle, agitant les bras au-dessus de la tête ets’humectant outrageusement les lèvres sur She Wolf de Shakira. Elle va même jusqu’à imiter le cri duloup. Ses deux compagnons adorent. « Toi, je vais te payer une bouteille de champagne ! », ne cessede répéter Moustache. Je suis ravie de la voir s’amuser. Moi-même, je ne suis pas sortie en boîte denuit depuis des siècles. C’est tout de même un comble qu’il ait fallu cette rupture pour que nous ayonsl’idée d’y aller.

Quand résonnent les premières mesures de Single Ladies, je ne résiste pas au plaisir de reproduirela chorégraphie que j’ai apprise à mon cours de danse, l’année où la chanson est sortie. Je ne suiscertes pas Beyoncé, mais je crois que je m’en sors pas mal – je provoque même un petit attroupementtandis que j’entame le grand final, m’accroupissant juste ce qu’il faut tout en pompant en rythme avecles bras, d’avant en arrière, sans oublier d’agiter la main droite exactement comme Bey.

Une fois la chorégraphie terminée, je cherche Rachel du regard. Elle n’est plus là. Zut, pourvu queje ne l’aie pas perdue dans son état ! Heureusement, je l’aperçois bientôt qui ondule non loin de là.Au vu de sa cadence, je comprends que sa batterie commence à manquer quelque peu d’énergie. Jel’entraîne vers un siège, au grand dam de ses deux admirateurs, qui balaient des yeux les environs àsa recherche.

— J’ai l’impression que tes nouveaux amis s’ennuient de toi, je plaisante.Le DJ a mis Dancing on my Own de Robyn, dont les paroles tristes me rappelaient David, avant.

Je me remets à parler pour éviter que Rachel les écoute.Mais elle ne semble pas m’entendre. Elle marmonne quelque chose dans son verre de vodka, en

secouant vaguement la tête.— Quoi ? Je n’ai pas entendu, je hurle par-dessus la musique.— Je viens de comprendre un truc, répète-t-elle plus fort.— Ah bon ? Quoi ?— Quelque chose de très important. Le « Projet Rachel », reprend-elle en insistant lourdement sur

les mots, est un échec total. (Elle lève un doigt pour faire taire mes protestations.) Non, c’est vrai. Çafait vingt-huit ans que j’y travaille et ça n’a abouti à rien. Rien du tout. Que dalle !

— Ah non ! Non, non, ce n’est pas vrai.— Je vais tout reprendre à zéro, poursuit-elle sans m’écouter. Avec le « Projet Roxanne ».Vaguement inquiète, je demande :— Ah bon ? Et ça consiste en quoi, le « Projet Roxanne » ?— Roxanne… elle est bien plus cool que Rachel. Elle pratique le kick-boxing et toutes sortes de

sports extrêmes, et elle regarde des films sous-titrés. Elle porte des sous-vêtements assortis, lespartenaires de son cabinet ne lui font pas peur, et surtout, elle ne s’en laisse pas conter par des idiots.

Elle lève brutalement le bras, manquant de renverser sa vodka-Coca, qu’elle vide ensuite cul sec.Son ami moustachu l’a repérée, et il s’approche de plus en plus, depuis le début de notre

conversation. Il est à présent juste à côté de nous, presque assis sur nos genoux. Rachel lève les yeuxvers lui, comme si elle le remarquait pour la première fois.

— Salut, lui dit-elle, je m’appelle Roxanne.Elle lui tend la main, qu’il serre avec enthousiasme. Il ne la relâche d’ailleurs pas, en profitant au

contraire pour la caresser d’une façon que je trouve super bizarre. Limite flippante. Mais à mongrand désarroi, Rachel ne se dégage pas. Elle se contente de soupirer, puis elle se penche vers latable et finit par poser la tête sur son bras plié, pendant que Moustache lui tient toujours l’autre main.

— Bon, Roxanne, interviens-je en me levant pour l’extraire des pattes de son admirateur, il esttemps de rentrer.

Rachel ne résiste pas, elle se laisse traîner vers le vestiaire.— Rachel, c’est fini, je l’entends grommeler très lentement et distinctement. FI-NI.— Non, ça n’est pas fini, la rassuré-je. Au contraire, ça ne fait que commencer.Je jongle entre nos tickets de vestiaire, nos vestes à récupérer, tout ça en gardant un bras autour de

sa taille.— Facile à dire, bafouille-t-elle. Toi, tu vas te marier avec David et tu vivras dans une maison

énooooooooorme. Moi, je finirai mes jours dans un studio. Et dans la salle de bains de mon studio, iln’y aura jamais… qu’une seule brosse à dents !

— Mais non, voyons, je lui susurre tout en essayant de lui poser sa veste sur les épaules. Tu as euton lot de brosses à dents, toi aussi. Et tu en rencontreras encore des tas.

Mais elle secoue obstinément la tête et, tandis que je la pousse en haut de l’escalier, je l’entendsencore marmonner : « Une brosse à dents » et « Projet Rachel » et « Fini ».

Bon Dieu, comment vais-je réussir à la ramener chez elle ? Il y a peu de chances qu’un taxi acceptede la prendre dans son état. Mieux vaudrait que je la dessoûle d’abord, puis que je l’emmène chezmoi. Nous traversons une légère crise de panique quand Rachel croit avoir perdu sa veste, et je doislui rappeler qu’elle l’a sur le dos, mais nous finissons par atteindre le haut des marches et sortir dansla rue. Rachel semble un peu revigorée par les lumières vives de Wardour Street et les groupesbruyants de fêtards. Elle tourne vers moi des yeux brillants, comme si elle venait d’avoir unenouvelle révélation.

— Des frites ! Allons manger des frites !Ça n’est pas une si mauvaise idée, au fond. Manger lui ferait sans doute du bien. Je lui réponds :— Oui, tu as raison. Voyons voir où nous pourrions trouver ça. Pas dans le coin, je crois, plutôt

vers Cambridge Circus…Rachel toujours suspendue à mon bras, nous traversons la rue d’un pas vacillant, telles les

participantes d’une course à trois pattes. Je m’interroge bientôt sur la faisabilité de cette expédition« frites », sans parler de la façon dont nous allons rentrer à la maison.

— Rachel, tu sais, je crois qu’on va avoir du mal à trouver des frites. Tu ne veux pas que je tefasse quelques tartines à la maison ?

— Je veux des frites, s’obstine-t-elle d’une voix étonnamment ferme. Je parie qu’il y en a par là.Et elle fait demi-tour, pour nous entraîner, titubantes dans la direction opposée, vers Oxford Street.

Certaine que nous ne trouverons pas de friterie par là, je l’attire dans l’autre sens. Elle me suitgentiment, avant de changer une nouvelle fois d’avis l’instant d’après et de s’asseoir à même letrottoir.

— On n’a qu’à attendre un peu ici, suggère-t-elle en posant la tête sur ses genoux.— Non, non, Rachel, on ne peut pas s’asseoir dans la rue…— Mal aux pieds, bougonne-t-elle en levant la jambe.Super. Comment vais-je réussir à la faire bouger, maintenant ? Je suis en train de me résigner à

appeler un mini-taxi pour qu’il vienne nous récupérer sur place, quand je distingue, passant sur letrottoir opposé, une haute silhouette surmontée d’une touffe de cheveux bruns ébouriffés.

— Dieu du ciel, c’est Max !Je fais volte-face en espérant qu’il ne nous ait pas vues. Malheureusement, Rachel se met à crier :

— Max ! Eh, Max !— Chut, Rachel, arrête !Trop tard, il a entendu. Tout comme la plupart des gens autour de nous. Il traverse la rue. Je le

trouve différent, ce soir, sans pouvoir expliquer en quoi. D’autant que je n’ai pas le loisir d’yréfléchir plus avant.

— Je te présente mon amie Rachel, lui dis-je en désignant le trottoir. Rachel, voici Max, monnouveau colocataire.

— Salut toi, lance Rachel, toujours assise tandis que Max lui serre la main. J’ai beaucoup entenduparler de toi, s’esclaffe-t-elle. Bloup, bloup, bloup.

Oh non ! Voilà qu’elle mime quelqu’un dans un bain. Je les regarde tour à tour, impuissante. Maiscomment a-t-elle pu se mettre dans un état pareil ? Son ami moustachu a dû lui servir quelques verresen plus, ce n’est pas possible autrement.

— Tout va bien, mesdemoiselles ?C’est un agent de police. Deux, en fait. Ou plutôt, une policière et un agent municipal, en gilet

jaune fluo.— Oui, oui, monsieur l’agent, pas de problème, répond calmement Max. Nous allons rentrer

chez nous.— Êtes-vous en mesure de vous lever, mademoiselle ? demande la policière. Vous ne pouvez pas

rester assise sur le trottoir comme ça.— Non merchi, marmonne Rachel.— Rachel, voyons !Cette fois, je commence vraiment à m’inquiéter. Si elle se montre insolente avec les agents de

police, où va-t-on finir la nuit ?— Mademoiselle, si vous ne vous levez pas toute seule, nous allons devoir vous aider, l’avertit

l’agent municipal.À quoi elle se contente de hausser les épaules.— Allez, Rachel ! dis-je entre mes dents.J’essaie de la soulever par l’épaule, mais elle me repousse.Max s’accroupit à son niveau.— Salut, Rachel, lui dit-il gentiment. Comment ça va ?— Bfff, fait-elle.— Zoë et moi, on va s’acheter une portion de frites, là. Tu veux venir avec nous ?Il lui tend la main et, comme par magie, elle la prend et se hisse sur ses pieds. Je gratifie Max d’un

regard reconnaissant.— Nous allons nous occuper d’elle, rassuré-je la policière. Je vous donne ma parole. Elle n’a pas

l’habitude de se mettre dans des états pareils.— Allez, circulez, réplique l’un des deux agents sur un ton sévère.Ils ne bougent pas tant que nous n’avons pas quitté la rue, Rachel tanguant entre nous.— Je devais voir mon petit ami ce soir, confie-t-elle à Max. Sauf qu’il a une autre petite amie.— C’est nul, commente Max. (S’il te plaît, Rachel, je pense. S’il te plaît, ne soûle pas Max avec

le récit de ta vie sentimentale.) Ce type est un idiot, je ne vois que ça.C’est adorable de sa part, surtout vu l’état de Rachel, ce soir.Soucieuse de changer de sujet, je demande gaiement :

— Tu as passé la soirée où, Max ? En boîte ou…— J’ai assisté au meilleur concert de toute ma vie. Mais tu ne dois pas les connaître, ils

s’appellent Man or Astro-man.Je secoue la tête. Nous atteignons Charing Cross Road, où j’ai bon espoir d’attraper un taxi, s’il

s’en trouve un d’assez fou pour nous embarquer.— C’est du style punk rock assez soft, ils se sont créé des personnages censés venir de l’espace,

qui fabriquent des clones, et ce sont ces clones qui donnent les concerts. Pas évident à expliquer,mais ils sont énormes.

Je hoche distraitement la tête, incapable de me concentrer sur ses explications. Je me plante aubord du trottoir et scrute la rue en quête d’un taxi. Ce faisant, je réfléchis : qui d’autre parmi mesconnaissances utilise l’adjectif « énorme » à tout bout de champ ? Ah, oui : Kira.

— Je ne me sens pas très bien.Je me tourne vers Rachel. En effet, elle est pâle comme un linge et a porté la main à sa bouche.

Avant que j’aie le temps de réagir, Max l’a guidée à l’écart où elle se met à vomir. Il pousse même lagentillesse jusqu’à lui tenir la tête, et moi je m’en veux : ça devrait être mon rôle, ça, sauf que je n’aipas une folle envie de prendre le relais.

Ayant repéré une boutique ouverte, je me précipite pour acheter de l’eau, des mouchoirs et despastilles à la menthe. Nous aidons Rachel à se débarbouiller, avant de quitter le lieu du crime. Nousremontons la rue d’une centaine de mètres et un taxi se présente enfin. Ou plutôt, je hèle un taxi,tandis que Max reste quelques mètres en arrière avec Rachel, que nous jetons dans la voiture audernier moment.

— Je ne veux pas de vomi dans mon véhicule, nous avertit le chauffeur, visiblement peu rassuré.— Ça va aller, lui affirme Max tout en m’aidant à l’installer confortablement.Elle est tellement molle que sans lui je n’y serais jamais arrivée seule.— J’ai honte, marmonne Rachel alors que le taxi démarre.— Mais non, ça va, tempéré-je en lui caressant les cheveux.— Pourtant… je tiens bien l’alcool, marmonne-t-elle pour elle-même. Comment c’est arrivé ?Elle s’affale, tête en arrière, yeux fermés, et je croise le regard de Max. Il sourit, alors je souris

aussi. C’est bizarre. Je viens de comprendre ce qu’il a de différent : il ne porte pas l’un de seshabituels tee-shirts difformes mais une chemise grise dont la coupe ajustée est beaucoup plusflatteuse. Et il s’est fait couper les cheveux. L’amélioration est visible, même s’il a conservé son jeanet ses baskets – je le soupçonne de n’en avoir qu’une paire de chaque.

Alors que nous bifurquons à un carrefour, Rachel ouvre les yeux et se tourne vers Max, comme sielle le remarquait pour la première fois.

— Pardon, mais tu es qui, au fait ?— Max.— Max, très choli nom.— Merci. Ma sœur Sarah avait trois ans lorsque je suis né, et elle adorait le livre Max et les

Maximonstres. Alors elle a demandé à mes parents de m’appeler Max, comme le petit garçon del’histoire, et ils ont accepté.

— C’est mignon.— Oui, et je m’estime heureux qu’elle n’ait pas choisi Paddington.Rachel s’est endormie. C’est une capacité qu’elle a toujours eue, même sobre, et qui me sidère.

J’ai oublié le nombre de fois où, en plein milieu d’une conversation, quand nous dormions dans lamême chambre, elle s’écroulait sans crier gare.

Je demande à Max :— Tu n’as qu’une sœur ? Où est-ce qu’elle vit ?Je me sens nulle de ne lui avoir jamais posé de questions sur sa famille.— J’en ai deux, en fait. Ma sœur aînée, Sarah, vit à New York. Elle est archiviste à la mairie et est

passionnée de reconstitutions historiques. Tu sais, ces gens qui s’habillent comme à l’époque de laguerre civile et qui rejouent les scènes les plus célèbres ?

— Ah ?J’ignorais jusqu’à l’existence de ce genre d’activités.— Et puis, il y a Lucy, ma cadette. Elle vient de finir ses études à Bristol et là, elle est en

Thaïlande, où elle apprend la plongée. C’est du moins ce qu’elle prétend.À son sourire, j’en déduis que c’est sa préférée, et qu’elle fait sans doute un peu plus que de la

plongée, là-bas. Rachel grommelle quelque chose, puis sa tête tombe sur l’épaule de Max. Je luimurmure :

— Je suis vraiment désolée. Je te jure que je ne l’ai jamais vue comme ça, même à la fac.— Ne t’en fais pas, y a pas de mal.Le trajet se poursuit dans un silence uniquement troublé par James Blunt qui chante à la radio du

chauffeur. Pourvu que Max ne raconte pas ce désastreux épisode à David… Il boit volontiers unverre ou deux, certes, et il a eu ses soirées de folie à l’école de médecine comme les autres – je l’aimême entendu avouer qu’il s’était posé une perfusion pour récupérer d’une gueule de bois, une fois.N’empêche, je suis bien contente qu’il ne soit pas tombé sur nous, ce soir. Je suis certaine qu’ill’aurait bien pris, mais moi, j’aurais été mortifiée.

La voix de Max me tire brusquement de mes pensées.— Zoë ? Est-ce que je t’agace à l’appartement ?— Hein ? Qu’est-ce que tu veux dire ?— J’ai l’impression que quelque chose t’ennuie. Je suppose que ça vient de moi, mais je ne sais

pas trop ce que j’ai fait…Par où commencer ?— En fait…— OK, donc il y a bien quelque chose.— D’abord, je préférerais que tu évites de laisser traîner les serviettes par terre dans la salle de

bains. Si tu pouvais les suspendre, afin qu’elles sèchent, et rincer le lavabo quand tu t’es rasé, ceserait formidable.

— Oh, désolé, je ne m’étais pas rendu compte.— Et puis la vaisselle. Je trouve plus agréable de la faire régulièrement.— À quelle fréquence ?C’est quoi, cette question ?— Ben, chaque fois que tu salis quelque chose.— Pourtant, je t’ai déjà vue laisser de la vaisselle sale, quand tu pars au travail, alors…— OK, mais je la lave en rentrant le soir. Jamais je ne laisserais traîner ça plus d’une journée. Et

puis, tu m’as réveillée, l’autre fois, quand tu as pris une douche en pleine nuit.— Merde ! Désolé. Je n’ai pas fait attention. Autre chose ?

— Oui. J’aime bien que la table du salon soit débarrassée, c’est-à-dire pas couverte de livres, demagazines ou autres. Et je préfère aussi le papier toilette blanc, pas coloré. Et on pourrait acheter desfleurs, chacun son tour, non ?

— Non.— Quoi ?— Je vais faire l’effort d’être plus propre et de mieux ranger, mais il y a des limites. Je

n’achèterai pas de fleurs, et je ne vais certainement pas me soucier de la couleur du papier toilette.— OK, très bien. Alors essaie vraiment d’être plus ordonné, s’il te plaît.Max m’observe d’un air songeur.— Est-ce que tu t’es jamais demandé si, toi aussi, tu n’avais pas des manies agaçantes ?— Non ! rétorqué-je, sur la défensive. Je n’en ai pas. Quel genre de manies par exemple ?— Eh bien, chaque fois que j’ouvre la porte, je trouve systématiquement une dizaine de paires de

chaussures à talons hauts dans l’entrée, on dirait des pièges à Éfélants5. Et aussi, il t’arrive deremettre le lait au frigo, alors qu’il ne reste qu’une goutte dans la brique, au lieu de la jeter et de laremplacer. Et je ne parle pas de la façon dont tu t’égosilles sous la douche… Vous pouvez vous garerici, à droite, indique-t-il au chauffeur.

— Eh bien, ne te gêne pas ! m’indigné-je alors que le taxi s’arrête devant notre porte.— Enfin, je ne me plains pas, pour les chansons, rectifie-t-il avec un grand sourire. En fait, je crois

que j’aime bien.Il se penche vers le chauffeur pour régler la course – oups, trente livres !Sans trop savoir si je dois prendre sa dernière remarque comme un compliment ou pas, je

propose :— On partage.— Tu veux la monter toi-même ? me demande-t-il, sans répondre à ma suggestion. (Il retire

délicatement son bras de sous la tête de Rachel). Elle risque d’avoir peur si elle me voit.Je donne de petites tapes à Rachel pour la réveiller.— Rachel. Rachel, réveille-toi, on est arrivées à la maison.— Quoâââ ? Quoi ? (Elle ouvre les yeux, me voit et gémit.) Zoë. Oh, mon Dieu, j’ai cru que je

rêvais…— Non, tout va bien.Je l’aide à sortir du taxi et à monter les quelques marches. Max nous attend devant la porte

ouverte.— Tu veux la mettre dans mon lit ? propose-t-il alors que nous montons vers les chambres. Comme

ça, tu pourras dormir tranquillement, se hâte-t-il d’ajouter. Je prendrai le canapé.— Non, non, ça va aller. Je m’allongerai près d’elle.Max hoche la tête et se dirige vers sa chambre à l’autre bout du couloir, me laissant seule avec une

Rachel flageolante dans les bras.— Max, attends !— Oui ?— Euh… Merci beaucoup pour ton aide.— De rien, répond-il.

5. Petits éléphants imaginaires dans Winnie l’Ourson.

Chapitre 17

En posant le plateau sur ma table de chevet, j’annonce :— Room service !Il est 11 heures et Rachel a enfin bougé. Je lui ai apporté du café et des tartines, plus une grande

bouteille d’eau et un bon verre de jus d’orange. J’ai même fait ses tartines grillées comme elle lesaime, les laissant refroidir complètement avant d’y étaler la margarine (pure folie).

— Comment se porte la patiente ?— Mortel. Oh, je me sens mal, si mal… Comment ai-je pu me mettre aussi minable ? grogne-t-elle.

Comment, comment, comment ? Et puis, oh, là, là… Est-ce que j’ai vraiment raconté ma viesentimentale à ce mec, au Bar Italia ? (Elle enfouit son visage dans la couette, avant de relever lesyeux brusquement.) Zoë, s’il te plaît, dis-moi que je n’ai pas eu maille à partir avec la police.

— Ne t’inquiète pas, tu t’en es tirée avec un avertissement.Elle rejette la couverture et se redresse, les doigts pressés contre les tempes.— Quoi ? Bordel ! Un avertissement ! Je vais perdre mon travail !— Non, Rachel, désolée, c’était juste une mauvaise plaisanterie.Zut ! J’ignorais qu’un avertissement puisse être aussi préjudiciable.— Et on n’a pas croisé ton colocataire ? demande-t-elle, les sourcils froncés. Qu’est-ce qu’il

faisait là-bas ?— Oh, on est tombées sur lui par hasard, et il… nous a aidées à trouver un taxi.— Dis plutôt qu’il t’a aidée à gérer ta soûlarde de copine. Bon sang ! s’exclame-t-elle, le visage

enfoui entre les mains. Bon sang ! Je suis vraiment désolée, Zoë. Je n’arrive pas à croire que je t’aiimposé mes bêtises alors que tu étais venue à ma rescousse.

— Ne t’inquiète pas pour ça. Au fait, comment tu l’as trouvé ? Mignon ?Je ne sais pas pourquoi je lui pose cette question, je ne pense pas que Max soit son genre. Pourtant,

j’ai envie de savoir ce qu’elle a pensé de lui.— Je serais même incapable de te dire à quoi il ressemble. (Elle tend une main tremblante vers

son eau et en avale une gorgée.) Beurk. Oh, bon sang que je suis mal ! Je ne sais pas comment j’airéussi à boire autant.

Je grimpe sur le lit et m’affale près d’elle.— Je ne me sens pas non plus au top.— J’ai parlé de Jay avec Max ?— Euh… Tu l’as peut-être évoqué, oui.Elle lâche un nouveau grognement.— Le cliché ambulant de la femme méprisée qui se soûle.— Oui, enfin, tu as des raisons d’être vexée. Jay s’est comporté comme un imbécile.— Je sais. Mais en fait, ça n’a pas complètement été une surprise.Je me redresse pour la regarder.— Ah bon ?— Non. Quand tu m’as dit qu’il voyait quelqu’un d’autre, j’avais le pressentiment que tu avais

raison. C’est d’ailleurs en partie la raison pour laquelle j’ai aussi mal réagi. Je refusais de

l’admettre, avoue-t-elle en faisant la grimace. Il y avait tout un tas de choses bizarres.— Du genre ?— D’abord, on n’a jamais été officiellement en couple, parce que monsieur n’aime pas s’enfermer

dans des « étiquettes ».Elle se fait des oreilles de lapin et agite comiquement les doigts.— Hmm.Un homme qui utilise le mot « étiquettes », à moins qu’il ne mentionne Prada ou Levis, c’est

mauvais signe.— Au travail, personne ne savait qu’on sortait ensemble. Je trouvais ça sensé, à l’époque,

maintenant je me rends compte que c’était extrêmement suspect. Et puis, il a fermé son compteFacebook – m’a-t-il dit – et il était souvent pris les week-ends, ajoute-t-elle en levant les yeux auciel. Comme je suis bête ! Le mec m’agitait quasiment sous les yeux un panneau portant la mention :« Je te trompe » et moi, je ne voyais rien.

J’essaie de voir le bon côté des choses.— L’avantage, dans l’histoire, c’est que puisque personne n’avait connaissance de votre relation

au travail, eh bien personne n’est au courant que vous avez rompu. Et puis, tu es soulagée de l’avoirvu sous son vrai jour, non ? Je veux dire, avant que tu ne sois trop engagée avec lui.

J’espère qu’elle va répondre « oui », autrement je vais me sentir super mal.— Oui, sans doute. Oui. Non, tu as raison, bien sûr, marmonne-t-elle dans un soupir. Je suis

consciente que ce n’était pas un type bien, et je sais que ça vient de moi, je m’arrange toujours pourchoisir les mauvais garçons. Il faut que je me surveille.

Ses paroles me surprennent : Rachel choisit-elle en effet les mauvais garçons ? Sans doute, aprèstout.

— Oui mais voilà, comment est-on censées savoir qui sont les bons ? reprend-elle. Est-ce que jevais continuer à faire les mauvais choix toute ma vie ? (Elle se laisse tomber contre les oreillers,puis tourne vers moi ses yeux inquiets, cernés de coulures de mascara.) Qu’est-ce que tu en penses ?

Voilà bien l’un de ces moments où j’aimerais vraiment voir dans l’avenir – tout l’avenir.Malheureusement, ce n’est pas le cas, alors je vais devoir me contenter de mon intuition.

— Je crois qu’un jour ou l’autre, bientôt, tu vas rencontrer un homme merveilleux qui te trouveraformidable, dis-je en pinçant gentiment sa jambe sous la couette. Ce sera l’investisseur majoritairedans le grand Projet Rachel.

— Le « Projet Rachel » ? Qu’est-ce… oh, bon sang. (De nouveau, elle enfouit le visage dans lescouvertures, et j’entends une voix étouffée.) Projet Rachel… Aaaahhh ! Au fait, reprend-elle enrelevant la tête, comment ça s’est passé, ta rencontre avec les Fitzgerald ?

Je lui raconte la débâcle, sans omettre aucun détail, du thé renversé à la présence de Jenny, et jetermine par la bonne nouvelle : le fait que David et moi en ayons discuté posément, et que tout sepasse très bien entre nous. Je lui épargne la balade romantique en barque à Hyde Park, pas la peinenon plus de lui mettre mon bonheur sous le nez.

— Et autre bonne nouvelle : j’ai passé mon entretien la semaine dernière pour le poste d’acheteuseadjointe.

— Waouh ! Et je n’en savais rien ! Alors, c’était comment ?— Je crois que ça s’est bien passé. Je connaîtrai la réponse d’ici une semaine ou deux, j’espère.— C’est fantastique ! s’enthousiasme-t-elle en s’extirpant du lit.

— Eh, tu t’en vas déjà ? Tu ne veux pas rester ici encore un peu ? On ne se voit jamais. Et puis, ilfait un temps splendide, on pourrait aller au parc, ou sortir boire un verre quelque part.

Rachel semble hésiter.— En fait, j’ai un peu de travail qui m’attend à la maison. Mais bon, je peux rester encore un peu.Hmm. De la même façon que j’ai décidé de laisser plus d’espace à David, d’arrêter de le

culpabiliser quand il doit partir travailler, peut-être devrais-je agir de même avec Rachel ?— Non, ce n’est pas grave. Pas de problème si tu dois y aller.Elle a l’air soulagée par mon grand sourire. Si ça se trouve, je commence à grandir.

Chapitre 18

Rachel s’habille pendant que je redescends la vaisselle à la cuisine. J’y trouve Max, assis aucomptoir, en train de lire en attendant que l’eau se mette à bouillir. Je remarque immédiatement lapropreté irréprochable des lieux. Manifestement, il a fait toute la vaisselle de la veille. Je suis sur lepoint de le complimenter, mais il me devance :

— Alors, comment te sens-tu aujourd’hui ?Je dépose mes assiettes dans l’évier et entreprends de les laver.— Bof, bof. Et toi, ça va ? je lance par-dessus mon épaule.Ce matin, il porte un atroce peignoir en éponge qui a dû être bleu marine à une époque ancienne

– le genre d’horreur qui partirait illico à la poubelle si Max était mon petit ami. Tandis qu’il se sertune tasse, j’entraperçois son torse bronzé et étonnamment musculeux.

— Oh, moi, ça va. Et comme j’ai travaillé dur ces derniers temps, aujourd’hui je m’accorde unejournée « Je gâte Max ».

— Une journée « Je gâte Max » ? Ça consiste en quoi ?— C’est une journée entière où je peux faire tout ce dont j’ai envie. Parfois je m’invite dans un

bon café pour un brunch, ou je m’offre un film, voire deux, au Prince Charles, ou bien je m’achète denouveaux CD… Aujourd’hui, je crois que ce sera : matinée au parc avec un bon livre, ensuiteplongeon dans la piscine en plein air de Hyde Park et ce soir, je vais fumer une chicha avec des amisque je rejoins au métro Edgware Road. Oh, oh, corrige-t-il en regardant par la fenêtre, pour lapiscine, ça risque d’être compromis.

Il pleut des cordes. Rachel, qui vient d’entrer dans la pièce, a entendu la fin de sa phrase.— Bonjour. Je suis vraiment désolée pour hier soir, dit-elle d’un air gêné.— Aucun problème, lui assure Max.Tous deux se tournent alors vers moi, comme pour me prier de les tirer de cette discussion

embarrassante. Je lance avec enthousiasme :— Écoute ça, Rachel. Max me racontait qu’il s’apprêtait à passer la journée à faire exactement ce

dont il a envie. Il appelle ça une journée « Je gâte Max ». Je devrais m’offrir une journée « Je gâteZoë », moi aussi.

— Ah oui ? Et moi qui croyais que tous les jours, c’était « Je gâte Zoë »…, fait remarquer Rachel.Je plaisante ! se hâte-t-elle d’ajouter alors que je lui donne une tape sur le bras.

— Non, mais sérieusement, j’adore l’idée de s’accorder une journée rien que pour soi de manièreréfléchie. Enfin, on ne peut jamais faire absolument tout ce qu’on veut. Ça pourrait finir par coûtercher. Donc, on fait ce dont on a envie, mais…

— … dans la limite du raisonnable ? termine Rachel.— Ce qui comprend bien plus de choses qu’on ne pourrait le croire, cela dit, précisa Max en

vidant son café avant de quitter la pièce. À plus tard, les filles.Moins d’une seconde plus tard, il repasse la tête par la porte.— Zoë, j’espère que tu as remarqué : j’ai fait toute la vaisselle de ce matin. Et d’hier soir, ajoute-

t-il en désignant l’évier et le plan de travail impeccables.— Merci, Max, dis-je sincèrement. Tu es le roi de la vaisselle !

Il serre les mains au-dessus de sa tête comme un champion de boxe, salue et quitte la pièce, pourde bon cette fois.

— Il est sympa, commente Rachel à voix basse. Mais je vois ce que tu voulais dire. Il est un peuexcentrique.

Heureusement que je n’ai jamais envisagé de les marier, ces deux-là. Rachel est bien trop terre àterre pour lui et il est trop original pour elle.

Une fois que Rachel est partie, je prends une douche à mon tour et m’épile rapidement, histoired’en avoir fini avec une corvée. Je me fais ensuite une tasse de thé, que j’emporte au salon, où jetrouve Max assis à table, toujours dans son horrible robe de chambre. Il classe des photos dans unalbum.

— Ça te dérange si je mets un DVD ?— Non, non, répond-il distraitement.À bien y regarder, je me rends compte qu’il ne s’agit pas d’un simple album. C’est du

scrapbooking, un mélange de photos, de légendes écrites à la main et de ce qui ressemble à descoupures d’un vieux cahier d’école. Ça alors ! Je dois avouer que depuis hier soir, Max est remontéen flèche dans mon estime. À sa façon, c’est un compagnon agréable, il prend sur lui pour être plusordonné, il est facile à vivre et habile avec les soûlards… Mieux encore, il me laisse squatter la télé.Je m’accroupis devant l’appareil et passe en revue ma pile de DVD, à la recherche de la saison troisde Gossip Girl, parfaite pour un jour de pluie.

Puis je me souviens qu’elle ne sort que fin août. Alors, même si j’en ai déjà vu la moitié, eh bien,je ne peux pas regarder la suite parce qu’elle n’existe pas encore. Voilà un aspect peu agréable decette histoire de voyage dans le temps.

— Zut !— Quoi ?— Le DVD que je voulais mettre… Il n’est pas là.Je m’apprête à concocter un mensonge quelconque, que je l’ai prêté à une amie par exemple, mais

je m’interromps à temps. Max s’en fiche, au fond. Et c’est un soulagement, ça me fera au moins unejournée sans avoir à inventer tout un tas d’histoires élaborées.

Je me rabats sur la saison deux, que je n’ai pas vue depuis un moment, et m’installe avec un soupirsatisfait. Je suis à l’aise dans mon pantalon de jogging et mon tee-shirt préféré, qui s’avère aussi êtrele moins seyant. J’ai sous la main ma tasse de thé et un paquet de Jaffa Cakes, dont je pourrais bienmanger plus d’un. Quant à mon autobronzant et mon vernis à ongles, je ne m’en suis pas occupée,mais ça peut attendre.

— Waouh ! s’exclame Max quand je mets le DVD en route et que je clique sur « Sélectionner unépisode ». Gossip Girl ? Vraiment ?

— Ouaip, je confirme. Un Jaffa ?Je suis sur le point de lancer le premier épisode, juste avant de me souvenir qu’il débute sur une

scène d’amour relativement longue entre Nate et une sorte de couguar, avec moult gémissements etautres ongles enfoncés dans le dos. Je lui préfère l’épisode deux, et m’abandonne avec délice à labalade à vélo de Blair et Lord Marcus autour de Hampton. J’adore les détails jaunes de sonchemisier, et le joli contraste que cela produit avec sa jupe rouge tomate.

« C’est facile de jouer les amoureux transis en juillet et en août, mais sera-t-il encore là enseptembre ? » demande la voix off.

Triomphante, je murmure :— Eh non ! Ou plutôt, je partirai avec lui.— Pardon ? s’enquiert Max depuis la table.— Non, non, rien.Quelques minutes plus tard, il s’étonne :— Pourquoi appelle-t-il cette femme « duchesse », alors que c’est sa sœur ?— Parce qu’elle est duchesse. Et ce n’est pas sa sœur, mais sa belle-mère.— C’est bizarre d’appeler sa belle-mère « duchesse », quand même, non ?— Dans Gossip Girl, rien n’a beaucoup de sens. C’est ce qui rend la série géniale. J’ai hâte de

voir la saison trois, mais elle n’est pas encore sortie en DVD.Bon sang, et dire que j’ai payé ce fichu DVD au prix fort ! Je me demande si je vais retourner dans

le futur, un jour, histoire de le récupérer… Mais cette idée s’avère trop effrayante, je préfère larepousser.

À présent, Serena et Dan sont dans le bus, et j’ai le vague souvenir qu’arrive une scène plutôtcoquine impliquant des fraises, mais je ne prends pas la peine de changer. Après tout, ça étendra lesconnaissances de Max. Je jette un coup d’œil dans sa direction : il ne regarde même pas la télé, tropconcentré qu’il est sur ses collages.

— Sur quoi est-ce que tu travailles ? lui demandé-je, curieuse.— Oh, je fais une sorte de livre de souvenirs pour quelqu’un. Avec des photos d’enfance, des trucs

comme ça.— Ah bon ? Des photos de qui ?— Mes sœurs et moi, enfants. Et j’ai aussi quelqu’un que tu vas reconnaître.Je mets le DVD en pause et m’approche de lui. Un petit Max, avec de grands yeux bruns… deux

petites filles… et un petit blond joufflu qui, en effet, me rappelle quelqu’un.— Oh, mon Dieu ! C’est David ? demandé-je en détaillant la photo. Il est adorable. J’ignorais

qu’il avait été aussi rondouillard !— Eh oui, un peu, mais c’était il y a longtemps. Il doit avoir dans les neuf ans, sur ce cliché.— Pour qui est-ce que tu fais cet album ?Nous sommes interrompus par la sonnette de l’entrée. Bizarre. À moins qu’on organise une fête ou

qu’on attende un invité particulier, c’est un son qui ne retentit quasiment jamais à Londres.— Ne fais pas attention, ce sont sans doute des Témoins de Jéhovah ou quelque chose du genre.— Je vais voir, propose tout de même Max, qui se dirige vers l’entrée pour décrocher

l’interphone.De mon côté, je retourne m’affaler sur le canapé et avale un autre Jaffa. Une minute plus tard, Max

repasse la tête dans la pièce.— C’est David, annonce-t-il.— Quoi ? Ici ? Maintenant ?Je saute du canapé, en plein accès de panique, et considère mon accoutrement. Outre le jogging, je

suis blême, coiffée comme un dessous de bras et j’ai une moitié de gâteau à la main.— Euh… oui, je viens de lui ouvrir, il monte.— Super ! Super. Dis-lui… Dis-lui que je suis sous la douche. (Je me précipite vers la télé, que

j’éteins rapidement, avant de fourrer la boîte du DVD de Gossip Girl sous le siège du canapé.) J’enai pour dix minutes, OK ?

Je suis ravie que ce soit David, bien entendu, sauf que je ne m’attendais pas à le voir alors que jesuis dans cet état. À la hâte, je troque mon jogging pour un tee-shirt bleu ajusté de chez Zara et monjean Seven for All Mankind. Puis je me brosse les cheveux et termine par une légère touche demaquillage, en restant naturelle – juste un peu de BB crème, de mascara, de blush et je discipline messourcils à l’aide de gel. Je jette le roman à l’eau de rose que je suis en train de lire sous mon lit,arrange rapidement la couette et ramasse une tasse oubliée qui finit dans le lavabo. Pas le temps depasser d’autobronzant, dommage, mais je n’ai pas le choix. Reste à espérer qu’il ne remarquera pasque j’ai changé de couleur, la prochaine fois qu’on se verra.

Quand je retourne au salon, David et Max semblent discuter travail.— Il faut absolument que tu t’y fasses admettre, dit David. C’est le genre d’opportunités à saisir,

sinon quelqu’un d’autre le fera à ta place.Il s’interrompt dès qu’il me voit arriver.— La voilà, commente-t-il en se levant.Je traverse la pièce et vais pour l’embrasser sur la joue, à cause de Max, mais lui m’embrasse sur

la bouche. Il a les cheveux humides et porte un chino et un tee-shirt polo rouge. Il est si beau, en fait,que l’appartement paraît encore plus moche par contraste. Même son imper bleu marine,négligemment posé sur le dossier d’une chaise, la rend plus bancale encore qu’à l’habitude. Je vaisdevoir parler au propriétaire pour qu’il la remplace, celle-là.

— Qu’est-ce que tu faisais sous la douche à cette heure ? s’étonne David.— Oh, tu sais, je m’octroie une matinée… enfin, une journée de repos. Et toi, qu’est-ce qui

t’amène ici ? Comment va ta petite patiente ?— Bien, il n’y a pas eu de complications.Il donne l’impression qu’on a retiré un gros poids de ses épaules.— Ah, c’est une bonne nouvelle ! Super, je suis contente.— Du coup, je n’ai pas eu besoin d’aller travailler, hier soir, et j’ai dormi quatorze heures. J’ai

l’impression d’être redevenu humain. Alors je me suis dit que j’allais passer voir si ça te disait defaire quelque chose.

Ben ça alors ! Jamais je n’aurais imaginé que David viendrait un jour jusque chez moi sous unepluie battante.

— Alors, comment tu as passé la soirée d’hier, finalement ? demande-t-il.— Oh, rien de bien extraordinaire… J’ai rejoint Rachel en ville et on a pris quelques verres.Je jette un regard en coin vers Max, qui a l’air un peu perplexe.— Mon planning est un peu serré, au travail, en ce moment, lui explique David. J’ai été obligé de

poser un lapin à Zoë au dernier moment, hier soir. Il va falloir que tu t’occupes d’elle quand j’enserai empêché.

— Je ferai de mon mieux, promet Max, avant de se lever brusquement. Tiens, il ne pleut plus. Jecrois que je vais sortir. Enfin, je vais d’abord m’habiller et puis sortir. Ça m’a fait plaisir de te voir,David.

— Moi aussi. On s’organise un match, un de ces quatre, OK ?Max me lance un drôle de regard en partant. Ma transformation éclair a dû lui paraître étrange,

mais bon, quelle femme voudrait que son petit ami la voie dans ma tenue de tout à l’heure ?— Bon, dis-je à David, tu veux sortir déjeuner ou faire autre chose ?Je sais que c’est idiot, mais je ne suis pas à l’aise avec l’idée de le recevoir chez moi, alors que

son appartement est infiniment mieux.Il penche la tête vers moi, jusqu’à ce que nous entendions la porte se refermer derrière Max.— Eh bien, sachant que je ne t’ai pas vue depuis une semaine… je répondrais volontiers : « autre

chose ».Et il me donne un baiser. Que je lui rends, mais alors qu’il commence à m’entraîner vers la

chambre, je résiste.— Quoi ?— Rien ! Mais bon, je suis encore un peu fatiguée de ma soirée alcoolisée d’hier, et puis… On ne

s’est pas vus depuis des siècles, tu ne veux pas qu’on discute un peu, d’abord ? Histoire de rattraperle temps perdu ? Il s’est passé des tas de trucs, cette semaine. J’ai eu mon entretien, tout ça.

Il a l’air surpris, mais il recouvre très vite ses bonnes manières.— Il faut que tu me racontes ça. Allons déjeuner, alors. Où voudrais-tu aller ?— Peu importe… Attends, je vais chercher mon sac, d’accord ?Je m’éclipse avec un sourire. C’est étrange. Même si je suis hypercontente que David soit passé à

l’improviste, au fond de moi j’avais bien envie de rester tranquillement à regarder la télé. Mais je mereprends. Depuis quand est-ce que je préfère me vautrer devant la télé en mangeant des biscuits plutôtque voir David ? Ça doit être les restes de ma gueule de bois. Je me brosse les cheveux de nouveau,attrape mon sac à main et cours le rejoindre.

Chapitre 19

Le lundi matin je suis dans le salon d’essayage à aider Mme Murdoch, l’une de nos fidèlesclientes, à choisir entre deux robes mi-genou à imprimé aztèque, une rouge et une bleue.Mme Murdoch est réputée pour sa lenteur dans la prise de décision, il lui faut non seulement du tempsmais aussi moult compliments de la vendeuse avant de craquer. Aujourd’hui, cependant, sa valse-hésitation ne me dérange pas, car nous ne sommes pas trop occupées. Enfin, mon cerveau est trèsoccupé, lui. Je me demande quand j’aurai la réponse, pour le poste d’acheteuse adjointe. La dernièrefois, je l’avais reçue assez vite, mais elle était négative. Alors que cette fois…

— Bien sûr, la rouge est très gaie, commente-t-elle. Mais la bleue est jolie aussi, non ?— C’est vrai, la bleue vous va à ravir. Elle fait ressortir vos yeux.Elle recule d’un pas et se jauge en souriant.— Vous l’avez encore en vert ?Mme Murdoch est incroyable, elle connaît nos collections mieux que nous.— Absolument. Je vais vous la chercher.Depuis l’ordinateur de la caisse, je vérifie les tailles que nous avons en stock quand Karen

s’approche de moi.— Message de Julia, au sixième, annonce-t-elle, s’efforçant de sourire. Elle demande que tu

montes la voir à 12 h 30.— Ah, mais je ne suis en pause qu’à 13 heures…— Pas de problème, affirme-t-elle entre ses dents. Je prendrai la mienne à ta place, on peut

échanger.Voilà une évolution intéressante. Karen est furieuse, et pourtant elle se montre polie. Ce qui ne

peut signifier qu’une chose… Essayant de contenir mon excitation, je m’empresse d’aller retrouverMme Murdoch avec une taille 42.

Après l’attente habituelle, le temps qu’il se trouve quelqu’un pour m’embarquer avec lui dans

l’ascenseur, j’atteins le bureau de Julia. Seth et elle m’y attendent, devant un plateau sur lequel sontdisposés des sandwichs et des tasses de thé.

— Zoë ! Asseyez-vous donc, me dit Julia en repoussant sa queue-de-cheval d’une longueurimpressionnante derrière son épaule, pour taper quelque chose sur son ordinateur.

Alors que j’obtempère, j’admire son chemisier en soie sans manches, son jean skinny couleurpistache et ses sandales à talons compensés roses. Seth est déjà assis, une tasse de thé avec sasoucoupe à la main, le petit doigt au garde-à-vous.

— Prenez-en une petite tasse, m’invite-t-il en me resservant lui-même.Il désigne l’assortiment de mini-sandwichs… et de brownies ! Je frémis d’impatience. Ils ne

m’offriraient pas de brownies si je n’avais pas décroché le poste, tout de même ? Dans ma tête, jefais déjà sauter les bouchons de champagne avec Rachel et Kira, j’appelle David pour lui annoncerla bonne nouvelle…

— Alors, commençons par la mauvaise nouvelle, annonce Julia. Notre choix s’est porté surquelqu’un d’autre pour le poste d’acheteur adjoint.

J’ai l’impression qu’elle vient de me jeter une tasse de thé glacé au visage.— Quoi ?! Enfin, je veux dire… Ah, je vois.La nouvelle est particulièrement décevante, je sens déjà un nœud se former dans mon estomac.

Pourquoi m’ont-ils fait monter jusqu’ici pour m’annoncer ça ? Et ces brownies, c’est un lot deconsolation ?

— Nous avons décidé de prendre quelqu’un qui connaît déjà les rouages du domaine, m’expliqueJulia.

Je me fais des films, ou est-ce qu’elle a l’air déçue ? Non, je crois qu’elle l’est. Et moi donc ! Çaaurait été tellement cool de travailler avec elle.

— En revanche, la bonne nouvelle, intervient Seth, c’est que nous vous avons trouvé un rôleparticulièrement intéressant.

Ah oui ? Super ! Ça sonne bien, en tout cas.Il repose sa tasse et ajuste sa cravate.— Nous vous nommons donc Responsable générale des tendances.C’est à mon tour de reposer ma tasse, avant d’en renverser une pour la deuxième fois ce mois-ci.

Responsable ? Générale ? Tendances ? Quoi ?!— Waouh ! Euh… Qu’est-ce… Qu’est-ce que ça veut dire ? demandé-je d’une toute petite voix.Julia jette un coup d’œil en direction de Seth.— Je vais peut-être vous expliquer tout depuis le début. Nous entrons dans une phase de multiples

changements stratégiques, chez Marley’s. Nous essayons d’être un peu plus novateurs et en avancesur notre temps.

— Et un peu moins coincés dans les années 1990, complète Seth. 1890, je veux dire.— Nous avons donc besoin de quelqu’un qui suive les tendances, reprend Julia. Qui sache où

pulse la mode et soit capable de nous informer des attentes des clients, de ce qui va se porter, ce quisera recherché. Plus précisément dans le domaine de la mode féminine, bien sûr. D’ailleurs, au sujetde mode féminine, je… Nous voulons que vous soyez la plus impliquée possible dans les achats,ajoute-t-elle en échangeant un regard avec Seth.

— Que vous gardiez un pied dans l’aspect pratique des choses, renchérit son acolyte.— Nous allons donc vous allouer un OTB6 pour chaque saison…— Dont vous userez comme bon vous semble ! complète Seth en ouvrant grand les bras dans un

geste théâtral.Je hoche la tête, tentant désespérément de dissimuler la panique qui m’envahit. Qu’est-ce qu’OTB

peut bien vouloir dire ?— À l’avenir, j’aimerais aussi que vous parcouriez les showrooms, que vous donniez votre avis,

que vous nous accompagniez à des défilés, déclare Julia.En entendant « showrooms », « avis » et « défilés », je commence à me détendre. Ça, je

comprends.— C’est… merveilleux ! Je suis très honorée. C’est un nouveau poste ? demandé-je, histoire de

gagner du temps.Seth éclate d’un rire tonitruant.— Bien sûr que c’est un nouveau poste. Vous n’imaginiez tout de même pas que nous avions

besoin d’une Responsable des tendances pour nous aider à racheter les mêmes robes chemisiers etnos éternels chapeaux tous les ans ?

— Euh… non, dis-je en les regardant tour à tour. Et y a-t-il… une liste écrite des tâchesattendues ? Des choses qui tombent dans mes attributions ?

