Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

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  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

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    Collection « Bifurcations »

    USAGES D’UN MONDERb Héb

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    Les éditions Trahir ne reçoivent aucune subvention et ne participentà aucun programme gouvernemental.

    Les articles publiés sur le site Web de la Revue Trahir  et les ouvragespubliés par les éditions Trahir sont sous l icence « Creative Commons— -- 2.5 » : les lecteurs sont libres de reproduire, de distribueret de communiquer cette création au public, selon les conditions

    suivantes :1) ils doivent citer le nom de l’auteur original ;2) ils n’ont pas le droit d’utiliser cette création à des ins com-merciales ;3) ils n’ont pas le droit de modiier, de transformer oud’adapter cette création.

      Robert Hébert et René Lemieux éditeurCourriel : [email protected] 

    978-2-9812971-0-5 (version imprimée)e- 978-2-9812971-1-2 ()e- 978-2-9812971-2-9 (e)

    Dépôt légal :Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 1er trimestre 2012Bibliothèque et Archives Canada, 1er trimestre 2012

    Conception graphique et mise en page par René Lemieux.L’éditeur tient à remercier Émilie Caron et Michaël Trahan pour

    leurs précieux conseils.

    P

    Avec cet ouvrage, l’auteur poursuit, radicalise et termine à la

    fois l’exploration sur le terrain de ce qu’il appelait — dans les

    dernières pages de Mobiles du discours philosophique  (Hur-

    tubise , 1978) — le « voyage sémantique » et une « vision

    artisanale » du travail de la pensée. Divers thèmes sont abor-

    dés : le droit historique à l’aventure, le tympan des époques,

    Heidegger germanique, trouver l’Amérique en philosophie,

    pour une histoire inouïe de la neige, traces acadiennes, murs

    qui signalent, reliques catho-identitaires, une amitié collé-

    giale… Ces thèmes s’ajoutent à une vingtaine d’autres déjà

    exposés dans L’homme habite aussi les franges  (Liber, 2003)

    et Novation. Philosophie artisanale (Liber, 2004). Aujourd’hui

    l’auteur prend aussi congé de sa motivation propre « après

    un combat long et obstiné pour avoir seulement le droit...

    de créer des valeurs nouvelles » (Nietzsche). Il aura donc

    tenté d’introduire l’éducation collégiale, la géographie et

    l’histoire atlantiques, l’expérience même de l’écriture dans

    les champs clôturés de l’hyper-grégarisme académique :

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    Table des matières

    Préface

    Façons de commencer, façons de persister,

    Ou le droit à l’aventure  7

    Chapitre premier

    Mon plus ancien programme de recherche  33

    Deuxième chapitre

     Au diapason d’une époque  37

    Troisième chapitre

    Leibniz avaleur   45

    Quatrième chapitre

    Heidegger le long du Rhin  51

    Cinquième chapitre

    Lettre de Saint-Pie-les-Urubus adressée à Y. Lamonde  59

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    Sixième chapitre

    Balles pour une histoire philosophique de la neige  69

    Septième chapitre

    Vers les murs, ou l’option appalachienne  103

    Huitième chapitreWise Doom  111

    Neuvième chapitre

    Essorages  119

    Dixième chapitre

    Un trio impie dans la vallée  123

    Onzième chapitre, à titre d’épilogue

    Interstices — d’une amitié   135

    Sources des textes 145

    Je suis maintenant bien loin du sanctuaire desSciences & des Lettres ; mes idées & mon stylen’ont que trop pris l’empreinte de la vie errante &sauvage que je mène depuis douze ans. Ce n’est nidans les forêts du Canada, ni sur le sein des mers,que l’on se forme à l’art d’écrire…

    L A B, Voyageautour du monde, par la frégate du roi LaBoudeuse, et la lûte L’Étoile…, discourspréliminaire

    Il nous a fallu commencer par éprouver la plusgrande multitude d’heurs et malheurs contradic-toires dans notre âme et notre corps, en aventu-

    riers et circumnavigateurs de ce monde intérieurqui s’appelle « l’homme », en arpenteurs de tousles niveaux et degrés, […] — pénétrant partout,presque sans peur, et sans rien dédaigner nirien perdre, goûtant à tout, passant pour ainsidire toutes choses au crible pour les puriier del’accidentel.