En d’autres termes : « Qu’est-ce que vous attendez de moi ? »— Vos attributions sont vastes, m’informe Seth. Prévision des tendances générales et tableaux

d’humeur avant chaque saison, rapports de tendances à faire circuler, disons sur une basehebdomadaire, rapports au conseil d’administration, réunions du CA…

— Pardon, juste une seconde. Je suis au conseil d’administration ?— Uniquement en tant que membre associé, précise Julia d’une voix apaisante.Je hoche la tête, essayant de garder mon sang-froid.— Ça va s’étendre sur toutes sortes de domaines, en fait, notamment le MV, dit Seth, à quoi Julia

acquiesce. (Je fais « oui » de la tête moi aussi, même si j’ignore ce qu’est le MV7.) Pour commencer,je pense qu’il faudrait faire une petite présentation des prévisions de tendances pour la saison àvenir. Tu ne penses pas, Ju ?

— Oui, on adorerait entendre votre avis là-dessus, répond celle-ci. Vous avez un véritable instinctpour ça. Jusque-là, vos prédictions se sont avérées extrêmement justes. C’en est incroyable,d’ailleurs.

— Mais…Le mot m’a échappé avant que j’aie pu le retenir. « Mais » je n’ai en réalité rien prédit du tout, je

me suis souvenue, nuance. « Mais » je n’ai rien suivi des défilés de mode de cet automne parce quej’étais au fond du trou à cause de la rupture avec David. « Mais » je nage en pleine imposture et je nevais jamais être à la hauteur de ce job.

— Mais quoi ? s’étonne Julia.Mes interlocuteurs échangent un regard perplexe, comme s’ils venaient de se rendre compte que je

ne suis pas aussi enthousiaste que je le devrais. Je sens mon pouls battre fort dans ma gorge. Deuxoptions s’offrent à moi : soit j’avoue que je ne suis ni capable de détecter les tendances ni qualifiéepour le poste ; soit… je fais avec.

— Mais rien ! J’étais juste en train de penser que je devais donner ma semaine de préavis à Karen.— En effet. Vous commencez donc dans une semaine aujourd’hui.OK. Il me reste donc une semaine pour respirer, pour assimiler tout ça. Et puis je songe que je ne

les ai même pas interrogés sur mon salaire. J’hésite brièvement entre poser la question et passer pourune fille intéressée ou ne rien demander et avoir l’air nunuche, avant de décider que nunuche, c’estencore pire.

— Nous souhaiterions vous faire commencer à soixante mille livres, m’informe Julia. Avec vingt-cinq jours de congés par an et, bien sûr, cinquante pour cent de remise sur vos achats en magasin.

Je lui renvoie un regard très digne.— Ça me va.Soixante mille livres par an ! C’est plus de trois fois ce que je gagnais jusque-là ! Je n’en reviens

pas. Certes, c’est terrifiant, mais je dois bien être capable de repérer les tendances et de faire desprésentations. Ça ne peut quand même pas être si compliqué !

Je parviens à me contenir pendant le trajet en ascenseur – ils m’ont donné un passe – et ensuitejusqu’à la caisse, où je me saisis de mon portable, avant de me précipiter dehors. Là, j’exécute unepetite danse, sur le trottoir de Regent’s Street. Maintenant que la peur s’est dissipée, je suiseuphorique. Ce matin, j’étais au rez-de-chaussée et maintenant je suis Responsable des tendances.

Responsable générale des tendances ! Je compose le numéro de Rachel.— Salut, répond-elle. Comment ça va ? Et ton entretien ?Je suis soulagée qu’elle ait l’air normale, et pas brisée par son chagrin d’amour avec Jay.

Évidemment, elle est au bureau, c’est le dernier endroit où elle irait pleurnicher. Du moins j’espère.— Eh bien, je n’ai pas eu le poste d’acheteuse adjointe, mais tu parles à la nouvelle Responsable

générale des tendances de Marley’s Limited.J’ai l’impression d’entendre son hurlement me parvenir depuis son bureau de St Paul.— Quoi !? Mais qu’est-ce que ça veut dire ?— Ça veut dire que je vais devoir repérer les tendances et déceler ce qui va faire le buzz. Et pour

ça, ils vont me payer… beaucoup.Nouveau hurlement strident.— Déceler ce qui va faire le buzz ? Ils te paient pour être Paris Hilton, quoi ! Oh, bon Dieu, Zoë,

félicitations ! Il va falloir qu’on fête ça.— Oui ! Mais attends, Rachel… Ça va toi, je veux dire, le truc avec Jay ?Elle émet un son indéfinissable.— Je suis contente de m’en être sortie en un seul morceau. Écoute, je te rappelle plus tard. Et

encore félicitations.Une fois que j’ai raccroché, je ne peux réprimer un éclat de rire, en me rappelant combien j’étais

malheureuse, à ce même endroit, sous la neige, la veille de Noël. Ça n’arrivera pas, cette fois, car jeserai…

Une minute ! Si j’accepte ce nouveau boulot, qu’adviendra-t-il quand je vais partir à New Yorkdans moins d’un mois ? Ou pour le formuler différemment : si je pars aux États-Unis, vais-je devoirfaire une croix sur mon job de rêve ?

Je prends le parti de ne pas m’inquiéter de ça pour l’instant. Je pourrai peut-être rester un peu etrejoindre David pour Noël, une fois que j’aurai acquis de l’expérience, afin de chercher un postesemblable aux États-Unis. À moins qu’ils acceptent de me faire travailler pour eux là-bas ! Aprèstout, je suis « générale ». Je retourne à l’intérieur pour présenter ma démission.

Je sers un gros mensonge à Karen.— Ça a été un plaisir de travailler sous votre direction. J’ai énormément appris, et je suis heureuse

de continuer à collaborer avec vous.Elle hoche la tête, le visage déformé par l’effort surhumain qu’elle déploie pour afficher un

sourire. Il est évident qu’elle ne sait pas comment réagir, à présent que sa novice a rejoint le sixièmeétage.

— Pour moi aussi, ça a été un plaisir, Zoë, parvient-elle à dire, ajoutant avec un petit rire : J’aitoujours su que vous aviez du potentiel.

— Oui, j’en suis persuadée, dis-je, énigmatique. Harriet avait posé sa matinée, mais elle vient à ma rencontre dès son arrivée.— Zoë ! Tu ne vas pas croire ce qui s’est passé !— Quoi ?— On a essayé de s’introduire chez nous en notre absence ! s’exclame-t-elle en secouant la tête. Tu

avais raison ! Ils ont failli entrer, mais comme l’alarme ne fonctionnait pas, maman avait fait poser unverrou supplémentaire sur la porte. Comment tu savais, Zoë ? Comment tu as pu savoir ?

— En fait… aucune idée, je bafouille, sans grande conviction. J’ai eu… un pressentiment, voilàtout.

Harriet m’observe pendant une longue minute, avant de conclure :— Tu dois être médium.— Tu crois ? dis-je d’une petite voix. Vraiment ?— Attends, ce n’était pas ce genre de trucs que tu faisais avec Julia, l’autre fois, quand vous

parcouriez les rayons ? Des prédictions ?Je ne suis pas très à l’aise avec le mot de « prédictions ».— Eh bien… En quelque sorte. Au fait…Et je lui raconte comment j’ai obtenu mon nouveau poste de Responsable générale des tendances.— Alors là, tu vois, ça ne m’étonne pas. Tu es médium ! (J’essaie de la calmer, mais elle continue

sur sa lancée.) Tu vas pouvoir prédire les nouvelles tendances, ce qui va se vendre ou pas ! Grâce àtoi, ils ne pourront plus se tromper.

Je ne veux pas lui dire qu’elle a tort, que je ne suis pas médium, car l’explication est plutôtpratique. D’un autre côté, il faut absolument que je la fasse taire, avant que toute cette histoirem’échappe.

— Écoute Harriet, je te demande de n’en parler à personne, d’accord ? Promets-le-moi.— Mais bien sûr, affirme-t-elle sans hésiter. Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en

enfer ! Et puis, se hâte-t-elle d’ajouter, même si tu n’étais pas médium, Zoë, tu serais géniale sur ceposte. J’en suis sûre et certaine.

— Merci.Pourvu qu’elle ait raison.

6. Open-to-buy : budget achat.7. MV : le merchandising visuel désigne la mise en place, l’agencement des articles dans un magasin.

Chapitre 20

Pour ma première journée en tant que Responsable générale des tendances, j’arrive chargée d’uncappuccino et d’un exemplaire du Vogue de septembre sous le bras. Je l’avais déjà lu la premièrefois, bien sûr, mais j’en ai tout de même besoin, il fera office de munitions. C’est vraiment bizarre depasser devant Bruce, l’agent de sécurité, puis de traverser le rez-de-chaussée pour ne m’arrêter quedevant l’ascenseur.

Alors que je monte au sixième (grâce à mon propre passe tout neuf !), je me rends compte soudainque je n’ai pas reçu le moindre message de David, et encore moins une carte d’encouragement. Trèsvite, je balaie cette pensée mesquine. Le pauvre a autre chose à faire que d’aller courir les boutiquespour me trouver une carte de vœux, entre deux opérations. Et puis, je l’ai vu pas plus tard qu’hier.

Depuis une semaine, le temps s’est rafraîchi et le ciel a viré au gris. Du coup, j’ai passé presquetoutes mes soirées à la maison, plongée dans tout ce qui m’est tombé sous la main en matière d’achatde mode, à tenter de comprendre précisément en quoi consiste la « recherche de tendance ». J’ai ainsidécouvert qu’OTB signifiait « Open-to-buy », autrement dit le budget consacré aux achats denouvelles tendances. Max a été absent la majeure partie de la semaine – il a évoqué un mystérieuxvoyage de dernière minute chez lui –, je ne l’ai donc pas vu beaucoup. Et j’avoue que j’ai appréciéd’avoir l’appartement pour moi toute seule.

Et puis surtout, le meilleur, David et moi avons passé tout le samedi et le dimanche matinensemble. Il était éreinté, nous sommes donc restés tranquillement chez lui, hormis une sortie àHampstead Heath, samedi soir, pour un concert en plein air. Et la soirée en plein air s’est poursuivieaprès le concert, si vous voyez ce que je veux dire. J’ai eu du mal à me détendre complètement, jen’arrêtais pas d’entendre des bruits, mais j’étais tellement contente de le revoir après toute unesemaine que le jeu en valait la chandelle.

Et voilà, on est lundi matin et je suis là. Je ne sais même pas à qui je dois me présenter, je parsdonc en quête de Julia. Aujourd’hui, elle porte un pantalon style camouflage J Brand avec un petithaut sans manches très mignon, et je la trouve en train de consulter distraitement ses mails en sirotantun café.

— Bonjour ! m’accueille-t-elle. Bon, on va aller vous installer. On vous a prévu un bureau, et toutce qu’il faut, lance-t-elle par-dessus son épaule tandis qu’elle me guide à travers les bureaux del’open space.

Quelques têtes se retournent sur mon passage qui me mettent un peu mal à l’aise – ça ne fait pas unpeu amateur, d’apporter Vogue au bureau ? Est-ce que je n’ai pas l’air de vouloir jouer les bonsélèves ? Sur le chemin, Julia me présente à plusieurs personnes – l’association pantalon camouflageet talons hauts semble être l’uniforme en vigueur, ici – dont j’oublie les noms presque instantanément.Enfin, elle m’indique mon nouveau bureau.

— Il n’est pas très grand, mais vous avez une belle vue.Je n’ai jamais eu mon propre bureau avant. Celui-ci a une fenêtre qui donne sur les toits de Soho,

un fauteuil à roulettes, une fameuse chaise Ghost de Philippe Starck et un Mac flambant neuf. Et puis,il y a mon nom sur la porte : « Zoë Kennedy, Responsable générale des tendances ». Comme momentclé de ma vie, celui-ci restera dans mon trio de tête, avec le jour où je me suis réveillée en juillet

alors que je pensais être en hiver, et le premier baiser échangé avec David après mon retour dans letemps.

— Nous avons une réunion achats à 11 heures. Salle de réunion, précise-t-elle. Vous pourrez vousjoindre à nous ? Bon, je suis débordée, il faut que je file.

Je traverse le bureau en songeant, incrédule :J’ai un bureau !Fini de rester debout huit heures par jour ! L’occasion vaut bien une photo. Je prends un cliché en

vitesse, de peur que quelqu’un ne me surprenne, puis j’allume mon ordinateur. Voilà. Nous y sommes.J’ai un ordinateur, j’ai un téléphone, j’ai un bloc-notes et un stylo, il est temps de devenirResponsable des tendances. Un sentiment de panique couve en moi, que je parviens à maîtriser assezvite. J’ai peut-être un peu triché pour en arriver là, mais à présent que ça y est, je suis tout à fait enmesure de m’acquitter de la tâche.

Je passe l’heure qui suit à surfer sur les sites de tendances et les blogs de mode, à prendre desnotes, puis je compare avec le site de Marley’s, qui paraît coincé au Moyen Âge. Je suis en train denaviguer sur les sites de Selfridges, Liberty et Harvey Nichols pour y glaner quelques idées, quandquelqu’un entre dans le bureau, les bras chargés d’un énorme bouquet de roses roses. Une douzaine ?Deux ? Difficile à savoir, je n’en ai jamais reçu autant de ma vie. Rectification : personne ne m’en ajamais envoyé.

— Vous avez du courrier ! lance Seth, qui tend le cou derrière les fleurs. Regardez ce que j’aitrouvé abandonné à la réception, avec personne pour l’aimer.

— Oh, mon Dieu !Je me précipite et lui prends le bouquet des mains. Viendrait-il de mon père ? C’est peu probable,

mais pas impossible. Pourtant non. La carte dit : Pour Zoë, que ton premier jour soit un succès.

D. Bizz Je suis extrêmement touchée, et je me sens d’autant plus honteuse d’avoir eu ces pensées

mesquines un peu plus tôt, face à son absence d’encouragements. Je lui enverrais bien un texto sur-le-champ, si Seth n’était pas encore planté là, à attendre que je lui fasse des confidences sur ma vieprivée.

— Il vient de qui ?— Mon petit ami.— Ouuuuuh ! s’exclame-t-il en se laissant tomber sur la chaise Ghost. Racontez-moi tout, je veux

tout savoir : qui est-il, que fait-il, depuis combien de temps êtes-vous ensemble ?Voilà au moins une série de questions auxquelles je suis en mesure de répondre avec confiance

aujourd’hui.— Il s’appelle David. Nous sommes ensemble… (Je dois faire un petit calcul.) depuis un peu plus

de trois mois. Il est chirurgien cardiaque.Je sais que c’est snob, mais j’adore dire ça aux gens et les regarder hausser des sourcils

admiratifs. C’est justement la réaction de Seth en cet instant.— Ouh, là, là ! fait-il en hochant la tête. Gentil garçon, bon travail, ajoute-t-il en prenant l’accent

de la mère juive. Ce n’est pas ici que vous risquez de rencontrer quelqu’un, alors tant mieux pour

vous, ma chère. Je me suis dit que j’allais passer vous souhaiter la bienvenue… et vous transmettreune copie du dernier rapport de tendances de notre agence précédente.

Il me présente un dossier d’une épaisseur alarmante, très professionnel mais avec un logo des plusoriginaux sur la couverture.

— Donc vous… enfin nous ne travaillons plus avec eux ?— Non. Nous plaçons désormais tous nos espoirs en vous. (Il me décoche un grand sourire et

disparaît, avant de repasser la tête par la porte.) Vous venez à la réunion des achats ? Je pense yassister aussi.

Ah, oui, la réunion. Il est déjà 11 heures. Regardant le rapport de tendances du coin de l’œil, jeprends mon bloc-notes et je rattrape Seth. Nous arrivons presque ensemble dans la salle de réunion.Ne sachant pas du tout à quoi m’attendre, je suis soulagée de constater que nous sommes peunombreux : cinq personnes, dont Seth et moi. C’est Julia qui fait les présentations. Clara, la brune auxcheveux longs, est merchandiser – autrement dit, en charge du budget – et il y a Amanda, la fille qui aobtenu le poste d’acheteuse adjointe que je convoitais. Elle est jolie, la peau sombre, vêtue d’unejupe plissée verte et d’un chemisier en lin blanc assorti d’un collier Peter Pan. Bizarrement, sa tenueressemble presque exactement à l’uniforme que je portais à l’école, et elle me rappelle l’élèvemodèle, Deidre Hegarty, qui un jour m’avait dénoncée pour avoir fumé dans les toilettes.

Elle paraît surprise de ma présence et jette à Julia un regard interrogateur.— Zoë est notre nouvelle Responsable des tendances, explique Julia, et je voulais avoir ses

impressions à l’occasion de cette réunion. Zoë, pour vous mettre un peu au courant, nous décidonsaujourd’hui de la répartition du budget pour la prochaine collection mariage. Nous avons Wang,Berketex, Temperley…

Je prends un siège et tâche d’afficher une expression assurée tandis que Julia fait circuler descatalogues couverts de photos de robes de mariée.

— Mais ce que nous avons surtout besoin de savoir, intervient Seth, c’est ce que Kate va porterl’année prochaine. Enfin, en espérant que ce soit bientôt annoncé.

— En effet, si seulement on le savait, ça nous faciliterait grandement la tâche, approuve Julia. Moi,je miserais bien sur Temperley.

— Ou bien une artiste qui monte, comme Sophia Kokosalaki ? suggère Amanda, sur le tonempressé de la candidate à un jeu télévisé.

— Peut-être. Ou McQueen ? propose Seth. Ils n’ont pas eu une très bonne année, avec Lee et toutça, mais…

— Oui, peut-être. Et vous, Zoë ? Vous avez des idées ? me demande Julia.— Pas vraiment, dis-je sans réfléchir.Mais quelle idiote ! Pourquoi ne pas évoquer Issa ? Quoique… Je ne sais même pas s’ils font les

collections mariage.— Bon, on ignore encore s’il y aura ou pas de mariage royal, mais où sentez-vous les tendances,

dans ce domaine, pour la saison prochaine ?Tout le monde s’arrête de parler et se tourne vers moi. J’ai la gorge qui devient sèche, car en fait,

les tendances mariage, je ne les sens nulle part. Pour être tout à fait honnête, je n’y connais rien dansce domaine-là. Je dois bien avouer n’y avoir jamais songé.

— Hm… (Je m’éclaircis la gorge.) Je crois que l’on verra…Julia fronce les sourcils, et moi, je me répète désespérément :

Dis quelque chose, dis quelque chose, n’importe quoi !— Je crois que l’on verra des robes plus courtes, plus décontractées. Des robes que les gens

auront envie de remettre. C’est la crise, personne n’a envie d’un achat qui ne se porte qu’une fois.Personne n’a l’air très convaincu, mais il me semble avoir parlé sur un ton confiant, du moins je

crois. Bien que ma tentative soit complètement hasardeuse. Et, maintenant que j’y réfléchis, sansdoute complètement nulle aussi.

Julia affiche une expression qui semble dire : « peut-être ».— Bien, pour la saison prochaine, nous voulons mettre en avant les marques britanniques, mais

nous ne pouvons pas faire exclusivement du britannique. Je suggère donc vingt pour cent Berketex…Je me concentre de toutes mes forces, mais c’est comme si la conversation se déroulait en langue

étrangère. Quand je comprends de quoi ils parlent, ils ont déjà changé de sujet. Je me contente doncde noter soigneusement les expressions que je veux rechercher plus tard : assortiment, SSQ8, àdonnées comparables… Remarquant que Seth m’observe avec curiosité, je cache discrètement monbloc afin qu’il ne puisse pas lire ce que j’écris.

Je crois que je commence à comprendre les enjeux en présence : Clara est pour que nous restionssur des formules qui ont fait leurs preuves, alors que Julia milite plutôt en faveur d’une meilleurereprésentation dans notre budget des créateurs plus modernes.

— Nous les avons très bien vendues, l’année dernière, insiste Clara. On a écoulé quatre-vingtspour cent du stock dans toutes les tailles dès les quatre premières semaines. Pourquoi ne pas lancer lamême commande ?

— Non, justement, c’est trop saison dernière ! proteste Seth.Je souris intérieurement. Qui d’autre que Seth pourrait faire ce genre de remarques sans être

ridicule ?— OK, voici les dix modèles de Bellina qui nous plaisent pour le mois prochain, poursuit Julia en

faisant passer un autre catalogue. J’ai besoin de l’avis de tous, afin de réduire ça à trois modèles.Tout le monde à l’exception de Clara, qui entre des chiffres dans sa calculatrice, observe

attentivement les robes, moi y compris. Un modèle nommé Séville attire mon attention. Elle est trèsjolie, avec une broderie en dentelle sur la jupe. Il y a aussi une robe au niveau du genou, qu’ilsappellent Malibu, et une autre, Moonlight, avec une ceinture. Pour ce qui est des autres, elles sontquasi identiques – des soies crème, des bustiers avec détail en nacre et des jupes unies. J’ai beauregarder de près, honnêtement je ne vois pas de différences. Est-ce un piège ? Une sorte de blagueque l’on fait aux nouvelles ?

— Pour moi, aucune hésitation, commence Amanda en désignant le modèle Moonlight. Celle-ci,avec la ceinture bleue.

Tout le monde murmure son approbation, comme si cela allait de soi.— Qu’en pensez-vous, Zoë ? demande Julia.Je croise les doigts mentalement et pose l’index sur un modèle, au milieu, qui ne se démarque pas

vraiment des deux qui l’entourent.— Oooh ! Controversée ! commente Seth.— En effet, le choix est inhabituel, ajoute Julia. Pourquoi celle-ci ?Quoi ? Mais de quoi parlent-ils ? Je m’attends à ce que quelqu’un s’écrie : « On t’a bien eue ! »,

mais ils me regardent tous avec intérêt.— Je trouve qu’elle a quelque chose de différent, je réponds d’une toute petite voix.

— Pourtant vous avez dit préférer les robes courtes, intervient Amanda. Pourquoi ne pas avoirchoisi la mini-robe ?

Son front lisse s’est plissé, et quelque chose me dit qu’elle n’est pas du genre à s’en laisser conter.J’essaie d’éluder.— Eh bien, je croyais qu’on avait déjà assez de mini dans nos autres choix, non ?Dieu merci, tout le monde semble accepter ma réponse et je réussis à traverser le reste de la

réunion sans autre incident.— Au fait, Zoë, m’interpelle Julia au moment de partir, vous avez récupéré l’adresse de Keira ?— Euh… Oui, je l’ai à mon bureau. Je vous l’envoie par mail.Oh, bon sang ! J’avais oublié ma célèbre amie Keira Knightley.Je file à mon bureau, ferme la porte et me précipite sur l’ordinateur, où je tape « Keira Knightley

agent » dans le moteur de recherche. Quelques coups de fil plus tard, que je passe à voix basse depeur d’être entendue dans le couloir, je réussis à dégotter une agence de relations publiques quiaccepte les livraisons pour Keira. Je note l’adresse et, reposant le combiné, je manque de m’évanouirlorsqu’on frappe à ma porte. C’est Amanda. L’espace d’une seconde, je l’imagine s’adossant à laporte et lançant : « La représentation est finie. »

À la place, elle me dit simplement :— Zoë, vous pourriez me faire un bref rapport sur les tendances maillots de bain ? Je suis en train

de passer en revue notre collection « Croisière ».— Euh… Oui, bien sûr. Puis-je avoir des photos de la collection en question ? Ou une liste de ce

que vous avez déjà ?Elle fronce les sourcils.— Ça ne fonctionne pas vraiment comme ça.— Bien sûr… (Et comment est-ce que ça fonctionne, alors ?) Mais pourriez-vous quand même

m’envoyer du… euh… matériel… Afin que je puisse me lancer, d’accord ? Merci !Je me lève et la pousse presque dehors, avant de retourner à l’abri derrière mon bureau, où je

rentre « collection croisière » dans le moteur de recherche. Je suis presque certaine de savoir de quoiil s’agit, mais je préfère vérifier tout de même.

Ça doit faire cet effet-là de cambrioler une maison ou, pour une actrice, de monter sur scène sanssavoir son texte. Pour la première fois, je me demande si je ne ferais pas mieux de tout avouer à Juliaet Seth. De leur avouer, peut-être, que même si je suis sûre d’avoir un instinct naturel pour la mode,j’ai besoin d’une formation sur les rouages du métier… Parce que je ne comprends rien à ce qu’ilsdisent.

Sauf que je ne suis pas certaine d’avoir cet instinct dont je me targue pour la mode. Peut-êtresimplement que j’ai une bonne mémoire, voilà tout.

Pour éviter de me laisser engloutir par la panique, je me sers un discours sévère et censé meremonter le moral.

Allez, tu peux y arriver. Tu apprendras.Embarquant l’adresse de Keira, je me dirige vers le bureau de Julia en lui expliquant qu’il vaut

mieux lui envoyer les articles via son agent.— Super. Justement, j’ai sélectionné quelques pièces pour elle. Envoyons-les-lui et nous pourrons

faire suivre ça d’une annonce à la presse.Elle me désigne deux robes sublimes, une longue, en soie, avec des imprimés bleu ciel et rouges

sur fond bleu marine, assez ajustée, manches courtes et bas à volants ; et une plus courte, ravissanteen véritable mousseline de soie bordeaux, avec une sorte de motif en cuir sur les épaules. Je les aidéjà vues !

— Ah, c’est du Pilar Norman. Elles vont s’arracher, celles-ci. En fait, je suis sûre qu’on va lesécouler toutes dès la première semaine.

— Vous croyez ? On n’en a pas beaucoup, peut-être devrait-on en commander quelques-unes enplus au fournisseur, dans ce cas. Vous pensez que Keira va les aimer ?

— Oh oui ! Je la vois tout à fait dans ces deux-là.Ce qui est vrai.— Super. Écoutez, Zoë, je vais devoir m’absenter quelques jours. Ça vous dirait de vous rendre

sur un showroom à ma place, et de rencontrer un nouveau créateur ? Il s’appelle Peter Sembello, et saboutique d’exposition est à Marylebone.

— Peter Sembello ? Oh oui, j’adorerais !— Parfait. N’hésitez pas à demander à Amanda, si vous avez un doute sur quoi que ce soit.Je suis soulagée qu’elle me fasse encore confiance après ma performance à la réunion de ce matin.

Et je suis encore plus soulagée d’avoir déjà entendu parler de Peter Sembello, dont je sais d’avancequ’il va faire un malheur. Enfin, j’ai l’impression d’avoir retrouvé la terre ferme.

Je retourne à mon bureau – mon bureau ! –, poussant devant moi un portant avec les articlesdestinés à Keira. Ça y est, je suis dans la Mode avec un grand M. Je m’installe, reboostée, et me metsà travailler sur le rapport de tendances maillots de bain pour Amanda. Heureuse que personne nepuisse me voir, je cherche d’abord « tendances maillots de bain » dans Google. Et j’entreprends depasser au crible les millions de résultats possibles, me concentrant en priorité sur les thèmesrécurrents, enregistrant les images et notant les sources. Je suis sidérée par les contrastes entre lesopinions. La blogueuse A pense que nous assistons à un retour aux années 1950 ; le site B, enrevanche, croit beaucoup aux trompe-l’œil. Qui a raison ? Les deux ? Aucun des deux ? Je n’en ai pasla moindre idée.

Je décide d’abandonner mes recherches sur les maillots de bain pour le moment, et me plonge dansla lecture du rapport de tendances précédent, afin de m’assurer que je suis sur la bonne voie. Au boutde quelques pages, mon humeur replonge dans les bas-fonds. Car ce rapport est génial : extrêmementdétaillé, contenant des tonnes de chiffres et d’informations, des pages entières d’analyses de« discussions » en ligne sur diverses marques, et les répartitions des bénéfices pour tous les grandsmagasins londoniens.

Bon sang ! Jamais de la vie je ne serai capable de pondre un truc pareil. Jamais ! C’est unecatastrophe. Un instant, j’ai une envie folle de prendre mon manteau et de m’enfuir pour ne jamaisrevenir.

C’est le moment que choisit Seth pour passer la tête à la porte.— Tout va bien, très chère ? Je me disais qu’on devrait fixer une date pour votre première

présentation…— OK. Oui. Je suis sur les maillots de bain, là, lui réponds-je, alors que la panique menace de me

submerger complètement. Mais je peux enchaîner sur un rapport plus… vaste bientôt… euh, oui.— Très bien. Alors disons… disons… Mardi 31 août ? Avant la LFW ?Voilà au moins un acronyme que je connais : la London Fashion Week.— Est-ce qu’il ne serait pas plus judicieux de la faire après ? Ainsi je pourrai dire aux gens ce que

j’ai vu dans les défilés ? expliqué-je d’une voix faiblarde. C’est vrai, New York n’aura pas encorecommencé…

Seth secoue la tête.— Quand ça a été vu dans les défilés, c’est déjà de l’histoire ancienne, ma chère, entre les iPhone,

les blogueuses et les quotidiens.— Ah… OK, alors.Nous sommes le 16 août aujourd’hui, ce qui me laisse à peine plus de deux semaines pour prévoir

ce qui fera les gorges chaudes de la Fashion Week de Londres. Fastoche.— Et à qui suis-je censée faire cette présentation ? Au CA ou… ?— Juste à nous autres, les acheteurs et les vendeurs, je pense. Du moins pour l’instant.— Ah, super. Enfin, très bien, je veux dire. Je lisais justement le rapport de l’ancienne agence,

ajouté-je avec soulagement. Il est impressionnant.— Oh, oui, ils sont bons. Mais ne vous inquiétez pas, ma chère, précise-t-il, vous n’avez peut-être

pas leurs paramètres, leurs logiciels, leur personnel et leur expérience, en revanche, vous avez uninstinct fiable. C’est tout ce qui compte, d’accord ?

— Si vous le dites.8. Schedule Sales Query : outil permettant d’avoir accès à des données chiffrées sur les ventes d’un produit.

Chapitre 21

Incapable de supporter le stress une minute de plus, je quitte le bureau à 17 h 30 pile. Quand Maxrentre à la maison, j’ai troqué ma tenue de travail pour un vieux tee-shirt gris, passé mon autobronzantet je suis affalée sur le canapé devant Twilight, un paquet de croûtons entamé devant moi, dans lequelje pioche sans conviction.

— Comment s’est passée ta première journée ? me demande-t-il.— Pffff… (C’est tout ce que je parviens à trouver comme réponse, que j’accompagne d’une main

levée qui indique « Comme ci, comme ça. ») Et toi, ton voyage ?— Mon voyage ? Ah oui, bien. Je me suis contenté de retourner chez mes parents au pays de

Galles. C’est là qu’ils se sont installés depuis leur retraite. Même s’ils risquent de déménager denouveau.

Je suis sur le point de lui demander pourquoi, mais il poursuit rapidement.— Je te sers quelque chose ? Un thé ? Une vodka ? Des cachets ?— Je veux bien du thé, merci. Framboise et fleur de sureau, si possible.Il me jette un regard égaré.— Comment je fais ça ?— Dans la boîte rose.— Ah. Et un thé rose qui marche, un !Au moment où il s’éloigne, mon téléphone vibre. Un texto de David, qui répond enfin à mon

message de ce matin, dans lequel je le remerciais pour les fleurs. Ravi qu’elles t’aient plu. Suis au boulot. C’est dingue ici, mais j’ai hâte de te voir

vendredi. Gros bibis. Hum, « gros bibis », pas mal.Max revient, une tasse de thé à la main qu’il me tend, avant de se laisser tomber près de moi sur le

canapé. Il s’est muni de son magazine Nature et d’un bol de céréales. J’ai remarqué depuis peu qu’ilutilise toujours le même bol, comme un prisonnier. Je me redresse un peu dans le canapé.

— Tu sais, tu peux utiliser la même vaisselle que moi. À moins bien sûr que ce ne soit pour desraisons religieuses, ou un truc du genre.

— Non, c’est juste par habitude. Dans mon appartement précédent, on procédait comme ça. Chacunavait son bol et son assiette et on n’utilisait que ceux-là. Ça évitait les disputes au sujet dela vaisselle.

— Max ! C’est donc pour ça ? C’est pour ça que tout est si propre et rangé à présent ?— Un peu, oui.Je suis sur le point de lui dire d’arrêter, qu’il n’a pas besoin de se soucier de la vaisselle, mais je

m’abstiens. Après tout, si ça marche…Nous regardons Twilight dans un silence apaisant. Une partie de moi suit l’histoire, notamment

Robert Pattinson dont je n’arrive pas à décider si je le trouve mignon ou pas, et l’autre partie seréjouit de pouvoir être là, assise avec quelqu’un sans avoir besoin de lui parler.

— OK, dis-moi si je me trompe, avance Max au bout d’une dizaine de minutes. Ce type a au moinsun million d’années, c’est ça ?

— Oui, enfin, quelques centaines, plutôt.— Et il a une fortune et des pouvoirs magiques illimités. Alors qu’est-ce qu’il fabrique encore au

lycée ?— Je sais… c’est bizarre. Il pourrait chercher à vaincre le cancer, au moins.— Ou développer une forme d’énergie durable. Ou encore, je ne sais pas, faire un puzzle géant.

Qu’est-ce que tu ferais, toi, si tu pouvais faire tout ce que tu voulais ?— Quoi, si j’avais des super pouvoirs ? Excellente question. Hormis les trucs évidents comme

soigner le cancer ou la paix dans le monde et sauver la planète ? Et savoir faire mon job ?— Oui, hormis ça.— Eh bien… Quand j’étais petite, je voulais devenir danseuse étoile. C’est extrêmement

contraignant physiquement, n’empêche, ça doit être merveilleux. Mais aujourd’hui, j’aimerais ouvrirmon propre magasin. Une jolie boutique.

— Ah oui ? Tu pourrais le faire, me dit-il gentiment.— J’aimerais bien, mais ce n’est pas aussi facile que ça en a l’air. Il faut d’abord un gros capital

de départ, bien sûr, et une idée originale, et puis il faut très bien connaître le marché, avoir du soutienet un vaste réseau… Mais bon, c’est ce à quoi j’aspire, un jour.

— Mais ton nouveau travail devrait t’y aider, non ? Ton poste dans les tendances.— J’espère bien, sauf que pour l’instant c’est plutôt flippant. Je me sens vraiment en danger, je ne

comprends rien de ce que me disent les gens, je passe mon temps à bluffer…— Ce n’est pas si mal, ça montre que tu apprends.Je ne l’avais pas vu sous cet angle.— Sans doute. N’empêche, je regrette de n’avoir pas fait des études de mode, ou au moins passé

un diplôme dans la mode juste après mon bac, au lieu de me lancer dans le management.— Qu’est-ce qui t’en a empêché ?— Je n’en sais rien. C’était vraiment bête de ma part. Tout le monde semblait sûr que j’allais me

lancer dans une carrière typiquement féminine, comme les relations publiques, alors j’ai voulu lesfaire mentir. Et puis, je croyais que ce serait intéressant. En plus… la femme qui m’a fait passer monentretien était super bien habillée, j’avoue.

— Quoi ?— Ben oui, elle portait un magnifique chemisier marron en soie mate avec un pantalon en cuir noir

et un collier de perles fabuleux. Sans oublier ses escarpins, une tuerie ! Alors, moi je me suis dit :« Si j’accepte ce poste, j’aurai les moyens de m’habiller comme ça. » Quelle idiote ! J’ai vitedéchanté.

— Comment ça ?— Ben, j’ai grandi, je me suis rendu compte qu’il n’y avait absolument rien de glamour là-dedans.

Et toi, dis-moi, qu’est-ce que tu ferais si tu avais des super pouvoirs ?— Je trouverais un moyen de soigner la maladie d’Alzheimer.— Ah bon ?Je me sens quelque peu superficielle, quand je compare nos ambitions respectives.— Mais en attendant, reprend-il, je serais déjà bien content si mon expérience aboutissait. Ce n’est

pas une personne toute seule qui trouvera la solution, tu sais, ce sera l’addition de plusieurs

découvertes.— Eh bien, je croise les doigts pour toi.Soudain, je songe que les commentaires de David sur la prétendue excentricité de Max n’étaient

pas fondés. Il me paraît au contraire très dévoué à son travail.Nous regardons Kristen Stewart monter dans sa Jeep pour se rendre à l’école à travers la forêt

déserte.— Je trouvais ça trop génial, dans les films américains ou dans les séries, quand les ados allaient

à l’école en voiture, commente Max.— Moi aussi ! Je pensais exactement la même chose ! Enfin, je ne l’envie pas de vivre là où elle

vit, c’est gris et lugubre, on dirait l’envers du décor.— Non, c’est super, au contraire. J’y suis allé. Pas à Forks, mais j’ai passé une semaine à camper

dans l’État de Washington. J’avais l’impression d’être dans un autre monde, tellement c’était sauvageet isolé… Personne à des kilomètres à la ronde, hormis quelques ours.

Ça ressemble à l’idée que je me fais de l’enfer.— Je n’aime pas trop le camping.— Tu plaisantes ! Tu n’aimes pas vivre un peu à la dure ? Ça alors, je suis choqué.— Eh ! Je ne suis pas une princesse, je n’aime pas le camping, c’est tout. (Sur ce, je sors ma lime

et entreprends de me faire les ongles.) Je te signale que je suis allée à l’Irish College, alors la vie àla dure, je sais ce que c’est.

— C’est quoi, l’Irish College ?— Une sorte de goulag dans l’ouest de l’Irlande, où on t’apprend à parler l’irlandais. Ils te

conseillent de ne pas prendre de jeans à cause de l’humidité, et pour eux, une salade, c’est unetranche de jambon et une de tomate. Et on te renvoie à la maison si tu as le malheur de parler anglais.Enfin, c’est sympa quand même.

— OK, je retire ce que j’ai dit. Les grizzlis ne te font pas peur. Et tes vacances de rêve, ce seraitquoi ? Deux semaines à Bali ? Shopping illimité à New York ?

— Le shopping à New York, ça marche à tous les coups, j’admets. Mais ce que j’adorerais le plus,ce serait de traverser les États-Unis en voiture. Partir de New York et aller jusqu’en Californie.

— Moi aussi. J’ai pas mal sillonné la Californie en voiture, mais je ne suis pas beaucoup sorti del’État. Il y a déjà tant à faire, là-bas. La route du vin, Big Sur, le désert…

— Ça a l’air merveilleux.Je me demande si je ferai jamais quelque chose d’aussi grandiose. J’espère bien que oui.Je passe la main sur ma jambe pour voir si l’autobronzant est sec.— Ça y est, tu es cuite ? demande Max.— Oui, c’est bon, réponds-je en riant sans pouvoir m’empêcher de rougir.— Désolé. C’est juste… Je croyais avoir tout vu, en grandissant avec deux sœurs, mais jamais je

n’avais rencontré quelqu’un qui possède un tel arsenal de produits de beauté et une quantité pareillede gadgets.

— De quels gadgets tu parles ? protesté-je. Je n’ai aucun gadget.— Et comment est-ce que tu appelles ça, là, ce truc qui grince ?— Quoi, ça ? C’est un repousse-cuticules ! Ne me dis pas que tu n’en as jamais vu avant !— Jamais, et surtout je n’ai jamais entendu ce terme.— Eh bien, je ne vois qu’une explication : tu as été élevé dans une étable.

Je lui jette le bâtonnet et il l’attrape sans effort. Nous rions ensemble. Je m’apprête à lui donnerune tape sur le bras, mais je m’interromps. Ce serait un peu… déplacé, non ? Ce n’est pas que jeflirte avec lui, évidemment, mais… Je suis consciente que je porte un short très court et que noussommes assis assez près l’un de l’autre sur le canapé. Son bras chaud et bronzé effleure le mien unefraction de seconde, puis il détourne les yeux.

À l’écran, Edward vient de se transporter à l’autre bout du parking pour sauver Bella d’une mortcertaine.

— Et voilà ! m’exclamé-je. Il utilise ses super pouvoirs à bon escient, tu vois, il lui a sauvé la vie.— Pas trop tôt, commente Max. Enfin il se rend utile.J’éclate de rire et le regarde du coin de l’œil alors qu’il est concentré sur la télévision. Il porte un

tee-shirt vert et ses longues jambes sont moulées dans un jean assez étroit – une récente acquisitionapparemment. Le vert lui va bien, ça met en valeur ses yeux noisette et son teint hâlé. J’adorerais lerelooker. Je lui ferais porter des verts et des gris, des coupes un peu plus ajustées, peut-être une joliechemise de batiste bleue, des velours noirs étroits…

Je me demande ce que Max dirait, s’il savait que j’ai remonté le temps et que je n’ai pas réussi àempêcher le moindre accident, désastre ou acte de terrorisme – à l’exception du cambriolage chezHarriet, bien sûr. Il me trouverait sans doute tout aussi nulle qu’Edward.

Son téléphone se met à sonner et il jette un coup d’œil à l’écran avant de mettre l’appareil sursilencieux.

— Ce n’est que ma sœur, m’informe-t-il. Je la rappellerai.Il a l’air triste.D’un ton léger, je lui demande :— Tout le monde va bien, chez vous ?Il hoche brièvement la tête, sans en dire davantage. Bizarre. D’abord il est réticent à me donner

son numéro, ensuite ce voyage précipité… Ses parents seraient-ils en train de se séparer ou quelquechose du genre ? Quoi qu’il en soit, mieux vaut changer de sujet, je ne veux pas me mêler de ce qui neme regarde pas.

— Bref, pour en revenir à Edward… On ne sait pas ce que ça fait d’avoir deux cents ans, lui fais-je remarquer. Si ça se trouve, il a essayé de soigner le cancer, mais ça n’a pas marché, alors il va àl’école parce qu’il faut bien s’occuper. (J’agite mon pied gauche pour faire sécher le vernis.) Avoirdes super pouvoirs, c’est peut-être plus compliqué qu’on ne l’imagine.

Max approuve d’un hochement de tête.— Avec les grands pouvoirs viennent les grandes responsabilités, déclare-t-il en prenant la voix

rauque des bandes-annonces de films à suspense.Je réplique avec enthousiasme :— Tu l’as dit !

Chapitre 22

Je parviens à survivre au reste de ma première semaine de travail, notamment parce que je mecache dans mon bureau pour préparer ma présentation. J’entrecoupe mes séances de quelques viréesdans Soho, afin d’absorber un peu les styles de la rue. C’est l’aspect le plus amusant de mon activité,sauf que la plupart des tendances que je vois – les bottines au niveau de la cheville portées avec desrobes d’été ou les chignons noués au sommet du crâne qui font fureur – ne risquent pas d’être trèsutile chez Marley’s. Je remarque cependant quelques jupes à taille haute, sans pour autant êtrecapable d’en déduire quoi que ce soit. En portera-t-on encore l’été prochain ou pas ? Je n’ose meprononcer.

Le temps fort de ma semaine reste ma visite du showroom de Peter Sembello, un peu à l’écart deMarylebone Street, qui lui sert aussi d’atelier. Il est très agréable avec moi, me montre des pilesentières d’échantillons de cuirs et de divers matériaux et me décrit sa nouvelle collection printemps-été 2011, qu’il déclare inspirée de ses balades dans les rues de Milan, la ville natale de son père.Les sacs sont superbes, tous en cuir très doux dans de magnifiques tons de rose, vert et peau, lesformes élégantes, les garnitures simples, les rayures discrètes. Il a des tas de fourre-tout et de sacs àbandoulières unisexe, dont il prédit qu’ils vont faire fureur l’an prochain. Selon lui, les « It bags »sont sur le déclin, ils seront bientôt remplacés par les « that bags », des sacs plus petits. Une noisettesur laquelle je me jette comme un écureuil affamé. Je ressors de là inspirée et reboostée, avecl’impression d’avoir enfin appris des choses. (En plus, il m’a offert un sac !)

Le vendredi, je suis à mon bureau, plongée dans The Sartorialist9, à me demander si porter desmocassins sans chaussettes avec le pantalon retroussé peut être qualifié de tendance quand on frappeà ma porte. C’est Clara, la merchandiser.

— Je me disais que nous pourrions voir vos commandes de chez Peter Sembello, annonce-t-elle enentrant.

— Ah bon ? Je n’avais pas compris que j’étais censée passer des commandes. Je croyais que Juliavoulait juste que j’y aille pour jeter un coup d’œil.

Clara fronce les sourcils.— Non, elle m’a demandé de discuter des commandes avec vous, et elle veut qu’elles soient

passées avant son retour.Bon sang ! Je ne pensais pas que Julia me ferait aussi aveuglément confiance pour les achats.

Heureusement que Clara est là, elle a l’air de savoir ce qu’elle fait.— Très bien, dis-je en souriant. (J’ai décidé, chaque fois que je me sens un peu débordée, de

prendre un air léger et ultraconfiant.) Alors… C’est la première fois que je fais ça, vous pourriezpeut-être m’expliquer rapidement comment ça se passe, ajouté-je avec autant d’assurance quepossible.

— En fait, tout dépend de vous. Choisissez autant de styles que vous voulez.— OK, voyons…Je regarde les photos, essayant de deviner ce qui ferait un bon mélange de styles et de couleurs.

Clara m’observe attentivement. J’aimerais mieux qu’elle me laisse seule.Je prends un crayon et entoure quelques modèles. Clara lâche un cri étouffé et me tend une feuille

de papier. Oups.— Vous savez quoi ? Je vais prendre le temps de bien regarder tout ça. Je peux revenir vers vous

un peu plus tard ?C’est une question rhétorique, destinée à la mettre dehors, et elle le comprend car elle sort.Une fois débarrassée de Clara, je parviens à me concentrer correctement. C’est bien plus

compliqué qu’il n’y paraît, de faire les courses quand ce n’est pas pour soi. Je dois même demanderà Amanda où je peux me procurer nos meilleures ventes de sacs des trois dernières années, cequ’elle m’indique à contrecœur. Enfin, je retourne voir Clara et, ensemble, nous passons commandede vingt modèles de sacs, ce qui s’avère très satisfaisant. Au moins je suis certaine d’avoir faitquelque chose de bien, car la marque Peter Sembello va se vendre comme des petits pains, ça, j’ensuis certaine.

Je sors déjeuner chez Benugo (quelle joie de pouvoir s’offrir de bons petits repas sans avoirbesoin de se soucier du prix !). En rentrant au bureau, je me dirige vers la kitchenette pour me faireun café quand j’entends des voix. D’après les chuchotements et les éclats de rire, je devine qu’ilsmédisent de quelqu’un.

Je reconnais la voix d’Amanda.— Enfin, on peut lui inventer un titre et lui donner un bureau où faire joujou, mais pourquoi faut-il

qu’elle ait aussi des responsabilités dans les achats ? Il est évident qu’elle n’a aucune idée sur laquestion. Clara a dit qu’elle avait passé les commandes complètement au hasard.

Au hasard ? La garce, elle m’a dit que c’était bien !— J’avoue que j’attends son rapport de tendances avec impatience, ajoute quelqu’un d’autre en

ricanant.L’espace d’un instant, j’ai la désagréable impression qu’il s’agit de Seth, mais c’est Louis,

l’acheteur du rayon hommes, à qui j’ai à peine adressé la parole. Je me fige sur place, consciente queje devrais m’en aller mais incapable de faire un geste.

— Ça ne me dérangerait pas trop, mais Julia sait pertinemment que j’ai de l’expérience dans lesaccessoires. Pourquoi a-t-on demandé à cette fille d’acheter chez Sembello ? poursuit Amanda sur unton amer. Qu’est-ce qu’elle a comme expérience, elle ? Hormis d’avoir travaillé au rez-de-chaussée.

Louis se met à glousser.— Tu sais bien pourquoi ils l’ont embauchée…— Pourquoi ? Avec qui elle couche ? persifle Amanda. (Quelle garce, décidément !) Oh non, ne

me dis pas… C’est parce qu’elle est copine avec Keira Knightley. Tu déconnes !— C’est juste une histoire d’argent. Ils devaient réduire les dépenses, et elle leur coûte bien moins

cher que l’agence qu’ils utilisaient jusque-là. En plus, Seth va pouvoir se servir d’elle comme porte-voix pour faire passer ses idées.

Aïe. Je m’apprête à m’éloigner sur la pointe des pieds, au moment où j’entends une dernière chose.— Quoi qu’il en soit, je ne crois pas qu’elle connaisse quoi que ce soit aux tendances, et encore

moins aux achats, conclut Amanda. Dans quelques semaines on devrait être débarrassés d’elle.— C’est sûr. On a du Sweet’N Low, ici ? Je suis en pleine détox.J’en ai assez entendu. Je fais demi-tour et sors du bâtiment. J’ai besoin de m’éclaircir les idées.

Les joues en feu et la gorge nouée, je me sens à la fois humiliée et horrifiée. Est-ce donc là ce quetout le monde pense de moi ? Que je bluffe, que mon poste n’est qu’une couverture ou que j’ai couchéavec quelqu’un pour l’obtenir ? Ou encore que je ne suis là que pour jouer le petit perroquet de

Seth ?C’est vrai, susurre une méchante voix dans ma tête. Tu bluffes, tu ne prédis rien du tout. Tu n’es

qu’une vendeuse qui a eu de la chance.Je m’immobilise au milieu du trottoir, juste devant Starbucks. OK, OK, peut-être que je bluffe,

mais ça ne signifie pas que je sois incapable d’y arriver. Je vais faire semblant, jusqu’à y arriverpour de bon.

Je commande un double expresso et retourne au bureau d’un pas décidé. Fini de surfer sur le net,j’ai besoin d’idées neuves, qui ne circulent pas déjà partout. J’entreprends de téléphoner à tous lesresponsables relations publiques que je peux joindre, afin de me présenter et de leur demander desdossiers de presse. J’enchaîne sur quelques agents de créateurs, avec lesquels je prends rendez-vouspour découvrir leur travail avant la Fashion Week de Londres. Enfin, j’appelle Sinead Devlin, qui medonne de judicieux conseils, sous ses airs de ne pas y toucher.

— Chaque saison suit plus ou moins le même processus, tu connais ça, me dit-elle. Tu as tes troisnouvelles tendances, tes deux grands classiques, et là-dedans, tu auras toujours une tendance rétro,une ethnique et une que je qualifierais de… futuriste. Tout ce qui est métallique a la cote, en cemoment, je parierais là-dessus pour la tendance futuriste de la saison prochaine.

Tout en calant mes rendez-vous, je commence à me confectionner un tableau de tendances. Je mefiche bien de marcher sur les plates-bandes d’Amanda, ou celles de qui que ce soit d’ailleurs. Je vaisleur sortir une présentation qui va les scotcher, ces salopards.

À 18 heures, je quitte le travail et retrouve Rachel pour un verre. Nous jouissons encore d’unesoirée chaude et baignée de soleil, alors au lieu de faire la queue au comptoir d’un pub, nousachetons des bières bien fraîches dans une petite épicerie et les emportons à Golden Square. Nous nesommes pas les seules à avoir eu l’idée, le parc est bondé. Il y a même un groupe qui a installé un filtendu au ras du sol et s’entraîne à jouer les équilibristes.

Nous commençons par les nouvelles de Rachel. Côté travail, elle avance sur son dossier,lentement mais sûrement – j’aimerais tant pouvoir lui annoncer qu’elle va l’emporter, mais je doisme contenter d’encouragements. Côté personnel, Jay lui a proposé deux fois de prendre un verre aveclui, et elle a refusé.

— Super ! lui dis-je, admirative. Ça doit être dur, non ?— Non, en fait, c’est assez facile. Je pense que si on était restés ensemble un mois de plus, ou si je

n’avais pas découvert le pot aux roses, ça aurait peut-être été difficile. Mais je m’en suis sortie justeà temps.

J’acquiesce, ravie de ce que j’entends.— Et puis… J’ai réfléchi…Elle s’interrompt si longtemps que je dois insister au moins une vingtaine de fois avant qu’elle

poursuive.— Eh bien, Jay est super beau et il y avait vraiment une alchimie unique entre nous, mais il n’était

pas si gentil que ça avec moi.Elle a parlé lentement, comme s’il s’agissait d’une révélation.— En effet, je pense que tu as raison, dis-je, songeuse, comme si je venais juste d’y penser.— En revanche, quelqu’un comme Oliver… Tu vas me trouver mesquine, mais…— Quoi ?— Eh bien, il est… Il n’est pas… Enfin, il a un bon boulot et tout, mais il a la carrure d’un géant.

Et puis, il a les oreilles décollées. Et il porte toujours ses tenues de vélo et il est toujours un peutrop… enthousiaste. (De nouveau, je hoche la tête.) Mais ce serait peut-être la meilleure solutionpour moi, tu vois. De me rabattre sur Oliver. C’est vrai, il est sympa, après tout…, estime-t-elled’une voix désolée. C’est peut-être ce que font les gens, en réalité, c’est peut-être ça, le secret.

— Je ne crois pas que tu aies besoin de « rabattre » tes exigences. C’est vrai, quoi, je ne les ai pas« rabattues », moi.

— Non ! Mais toi, tu as de la chance. David est beau, intelligent et brillant, et puis il est gentilavec toi, mais sans l’être trop. Parfait, quoi !

— C’est vrai, acquiescé-je en songeant pour la millionième fois que je suis une veinarde.— Alors, dis-moi, et ton nouveau boulot ?— Comme ci, comme ça. C’est excitant, mais je suis totalement dépassée. Je travaille sur une

présentation et je n’ai pas le commencement d’une idée sur la manière de la conduire, bref, j’ail’impression de naviguer en pleine imposture.

— Si ça peut te consoler, c’est aussi ce que je ressens à peu près tous les jours.— C’est vrai ?— Absolument. N’oublie pas qu’ils ne t’auraient pas embauchée s’ils n’étaient pas persuadés que

tu étais capable d’y arriver. Tu as un talent, ils l’ont repéré, et c’est pour ça que tu es là où tu es.J’aimerais tant lui dire la vérité. Au lieu de quoi, je me contente d’acquiescer.— Max me dit la même chose. Il a vraiment été super toute la semaine, il m’encourage beaucoup.

(Je souris en songeant à son conseil : « Demande-toi ce que ferait Christina Aguilera. »)— Et David, il en dit quoi ? Tu l’as vu récemment ?Je secoue la tête.— Pas depuis le week-end dernier. Mais on s’envoie des SMS, et il m’a fait livrer un splendide

bouquet de fleurs pour mon premier jour.— C’est mignon… N’empêche, il doit te manquer.— Oui, mais j’ai décidé de prendre ça un peu comme une relation longue distance. Je savais que le

mois d’août serait dur. Et puis, je le vois demain.— Super. Qu’est-ce que tu as prévu pour ton anniversaire ? Ça te dit toujours, la soirée karaoké ?Je hausse les épaules en me souvenant du désastre que fut mon anniversaire la dernière fois.— Non, pas un karaoké. Je préférerais un petit dîner en groupe restreint, genre toi, moi, David,

Harriet, Kira, Max… (De nouveau, je souris.) Max m’a parlé d’un super concert justement ce soir-là.Un truc de folk new-wave métal, quelque chose comme ça. Mais je lui ai répondu qu’un dînersuffirait.

— Zoë, tu envisages de voir le docteur, dans un futur proche ?— Qui, David ? Je viens de te dire que je le voyais demain, pourquoi ?— Non, je voulais dire « un » docteur. Car je te crois atteinte d’une forme d’obsession.— Quoi ?— Tu t’es entendue ? « Max et moi on a fait ci… L’expérience de Max avance bien… Max pense

que je devrais faire comme Christina Aguilera… »— N’importe quoi ! Ça n’a rien d’obsessionnel. J’ai un petit ami et Max est mon colocataire !

(Tout en parlant, je réfléchis : est-ce que je passe mon temps à faire allusion à Max ?) C’est un ami,voilà tout. Il se trouve qu’il m’a tenu compagnie pendant que David était occupé au travail.

— Hm, hm. Il te tient compagnie, hein ? OK, OK, arrête, me supplie-t-elle alors que je lui tape sur

le bras. Je sais bien qu’il ne te plaît pas. Enfin, il est bien, mais il ne boxe pas dans la mêmecatégorie que David…

— Bien sûr que non !Tout en disant ça, bizarrement, je ressens un drôle de sentiment. De la culpabilité. Comme si je

venais de me montrer déloyale envers Max. Sauf que si je l’avouais à Rachel, elle comprendrait toutde travers, alors je préfère changer de sujet. Nous nous mettons à discuter de ma soiréed’anniversaire.

9. Blog de mode créé en 2005 par le New-Yorkais Scott Schuman.

Chapitre 23

Je rentre à la maison vers 21 heures et retrouve Max, les pieds sur la table basse, en train demanger des céréales à la cuillère dans son mug attitré, tout en jouant à un jeu vidéo. Il a l’air encoreplus mal rasé qu’à l’habitude, et porte le même tee-shirt que lors de notre première rencontre, celuiavec la tache d’encre. Dès que je le vois, je suis soulagée : Rachel a vraiment tout faux. Même si jen’étais pas avec David, je ne vois pas comment je pourrais être attirée par un homme qui joue à desjeux vidéo. Et puis, je ne lui plais pas non plus. Comment serait-ce possible, d’ailleurs, alors que jeretire mes jolis vêtements et mon maquillage à la seconde où je rentre ?

J’enfile mon bas de jogging – ma « tenue de soirée », comme je l’appelle – et vais rejoindre Maxsur le canapé. Au début, on s’asseyait à l’écart, chacun sur un siège différent, mais à présent je mesens suffisamment à l’aise pour m’affaler près de lui, afin d’éviter le siège cassé.

— Tu joues à quoi ?— Zelda, me répond-il d’une voix monocorde, levant à peine les yeux. Je dois secourir une

princesse désincarnée et lui permettre de retrouver son enveloppe corporelle.— Tiens, il y avait du courrier pour toi.Je lui passe l’enveloppe que j’ai ramassée au rez-de-chaussée, ouvrant de mon côté une lettre de

ma mère. Qui contient une petite annonce pour un poste de vendeuse chez Brown Thomas à Dublin.C’est la troisième fois qu’elle m’envoie une offre d’emploi sur Dublin depuis que j’ai emménagé àLondres.

Max jette un rapide coup d’œil à son enveloppe, avant de l’abandonner à côté de lui.— Pas besoin de l’ouvrir, commente-t-il en agitant sa télécommande comme s’il s’agissait d’une

épée.À l’écran, un petit bonhomme animé combat un monstre.— Ah bon ?— Non, c’est une VTFF.Il appuie brutalement sur une touche et la tête du monstre s’envole avec un « boum » satisfaisant.

En voyant mon expression perplexe, il ajoute :— « Va te faire foutre. » Merci d’avoir postulé pour le job, mais non merci.— Mais tout ça va changer dès que ton expérience aura abouti, non ?Il secoue la tête.— Tu te souviens, quand je t’ai dit que mes données semblaient correctes ?— Euh… Oui.— Eh bien, depuis peu, ça m’a l’air beaucoup moins bon. J’ai peur de m’être embarqué sur la

mauvaise piste, finalement.— Zut.Cela fait quelques jours que je ne l’ai pas vu, j’ignorais donc tout de ce problème. Il me donne

l’impression de passer tout son temps au labo, même si une fois, où je m’étais réveillée à 4 heures dumatin, j’ai vu de la lumière sous sa porte.

— Mais tu peux recommencer une autre expérience, non ?La grimace qu’il me fait est supposée être un sourire.

— En théorie, je peux recommencer des centaines de fois, mais ça coûte cher et dans six mois, jen’aurai plus de soutien financier. Enfin, dans cinq mois, pour être précis.

Je m’installe à angle droit, face à lui, déterminée à l’aider à trouver un plan d’action.— Ah bon ? Alors, qu’est-ce que tu vas faire quand les fonds seront taris ?Il met son jeu sur pause, lâche la télécommande et se passe les mains dans les cheveux.— Je ne veux même pas y penser, admet-il. Je suis en train de postuler ailleurs, et si j’ai un peu de

chance, j’obtiendrai peut-être une bourse à l’étranger…— Aux États-Unis ?— Possible, mais ce serait une sacrée veine. On m’a offert quelque chose en Suisse, c’est donc une

possibilité, le problème, c’est que ça impliquerait d’abandonner ce sur quoi je travaille ici. Et puis,je n’ai pas très envie de quitter le pays en ce moment.

Je ne l’ai jamais vu aussi morose, lui qui est toujours si enjoué d’ordinaire. Les sourcils froncés,j’essaie de trouver le moyen de l’aider ou de le conseiller.

— Le scénario idéal, ce serait quoi, alors ?— Que j’obtienne un résultat probant à mon expérience actuelle, que je puisse en tirer un bon

article qui serait publié dans une revue renommée comme Science ou Nature. Avec ça dans mabesace, je serai quasi certain de décrocher un job.

Je l’ai déjà vu lire ces journaux scientifiques, c’est visiblement l’équivalent dans son domaine deWomen’s Wear Daily ou Vogue.

— Si seulement je pouvais avoir une boule de cristal, que j’aie le moyen de connaître les résultatsde cette expérience, succès ou impasse… Alors j’abandonnerais le navire et je sauterais sur l’autreoffre.

Je hoche la tête, tout en essayant désespérément de me rappeler si David avait mentionné quoi quece soit à ce sujet. J’aimerais tant pouvoir dire à Max ce qui va se produire, ou lui donner un espoir.

— Je suis désolée, dis-je malgré moi. Je ne m’en souviens pas.— Comment ça, tu ne t’en souviens pas ?— Non, je veux dire que je n’en sais rien.— Mais pourquoi avoir dit que tu ne t’en souvenais pas ?Les sourcils froncés, il m’observe attentivement.— Ça m’arrive parfois, je mélange mes phrases. Par exemple, je dis « Merci » au lieu de « Au

revoir ».— Hm, marmonne-t-il, sans pour autant cesser de me regarder bizarrement.— En fait…Je ferme la bouche. Je n’en reviens pas, j’allais lui avouer que j’avais voyagé dans le temps ! Il

croirait que je me suis cogné la tête et appellerait David ainsi qu’une ambulance sur-le-champ. Jem’apprête à changer de sujet quand la pièce se retrouve soudain plongée dans l’obscurité, télé ycompris. Je lâche un cri strident.

— Putain, qu’est-ce qui se passe ? fait Max.Je le sens se lever à côté de moi.— Oh, merde, une coupure de courant !J’avais complètement oublié que c’était arrivé, la première fois, tandis que je regardais la télé

toute seule.— Je vais vérifier la boîte à fusibles, annonce Max.

— Ce ne sont pas les fusibles, c’est une panne de courant. Regarde, toute la rue est plongée dans lenoir.

— En effet, constate-t-il en regardant par la fenêtre. Je vais appeler la compagnie d’électricité,histoire de vérifier qu’ils sont sur le coup.

— Pas besoin, ils auront tout rétabli d’ici minuit.— Comment tu sais ça ?Il se retourne vers moi. Je distingue tout juste son visage, mais à son expression, je redoute d’en

avoir trop dit.— Ça se passe toujours comme ça quand il y a une panne généralisée. En attendant, on a des

bougies et des allumettes dans le placard sous l’évier. J’y vais.Je me dirige à tâtons vers la cuisine.— Laisse, j’y vais, dit Max dans mon dos.Je fais demi-tour et me heurte à lui. Il m’aide à recouvrer mon équilibre en me prenant par les

épaules.— Ne bouge pas, m’intime-t-il gentiment tout en se dépêtrant de moi.Mains tendues, je trouve le canapé et m’assieds avec précaution. Bizarre, la sensation que j’ai

ressentie – comme de l’électricité – au contact de ses doigts sur mes bras nus. Sans doute le choc.Après quelques minutes, Max revient et commence à allumer des bougies, qu’il aligne sur la table

basse. Une fois qu’une dizaine de flammes scintillent dans la pièce, il s’arrête et, après un instantd’hésitation, il se laisse tomber à côté de moi.

— Bon, fait-il, tu connais de bonnes histoires de fantômes ?Le moment de malaise se dissipe et nous éclatons de rire. Bientôt, nous recommençons à discuter,

de façon encore plus animée que les autres fois. Nous parlons de nos familles respectives, notretravail, nos amis, et de toutes les petites choses sans intérêt et que l’on ne raconte qu’à ceux que l’oncôtoie au quotidien. Une drôle d’intimité nous enveloppe, renforcée par la pénombre. Je mesurprends à lui trouver un beau visage, à la lumière des bougies, avant de me rappeler que c’est lecas pour tout le monde.

Max vient de terminer son anecdote sur la fois où, au labo, ils avaient décidé de s’offrir descadeaux au hasard d’un tirage au sort et que sa bougie parfumée avait échu par erreur à un professeurémérite extrêmement impressionnant. Maintenant il se tait, les yeux rivés sur les flammes vacillantes.

— Zoë…— Oui ?Pour une raison qui m’échappe, le ton de sa voix m’inquiète un peu.— Tu sais, la fois où nous avons parlé de ces mineurs chiliens coincés dans un puits l’autre

semaine, et tu as dit qu’ils allaient s’en sortir indemnes ?— J’ai dit ça ? Je ne m’en souviens pas.Je me giflerais. Bien sûr que je l’ai dit.— Si, tu l’as dit, et tu avais l’air très sûre de toi, même. Et maintenant, tu affirmes que le courant

sera rétabli à minuit. Pourquoi est-ce que tu parles du futur de cette façon ?Comme j’aimerais lui avouer la vérité ! Mais est-ce que je le peux ? Est-ce que je le pourrai un

jour ?Sans me donner le temps d’y réfléchir davantage, je me lance. Se retrouver dans le noir me facilite

la tâche.

— Tu te rappelles le matin où on s’est rencontrés chez David ? Où j’étais particulièrementdésorientée ?

— J’y pensais, justement.— Eh bien, la raison pour laquelle j’ai paniqué, c’est que la nuit précédente, je m’étais endormie

en décembre.— En décembre dernier ? demande-t-il, perplexe.— Non, en décembre prochain. Décembre 2010. Je me suis couchée dans mon lit à moi en

décembre, et réveillée dans celui de David en juillet. Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais j’airemonté le temps.

— C’est… Désolé, Zoë, mais c’est impossible.Mon cœur se serre. J’aurais dû me douter qu’il ne me croirait pas. J’essaie de répondre à toutes

ses questions – comment je me sentais en me réveillant, si j’avais pris de la drogue ou d’autressubstances, si je ne me suis pas cogné la tête…

— Désolé, conclut-il enfin, mais je ne peux pas admettre qu’une chose pareille ait pu se produire.Attention, je ne dis pas que tu es mythomane, se hâte-t-il d’ajouter, je pense simplement qu’il doit yavoir une autre explication. Tu es peut-être atteinte d’une forme d’amnésie ou alors…

Je termine sombrement :— Ou alors je suis folle.— Je n’ai pas dit ça.N’empêche, les mots restent en suspens.— Est-ce que tu as des preuves ? reprend-il soudain. Des événements mondiaux que tu pourrais

prédire pour appuyer ta théorie ? Des résultats sportifs, des accidents, des tremblements de terre…Je me creuse la cervelle. Et finalement, l’idée surgit.— Oui, j’ai quelque chose ! Tu sais, les mineurs chiliens dont tu parlais justement…— Et alors ?— Eh bien, ils sont tous en vie. Ils vont faire passer un message à quelqu’un… Je ne me souviens

plus exactement comment, mais le message dira quelque chose du genre : « Nous sommes vingt-trois,tous sains et saufs dans un abri. »

Max hausse les sourcils.— Tu es sûre de ça ?— Certaine.— OK, nous pourrons le vérifier. Mais en attendant, je pense que tu devrais te faire aider.Je me lève.— Il doit être tard. Je vais aller me coucher.— Zoë, tu sais que je ne…— Ça va, je dois me lever tôt, c’est tout. N’oublie pas d’éteindre les bougies.Je quitte rapidement la pièce, soulagée qu’il ne puisse pas voir mon visage. Max étant un

scientifique, je m’étais imaginé qu’il se montrerait moins sceptique face à des phénomènes étranges.Mais en fait, c’est tout le contraire. Et maintenant, il me prend pour une cinglée. Comme je regrette delui avoir dévoilé mon secret !

Chapitre 24

— C’est mon anniversaire le week-end prochain, dis-je nonchalamment.— Je sais, réplique David en se resservant du café. J’ai peut-être passé les quinze derniers jours

sur une autre planète, mais je me rappelle tout de même les événements importants.Nous sommes dimanche en fin de matinée, nous nous trouvons à la terrasse de chez Daniela, le

petit salon de thé en bas de chez David. J’ai passé la nuit à son appartement, et c’était super. Même sinos parties de jambes en l’air en plein air commencent à me poser problème : j’en ai assez deretrouver des morceaux de feuilles mortes dans mes cheveux. Je crois que je vais devoir insister pourqu’on fasse ça à l’intérieur, la prochaine fois.

— Alors, qu’est-ce que tu veux faire pour ton grand jour ? demande-t-il en se frottant l’œil de sonindex.

La dernière fois qu’il m’avait posé cette question, j’avais répondu sans hésiter : « Un karaoké ! »— Vraiment ? avait répondu David, soudain blême.— Tu n’es pas fan ?— Euh… pas trop, non. Mais je serai là.La soirée s’était avérée catastrophique. Pendant chaque chanson, il souriait et fredonnait même les

paroles pour faire semblant de s’amuser, mais il était visiblement à l’agonie. Tout lui déplaisait : lesmiaulements désaccordés, la salle surchauffée, les interprétations dissonantes des éternelles chansonsde filles du style It’s Raining Men ou Girls Just Wanna Have Fun. Il était le seul homme, c’étaitpresque un enterrement de vie de jeune fille. Et puis, comme si ça ne suffisait pas, Kira lui avaitcherché des noises, arguant qu’il déplaçait ses chansons en fin de liste du karaoké, ce qui étaittotalement faux (je le sais, puisque c’était moi, la coupable).

Mais le pire, le pire du pire, qui me donne des bouffées de chaleur rien qu’en y repensant, ç’avaitété mon interprétation de Single Ladies, avec tentative de chorégraphie en parallèle. Contrairementaux autres hurleuses avinées, je me trouvais extra, du coup j’en faisais des tonnes (très inspirée, biensûr, par la bouteille de vin blanc que j’avais descendue). J’avais obligé toute la salle à admirer maperformance chantée et dansée dans un silence respectueux, et je m’amusais comme une petite folle.Jusqu’à ce que je remarque la grimace de David. Une moue écœurée, en fait. Peu après, il avait étébipé, prétextant qu’il avait oublié d’éteindre son biper, mais je le soupçonnais de fuir à cause del’embarras que je lui avais causé. En rentrant, j’étais si soûle que je m’étais endormie comme unemasse, et nous n’avions jamais reparlé de la soirée.

Cette fois-ci, pas question de choisir un karaoké.— Je ne sais pas trop, qu’est-ce que tu proposes ?— Et si on dînait dans le quartier ?Nous passons divers endroits en revue, et il déclare qu’il a entendu grand bien d’un endroit qui

s’appelle Ristorante Pizzeria Notting Hill. À moins que ce ne soit Pizzeria Ristorante Portobello,il n’est plus très sûr.

— Ça m’a l’air sympa, je jetterai un coup d’œil. Comment en as-tu entendu parler ?— L’anesthésiste l’a évoqué l’autre jour, répond-il en bâillant. Qui est-ce que tu veux inviter ?— Un petit groupe : Rachel, Kira, Harriet, mon ancienne collègue de travail… Oh, et je pensais le

proposer à Oliver, aussi. Ton ami Oliver.— Ah bon, pourquoi ? Enfin, oui, bonne idée, mais j’ignorais que tu le connaissais si bien.— Je ne le connais pas très bien, mais je l’apprécie. Et puis, c’est ton ami et ça ne sera pas plus

mal si la soirée est un peu plus mixte. En plus, tu sais, il aime bien Rachel, du moins il l’aimait bienavant.

— Oui, et elle l’a envoyé paître, réplique sèchement David. (On dirait qu’il s’est levé du mauvaispied.) Mais je lui demanderai. Attends, tu invites Jenny ?

Encore ! La dernière fois, il m’avait demandé si Jenny pouvait venir à ma soirée karaoké, parceque, je cite : « Elle adore chanter ». Apparemment, elle faisait partie d’un truc génial, la chorale deson école ou quelque chose dans le genre. J’avais refusé net en prétextant :

— J’ai envie d’être entourée de mes amis.David n’avait rien dit, se contentant de hocher la tête, mais j’avais bien senti qu’il me trouvait

incroyablement puérile et malpolie – ce qui était le cas, bien entendu.Et qui est toujours le cas. J’ai envie de hurler : « NON ! Bien sûr que non, je ne vais pas

l’inviter ! » Au lieu de quoi je sirote mon café et compte jusqu’à trois avant de répondre :— Je n’y avais pas pensé.En espérant qu’il saisira l’allusion et abandonnera le sujet. Mais il insiste.— Le problème, c’est que si tu invites Oliver, il va sans doute lui en parler, voire se comporter

comme si elle était invitée aussi.Aaaah ! Il a raison. Je baisse les yeux sur les restes de mon toast et de mes œufs brouillés.— OK, invite-la alors. Ça me fera plaisir, dis-je en me faisant violence.— Je lui envoie un texto tout de suite, dit-il en sortant son téléphone, juste avant de lâcher une

réplique pour le moins surprenante : Merci de l’inviter, ça me facilite la vie.— Pas de problème.Ça m’agace moins que par le passé, pourtant je ne peux m’empêcher de me demander si tout ça est

bien normal. Pourquoi sa vie serait-elle compliquée s’il ne l’invitait pas ?Son portable sonne.— C’est Max, annonce-t-il.Je déglutis.— Ah bon ? Qu’est-ce qu’il veut ?T’informer que ta petite amie est folle ?— Zut, c’est ennuyeux. On devait faire un double, lui et une fille de son labo contre Jenny et moi.

Mais apparemment, sa partenaire est malade.Immédiatement, je m’interroge sur l’identité de cette fille du labo. Sans doute juste une amie de

Max. David lève soudain vers moi des yeux pleins d’espoir.— Tu joues, non ?— Euh…Certes, je sais jouer au tennis, c’est-à-dire que je suis capable de frapper dans une balle, sauf que

pour David, le tennis, c’est comme le vélo, la natation ou lacer ses chaussures : tout adultenormalement constitué sait faire ça, sinon c’est un peu la honte.

— Tu pourras emprunter une raquette au club.Bon sang ! La dernière fois, bien sûr, je n’avais pas été embarquée dans cette partie de tennis, pour

la bonne raison que David et moi n’avions pas pris notre petit déjeuner ensemble. J’aimerais trouver

une bonne excuse, mais il a travaillé si dur et attend ce match avec tellement d’impatience… Et puis,si je refuse, Jenny ne va pas se gêner pour me débiner.

— OK, réponds-je avec un enthousiasme feint.

Chapitre 25

David est membre d’un petit club très huppé du quartier de Maida Vale qui dispose d’excellentscourts de tennis et d’une ambiance très country club. Quand nous entrons et que la réceptionniste (unetrès jolie blonde) nous accueille, je suis frappée par le contraste entre cet endroit et mon club de gymmiteux. Décidément, tout ce que fait David est toujours mieux.

— Ah, voilà notre homme ! s’exclame David en apercevant Max après la réception.Avec son vieux tee-shirt « Man or Astro-man » grisâtre, son bermuda bleu, ses baskets usées et le

sac en plastique qui contient ses vêtements de rechange, il fait tache dans le décor. Je l’évite depuisnotre discussion sur le voyage dans le temps, donc j’ai du mal à croiser son regard aujourd’hui.Heureusement, David nous procure une diversion bienvenue en découvrant que sa raquette Babolat aune corde cassée.

— Pas de problème, nous rassure-t-il avec un geste désinvolte. J’en ai toujours une en réserve.L’instant d’après, c’est Jenny qui arrive, habillée comme si elle s’apprêtait à disputer le tournoi de

Wimbledon : ensemble mini-jupe et haut sans manches blancs, bandeau rose fluo affichant la célèbrevirgule dans les cheveux et une raquette identique à celle de David. Même ses baskets sontimmaculées. Je me fais l’effet d’une gourde dans mon bas de yoga et mon tee-shirt mauve, la tenue laplus approchante que j’aie pu trouver en si peu de temps.

— Qu’est-ce que tu fais là ? me lance-t-elle en guise de salutation, après avoir embrassé David etdécoché un vague signe de la main à Max. Tu es venue jouer la groupie de David ?

Sa petite plaisanterie la fait ricaner.— Mon amie n’a pas pu venir, intervient Max, et Zoë a gentiment accepté de la remplacer.— Ah bon ? Dac, va te mettre en tenue alors.Je rétorque entre mes dents :— Je suis en tenue.— Pas moi, en revanche, dit David. J’en ai pour une minute, et ensuite on va vous mettre la raclée

du siècle.— Tout de suite les grands mots ! se moque Max en lançant et rattrapant habilement la balle. De

bien grands mots pour un petit homme.David fait mine de le frapper sur la tête avec sa raquette, tandis que Jenny me détaille des pieds à

la tête, allant jusqu’à vérifier auprès de la réceptionniste que je respecte bien le code vestimentairedu club.

Une fois David changé, une querelle s’ensuit concernant les équipes.— Mais nous jouons toujours ensemble ! couine Jenny, comme je l’avais prévu, lorsque David

suggère que lui et moi faisions équipe contre Max et elle.— Zoë n’a pas joué depuis longtemps, insiste David avec diplomatie. Ce serait plus équilibré si

nous nous séparions.Il est particulièrement à son avantage, tout en blanc avec son poignet en éponge noir. Je ne suis

même pas jalouse qu’il arbore lui aussi la fameuse virgule.Jenny soupire.

— Mais ce serait injuste, David, tu connais par cœur tous mes coups…Est-ce un effet de mon imagination, ou vient-elle de dire ça sur le ton de la séduction ? Je détourne

les yeux tellement elle m’écœure et croise le regard de Max. Il me décoche un discret clin d’œil,mais je sais qu’il me croit toujours folle.

Au bout du compte, Jenny finit par accepter de jouer avec Max. Nous prenons nos postes : David etmoi sommes face au soleil et je prie pour ne pas me ridiculiser.

David ouvre le jeu avec un service d’une puissance de dingue, qui passe le filet à la vitesse de lalumière. Jenny fait un pas en avant et le renvoie droit sur moi avec un cri digne de Serena Williams.À quoi je réponds par un hurlement aigu en évitant la balle. Max éclate de rire, jusqu’à ce que je lefasse taire d’un regard noir.

— Zéro quinze, annonce fièrement Jenny en rivant son regard sur David.Ça me tue de l’admettre, mais elle est magnifique sur ce court, grande et bronzée, la queue-de-

cheval blonde se balançant au vent façon Anna Kournikova.David sert de nouveau, et nous réussissons à emporter notre mise en jeu de justesse. Jenny et Max

gagnent le jeu suivant. Jenny a un service de folie, on dirait qu’elle saute et frappe la balle à centcinquante kilomètres-heure.

Naturellement, mon tour de servir arrive juste après. Pendant que je fais rebondir la balle entâchant de prendre un air compétent, mes cours de sport du collège me reviennent. Je lève le brasdans un geste aussi gracieux que possible et frappe la balle avec confiance. Double faute. Jennyapplaudit, David ne dit rien.

À mon grand soulagement, la balle suivante réussit à passer le filet, mais mon triomphe est decourte durée. Sans avoir quasiment besoin de bouger, Jenny la renvoie si fort que David, posté aufilet, ne peut que la regarder passer. Il me jette un coup d’œil légèrement déçu et va se placer sur laligne de fond, tandis que je prépare mon service suivant.

Deuxième double faute. Bon Dieu, quelle humiliation ! Certes, je n’ai pas joué depuis un moment,mais je n’aurais pas imaginé être aussi nulle.

— Zoë, contente-toi d’un service à la cuillère, cette fois, OK ? suggère David en me montrant legeste.

Même moi, je sais que c’est une technique de débutant. Il essaie de m’encourager, d’accord, saufque c’est encore pire.

— Et puis, ajoute-t-il en désignant la ligne de mon côté, je te propose de couvrir la ligne, jem’occuperai du reste du terrain.

— Euh… OK.Mon service suivant, Dieu merci, passe le filet, mais dès que la balle se dirige vers mon côté du

court, David se précipite en criant « J’ai ! », avant de cogner de toutes ses forces en direction deJenny, qui la lui renvoie, puis il la redirige vers Max. Pendant tout ce temps, je danse le long de meslignes en essayant d’avoir l’air utile.

À partir de là, la partie va de mal en pis. Je remarque que Max ne m’envoie que des balles faciles,et pourtant, chaque fois que j’essaie de les rattraper, David est dessus en une nanoseconde, rugissant« J’ai ! », voire pire « Laisse ! ». Par ailleurs, j’ai compris pourquoi il se place sur la ligne de fondde court quand je sers : je suis tellement mauvaise que l’adversaire réussirait un passing s’il restaitau filet, et il le sait pertinemment. Bientôt, le match se joue donc entre lui et Max et Jenny, qui hurlesa joie chaque fois qu’elle marque, taquinant David et lançant de petites blagues qu’ils sont seuls à

comprendre.— Dis donc, David, ton tour de poignet noir a besoin d’entraînement, lui lance-t-elle.— Trente quarante, répond-il en s’épongeant le front.À ma surprise, Max se débrouille très bien. Sa taille lui donne un avantage au service et sur les

lobs. Jenny ne cesse de lui crier dessus, critiquant ses moindres gestes, mais il ne lui accorde aucuneattention. Pour ma part, j’essaie de faire quelques efforts, mais j’ai peur de gêner David, et chaquefois que je tape dans la balle, je rate mon coup – la moitié de mes services atterrissent dans le filet.David est de loin le meilleur joueur, pourtant Max et Jenny parviennent à remporter le premier set, ettrès vite ils ne sont plus qu’à quelques points de la victoire. Je prie pour qu’ils gagnent sans tarder etmettent un terme à mon cauchemar.

Max se prépare à servir, son tee-shirt trempé révélant des bras et des pectoraux beaucoup plusmusclés que je n’aurais imaginé. Je détourne rapidement les yeux tandis qu’il sert droit dans le filet.Il court ramasser la balle, et nos regards se croisent à travers le filet. Je suis sur le point de détournerune nouvelle fois les yeux quand il m’adresse un sourire… un sourire étrange, teinté d’excitation.

Il s’étire de toute sa hauteur et envoie la balle, qui passe le filet en sifflant, plus vite que jamais.David se précipite de mon côté pour la rattraper, mais il la rate et je l’entends jurer à mi-voix.

— Ace, annonce Max.— Avantage pour nous, croasse Jenny.Je n’y connais pas grand-chose dans le comptage des points, mais assez pour savoir que s’ils

gagnent le point suivant, ils remportent la partie. J’ai hâte que ça se termine. Plusieurs personnes sesont attroupées pour assister au match, et je me sens totalement ridicule, à courir sans but le long deslignes en espérant que les boulets de canon ne viennent pas dans ma direction. Quand David varécupérer la balle, j’essaie de croiser son regard, mais il m’évite. Je me tourne donc vers Max aumoment où il soulève son tee-shirt pour s’essuyer le visage, révélant un morceau de ventre bronzé etplat, ainsi qu’une ligne de poils bruns.

Le point suivant est si disputé que je me mets prudemment à l’écart et me contente de les regarderalterner les coups et courir comme des dingues. L’espace d’une seconde, on croit que Jenny val’emporter, mais David rattrape la balle au prix d’une course incroyable ; Max est déjà dessus et,plongeant quasiment à l’horizontale, il parvient à la renvoyer juste au-dessus du filet, à quelquesmillimètres à l’intérieur de la ligne blanche ; David la rate de peu.

— Jeu, set et match ! hurle Jenny.Sautillant de plaisir, Max frappe dans la main de sa partenaire, avant de courir vers le filet pour

serrer la main de David.— Quoi ? Tu plaisantes, elle était un bon mètre dehors ! s’exclame celui-ci.— N’importe quoi, elle était un mètre dedans, réplique Max.— Va te faire foutre, elle était faute. (Ébahie, je regarde David jeter sa raquette au sol et désigner

la ligne dans un geste furieux.) On voit encore la trace !Alors là, je n’en reviens pas qu’il se comporte de manière aussi puérile ! J’en reste bouche bée.— Qu’en penses-tu ? me demande Max.David semble soudain se rappeler mon existence.— Oui, Zoë, dis-leur ! Dis-leur qu’elle était faute !J’hésite, gênée de devoir le contredire.— Alors ? insiste-t-il.

Le ton est si dur, et il se comporte de façon si pitoyable que je me lance :— Moi je l’ai vue bonne.Il me jette un regard incrédule et je m’attends presque à une autre explosion de rage, mais il secoue

la tête et retire son poignet en éponge, dont il s’essuie le visage.— Très bien, consent-il. Vous avez gagné.Boudeur, il serre la main de Max, puis de Jenny.— Allez, tu mènes toujours trois à deux depuis mon retour, le réconforte Max.David hausse les épaules. Il se dirige vers le bord du court, avale plusieurs gorgées d’eau et jette

une serviette autour de son cou, puis nous nous acheminons vers la sortie.— Ça te dit d’aller prendre un verre, Dave ? suggère Jenny, visiblement navrée de l’avoir agacé.— Non, je dois rentrer potasser mon opération de demain. (Nous avons atteint les vestiaires et il

se penche pour me déposer un baiser sur la joue, aussi bref qu’humide.) Je t’appelle dans la semaine,OK ?

— OK, dis-je d’un ton sec, toujours énervée par son comportement.— À plus tard, Max. Jen. La prochaine fois, vous aurez moins de chance.Il frappe Max un peu trop fort sur l’épaule et nous laisse. Jenny s’empresse de le suivre.— Dave ! Tu as super bien joué. Ton tennis est superbe. Magnifique !Max en profite pour se tourner vers moi.— On va boire un verre ?— Quoi, maintenant ? Il n’est que 17 heures et tu es en nage.Contrairement à moi. Bizarrement, j’ai à peine perdu une goutte de sueur, pendant ce match.Sans que je l’aie vu venir, Max me prend par le bras et me traîne, littéralement, vers la sortie.— Je ne veux rien entendre. On va se boire un verre. Maintenant. Quand nous arrivons au Prince Alfred, les gens sont massés sur le trottoir au soleil de cette fin

d’après-midi, dégustant une bière ou un Pimm’s. Tout le monde a envie de profiter des derniersrayons de l’été, ce week-end. Je nous garde une place dehors pendant que Max se rend au bar. Aubout de quelques minutes, il ressort avec un gin tonic pour moi – j’en ai bien besoin, après ce match –et une pinte de bière et un sachet de chips pour lui.

— Merci, dis-je en avalant une gorgée. Alors, qu’est-ce qu’il y a ?Il lève son verre.— Aux mineurs chiliens. Ils sont tous à l’abri dans un creux de la roche. Comme ils l’ont annoncé

dans leur message écrit.Je porte une main à ma bouche.— Quoi ? Ça y est, déjà ?Max ne prête pas attention à ma question.— Toute la journée, j’ai réfléchi à la façon dont tu aurais pu savoir tout ça, poursuit-il. Pareil pour

le courant qui a bien été rétabli à minuit, ou toutes ces petites choses que tu mentionnes régulièrement.Pour bien faire, il me faudrait plus de données, mais en l’état actuel de mes connaissances, je doistravailler sur deux options : soit tu possèdes une sorte de don de voyance, soit tu as en effet remontéle temps.

Je continue à siroter ma boisson en le regardant froncer les sourcils. Je ne vais pas essayer de lepersuader, il est capable de tirer ses propres conclusions.

— Je ne crois pas aux sciences occultes, reprend-il. Quant aux voyages dans le temps… J’ai lu pasmal d’articles à ce sujet, et en théorie, c’est impossible.

— Ah bon ?Là, c’est moi qui suis étonnée.— Enfin, pas comme dans Retour vers le futur, mais peut-être d’une façon infinitésimale. Pour

faire simple, tout ce qui se trouve dans l’univers voyage dans plein de directions diverses, il n’y adonc pas de raisons qu’il en aille différemment pour le temps. Bien sûr, personne n’a jamais voyagédans le temps jusqu’à aujourd’hui, du moins pas que l’on sache. Mais théoriquement, ça pourrait sefaire un jour. Peut-être grâce à un trou noir et, bien entendu, aux technologies de pointe. (Il plonge sonregard dans le mien.) Mais toi, tu n’avais pas tout ça.

— Je sais que ça paraît dingue…Il secoue la tête avant même que j’aie fini ma phrase.— Non. Je te crois, affirme-t-il. Je ne comprends pas, et je pense qu’il doit y avoir une explication

rationnelle, mais je crois vraiment que tu as vécu cette expérience.Le soulagement que je ressens est indicible.— Mais ça doit être… Enfin… Est-ce que tu as les mêmes conversations de nouveau ?— Tout le temps. C’est super étrange.— Tu m’étonnes. Tu voyages dans le temps ! s’exclame-t-il en se prenant la tête à deux mains.

Déjà, rien que d’avoir cette conversation, c’est surnaturel !Il émet un bruit explosif et nous éclatons tous les deux de rire. Je suis euphorique.— Mais dis-moi, reprend-il quand nous nous sommes un peu calmés, tu en as parlé à quelqu’un ?

Je veux dire, quelqu’un qui s’y connaît en… euh…— En quoi ? En voyages dans le temps ? dis-je entre deux gorgées de gin tonic. Pourquoi, tu

penses que mon généraliste pourrait m’aider ?— Est-ce que tu accepterais de venir au labo, passer un scanner ?J’étais toute prête à dire « oui », mais à présent que c’est devenu tangible et qu’il sait pourquoi je

viendrais, je m’inquiète de ce qui pourrait se produire.— Je ne veux pas te mettre la pression, mais ça peut me faire décrocher le prix Nobel.J’objecte en riant :— Max, comment peux-tu mettre « pas de pression » et « prix Nobel » dans la même phrase ?

Écoute… Je ne sais pas trop. Tu me laisses le temps d’y réfléchir ?— Bien sûr, pas de problème, répond-il avec un sourire crispé.Je vois bien qu’il est déçu, j’essaie donc de m’expliquer un peu mieux.— C’est juste que je n’ai pas envie de me retrouver en troisième page de Métro. Ou en cellule

d’isolement, comme E.T.— Eeeeee Teeee… OK, je comprends. Je me demande si d’autres personnes ont vécu le même

genre d’expérience. Tu as essayé de… de te renseigner ?Pour une raison qui m’échappe, sa remarque nous embarque dans un nouvel accès de fou rire. Au

bout d’un moment, je parviens à parler de nouveau.— Et toi, quoi de neuf ?— Mon expérience tourne en rond, répond-il. Mais c’est loin d’être aussi important que de

voyager dans le temps. (Il se lève et me tend la main.) Allez, suis-moi, on va fêter ça.— Fêter quoi ?

— Zoë, tu viens de me convaincre que tu as vécu une expérience unique. Du genre qui va resterdans les annales de l’histoire de l’humanité. Tu ne crois pas que ça mérite au moins un verre ?

— Bien sûr, mais on peut boire quelques verres ici, non ?Il secoue la tête.— Tu as dit toi-même que tu n’arrêtais pas de refaire les mêmes choses. Eh bien, je vais

t’emmener à un endroit où tu n’es jamais allée.

Chapitre 26

Une demi-heure plus tard, j’ai relevé mes cheveux, maquillé mes yeux et enfilé une petite robenoire de chez Etro, avec un dos-nu assez plongeant. Je l’ai achetée à une vente privée il y a desannées, mais je ne l’ai presque jamais portée. Notamment à cause de la fermeture dans le dos, tropcompliquée – une attache très jolie avec des pierres, mais quasi impossible à fermer seule.

— Max, tu veux bien m’aider ? dis-je en entrant dans le salon, alors que je retiens les lacets d’unemain.

Il lève les yeux de la télé et reste bouche bée – on a rarement l’occasion de voir une mâchoires’affaisser en réalité, du moins pas moi, mais là c’est bel et bien le cas. Cela s’explique, je suppose,par le fait qu’il a l’habitude de me voir dans des tenues débraillées à la maison. N’empêche, je doisadmettre que c’est flatteur.

Je lui tiens les attaches et lui explique comment fonctionne la fermeture. Délicatement, il me prendle tout des mains et s’attelle à la tâche. Soudain, je prends conscience de la proximité de son corps,de ses doigts qui effleurent ma peau. L’espace d’une seconde, j’en viens même à me demander si jene me suis pas aventurée en territoire « inadéquat ». Mais très vite, je me traite de prude ; après tout,je suis habillée et nous nous apprêtons à sortir prendre quelques verres ensemble. Rien de mal à ça.

— Voilà ! s’exclame-t-il enfin d’une voix forte empreinte de soulagement. (Il me relâche et mefrappe presque dans le dos.) Allons-y.

Je remarque que lui aussi s’est changé, optant pour son tee-shirt gris spécial sorties, ce que jetrouve adorable de sa part.

Nous prenons le métro, sans que j’en sache plus sur notre destination, et en ressortons à la stationTottenham Court Road.

— Je suis un peu trop habillée pour le Burger King, je le taquine tandis que nous gravissons lesmarches, jouant des coudes dans la foule compacte.

— On ne va pas au Burger King.— We Will Rock You, alors ?— Non, même si on aurait pu.— Oh, non, s’il te plaît !Je suppose que nous allons partir en direction de Soho, si bien que je suis un peu surprise quand il

m’entraîne dans la direction opposée. Nous remontons Tottenham Court Road, passons devant leBurger King, puis empruntons une allée à l’écart.

— Voilà qui est intéressant, commenté-je en remarquant les entrées condamnées par des planches,le trottoir humide et le restaurant chinois esseulé.

Il doit m’emmener dans quelque pub fréquenté uniquement par des habitués, tant pis, je feraisemblant d’apprécier.

— J’en conclus que tu n’es jamais venue avant, se réjouit Max. Très bien.Nous suivons la courbe de l’allée, qui peu à peu s’élargit en une ruelle parsemée de bars, face à

face. Des gens consomment à l’extérieur, debout, leur canette de bière ou leur verre de vin à la main,et j’entends de la musique.

— Là, indique Max en me guidant vers une petite porte gardée par deux molosses patibulaires.

Une fois à l’intérieur, je suis immédiatement happée par les airs latinos joués au saxophone. Àdroite, sous les arches, un groupe se produit sur une petite scène, conduit par une chanteuse en robeblanche. Et des clients dansent – des couples d’âge mûr, qui effectuent des chorégraphies trèssophistiquées, d’autres plus jeunes, très gracieux et visiblement espagnols, et même des enfants quileur courent entre les jambes. On dirait presque que nous sommes arrivés au beau milieu d’une fêtede mariage ou de quelque réunion de famille.

— Ce n’est pas génial ? m’interroge Max, rayonnant.— Si ! Vraiment cool !Je bats déjà la mesure du pied, et alors que je le suis au bar, je sens le rythme de la salsa monter en

moi.— Qu’est-ce que tu prends, voyageuse dans le temps ? me demande Max en se glissant sur

un tabouret.— Non, non, c’est ma tournée. (Nous parcourons la carte que nous a tendue un serveur moustachu

apparemment très occupé.) Je pense que je vais juste prendre une bière. À moins que… ooooh, desmargaritas ! Tu aimes les margaritas ?

Il secoue la tête.— Je n’aime pas, j’adore !— Et si on prenait un pichet ?— Non, ça risque de faire un peu trop. (Je hoche la tête, gênée de me montrer excessive, mais il

me sourit.) On aura peut-être envie de passer à la sangria, ou à la bière, ou au vin, ajoute-t-il.— Exact.Nous commandons donc nos margaritas et quand elles arrivent, nous trinquons et dégustons

ensemble la première gorgée. Ou, dans mon cas, une longue et délicieuse goulée. Décidément,j’adore les margaritas, ce mélange de sel et d’acidité sucrée.