    F N, Humain trop humain,tome , préface

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    Elle avait plus d’une fois couvert une feuille depapier de signes et de hiéroglyphes dont elle afir-mait qu’ils étaient des caractères grecs et irlan-dais et hébreux. Avec constance et à plusieursreprises elle l’avait interrogé sur la façon correcte

    de calligraphier la majuscule initiale d’une ville duCanada, Québec.

    J J, Ulysse, épisode « Ithaque »

    L’histoire de la philosophie est un tout, quoiqu’elleait ses golfes, ses caps, son relief, ses deltas, sesestuaires… La subjectivité n’attendait pas lesphilosophes comme l’Amérique inconnue atten-dait dans les brumes de l’Océan ses explorateurs.Ils l’ont construite, faite, et de plus d’une manière.Et ce qu’ils ont fait est peut-être à défaire.

    M M-P, Éloge de la philosophie et autres essais, « Partout etnulle part »

    Préface

    Façons de commencer,

    façons de persister

    Ou le droit à l’aventure

    Au commencement, il y a des points de départ

    un littoral, la rumeur des rêves

    une Toison d’or

    les chances d’une aventure dans un monde indéterminé

    le suspens océanique

    durée de pleines lunes

    vastitude

    puis l’embouchure d’un leuve

    épreuve de la théorie européenne

    les naufrages imminents

    arrivée à bon port

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    Vous débutez vos études de philosophie au mois de septembre

    1965. Vous avez travaillé sur un magniique trois-ponts de la

    légendaireWhite Fleet  pour payer vos études. L’éblouissement.

    À bâbord toute, l’entrée dans le jord de la rivière Saguenay

    subsumait le mot avenir. Études sérieuses mais désespérées

    par l’inertie des glossateurs, leurs notes de cours, la componc-

    tion institutionnelle. Au mois de juin 1968, au théâtre deQuat’Sous, vous assistez à L’Osstidcho avec Robert Charlebois,

    votre exact contemporain — contemporain comme l’histo-

    rien des idées Yvan Lamonde, Victor-Lévy Beaulieu qui a su

    cannibaliser le destin de la québécitude en Amérique, Diane

    Dufresne la kamikaze ou Wim Wenders, cinéaste entre errance

    et stigmates de sa mémoire allemande. Vous quittez pour

    l’Europe, non pas en bateau mais en avion à turboréacteurs.

    Immersion totale, immense rélexion. Vadrouillage à travers

    merci capitaine

    demi-mission accomplie

    retour en Europe avec une précieuse cargaison

    dépouilles exotiques

    au commencement, il n’y a rien du tout à venir

    les besoins des colons, settlers, défricheurs

    se ressemblent tous

    mortels voués à l’habitation, la nutrition

    neige et feu, locomotion

    dépistages autochtones

    quant à l’enseignement 

    mimésis oblique de la métropole

    lisez le rétro-journal Boréal Express

    ainsi l’enseignement de la philosophie apparaît en 1665

    au Collège des Jésuites

    fameux athlètes en sports extrêmes

    « Ratio studiorum »

    avec tendance martyr

    au siècle où Descartes avait assumé 22 années d’exil

    vers le nord

    la Hollande, de raison

    pour mourir entre la glace, les ours

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    sonore, chair-chez . Point de fuite, le droit à l’aventure, plonger

    sur plusieurs fronts à la fois ; plus loin que la croix catholique,

    les peaux de castor à usage européen — leurs couvre-chefs —,

    ou le libertinage au nouveau royaume des orthodoxies, tout

    est désormais une question d’amplitude devant l’inconnu.

    Dix ans plus tard, la révolution intranquille des esprits était

    terminée — a-t-elle même eu lieu autrement que sur les

    craintes fantasmatiques liées au Référendum sur la question

    nationale ? D’un aggiornamento au virage bureaucratique

    d’une rising-class que vous avez vu s’institutionnaliser sur le

    terrain, la culture philosophique sera dorénavant pluri-scolas-

    tique, rhétoricienne sur le mode industriel universitaire, dans

    le splendide refoulement de toute géohistoire, plutôt élitaire .