— Hum, c’est vraiment un délice, non ?— Oui. Je déteste l’admettre, mais les meilleures que j’aie bues, c’était en Amérique. Idem pour la

nourriture mexicaine. On ne trouve pas la même ici.— Peut-être, mais bon, maintenant tu es à Londres, alors il faut t’en contenter. (Je lève mon verre

pour porter un toast avec lui.) Ooh ! Shakira !Le groupe fait une pause, et Waka Waka passe sur les platines. Je me mets à danser sur mon siège.— Tu connais la chorégraphie par cœur, commente Max en m’observant par-dessus son verre.— Et comment ! On l’a apprise à mon cours de zumba, et je répétais les pas à la maison.Je lève un bras, puis l’autre, effectuant les gestes d’une main tout en tenant mon verre de l’autre.— Je pensais bien que tu aimerais cet endroit.— J’adore !Et c’est vrai. C’est un peu crasseux sur les bords, et le bar est constellé de ce qui ressemble à des

brûlures de cigarettes, mais quelle ambiance ! Je finis la chorégraphie perchée sur mon tabouret, touten sirotant ma margarita. Quand nos verres sont vides, Max en commande deux de plus.

— Regarde, dit-il en m’indiquant discrètement un angle éloigné de la pièce. Elles se sont trompéesd’endroit, non ?

Je suis son regard et découvre quatre filles. Deux d’entre elles sont habillées à peu prèsnormalement – une dans un caraco noir et un minuscule short délavé style Daisy Duke10 et sa copineavec une grenouillère moutarde. La troisième porte un tee-shirt chauve-souris rose, un jean délavé

hyperserré élastiqué aux chevilles et des Crocs blanches. Quant à ses cheveux, ils ont la couleur grisperoxydé qui est récemment devenue super dans le coup. La quatrième, en gros, est habillée enPierrot.

— Qu’est-ce que tu en penses ? Hyperbranchées ou déguisées pour Halloween ?— C’est trop tôt pour être Halloween, mais elles sont en effet sans doute déguisées. Pour le

Pierrot, je ne vois que ça. (J’observe la fille avec circonspection, me demandant si je devrais ajouterson look à ma présentation des tendances.) Les Pierrot, c’est in ?

— Je n’en sais rien, pourquoi ne pas interroger Graham Oogle ?— Qui ça ?— Graham Oogle, le type qui a inventé Google.— C’est pour ça que ça s’appelle Google ? Je l’ignorais.Max est le roi des infos en tous genres.— Absolument. Tout comme Waitrose, qui tient son nom de Warren Aitrose.— Ah bon ? Trop bizarre.— Et Tesco, pour… Terry, euh…Sa bouche se tord et il éclate de rire.— Ha, ha, très malin. J’en ai des crampes aux zygomatiques, lancé-je en lui tapant le bras.Mais je m’esclaffe de bon cœur moi aussi.— Ah ! Voilà une super chanson, tu connais ? me demande Max. Ça s’appelle La Camisa Negra,

ajoute-t-il alors que je tends l’oreille.— Non, je ne connais pas, mais elle est bien, en effet. Allons danser ! (Je saute au bas de mon

siège, remarquant au passage que les deux margaritas me sont montées à la tête.) Viens !— Oh, non, je ne danse pas. C’est dans mon contrat. Je suis un partenaire de boisson qui ne

danse pas.J’insiste en lui prenant le bras :— Bien sûr que si, tu danses ! Mais il ne bouge pas.— Je garde nos places, suggère-t-il. Vas-y.— OK, j’y vais.Je ne ferais jamais ça en temps normal, mais je suis un peu soûle. Je m’éloigne en ondulant et me

laisse emporter par la musique et le rythme. Il y a quelque chose dans ce genre de musique qui parle àmon âme. Peut-être étais-je Espagnole dans une vie antérieure ? Avant que j’aie le temps de réagir,un type un peu bizarre, avec une dent en argent, se colle à moi. Je n’ai rien contre le fait de danseravec lui, jusqu’au moment où il commence à me passer une main dans le dos. Alors que je tented’échapper à son étreinte, quelqu’un vient se placer fermement entre nous. Max. L’autre lève les yeuxvers lui, avant de battre en retraite.

— OK, m’annonce Max. Tu peux tenter de m’apprendre, mais je préfère t’avertir que d’autres ontessayé avant toi. Et sans succès.

Je lui souris.— Bon, mets ta main sur mon épaule, voilà, maintenant prends la mienne. Comme ça. Non, plus

haut et avec fermeté. Voilà. Maintenant, tu la gardes bien haute. Un pas en arrière, ensemble, et deuxet trois. Et un pas en avant. Voilà.

Après quelques faux départs, il commence à prendre le rythme.— C’est plus facile que je croyais, admet-il. En fait, il s’agit juste de compter. Où as-tu appris à

danser comme ça ?— J’ai suivi quelques cours à Dublin. Essayons une pirouette.Je lève la main et il me fait tourner de façon très honorable, avant de me rattraper dans ses bras,

l’air ravi de son exploit. Hilare, je suis à bout de souffle. Cela fait une éternité que je ne me suis pasautant amusée.

La Camisa Negra s’achève et commence une nouvelle chanson. Il nous faut quelques secondespour nous y adapter, mais Max a le sens du rythme. Son épaule est puissante et solide sous ma main ;nos lèvres se touchent presque. Je lève les yeux et lui souris, et quand il me rend mon sourire jeressens de nouveau cet emballement du pouls. Le même que pendant la coupure de courant. Soudain,une gêne m’envahit, car j’éprouve des choses que je ne devrais absolument pas éprouver. Quant à sonexpression quand il me regarde… Est-ce bien ainsi que l’on est censé regarder la petite amie de sonami ? Je remarque la douceur et la noirceur de ses yeux, le dessin parfait de sa bouche, et puis jedétourne le regard.

— Au fait, j’ai oublié de te demander, crié-je par-dessus la musique après m’être éclairci lagorge. Tu es libre samedi ? Ce samedi ? C’est mon anniversaire.

Max hoche la tête, avant de hausser un sourcil.— Qu’est-ce qu’un anniversaire, pour une voyageuse dans le temps ? (Sa remarque me fait rire de

nouveau.) Bien sûr, tu peux compter sur moi, répond-il en me faisant tourner sur moi-même. C’est lemême anniversaire que la dernière fois, ou quoi ?

— Non, la dernière fois, on avait fait un karaoké, et c’était un vrai désastre. Donc cette fois, cesera un dîner.

— On va faire en sorte que la deuxième tentative soit réussie.Il s’est penché vers moi pour me glisser ça à l’oreille, et son visage reste tout près de mon cou un

peu plus longtemps que nécessaire. J’en ai des frissons dans tout le corps. Puis je sens sa mainglisser autour de ma taille, comme s’il m’attirait plus près de lui. Oui, c’est bien ça, il m’attire plusprès de lui. Je prends une profonde inspiration dans l’espoir de clarifier mes esprits, juste quand ils’écarte de nouveau, relâchant délicatement mon bras.

— Je crois que j’ai besoin d’un verre d’eau, annonce-t-il. Je t’en apporte un ?Je hoche la tête avec énergie et m’excuse pour me rendre aux toilettes. Là, je jette un regard de

reproche à mon reflet : joues rouges, mascara dégoulinant, pupilles dilatées.— C’est les margaritas, dis-je tout haut.Une black torride, qui arrive derrière moi, hausse un sourcil, l’air de dire : « Ben voyons ! »Merde, merde et merde. Maintenant je n’ose plus ressortir et me confronter à Max. Pourtant il ne

s’est rien passé ! Rien de plus que quelques verres et un ou deux contacts un peu chauds sur la piste.Avant de trop analyser la chose, je sors le rejoindre au bar. Je lui offre un grand sourire, decolocataire à colocataire, et prends le verre d’eau qu’il me tend. Que je descends d’une seule traite.

— Nous ferions peut-être mieux de rentrer, suggéré-je. Il est déjà presque minuit.— OK, allons-y, approuve-t-il, l’air presque soulagé.— C’était vraiment cool, lui dis-je alors que nous quittons le bar pour retrouver l’air frais de la

nuit.La foule est encore dense sur le trottoir, mais le brouhaha des voix s’estompe peu à peu, à mesure

que nous nous éloignons. Je jette un regard en biais vers Max, qui est visiblement plongé dans sespensées.

— Au fait, dit-il enfin, pour cette histoire de voyage dans le temps… (Ce simple début de phraseest si étrange que nous éclatons de rire.) À ton avis, qu’est-ce qui a bien pu le déclencher ?

Je lui raconte Noël dernier, à quel point j’étais mal et la vieille dame qui m’a suggéré de faire unvœu.

— Mais quel vœu est-ce que tu as fait, précisément ? De remonter le temps ?J’hésite.— En fait, non. J’ai fait le vœu… le vœu que David et moi soyons encore ensemble. Parce qu’on

avait rompu.— Ah. (Il détourne les yeux une minute.) Et donc, tu voulais le récupérer ?— Oui. Je voulais revenir en arrière et agir différemment avec lui.— Ce que tu as fait.Je fais « oui » de la tête. Une fois de plus, le silence s’installe, que j’essaie de rompre en relançant

une discussion. N’importe laquelle.— J’adore cet endroit, il faudra que je revienne. Tu sais, je n’ai pas passé une aussi bonne soirée

depuis des siècles. (Non, mieux vaut que je rectifie ça.) Enfin, je veux dire, c’est ce qui est génial, àLondres, tu ne trouves pas ? Tous ces petits coins cachés.

— Pourtant Dublin te manque, non ?Lui aussi a l’air de vouloir changer de sujet.— Oui. Mes parents me manquent, mes amis aussi, et puis le calme et surtout la mer.— Ah, oui ? J’y vais demain. Dans le Devon, avec des amis. On va surfer.— Demain ? Mais c’est lundi !— On s’est dit qu’on éviterait la foule. Et comme aucun d’entre nous n’a besoin d’être au labo

demain…— Ça va être sympa.Il ouvre la bouche, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose, puis finalement se tait. Avant de

lâcher à brûle-pourpoint :— Pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous ? Tu es de repos, non ?J’avais posé ma journée au hasard, avec dans l’idée de me rendre à quelque vente privée pour

m’acheter quelque chose à porter le soir de mon anniversaire.— En effet. Mais le surf… Je ne sais pas surfer.— Ah, non ? Eh bien, tu pourrais quand même nager ou t’asseoir sur la plage. On part demain

matin de bonne heure et on rentre dans la soirée. Il y a de la place dans la voiture, on n’est que trois.— Alors… OK, avec plaisir.Sitôt les mots sortis de ma bouche, je me demande si c’est bien sage. Oh, et puis après tout, je suis

sans doute trop méfiante. Quoi de plus sain et innocent qu’une journée à la plage avec soncolocataire ?

10. Référence au personnage de la série Shérif, fais-moi peur, qui portait toujours des mini-shorts.

Chapitre 27

— Zoë ! Tu es prête ? On part dans dix minutes.Avec un grognement, je jette un coup d’œil en direction de mon radio-réveil : 7 h 50. Je m’extirpe

du lit et enfile d’abord des sous-vêtements, avant de regrouper quelques vêtements un peu au hasard– short en jean, tongs, haut à bretelles, maillot de bain. Et ma crème solaire. Je suis assise à macoiffeuse, en quête de mon mascara waterproof et de mon autobronzant, quand Max frappe denouveau à la porte.

— J’arrive dans une seconde, je cherche mon maquillage.— De quoi tu parles ? s’étonne-t-il, derrière la porte. On va à la plage, tu n’as pas besoin de

maquillage. Allez, viens, sinon on va se prendre les embouteillages.Je me regarde rapidement dans le miroir : le visage boursoufflé et rougi par endroits, du mascara

coulé de la veille sous les yeux, je suis horrible. Je ne me rappelle même pas la dernière fois où j’aiquitté la maison non maquillée. Enfin, ça ne va pas me tuer.

Je sors donc, pensant au dernier moment à prendre mon portefeuille, et retrouve Max assis sur lesmarches extérieures. Il porte ses habituels jean et tee-shirt, et a fourré une serviette de plage dans sonfidèle sac en plastique. La matinée est parfaite, pas un seul nuage à l’horizon.

— Alors, comment te sens-tu après la soirée d’hier ? demande-t-il tandis que je m’assieds à sescôtés en enfilant mes lunettes de soleil.

Je lui indique que je ne suis pas au meilleur de ma forme avant de préciser :— Je me sens comme la personne qui n’aurait pas dû boire sa quatrième margarita. Et toi ?— Pareil.Me voilà soulagée. L’étrange sensation de la veille, quelle qu’ait été sa signification, a disparu,

signe qu’elle était bien liée à l’excès de boisson.— Rappelle-moi, avec qui est-ce qu’on y va, au fait ?— Mes amis Suzanne et Gareth. Et Suzanne apporte une vieille combinaison de plongée pour toi.

Elle a aussi une planche, mais nous devrons en louer pour nous. Ah, tiens, les voilà.Il se lève et agite la main en direction d’une Mini bleue qui vient de se garer, une courte planche

de surf fixée sur le toit. Un garçon et une fille sortent du véhicule. Elle porte des lunettes de soleil etune petite robe en corde qui me fait instantanément regretter d’avoir opté pour un short. Pourquoi est-ce que je n’ai pas mis une jolie robe, moi aussi ?

— Suzanne, Zoë.— Salut ! Enchantée !Derrière les lunettes, le sourire est chaleureux. Elle est manifestement américaine, sans doute avec

des origines asiatiques.— Et voici Gareth.Lui, il est petit et trapu, des lunettes dotées de verres miroir perchées sur le crâne, un bermuda et

un sweat-shirt à capuche Hollister. Il a les cheveux bruns, un visage rond, quasi enfantin, et des yeuxbleus malicieux. Je suis surprise, je n’aurais pas imaginé les amis de Max portant des vêtements demarque.

— Enchanté, Zoë. Tu conduis ? me demande d’emblée Gareth avec un délicieux accent gallois.

— Non, j’avoue. J’ai raté mon permis deux fois.— Pas de problème, on va t’apprendre. Il y a toute une partie de l’A303 qui est quasi déserte.— Ne l’écoute pas, m’avertit Max en chargeant mon sac dans le coffre.— Je plaisantais. On prend la M4, bien sûr, corrige Gareth en souriant. On surnomme Suzanne « tir

à la carabine », parce qu’elle est malade à l’arrière. Tu vas donc devoir te serrer, mon grand, dit-il àMax.

— Non, non, ça ira, il peut passer devant, intervient Suzanne.Nous montons donc toutes les deux à l’arrière. Immédiatement, elle se tourne vers moi et me

bombarde de questions amicales de sa voix guillerette.— Alors, comme ça, vous êtes colocataires, Max et toi ? C’est comme ça que vous vous êtes

rencontrés ou est-ce que vous vous connaissiez avant ?— Zoë sort avec David, répond Max. Tu sais, mon ami David Fitzgerald ?— Ah, oui ! Le chirurgien, c’est ça ? Je me souviens. Vous ne devez pas vous voir beaucoup, si ?

Avec les heures qu’il doit faire…— Suzanne ! gronde Gareth. Ça ne fait même pas cinq minutes qu’elle est dans la voiture !— Désolée, s’esclaffe Suzanne. J’ai une fâcheuse tendance à poser des questions indiscrètes.Je la rassure en riant :— Pas de problème. Et puis, tu as raison, il travaille beaucoup.Elle est plutôt bizarre, comme fille, mais je l’aime bien. Je la questionne à mon tour, et découvre

qu’elle est ingénieure et Gareth écrivain médical, qu’ils étaient tous les deux à Imperial avec Max.Nous avons déjà dépassé la Westway et nous dirigeons plein ouest à travers la campagne. C’est lapremière fois que je sors de Londres depuis que je vis ici. Nous voilà bientôt engagés dans une vivediscussion au sujet des singes, allumée par la suggestion de Gareth que nous fassions un détour parMonkey World, dans le Dorset.

— Comment peux-tu avoir peur des singes ? me demande-t-il, stupéfait. Ils sont si adorables !— Ils sont trop « entre-les-deux », je lui explique. À tel point qu’on ne sait pas si ce sont des

animaux ou des humains.— Des animaux, bien sûr, répond Max.La circulation est quasi nulle, nous filons à bonne allure. Après Chippenham, où nous effectuons un

bref arrêt, la végétation devient de plus en plus luxuriante, mélange de vert et de marron, de collinesarrondies, d’adorables petites chaumières et de prés où paissent d’innombrables vaches. Les nomsdes villages que nous traversons semblent tout droit sortis de livres d’enfants – Chipping Sodbury,Peasedown St John… J’ai hâte de découvrir Glastonbury, haut lieu de la mode hippy ; les vitrines ysont remplies de vêtements tie-and-dye, d’attrape-rêves et de bougies faites maison.

— On peut mettre un peu de musique ? demande Suzanne.— Tout sauf les horreurs de Max, accepte Gareth. Pas question d’écouter l’enregistrement live au

Nebraska d’un obscur groupe Eskimo qui joue du xylophone, ou je ne sais quel autre petit bijou quetu nous as réservé aujourd’hui.

— J’ai Silver Jews et Magnetic Fields, proteste Max. Tout le monde les connaît.— Tu as les goûts musicaux les plus obscurs de tous les gens que je fréquente, fait remarquer

Suzanne. Et pourtant, tu n’es pas aussi cool que ça. Super étrange.— Mais si, je suis cool, ronchonne Max. Qu’est-ce que tu racontes ?Il intercepte mon regard dans le rétroviseur et me sourit. Je lui rends son sourire, en pensant : Je

passe vraiment un bon moment. Je suis heureuse d’être venue. Woolacombe Bay est une plage immense, avec des vagues d’un bleu scintillant, encadrée par des

falaises crayeuses qui s’élèvent de chaque côté. Il n’y a là qu’une poignée de gens, des surfeurs pourla plupart, plus un petit vieux qui promène son chien. Sortant de la voiture, j’inspire ma premièregoulée d’air marin. Immédiatement, les sensations affluent : les souvenirs de vacances d’enfance, lesjournées à la mer, la liberté, le bonheur. Max s’approche de moi et nous restons tous les deux côte àcôte une minute.

— C’est chouette, hein ? dit-il.J’acquiesce.Nous allons louer des planches au petit guichet près de la plage. J’arrive tout juste à soulever la

mienne, mais apparemment, plus elle est longue et plus facile ce sera. Vient ensuite le momentd’appliquer la protection 50 et d’enfiler les combinaisons. Max m’a avertie que ça risquait d’être lapartie la plus compliquée, et il a raison. Ça revient plus ou moins à essayer de se glisser dans un tubede dentifrice.

— Je ne peux pas me contenter de mon maillot de bain ? je demande, agitant les bras, frustrée.— Non, tu aurais trop froid. Et puis regarde, ça te va comme un gant, lance joyeusement Suzanne

tandis que je réussis enfin, rouge et pantelante, à entrer entièrement dans la combinaison. J’ai bienfait de l’apporter. Bon, tout le monde est prêt ?

— Partez devant, lui répond Max. Je vais donner quelques conseils à Zoë.Je me tourne vers lui, et là je dois prendre sur moi pour ne pas écarquiller les yeux. Sa

combinaison de plongée révèle tout ce que ses jeans baggy et ses tee-shirts m’ont caché jusque-là : delarges épaules, un torse mince et fuselé, des hanches étroites et de longues jambes. Waouh ! Commentai-je pu ne pas remarquer tout ça plus tôt ?

— Bon, la combinaison te va, fait-il remarquer en m’observant, avant de détourner rapidement lesyeux. Super. OK, les conseils.

Il s’éclaircit la gorge.— Comment est-ce que je fais pour tenir debout sur la planche ?Il rit.— J’ai bien peur que tu ne te mettes pas debout aujourd’hui, on va se concentrer sur les vagues,

essayer de prendre les bonnes.Il me montre comment m’allonger sur la planche, pas trop à l’avant, pas trop à l’arrière. Ayant

beaucoup de mal à y arriver, je le laisse me placer. Il pose les mains sur mes hanches et les pousseau bon endroit. Puis il me montre comment attacher la planche à ma cheville avec la petite laisse, afinde ne pas la perdre et qu’elle n’aille pas percuter un autre surfeur.

— Et si c’est moi qui en prends un coup sur la tête ?— Bonne question : il faut essayer d’éviter. OK, la partie sèche de l’initiation est terminée. Allons

attraper quelques vagues, camarade !Nous nous tapons dans les mains et nous dirigeons vers la mer, où Suzanne et Gareth surfent déjà.Les vagues sont plus grosses que j’avais imaginé, et pour la première fois j’ai un peu peur. Je sais

nager, bien sûr, mais je ne tiens pas à me faire assommer par une énorme déferlante ou emporter aularge.

— Ne t’inquiète pas, me rassure Max en voyant mon expression. Je t’ai à l’œil.

— Je n’ai pas peur, mens-je tandis que nous entrons dans l’eau ensemble.Elle est glaciale.— Tu devrais.Il m’éclabousse d’eau de mer froide et je hurle en l’éclaboussant à mon tour. Ce qui dégénère

bientôt en une bataille d’eau. En nous entendant, Suzanne fait demi-tour et agite les bras dans notredirection.

Nous marchons jusqu’à avoir de l’eau à la taille. La marée dérobe le sable sous mes pieds,manquant de me déséquilibrer à chaque pas, mais à présent je suis impatiente. Les vagues m’attirent,j’ai envie d’en prendre une et de la surfer comme Gareth. Ça ne doit tout de même pas être biencompliqué.

En fait, si, c’est plus ardu qu’il n’y paraît. Max se lance le premier pour me montrer. Il place laplanche en direction du large et pivote à l’approche de la vague, pagayant de plus en plus fort avecses bras jusqu’à ce qu’il attrape la vague pile au bon moment. Il déferle jusqu’au rivage, à genoux sursa planche. J’essaie de l’imiter, mais ne parviens pas à suivre le bon rythme. Soit la vague se briseavant que je l’attrape et me renverse, soit elle me dépasse et je pagaie alors en vain.

À ma quatrième tentative, j’ai l’impression d’avoir enfin le bon timing et je rame frénétiquementpour attraper la vague à temps, mais au moment précis où j’entends Max crier : « Vas-y, plus vite !Plus vite ! », je suis renversée et embarquée dans un tambour de machine à laver salé et glacial.Quand enfin j’émerge de l’eau, je suis heurtée au tibia par cette garce de planche, histoire que lacoupe soit pleine.

— Ça va ? appelle Max.À travers les gouttes d’eau suspendues à mes cils et le soleil aveuglant, j’aperçois sa silhouette

longiligne à contrejour. Assis sur sa planche, il se laisse gentiment bercer par la houle.— Ça va, je réponds. C’était génial !En effet, même si j’ai bu la mer et ses poissons, j’ai trouvé ça grisant.— Tu as failli l’avoir, m’encourage-t-il en s’approchant. Et si je traînais ta planche jusqu’à une

vague ? Je te mettrais dans le bon sens au bon moment, au moins tu aurais la vraie sensation.— Max, je ne veux pas te faire perdre ton temps. Va surfer, va t’éclater.Il secoue la tête.— On a tout le temps. Je vais poser ça sur le rivage, attends-moi. (Planche sous le bras, il file

jusqu’au bord et la dépose sur le sable, avant de revenir en courant.) Voilà, on y retourne. Allonge-toi sur le ventre et accroche-toi à deux mains. Pas trop en avant. Parfait. Voilà ta vague, tiens-toibien !

Il donne une forte poussée sur ma planche, courant derrière moi, et je sens arriver la vague, jusqu’àce que ce ne soit plus lui qui me pousse mais elle. C’est la sensation la plus incroyable que j’aiejamais ressentie, soudain je ne fais plus qu’un avec la vague et toute la force de la mer paraîtconcentrée dans ce mouvement, me propulsant telle une flèche vers le rivage.

— Ouaaaahhh ! je hurle en voyant approcher le sable.J’ai le pied qui commence à tressauter, et puis avant que j’aie compris ce qui m’arrive, la planche

a disparu et je m’écrase sous l’eau, heurtant le fond avec mes pieds et mes bras, avant de meretrouver assise, contusionnée mais euphorique.

Je braille :— J’ai réussi ! J’ai pris la vague !

À cinq ou six mètres de là, Max lève les deux pouces dans ma direction, hilare. Je le rejoins pourlui annoncer que je vais m’entraîner seule un moment.

— Je veux que tu profites aussi et que tu surfes, je lui explique.— OK, mais n’oublie pas : attention à la planche si tu coules et n’essaie pas d’attraper une vague

si quelqu’un est déjà dessus.J’acquiesce et reprends mon entraînement, tournant, me laissant porter par les vagues, pagayant et

pataugeant en attendant de retrouver ce moment magique. C’est compliqué et je ne cesse d’échouer,mais l’instant que j’ai vécu juste avant est assez euphorisant pour que j’insiste. Je vois très biencomment on peut devenir accro à ce sport.

Non loin de moi, Suzanne et Gareth flottent sur leur planche, discutant tranquillement et prenant lesvagues allongés sur le ventre. Je les rejoins et nous surfons ensemble un moment – ou plutôt, ilssurfent et me donnent quelques judicieux conseils, pendant que je tourne plus ou moins en rond.

— Je ne vois plus Max, fait remarquer Suzanne en regardant autour d’elle.Je ne le vois pas non plus, et un sentiment d’intense panique me saisit à la gorge. Et s’il avait

coulé ?— Ah, il est là, annonce enfin Gareth.Je me retourne et le vois, qui surfe une vague basse avec la facilité d’une personne qui prend le

bus. Il s’est mis debout sur sa planche, tellement droit qu’on le croirait penché en arrière, un pieddevant l’autre et les bras à peine écartés. Je le regarde effleurer la crête de la vague, suivant sa lignede rupture tandis qu’elle passe du bleu profond au vert ourlé d’écume blanche. Il est magnifique.

— Waouh ! lâché-je malgré moi. Il est incroyable.— Oui, il a pris des leçons.Aussi clairement que si elle me parlait à l’oreille, j’entends la voix de Whoopi Goldberg dans le

film Ghost : « Zoë, tu es en danger, ma fille. »OK, on se calme, répliqué-je à Whoopi. Je sors avec David et Max le sait. Nous sommes amis, un

point c’est tout. La seule raison pour laquelle j’éprouve des sentiments bizarres ces derniers temps,c’est que je vois trop peu David. Max et moi, on partage des moments extra, et il est très bon sur uneplanche de surf. Point barre.

J’ai froid. Je décide donc de sortir un peu de l’eau. Posant ma planche à l’abri sur le sable, je medirige vers un petit kiosque pour m’acheter un chocolat chaud.

— Je vous mets de la crème fouettée ? me demande l’adolescent aux dreadlocks peroxydées.— Volontiers, et des marshmallows, si vous avez. En fait, je vais aussi vous prendre un hot-dog.J’ignore comment les surfeurs réussissent à rester aussi minces, je suis affamée. Après avoir

dévoré mon hot-dog et mon chocolat chaud, je décide de me reposer un peu.

Chapitre 28

Vingt minutes plus tard, je suis allongée sur la plage, protégée par mes lunettes de soleil et unebonne couche d’indice 50, j’écoute le son apaisant des vagues qui s’écrasent sur la plage. Je portemon plus vieux maillot de bain et aucun maquillage, et je viens de remarquer une large bande de peaublanche où mon autobronzant n’a pas agi, pourtant je me sens hyperbien.

J’ai dû m’endormir quelques minutes, car lorsque je rouvre les yeux, le soleil a baissé même s’ilfait toujours beau et chaud.

— Coucou ! dit une voix à mes côtés.Suzanne installe sa serviette de plage, une vieille chose avec une image de la Petite Sirène dessus,

puis elle s’allonge près de moi en maillot de bain.— Tu en as eu assez ? C’est fatigant, hein ? ajoute-t-elle.— Super crevant, oui ! Mais je me suis éclatée.Une voix familière me parvient alors, et à travers mes lunettes de soleil j’aperçois Max,

combinaison de plongée en bas et tee-shirt en haut, qui joue au football sur le sable avec deux petitsgarçons. La scène est adorable. Les deux gamins, qui m’ont l’air d’avoir huit ou neuf ans, le battentaisément – il les laisse tacler et marquer des buts à volonté. Il lève les yeux dans notre direction, mevoit le regarder et me fait un signe de la main.

— Alors, ça en est où entre Max et toi ? s’enquiert Suzanne.Je manque de sursauter d’étonnement.— Comment ça, « ça en est où » ?Elle a les yeux rivés sur moi.— Je vois bien qu’il t’apprécie – enfin, qu’il t’aime beaucoup, quoi. Et manifestement, tu l’aimes

bien aussi, mais tu as un petit ami, c’est ça ? Un ami à lui ?— Qu’est-ce qui te fait dire qu’il m’aime bien ? demandé-je, avant de me reprendre. Tu te fais des

idées, nous sommes juste amis.Elle poursuit, sans prêter attention à ma remarque :— Je le sens, voilà tout. Je sais que ce ne sont pas mes affaires, mais Max a tendance à être attiré

par des femmes qui ne sont pas pour lui.Je suis tellement sidérée que je ne peux que répliquer :— Ah, oui ?— Il a vécu une séparation très cruelle, il y a environ un an, ça n’était pas beau à voir. Il prend les

choses à cœur, et je ne veux pas qu’il souffre. Surtout avec tout ce qui se passe dans sa famille en cemoment, ajoute-t-elle.

— Justement, qu’est-ce qui se passe avec sa famille ?Suzanne écarquille les yeux.— Quoi ? Tu n’es pas au courant ? Sa mère a la maladie d’Alzheimer. Apparition précoce, elle

doit avoir, quoi, soixante ans.— Oh, mon Dieu !Je tourne la tête vers lui. Il tire au but, exprès très faiblement afin que le petit goal arrête la balle.

Je me sens soudain coupable de n’avoir rien su. Je comprends mieux, à présent. Pourquoi il veut

rester dans le pays, son départ précipité chez lui, son cahier de photos, et même pourquoi il veut tantque son expérience réussisse. Le pauvre !

— Enfin, bref, reprend Suzanne, tu m’as l’air super sympa, ce serait génial si Max et toi, voussortiez ensemble. Mais pas si tu as déjà un petit ami, évidemment. (Elle se lève.) Je vais piquer unetête, tu veux venir ?

Je secoue la tête et elle court dans les vagues, passant devant Max sur le chemin. Il lance quelquechose aux deux garçonnets et se dirige lentement vers moi. Et moi, je me creuse la tête : qu’est-ce queje vais lui dire ?

— Je croyais que tu n’aimais pas les sports de compétition ?— Tant que j’ai ensuite la possibilité de nager, ça va, répond-il en se laissant tomber à côté de

moi. Tu en as déjà assez ?— Non, je fais un nose.— Quoi ? « Faire du nose », c’est un geste très technique, ça veut dire que tu es capable de faire

pivoter la planche sur la vague, juste en appuyant avec les pieds.— Oh, je croyais que ça voulait dire faire une pause.Nous éclatons de rire.— Tu maîtriseras peut-être le nose un jour, si tu persévères… Tu t’en es bien tirée, pour une

débutante.— Mais non, j’étais nulle ! Enfin, j’ai adoré. Toi, en revanche, tu es génial.— J’ai pris des heures et des heures de leçons, je n’ai aucun mérite.Nous restons assis en silence une minute, et puis soudain :— Max, Suzanne vient de me dire, pour ta mère… Je suis désolée.Il baisse les yeux vers ses orteils enfouis dans le sable.— Merci, murmure-t-il, si bas que je l’entends à peine.— Est-ce que… ?— Je n’ai pas vraiment envie d’en parler.— Pardon.— Enfin, pas aujourd’hui. Pas maintenant.— Je comprends.Quelle idiote ! Il essaie de ne pas y penser, et moi, je ramène le sujet sur le tapis comme une

gourde.Il prend une poignée de sable qu’il laisse s’écouler lentement à travers ses doigts.— Est-ce que je peux te poser une question ? Enfin, faire une remarque ?— Bien sûr.Mon cœur se met à battre un peu plus vite.— Tu sais, quand tu m’as raconté que tu voulais revenir en arrière pour… à cause de… euh…

David.Visiblement, il a du mal à prononcer son nom.— Oui, soufflé-je.— Eh bien…Un long silence s’installe, qui s’éternise au point que je commence à penser qu’il a changé d’avis

et n’a plus envie de poursuivre.— Je ne trouve pas normal que tu aies besoin de faire une chose pareille pour qu’un homme tombe

amoureux de toi, lâche-t-il enfin. Voilà.Si j’ai été surprise par le petit discours de Suzanne, là je suis sans voix. Que sous-entend-il par

là ?— Hé, oh, les terriens ! rugit une voix derrière nous. (Gareth, qui a renfilé ses vêtements, se jette

par terre à nos côtés, projetant du sable partout.) Alors, mes chéris, poursuit-il sur un ton censé imiterl’accent chic du Devon, j’ai deux mots à vous suggérer : thé et gâteaux. Ou bien crème chantilly,confiture et des litres de ginger ale. Ça vous dit ?

Nous sommes bientôt en voiture sur le chemin du retour, le ventre rempli de scones et de confiture.Max est assis à l’arrière près de moi cette fois, car Suzanne avait mal au cœur, et il s’est endormi.Tandis que Suzanne et Gareth discutent à l’avant, j’en profite pour observer Max – longs cilssombres et ébouriffés, légèrement blondis aux extrémités, visage encore plus bronzé, cheveux à laverticale et raidis par l’eau salée.

Ainsi donc, il m’aime bien. Tout à l’heure, sur la plage, je suis quasi certaine qu’il essayait de mefaire comprendre qu’il éprouvait des sentiments pour moi. Et inutile de le nier, je suis attirée par lui,moi aussi. Je ne cesse de me répéter que nous ne sommes qu’amis, ou colocataires, mais ça ne sert àrien de me mentir plus longtemps : il me plaît. Si j’étais célibataire, j’aurais toutes les peines dumonde à me retenir de détacher ma ceinture de sécurité et me jeter sur lui pour… eh bien,l’embrasser, pour commencer.

Sauf que je ne suis pas célibataire. Je suis avec David et je l’aime. Il me convient parfaitement,alors comment puis-je avoir des sentiments pour Max ? Ce n’est pas seulement que je le trouvemignon, ce que j’éprouve est plus profond.

Une vague de panique me submerge quand je songe à tout ça et à la signification de mestergiversations. Est-ce que je dois rompre avec David ? Ou parler à Max ?

Et puis je me reprends. Non, je suis en train de dramatiser. Ce n’est qu’un coup de cœur. Je suis unpeu à cran, et je n’ai pas vu David depuis des siècles, c’est pour ça que ces drôles de sensations fontsurface vis-à-vis de Max, mais au final, ça ne veut rien dire. D’ailleurs, j’ai lu quelque chose là-dessus, c’est parfaitement normal. Il arrive souvent que l’on tombe sous le charme de quelqu’un,quelqu’un que l’on ne devrait pas considérer autrement que comme un collègue, par exemple, et celane veut pas dire que l’autre relation, avec son petit ami, ne fonctionne pas. C’est même plutôt sain, enfait.

— Ça va, derrière ? s’enquiert Gareth.Je réponds en m’éclaircissant la gorge :— Bien. Fatigués, c’est tout.Le bruit de nos voix réveille Max, qui me regarde droit dans les yeux. Puis son sourire s’évanouit

et il se détourne.Je me sens incroyablement coupable. Je peux gérer un coup de cœur pour Max, mais lui… Et s’il

était vraiment amoureux de moi ? En songeant comment je me suis comportée avec lui, taquine,l’obligeant à danser, me serrant contre lui, j’en ai la nausée. C’est moi qui lui ai donné une fausseidée, or la dernière chose que je veuille, c’est qu’il souffre. Surtout avec tout ce qu’il doit traverserchez lui ! Je vais devoir prendre mes distances et, d’une façon ou d’une autre, lui faire comprendreque je suis avec David. Vraiment. Je dois me montrer honnête avec lui. Sa remarque, sur la plage,c’était aussi une question. Une question qui mérite une réponse.

Suzanne allume Magic FM, où les programmateurs font une sorte de retour dans les années 1990.

Nous entendons Four Non Blondes, OMC qui interprète How Bizarre, et puis Breakfast at Tiffany’spasse sur les ondes. J’essaie de ne pas écouter les paroles, qui évoquent deux personnes n’ayant rienen commun, car pour une raison qui m’échappe, elles me rendent très, très triste.

— Tu as vu le film, Zoë ? Diamants sur canapé ? me demande Suzanne du siège avant.— Oui, j’ai adoré, lui réponds-je.Je reprends après une seconde :— J’ai toujours voulu faire ce truc. Tu sais, arriver de bonne heure et se poster devant la vitrine,

avant l’ouverture, et regarder à l’intérieur en sirotant un café…— Mais pourquoi devrais-tu rester dehors ? C’est si cher que ça, comme restaurant ?— Tiffany ? Non, c’est une bijouterie.— Ah bon ? Je l’ignorais !Elle éclate de rire et moi aussi, même si j’ai toujours l’esprit préoccupé par Max. Comment lui

dire qu’il a compris de travers ? Sur la fin du parcours, l’autoroute est surchargée et nous arrivons à la maison à 19 h 55. Max et

moi saluons les autres, puis nous montons les marches côté à côte. Il enfonce sa clef dans la serruretandis que j’admire le ciel orange et rose.

— Je vais peut-être commander une pizza, m’annonce-t-il alors que nous nous engageons dans lehall. Ça te dit ?

— Euh…— J’ai un coupon de réduction, ajoute-t-il en haussant les sourcils. Et puis, roulement de tambour,

ils passent Point Break à la télé ce soir. La soirée parfaite, non ?Ça me brise le cœur de devoir refuser, mais je suis obligée.— Non, je crois que je vais plutôt prendre une douche et me coucher tôt. Je mangerai quelques

céréales, un truc comme ça.— Ou des croûtons ? Je sais que tu les adores.Dans la semi-obscurité du couloir, je le vois qui me sourit. Il va falloir que je sois plus claire.— Au fait, Max, tu viens à mon anniversaire, samedi, hein ?— Bien sûr.— Super, parce qu’il y aura une amie à moi et je pense qu’elle va te plaire. Je ne veux pas

organiser une rencontre officielle, mais là, tu auras l’occasion de la voir, l’air de rien.— Ah… OK.Oh, bon Dieu ! En voyant son regard, j’ai l’impression que je viens de le poignarder dans le dos.

Mais je me réconforte en me disant qu’il vaut mieux le blesser un peu maintenant que beaucoup, plustard.

Chapitre 29

Après tous les événements du week-end, je suis plutôt soulagée de retourner au travail le mardimatin. Cependant, alors même que j’allume mon ordinateur, je ne peux m’empêcher de penser à Max.Chaque fois que je revois le regard qu’il m’a jeté quand j’ai parlé de lui présenter une amie, je mefais l’impression d’être une meurtrière. Pourtant, j’ai agi au mieux, je le sais.

La première personne que je croise de la journée, c’est Amanda, qui vient me faire un débriefingsur mon rapport au sujet des tendances maillots de bain.

— Ça manque de détails, conclut-elle en s’éventant nonchalamment. Vous devez nous dire quellesmarques surveiller, quel type de réactions elles génèrent, les chiffres de ventes, ce que commande laconcurrence… Bref, des informations basiques de ce genre. Vous pensez en être capable, ou dois-jedemander à Julia de vous donner un coup de main ?

— Non, non, ça ira. Je m’en occupe tout de suite.La garce ! Et pourtant, elle a raison concernant les détails, sauf que je n’ai pas la moindre idée sur

la façon de les dégotter. En plus, si je me trompe, je suis bien certaine qu’elle ne se gênera pas pourme débiner auprès de Julia ou de Seth. Je suis tellement paniquée que j’en pleurerais. Je ressors lesrapports de l’agence précédente et les passe en revue une nouvelle fois, à la recherche d’indices.Comment compilaient-ils leurs informations ?

Peu après, Julia me convoque à son bureau, car elle a une robe à me montrer.Je ne peux m’empêcher de retenir mon souffle tellement la pièce est belle – en mousseline de soie

rose poudré, avec un décolleté en V plongeant et un discret détail en plumes sur la jupe, qui descendjuste au-dessus du genou. Le genre de robes que l’on porterait volontiers pour sortir avec une poignéede bracelets, ou version chic, avec des talons et une petite veste, à l’occasion d’un mariage. Une vivedouleur me serre la poitrine, presque la même sensation que lorsqu’on est amoureux.

— Je me disais qu’on pourrait essayer d’envoyer une robe de plus à Keira, m’annonce-t-elle.Celle-ci devrait retenir son attention, vous ne croyez pas ?

— Je dirais que oui. (Pour ma part, je suis incapable de la quitter des yeux.) Elle est sublime, c’estune Alice + Olivia ?

— Non, une nouvelle créatrice qui s’appelle Victoire des Anges. Une pièce unique. Keira a aiméles deux dernières que nous lui avons envoyées ? On n’a eu aucun retour, même pas de l’agence derelations publiques…

— Oui, je crois que oui, réponds-je à tout hasard.C’est sans doute le cas, je les lui ai fait envoyer par coursier et n’ai pas reçu la moindre réponse

non plus. Je n’ai plus qu’à croiser les doigts, en espérant que personne n’ira vérifier.Mais Julia secoue la tête.— Je crois que c’est trop risqué de lui envoyer des articles via l’agence de relations publiques. Ce

n’est pas que je ne leur fais pas confiance, mais on ne sait jamais si les pièces sont transmises ou sielles restent à traîner dans le coin d’un bureau. Ou bien, en l’occurrence, les choses peuvent seperdre…

— Je sais.Je hoche la tête, les yeux toujours rivés à la robe. C’est comme si elle m’avait jeté un sort, qu’elle

me disait : « Porte-moi. » Je m’imagine à la maison, et la réaction de Max en me voyant là-dedans,avant de m’obliger à modifier ma vision. C’est David que j’imagine : il me découvre dans cette robele soir de mon anniversaire. Ce serait tout bonnement parfait !

— Je me disais donc que vous pourriez la lui déposer en mains propres, poursuit Julia. Vousseriez d’accord ?

Je m’arrache à la robe assez longtemps pour lever les yeux vers Julia.— Bien sûr, réponds-je en toussotant. Bien sûr que je suis d’accord. Je vais m’assurer qu’elle la

reçoive. Au fait, vous avez vu le nombre de sacs Peter Sembello que j’ai commandé ? Ça allait ?— Oui, oui, c’était parfait. (Elle me tend la robe et retourne à son ordinateur.) Désolée, je dois

vérifier une petite chose.Je quitte son bureau, toujours hypnotisée par la robe. Elle est tellement parfaite qu’elle n’aurait

même pas besoin d’être accessoirisée. Peut-être juste une paire d’anneaux d’oreilles, les cheveuxrelevés, bien entendu. De belles chaussures… Je fais un pas en avant en la caressant délicatement. Laqualité du tissu est incroyable. Je soulève l’étiquette de prix et manque de tomber raide. Jamais je nepourrai me l’offrir, même avec mon nouveau salaire.

Bon sang ! Si je l’envoie à l’agent de Keira, quelque employée un peu dégourdie va la chiper et larevendre sur eBay. Alors que si je la ramenais à la maison avec moi, je m’en occuperais, jel’aimerais et la chérirais pour le restant de ses jours.

D’un autre côté, si je prenais cette robe, ce serait du vol pur et simple. Je lui tourne le dos etm’assieds au bureau pour me concentrer sur mon rapport. « Trompe-l’œil ». Mon analyse de cettetendance est que…

Bien sûr, je pourrais aussi l’emprunter. La porter le soir de mon anniversaire, la faire nettoyer etl’envoyer à l’agent de Keira dès le lendemain. Et personne n’en saurait rien. Avant que je puissem’en empêcher, j’ai bondi de ma chaise, fermé la porte du bureau et enfilé la robe. On la croiraitréalisée pour moi, c’en est presque insupportable. Il faudrait vraiment la livrer à Keira… Je mefaufile jusqu’à la bande de miroir à côté de ma porte et retiens mon souffle. Elle est parfaite !

Bon, il faut que j’arrête. Je la quitte et la suspends à un endroit où je peux la voir, puis essaie deme concentrer sur mon rapport concernant les maillots de bain, sur le moyen de l’améliorer.J’enchaîne ensuite sur ma grosse présentation, pour laquelle il me reste – oh, là, là ! – moins d’unesemaine.

Au cours de l’après-midi, j’assiste à une réunion VM (ce qui signifie, je l’ai enfin appris, VisualMerchandising). Nous y abordons la question des vitrines de Noël, et je suis soulagée de retrouver laterre ferme, à la fois quand nous discutons de leur décoration (je soutiens fermement les thèmes desQuatre saisons et des Contes de fées), et de ce que vont présenter les concurrents. J’annonce, sur unton confiant que j’avais perdu depuis plusieurs jours :

— J’ai l’intuition que Selfridges va mettre le paquet sur le thème des jouets. Des tas de jouets, unstyle très léger et contemporain.

— Vous semblez avoir des « intuitions » sur beaucoup de choses, fait remarquer Amandainnocemment. C’est aussi comme ça que vous procédez pour vos rapports de tendances ?

— En tout cas, elle a raison, intervient la merchandiser (Jane ou Janet, je ne sais pas trop). Jeconnais quelqu’un qui travaille dessus. Leur thème est le jeu.

Tiens ! Prends ça, Amanda ! Elle baisse les yeux, non sans m’avoir jeté un regard envieux. Sethcompulse son BlackBerry en bâillant. J’ai déjà remarqué qu’il avait une capacité d’attention assez

restreinte, pendant les réunions. En gros, il dit ce qu’il a à dire, et puis il se déconnecte.Après les vitrines, nous passons du temps à discuter de l’organisation du magasin. C’est un sujet

crucial, les chiffres des ventes au mètre carré permettent de déterminer si l’entreprise est bénéficiaireou pas. Je suis ravie de constater que l’on accorde aux modèles de Sinead une place prédominantedans le magasin. J’ai vraiment hâte que ses foulards deviennent cultes, et que nous soyons le magasinqui les aura fait découvrir…

— Alors, toujours dans le rayon accessoires, reprend Jane ou Janet, que faisons-nous pour laprésentation de cette nouvelle marque, Peter Sembello ? Où voulez-vous la placer ?

J’ai l’impression que tout le monde me regarde.— Il va faire un carton, alors je crois que nous devrions lui donner une place de choix… Pourquoi

pas là, sur la gauche, juste à côté des caisses ? suggéré-je en posant le doigt sur le plan du rez-de-chaussée.

— Mais c’est là que nous mettons les Gucci, normalement, fait remarquer Jane-Janet.— Eh bien, peut-être Peter est-il le nouveau Gucci ? intervient Seth.— Exact, admet Jane-Janet. Qu’en pensez-vous, Zoë ?Je réfléchis une seconde, histoire de m’assurer que je ne vais pas dire de bêtise. J’ai un souvenir

très précis d’un soir où, dans le métro en rentrant à la maison, j’avais lu dans l’Evening Standardque Peter Sembello était la nouvelle marque de sacs à suivre. Cela dit, même sans ce renseignement,j’apprends peu à peu à me fier à mon propre jugement. Or je crois vraiment en lui.

— Oh, tout à fait d’accord, réponds-je. Il faut vraiment lui donner un bel habillage.— OK, conclut Jane-Janet en marquant l’emplacement d’un gros « PS ». — Hé, très chère ! lance Seth, qui me file au train dans le couloir.Aujourd’hui, il porte une veste marine, une chemise blanche, un bermuda noir descendant jusqu’au

genou et ses habituels mocassins sans socquettes.— Bien vu, à la réunion. J’adore le travail de ce Peter Sembello. Et j’adore les gens qui ont des

convictions sur les nouvelles marques.— Merci ! Auriez-vous un peu de temps à m’accorder pour jeter un coup d’œil à ce que j’ai

commencé à faire sur mon rapport de tendances ? J’aimerais beaucoup avoir votre avis.Il me suit dans mon bureau, où je lui montre les tableaux de tendances et les PowerPoint que je

prépare. J’ai identifié les tendances à suivre sous les intitulés suivants : pantalons imprimés, jeans decouleur, color-block, métal et élégance.

— Hm.Je lui demande, inquiète :— Qu’en pensez-vous ?Il soupire.— C’est très bien, ma chère, mais sans vouloir être méchant, c’est le genre de truc que n’importe

quel créateur de prêt-à-porter pond chaque saison. Je pense que vous devez voir les choses en un peuplus grand. Vous devez nous apprendre ce que les gens vont vouloir, autant que ce qu’ils vont porter.Quelle sera l’humeur de la rue ? Comment les gens utiliseront-ils leur temps libre ? Ce genre dechoses. Par exemple, vous n’avez rien là-dedans concernant Internet. Les magasins en dur commenous ne survivront pas à moins d’augmenter leurs ventes en ligne.

Hm. Grâce aux conseils de Seth, tout vient de se mettre en place dans ma tête. Il continue à

blablater au sujet d’Internet, ce doit être sa nouvelle marotte. Voilà qui me ramène à ce qu’affirmaitLouis, l’autre jour, dans la cuisine.

— Je peux tout à fait ajouter quelque chose au sujet de notre site Internet.— Ou plutôt notre absence de site. Oui, je crois vraiment que vous devriez. Avec tact, bien

entendu, mais récoltez des données sur ce que font les autres magasins.— OK.Ça ne va pas être facile d’insérer tout ça, avec à peine plus d’une semaine pour travailler dessus,

mais Seth est malin et je crois qu’il a raison sur ce point. En plus, ça va vraiment ajouter un anglestratégique à ma présentation. Je pourrais même apporter des suggestions concrètes pourl’élaboration de notre nouveau site web, avec plein de petits détails que j’ai remarqués. Jecommence à être carrément excitée, car je pense enfin être en mesure de concocter quelque chose debien.

À cet instant, mon téléphone vibre. Un texto de David. Seth est encore en train de regarder mesPowerPoint, je le lis donc rapidement. Salut, mademoiselle bientôt plus âgée d’un an. Dsl d’avoir été aussi nul ces

derniers temps. Hâte de me rattraper. Bizzzzz, D. Tout à coup, le week-end avec Max paraît bien lointain. Et un énorme soulagement m’envahit, en

même temps qu’une certitude : David est vraiment l’homme qu’il me faut.— Un message de votre petit ami ? demande Seth, qui a dû voir le sourire niais sur mon visage.

Montrez-moi sa photo.Je ris, mais comme j’ai aussi très envie de le lui montrer, je trouve rapidement une photo dans mon

téléphone. Ma préférée de David, sur sa terrasse. Je me souviens avoir été un peu gênée en laprenant, mais j’avais très envie d’avoir une photo de lui sur moi.

Seth siffle.— Waouh ! J’en veux une tranche aussi ! Pardon, ma chère, je ne voulais pas me montrer vulgaire.

Et en plus il est chirurgien ? Mon frère est chirurgien, tiens. Ophtalmique. Et le vôtre, rappelez-moiquelle est sa spécialité ?

Quand je réponds qu’il s’agit du cœur, Seth siffle de nouveau. Et soudain, une idée inavouable metraverse l’esprit : il ne réagirait pas ainsi à une photo de Max, ni à son métier. David est plusimpressionnant, c’est ainsi.

— Cela dit, ça doit être dur. Je parie que vous ne le voyez que très peu.— C’est dur, en effet, j’admets. Ces trois dernières semaines, je ne l’ai vu que deux fois. (Le dire

à haute voix fait ressortir le pathétique de la situation, je me sens donc obligée de compléter maphrase.) Mais samedi, nous sortons fêter mon anniversaire.

— Oooh ! Joyeux anniversaire pour samedi, alors, il va falloir qu’on fête ça ici aussi. C’est larobe que vous allez porter ? (Il désigne LA robe, toujours suspendue dans le coin, cruellementtentante, et s’approche pour en examiner l’étiquette.) Elle est divine.

— Non, non, ça, c’est un cadeau pour Keira Knightley.— Ah, oui, votre copine ! C’est génial. Bon, ma chère, je dois filer, j’ai encore des tas de choses à

faire et je veux partir de bonne heure pour aller danser. À plus tard, et n’hésitez pas, si vous avezbesoin d’aide pour la présentation.

Après son départ, je prends quelques notes sur les points que nous avons abordés. Sans parvenir àme détacher de cette robe. Brusquement, ma décision est prise : je vais la porter ce week-end, lafaire nettoyer et envoyer à Keira ensuite. Une fois ce dilemme résolu, je me remets joyeusement autravail, déterminée à leur concocter la meilleure présentation qu’ils aient jamais vue.

Chapitre 30

— Réservation au nom de Kennedy, huit personnes ?Kira et moi suivons le serveur jusqu’à une table dans le fond, tout en échangeant des regards

surexcités, style : « Il est trop cool, cet endroit ! ». Et en effet, le restaurant paraît parfait, décontractémais élégant, les murs blanchis à la chaux, cuisine ouverte d’où l’on aperçoit les flammes qui montentdes points de cuisson et une délicieuse odeur de pizza. Partout, des groupes de clients partagent desplateaux de pizzas posés sur de petites plates-formes au-dessus des tables.

— Excellent choix, fait remarquer Kira tandis que nous nous asseyons.— J’espère que tout le monde va aimer. (En ma qualité d’hôtesse, j’ai un accès de panique, tout à

coup.) Tu penses qu’on sera bien, à l’intérieur ? J’ai essayé de réserver dehors, mais ils n’ont pasvoulu.

— C’est parfait, ne t’inquiète pas.— Bon. Ouf ! Alors, toi et moi on va s’asseoir ici au bout, on mettra David à côté de moi, Oliver à

côté de toi, Rachel pourra se mettre à côté de lui, Harriet à côté de David, et puis il reste Sinead etMax. Oh, et Jenny. Elle s’installera à l’autre bout.

Je sors de petites cartes.— Qu’est-ce que c’est que ces trucs ? s’étonne Kira. Tu vas faire un discours ?— Ce sont des étiquettes de table, pour indiquer la place de chacun. Tu ne trouves pas ça bien ?— Du calme, on n’est pas à la réception de l’ambassadeur ! lance-t-elle en me prenant les

étiquettes des mains, avant de les fourrer dans son sac. Arrête de stresser, tu es là pour passer unebonne soirée. Asseyons-nous ici au milieu, les autres s’installeront où ils voudront. Excusez-moi ?(Le serveur s’approche et elle lui offre son sourire éblouissant.) Peut-on avoir une bouteille de vinblanc et une de rouge ? La cuvée de la maison conviendra très bien.

Elle a raison, il faut carrément que je me calme. Je ne sais pas pourquoi je suis aussi tendue. Sansdoute en partie parce que je porte la Victoire des Anges. Elle est tellement sublime qu’elle me rendcomplètement paranoïaque, j’ai peur de renverser quelque chose dessus. Je me recouvre de troisserviettes de table, au cas où.

— Tu ne me trouves pas trop habillée ?— Non ! Détends-toi !Elle me tend un petit paquet cadeau. Un joli savon et une crème pour les mains dont je me souviens

de l’année dernière.— Au fait, où est David ? me demande-t-elle.— Il avait un tennis cet après-midi, mais il sera bientôt là.— Bien… Eh, c’est qui ce type qui te fait des signes ?— Oh, c’est Max, mon colocataire.Il se fraie un chemin jusqu’à nous entre les tables, vêtu de son tee-shirt gris – celui qu’il portait

lorsque nous sommes sortis danser. Il a les cheveux mouillés et un sac de sport, apparemment neuf.J’aurais préféré qu’il arrive moins tôt. C’est aussi pour cela que je suis aussi nerveuse, je ne l’ai pasvraiment revu depuis notre conversation, après la journée à la plage.

— Tu m’avais dit qu’il était mal fagoté. Je le trouve plutôt mignon, moi !

— Chut ! Il va t’entendre.— Tant mieux, dit-elle en souriant, les yeux rivés sur Max.— Salut, dit-il en arrivant. Joyeux anniversaire, Zoë !Kira tend la main, un large sourire aux lèvres.— Salut, je suis Kira.— Enchanté… Max.Il hésite manifestement entre s’asseoir à côté d’elle ou de moi.— Assieds-toi donc ici près de moi, l’enjoint Kira en tapotant le siège. Tu sors de la salle de

sport ?— Presque. Je suis allé nager au Porchester Center, et j’ai fini par un bain turc, explique-t-il en

calant son sac sous la table. C’est un vieil endroit empreint d’histoire, très sympa.— J’adore les bains turcs, commente Kira. C’est génial, surtout quand on a la gueule de bois. On y

va nu, dans le tien ?Non, mais franchement : « On y va nu » ! Pourtant, Max ne semble pas embarrassé.— Oui. Mais c’est unisexe. Sauf le dimanche, ils font des séances de couples… Ça me fait

toujours penser à un club échangiste.Kira enchaîne sur sa visite à un hammam de Budapest, où la masseuse lui avait demandé si elle

voulait un « massage toute nue ». Elle avait pris un tel fou rire qu’elle n’avait pas pu aller au bout deson soin, et en prime, elle avait contaminé les masseuses aussi. Son histoire est très drôle, et elle a ledon de la raconter. En tout cas, Max a l’air d’apprécier.

— Joyeux anniversaire, Zoë. Désolé d’être en retard.C’est Oliver, casque sous un bras et gilet fluo. Il salue les autres convives de loin, m’offre un

baiser maladroit sur la joue et me tend une carte.— Tu n’es pas en retard, il n’est que 20 h 10, le rassuré-je en ouvrant sa carte.C’est la reproduction d’un bouquet de fleurs à l’aquarelle, qui clame : « Joyeux anniversaire à ma

chère sœur ». J’éclate de rire et la pose en bonne place près de mon assiette.— Oh, zut ! fait Oliver. Je n’avais pas vu ça. Mais bon, Zoë, tu es devenue comme une sœur pour

moi.Je réplique, en le tapotant sur l’épaule :— Merci, frérot.En même temps, je ne peux m’empêcher de me demander brièvement pourquoi Max ne m’a pas

apporté une carte, lui aussi.Oliver se dépêtre péniblement de ses lampes, lumières et autres équipements réfléchissants, puis il

pose le gilet sur le dossier de sa chaise et ses lumières sur la table devant lui. Il faut que j’intervienneavant qu’il ne soit trop tard.

— Tu sais quoi… Je vais te débarrasser de tout ça.Et je sors un sac en coton – j’en ai apporté deux ou trois pour remporter mes cadeaux – et

entreprends de le remplir avec les affaires d’Oliver. Rachel sera là d’une minute à l’autre et je neveux pas qu’il soit enfoui sous son bazar.

— Pourquoi est-ce que tu me voles mes affaires de vélo ? demande-t-il, l’air perplexe.— Passe-moi aussi ton gilet fluo. Je ramasse tout pour éviter qu’on ne le tache avec les pizzas.— Ah… désolé. J’encombre la table, c’est ça ?— Un peu. Et arrête de t’excuser.

Je jette un coup d’œil en direction de Kira et Max, mais ils n’écoutent pas, ils sont trop occupés àéchanger des souvenirs de leurs voyages respectifs en Europe de l’Est.

— Ah bon ? dit Oliver, manifestement amusé. Tu veux dire en général, ou pour mes affaires devélo ?

— En général.— OK.Il a vraiment un joli sourire, et il est tellement mieux quand il n’est pas caché derrière ses lunettes

et son casque. Il a les avant-bras bronzés et ses cheveux bruns sont ébouriffés. Il les porte d’ailleursun peu plus long que d’habitude, ce qui s’avère une excellente chose car ils cachent ses oreilles. Jenourris de gros espoirs concernant Rachel et lui, ce soir.

— Au fait, reprend-il, quand est-ce que tu reviens au pub pour une soirée quiz ? On a grand besoinde toi.

— Bientôt, bientôt ! réponds-je avec un grand sourire.Je suis soulagée quand Kira propose un toast.— À la reine de la soirée ! Joyeux anniversaire !Elle a servi un verre à chacun, et tous lèvent leur verre dans ma direction en criant : « Santé ! » En

regardant leurs visages tour à tour, je songe que jusqu’à présent, ça se passe beaucoup mieux que lekaraoké de la première fois.

— Merci, les copains !— Où est David ? s’enquiert Oliver.J’aimerais qu’ils arrêtent de poser cette question.— Il est en route.— Tiens, justement le voilà, dit Oliver. Avec Jenny.En effet. Jenny porte un chemisier en jean à col relevé et un collier de perles, David une chemise

bleue en coton léger avec les manches retroussées et une paire de chinos couleur chair. Tous les deuxont l’air fraîchement douchés, rosés et pleins de santé, raquettes de tennis à la main.

— C’est bizarre…, lâche Kira.Elle est visiblement sur le point de commenter le fait que David arrive en compagnie de Jenny et

non avec moi, mais elle s’interrompt. Ce que j’apprécie.— Désolés d’être en retard, le couple qui nous précédait sur le court a dépassé son horaire,

explique Jenny.Une petite seconde. Elle vient de dire : « Le couple qui nous précédait » ?— Joyeux anniversaire, Zoë, lance David en m’embrassant.Il me tend un paquet de forme allongée.— Merci, David.Je l’embrasse à mon tour et remise son cadeau près de mon assiette. Je l’ouvrirai plus tard.— Bon anniv, intervient Jenny en s’asseyant face à David. Est-ce que je peux avoir un Coca Light

et deux menus rapidement ? lance-t-elle au serveur avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Etje vais vous demander de vous occuper de ceci, poursuit-elle en lui désignant sa raquette, mais mercid’en prendre grand soin. Elle est très chère. Dave, tu veux lui donner la tienne aussi ? ajoute-t-elleencore, interrompant David qui discute avec Max.

— Oui, bien sûr, répond-il en tendant sa raquette.Heureusement, il ne fait pas attention à elle plus longtemps, et se tourne enfin vers moi.

— Tu es absolument sublime, chuchote-t-il. Nouvelle robe ?Je hoche la tête, aux anges.— Désolé de n’avoir pas pu te retrouver pour prendre un verre avant. En fait, on devait

absolument disputer ce match, sinon ils nous dégradaient dans le classement.— Ce n’est pas grave, le rassuré-je, tout en songeant qu’en effet, cela m’importe peu.Il trinque avec moi et me regarde droit dans les yeux.— Joyeux anniversaire. J’ai hâte de passer le week-end avec toi.Je lui souris, encore plus soulagée que nous ayons retrouvé le droit chemin. Max est toujours en

grande conversation avec Kira, et je décide que c’est une bonne nouvelle.— Salut, ma belle, salut tout le monde ! Pardon d’être en retard. (Rachel vient d’arriver.) Oh, salut

Jenny, je ne m’attendais pas à te voir ici.— Merci pour le cadeau, interviens-je promptement, avant que Jenny ne comprenne qu’en fait

Rachel répète les paroles qu’elle m’a adressées le jour où j’ai pris le thé avec les parents de David.Je déballe mon nouveau paquet avec de hauts cris afin de créer une diversion. C’est le petit vase

ravissant qu’elle m’avait offert la dernière fois.— Qu’est-ce qu’elle fiche là ? marmonne Rachel du coin des lèvres tandis qu’elle s’installe de

l’autre côté de la table, loin de David et de Jenny.— Elle me casse les pieds.Je fais exprès de ne pas regarder pendant que Rachel et Oliver se saluent un peu timidement. Mais

au fond, j’ai bon espoir.À l’autre bout, Kira et Max s’entendent comme larrons en foire.— Ça me manque tant, dit-il. Parfois, j’ai des envies…— Je vois exactement ce dont tu veux parler, réplique-t-elle, pleine d’empathie. Ça n’est pas

pareil, ici, hein ?Mais de quoi parlent-ils ?— Tu veux que je t’indique un très bon plan ? La Taqueria, sur Westbourne Grove. Ce n’est pas

loin d’ici. Ils font un délicieux petit déjeuner, je te le recommande.Ah, la nourriture mexicaine ! Voilà qui me rassure. Enfin, qui me fait rire.— Zoë ! (Harriet vient d’arriver, l’air extrêmement perturbée.) Joyeux anniversaire ! Pardon, mille

pardons pour mon retard… J’ai dû aider ma sœur à déménager, et puis il y avait des travaux sur laligne Central, alors j’ai pris le bus, mais c’était une mauvaise idée, j’aurais mieux fait de prendre laligne Circle, mais tu sais comme elle est lente… Enfin, bref, joyeux anniversaire.

Elle me tend un énorme paquet, dont je sais d’avance qu’il contient un ensemble de produitsBenefit, une attention tout à fait adorable. Par ailleurs, elle porte un haut décolleté à fanfreluches, dechez Nougat, je crois bien, que je ne possède pas, en plus, dans aucun coloris. Et qui lui va très bien,par-dessus le marché.

— Mais ne t’inquiète pas pour ça ! Assieds-toi, lui dis-je en l’embrassant.— Bonsoir tout le monde. Oh, là, là, il faut vraiment que je m’installe ici ?Elle jette un regard angoissé vers le bout de table, entre Rachel et Oliver. Il ne reste que cette

place ou son équivalent, à l’autre bout, pour Sinead – qui n’est toujours pas arrivée.— Ne t’inquiète pas, tu ne seras pas serrée, lui dit Rachel.— Non, c’est juste que je n’aime pas trop être en bout de table. C’est plutôt la place de quelqu’un

d’important, pas la mienne. Zoë, pourquoi est-ce que tu ne t’assieds pas ici ? Ah, non, tu ne serais

plus à côté de David. OK, j’y vais, conclut-elle en s’installant. Je fais tout un foin pour rien.Pendant tout ce temps, Oliver la regarde, l’air amusé.— J’échange avec toi, propose-t-il en se levant. Ça ne me pose aucun problème, je t’assure. Pour

une fois que je peux jouer le Parrain.Secouant la tête pour repousser les protestations d’Harriet, il intègre sa nouvelle place. Il est

désormais en bout de table, encadré de Rachel d’un côté et d’Harriet de l’autre.— Merci beaucoup, lui dit cette dernière, les yeux emplis de gratitude.Max et Kira sont toujours en pleine conversation.— Bells Beach, dit-elle. C’est tout ce que j’ai à dire. Tu n’as jamais surfé si tu n’es pas allé en

Australie.— Ah oui ? Et quelle époque de l’année est la meilleure ?— Eh bien, ça dépend. Moi, j’y suis retournée en juin l’année dernière, et c’était juste… un autre

monde !— Et comment est-ce que tu connais Zoë ? s’enquiert Harriet auprès d’Oliver. Ah, tu es un ami de

David. Tu es médecin, toi aussi ?— Ouaip.— Incroyable. Je ne sais pas comment vous faites. Vous êtes tellement dévoués et intelligents. Et

travailleurs.Oliver rit, mais il a l’air flatté. Hm. J’espère qu’Harriet ne va pas le détourner de Rachel.Texto. C’est Sinead. Salut, Zoë, j’ai hâte de te voir pour ton anniversaire demain. C’est à quelle

heure ? Je secoue la tête, riant malgré moi.— Tu sais ce que tu vas prendre ? demandé-je à David, mais Jenny vient de noyer mes paroles

en claironnant :— Hé, David, est-ce que je t’ai raconté que mon ancienne institutrice voulait que j’aille à l’école

pour parler aux gamins ? Une source d’inspiration, quoi. Zarb, non ?Levant les yeux au ciel, je me retourne vers Rachel et Harriet.— Vous êtes prêtes à commander, les filles ?— Oh, désolée, répond Harriet en ouvrant immédiatement le menu, je n’ai pas regardé.— Tout a l’air délicieux, commente Oliver, les yeux rivés à sa jolie tête brune penchée sur la

carte, ainsi qu’au décolleté généreux dévoilé par son petit haut.Rachel jette un regard narquois en direction d’Oliver, puis vers moi. Max raconte une histoire

drôle à Kira, et tous les deux éclatent de rire. On a déjà consommé plusieurs bouteilles de vin, et j’ail’impression d’être assise entre deux premiers rendez-vous réussis, où Rachel et moi serionsdestinées à tenir la chandelle – même si, bien entendu, j’ai David.

Par-dessus le brouhaha des conversations, j’appelle :— Les amis ! Est-ce que vous avez choisi ce que vous voulez manger ?Une fois que nos pizzas sont servies sur leurs petits plateaux surélevés, je commence à me sentir

mieux. La mienne est délicieuse, fine et croustillante, avec peu de fromage mais beaucoup de goût.David m’accorde enfin toute son attention, m’offrant des bouchées de sa pizza, me servant du vin et

me susurrant des paroles agréables. Mais dans l’intervalle, il doit aussi écouter Jenny, assise del’autre côté, qui pérore sur le rugby, le tennis, la médecine, et la difficulté de réussir. Et moi je medemande : si j’épousais David, Jenny serait-elle son garçon d’honneur ?

— Ça va, ma belle ? me demande Rachel en piochant dans sa pizza. La reine de la soirée mesemble bien silencieuse.

— Ça va. J’essayais juste de me souvenir d’un truc… Qui nous a raconté cette histoire sur le mecqui avait une femme pour garçon d’honneur à son mariage ?

— Oh, je sais, répond Oliver, qui écoutait. Nous le connaissons, David et moi, mais pas très bien.C’est sa sœur qui a fait office de garçon d’honneur, et elle portait une robe blanche à la cérémonie.

— C’est la chose la plus dingue que j’aie entendue, commente Rachel. La même que celle de lamariée ?

— Non, mais c’était assez déplacé car la sœur se trouvait être plutôt grande et belle fille – je croisbien qu’elle est mannequin, d’ailleurs – alors que la mariée… un peu moins.

— La pauvre ! C’est terrible, intervient Harriet.— C’est vraiment sordide, dit Rachel. Imaginez les gens qui regardent les photos, après coup ; ils

doivent prendre la sœur pour la mariée. Ou penser qu’il est polygame.— Bon, fait Oliver, toujours diplomate, c’est vrai qu’en l’occurrence, ça ne fonctionnait pas, mais

j’aime bien quand les gens font les choses un peu différemment. Qu’ils impriment leur empreintepersonnelle.

Harriet hoche la tête.— Je ne suis pas du tout d’accord, déclare Rachel.Ouille ! Si seulement elle arrêtait de contredire les gens aussi brutalement… Surtout les hommes.

Ils n’aiment pas ça du tout.— Ah, non ? demande Oliver, toujours poli. Et pourquoi ?— Je ne vois pas l’intérêt de se marier en blanc, si on doit avoir un garçon d’honneur femme ou se

faire conduire à l’autel par sa mère, par exemple. Soit on respecte les traditions, soit pas, mais jetrouve ça ridicule quand les gens essaient d’adapter le mariage traditionnel à leur propre sauce, carça ne veut plus rien dire, dans ce cas.

— Tu trouves ? s’étonne Oliver, les yeux brillants. (Il a l’air de s’amuser comme un petit fou.) Ettoi, tu en penses quoi ? demande-t-il à Harriet.

La pauvre prend l’expression de la fille à qui l’on vient de demander de réciter l’alphabet grec.— Je… J’aime bien les mariages, moi, balbutie-t-elle.— Je suis d’accord, dit Oliver. J’aime bien les mariages, moi aussi. Les gens investissent

beaucoup de temps et d’argent dans leur mariage, alors s’ils veulent avoir un garçon d’honneurfemme, faire un lâcher de colombes ou je ne sais quoi d’autre, pourquoi pas ?

Rachel, Harriet et moi le dévisageons. Les mots « J’aime bien les mariages » ont propagé unfrisson dans l’auditoire, comme si nous nous imaginions toutes en train d’épouser Oliver – mêmemoi, ne serait-ce qu’une nanoseconde.

— Mais l’intérêt de la tradition, c’est qu’elle est familière, alors si on s’amuse à la distordre, cen’est plus la tradition, insiste Rachel, tout de même un peu moins sûre d’elle.

— Quelle importance, si les personnes concernées s’amusent ? réplique Oliver, toujoursraisonnable.

Pour une fois, Rachel n’a pas de réponse toute faite.

— J’ai assisté à un charmant mariage récemment, ose Harriet. Celui de ma cousine, ça se passaitdans un petit village des Cotswolds, d’où sont originaires mon oncle et ma tante. J’étais demoiselled’honneur.

— Dans quel coin des Cotswolds ? J’ai grandi près de Witney, raconte Oliver.Tous les deux se lancent dans une comparaison sur les mérites de l’Oxfordshire face au

Gloucestershire, échangeant leurs souvenirs de tous les Bistley, Barnley et Burnley de la région.— Je me sens étrangère, tout à coup, me chuchote Rachel avec une esquisse de clin d’œil.Mais quelques minutes plus tard, Oliver se retourne vers elle.— Qu’est-ce que tu penses des enterrements de vie de jeune fille ?Elle hausse les épaules.— C’est nul.— Je suis allée à une de ces fêtes, il y a peu, intervient Kira. On a joué à « M. et Mme », vous

savez, ce jeu où on pose des questions pour savoir si on connaît bien son compagnon. Et on a aussiconcocté des questions pour le futur marié. Par exemple, on aurait demandé à David un truc comme…Quel serait le travail rêvé de Zoë, ou ses vacances préférées ? Est-ce qu’elle avait un animal decompagnie quand elle était petite ? Quel a été son plus beau cadeau de Noël… ?

David passe un bras autour de moi.— Facile, répond-il. Travail de rêve : responsable des achats dans un grand magasin…

Vacances ? Sans doute une virée shopping à Paris, ou bien les Maldives. L’animal, je ne sais pastrop. Et le cadeau de Noël… (Il se tourne vers moi, tout sourires.) Un bon d’achat chez BrownThomas ?

Je souris aussi, mais ne peux m’empêcher de croiser le regard de Max. Je sais ce qu’il pense :certaines de ces réponses sont fausses. Mon travail de rêve, c’est d’ouvrir ma propre boutique, jen’ai jamais eu de chat mais j’en avais très envie, et mon plus beau cadeau, c’est la maison de poupéeque mes parents m’avaient offerte quand j’étais petite. Mais bon, on apprend toujours ce genred’informations sans importance, en vivant ensemble. Ça ne veut rien dire du tout.

Par ailleurs, je remarque que Max s’entend vraiment bien avec mes amis, échangeant avec Harrietsur le cauchemar des déménagements, avec Oliver sur le vélo, faisant rire Rachel en lui décrivant lesreconstitutions historiques qui font le bonheur de sa sœur. Il est de bonne compagnie, décidément.Mais David aussi. Ils sont différents, voilà tout.

Nous avons presque fini de manger quand des voix attirent mon attention. Kira semble avoir unéchange un peu virulent avec David.

— Je te jure, dit-elle. Devant Dieu. Il a cherché dans Google.— Mais non, c’est impossible, rétorque David.— Ton souvenir n’est peut-être pas fiable, intervient Jenny de sa voix la plus condescendante.Max me donne l’impression de se retenir de rire.— Je suis allée chez le médecin récemment, m’explique Kira. Pour ma douleur au bras, tu te

rappelles ? C’est chronique, ça me lance horriblement. Eh bien, il ne m’a même pas examinée, il s’estretourné et il a tapé « douleur au bras » dans Google.

— Tu es sérieuse ? s’exclame Rachel, explosant de rire.— Tu plaisantes, affirme David. Ou bien tu te trompes.— Mais non, je ne vous mens pas ! Je te dis qu’il l’a googlé ! s’écrie Kira.— Eh bien, dans ce cas tu aurais dû te plaindre sur le coup, rétorque Jenny, si tu n’étais pas

contente.— J’étais sous le CHOC ! rugit Kira.À notre table, tout le monde écoute, en émoi. Aux tables voisines, les têtes commencent à se

tourner. David a l’air furax, et moi je suis mortifiée.— Ça me rappelle, intervient Max, l’autre fois que je suis allé chez ma généraliste, elle m’a

demandé ce que je buvais ; apparemment je suis un « buveur à risque ».Ravie et reconnaissante de sa diversion, j’enchaîne :— Ah bon ? Combien lui as-tu dit que tu buvais ?— Les questions étaient toujours posées de façon compliquée. J’essayais de lui expliquer que je

prenais une pinte ou deux, environ trois ou quatre fois par semaine, mais je pense qu’elle a comprisque je descendais trois à quatre pintes, quatre à six fois par semaine… Enfin, j’ai oublié.

— Quand on s’emmêle dans les calculs, ça dénote parfois un problème de boisson, commenteOliver.

— Toutes ces histoires de limites d’alcoolémie, c’est n’importe quoi, décrète Kira. Enfin, c’estvrai, quatorze unités par semaine, c’est ridicule. Je pourrais boire ça en une soirée.

— C’est une limite, pas un but, fait remarquer Max.— En parlant de ça, il y a quelques bars super sympa, dans le quartier. Tu es déjà allé chez Mau

Mau ? lui demande Kira.— Non, mais j’en ai entendu parler. Ce n’est pas le…Je me déconnecte et tombe sur un échange adorable entre Oliver et Harriet.— Comment as-tu choisi l’orthopédie ? lui demande-t-elle.— Eh bien, d’abord je me suis lancé dans la médecine pour soulager les gens, répond-il avec

enthousiasme. Et je pense que l’orthopédie est l’un des domaines où l’on peut faire le plus de biensans faire de mal. Sans compter que c’est aussi la spécialité la plus facile à combiner avec une vie.Une vie de famille, je veux dire.

Trop mignon ! Je jette un regard en coin vers Rachel pour vérifier si elle a entendu, mais David etelle essaient d’expliquer les règles du hurling à Jenny. Max et Kira en terminent avec le festival deNotting Hill – je l’ai entendu dire qu’il a toujours voulu y assister et elle répliquer qu’elle y va lundi– et ils enchaînent à présent sur les films.

— Moi aussi ! J’adore les films d’horreur japonais, dit-elle.Pitié ! Je veux bien lui accorder la nourriture mexicaine, les voyages et le surf, mais je parierais

ma Jimmy Choo gauche que Kira n’a jamais ne serait-ce que vu un film d’horreur japonais.À cet instant, les lumières s’éteignent et un groupe de serveurs apparaît avec un gâteau

d’anniversaire. Tout le monde chante « Happy birthday » et applaudit quand je souffle les bougies.— Encore vingt et un !11 je m’exclame.Je croise le regard de Max. Il est le seul à savoir que je fête mon anniversaire pour la deuxième

fois. Mais pas le vingt et unième.— On dirait qu’il te reste un cadeau à déballer, me fait remarquer David.— Bien sûr, je gardais le meilleur pour la fin.Délicatement, je glisse les doigts sous le scotch, essayant de ne pas déchirer le joli papier très

épais, et j’en extrais une boîte de velours bleu, tout en longueur. L’espace d’une seconde, je medemande… mais non, il ne ferait pas ça. Si ? Non, pas devant tout de monde. Si ?

— Ouvre-la, m’enjoint-il.

Je m’exécute, savourant le cliquetis du fermoir et le contact du velours sous mes doigts. C’est uncollier de perles, un rang, couleur nacre, avec un fermoir tout simple en argent. Il est très beau. Jen’aime pas particulièrement les perles, mais celles-ci sont vraiment jolies.

— Waouh, merci, David. Il est ravissant.Je me tourne vers lui pour l’embrasser, sous les acclamations des autres. David m’aide à le

fermer, il est si habile que ça ne prend qu’une demi-seconde. Les perles font un drôle d’ensembleavec mon pendentif préféré en or (en forme d’éclair, acheté à New York), alors je le retire.

La carte qui accompagne le bijou dit : Joyeux anniversaire à la plus jolie fille de Londres. Pardon d’avoir été si occupé. J’espère me

rattraper bientôt. Bisou. D Touchée, je me tourne de nouveau vers lui et l’embrasse de plus belle.— Quel magnifique cadeau ! commente Kira, magnanime, regrettant visiblement son accrochage

avec David.— Quelqu’un lui a peut-être donné un petit coup de main pour choisir les perles, intervient Jenny

avec un clin d’œil, en s’adossant à sa chaise.Je plisse les yeux. Si elle l’a aidé à choisir mon cadeau, je… Je regarde David, mais son

téléphone sonne.— Désolé, les amis, s’excuse-t-il. Je vais devoir décrocher.Et il se dirige vers la sortie en parlant dans le combiné.— J’espère que c’est juste son interne qui a fait des bêtises, commente Jenny. Mais s’il doit partir

en urgence, je pourrai prendre sa raquette, je la lui rapporterai la prochaine fois que nous jouerons.— Pourquoi ne pas la donner à Zoë ? demande Rachel. Elle rentre avec David, ce soir.— Mais c’est moi qui joue au tennis avec lui, insiste Jenny. C’est plus logique si c’est moi qui la

prends.Oh, bon Dieu ! Ne me dites pas qu’elle va me disputer sa raquette de tennis ! Elle a déjà pas mal

bu, comme en attestent ses joues rouges et sa diction un poil hésitante.— Prends-la, Jenny. J’ai déjà plein de cadeaux à porter, suggéré-je avec un grand sourire.Je la regarde, assise toute seule en bout de table, qui sirote son verre d’un air morose.Je ne supporte pas de voir quelqu’un rester tout seul à une fête, c’est l’une de mes faiblesses.En me faisant violence pour être aimable, je l’appelle :— Jenny ! Viens donc ici t’asseoir avec nous.Elle se déplace et s’installe sur la chaise laissée libre par David. Mais alors que nous discutons

tous ensemble, elle se contente de contempler le vide. Je commence à me demander si elle ne va passombrer dans un coma éthylique, quand elle se tourne vers moi et me demande, d’un ton que l’alcoolrend exagérément empathique :

— Est-ce que ça va, Zoë ?Je pourrais lui retourner la question. À la place, je réponds simplement :— Super !— Ça doit être dur, pour toi… avec David qui travaille autant ces jours-ci, poursuit-elle.Elle est obligée de faire un effort pour parler distinctement, mais ses yeux la trahissent.— Oui, eh bien, c’est comme ça, dis-je sèchement.

Pourvu que David ne tarde pas trop à revenir…— Et puis, il y a la nouvelle de la bourse.— Comment ça, la bourse ?— Eh bien, il n’a pas eu celle pour le Texas, qu’il voulait tant. Il ne te l’a pas dit ?Et merde ! Maintenant, soit j’admets que non, il ne m’en a pas parlé, soit je mens.— Je n’aime pas parler de David derrière son dos, répliqué-je d’un ton vif, avant de me retourner

vers les autres.— Je ne parle pas de David derrière son dos, rétorque-t-elle entre ses dents. Je t’apprends des

choses que tu devrais déjà savoir, puisque tu es sa petite amie. Mais tu te fiches pas mal de lui, hein ?Je suis si choquée que pendant une seconde, je suis incapable de répondre.— Excuse-moi ? lâché-je enfin.— Tu ne sais rien de David. Je le connais depuis qu’on a six ans. C’est peut-être toi la favorite du

moment, mais jamais tu ne tiendras la distance. C’est moi, la vraie femme de sa vie.Je la dévisage. C’est une blague ou quoi ? Mais le regard que je lis dans ses yeux me convainc

qu’elle n’est pas seulement soûle : c’est la psychopathe de JF partagerait appartement et de Liaisonfatale réunies.

— Me revoilà, lance David derrière nous. J’ai raté quelque chose ? demande-t-il en s’asseyant àcôté de Jenny.

— Non, Jenny m’annonçait juste qu’elle devait partir, réponds-je froidement.Elle se lève et m’offre un sourire glacial.— Je te souhaite une excellente soirée d’anniversaire, Zoë.Elle se retourne et se penche pour embrasser David sur la joue, mais ce faisant, son poignet part

malencontreusement en arrière et renverse son verre de vin rouge à demi-plein. Je bondis, rapidecomme l’éclair, mais trop tard. Une bonne rasade s’écrase sur le côté de ma robe, tachant le tissurose pale. Je lâche un hurlement strident.

— Du sel ! Vite, vite !— Que s’est-il passé ? demande-t-elle innocemment.— Tu sais très bien ce qui s’est passé ! Tu l’as fait exprès !Je verse un peu d’eau sur une serviette et entreprends de tamponner la tache, mais sans résultat.Elle ouvre grand la bouche.— Quoi ?! Je ne l’ai pas fait exprès, c’était un accident ! Et puis, tu ne vas pas faire tout un

pataquès pour quelques petites gouttes.Je suis sur le point de lui jeter au visage que ses quelques petites gouttes vont me coûter plusieurs

centaines de livres, mais je croise le regard de David et me mords la langue. Une fois débarrassée de Jenny, je demande l’addition. Rachel s’en charge avec brio et calcule le

prix de chacun, mais ensuite une querelle se déclenche quand j’insiste pour payer ma part malgrél’intervention des autres. Au bout du compte, David met fin à la controverse en réglant pour moi.

— Bon, alors, où est-ce qu’on va, maintenant ? demande Kira en partageant la fin de la dernièrebouteille. On reste dans le quartier, non ? Que dites-vous de Cherry Jam ? Zoë, tu aimes bien cetendroit, non ?

Je jette un coup d’œil en direction de David.— C’est toi qui décides, Zoë, me dit-il. C’est ton anniversaire.

— En fait, je crois qu’on va rentrer. Désolée, les copains.Une bronca de cris outrés s’élève.— Ça ne te ressemble pas, lance Rachel.— Allez, insiste Kira, tu as vingt-huit ans, pas quatre-vingt-huit. Et on est samedi soir !Je baisse les yeux vers ma robe.— J’ai hâte de rentrer mettre un peu de Vanish là-dessus.Sous la table, David me serre la main et je lui adresse un regard reconnaissant.— OK, abdique Kira. Bon, qui d’autre a envie de sortir ? Rachel ? Harriet ? (Elle marque une

pause, l’air de rien, avant de se tourner vers Max.) Et toi ?— Allons-y, répond-il, sans même un regard dans ma direction.— Génial, allons-y ! s’exclame Kira.Nous ramassons chacun nos affaires et sortons du restaurant, devant lequel commencent les

tergiversations et discussions habituelles sur qui va où. Il fait encore très doux, dehors. En tempsnormal, j’aurais été partante pour la boîte de nuit, mais pas ce soir. Entre l’épisode avec Jenny et marobe saccagée, j’ai eu ma dose d’émotions.

— Zoë, j’aperçois un taxi, m’annonce David. Tu es prête ?Je suis soulagée de pouvoir m’échapper rapidement. J’embrasse et remercie tout le monde, puis je

suis David dans le véhicule.— Maida Vale, s’il vous plaît, indique-t-il.Par la vitre, je vois Oliver, Harriet et Rachel qui marchent devant, et Kira et Max qui traînent

derrière, discutant et riant. Je ressens un drôle de serrement au niveau de la poitrine, mais je memorigène aussitôt : arrête de te montrer aussi stupide et égoïste. S’il apprécie Kira, alors je suiscontente pour lui. Pour eux.

— Où à Maida Vale ? s’enquiert le chauffeur.— Warwick Avenue, juste à côté de la bouche de métro, précise David.— En fait, on peut aller chez moi, plutôt ? demandé-je.— Bien sûr, répond-il, l’air surpris. Elgin Avenue.Désinhibée par la bouteille de chianti que j’ai quasi bue à moi toute seule, j’ose lui poser une autre

question.— David, est-ce que Jenny t’ai aidé à choisir mon collier ?— Non, répond-il, les sourcils froncés. Pourquoi ?Je suis au bord de lui raconter la scène, moitié hystérie moitié jalousie, qu’elle m’a faite quelques

instants auparavant, et la façon dont elle a délibérément saccagé ma robe – et de le questionner sur sabourse, par la même occasion – mais pas je ne vais pas la laisser gâcher la fin de ma soiréed’anniversaire.

— Pour rien, conclus-je. En arrivant chez moi, j’aperçois un paquet bizarroïde sur la table de l’entrée, maladroitement

emballé dans du papier argent et bleu. Il y a aussi une carte avec mon nom dessus.— Je vais nous chercher de l’eau, propose David. On se retrouve dans la chambre.J’ouvre la carte et ne peux retenir un rire en voyant l’illustration, un mélange incroyablement kitsch

de licornes et de fées près d’un lac. D’un mauvais goût crasse, mais j’adore. Quelques mots sontgriffonnés dessus :

Pour Zoë,Joyeux anniversaire ! Je te souhaite une super journée et une super année. Et que tu t’amuses

encore une fois, si tu vois ce que je veux dire.Bisous, Gossip Girl.

* Max

Je déballe le cadeau : le coffret de la saison trois de Gossip Girl.Il s’est souvenu que je le voulais, et l’a commandé exprès pour me faire plaisir. C’est Max tout

craché. Je suis si touchée (et fatiguée, et soûle) que j’en ai les larmes aux yeux. Est-ce mal depréférer ce cadeau attentionné et personnel à celui, si cher, de David ? Très vite, je me convaincsd’arrêter d’être idiote. Tout ce que cela signifie, c’est que Max me voit tous les jours et connaît meshabitudes. C’est mon colocataire, quoi.

— Zoë ! appelle David depuis la chambre. Tout va bien ?— Ça va, j’arrive !Et je range le cadeau de Max.

11. Twenty-one again est une chanson de Mega City Four, un groupe punk anglais de la fin des années 1980.

Chapitre 31

Je sais bien que je devrais parler de la robe à Julia, lui proposer de la remplacer, et ce dès lemardi matin, quand j’arrive au bureau. Mais je suis déjà suffisamment stressée par ma présentation,je décide donc d’attendre. Je lui ferai ma confession après, quand le plus dur sera passé. À 15 h 50,il est temps de me préparer, je commence donc à rassembler mes affaires. En me levant, j’ail’impression de laisser mon estomac sur le siège. Je prends plusieurs longues inspirations, dansl’espoir de me calmer un peu.

À cet instant, on frappe à ma porte.— Salut, lanceuse de tendances ! dit Seth en pointant son index dans ma direction. Vous êtes prête

à nous montrer ce que vous avez ?— Je crois.— Ne soyez pas nerveuse, commence-t-il tandis que nous sortons ensemble dans le couloir, mais

sachez que je vous ai bien vendue. J’ai dit à tout le monde qu’il ne fallait pas rater ça, du coup, on aun peu plus de gens qui assistent…

Je m’arrête net.— Qui, exactement ?— Oh, juste quelques personnes du rez-de-chaussée… Aaron, du rayon homme, et votre ancienne

chef, Karen, qui voulait venir aussi. Je pense qu’elle sera accompagnée de quelques vendeuses. Maisle VIP, c’est le directeur marketing, John Marley en personne.

Dieu du ciel, le DM ! Et Karen ! L’air de rien, je marche de plus en plus lentement, et Seth doitpresque me traîner jusqu’à la salle de réunion. À travers le mur vitré, je vois qu’elle est pleine – tousles employés du sixième, ainsi que quelques-uns du rez-de-chaussée. De nouveau, je m’arrête. Non,je n’y arriverai pas.

— Allons, ma chère, m’encourage Seth. Tout va bien se passer.De toute façon, il est trop tard pour reculer ; nous sommes déjà dans la gueule du loup, à savoir la

salle de réunion. Le bourdonnement des conversations s’éteint alors que nous entrons. Je regarde lamer de visages et dois combattre une envie irrépressible de fuir. Évidemment, ça ne serait pas trèspratique, vu que l’issue est désormais bloquée par une foule de curieux, dont un mannequin égaré.Devant, assis sur une chaise alors que la plupart des gens sont debout, j’aperçois la haute silhouettegrisonnante que je reconnais comme étant celle de M. Marley. À savoir notre directeur marketing.

— Bonjour tout le monde, dis-je, d’une voix qui ressemble plus à un croassement.Je me détourne et avale une gorgée à ma bouteille d’eau, regrettant de ne pas avoir songé à

apporter un verre. Et puis je recommence :— Bonjour tout le monde.Ça l’a fait. On entend voler les mouches, maintenant. Je remarque Karen, postée sur un côté.

Harriet se trouve derrière elle, qui me montre ses deux pouces levés. Je prends une profondeinspiration, avant de poursuivre :

— Je suis Zoë Kennedy, et je suis ici aujourd’hui pour vous parler des tendances auxquelles nouspouvons nous attendre pour la saison printemps-été 2011 à venir.

Voilà qui n’était pas trop mal. Je me tourne vers le projecteur, appuie sur le bouton, mais rien ne

se produit. Merde !— Euh… Désolée.J’essaie un autre bouton. Toujours rien.— N’hésitez pas à discuter entre vous, suggère Seth à l’assemblée.Il se précipite à ma rescousse, et à mon grand soulagement mon premier PowerPoint

apparaît : « Aperçu des tendances P/E 2011 ». Les yeux baissés sur mes notes, je commence à lire,espérant que mes mains vont enfin s’arrêter de trembler.

— J’ai identifié les tendances suivantes comme étant celles à surveiller durant la prochaineFashion Week. L’une des plus populaires est le color-block.

Je clique et apparaît une image de Kate Middleton dans un tailleur couleur biscuit et deschaussures chair. Une vague de ricanements déferle.

— Désolée, mauvaise image. (Je clique désespérément et finis par localiser la bonne.) Mélange decouleurs vives des pieds à la tête, voilà une tendance très forte pour le printemps-été prochain,comme nous le voyons dans les avant-premières de la créatrice Pilar Norman…

Peu à peu, les choses rentrent dans l’ordre. Le public a l’air attentif, plus personne ne rit et mesPowerPoint s’affichent enfin sagement. Même mon image trafiquée pour représenter la « tendancemétal » - pull noir avec une épaule à sequins, concoctée par Sinead comme échantillon etphotographié par moi-même, - passe bien. De temps en temps, je jette un discret coup d’œil endirection de M. Marley, le DM, mais son expression est indéchiffrable. Harriet, en revanche, m’offredes sourires radieux chaque fois que je croise son regard.

— Et pour finir, la « tendance élégance ». (Ma voix est plus assurée, maintenant, je commencemême à m’amuser.) Revoilà Kate Middleton, au bon endroit cette fois. (Les rires qui me répondentsont amicaux, désormais.) Kate est une icône de la mode en puissance. Son look élégant et sobrecorrespond tout à fait aux jupes longues et aux manches que l’on peut s’attendre à voir cette saison.Elle s’est déjà montrée dans de grandes marques telles que Reiss ou L.K. Bennett, et plus son profilpublic gagne en popularité, plus elle cherchera à mettre en valeur des créateurs de luxe britanniquescomme Issa ou Erdem, en bonne patriote.

Je me retourne vers le projecteur et, le dos tourné à mon auditoire, je pousse un soupir desoulagement. J’ai l’impression que ça se passe bien, mais je n’ai aucune certitude, au fond. Quoiqu’il en soit, j’espère juste arriver au bout sans désastre. Je clique sur mon image suivante, quiprésente une répartition de nos bénéfices sur les quatre derniers trimestres, avec en fond une photo dela devanture de Marley’s.

— Alors, qu’est-ce que cela signifie pour nous ? reprends-je. Comment puiser dans ces nouvellestendances pour attirer de nouveaux clients, tout en conservant les anciens, les fidèles qui nous suiventdepuis des décennies ?

D’après les réactions du public, j’en déduis que c’est une bonne question, reste à espérer que maréponse sera à la hauteur. Je passe un moment à discuter des nouvelles marques que nous allonsintroduire et de la façon dont nous les disposerons dans le magasin, puis je passe aux ventes en ligne.Cliquant sur le PowerPoint suivant, j’affiche les pourcentages des ventes réalisées par nosconcurrents sur Internet, les mettant en parallèle avec les nôtres.

— Comme nous le voyons ici, seulement huit pour cent de nos ventes sont réalisées en ligne, ce quiest beaucoup moins élevé que chez nos concurrents directs, qui atteignent quasi…

— Dix, m’interrompt une voix.

— Pardon ?Je scrute la foule. C’est Dominic, l’un des merchandisers.— C’est dix pour cent de nos ventes qui sont réalisées en ligne, comme vous nous l’avez indiqué

vous-même dans la diapo précédente.Merdouille. Il a raison. J’avais prévu de corriger l’erreur, mais j’ai dû oublier.— Oui, désolée, dix. Quoi qu’il en soit, une augmentation des ventes en ligne ne peut qu’être

bénéfique aux magasins en dur. Cela permettrait les bénéfices tout en réduisant les coûts ; decollecter des informations sur les clients ; de repérer aisément les ventes par marques et lesdifférentes tendances.

Malgré l’air ravi de Seth, je reste embarrassée par mon erreur, d’autant que je viens de me rendrecompte que j’ai omis de mentionner la moyenne des ventes en ligne chez les concurrents. Jem’apprête à me lancer dans une tirade plus détaillée concernant des marques de luxe telles queBurberry, qui pratiquent la vente directe via Internet, quand je suis interrompue par une voixempreinte d’emphase et de colère.

— Et qu’arrivera-t-il aux « magasins en dur », quand Internet sera devenu tout-puissant et lemédium unique ? Sommes-nous en passe de devenir de simples showrooms ?

Oh, doux Jésus ! C’est le DM, et il a l’air pour le moins perturbé, penché en avant et le front barréd’une vilaine ligne soucieuse. Le sujet est sensible, on dirait. J’essaie de trouver en vitesse le moyend’apaiser les choses sans le contredire.

— Non, pas du tout. Les ventes en ligne, euh… comme nous l’avons vu à travers l’exemple deSelfridges, peuvent au contraire venir soutenir le travail d’un magasin en affinant son profil et…

Je passe en revue dans ma tête les autres exemples que j’ai notés, mais ses yeux bleus exorbitéssont si furieux que j’en perds tous mes moyens.

— Mais les clients viennent chez nous pour le plaisir de l’expérience, intervient une autre voix.(Karen.) S’ils se mettent à acheter en ligne, qu’est-ce qui va les empêcher d’aller sur n’importe quelsite de prêt-à-porter ?

Un murmure approbateur traverse la salle.— Nous… Ils… (Je jette un regard désespéré en direction de Seth, dans l’espoir qu’il vienne à ma

rescousse, mais il est plongé dans son BlackBerry.) Il ne tient qu’à nous de choisir le mélange idéalde marques que nous voulons regrouper sous un même toit, et d’utiliser notre héritage pour cultiver lafidélité à la marque… afin que les gens… euh… continuent à venir acheter chez nous.

Aïe. C’était quelque peu bancal, et j’entends encore des grondements mécontents tandis quej’enchaîne sur la dernière partie (Dieu merci) de mon discours, concernant les cartes de fidélité et lafaçon de mieux les utiliser afin de compiler des données clients.

— Voilà qui conclut ma présentation. (J’aimerais bien m’arrêter là, mais ce serait un peu faiblard.)Y a-t-il des questions ? ajouté-je à contrecœur.

— Oui, moi j’en ai une, répond Dominic. Vous dites que nos ventes sur Internet sont basses parcomparaison avec celles de nos concurrents. Pourtant, sur les trois dernières années, nos bénéficesont augmenté en ligne aussi. Pourquoi aurait-on besoin de se lancer maintenant dans la vente en ligne,alors que c’est aussi risqué ?

— Eh bien…Merde, merde et merde. Voilà bien une chose que j’ignorais.— Euh… Je ne… Enfin, je suppose que nous cherchons toujours à accroître nos bénéfices, non ?

Voilà tout ce que je trouve à répondre. Heureusement, Seth consent enfin à participer.— Elles ont augmenté, mais pas assez, comme tu le sais très bien, Dominic. L’Internet, c’est

l’avenir. C’est le seul moyen de réduire nos coûts tout en étant compétitifs.— Réduire les emplois, tu veux dire, lance quelqu’un depuis le fond de la salle.Horrifiée, j’assiste à ce qui commence à ressembler à une vague de protestations. J’ignorais que le

sujet était aussi épineux. Après une minute ou deux, M. Marley lui-même frappe dans ses mains etrugit :

— Silence ! (Tout le monde se tait.) Nous allons prendre une dernière question, ensuite je penseque nous devrons mettre un terme à la réunion.

— J’ai une dernière question, déclare Dominic. Cette année, nous introduisons beaucoup denouveaux créateurs – Peter Sembello, Pilar Norman, Devlin –, pourtant la surface du magasin n’estpas extensible. Comment proposez-vous de procéder sans réduire l’espace alloué à nos marquesexistantes et qui vendent bien ?

On est où, là, au tribunal de commerce ? Je me tourne vers Julia, qui à mon grand soulagement selève.

— Dominic, il n’est pas du tout question que nos marques existantes souffrent. Nous faisons unedistinction très claire entre nos marques phares, qui continueront à bénéficier des meilleursemplacements, et les marques en devenir, que nous présenterons ensemble.

Oups. Je viens de me rappeler avoir indiqué à la merchandiser d’installer Peter Sembello à laplace de Gucci. Et d’après son expression, elle est en train de penser exactement à la même choseque moi. Il va falloir que je lui parle à la seconde où cette réunion prendra fin, pour lui demander detout remettre à sa place originelle.

À cet instant, une stagiaire tape à la vitre, créant une diversion bienvenue. Elle passe la tête à laporte et tend un message à Louis, qui le lit et prend aussitôt un air horrifié. Il se précipite vers Juliapour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Aussitôt, celle-ci se lève et annonce :

— Merci à tous pour vos contributions, je pense que nous devons en rester là.L’assistance laisse poliment sortir M. Marley en premier, puis ils font la queue en discutant avec

fièvre.— Ces réunions sont super ennuyeuses, en général, entends-je dire quelqu’un. Mais là, c’était

génial !Eh bien, je suis contente qu’au moins une personne ait apprécié. Julia, Dominic et Louis ont l’air

en mode crise, mais moi je suis soulagée que quelque chose ait détourné l’attention de ma fin deprésentation un peu calamiteuse. Seth est déjà parti, sans un regard en arrière. À mon avis, il doitregretter de m’avoir choisie comme porte-parole. Je commence à rassembler mes affaires etm’apprête à quitter la salle sur la pointe des pieds, quand j’entends Amanda interroger Louis.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?— Je vais te dire, ce qui s’est passé, répond-il en tournant vers moi un regard noir. (Il marque une

pause afin de s’assurer qu’il a l’attention générale avant de poursuivre.) Nous avons perdu Gucci !— Quoi ?! Comment ? s’exclame Amanda.— Apparemment, notre Responsable des tendances (Il crache les mots plutôt qu’il ne les dit.) a

décidé que Gucci était si ringard que nous devions allouer leur espace à son cher Peter Sembello.Dont les modèles, soit dit en passant, ne sont qu’une pâle copie de Gucci. Bref, du coup la maisonGucci a décidé qu’ils se passeraient de Marley’s à l’avenir. Merci, Zoë.

Julia se prend la tête à deux mains.— C’est vrai, Zoë ? Vous avez vraiment demandé à Jean de modifier le plan du rez-de-chaussée ?

Pourquoi ne m’en avez-vous rien dit ?— Ou à moi ? ajoute Amanda. Vous étiez censée me consulter au sujet de cette commande, or je

n’ai eu aucune nouvelle de vous.— Avez-vous la moindre idée des pertes que nous allons subir grâce à votre petite initiative ?

insiste Louis. Sans parler du désastre pour notre image, si la nouvelle arrive aux oreilles des autresmarques. J’ose espérer que vous n’avez pas froissé Vuitton, au moins.

— On ne peut pas se permettre de perdre Gucci, intervient quelqu’un que je n’avais jamais vuauparavant.

— Vous pensez peut-être que Peter Sembello est le prochain créateur incontournable, pour ma partje n’en suis pas convaincue, reprend Amanda.

— Si… Il va vraiment exploser, je vous promets, dis-je d’une voix faiblarde.— Zoë, vous devez m’expliquer comment c’est arrivé.C’est Julia. Du moins, je crois, car toutes les voix se mêlent pour n’en former plus qu’une, jusqu’à

ce que j’entende un timbre de voix aigu qui crie par-dessus les autres :— Mais écoutez donc Zoë ! Elle est médium !Voilà qui fait taire la meute. Les têtes se tournent vers Harriet, postée près de la porte. J’ai

l’impression d’être dans un rêve, tout se déroule au ralenti sans que je puisse intervenir ; Harriet, jet’en supplie, ne fais pas ça…

— Elle devine tout ce qui va arriver, poursuit Harriet avec ferveur. C’est comme ça qu’elle prédittoutes ces tendances. Elle savait comment se passeraient les soldes d’été, elle savait que ma maisonallait être cambriolée. Il faut la croire !

Elle a l’air vraiment sincère, et je sais qu’elle fait ça pour m’aider, pourtant je voudrais l’envoyerà des milliers de kilomètres d’ici, ou du moins au rez-de-chaussée, bien à l’abri.

À présent, c’est vers moi que toutes les têtes se tournent.— CQD ? lâche Louis.— Zoë ? demande Julia d’une petite voix. Vous avez vraiment raconté à Harriet que vous étiez

médium ?Tout le monde me regarde, bouche bée. Après des semaines de mensonges et d’histoires inventées,

des semaines à pagayer désespérément en eaux troubles, je n’en peux plus.— Oui, j’avoue. J’ai bien dit à Harriet que j’étais médium. Mais c’est faux, je…Les mots « je viens du futur » me trottent dans la tête, mais je ne veux pas finir en HP. À la place,

j’opte pour une version la plus proche possible de la réalité.— Je croyais que j’étais médium, mais je ne le suis pas. (Je désigne le projecteur derrière moi.)

Tout ça, c’était juste des… suppositions.Je m’interromps brutalement, tous les yeux sont braqués sur moi. Écarquillés. Julia se prend le

visage entre les mains une seconde, puis :— OK. Zoë, allez m’attendre dans votre bureau, s’il vous plaît. Louis, je veux parler à Vanessa de

chez Gucci immédiatement, lui expliquer qu’il y a eu un malentendu. Les autres, retournez au travail,et je ne veux plus entendre parler de cette histoire. Pas un mot, compris ?

Les jambes tremblantes, je parviens à me transporter jusqu’à mon bureau sans croiser aucunregard. Harriet essaie de m’intercepter, mais je l’écarte d’un geste. Je suis incapable de lui parler

pour l’instant.Je referme la porte du bureau et m’effondre sur ma chaise pour enfouir mon visage dans mes mains.

Quelle honte ! Je revois en boucle le moment où Harriet s’est écriée : « Mais Zoë est médium ! », etchaque fois, je ne peux retenir un grognement nauséeux. Pourquoi, mais pourquoi est-ce que je lui ailaissé croire ça ? Pourquoi est-ce que je n’ai pas fermé ma bouche ?

Après un moment, Julia frappe et entre. À peine capable de la regarder, je murmure :— Je suis vraiment désolée.— Et moi donc, réplique-t-elle. Zoë, je ne comprends toujours pas exactement ce qui se passe.

Vous avez dit à Harriet que vous étiez médium ?Je hoche la tête, penaude.— Mais pourquoi ?Je secoue la tête, incapable d’expliquer.— Peut-être pourriez-vous m’expliquer autre chose, ajoute Julia. (Mon cœur se met à cogner fort

dans ma poitrine.) Il se trouve que Marianne, la créatrice de Victoire des Anges, a rencontré KeiraKnightley hier, via un contact qu’elle a dans la mode. Elle lui a demandé si elle avait aimé la robe…

Oh, non ! Oh, non, non, non !— Sauf que Keira n’a jamais reçu cette robe. D’ailleurs, elle n’a jamais entendu parler de vous,

Zoë. Elle n’a aucune idée de qui vous êtes.— Je…Je dévisage Julia, mes joues sont de plus en plus chaudes.— Où est la robe ?— Je l’ai portée samedi soir, avoué-je dans un souffle. J’ai renversé du vin rouge dessus. Je vais

la payer.Julia s’adosse à sa chaise et tire sur sa longue queue-de-cheval. Elle n’a plus l’air ni perplexe, ni

compatissante. Non, elle est furieuse. Folle de rage, même.— Je crois que nous allons devoir nous réunir, avec la RH, histoire de décider où on va. Pour

l’instant, je vais vous demander de libérer votre bureau et de rentrer chez vous. Nous vous tiendronsau courant.

Sur ce, elle se lève et sort, me laissant les yeux rivés sur mon bureau vide. Je réunis quelquesaffaires.

En sortant, je passe devant le bureau de Seth. Il lève brièvement les yeux de son ordinateur, avantde les baisser de nouveau.

— Ma chère, c’était délicat, hein ? commente-t-il d’un ton évasif. Oh, bon…— Désolée d’avoir merdé. J’ai essayé…— Oui, je sais bien, m’interrompt-il. Peu importe. Nous en reparlerons plus tard, là je dois passer

un petit coup de fil. À plus tard, d’accord ?Et il me met pratiquement dehors. On dirait qu’il a décidé de ne plus avoir affaire à moi.Je me faufile jusqu’à l’ascenseur, tête basse, en priant pour qu’il arrive vite. Je ne sais pas ce que

je dois faire avec mon passe spécial, je le leur renverrai peut-être par la poste. Je sens que je ne vaisplus en avoir besoin.

Chapitre 32

Quatre heures plus tard, Rachel me colle de force dans un taxi. Je la vois tendre de l’argent auchauffeur.

— Ne fais pas ça, Rachel, m’entends-je marmonner. Je peux payer.Mais elle disparaît déjà dans le rétroviseur, agitant la main et levant un pouce enthousiaste. Oh,

bon Dieu ! Comment se fait-il que j’aie remonté le temps, essayé de faire les choses différemment,pour qu’au bout du compte, ça finisse encore par Rachel qui me met dans un taxi ?

— Vous avez passé une bonne soirée ? s’enquiert le chauffeur.Oh, non ! Ne me dites pas que je suis tombée sur un bavard… Je ne peux pas. Ce n’est pas que je

sois soûle, du moins pas complètement, même si nous avons vidé une bouteille de vin avec le dîner.Non, je suis immensément triste.

— Pardonnez-moi, j’ai passé une mauvaise journée et je n’ai pas très envie de discuter.— Oh très bien, je ne vous embête plus, réplique-t-il sur un ton très vexé.Le trajet se déroule donc dans le silence. Je vais devoir lui donner un généreux pourboire pour

compenser mon manque de tact.« Ça n’est pas la fin du monde, Zoë. Je sais que ça en a l’air, mais ce n’est pas le cas. » Voilà ce

que Rachel a passé le dîner à me répéter. Facile à dire, pour elle.Même s’ils me gardaient chez Marley’s – ce dont je doute fort – je n’aurais jamais le courage d’y

retourner. Je me suis ridiculisée devant plus de la moitié de l’entreprise. Jamais je ne pourrairetravailler dans le domaine de la mode à Londres, je vais devoir rentrer à la maison, à Dublin, latête basse. Mon C.V. est plus tacheté qu’un dalmatien. J’ai bientôt trente ans, pourquoi est-ce que jene suis toujours pas stable ?

Le chauffeur écoute Smooth FM, qui passe Back for Good de Take That. Il ne manquait plus que çapour me rendre encore plus mélancolique. Sans que je m’en rende compte, des larmes commencent àcouler sur mes joues. Je voudrais juste me recroqueviller et m’endormir, oublier tout ça ou bien meréveiller en décembre de nouveau. Il n’y a qu’une personne au monde avec qui j’aie envie dediscuter, en cet instant, une seule personne qui puisse me soulager, or je ne peux même plus luiparler.

Presque comme si j’écoutais une bande enregistrée, je me repasse mes paroles.Il n’y a qu’une personne au monde avec qui j’aie envie de discuter, en cet instant, une seule

personne qui puisse me soulager.Une minute. Une petite minute.Si je ne m’abuse, ce sont là les sentiments que l’on est censée avoir pour son petit ami. Or ce n’est

pas ce que m’inspire David. Ça ne m’est même pas venu à l’esprit de l’appeler cet après-midi, quandje me suis fait virer. Alors que Max… Je songe au plaisir que j’éprouve à lui parler, à samerveilleuse gentillesse, à toutes les fois où il m’a aidée quand j’avais des soucis au travail. Jem’amuse plus avec lui qu’avec… eh bien, qu’avec quiconque. Bref, je le trouve super.

Take That en a terminé, ils sont remplacés par – je n’y crois pas ! – les cordes nasillardes de lachanson Breakfast at Tiffany’s, celle-là même que nous écoutions en rentrant du Devon, juste avantque j’envoie balader Max. Aujourd’hui, je donnerais tout pour effacer mes paroles.

Quelle idiote, bon sang, mais quelle idiote j’ai été ! Je me fiche bien de n’avoir rien en communavec Max. Je me fiche que ce ne soit pas un bon parti ou qu’on soit colocataires, et même que jeveuille retourner en Irlande et lui non. Mes parents survivront. Tout ce que je veux, c’est être aveclui, s’il veut bien de moi.

Le taxi s’est arrêté devant l’immeuble, j’en déduis que Rachel a dû lui donner mon adresse.— Bonsoir, dit-il sèchement, avant d’ajouter, en voyant ma tête : Allez, souriez, ça ne va peut-être

pas arriver.En sortant du taxi d’un pas hésitant, je lâche :— C’est déjà arrivé. Deux fois.L’appartement est vide. La porte de Max est ouverte, mais il n’est pas là. Soudain, une peur

glaciale m’enserre le cœur : se pourrait-il qu’il soit avec Kira ? Non, je ne crois pas. Certes, ils sontallés au carnaval ensemble, mais d’après ce que j’ai compris, c’était une sortie entre amis. Si quoique ce soit s’était passé entre eux, elle me l’aurait dit.

Branchée en pilotage automatique, je jette mes chaussures et avale deux Nurofen avec un grandverre d’eau. Au diable le démaquillage, l’hydratation ou même les lingettes nettoyantes. Je suis sur lepoint d’éteindre mon portable pour la nuit quand je remarque que j’ai reçu un texto de Kira,justement. Je redoute de l’ouvrir, car je crois deviner ce qu’il contient. J’éteins donc le téléphone. Jele lirai demain matin.

Sauf que j’en suis incapable. Il faut que je sache, même si c’est la pire nouvelle de toutes quim’attend. Je rentre de mon deuxième RDV avec Max. Waouh ! Merci de nous avoir

présentés. Je crois vraiment que je vais le garder ! Bizz K Je suis tellement sous le choc que j’en laisse échapper l’appareil. Et quand je tombe à genoux pour

le ramasser, je suis incapable de me relever. Leur deuxième rendez-vous. Alors, voilà. Il ne rentrerapas ce soir. J’ai tout gâché. J’ai récupéré David, mais j’ai perdu Max, et ça, c’est un problème que jene peux pas régler en remontant le temps.

Chapitre 33

— Zoë ? Tout va bien ? me demande David.— Quoi ? Pardon, oui, oui, très bien !Nous sommes assis sur sa terrasse de toit, jouissant du soleil de septembre. En ce samedi matin,

nous venons de terminer un petit déjeuner composé de fruits frais, de croissants, café et jus de fruitsque David a rapportés de son jogging matinal.

— J’espère que tu n’es pas inquiète au sujet du boulot, reprend-il. Tu as fini ta grandeprésentation, non ?

— Oh, oui. Oui, oui.Hier, j’ai reçu une lettre de la responsable des RH de Marley’s me signifiant ma mise en congé

payé obligatoire en attendant leur décision. Quoi que cela veuille dire, je n’ai pas exactement informéDavid de toute l’affaire. Ni mes parents.

De toute façon, quand je dîne dans un restaurant Marco Pierre White (comme hier soir) ou que jepetit-déjeune sur la terrasse de son magnifique appartement, je suis tout à fait capable de ne paspenser à mon licenciement. Ou à Max.

Kira et lui sortent ensemble, désormais. Elle m’a appelée hier pour me raconter tout dans lesdétails.

— C’était super bizarre, m’a-t-elle dit. D’abord j’ai cru que je ne lui plaisais pas, quand il arefusé de rentrer avec moi, samedi soir après ton anniversaire. Et puis, on est allés au carnavalensemble, lundi, et on a passé toute la journée ensemble, mais rien… Encore une fois, il est rentréchez lui. Pourtant, on s’est retrouvés le lendemain soir, et là… Oh, mon Dieu ! Ça valait vraiment lapeine d’attendre.

— C’est… C’est génial.— Et il n’y a pas que le sexe, a-t-elle ajouté. Je te jure, Zoë, il me plaît vraiment beaucoup. Il est

super drôle, cool et très généreux.— Je sais, lui ai-je dit, hébétée.— Et je sais que tu n’aimes pas connaître ce genre de détails, mais au lit, il est incroyable. Du

genre à faire des trucs auxquels je ne m’attendais vraiment pas…— Non, non, tu sais quoi ? Tu as raison, je ne veux pas connaître ce genre de détails.— Ah, OK. Enfin, je te préviens juste : quand je vais venir chez vous, tu as intérêt à mettre des

boules Quiès ! Ha, ha, ha, ha ! C’était sublime.— Hm, super, parvins-je à marmonner. On pourrait changer de sujet, s’il te plaît ?— Oh, arrête de faire l’oie blanche ! C’est cool, on s’éclate. Mais je pense aussi… eh bien, je

pense que ça pourrait devenir sérieux.Plus que tout le reste de la conversation, cette dernière phrase m’a brisé le cœur. Jamais je n’avais

entendu Kira prononcer ces mots-là avant à propos de qui que ce soit.J’ai à peine vu Max, cette semaine. Je l’ai croisé brièvement au petit déjeuner, hier, mais je ne lui

ai pas parlé de mon travail non plus.— Alors, Kira et toi… ? lui ai-je lancé, d’un ton curieux.— Ouaip. (Voilà tout ce qu’il a répondu.) Ouaip. Oh, on n’a plus de lait, je vais en chercher.

Il avait enfilé sa veste par-dessus son pyjama et bondi dehors avant que j’aie eu le temps de direautre chose. Le fait qu’il n’ait pas souhaité en parler me porte à croire que c’est du sérieux. Aprèstout, Kira l’aime beaucoup, alors il y a de bonnes chances pour que ce soit réciproque.

David termine son café et s’adosse à son siège.— J’ai quelque chose pour toi. Un cadeau d’anniversaire en retard.Il me tend une enveloppe et je le dévisage, stupéfaite.— Ouvre-la.C’est un aller et retour en première classe pour New York. Départ le 10 – vendredi prochain – et

retour le 14.— J’ai eu la bourse pour New York, dit-il. Je commence début octobre.— Oh, David, félicitations !Les billets d’avion m’aident à insuffler une note de surprise dans ma voix. En fait, je ne comprends

pas très bien ce qu’il est en train de me dire.— J’y vais le week-end prochain pour une conférence, et pour effectuer un premier repérage. Et

j’aimerais beaucoup que tu m’accompagnes.— Oh, que je t’accompagne pour le week-end ou…— J’adorerais que tu viennes toute l’année, mais en attendant, je me suis dit qu’un week-end, ce

serait sympa.— Tu veux que je vienne toute l’année, répété-je.— Oui, j’en ai très envie.Dans sa bouche, c’est si simple, si direct. Si attrayant. À l’idée qu’il est sincère, qu’il a vraiment

envie que je sois avec lui, qu’il a besoin de moi, j’ai un pincement au cœur.— David, waouh ! réponds-je, histoire de gagner du temps. Je ne… C’est adorable de ta part de

m’inviter. Je ne sais pas trop quoi dire. Enfin, est-ce que j’aurais le droit de travailler, là-bas ? Et lesvisas ?

— Tout ça peut se régler, me dit David. Tu pourrais travailler en free-lance, ou faire un stage. Oubien tu pourrais reprendre des études, passer un diplôme dans la mode, quelque chose comme ça. Tuas déjà fait un truc dans ce genre, non ?

— Si, mais c’est cher, tu vois. Vivre à New York aurait un coût, je veux dire.Tickets à la main, je n’arrive pas à en détacher les yeux.— Tu n’as pas à te soucier de ça.— Ah ? Pourquoi ?— Eh bien, tu vivrais avec moi. Tu n’aurais donc pas à te soucier des dépenses.Je ne sais vraiment pas quoi répondre à son offre, pourtant je ne parviens pas à la repousser. Et

soudain, je m’entends répondre :— En tout cas, je serai ravie de t’accompagner le week-end prochain.— Et tu réfléchiras à l’idée de t’installer de façon permanente ? demande-t-il nonchalamment, tout

en repliant son papier.Mais je sais que pour David, ce genre de question équivaut plus ou moins à une supplique à

genoux.— Je réfléchirai à l’idée de m’installer de façon permanente. Après le petit déjeuner, je rentre chez moi presque en courant. J’ai la tête qui tourne. Et arrivée à

mi-chemin, je prends conscience de la date : samedi 4, jour de la rupture. J’avais complètementoublié. Quelle ironie ! La dernière fois, David a rompu avec moi parce qu’il partait aux États-Unis ;cette fois, il m’a demandé d’y aller avec lui. J’ai tout fait selon Les Règles, me montrant distante etindépendante, et le résultat est conforme à la promesse.

Je ne sais pas quoi faire. Je ne suis plus follement amoureuse de lui, mais je l’ai été. Je pourraissans doute l’être de nouveau, toutes les relations ont leurs hauts et leurs bas, non ? Et puis je mesurprends à penser à Max, idée que je repousse tout au fond de ma tête. J’adorerais partir de Londres.M’envoler pour les États-Unis, où personne ne me connaît et où je pourrais repartir de zéro. Etensuite, nous rentrerions à Dublin ensemble…

Des bruits me parviennent du salon. J’entre et trouve Max, avec Kira. Elle porte son tee-shirt etexhibe ses longues jambes bronzées. Ils sont assis sur le canapé, en train de prendre le thé, et Kira ales pieds posés sur les genoux de Max. C’est le spectacle le plus atroce que j’aie jamais vu.

— Zoë ! Salut ! s’exclame Max, manifestement surpris.— Salut, ma belle, lance Kira. Viens t’asseoir avec nous !— Oh, non merci. Je ne… Je suis juste venue pour la sieste. Euh… Prendre une douche, je veux

dire. Je…Je bats en retraite.— Tu as fait quelque chose d’excitant ? demande Kira.Je reviens dans la pièce à contrecœur.— J’étais juste chez David.— Comment va-t-il ? s’enquiert Max.Plantée près de la porte, je me force à répondre normalement, et je me répète la même phrase

sans relâche.Agis comme une personne normale, qui discute de son petit ami avec son colocataire et la petite

amie de ce dernier.— Il va bien. Il part aux États-Unis.— Oh, pour sa bourse ? Déjà ? s’étonne Max.— Ah, non, juste pour… un repérage, en quelque sorte. Je pense. Enfin, une conférence. Il m’a

demandé de l’accompagner, ajouté-je impulsivement.Kira se redresse.— Pour l’année entière ?— Il m’a proposé d’y aller toute l’année. J’y réfléchis, mais en attendant, je l’accompagne le

week-end prochain.— Waouh ! Ça va être génial, dit Kira.Max, lui, ne dit rien.— Bon, je vous laisse. On se voit plus tard, OK ?Je leur offre un sourire puis file dans ma chambre. Les voir ensemble comme ça… J’ai des visions

cauchemardesques des jolis pieds bronzés de Kira, avec ses orteils peints en rose vif, posés sur lesgenoux de Max… Je m’enfouis le visage dans les mains et lâche un grognement. L’enfer. Jamais,jamais je ne veux m’infliger ça de nouveau.

Il va falloir que je déménage.Et puis, l’idée me frappe : si je pars aux États-Unis, je n’aurai plus à voir Max avec Kira.Pour l’instant, je m’enferme dans ma chambre. Je n’ai nulle part d’autre où aller, et je ne peux pas

sortir, de peur qu’ils me voient ou que moi, je les aperçoive en train de se bécoter ou de fairel’amour sur le sofa ou… Le pire, dans tout ça, c’est que Kira est tout à fait son type. Elle aime lesport, les activités de plein air, elle est cool, décontractée, naturelle mais sexy, adore la nourrituremexicaine et le surf… Comment ai-je pu ne rien voir venir ?

Enfin, j’entends la porte se fermer. Dieu merci. J’attends dix minutes, puis je passe doucement latête par ma porte. S’ils sont sortis, je vais pouvoir regarder Gossip Girl. J’ouvre le lecteur de DVD,mais mon disque n’y est pas. À la place, je trouve un film d’horreur japonais intitulé Dead Water,l’un de ses préférés. Kira doit vraiment l’aimer, pour avoir supporté de regarder ça.

Bon, où ont-ils mis mon DVD ? Ça me rend dingue quand les gens sortent un disque et ne leremettent pas dans son boîtier. Je suis encore en train de fouiller le coin, quand un bruit derrière moime fait sursauter. C’est Max. Il a un panier à linge sous le bras, et j’entends la machine à laver qui semet en route.

— Ah, tu n’es pas parti ? Tu as vu mon DVD de Gossip Girl ?Il s’éclaircit la gorge.— Celui que je t’ai offert ?— Non, pas celui-là. L’autre. Par ailleurs, ajouté-je en lui tendant son film japonais, je préfère

t’avertir : Kira n’aime pas les films d’horreur. (Je me déteste.) Elle t’a menti.Il fronce les sourcils.— Où est-ce que tu veux en venir ?— Je veux en venir au fait qu’elle n’a pas été honnête avec toi.Dieu du ciel, mais quelle mesquinerie !La réplique de Max me prend par surprise.— En parlant d’honnêteté, est-ce que tu as avoué la vérité à David ? Ton histoire de voyage dans

le temps ?— Non ! réponds-je, furieuse. Quel rapport ?— Donc il ignore tout de ce qui t’est arrivé.— Mêle-toi de tes affaires !— Tu ne trouves pas que tu t’es montrée un peu égoïste, Zoë ?— Quoi ?! Égoïste ? dis-je dans un éclat de rire. Parce que j’ai refusé de te laisser me scanner le

cerveau ?— Non. Je te trouve égoïste car tu as un avantage sur David. Tu sais des choses sur lui qu’il ignore

sur toi. Par ailleurs, le fait que je sorte avec ton amie semble te poser un problème, ce que je trouveplutôt égoïste aussi.

Nous nous dévisageons un instant, aussi furieux l’un que l’autre.— Super. Merci de ne pas avoir pris de gants pour me faire part de l’opinion flatteuse que tu as de

moi.Je passe près de lui pour retourner dans ma chambre, tremblant des pieds à la tête. On est à peine

samedi midi, et ce week-end est déjà un enfer. J’ai l’impression de devenir dingue. Je décroche letéléphone et appelle Rachel. Il est 13 heures, elle sera revenue de la salle de sport, et probablementoccupée à ses tâches ménagères.

— Salut ! répond-elle d’un ton guilleret qui m’horripile.J’entends la télé en fond sonore. Je lui demande :— Comment vas-tu ?

— Ça va, je rentre de la gym et je suis à la maison, en train de repasser tout en regardant SkyNews. Et toi ?

Prenant une profonde inspiration, je me lance à mi-voix.— J’ai des sentiments pour Max et je sais que je devrais rompre avec David, mais David veut que

j’aille aux États-Unis avec lui et je suis très, très tentée parce que Max sort avec Kira et je nesupporte pas de rester ici, célibataire et sans emploi.

— Quoi ?! (J’entends un hurlement, puis un choc.) Excuse, je viens de faire tomber mon téléphone.Bon sang, mais de quoi tu parles, Zoë ?

— Tu m’as entendue.— Depuis quand ça dure ?— Je n’en sais rien. Je pense que ça couve depuis un moment. Toi-même tu l’as déjà évoqué.— Je sais, mais… Allons, c’est juste un coup de cœur. David veut que tu l’accompagnes aux États-

Unis, c’est fantastique ! C’est ce que tu as toujours voulu, non ? Ce serait pour combien de temps ?Je lui explique, lui parlant du week-end et de la bourse.— Écoute-moi, reprend-elle. Max est adorable, c’est vrai, mais là, il s’agit de David ! Vous

partagez quelque chose de génial, tous les deux.— Mais c’est justement le problème. En fait, je ne pense pas que nous partagions grand-chose.— Comment ça ?— Je sais que ça peut sembler parfait vu de l’extérieur, mais je ne trouve pas notre relation si

parfaite que ça. Il ne me connaît pas, au fond. Enfin, tu vois, il m’a offert des perles alors que je n’enporte jamais…

— Si je t’entends te plaindre parce qu’il t’a offert un collier de perles, je me pends.— OK, l’exemple était mal choisi. Mais j’ignore ce qui se passe dans sa tête, tu vois.— Personne ne sait jamais ce qui se passe dans la tête d’un homme, me fait remarquer Rachel.— Et on n’est presque jamais ensemble.— Eh bien, un week-end tous les deux, voilà exactement ce qu’il vous faut pour régler ça. Et puis,

tu n’as pas besoin de te décider tout de suite, concernant cette histoire de bourse. Moi, je te conseillede vous accorder une chance en passant ce week-end avec lui. Et si tes sentiments pour Max terongent… peut-être qu’un peu d’éloignement te fera du bien. Quoi qu’il en soit, ça vous permettra, àDavid et toi, de faire le point.

M’éloigner de Max… En cet instant, l’idée est particulièrement tentante.— Peut-être, j’admets. Bon, et toi, comment vas-tu ? Qu’est-ce que tu fais, ce soir ?— Je vais à la fête de départ de la sœur d’Erica. Ce n’est pas très loin de chez toi, d’ailleurs,

pourquoi est-ce que tu ne viendrais pas ?— Tu parles d’Alice ? Où va-t-elle ?— À Los Angeles avec son petit ami, d’après ce que je sais. Je crois aussi qu’elle a trouvé du

travail là-bas.— Hm…Je me souviens que Rachel avait évoqué ce pot de départ le soir de ma rupture avec David. Je n’y

étais pas allée, cela dit, j’en étais bien incapable. Mais cette fois, c’est différent : il faut que je sortede cette maison. J’accepte donc de la retrouver à la station Westbourne Park à 20 heures.

Chapitre 34

Rachel arrive au rendez-vous avec un retard qui ne lui ressemble pas, et absolument divine dans unhaut couleur pêche sous une petite veste en jean ajustée – Rachel en couleur, tous mes rêves seréalisent enfin ! – et un collier de perles.

— Ouh, là, là ! Tu es magnifique, lui dis-je en l’embrassant. J’adore ton collier, ce sont desvraies ?

— Absolument. D’eau douce. J’étais un peu jalouse quand David t’a offert les tiennes, et puis jeme suis dit que je n’avais pas besoin d’un petit ami pour m’offrir des perles. Alors je suis allée chezJohn Lewis et j’ai investi dans un petit cadeau pour moi.

Nous entamons l’ascension de la colline en direction du Grand Union, le pub où nous avonsdécidé d’aller. La soirée est agréable et ensoleillée, les gens se massent sur le trottoir devant lespubs, riant et fumant. Je me demande si je serai de nouveau insouciante, comme eux, mais je préfèrene plus penser à ça. Je vais essayer de profiter de la soirée.

— Qu’est-ce que tu as fait hier soir ? demandé-je à Rachel.Elle a un si joli teint qu’on pourrait croire qu’elle est restée chez elle à se faire un masque de

beauté, je suis donc surprise d’entendre sa réponse :— Oh, je suis juste sortie prendre quelques verres avec quelqu’un.En langage Rachel, ça signifie qu’elle avait un rendez-vous. Je la questionne avec curiosité :— Qui est-ce ?— Oh… personne en particulier. Je ne sais pas encore si ça vaut la peine d’en parler. On n’a pris

que quelques verres…Elle s’interrompt, mais je sens dans le son de sa voix une note d’excitation évidente. Elle aime

bien ce mec. J’ai envie de hurler et de la bombarder de questions, mais je me force à paraîtredésinvolte.

— Eh bien, voilà qui est intrigant. Me feras-tu l’honneur de quelques détails bientôt ?— Peut-être. Si je le revois, je te tiendrai au courant.Nous sommes arrivées au pub, un endroit charmant perché au-dessus du canal. A priori, ils ont

réservé la salle du bas, donc nous descendons l’escalier en colimaçon pour découvrir que noussommes les premières convives. Erica vient nous saluer. Elle est extrêmement enceinte, je ne m’enétais pas rendu compte avant.

— Je suis ravie de vous voir, toutes les deux, dit-elle en nous embrassant. Merci d’être venues.Avec Rachel, elles entament aussitôt une conversation animée sur le travail d’Erica, tandis que je

reste plantée à côté du mari d’Erica, Raj, qui finit par m’apprendre qu’il est chirurgien en pédiatrieet, le monde est petit, qu’il connaît David.

— J’ai discuté avec quelqu’un qui travaille avec lui, récemment. Un ancien patron. Il m’a dit queDavid était l’un des chirurgiens cardiothoraciques les plus talentueux avec qui il ait jamais collaboré.

— Oh, c’est super ! Je le lui dirai.Tout en discutant, je me vois dans le regard de Raj – la petite amie du brillant jeune chirurgien – et

je me sens un peu mieux.— Rachel !

Une très jolie blonde vient de faire son entrée. Il me faut quelques secondes pour comprendre qu’ils’agit en fait de la sœur d’Erica, Alice. La dernière fois que je l’ai vue, elle était cachée dans unemarinière informe et mâchonnait les pointes fourchues de sa tignasse. Je crois qu’elle venait de sefaire larguer. Elle a toujours les cheveux longs, mais coiffés avec style, et sa tenue est très mignonne– pantalon slim bleu foncé, haut lamé en maille dorée très ajusté et de ravissantes sandales à talonsplats en serpent.

— Tu te rappelles mon amie Zoë ? lui demande Rachel.— Bien sûr ! Merci beaucoup d’être venue.Même le ton de sa voix est plus confiant, elle a vraiment l’air posée et heureuse. Je suis encore en

train de m’habituer à la nouvelle Alice qu’un garçon très grand apparaît à ses côtés.— Salut, fait-il avec un sourire bref mais chaleureux. Je suis Sam.Ce doit être le petit ami américain. Je l’observe d’un peu plus près tandis qu’Alice nous présente

et que nous nous serrons la main. Ce gars-là est vraiment sexy, dans le style J. Crew. Très Américain,quoi. Puis Rachel est de nouveau accaparée par Raj et Erica. Je m’attends à ce qu’Alicem’abandonne pour parler à ses autres invités, mais elle et Sam ne font pas un geste pour me fuir.

— Alors, comme ça, vous partez vous installer à L.A. ? demandé-je bêtement. C’est génial !Alice sourit.— Oui, la semaine prochaine. C’est super excitant. J’ai trouvé un travail en tant qu’agent littéraire

et Sam lance sa propre agence de talents. On va vivre à Venice Beach, tu imagines !Sam lui passe un bras autour de la taille.— Yes ! Après deux années à Londres, je vais enfin la jeter sur ma selle pour la ramener chez les

cow-boys.Alice lui donne une tape amicale et je remarque une lueur à son annulaire. Une bague en diamant

« super balze », comme dirait Jenny. Je demande en désignant discrètement l’anneau :— Vous êtes… ?Le visage d’Alice s’éclaire comme un soleil ; Sam la joue plus cool, plus retenu, mais il est

visiblement aux anges lui aussi.— Nous sommes fiancés ! lancent-ils ensemble, comme s’ils étaient les deux premières personnes

au monde à avoir eu cette idée de génie.— Waouh, félicitations !Comment sa vie est-elle soudain devenue si parfaite ?— Sam, mon pote ! lance Raj, qui vient d’apparaître près de nous. Est-ce que je peux vous

l’emprunter une seconde, mesdemoiselles ?— Mais oui, répond Sam. Zoë, c’était un plaisir de faire ta connaissance.Et il serre gentiment le bras d’Alice avant de disparaître.— Alors, et toi ? me demande Alice. Comment vont les choses ?Je ne vais certainement pas lui raconter, à elle qui vit la vie de rêve, quel désastre est devenue

mon existence. Et puis quelque chose se produit en moi, et soudain je m’entends… eh bien, me vanterde mon succès.

— Super bien ! Je sors avec un homme merveilleux, un chirurgien, en fait. D’ailleurs, nous partonsaux États-Unis, le week-end prochain, pour assister à une conférence médicale. À New York. Enfin,pour être exacte, David va à la conférence et je l’accompagne. Mais je vais probablement emménagerlà-bas avec lui pour le reste de l’année.

Pourquoi est-ce que je lui raconte tout ça ? Je n’ai encore rien décidé. La vérité, si pathétique soit-elle, est simple : je veux qu’Alice pense que je suis dans une relation exceptionnelle et quej’envisage ma vie de l’autre côté de l’Atlantique, tout comme elle.

— Qu’est-ce que ça te fait de partir aux États-Unis ? Tu es nerveuse ? demande Rachel (Elle nousa rejointes.) à la sœur d’Erica.

— Très, répond Alice. Mais ça fait deux ans que Sam est à Londres, il est donc normal quej’essaie L.A. à mon tour. On ne sait jamais vraiment comment les choses vont tourner, pas vrai ?Parfois il faut inspirer un grand coup et plonger.

Je l’observe, songeuse. Elle a raison. J’ignore ce qui se passera si je pars aux États-Unis avecDavid, mais peut-être suffit-il que j’inspire un grand coup et que je plonge.

Sur ces entrefaites, d’autres amis d’Alice arrivent, et Rachel et moi la laissons pour aller nousjoindre à la foule. La fête est très sympa, en fait. Personne ne parle mariage, prix de l’immobilier ouachat de maisons. Non, au contraire les conversations sont légères et drôles, notamment celle quitourne autour des voisins d’Erica et Raj, des druides, à ce qu’ils racontent. Pendant plusieurs minutesd’affilée, je parviens à ne plus penser à Max ou à David… jusqu’à ce qu’il soit l’heure de partir. Lesautres continuent les réjouissances ailleurs, mais Rachel veut attraper le dernier métro et je décide departir avec elle.

— C’était vraiment une super fête, commente Rachel tandis que nous nous dirigeons vers la station.Tu ne trouves pas qu’Alice est sublime ?

— Absolument. On dirait qu’elle s’est fait relooker par Ricki Lake, réponds-je en secouant la tête,toujours incrédule.

Je m’attends à ce que Rachel enchaîne sur une blague cynique du genre : « Il va falloir qu’elles’achète un petit chien et des bottes UGG pour L.A. », mais à la place, elle suggère :

— Peut-être qu’elle est juste amoureuse.Je lui jette un regard de biais.— Je te trouve bien romantique, ce soir. Tu es encore sous le charme de ton rendez-vous d’hier ?Je meurs d’envie d’en savoir plus, mais je sais que mes chances sont minces.— Peut-être, admet-elle en gloussant (Rachel qui glousse ?), sans toutefois ajouter quoi que ce

soit.Nous nous disons au revoir à l’entrée du métro et je rentre chez moi à pied. Malheureusement, la

distraction que m’a procurée cette soirée s’estompe et tous mes problèmes me retombent dessus.Max, le travail, David. Je dois admettre que je ne ressens plus la passion dévorante que j’éprouvaispour lui avant, pourtant c’est un homme merveilleux et j’ai de la chance de l’avoir. En plus, il m’offreune échappatoire.

Chapitre 35

Par le hublot, j’aperçois la terre. Le soleil se lève et je vois la ville se dessiner, je distingue mêmequelques monuments à commencer, je pense, par la Statue de la Liberté et l’Empire State Building…

— David ! chuchoté-je en me penchant par-dessus l’allée pour lui toucher le bras. Regarde,l’Empire State Building !

— Ça m’étonnerait, nous survolons Boston, réplique-t-il en désignant l’écran devant lui. Il nousreste encore une heure de vol.

Avec un sourire, il se renfonce dans son siège – enfin, son lit – et je l’imite. C’est la première foisque je voyage en première classe, je dois admettre que ça fait du bien au moral. En fait, commeantidote au cœur brisé, au ridicule devant toute son entreprise et à la mise en congé forcé, c’est ceque j’ai connu de mieux. Nous sommes installés sur des lits où l’on peut s’étendre tout à loisir, avecchacun son écran – bien meilleur que les trucs nuls de la classe éco –, une couverture bleu poudré,moelleuse et super douce, ainsi que des tas de petits produits de beauté.

À chaque centaine de kilomètres parcourus, à chaque film que j’ai regardé sur mon écranpersonnel, Londres semble s’éloigner un peu plus. Si Julia, Seth ou même Karen me voyaient en cetinstant, ils ne me prendraient certainement pas pour une nulle. L’espace d’une seconde, je dérive dansune sorte de rêverie où je conquiers le monde de la mode à New York – l’histoire ne dit pascomment – et où je rencontre Julia par hasard à un défilé ; je suis assise au premier rang, alorsqu’elle est placée quelque part à l’arrière, mais je lui cède gentiment mon siège. « Vous savez, luidis-je, quitter Marley’s a finalement été la meilleure chose qui me soit arrivée. Jamais je n’auraispu… »

— Café ? Jus de fruit ? demande l’hôtesse, qui vient de s’arrêter entre nos deux lits.Elle s’apprête à interroger David, mais je l’interromps.— Il dort, murmuré-je en tendant une main protectrice dans sa direction.Il n’a sans doute pas eu l’occasion de se reposer autant depuis des semaines, voire des mois. Le

pauvre ! Il travaille si dur, il a bien besoin de quelqu’un pour s’occuper de lui.— Salut, chuchote-t-il un peu plus tard en ouvrant les yeux.— Tu dormais ?— Oui, je crois. (Il bâille et se frotte le visage.) Trop bizarre. J’ai rêvé qu’ils avaient besoin d’un

médecin à bord, et je leur ai fait tout un pataquès parce qu’ils n’avaient pas de défibrillateur.Rassure-moi, ça n’est pas arrivé en vrai ?

Je secoue la tête en souriant. David n’est pas du style à raconter ses rêves, en général ; c’est drôle.Il garde les yeux rivés sur moi pendant une seconde encore, puis il me serre le bras.

— Je suis content que tu sois venue avec moi.Comme il dit rarement ce genre de choses, les rares fois où il le fait, j’ai l’impression qu’il vient

de m’écrire un poème ou de me chanter la sérénade sous mon balcon. De toute façon, je préfèrelargement les déclarations discrètes de ce type, je ne supporte pas les gens – les hommes – fleurbleue. Non, David n’est jamais ainsi, il ne m’étouffe pas. Je me surprends à me demander comment secomporte Max, dans l’intimité – je l’imagine romantique, mais pas fleur bleue – et puis très vite jerepousse cette idée.

— Je suis contente d’être venue, lui dis-je, avant d’ajouter à voix basse : Et merci pour les billets,David.

J’ai failli mourir en découvrant leur prix. Ce que j’avais cru être le total de nos deux billets alleret retour ne correspondait en fait qu’à un aller pour une personne.

— Ça n’est vraiment pas un souci, m’assure-t-il.En effet, ça n’en a pas l’air. Le Surrey est probablement le plus bel hôtel où je sois descendue de ma vie. Il se trouve dans

l’Upper East Side (l’Upper East Side !), au cœur d’un élégant bâtiment qui semble tout droit sorti deGossip Girl, et l’intérieur n’est que sols de marbre, art moderne, tons taupe et dorés. Nous sommesinstallés dans une suite, soit une chambre dotée d’un immense lit blanc couvert de coussins gris et oret un séjour séparé avec un canapé bas en velours gris. Tandis que je me laisse tomber sur le lit, jesonge à l’été que j’ai passé ici, à New York, quand j’avais vingt ans, dans un trou à rats sur AvenueE sans climatisation. On est un tantinet mieux installés ici.

— Il y a d’autres conférenciers à l’hôtel ? demandé-je.Ce palace ne semble pas vraiment du style à recevoir un séminaire.— Oh, mon Dieu non ! Ils sont hébergés dans un quelconque Marriott je ne sais où… Mais j’ai

pensé qu’on méritait un endroit un peu plus sympa.Doux euphémisme. Je n’ose même pas imaginer le prix de la chambre. Mais, comme David me l’a

fait remarquer plus tôt, ce week-end constituera sans doute les seules quasi-vacances qu’il aura detoute l’année. Je lui demande en bâillant :

— Je ne suis pas si fatiguée que ça, et toi ? Enfin, je suis fatiguée, mais pas autant que j’aurais cru,si l’on considère qu’il est…

Je jette un coup d’œil à ma montre mais abandonne le calcul.— J’ai dormi dans l’avion, donc je suis en forme, répond David en haussant les épaules. Plus que

la plupart du temps, même.Il entreprend de défaire sa valise et je l’imite. Je suspends ma ravissante robe Helmut Lang (vente

privée, moins trente pour cent) et mon nouveau trench-coat préféré de chez Isabel Marant (achetégrâce à ma réduction employé, juste avant de me faire virer). Puis je déplie mon plan et remarque quenous ne sommes qu’à un pâté de maisons de Central Park et du Museum Mile.

— Qu’as-tu envie de faire ? demandé-je à David.Il regarde sa montre.— Il y a une intervention qui m’intéresse et qui commence bientôt. (Il me tapote le bras en se

rendant à la salle de bains.) Ça ne te dérange pas de t’occuper seule cet après-midi ?— Euh… Non, pas de problème, réponds-je en m’asseyant au bord du lit. À quelle heure penses-tu

être libéré ce soir ?Mais déjà l’eau coule sous la douche et je n’obtiens pas de réponse. Je regarde ma montre :

13 h 30. Je suis fatiguée, mais je ne veux pas dormir, je préfère bouger.David émerge de la salle de bains au bout de dix minutes, enveloppé dans un luxueux peignoir

blanc. Ses cheveux ont poussé, dernièrement, vu qu’il n’a pas eu le temps de les faire couper, mais çalui va bien, surtout ainsi mouillés et rejetés en arrière.

— Je ne suis pas sûr du planning, me dit-il, mais je ferai en sorte d’être libre vers 18 heures. Jenous réserverai une table dans un endroit agréable pour le dîner et nous pourrons arpenter un peu la

ville. Ça te va ? (Il m’offre un sourire affectueux, puis se dirige vers l’armoire et commence às’habiller.) Je t’enverrai un texto. Tu as pris l’option « Monde », pas vrai ? Au pire, je te laisserai unmessage à la réception.

Je hoche la tête tout en admirant sa musculature élancée et son ventre plat, tandis qu’il enfile sonboxer et son chino. Je savais bien que le but de ce voyage était, pour lui, d’assister à un maximumd’interventions du séminaire, pourtant le luxe du vol et l’hôtel romantique me l’avaient fait un peuoublier, et j’en étais venue à m’imaginer qu’il allait passer plus de temps avec moi. En fait, nous n’enavons jamais discuté. Et puis, je regarde par la fenêtre : je suis à New York ! S’il y a un endroit aumonde où je n’aurai aucun problème pour m’occuper agréablement, c’est bien ici.

Une fois dehors, je prends une profonde inspiration et expire joyeusement. Le ciel est bleu, le

soleil brille et on sent juste ce qu’il faut d’air automnal pour rafraîchir l’air ; bref, la journée new-yorkaise parfaite. Un couple de personnes âgées me dépasse, l’homme appuyé sur une canne et lafemme conduisant un petit chien blanc en laisse.

— Non, non, non, dit-il très fort. Jeudi. Ils nous ont dit jeudi.— Mais non, ils ont dit mardi, réplique-t-elle sur le même ton. Mardi, mardi, mardi.Je les écoute parler, avec leur accent américain, et j’ai l’impression d’être dans un film. Des New-

Yorkais. Je suis à New York !Je me rends vite compte que la tenue que j’ai choisie est pile la bonne : un tee-shirt à manches

longues rayé bleu marine et blanc de chez Petit Bateau, un jean skinny et des Converse, plus montrench-coat au cas où le temps se rafraîchirait plus tard, et le foulard de Sinead noué à la lanière demon sac Mulberry que je porte à l’épaule. Je chausse mes lunettes de soleil et me dirige d’un bon pasvers Central Park, absorbant tous les détails de la vie qui m’entoure. Les élégants bâtiments de pierreavec leurs espaces verts à l’avant, les portiers en uniformes, les drapeaux américains, les taxis jaunesqui passent à toute allure, l’inscription « X-ING » sur le trottoir. Tout l’été que j’avais passé à NewYork, je n’avais pas la moindre idée de ce que signifiait ce « PED-XING » que je voyais peintpartout aux carrefours ; je croyais qu’il s’agissait de quelque ville chinoise jumelée avec New York.Bien plus tard, après mon départ, j’avais appris qu’ils annonçaient en fait un passage piéton. Jem’imagine raconter cette anecdote à Max et la façon dont il rirait… Et puis je me sors cette idée de latête.

Il ne me faut que quelques minutes pour atteindre la Cinquième Avenue. La Cinquième Avenue !Rien que de lire le nom, j’en ai des frissons partout. Telle la parfaite New-Yorkaise (je n’ai pasencore eu besoin de compulser un plan), je bifurque sur la gauche, vers le sud et mon ancien bureaude FAO Schwartz. Il y a peu de chances que j’y croise des gens avec qui je travaillais à l’époque,mais on ne sait jamais. Et je pourrais essayer chez Macy’s, où j’ai aussi travaillé. Mon anciennepatronne, Mary, originaire de Galway, y est peut-être encore… Soudain, tous mes soucisprofessionnels reviennent m’assaillir, mais je parviens à les refouler aussi. J’en ai assez decomploter et de planifier, désormais, je vais où le vent me porte. Allez savoir, l’Univers m’enverrapeut-être un signe.

Apercevant un Starbucks, je décide de m’y arrêter pour acheter un Frappuccino. Une fille, vêtued’une jolie grenouillère rayée jaune et moutarde et chaussée de semelles compensées en raphiasemble travailler sur ce que je devine être un blog de mode. J’ai toujours espéré me faire repérerdans la rue par ce genre de personnes, mais à ce jour, jamais ça ne s’est produit. Elle me jette un bref

regard avant de retourner à son écran. Bon. Je vois au comptoir qu’ils font un Frappuccino aucaramel au beurre salé que je n’ai jamais essayé et le commande sur-le-champ.

— Votre nom ? me demande la serveuse.— Zoë.Pourquoi est-ce qu’ils font ça ? Je ne saisis pas. Quel intérêt à essayer de me fidéliser alors que je

ne reste qu’un week-end ?En récupérant mon gobelet, je remarque qu’elle a écrit « Zooey ». Waouh ! C’est la première fois

que ça m’arrive. Je sors en sirotant mon Frappuccino, songeant à la façon dont je pourrais meréinventer totalement ici. Zooey Kennedy. Je pourrais étudier la mode et créer un blog, peut-êtremême faire du stylisme en free-lance… Je pourrais devenir, sinon une parfaite New-Yorkaise, dumoins une copie très approchante. Je décide de sauter dans un bus qui descend vers le sud pour allerà Greenwich Village et me promener dans ses ruelles, avant de remonter à pied jusqu’à ma SainteTrinité : Saks, Barneys et Tiffany.

Le Village est devenu encore plus bobo que la dernière fois que je suis venue, les petits caféshippy et les friperies cédant peu à peu la place aux enseignes branchées, aux charmants cafés etrestaurants. Je ne m’en plains pas, d’ailleurs. Après m’être attardée devant la vitrine alléchante de laboulangerie Magnolia, et de finalement décider que je ne prendrai rien à cause du dîner de ce soir, jefile direct chez Marc Jacobs – d’abord la boutique d’accessoires, où j’achète des porte-monnaie endoré et argent et des fourre-tout qui feront de super cadeaux pour Rachel, Harriet et ma mère.

Je devrais sans doute rapporter quelque chose à Kira aussi, je lui choisis donc un porte-clefs àcontrecœur. Puis je l’imagine en train d’y accrocher un double de la clef de mon appartement, et je lerelâche comme s’il s’agissait d’un charbon ardent. Je lui prendrai une pierre ponce ou un déodorantsuper fort de chez Duane Reade, quelque chose comme ça.

Mes achats en main, je me dirige vers le magasin principal Marc Jacobs de l’autre côté de la rue.Sur la vitrine, une pancarte annonce « Recherchons vendeur(se)s ». Le gars derrière le comptoir al’air très aimable et compréhensif, juste le port d’attache qu’il faudrait à ma pauvre barcasse. Uneenvie, un besoin soudain de lui demander une fiche de candidature me traverse… Mais je n’ai pas devisa, ça ne servirait à rien.

Je ressors et flâne un moment dans Bleeker Street, observant toutes les belles personnes que jecroise en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire de ma vie. Je me réfugie dans un café et jecommande un latte pour réfléchir à tout ça. Vaut-il mieux que je rentre à Londres et me mette en quêted’un nouveau travail (et appartement) ? Ou que je retourne à Dublin ? Ou bien que j’emménage iciavec David et que je me lance dans des études de mode ? La dernière option me semble être la plusévidente, mais serait-ce pour autant la bonne ?

À côté de moi, je remarque deux blondes étonnamment bronzées, portant un pull en cachemirecouleur biscuit et un jean skinny bleu foncé dont une seule jambe coûte probablement autant quel’ensemble de ma tenue. Elles ressemblent à des jeunes mamans rayonnantes, même si elles sont pourl’heure sans leur progéniture. Comme elles parlent fort et sans se préoccuper de leur voisinage, je netarde pas à apprendre que l’une d’elles a arrêté le gluten et se sent super bien, tandis que l’autre atoutes les peines du monde à soutirer à son mari l’argent nécessaire à l’ouverture d’une boutique debougies parfumées.

— Il ne croit pas que ce soit une très bonne idée, mais je lui ai répondu : « Ravale ta morve, OK,ça fait cinq ans que je fais tout pour toi, maintenant c’est à mon tour de recevoir. »

Waouh ! Quelle poigne ! Je me demande comment réagirait David si je lui demandais d’investirdans une affaire de bougies parfumées. C’est vrai qu’il a proposé de m’entretenir pendant un an. Maispuis-je le laisser faire ? Est-ce que je ne finirais pas comme l’une de ces femmes – qui débattent àprésent des avantages du Botox par rapport au Restylane ? Et puis, est-ce que je peux vraimentemménager ici avec David alors que je ne suis pas… je ne suis pas… Pour me distraire de cespensées, je vérifie mon téléphone et y découvre un texto de David, justement. Il ne pourra pas selibérer pour 18 heures, mais suggère que l’on se retrouve directement au restaurant Daniel, sur laSoixante-cinquième Est. Bon, il est temps que je quitte le Village et remonte vers le nord, si je veuxpasser rapidement chez Saks avant de rentrer me changer.

En regagnant l’hôtel (après une visite éclair chez Saks, Barneys, Sephora et Bergdorf), je

découvre une nouvelle réceptionniste, à peu près de mon âge.— Est-ce que vous connaissez un restaurant qui s’appelle Daniel ? C’est bien ? (À son hochement

de tête énergique, je déduis que la réponse est « oui ».) Il faut que je me mette sur mon trente et un ?— Absolument. Le chef Daniel Boulod est aussi le propriétaire du Bar Boulod, qui est affilié à

notre hôtel. C’est déjà un endroit merveilleux où dîner, mais Daniel, c’est sans doute l’un desmeilleurs restaurants de la ville. (Elle jette un regard autour d’elle et baisse la voix.) Si votre petitami et vous êtes descendus ici et qu’il vous emmène chez Daniel au lieu du Bar Boulod, c’estextrêmement bon signe.

Génial. Ça signifie qu’il est temps de sortir mon Helmut Lang.Un coup d’œil à ma montre : 18 h 30. Je prends une douche rapide, savourant les serviettes

moelleuses et les adorables échantillons, puis je m’enduis de lotion hydratante Chanel Chance. Je neme lave pas les cheveux, mais opte pour un chignon très haut, style années 1960. Un trait de monnouvel eye-liner Stila acheté chez Sephora pour agrandir mon regard, une touche de mon fidèle blushBourgeois, et je termine par un voile de poudre Chantecaille pour matifier ma peau. Rien sur leslèvres, hormis une noisette de Vaseline. Au dernier moment, je me tamponne rapidement lespommettes pour les rehausser.

Je suis en train de ranger mon maquillage quand je remarque la trousse de toilette de David, juste àcôté du lavabo. Je n’ai jamais vu ses affaires de voyage avant, et la curiosité m’envahit soudain. Jejette un coup d’œil à l’intérieur. Tout est très propre et bien rangé, comme j’aurais dû m’en douter :peigne, déodorant, crème hydratante, préservatifs, crème solaire, plus une drôle de boîte demédicaments que je ne reconnais pas.

L’espace d’une seconde, je m’interroge sur l’énergie sans limites de David ; la façon dont il gèresa vie, tel un super-héros, malgré un emploi du temps de folie ; et je repense à sa crise de colère, lafois où nous avons joué au tennis ; et puis, ses muscles. Se pourrait-il qu’il prenne des stéroïdes ouquelque chose du genre ? Je lis la notice… pour découvrir qu’il s’agit en fait d’un produit destiné àralentir la perte des cheveux. Me sentant idiote et surtout très indiscrète, je remets la boîte à sa place.

Mon Helmut Lang est en fait une robe longue vert forêt en jersey, sans manches, drapée devant etdécolletée dans le dos. Simple, facile à porter et à glisser dans une valise, très moulante et sexy. Jel’accessoirise avec une série de bracelets en or et mes nouvelles sandales gladiateur – très, trèsbonne affaire réalisée aujourd’hui même chez Saks. Comme il n’est que 19 h 10, que j’ai rendez-vousavec David à 20 heures et que le restaurant est à deux pas, je me demande quoi faire pour tuer letemps.

Je pourrais m’octroyer une sieste, mais je n’ai pas sommeil, même s’il est presque 1 heure dumatin à Londres. Max doit dormir, à moins qu’il ne soit victime d’une de ses nuits d’insomnie et erredans l’appartement ou joue aux jeux vidéo. Une fois, je l’avais découvert au petit déjeuner, lescheveux tout droits sur la tête et l’air épuisé.

— Tu t’es couché tard ?— Je crois que j’ai lu tout Internet.À moins qu’il ne soit avec Kira.Lalalalala ! Pas question de penser à Max. Non, pas question. Je me souviens soudain qu’il y a

une terrasse sur le toit de cet hôtel, que je n’ai pas encore vue. Je vais monter y déguster un verretoute seule.

Comme l’hôtel lui-même, la terrasse semble tout droit sortie de Gossip Girl, depuis le long baravec son serveur qui essuie les verres jusqu’aux fauteuils blancs confortables regroupés autour destables en verre, en passant par le sol en bois élégant et les pots en terre cuite remplis de plantesverdoyantes. L’endroit est plutôt calme, seule une poignée de clients sirotent tranquillement leurscocktails sophistiqués.

Mais le mieux, c’est la vue. L’alignement des gratte-ciel de New York, métal scintillant ou pierrebrune, formes ziggourat ou étroits rectangles, s’étend à perte de vue, seulement interrompu par lecœur de verdure qu’offre Central Park. Le soleil commence à tomber, emplissant le ciel d’une intenselumière dorée qui enflamme les angles des bâtiments de métal et se reflète dans des milliers devitres. Je m’approche du bord de la terrasse, pose les mains sur la rambarde et m’imprègne de labeauté du spectacle.

— Désirez-vous un verre, madame ? me demande un serveur qui vient d’apparaître derrière moi.— Avec plaisir. Je vais prendre… une coupe de champagne. Ou plutôt non, un Cosmopolitan.Je sais que ça fait terriblement cliché, mais moi j’aime bien. Je m’installe sur le canapé blanc le

plus proche et arrange ma robe autour de mes jambes, appréciant le contraste entre le tissu vert etmes jambes (auto)bronzées, et j’avale une gorgée du verre que le serveur vient de poser devant moi.

Je dois admettre que je suis un peu nerveuse à l’idée de voir David ce soir. Nous allons passerplus de temps ensemble ce week-end que jamais auparavant, et j’ignore comment ce sera. Si ça setrouve, nous allons nous taper sur les nerfs, ou bien on ne saura plus de quoi parler, à moins que je nefasse quelque chose de dégoûtant comme laisser du mascara sur la serviette de toilette.Heureusement, au fur et à mesure que le cocktail délicieusement frais descend dans mon organisme,mes inquiétudes s’estompent un peu. David est fou de moi. Et lui aussi, il s’inquiète parfois, lapreuve, il prend des comprimés contre la calvitie.

— Un autre Cosmopolitan ? s’enquiert le serveur en débarrassant mon verre (oups) vide.— Euh… (Je regarde ma montre : 19 h 30.) Oui, avec plaisir.Ce soir, David va sans doute me demander si je suis prête à emménager ici avec lui. Tandis que je

sirote mon deuxième cocktail, en essayant de ralentir la cadence, j’observe les gratte-ciel en feu :Cette ville pourrait devenir la mienne.

Avant que j’aie le temps de dire « ouf », il est déjà 20 heures et j’ai bu mon second cocktail. Jeferais mieux d’y aller, et tout de suite.

— Combien est-ce que je vous dois pour ces deux verres ? demandé-je au serveur, qui m’informequ’il les mettra sur la note de la chambre.

Parfait. Je me lève et enfile ma veste style smoking déstructuré par-dessus ma robe, avant de filer

vers l’ascenseur sur des jambes légèrement flageolantes. Ouh, là, là, les Cosmopolitan étaient plusforts que je ne pensais. Et ils ont un autre effet : je suis désormais complètement détendue.

Chapitre 36

— Waouh ! s’exclame David quand nous nous retrouvons devant le restaurant. Tu es superbe.Jamais on ne soupçonnerait que tu étais dans un avion ce matin même, ajoute-t-il après m’avoirembrassée.

Je réplique :— Tu n’es pas mal non plus.Il est très beau dans sa veste de costume bleu marine avec une paire de chinos et une chemise bleu

pâle – pas un badge en vue – et il semble de plus tout à fait détendu.Nous entrons dans le restaurant, qui s’avère en effet très chic et ravissant – lumières tamisées,

nappes blanches et même un discret quatuor d’instruments à cordes qui distille une musique douce.Notre hôtesse prend ma veste et demande si nous désirons nous installer à notre table ou prendre unverre au bar d’abord.

— Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? s’enquiert David avec courtoisie.— Un verre au bar ?L’hôtesse nous guide jusqu’à deux tabourets hauts près du comptoir. Je dois faire très attention en

grimpant sur le mien, mais j’y parviens sans encombre.— Champagne ? propose David.— Avec plaisir, réponds-je en me redressant imperceptiblement afin de lui cacher que j’ai déjà

consommé.Quand arrive la boisson, nous heurtons nos flûtes. Il est impossible d’être morose en buvant du

champagne.— Comment s’est passée la conférence ?— Ça valait vraiment le déplacement. J’ai rencontré des gens intéressants, assisté à des

interventions passionnantes, regardé des opérations brillantes…— Quoi, en vrai ? m’exclamé-je, un peu écœurée.— Mais non ! Tu crois que j’étais à Body Worlds12, ou quoi ? C’étaient des films. (Il entreprend

de me raconter par le menu les mérites d’une toute nouvelle génération de lames chirurgicales, avantde s’interrompre.) J’oublie parfois que je m’adresse à une personne normale.

— Et tu as rencontré ton professeur ?— Oui, cet après-midi. Il a l’air super. Enfin, ça n’est pas Salazar, son approche est différente,

mais il est bien. J’ai un bon pressentiment, au sujet de New York.— Désolée, c’est qui, Salazar, au fait ?— Le chirurgien avec qui je voulais vraiment travailler, au Texas Heart Institute de Houston.— Ah, oui.L’espace d’une seconde, j’ai envie de lui demander pourquoi il ne m’en a jamais parlé et pourquoi

Jenny était au courant avant moi, mais ça n’a plus vraiment d’importance.— Et toi ? Tu t’es tuée au shopping ?— Eh bien… J’ai peut-être fait un carnage chez Sephora.— Sephora ? C’est quoi ?— David ! Comment peux-tu poser une question pareille ? C’est l’antre des cosmétiques avec un

grand C, une sorte de Texas Heart Institute de la beauté.— Je vois, dit-il, l’air absolument charmé. Il n’y en a pas à Londres ? (Je secoue la tête.) Ce serait

donc un avantage de plus à habiter à New York… Au fait, tu y as un peu réfléchi ? s’enquiert-ilnonchalamment.

— Oui, mais je ne sais pas dans quoi je pourrais travailler.— Je te comprends, mais sache juste que tu n’as pas à te soucier de ça. Tu peux prendre le temps

de la réflexion sans travailler, ou bien faire du stylisme en free-lance, préparer un diplôme. Tout ceque tu veux, je t’aiderai.

Tout a toujours l’air si simple, avec lui. En l’occurrence, c’est peut-être même un peu plus simpleque je ne le pensais. À la vérité, je suis fatiguée de trouver des solutions et de prendre des décisionsseule. La proposition de David… eh bien, elle est extrêmement attrayante.

— Même si je suis certain qu’ils seraient désolés de te perdre, chez Marley’s, ajoute-t-il.Je sursaute, coupable, mais c’était manifestement une remarque sans arrière-pensée. Il se renfonce

dans son siège et s’étire, et j’aperçois deux femmes minces, glamour, manifestement affamées etvenues ici en chasse. Elles l’observent, puis échangent un regard entendu. Si elles savaient qu’en plusil est chirurgien cardiaque, elles me jetteraient sans doute au bas de mon siège pour le ramenerjusqu’à leur grotte.

— Tu es prête pour le dîner ? me demande David.— Oui, allons-y.Il se trouve que j’ai déjà vidé ma flûte de champagne, et je suis définitivement pompette. Il va

vraiment falloir que je sois hyperattentive en descendant de mon perchoir. Un serveur apparaît denulle part pour nous conduire à notre table. Waouh. Nous avons fréquenté de beaux endroits àLondres, mais là, c’est le top. J’essaie de croiser le regard de David, comme pour lui dire : « Laclasse, hein ? », mais il se contente de me sourire. Évidemment, il est plus habitué à ce standing-làque moi.

Le service est impeccable. Le garçon semble connaître individuellement les noms, prénoms etsignes zodiacaux de toutes les vaches et poulets qui ont contribué au menu, en plus d’avoir écrit unethèse sur les bouteilles de vin. Après un long et délectable débat sur les mérites de chacun, Davidchoisit le bar de la mer Noire avec une sauce Syrah. J’opte de mon côté pour deux entrées, desescalopes de la mer panées avec leur riz zaatar – même si j’ignore ce qu’est le riz zaatar –, suiviespar des ravioles au citron et arugula. David commande un Sauvignon blanc californien pouraccompagner le tout.

J’explique à David :— Arugula, ça veut dire roquette. Je l’ai appris pendant mon stage de fin d’études secondaires que

j’ai fait ici, à New York. Non que j’en aie beaucoup mangé, à l’époque, j’ai plutôt le souvenir que jeme nourrissais de pizza et de beignets.

— Visiblement, ce régime n’a pas laissé de traces indélébiles, fait-il observer. Au fait, je pensaisaller visiter quelques appartements, dimanche. J’aimerais beaucoup avoir ton opinion.

Il sort son portable et me montre quelques photos d’appartements. Le premier est un style loft, petitmais très classe, avec un mur en briques apparentes et d’immenses fenêtres. L’autre a l’air plus cosy,genre parquet, hauts plafonds et moulures. Bref, tous les deux sont à des années-lumière de monancien trou à rats de l’Avenue E.

— Ils ne sont pas meublés, précise-t-il. Mais ça ne devrait pas poser de problème.

Je ne sais pas si c’est parce que David est particulièrement détendu et excité par la perspective desa bourse, ou si ça vient des vacances, ou bien encore du fait que je sois un peu soûle – enfin, assezsoûle – mais nous passons une très bonne soirée. L’une des meilleures que nous ayons jamaispartagées, en fait. La nourriture est exquise et nous nous amusons à nous en décrire les délices. Etpuis, devant notre deuxième bouteille de vin, nous en arrivons à discuter de nos amis respectifs.J’apprends avec intérêt qu’Oliver fréquente quelqu’un, même si David ignore qui. Je me demande sic’est Harriet. Il me dit aussi qu’il trouve Kira toujours un peu en compétition avec moi.

— J’ai tendance à être comme ça moi-même, alors je repère facilement ce trait de caractère chezles autres, précise-t-il. Cela dit, Max semble assez épris d’elle.

— Ah bon ?J’avale ma raviole à grand-peine.— Au fait, tu savais qu’il était à New York en ce moment ? demande soudain David.Je manque de laisser tomber ma fourchette, heureusement je parviens à rattraper ma maladresse.— C’est vrai ? Non, je n’en savais rien.— Il est là pour le travail, je crois. On pourrait peut-être le retrouver demain soir, non ?J’acquiesce comme un automate, mais dans ma tête, c’est la panique générale. Max à New York ?

Pourquoi fallait-il qu’il se ramène ici, juste au moment où je commençais à ne plus penser à luichaque heure, chaque minute ? David enchaîne sur la soirée que nous pourrions passer avec Maxdemain. Je tends la main et la pose sur la sienne.

— Pourquoi on ne sortirait pas plutôt juste tous les deux ? suggéré-je, d’un ton que j’espèreenjôleur et non effaré.

À mon grand soulagement, il hoche la tête. La conversation passe à d’autres sujets – nos famillesrespectives, Dublin, les aspects de Londres qui vont manquer à David, et nos étés à l’étranger à la findu lycée. David travaillait au Friendly’s Ice Cream Parlour de Nantucket, et partageait un trois-pièces avec dix-neuf autres mecs, dont l’un a disparu en pleine nuit en embarquant les rollers deDavid et quatre cents dollars. C’est à ce moment-là que sa mère a décidé que c’en était fini de lacolocation de masse, et qu’elle lui a ordonné de se trouver une location de courte durée avec troisautres personnes maximum.

— Elle m’a dit : « Je sais que les Irlandais vivent comme des porcs quand ils sont à l’étranger,mais tu ne seras pas l’un d’eux. »

Nous en rions si fort que je dois essuyer une larme. J’ignorais que sa mère pouvait se montreraussi autoritaire, c’est vraiment le genre de remarque que pourrait faire la mienne.

— Ça fait du bien de parler à quelqu’un qui sait ce qu’est un stage d’été de fin d’étudessecondaires, fait remarquer David en me souriant.

Je hoche la tête. Quelles que soient nos différences, nous venons du même endroit et ça, c’estimportant. Mes pensées se sont enfin un peu éloignées de Max. Dieu merci ! J’avale une nouvellegorgée de vin pour accélérer le processus.

— Désirez-vous un dessert ? demande le serveur.Je n’en ai pas très envie, mais David si, et il insiste pour que je l’imite.— Juste pour goûter.Il commande le vacherin fruit de la passion-vanille et moi la dacquoise chocolat au lait et caramel

au beurre salé – décidément, c’est le parfum du mois.Je le taquine :

— Ça ne te ressemble pas de prendre un dessert.— Eh bien, il s’agit peut-être d’une occasion particulière. Même si j’ai été élevé loin des

vacherins à la vanille, pouffe-t-il, et nous rions ensemble.Je prends le temps de détailler la pièce magnifique où nous nous trouvons, les élégants convives,

nos verres à demi remplis d’un vin exceptionnel. Parfois, il faut encore que je me pince. Malgré tousmes doutes, tous les désastres, j’ai remonté le temps pour arranger les choses avec David, et ça amarché. La preuve, je suis là.

— La dacquoise au chocolat et le vacherin, annonce le serveur, interrompant le fil de mes pensées.Oh, là, là ! Moi aussi, j’ai été élevée loin de la dacquoise – et du vacherin, d’ailleurs – mais ces

deux-là m’ont l’air honteusement exquis. Si tout ce qui se mange à New York est aussi délicieux, jevais devoir me mettre à une activité particulièrement brutale, genre spinning ou yoga Bikram.

— La dacquoise est accompagnée, annonce le serveur. Bon appétit, lance-t-il avant de disparaître.Accompagnée ? Je regarde mon sublime dessert au chocolat – minuscule monticule d’un marron

profond, surmonté d’une couche de crème glacée au caramel au beurre salé, dorée à souhait. Et àgauche, dans une autre assiette, trône une petite boîte en velours bleue.

Je lève les yeux. David m’observe attentivement, et il n’est pas le seul, nos voisins de table ontrepéré la boîte et échangent un sourire entendu.

— Zoë, commence David en me prenant la main.Je le dévisage, sidérée et littéralement incapable de dire un mot.— Tu sais que je t’aime, poursuit-il. (Il déglutit et mon pouls s’accélère ; il n’a jamais prononcé

ces mots-là avant.) Je veux que tu viennes aux États-Unis avec moi, en tant que ma fiancée, ou mieuxencore ma femme.

Me voyant dans l’impossibilité de bouger un muscle, il tend délicatement la main et ouvre la boîte,révélant un énorme solitaire, magnifiquement taillé et monté sur un anneau en platine. Je n’ai aucunmal à reconnaître le modèle phare de chez Tiffany. La situation a tout du cliché, pourtant j’en ai lesouffle coupé. Cette bague est sublimissime.

— Veux-tu m’épouser ? demande-t-il à voix basse.— Je… Je ne sais pas quoi dire, balbutié-je.C’est la réponse idiote par excellence, mais c’est tout ce que je parviens à ânonner. Si seulement

j’avais la tête claire… Je regrette, à présent, les deux Cosmo, plus le champagne, plus la plus grandepartie d’une bouteille de vin.

— Dis « oui », par exemple, suggère-t-il, mi-souriant, mi-suppliant.Autour de nous, les conversations se sont tues, et je sens les regards posés sur moi, dans l’attente

de ma réponse. Le diamant reflète les lumières, m’hypnotisant de ses rayons. Je souffle :— Oui.David m’offre un sourire triomphant et se penche pour m’embrasser par-dessus la table. Je lui

rends son baiser, sans tout à fait comprendre ce qui vient de se passer. Quelques applaudissementsretentissent, et le quartet entonne la Marche nuptiale. De la main droite, je m’agrippe au bord de latable, tandis que David me prend la gauche et y glisse délicatement l’anneau qui scintille à la lumièredes bougies. Je suis à la fois euphorique, soûle, perdue, terrifiée, épuisée par le décalage horaire…et fiancée.

12. Exposition itinérante de l’anatomiste allemand Gunther von Hagens, inventeur de la plastination des corps.

Chapitre 37

Je me réveille au son des battements de mes propres tempes. Lâchant un faible gémissement, jetends la main vers la table de chevet dans l’espoir fou d’y trouver un verre d’eau, mais rien. Jegrogne de nouveau, me frotte les yeux et sens quelque chose qui me gratte le visage.

Oh, ma bague de fiançailles.Ce n’est pas que j’ai oublié ce qui s’est produit hier. Non, je me souviens parfaitement de tout. J’ai

dîné avec David, on a bu quelques verres de champagne et voilà, on est fiancés. J’ai l’impression deme retrouver sur un escalator lancé à toute allure et qui m’emmène vers un but que jamais je n’avaisenvisagé. Mais tout va bien, me répété-je en boucle. C’est super !

À côté de moi, un morceau de papier s’étale en travers de l’oreiller voisin.Suis sorti faire un tour. Je reviens vite. Bizz D.Je vais au Minibar me servir un verre d’eau, que j’avale avidement, avant de me rendre à la salle

de bains. Mon maquillage a coulé autour de mes yeux, et le résultat est tout sauf sexy, mes cheveuxcoiffés en arrière sont devenus une véritable broussaille. Bon Dieu, pourvu que David ne m’ait pasvue ainsi !

Je m’assieds sur la cuvette des toilettes et contemple ma bague de fiançailles, tournant et retournantla main pour la voir chatoyer en fonction de la lumière. Le diamant est vraiment énorme, et sa beautéme rassure quelque peu. J’avais toutes sortes de doutes, ce qui est naturel, et l’évocation de… laprésence d’une certaine personne à New York m’a terrifiée. N’empêche, la demande de David étaitun signe. Et puis, c’était tellement romantique, je m’en souviendrai toute ma vie. Et la bague ! Elle estproprement incroyable, je n’arrive pas à la lâcher des yeux.

— Zoë, tu es là ?C’est David ! Je m’enferme à double tour dans la salle de bains et entreprends de me démêler les

cheveux, fronçant les sourcils alors que la brosse se prend dans les nœuds.— Une seconde…— Le petit déjeuner est arrivé, lance-t-il.Je retire la bague et saute sous la douche pour me laver les cheveux. Puis je nettoie mes yeux de

panda, applique un peu de crème hydratante teintée et termine par une touche de mon blush Benefit. Jeme brosse les dents et la langue, avant de me glisser dans mon peignoir moelleux, en espérant qu’ilme donne un look sobre et mignon, plutôt que mémère. Précautionneusement, je renfile la bague,soulagée qu’elle ne se soit pas perdue au cours des dix dernières minutes, puis je sors.

David est très élégant, dans son pull col V en cachemire bleu marine par-dessus un tee-shirt blancet un jean. Une carafe d’argent à la main, il est en train de remplir deux tasses de café. Dans un petitpanier, je distingue un assortiment de viennoiseries et de fruits, et à côté, un plateau en argent couvertde beignets et de gaufres.

— Bonjour, me dit-il en levant vers moi un visage souriant. Bien dormi ? J’étais sorti chercher lejournal, ajoute-t-il en désignant le New York Times sur la desserte. Ce qui m’a fait penser qu’on allaitdevoir réfléchir à une annonce.

Je prends une tasse et lui tends l’autre.— Quelle annonce ?

— Dans l’Irish Times, précise-t-il en s’asseyant, un croissant à la main. Non ?— Ah, oui, bien sûr ! (Je tente de masquer un nouvel accès de panique.) Mais je préférerais

l’annoncer aux gens en vrai, d’abord. Il faut que j’appelle mes parents.Je regarde autour de moi, de tous côtés, comme si un journaliste risquait de se cacher derrière un

canapé.— Bien sûr, me dit David sur un ton rassurant. Même s’ils sont déjà au courant.— Quoi ? Comment ça ?— J’ai appelé ton père pour lui demander sa permission.— Je vois. Waouh. Et qu’est-ce… Qu’est-ce qu’il a dit ?— Qu’il fallait qu’il demande à ta mère.Nerveuse comme je suis, je ne peux réprimer un sourire face à la réaction de mon père :

typiquement lui.— Et elle a paru tout à fait d’accord, poursuit-il en souriant.L’espace d’une seconde je me demande s’il n’est pas un peu trop content de lui. Puis je me

morigène très vite.— Appelons-les maintenant, il est midi à Dublin.Tandis que nous entendons s’égrener les sonneries, je ne peux m’empêcher de songer combien tout

ça est irréel. Est-ce que je ne serais pas en train de rêver cette histoire ? Les choses deviennentencore plus bizarres quand ma mère répond et éclate en sanglots.

— Désolée, je ne sais pas pourquoi je pleure, s’excuse-t-elle d’une voix embarrassée. Mais on esttellement heureux pour toi, ma puce. C’est merveilleux, une nouvelle merveilleuse. Je te passe tonpère.

Mon père est plus bref, mais lui aussi a l’air ravi. Très vite, ma mère lui reprend l’appareil et mequestionne sur la bague.

— Comment elle est ? Elle est belle ?— Euh… Elle est magnifique. Énorme.— Elle ne fait que deux carats, corrige modestement David de loin.— Est-ce que tu veux que j’appelle le père O’Sullivan pour voir ce qu’il pense de Blackrock

Church ? L’été prochain, ce serait bien, non ? On pourrait organiser la réception au yacht club, là oùs’est mariée ta cousine…

Je suis hébétée. Tout juste si je me suis faite à l’idée que je suis fiancée, et déjà elle appelle leprêtre de la paroisse. Je lui réponds quand même « oui », tout bonnement parce que je ne vois pasquoi dire d’autre. Ils me questionnent longuement sur la façon dont David a fait sa demande, veulentlui parler et se montrent adorables avec lui, l’accueillant dans la famille et nous souhaitant tout lebonheur du monde. Puis ma mère veut savoir quand nous allons venir les voir, mais papa lui rappellequ’il s’agit d’un coup de fil longue distance et nous finissons par raccrocher en nous promettant denous recontacter bientôt.

— Maintenant, mes parents, enchaîne David en regardant sa montre.— Tu crois qu’ils vont être contents ?— Bien sûr. (David compose le numéro en souriant, mais moi, je suis hypernerveuse.) Allô ? Oui,

c’est moi. Papa est là ? J’ai une nouvelle à vous annoncer. Zoë et moi sommes fiancés ! (Silence.)Non, pas Chloë, Zoë. Vous l’avez rencontrée au Connaught… Oui, c’est ça… (Autre silence, pluslong, et David semble s’être crispé légèrement.) Hier soir, précise-t-il, monocorde. Dans un

restaurant. Euh, on ne sait pas encore. Le plus tôt possible, je suppose. Oui, d’accord. OK.— Alors ? m’enquiers-je d’une toute petite voix après qu’il a raccroché.— Ils sont contents, répond-il brièvement. Ils m’ont demandé de te transmettre leurs félicitations.

Ma mère était pressée de raccrocher pour appeler le château de Lough Rynn et vérifier avec eux leursdisponibilités.

— Oh, mon Dieu ! C’est vrai ?Il hoche la tête.— Il faut réserver des années à l’avance.— Mais… Tu ne préférerais pas te marier à Dublin ?Il hausse les épaules.— On pourrait aller au Shelbourne, si c’est assez grand. Mais on va avoir au minimum deux cents

invités, peut-être trois cents.Alors là, je pense qu’il faut que j’intervienne.— Tous ces endroits sont superbes, mais… je ne sais pas, j’ai toujours aimé l’idée de me marier

sur la plage.David me dévisage.— Sur la plage ? On ne se marie pas sur une plage. (Puis il voit mon expression chagrinée et

m’offre un baiser.) On pourrait tout à fait passer notre lune de miel sur la plage, en revanche. L’îleMoustique ? Ou les Maldives ?

Tout va beaucoup trop vite. Je déteste l’idée d’un mariage gigantesque, j’ai toujours voulu quelquechose d’intime, avec juste les amis et la famille proches. Et déjà je m’inquiète de nos mères, àcouteaux tirés sur le choix du lieu. Et puis je me dis que je suis une ingrate. Après tout, un mariage àLough Inn Castle ou au yacht club du Royal St George, en fonction de ce qui plaira le plus à nosmères, suivi d’une lune de miel aux Maldives… Qui refuserait ça ?

Je m’habille rapidement – une robe en lainage vintage avec une ceinture qui me semble adaptée à

mon nouveau statut de fiancée, et des bottes plates –, puis David et moi quittons l’hôtel pour fêter çapar une journée romantique dans Manhattan. J’ai un instant d’inquiétude en me demandant si nous nerisquons pas de faire une rencontre inattendue, mais préfère oublier cette idée négative. Il y a sixmillions de personnes à Manhattan, peut-être même plus, on ne risque pas de rencontrer qui que cesoit de connaissance.

— Bon, annonce David une fois sur le trottoir, je me disais que nous pourrions commencer par unepromenade en calèche dans Central Park, poursuivre par un déjeuner au Boat House, puis enchaîneréventuellement par une visite chez Tiffany.

— Ça m’a l’air parfait, mais… pourquoi Tiffany’ ?— Eh bien, répond-il avec un sourire, tu vas avoir besoin d’un bracelet pour aller avec cette

bague, non ?— David, c’est de la folie, je n’ai besoin de rien d’autre…N’empêche, ça me rassure qu’il soit prêt à faire tout ça pour moi.C’est une belle journée d’automne et notre matinée paraît tout droit sortie d’un rêve, à commencer

par la balade en calèche, ringarde a priori mais qui finalement, une fois que nous avons pris place,s’avère très amusante. Je ne sais comment, notre chauffeur devine que nous sommes jeunes fiancés –peut-être tout simplement qu’il surprend mes regards fascinés vers ma bague –, du coup il nous offre

un tour supplémentaire dans le parc avant de nous débarquer près du Boat House, où nous nousinstallons pour admirer le lac tout en dégustant une délicieuse quiche avec un verre de vin blanc.

— J’avais pensé te faire ma demande ici, avoue David, mais j’avais trop hâte.Chaque fois qu’il dit quelque chose de romantique comme ça, je suis à la fois rassurée et de plus

en plus dans l’incapacité… de mettre fin à l’histoire. Non que j’en aie vraiment envie, d’ailleurs, mecorrigé-je sur-le-champ. Tout est merveilleux, j’ai une chance folle. Mes parents sont aux anges, c’estforcément bon signe, non ? Et puis, une idée me traverse l’esprit.

— Comment est-ce que tu as eu le numéro de téléphone de mes parents, David ?— Par Max. Bien sûr, j’aurais pu me contenter d’appeler les renseignements à Dublin, mais je me

suis dit qu’il devait y avoir des tas de Kennedy à Blackrock…— Et donc, Max sait que tu allais me faire ta demande ?— Oui, je le lui ai dit, répond-il gaiement.Je reste silencieuse, pourtant je ne peux m’empêcher de penser à Max. À ce qu’il a dû ressentir

quand David lui a dit que nous allions nous fiancer. Une pointe de regret. Ou rien, si ça se trouve. Ilest avec Kira, désormais, il faut vraiment que je me le sorte de la tête.

Nous partons ensuite prendre un verre à l’Oak Room du Plaza. David commande du champagne,alors que moi, j’aurais préféré un gin tonic bien fort. Et au fur et à mesure que nous approchons de laCinquième Avenue, et de Tiffany, je me sens de plus en plus mal à l’aise.

— David, vraiment ce n’est pas la peine d’acheter autre chose. Tu m’as déjà offert cettemagnifique bague…

— J’insiste. Un cadeau de fiançailles. Juste une bricole.Je ne cesse de me regarder du coin de l’œil dans les vitres devant lesquelles nous passons : est-ce

que je suis différente avec cette bague (sur laquelle je continue de flasher) à mon doigt ? Et en mêmetemps, je deviens un peu paranoïaque et redoute qu’on m’agresse pour me la voler. Pour avoireffectué un passage au rayon bijouterie de chez Marley’s, je suis quasi certaine qu’elle coûte unesomme qui avoisine les cinq chiffres. C’est obscène, si l’on y réfléchit bien… Et puis je me grondepour mon manque de romantisme et de gratitude.

Nous arrivons en vue de Tiffany quand le téléphone de David sonne.— C’est mon prof. Il faut que je lui parle, et je risque d’en avoir pour un bon moment. Je peux te

rejoindre à l’intérieur dans une dizaine de minutes ? Sous les horloges ?— Pas de problème.Je me dirige vers l’élégant bâtiment de pierre beige rosé à l’angle de la Cinquante-septième et de

la Cinquième et me fonds dans la foule des badauds qui admirent les vitrines de Tiffany. Leuragencement est très malin, mélange de diamants jaunes – colliers, bracelets, bagues de cocktails, defiançailles – astucieusement disposés sur des miniatures de monuments new-yorkais. Une bagueaccrochée à un lampadaire, un collier autour du portail de Central Park, un bracelet drapé sur l’archede Greenwich Village.

Je me revois admirant la vitrine de Marley’s, en décembre dernier – enfin, en décembre prochain– et faisant le vœu de récupérer David. Si je devais faire un vœu aujourd’hui, ici même, qu’est-ceque ce serait ?

À cet instant, une silhouette apparaît dans le reflet de la vitre et je retiens mon souffle : Max. Ilporte une écharpe rouge et me sourit. Que fait-il ici ? Je fais volte-face, mais il a disparu. Je scrutedésespérément la foule et la rue, en vain. Je ne vois personne qui lui ressemble non plus. On dirait

que j’ai tout inventé, et une immense tristesse m’envahit.— Zoë ? appelle une voix derrière moi.Je me retourne, mais mon fol espoir s’éteint quand je découvre David.— Désolé, dit-il. Il avait quelques questions à me poser. On entre ?Je considère la porte d’entrée scintillante de chez Tiffany et tout s’éclaire enfin. Il n’y a rien ici

que je veuille, à l’exception du reflet que j’ai aperçu dans la vitre. Et si je suis David à l’intérieur etque je le laisse m’acheter un autre bijou exorbitant, je ne pourrai plus me regarder en face. Car je nel’aime pas. Je crois que je suis amoureuse de Max.

Je m’éclaircis la gorge.— Non… Je suis très fatiguée, David. Désolée. On peut rentrer directement à l’hôtel, s’il te plaît ?— Bien sûr, répond-il, éternel gentleman. Et puis de toute façon, poursuit-il tandis que nous

faisons demi-tour pour nous frayer un chemin à travers la foule, il y a un Tiffany à Londres. Sur le chemin du retour à l’hôtel, David disserte sur les mérites comparés de divers châteaux et

autres demeures d’époque pour notre réception, le choix de son garçon d’honneur (Oliver), et lafaçon dont nous allons caler le mariage et la lune de miel dans son stage d’étude – selon lui, le plustôt sera le mieux, afin de m’obtenir un visa. Il a aussi des tas d’idées concernant l’organisation denotre fête de fiançailles, que nous devrons lancer rapidement avant de quitter Londres – en fait, iltrouve amusant d’organiser une fête de départ, au cours de laquelle nous ferions une annoncesurprise.

Je ne l’aurais jamais cru aussi intéressé par les fiançailles, un véritable expert en organisation demariages ! Ce qui ne fait qu’augmenter mon sentiment de culpabilité, car de mon côté, ce que jeprépare, c’est la meilleure façon de rompre dès que nous aurons regagné l’intimité de notre chambre.

Mais dès que nous entrons dans le hall de l’hôtel, tous mes discours s’effacent. Car dans l’un desfauteuils de l’entrée, l’air totalement déplacé – et sans écharpe rouge – je découvre Max. Il griffonneun mot sur un morceau de papier posé sur son genou.

— Hé ! s’écrie David en m’entraînant vers lui à grands pas. Regarde qui est là !Max se lève et fourre son papier dans sa poche tout en serrant la main de David. J’enfonce

immédiatement la main gauche dans la poche de mon manteau et lui fais un signe maladroit de l’autremain. J’ai le cœur qui bat la chamade et les genoux tremblants, je ne sais plus où regarder nicomment me comporter.

— Salut, lance-t-il brièvement. J’étais dans le quartier, alors je me suis dit que j’allais passervous dire bonjour.

— Et figure-toi que tu tombes bien, réplique David. Nous avons une nouvelle à t’annoncer.— Ah ? fait Max, dont le sourire s’évanouit légèrement.— Nous sommes fiancés !Souriant, Max hoche la tête et prononce les phrases attendues, pourtant ses yeux sont tristes et j’ai

l’impression que ses épaules sont tombées.— Félicitations… à tous les deux, dit-il en hochant machinalement la tête. C’est une super

nouvelle.— Montre-lui la bague, Zoë, m’enjoint David.À contrecœur, je sors la main de ma poche et la tends.— Magnifique, commente Max en s’éclaircissant la gorge.

Il a l’air de plus en plus affligé. Et moi, j’angoisse, j’aimerais tant lui avouer la vérité – à savoirque je m’apprête à rompre avec David. Mais je ne peux pas faire ça à David, pas comme ça.

Sauf que… si Max est triste, ça veut forcément dire qu’il éprouve encore des sentiments pour moi.Comment l’informer de ce qui se passe vraiment avant qu’il ne soit trop tard ?

— Pourquoi on ne se retrouverait pas autour d’un verre ce soir ? suggère David. Nous avons prévuun dîner, mais on pourrait se donner rendez-vous avant. Où es-tu descendu ?

— Euh… Dans le centre. Non, mais… Euh, maintenant que j’y pense, j’ai déjà des projets pour cesoir. Et puis, c’est mieux si vous fêtez ça en tête-à-tête. Je voulais juste vous dire bonjour.

Il commence à s’éloigner, ce qui semble surprendre David.— Et demain ? On t’appelle ?— Non… Je n’ai pas pris l’option « Monde ». On se voit à Londres, OK ?— Bon, si tu le dis. Au revoir, alors, fait David en lui serrant la main.Puis il se détourne pour appeler l’ascenseur.Je meurs d’envie de dire quelque chose à Max, ou au moins de lui faire signe d’attendre… Mais il

se détourne, et l’instant d’après, David m’appelle. Je monte dans la cabine et, tandis que les portes sereferment, j’aperçois le visage décomposé de Max. Au fur et à mesure que l’ascenseur gravit lesétages, je le sens qui s’éloigne de moi.

Chapitre 38

De retour dans notre chambre, David se remet à discuter, cette fois de la journée du lendemain.— Je vais passer la matinée à la conférence, mais ensuite, dans l’après-midi, je pensais que nous

pourrions aller visiter des appartements. Et puis, ce soir… nous sommes invités à dîner par mon prof.Il habite à Riverside. Son appartement m’a l’air particulièrement sympa, avec vue sur l’Hudson.

Honnêtement, je ne l’ai jamais connu aussi bavard ; il est sur un petit nuage.— C’est… Attends une seconde, David, attends. J’ai quelque chose à te dire.Il lève sur moi un regard surpris.— OK, quoi ?— Je pense… (Oh, bon Dieu, c’est terrible.) Je crois que nous ferions mieux de ralentir.— Ralentir ? répète-t-il.— Je veux dire… Je ne… (Les mots ont un mal fou à sortir.) Pardon, mais je ne peux pas

t’épouser.Voilà, c’est dit.Il fronce les sourcils et reste silencieux un moment.— D’où est-ce que ça sort, ça ? lâche-t-il enfin.— C’est juste… Je suis désolée, mais cela fait quelque temps que j’ai des doutes et je sais que je

n’aurais pas dû dire « oui », mais tout est arrivé si vite… Mais je… Ce n’est pas toi, tu esmerveilleux, c’est moi. Je ne pense pas que nous soyons faits pour être ensemble, voilà.

La réaction de David me surprend :— Je pense que tu es stressée. (Cette fois, c’est mon tour de le dévisager, incrédule.) C’est certain,

et c’est parfaitement normal. Je sais que tout est arrivé très vite. Et puis, il y a le déménagement auxÉtats-Unis, tout ça. Mais c’est… (Il secoue la tête.) Écoute, reprend-il, pourquoi ne pas sortir dînerce soir, et nous pourrons en parler calmement ?

J’aurais dû me douter qu’il allait proposer un dîner. Prenant une profonde inspiration, j’opte pourun angle d’attaque différent.

— David, pourquoi veux-tu m’épouser ?— Pourquoi je veux t’épouser ? répète-t-il, manifestement perplexe. Eh bien, parce que tu es belle,

douce et charmante. Pourquoi ne voudrais-je pas t’épouser ?Il ne comprend pas, pourtant je lui dois au moins une explication.— Mais je ne suis pas seulement ça, tu sais. Je suis parfois stressée, agacée, fatiguée, grognon, et

puis je ne suis pas toujours jolie. Il m’arrive d’être jalouse de Jenny, et je trouve tes horairesdifficiles à supporter. Bref, je ne suis pas… Je ne suis pas aussi parfaite que tu sembles le penser.

L’espace d’une seconde, je me demande s’il va répliquer que je n’ai pas besoin d’être parfaite,qu’il m’aime comme je suis. Mais non, il est concentré sur autre chose.

— Tu trouves mes horaires difficiles à supporter ? Pourtant tu t’es montrée très compréhensive àce sujet. Jamais tu ne t’es plainte quand je devais travailler, tu as toujours été souriante… Je pensaisque ça ne te posait pas de problème.

Oh, là, là, c’est affreux. J’aurais mieux fait de lui dire clairement que je ne l’aime pas, ç’aurait étéplus honnête.

— Y a-t-il quelqu’un d’autre ?Je lève brièvement les yeux, mais ne lis aucune suspicion sur son visage. Il ne connaît pas

suffisamment ma vie pour s’imaginer, ne serait-ce qu’une seconde, que je pourrais avoir dessentiments pour quelqu’un d’autre… Surtout pas Max. Je me fais l’effet d’une couarde et ne peux quesecouer la tête.

— Je pense que je ferais mieux de partir, parviens-je à dire d’une petite voix. Je vais me trouverun autre endroit pour la nuit et je vais changer mon vol. Je suis vraiment désolée, David.

Il regarde par la fenêtre en silence. Je le vois réfléchir, analyser la situation, et je repense àquelque chose qu’il avait dit lors d’un de nos premiers rendez-vous, comme quoi des années d’étudesse concluaient en fait par des décisions à prendre dans la seconde : on coupe ou pas, on réanime oupas. Quand il se retourne vers moi, sa décision est prise, je le lis dans ses yeux.

— Bon, eh bien, si c’est ce que tu ressens, alors il n’y a plus rien à dire.Il ouvre l’armoire et en sort son sac à bandoulière en cuir, puis il saisit la clef de la chambre et se

tourne vers moi.— Tu as besoin d’aide pour trouver une chambre et rentrer à Londres ? me demande-t-il sur un ton

formel, sans croiser mon regard.— Non, merci, murmuré-je.— Dans ce cas, je vais faire un tour, le temps que tu t’organises. Au revoir, Zoë.— Au revoir, David.Je me sens mal pour lui, mais en même temps incroyablement soulagée. Je me lève, songeant que

nous devrions peut-être échanger un baiser sur la joue, même si ce n’est pas exactement l’heure descâlins. Mais après avoir tapoté ses poches, David se dirige vers la porte. Et il sort.

Sitôt la porte refermée, je me laisse choir sur le bord du lit, les genoux flageolants, tremblant moi-même des pieds à la tête à cause de l’adrénaline. Je n’arrive pas à croire que tout se soit passé aussivite. La conversation que j’ai eue avec Orange quand j’ai décidé de changer d’opérateur pour O2 aduré plus longtemps que ça. En fait, chez Orange ils se sont battus pour me garder.

Je n’arrive toujours pas à croire que j’aie été fiancée à David, et encore moins que nous ayonsrompu. C’est tellement triste ! J’ai la sensation d’avoir plus communiqué avec lui au cours de cettedernière conversation que durant toute notre relation. Sauf que la communication, ce n’est pas ce quiaurait pu résoudre notre problème. J’aurais pu vivre heureuse avec David jusqu’à la fin de mes jours,à condition d’acquiescer à tout ce qu’il disait et de ne jamais lui montrer qui j’étais vraiment.

Avec un soupir de soulagement et de regret mêlés, je retire ma bague, décroche le téléphone etcompose le numéro de la réception, pour les informer que j’ai besoin d’un coffre au nom de DavidFitzgerald, chambre 223.

Je refais ma valise et, après une brève conversation avec la gentille réceptionniste de l’autre fois,

me dirige vers le métro où je prends une rame qui me conduit à un hôtel pas cher du centre deManhattan. La solution la plus avantageuse – ou plutôt la moins chère –, c’est que je parte après-demain. Je vais donc m’accorder une journée de récupération à New York, avant de m’envoler pourLondres. J’envisage brièvement de rentrer à la maison, chez mes parents, mais je ne me sens pasprête à le leur annoncer, pour David et moi. Et puis, j’ai besoin de voir Max aussitôt que possible.Sachant qu’il est encore à New York, je voudrais bien le dénicher et lui expliquer, avant qu’il rentreretrouver Kira. Je ne sais même pas s’il a des sentiments pour moi, mais tant pis, il faut que je me

jette à l’eau.Malheureusement, trouver Max est plus compliqué qu’il y paraît. J’appelle sur son portable, mais

il n’y a pas de tonalité et je me rappelle qu’il n’a pas l’option « Monde ». Je m’apprête donc à luienvoyer un mail, avant de me rendre compte d’une chose tout à fait idiote : nous n’avons jamaiséchangé de mails, je n’ai donc pas son adresse. Je me tourne vers Facebook en désespoir de cause,sauf qu’il y va rarement, je le sais. Et puis, je ne veux pas lui dire quelque chose d’aussi importantvia Facebook, c’est trop nul.

La situation est affreusement frustrante, pourtant je dois me faire une raison, il va falloir quej’attende de rentrer à Londres. Là, je tâcherai de défaire le sac de nœuds qu’est devenue ma vie.Toutefois, avant de partir, il me reste une journée pour rassembler mes idées ici, à New York. Jedécide de la commencer en visitant l’endroit qui apaise tout, et en faisant quelque chose dont j’aitoujours rêvé.

Chapitre 39

Il est 8 h 15 du matin, et je suis plantée devant la vitrine de chez Tiffany avec un café et un bagel –impossible de trouver un croissant nulle part. Et même si je ne suis pas vêtue d’une robe de bal et deperles, je me fais un peu l’effet d’être Audrey Hepburn, enveloppée dans mon trench-coat, avec monjean et mes ballerines.

— Excusez-moi, m’interpelle une voix polie. Pourriez-vous me prendre en photo, s’il vous plaît ?Je me retourne sur une minuscule Japonaise en total look Audrey Hepburn, complété par un collier

de perles à trois rangs, de longs gants noirs et des lunettes de soleil perchées sur le haut du crâne.Elle a un croissant à la main, dont je me demande bien où elle a réussi à le dégotter.

— Oh, là, là, oui, bien sûr ! Vous êtes sublime, lui réponds-je en cadrant à travers la lentille, avantd’appuyer sur le bouton.

Je lui tends son appareil et elle me remercie, visiblement ravie. Par contraste, mon blues n’en estque plus marqué. Je regarde ma montre – 8 h 30. Il est temps que j’admette la raison de ma présenceici : j’espérais que Max se souviendrait que j’ai toujours voulu venir ici tôt le matin. Je suis certainede le lui avoir avoué, dans la voiture, le jour où nous rentrions du Devon. Du coup, je l’imaginais seramener ici pour me faire une surprise romantique.

Mais non. Et d’ailleurs, pourquoi ferait-il ça, quand il me croit fiancée avec David ? Il estprobablement toujours avec Kira, elle est peut-être même ici avec lui. J’ai dû rêver l’avoir vu dansla vitrine hier, et il n’y a pas de raison pour qu’il apparaisse ici comme par magie ce matin. Je memets en route vers Saks, décidant que j’ai bien besoin de m’abandonner à une dose de thérapieshopping matinale.

Bien sûr, une fois à l’intérieur du magasin, je me rappelle que j’ai déjà dépensé beaucoup trop

d’argent et que je suis actuellement fauchée et sans emploi. J’opte donc pour un maquillage gratuitchez Sephora, avant de me diriger vers Century 21, histoire de jeter un coup d’œil dans leur vitrine.Et suivant une impulsion soudaine, je me retrouve à marcher en direction de l’embarcadère pour yadmirer la Statue de la Liberté.

Plus j’avance et plus je m’enfonce dans une spirale maussade. J’ai blessé et humilié David ; jevais devoir annoncer la nouvelle à mes parents, qui seront abasourdis et terriblement déçus ; quant àMax… Lui, je n’ai même pas le courage d’y penser. Je m’achète un hot-dog et décide, avant dedevenir complètement dingue, de demander une opinion objective. J’appelle donc Rachel et lâchemes trois bombes à la suite, sans lui laisser le temps de réagir : la demande en mariage de David,mon acceptation puis mon changement d’avis.

— J’ignorais avoir raté autant d’épisodes, commente-t-elle d’une voix hébétée.— Je sais, tu dois me prendre pour une folle d’avoir rompu avec David…— Non, je ne te prends pas du tout pour une folle, m’assure-t-elle très sérieusement. C’est drôle,

mais après ton dîner d’anniversaire, je ne te trouvais pas toi-même. Sans t’en rendre compte, tuaffichais tes doutes, Zoë, même avec David. Surtout avec David. Tu semblais tellement plus détendueavec Max. Tu devrais tenter le coup avec lui.

— J’ai peur qu’il ne soit trop tard. Il a l’air heureux avec Kira, et même quand il saura que David

et moi avons rompu… Il n’aura certainement pas envie de se considérer un choix par dépit, tu vois ?(Mieux vaut changer de sujet, avant que je m’effondre.) Bon, et toi ? D’autres rendez-vous mystères ?

— Des rendez-vous mystères ? Oh, tu veux dire avec Oliver.— Quoiiiiiiiiiiiii ? Rachel ! Raconte-moi tout.Apparemment, le soir de mon anniversaire, Harriet est rentrée chez elle, alors que Rachel et

Oliver, accompagnés de Kira et Max, sont allés au Notting Hill Arts Club. Elle et Oliver ont prisquelques verres supplémentaires et se sont lancés dans une énorme querelle politique. Et puis, sansqu’ils aient compris pourquoi ni comment, ils ont fini par s’embrasser.

— L’alchimie était incroyable, conclut-elle. Et on s’est revus trois fois depuis, et je l’aimevraiment beaucoup, et oui, Zoë, tu me l’avais dit.

— Je suis ravie. Et pas seulement parce que je te l’avais dit.Je lâche un soupir satisfait. Au moins, dans la débâcle ambiante, une histoire qui se termine bien.Nous discutons un peu plus longtemps et puis je raccroche. Le soleil commence à décliner, et je me

demande ce que je vais bien pouvoir faire de ma dernière soirée à New York. Je décide de merendre au cinéma Angelica et de voir n’importe lequel des films à l’affiche.

Je saute dans un bus qui descend vers le sud et me perds dans l’observation des rues bondées, desgens qui filent dans tous les sens. Je me demande si, par un étrange hasard, il se peut que j’aperçoiveMax – il est descendu dans le centre. Et puis je songe que ce serait terrible de découvrir que Kira etlui sont ici en voyage romantique. Si ça se trouve, j’ai tout imaginé en le croyant déçu, hier.

Le bus poursuit sa route à toute allure, et c’est quand nous passons devant le Flatiron que je merends compte qu’en fait, je ne sais plus vraiment où se trouve l’Angelica.

— L’Angelica ? s’étonne ma voisine de siège quand je l’interroge. Oh, non ! L’Angelica n’est pasdu tout par ici, c’est à SoHo. Vous l’avez complètement raté. Il vous faut descendre de ce bus et enreprendre un dans l’autre sens. À quelle heure est votre film ?

Je me précipite dehors et traverse la rue pour essayer de localiser le bus idoine, mais ça semble unpeu compliqué et je commence à avoir très froid et mal aux pieds dans mes petites ballerines plates.Je me retrouve prise dans une file d’attente, avant de me rendre compte que c’est celle pour l’EmpireState Building. Et pourquoi est-ce que je ne monterais pas le visiter ? Avec un peu de chance, j’auraiune autre perspective, de là-haut. Ou bien alors je pourrai toujours me jeter en bas.

En haut de l’Empire State Building, bien entendu, ça fourmille de couples, dont la plupart semblent

venir de se fiancer. Je me fraie un chemin parmi eux pour atteindre le bord du toit-terrasse et admirerla ville, ses lumières brillantes dans l’obscurité et l’immense rectangle que forme Central Park aumilieu. Un frisson me parcourt et je resserre mon trench-coat autour de moi. Il fait vraiment froid àprésent, je suis contente d’avoir pris des gants. En observant les scintillements des gratte-ciel deManhattan, je me surprends à ressentir comme une lueur d’espoir. Ça n’a peut-être pas marché chezMarley’s – d’accord, c’est un doux euphémisme – mais il y a d’autres postes.

J’erre sur la terrasse un moment, histoire d’en avoir pour mon argent, absorbant la vue et observantles gens autour de moi. Je me rends compte que j’ai peut-être été un peu bête de penser qu’un grandmagasin était le seul endroit où acquérir de l’expérience dans le domaine de l’achat. Ce qu’il me fautvraiment, c’est une expérience pratique dans une petite boutique. Et ensuite…

L’évidence me frappe d’un coup. La seule raison qui me pousse à vouloir ouvrir ma propreboutique, c’est que j’aime donner des conseils de mode et relooker les gens. Rien ne pourra

m’empêcher de faire ça ! Je pense à Rachel, et à ce qu’elle raconte de ses collègues femmes qui n’ontpas le temps de faire du shopping ou ne savent pas ce qui leur va. Je pourrais leur donner desconseils de style, les emmener faire des courses ou bien aller chez elles et passer leur garde-robe enrevue. Je pourrais le faire gratuitement pour commencer, et puis je prendrais un pourcentage sur leursdépenses ou un tarif fixe. Et pour finir, une fois ma réputation acquise grâce au bouche-à-oreille, jepourrais organiser des ventes privées tous les mois pour mes clientes, je pourrais même en faire unévénement amical, avec du vin et des bricoles à grignoter, peut-être même faire ça dansl’appartement de Rachel si elle voulait bien. Ce serait parfait ! J’arpente le toit de plus en plus vite,bousculant presque les badauds. Mieux vaut que je rentre mettre toutes mes idées sur le papier.

Je me dirige vers la sortie quand mon regard est attiré par une silhouette qui admire la vue. Il faitsombre, et il se trouve à une quinzaine de mètres, mais je le reconnais instantanément : Max. Toutcomme je sais que la fille près de lui est Kira, c’est son manteau doudoune que je distingue.

Je plonge vers la sortie, me frayant un passage à travers la foule compacte, pressée de m’éclipseravant qu’ils me voient. Quand je pense que je m’étais presque convaincue qu’ils n’étaient pasensemble ! Si je dois les affronter tous les deux, ici et maintenant, je vais vraiment me jeter par-dessus bord.

Un agent me bloque le passage.— Excusez-moi, mademoiselle, on ne court pas sur la terrasse.Je murmure d’un ton désespéré :— Je ne cours pas. Il faut que je sorte d’ici, vite.Il penche la tête d’un côté, visiblement curieux.— Ah bon ? Et pourquoi donc ?Je finis par réussir à me débarrasser de lui, mais pile au moment où j’atteins l’escalier, j’entends

une voix derrière moi.— Zoë ?Avant même de me retourner, je sais que c’est lui.Je le découvre enveloppé dans un caban bleu marine, un bonnet de laine sur la tête.— Salut, marmonné-je, cherchant discrètement Kira du regard.Mais je ne la vois pas. Max penche la tête.— Salut à toi aussi, répond-il sur un ton que je ne parviens pas à déchiffrer. Si je m’attendais…— Et moi donc. (Haussant les épaules, j’esquisse un sourire.) Écoute, il vaut mieux que j’y aille,

je ne veux pas interrompre quoi que ce soit.Je pivote et m’apprête à partir, mais je n’ai pas fait deux pas qu’il m’attrape par les épaules.— « Interrompre » ? répète-t-il d’une voix rauque. Zoë, je t’attends ici depuis ce matin.— Quoi ? Mais… et Kira ?— Quoi, Kira ? On n’est pas ensemble, elle et moi. Et je sais que tu es fiancée avec David, alors

je ne veux pas tout gâcher entre vous, mais…Il s’interrompt, car je viens de retirer mon gant pour lui montrer ma main nue.— Non, non. Nous ne sommes plus fiancés. Ni ensemble. (Je n’arrive plus à m’arrêter.) Mais tu es

sûr que tu n’es pas venu avec Kira ? J’aurais juré l’avoir vue, du moins quelqu’un avec le mêmemanteau…

Soudain, je ne parle plus, je ne peux plus car il m’embrasse, me serre dans ses bras. Il a les lèvresfroides, mais c’est de loin le baiser le plus brûlant, le plus passionné que l’on m’ait donné. Je sens

son cœur qui bat, sa main dans mes cheveux et nos bouches se mêlent dans un baiser passionné. Etpuis, il me relâche et pose sur moi le regard d’un homme pleinement heureux.

— Enfin, dit-il. Nous faisons le tour du toit-terrasse sans vraiment profiter de la vue. Je repère la femme que

j’avais prise pour Kira ; le manteau est bien le même, mais la fille à l’intérieur a au moins cinquanteans et des cheveux blancs au lieu du blond clair de Kira. Celle-ci ne serait vraiment pas flattée de lacomparaison, je le crains, et j’évite donc de le faire remarquer à Max. De son côté, il m’avoue ne pasêtre venu à New York pour le travail.

— Je suis venu m’excuser pour tout ce que je t’ai dit.— Pas de problème, je te présente aussi mes excuses.— Non, non, j’insiste. Le jour où David m’a appris qu’il allait te faire sa demande…

Honnêtement, j’ai perdu les pédales. J’ai décidé de te dire ce que je ressentais, qu’au moins tu devaissavoir. Ensuite, quand j’ai constaté qu’il était trop tard, j’ai préféré te laisser vivre tranquillement tonbonheur.

— Et puis… ?— Et puis, je n’étais pas sûr que tu sois vraiment heureuse, alors j’ai décidé de venir vérifier.C’est la chose la plus romantique que j’aie jamais entendue. Je n’en reviens pas. Je ne crois pas à

ce qui m’arrive.— Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Je veux dire ici, sur ce toit ? demandé-je en balayant la terrasse

d’un geste.— J’ignorais où tu étais descendue et je ne voulais pas t’appeler au cas où tu serais encore avec

David. Bref, j’ai lu quelque chose sur la théorie des jeux, récemment, et… Pourquoi souris-tu ?Je secoue la tête. Je souris car je suis très heureuse d’entendre de nouveau ses théories et autres

informations en tous genres.— Continue.— Il y a une théorie qui dit que si deux personnes veulent se retrouver à Manhattan sans aucun

moyen de se contacter, l’endroit où ils ont le plus de chances de se rencontrer, c’est au sommet del’Empire State Building. Ou à Times Square, mais je ne pensais pas que tu aimerais Times Square.

— Tu as raison, je déteste ! Mais c’est… (Je fais un pas en arrière pour mieux le regarder, avecles lumières de Manhattan en toile de fond.) C’est un miracle. Oh, mon Dieu ! Nous sommes sur laCinquième Avenue ! C’est un miracle sur la Cinquième Avenue !

Max secoue la tête.— Ce n’est pas un miracle, c’est la théorie des jeux, voilà tout.Pourtant, au vu de son sourire, je vois bien qu’il trouve ça un peu miraculeux, lui aussi.— Tu veux qu’on rentre ? Tu as l’air frigorifiée.Je hoche la tête et nous faisons demi-tour. Je ne me rends même pas compte qu’il a passé son bras

autour de ma taille jusqu’à ce que nous devions nous séparer pour franchir une porte, tellement çasemble naturel. Alors que nous nous dirigeons vers la sortie, je lui demande :

— Au fait, tu n’étais pas chez Tiffany’ hier, par hasard ? Avec une écharpe rouge ?— Non. J’ai une écharpe rouge, mais je ne l’ai pas prise ici… Et je ne sais même pas où se trouve

Tiffany. C’est un grand magasin ?— Non, une bijouterie. J’aurais pourtant juré que nous avions déjà parlé de ça.

La file d’attente pour l’ascenseur est interminable. Je m’apprête à prendre ma place, mais Max meretient sur le côté et, me collant contre le mur, m’embrasse de nouveau. Un baiser encore pluspassionné, qui me coupe le souffle. Lui aussi, d’ailleurs, a l’air un peu étourdi.

— Désolé, nous avons déjà parlé de… quoi ? demande-t-il en pressant les boutons au hasard pourappeler l’ascenseur suivant – il semblerait que nous ayons raté le précédent, peut-être même celuid’après aussi.

— Peu importe, réponds-je, les yeux rivés sur lui. L’hôtel de Max est largement moins glamour que le Surrey. La chambre est minuscule, la suite se

résume à un lavabo et le code couleur rappelle vaguement les années 1980, mais pas le meilleur(couvre-lit orange et moquette synthétique bleue). Et on entend fort bien le bruit de la circulation.Mais je m’en fiche. Nous sommes dans notre petit monde rien qu’à nous, membres emmêlés,complètement habillés (enfin, presque) et on s’embrasse comme jamais de ma vie je n’ai embrassépersonne. Jamais.

— Max, je ne vais pas dormir avec toi, soufflé-je entre deux baisers.J’ai ressenti le besoin de le lui dire, car avec son corps sur le mien, nos deux corps enlacés, ses

mains qui me découvrent goulûment et mon chemisier quasi déboutonné (par mes soins), j’ail’impression qu’on est en train de rattraper le temps perdu.

— Ah. OK… Bien sûr. (Il se tait une seconde.) Jamais ? ajoute-t-il, l’air inquiet.— Mais non ! Pas le premier soir, c’est tout. Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ?— Pardon, Zoë, c’est juste que… Ce n’est pas vraiment notre premier rendez-vous. Mais je

comprends tout à fait, tu as raison.Il roule sur le côté et me presse gentiment la main, avant de prendre une profonde inspiration puis

d’expirer.— On peut quand même… Enfin, tu sais, s’embrasser, tout ça…, marmonné-je.J’ai l’impression d’avoir seize ans.— Bonne idée, dit-il en me souriant.Je l’observe, j’observe tout autour de moi, comme pour ne rien oublier. La petite chambre et les

sirènes qui hurlent dehors. Ses cheveux adorablement ébouriffés sur l’oreiller orange, son beauvisage, ses pupilles dilatées. Le creux de sa gorge où bat son pouls, le tee-shirt froissé et remonté,révélant la ligne de poils sur son ventre. Le renflement discret sous son jean…

Il s’éclaircit la gorge.— Et si on sortait prendre un verre, ou quelque chose à manger ? suggère-t-il, dans un effort

manifeste pour avoir l’air naturel et normal.— Non, réponds-je alors qu’il se rassied.— Comment ça, « non » ?Je le repousse pour qu’il se rallonge.— J’ai changé d’avis.— Ah oui ? Voyez-vous ça…Nous éclatons de rire, puis je roule sur lui et l’écrase sous moi.— Tu es sûre ?Je hoche la tête et entreprends de déboutonner sa chemise en jean. Après tout, songé-je tandis que

je dépose une ligne de baisers le long de son torse tout en l’écoutant grogner de plaisir, ce n’est en

effet pas notre premier rendez-vous. Et puis j’arrête de réfléchir, trop occupée à lui retirer ses vilainsvêtements pour explorer chaque centimètre carré de son corps superbe – ses bras puissants, sonventre plat, sa peau douce. Soudain, nous n’en pouvons plus d’attendre. Il y a un bref momentd’embarras quand il part en quête d’un préservatif et que j’essaie de ne pas penser au moment où ill’a acheté et pourquoi… Puis tout est oublié, parce qu’il n’y a plus que lui et moi. C’est nouveau,c’est excitant, et en même temps c’est naturel et familier. Avant même que je sache où j’en suis, noussommes pris dans une étreinte explosive, incroyable, jouissive à en mordre l’oreiller. Je ne croyaispas que ça existait, un plaisir pareil. Jusqu’à maintenant.

Je suis si heureuse que je ne peux plus m’empêcher de sourire. Nous sommes blottis l’un contre

l’autre, moi lovée dans le creux de son bras, la tête sur son torse et la jambe posée sur son ventre, etlui avec son menton sur ma tête. Nous nous sommes à peine décollés l’un de l’autre en trois heures,hormis pour commander à manger au service d’étage.

Nous avons passé la moitié du temps à discuter et l’autre moitié à… autre chose. Nous avonsabordé mon licenciement, dont il n’était apparemment pas au courant, la façon dont il a cessé de voirKira, l’évolution de nos sentiments ces dernières semaines. Encore une fois, je lui redis combien jesuis désolée de lui avoir fait subir tout ça, ainsi qu’à David.

— Oh, tu sais, j’ai mes torts aussi, admet-il. Pourtant, bizarrement, je ne me sens pas aussicoupable que je le devrais. Je pense qu’il s’en remettra.

— Moi aussi, je pense. Et peut-être que maintenant, il va finir avec Jenny.— Je me demande.Il m’a l’air de ne pas tout dire. Je lui donne un gentil coup dans le flanc.— Je ne sais pas. Tu te rappelles, ce jour au club de tennis, quand il a raconté qu’il avait toujours

une tenue de rechange sur lui ? Eh bien, dans le cas présent, je pense que c’est elle.— Bon sang, je crois bien que tu as raison.Je n’avais pas envisagé la chose sous cet angle, mais en y réfléchissant, je pense que Max a vu

juste.— Et Kira ? Est-ce qu’elle va bien ? En fait, non, ne me dis rien. Ce ne sont pas mes affaires.— Est-ce que tu te sentirais mieux en sachant qu’elle s’est lassée de moi ? Elle me trouvait pas

assez branché et trop obsédé par mes expériences.Voilà qui me permet de me sentir un poil mieux, même si je ne crois toujours pas qu’elle sera

ravie. Mais bon, notre amitié a déjà connu des hauts et des bas. Si elle doit m’en vouloir d’aimerMax, c’est un prix que je suis prête à payer.

Je m’apprête à le questionner sur la santé de sa mère, mais préfère finalement attendre. Il aborderale sujet de lui-même quand il sera prêt. Nous restons allongés un moment sans rien dire, puis il romptle silence.

— Alors, qu’est-ce que tu vas faire, pour le boulot ?— D’abord, je vais devoir attendre de connaître la décision de Marley’s. Quand ils me

contacteront…— Pourquoi ne pas les contacter toi-même ? Prends rendez-vous, dis à ta patronne – ton ex-

patronne – que tu étais soumise à un stress énorme mais que tu aimerais beaucoup qu’on te donne uneseconde chance.

— Je pourrais. Mais en fait, j’ai eu une autre idée : monter ma propre affaire. Il me faudrait un

petit boulot à côté, mais je pense que je m’en sortirais.Et je lui raconte mon idée de coaching et stylisme aux particuliers, et de shopping personnalisé

pour femmes d’affaires débordées.— C’est une idée fantastique. Je crois que ça va marcher du tonnerre, commente Max.Je lui souris. Pour la première fois, je commence à y croire, moi aussi. Il y a tant à faire encore –

annoncer la nouvelle à mes parents, annoncer l’autre nouvelle à Kira, trouver un travail. Mais àprésent que j’ai Max à mes côtés, je sais que je peux y arriver.

Pourtant, tandis que je promène mes doigts sur sa bouche sensuelle, quelque chose d’autre vient mehanter.

— De quoi tu t’inquiètes, maintenant ? me demande-t-il.Je ris.— Est-ce si évident ? Eh bien… Je pensais à cette histoire de voyage dans le temps.— Et alors ?— Et si je me réveille un matin et que je me retrouve au début ? Je veux dire, de retour en

décembre ? Je ne te connaissais même pas, à l’époque. (Il hoche la tête.) Et qui sait si je ne suis pasen train d’halluciner, là ? C’est vrai, après tout, ce truc n’est ni plus ni moins qu’une sorte de rêveconscient. Et si tu allais à la salle de bains ou ailleurs, et que tu n’en revenais jamais ? Ou que je metransformais en ectoplasme ?

— Si ça arrive, est-ce que je pourrai m’en servir pour écrire un article dans Nature ?Je lui donne une nouvelle tape et il me serre dans ses bras. Puis il roule sur le dos et lâche un

soupir.— Je vois ce que tu veux dire, Zoë, c’est flippant. Et je ne crois pas qu’il puisse y avoir de

garanties, mais après tout, c’est la même chose dans toute relation, non ? On ne sait jamais ce qui vase passer. Tout ce que je peux te dire, c’est que j’ai l’intention de rester auprès de toi aussilongtemps que possible. (Il m’embrasse, puis m’écarte à bout de bras pour me regarder droit dans lesyeux.) Tu veux bien en faire autant ?

— Promis.Nous échangeons un sourire.— Bien. Alors dormons, maintenant.

Chapitre 40

Le lendemain matin, je teste précautionneusement ma gueule de bois, un peu comme on tâte du boutde la langue le trou béant laissé par une dent arrachée suite à une visite chez le dentiste. Dieu du ciel,ça fait mal ! Ma tête me tue et je suis complètement déshydratée. Sans parler du fait que je suislittéralement collée à mon oreiller – on dirait que quelqu’un a oublié de se démaquiller, hier soir. Jen’arrive pas à croire que nous ayons pris un pousse-pousse, à quoi est-ce qu’on pensait ? Au moins,mes courses de Noël sont arrivées à bon port, j’aperçois mes sacs abandonnés dans un coin de lachambre.

En bâillant, je m’extirpe du lit, enfile mon peignoir et mes pantoufles Totes, puis je me traînejusqu’à la cuisine où je me sers un grand verre d’eau. Je le vide, accompagné de deux Nurofen, avantde mettre du café à passer et des toasts à griller. Pour me réchauffer, j’effectue une sorte de petitedanse, sautillant d’un pied sur l’autre, en attendant mon café. Et mon regard tombe sur le planning deDeborah, accroché au frigo. Je remarque que c’est mon tour de le nettoyer, ce maudit frigo, cettesemaine – ou plus précisément, comme la tâche est cerclée de rouge, cela signifie que je suis enretard.

Deborah entre justement dans la cuisine, tout habillée, de la tête jusqu’à ses chaussures à petitstalons, si pratiques. Elle possède un accessoire qu’il suffit d’y accrocher pour les transformer enchaussures de neige, mais qu’elle n’a pas encore installé – il l’attend sans doute à sa place habituelle,dans le couloir.

— Oooh ! Tu vas être en retard au travail, tu sais, fait-elle remarquer en me regardant.— Hmm, marmonné-je, m’imaginant en train de lui planter une fourchette en pleine tête.Elle ouvre la porte du réfrigérateur et en sort la petite boîte hermétique qui contient son déjeuner

spécial vendredi : un sandwich poulet-salade. Ça n’est pas possible d’être aussi organisée. Lapendule du four indique 8 h 37. Deborah a raison, je ferais mieux de me bouger, même si, fortheureusement, je ne commence pas avant 10 heures, ce matin.

Je termine mon petit déjeuner et saute dans la douche pour m’enduire de mon savon Philosophy,celui que j’ai eu dans mon colis de Noël. (Je parie que c’était la contribution d’Harriet.) Debout sousle jet brûlant, je me délecte du parfum orangé et me rends compte, malgré ma gueule de bois, que jeme sens étrangement bien – si je compare aux mois que je viens de passer, en fait. Mieux encore, jeme sens heureuse.

Tout à coup, je m’immobilise au souvenir de mon rêve de la veille. J’ai rêvé que je ressortais avecDavid. Je ne me souviens pas exactement de ce qui se passait, mais ce que je me rappelle, enrevanche, c’est que tout allait super bien entre nous et que je ne faisais aucune erreur…

Pourtant, je n’étais pas heureuse. J’étais avec David, mais je n’étais pas heureuse.Voilà une pensée intéressante.Je file dans ma chambre et sors quelques vêtements, avant de m’habiller aussi vite que possible

pour éviter la morsure du froid. Tee-shirt polo noir, jupe noire droite, collants opaques noirs et enfinune paire de jolies et pratiques ballerines noires. Je me pulvérise un demi-flacon de Batiste dans lescheveux, que je crêpe en un chignon haut. J’étale plusieurs couches de fond de teint, ajoute unepoudre libre Benefit Dandelion et une bonne dose de mascara… Malgré mes efforts, j’ai toujours une

mine terrible. Tant pis. J’attrape mon sac, mon manteau et mon écharpe, enfile mes bottes de neige etsors d’un pas mal assuré.

Dehors, c’est une véritable féerie de Noël. Le ciel est bleu et la neige encore immaculée, partoutsur les jardins et les toitures. Les gens se déplacent précautionneusement, emmitouflés comme desbonshommes de neige. Il fait si froid que mon souffle crée de petits nuages de vapeur, mais peuimporte, la journée est radieuse. Mon rêve me revient par bribes tandis que je chemine, ainsi que lessouvenirs de moments vécus avec David. C’est drôle, il était parfait, il avait tout, et pourtant… Pourêtre honnête, on ne peut pas dire que ce soit un gros boute-en-train. Bizarre, mais vrai.

Je me dirige vers le Starbucks juste en face de la station Maida Vale pour y prendre mon café,mais c’est fermé en raison de réduction de personnel, d’après ce qu’indique le panneau sur la porte.Voilà qui devrait me rendre grincheuse pour la journée, mais ce matin, je suis un modèle de zenitude.J’irai à celui qui se trouve près du travail.

Assise dans le métro, je remarque une publicité pour des cours du soir dans diverses matières,notamment l’achat de mode. Je note les coordonnées sur-le-champ et décide que la nouvelle année meverra préparer l’un de ces diplômes et demander un nouvel entretien auprès de Julia. Après tout,j’irais jusqu’à faire des heures supplémentaires, un stage, de l’observation, n’importe quoi. Et si çane marche pas dans l’achat, je trouverai un autre moyen d’ouvrir ma propre boutique. Je ferai toutpour y arriver, et j’y arriverai.

Soudain je suis frappée par une évidence : la raison pour laquelle j’ai envie d’ouvrir ma propreboutique, c’est que j’aime donner des conseils de mode et relooker les gens. Or je suis quasi certainequ’ils ont un poste de styliste personnalisée, chez Marley’s. Je pourrais postuler.

Je ne crois pas être encore soûle, pourtant je me sens sur un petit nuage. Un peu comme après uncours de yoga, la même à l’extérieur, mais à l’intérieur, tout est parfaitement bien en place. Tenez,prenons Jenny, par exemple. Je n’arrive pas à croire que je m’inquiétais à son sujet hier soir. Larelation qu’ils entretenaient avec David était vraiment bizarre, et j’avais tout à fait raison de trouverà y redire.

— Ha ! m’exclamé-je, comprenant trop tard que j’ai parlé tout haut.Heureusement, la rame est à demi vide et personne ne semble m’avoir remarquée.C’est drôle. Moi qui ne voyais qu’un seul moyen pour être heureuse – une relation épanouie avec

David –, à présent, je songe qu’il y a peut-être différentes façons de parvenir au bonheur.Sans que je sache trop comment, je me retrouve en avance. Je décide donc de sortir à Regent’s

Park et de finir le trajet à pied. La balade est si incroyablement jolie que je ne résiste pas au plaisirde m’arrêter pour prendre des photos à plusieurs reprises. À la troisième, mon téléphone se met àsonner. C’est Rachel.

— Quoi de neuf ?— Waouh, tu m’as l’air bien gaie.— Je me sens toute guillerette, en effet. Je suis près de Regent’s Park, tu devrais voir comme c’est

beau ! Je te montrerai des photos. Alors, qu’y a-t-il ?— Rien, mais tu étais si triste, hier soir, que je m’inquiétais.— Merci, mais… Je me suis éveillée avec de nouvelles perspectives. Je crois que tout va aller au

mieux. Et puis, je veux te demander quelque chose.Je lui explique rapidement mon idée de shopping personnalisé, et Rachel la trouve géniale.— Justement, j’ai une collègue qui me disait qu’elle avait besoin d’une nouvelle tenue pour un bal,

mais qu’elle ne savait pas par où commencer.— Super ! Tiens-moi au courant, si elle est intéressée pour que je l’emmène faire des courses.— Je n’y manquerai pas, me promet Rachel. Waouh, Zoë, l’année à venir sera ton année, je le

sens ! Au fait, tu ne devineras jamais qui vient de me demander comme amie sur Facebook.— Qui ?— Oliver ! Sacrée coïncidence, non ? Je pense que je vais lui envoyer un petit message, ajoute-t-

elle d’un ton qu’elle veut nonchalant.— Ah oui, tu vas lui écrire… Eh bien, bonne chance, Oliver, répliqué-je sur le même ton.Au fond, je suis ravie, bien sûr.— Encore une chose, reprend Rachel. Assieds-toi, la prochaine fois que tu vas sur Facebook.— Pourquoi ?— Va voir sur la page de David et rappelle-moi, OK ?Je n’ai pas très envie d’aller visiter la page Facebook de David, mais ça va me hanter jusqu’à ce

que je le fasse. Je me connecte donc sur mon smartphone et la première chose que je vois, c’est unephoto de lui aux côtés d’une jolie brune. Il a un bras autour de ses épaules, manifestement ils sont encouple. Ça fait mal. Mais en y regardant de plus près, je distingue quelque chose qui se faufile entreleurs deux têtes, tel un diablotin sortant de sa boîte : Jenny.

Je ne peux retenir un rire, qui fait beaucoup pour apaiser la morsure de la découverte. Eh bien,bonne chance à eux deux… Ou eux trois.

À force de surfer et de téléphoner, je ne suis plus aussi en avance, cependant j’ai encore le tempsde faire un petit détour par Starbucks. En apercevant mon reflet dans la vitre de la porte au momentoù je m’engouffre à l’intérieur, je fais la grimace : malgré le maquillage, ma peau est verdâtre, monnez rouge et j’ai d’énormes cernes sous les yeux. Oh, et puis zut ! Après tout, ce sont des couleurs desaison.

À l’intérieur, ils passent du Ella Fitzgerald et ça sent bon le café et le pain d’épices. Je m’apprêteà commander un latte écrémé, mais j’hésite. Je devrais peut-être essayer un latte aux épices, ça sent sibon… À moins que je ne prenne une tranche de pain d’épices, que je tremperais dans mon latteécrémé ? Non, je vais m’en tenir au latte au gingembre. Sauf qu’après, je risque d’avoir envie d’unlatte normal aussi…

— Excusez-moi, vous faites la queue ? demande une voix derrière moi.Je me retourne pour découvrir un homme aux cheveux brun-roux complètement hirsutes et aux yeux

bruns endormis. Il est enveloppé dans une écharpe rouge et un manteau noir, avec un magazine coincésous le bras.

— Salut, dit-il. Zoë, c’est ça ?Je fronce les sourcils, car je ne le remets pas.— Je suis Max, m’explique-t-il. On s’est vus un soir où j’étais avec David. Dans un pub vers

Paddington.— Ah, oui ! Bien sûr !En effet, je me souviens, maintenant. C’était au début de ma relation avec David. Je crois que je ne

prêtais pas grande attention à qui que ce soit d’autre que lui, à l’époque.— Tu travailles dans le coin ?— Oui, chez Marley’s. Et toi ?— Dans un labo à l’université de Londres, je suis venu par ici pour une réunion.

— Des cafés ? s’enquiert le gars derrière le comptoir.Max se tourne vers moi.— Zoë, tu prends quoi ?— Désolée, mais je n’arrive pas à choisir entre le latte au gingembre et mon habituel latte écrémé.— Pourquoi ne pas prendre les deux, dans ce cas ? Un latte au gingembre, un latte écrémé et un

cappuccino, s’il vous plaît, indique-t-il au serveur. C’est moi qui régale. Tu es sûre que tu ne veuxrien d’autre ? me demande-t-il par-dessus son épaule. Un cupcake ? Un muffin au chocolat ?

Je secoue la tête en riant. Il est irrésistible de naturel et de sympathie, j’ai l’impression qu’on seconnaît depuis toujours.

— Merci, c’est très gentil de ta part, ajouté-je un peu tardivement, pendant que nous attendons noscafés.

— Eh bien, c’est Noël. Et puis, j’ai quelque chose à fêter : l’un de mes articles vient d’êtreaccepté… là-dedans.

Il tapote le magazine sous son bras, un large sourire aux lèvres. Il a l’air tout bonnement aux anges,et même si je ne comprends pas pourquoi c’est si important, je me surprends à sourire aussi.

— Félicitations ! C’est quoi ? Nature ? Je suis plutôt Vogue, pour ma part.Oh, mon Dieu, ne me dites pas que je suis en train de flirter avec lui… Ça fait des mois que ça ne

m’était pas arrivé !— Cappuccino, latte écrémé et latte au gingembre, annonce le serveur en déposant nos cafés sur le

comptoir.Max m’en tend deux dans un réceptacle en carton et me tient la porte quand nous sortons. Il semble

que nous allions dans la même direction, nous poursuivons donc la conversation tout en progressantdans la neige. J’alterne une gorgée de chacune de mes boissons, qui se trouvent être toutes les deuxdélicieuses, et je m’entends lui parler de toutes les clientes bizarres et merveilleuses que nous avonschez Marley’s. Nous nous rendons compte que nous passons tous les deux Noël à Londres – safamille est en visite à Londres.

— Après cette réunion, je suis en vacances, déclare-t-il. Et je vais fêter ça en passant la journéeentière à faire tout ce que je veux. À commencer par un déjeuner au pub avec des copains. Ensuite,j’irai peut-être voir La Vie est belle au British Film Institute… À moins que j’aie une autre envieentre-temps.

Je m’exclame avec enthousiasme :— Quelle excellente idée ! Toute une journée à faire exactement ce que tu veux. Une sorte de

journée « Je me gâte ».Les yeux rivés sur moi, il sourit.— Eh bien, oui. C’est justement comme ça que je l’appelle. Une journée où je m’autorise

n’importe quoi. Dans les limites du raisonnable, bien sûr.— Ce qui comprend bien plus de choses qu’on ne pourrait le croire, cela dit.Étrange, j’ai l’impression d’avoir déjà entendu ça quelque part.Max m’offre un nouveau sourire.— Tout à fait d’accord. Ah, je suis arrivé, m’indique-t-il en désignant une ruelle à l’écart. Bye,

Zoë, joyeux Noël.— À toi aussi. Et merci pour les cafés. Le premier comme le second.Je lui fais un signe et nous partons chacun de notre côté.

Waouh. Max. Il est vraiment, vraiment mignon. Je me demande pourquoi je ne l’ai pas remarquéavant. Je suis un peu déçue qu’il n’ait pas cherché à prendre mon numéro, mais c’est ridicule. Avecun peu de chance, je retomberai sur lui un jour.

J’arrive presque à la porte principale de chez Marley’s, je me suis arrêtée pour jeter un coupd’œil à la vitrine consacrée aux contes de fées, quand je remarque, dans la vitre, quelqu’un quis’approche derrière moi. C’est l’écharpe rouge que je repère en premier. Max.

— Euh, juste au cas où on ne se recroiserait pas par hasard, je peux prendre ton numéro ?— Bien sûr ! Tiens…Un sourire niais vient de naître sur mon visage, tandis que nous échangeons nos numéros de

téléphone.— Super, dit Max. Je t’appellerai pour la nouvelle année… Peut-être même avant. Enfin, si tu

restes à Londres pour les fêtes et que moi aussi…— Bonne idée, acquiescé-je dans un sourire.— OK, je t’appelle, alors.En le regardant s’éloigner dans la neige, je ne peux m’empêcher d’exulter. J’ignore ce qu’il en

ressortira, mais quelque chose me dit que ce Noël sera inoubliable.

REMERCIEMENTS

Merci à toutes celles et tous ceux qui m’ont aidée durant l’écriture de ce livre, en particulier auxgens très occupés qui ont pris le temps de me parler de leur métier. Merci pour leurs informations àCarrie Frost, Jessica Nesbitt et Ciara Foley, qui m’ont tout appris sur le métier d’acheteur de mode,et à Sandy de chez Coco & Sebastian pour ses renseignements sur le stylisme et la création de mode.Merci aux docteurs Alex Liddle et Syed Rehman d’avoir répondu à mes questions sur la vie d’unchirurgien, et au docteur Anne Hsu d’avoir fait la même chose pour les neurosciences. C’est ladernière fois que j’écris un livre mettant en scène autant de professions différentes. Merci à toute labande de Headline, notamment aux adorables Sherise Hobbs et Lucy Foley, et à mon formidableagent, Rowan Lawton, un havre de santé mentale dans mon univers de doux dingue. Enfin, merci àAlex, qui m’a réconfortée et a vérifié l’orthographe de Man or Astro-man ?

Nicola Doherty est née et a grandi à Monkstown, dans le comté de Dublin. Après avoir étudiél’anglais au Trinity College de Dublin, puis d’Oxford, elle s’est installée à Londres pour travaillerdans l’édition avant de devenir écrivain.

Du même auteur, chez Milady :

Métro, boulot, paréoSi seulement…

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The Fell Types are digitally reproduced by Igino Marini.www.iginomarini.com

Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : If I Could Turn Back TimeCopyright © 2013 Nicola Doherty

Tous droits réservés.

Originellement publié par Headline Review, une maisondu groupe Headline Publishing.

Les personnages et événements de ce livre sont les produits de l’imagination de l’auteur ou utilisés

de manière fictive.Toute ressemblance avec des personnes, lieux ou événements existant ou ayant existé serait

purement fortuite.

© Bragelonne 2014, pour la présente traduction

Photographies de couverture : © Shutterstock

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toutecopie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner

des poursuites civiles et pénales.

ISBN : 978-2-8205-1880-4

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