    Mutation très originale, n’est-ce pas ? Retour à la case départ,

    archaïque, et pour pirater la remarque d’un sympathique

    barbu du e siècle, événements et personnages et institu-

    tions se répètent dans l’histoire2. La première fois comme

    2  Corrigeant Hegel, Marx décrit la répétition de l’événement, « lapremière fois comme tragédie, la seconde fois comme farce », Le18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris : Garnier-Flammarion, p. 49.Il poursuit : « La tradition de toutes les générations disparues pèsecomme un cauchemar sur le cerveau des vivants » — phrase miseen épigraphe à un chapitre du puissant roman de Carlos Fuentes,Christophe et son œuf , Paris : Gallimard, 1990. Un an avant l’opusculede Marx paru à New York en 1852, ruminant sur le sombre passédu puritanisme entre hérédité et héritage, le romancier Hawthornemettait ces propos dans la bouche de son jeune héros Holgrave : « LePassé pèse sur le présent comme le cadavre d’un géant. […] Nouslisons les livres des morts. […] Nous vivons dans les maisons desmorts, comme celle-ci par exemple ! La maison devrait être puri-iée par le feu — puriiée jusqu’à ce qu’il ne reste que ses cendresseules. » La maison aux sept pignons, trad. André Imbert, Paris :

    Garnier-Flammarion, 1994, pp. 202-203. Les hantises de l’histoire

    sur l’unique cheval de la colonie

    vocation de la croix et des clôtures

    jouissive imitation de Jésus-Christ 

    vocation des castors pour un ensauvagé

    mort à Londres, croisant peut-être Purcell

    ô solitudes

    vocation du libertinage baroque

    et de la télé-portation

    animosité dans l’air

    trop palpitant, blanc de mémoire au réveil

    puis beaucoup d’heurs et de malheurs contradictoires

    idiosyncrasiques tribulations

    vous résumez, rapido presto oblige

    Régime français implanté dans la schize

    jardins géométriques de Versailles

    la crypte acadienne d’un peuple-martyr

    Régime anglais déjà envié par les philosophes

    Régime romain pour la sauvegarde du petit reste

    non pas peuple-îlot

    mais étrange vallée

    sur une terre autrement  irma

    les scrupuleux herméneutes pourront pondérer

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    toujours ! Contre un monde muet, le corps, source absolue de

    la parole, et le silence qui déie et appelle l’horizon, l’éprou-

    vante traversée du politique, métaphores spatiales, ancrées,

    parfois « charnues »… Du Japon au Mexique et en Italie, des

    cercles de spécialistes produisent des milliers d’articles,

    de bouquins et de thèses là-dessus mais chacun peut aussifermer doucement le livre. Merci Maurice. Alors commençons

    par ouvrir la bouche et les yeux ici maintenant, élargissons le

    verbe réléchir... Et ce philosophe est discret, minimaliste déjà.

    Pour une théorétique minimale. Pas encore englué dans ledit

    tournant théologique (ou messianique) de la phénoménologie

    française. Au fond, il y a deux attitudes à retenir des pratiques

    philosophiques, ou peut-être deux manière de lire. Il y a des

    œuvres, des systèmes qui reposent sur une forte injonction àdevoir les comprendre : thèses, contenus doctrinaux, explica-

    tions liées à diverses formes d’autorité — qui n’évitent jamais

    leur iducie d’exo-épigones ou, lorsque la mort hélas survient,

    la gestion muséale de leur héritage. Souvent la distance géogra-

    phique, par-delà l’océan par exemple, mesure la vérité carica-

    turale d’un hinterland sédimenté. Puis il y a des écritures, des

    témoignages qui incitent le lecteur à entreprendre son propre

    voyage. Signatures qui racontent, radicalisent les conditionsextrêmes de leur pensée. Unique indépassable espace-temps ;

    où suis-je là où mon sang circule ? qu’est-ce qui m’importe

    au fond ? comment habiter le dehors ? quand me remettre en

    mouvement ? Au e siècle, le mouvement de la Renaissance

    américaine a investi ces questions. Vous jetez un œil sur

    Emerson dans votre bibliothèque, vieille édition victorienne

    par les mots “Au commencement…” » Journal 1948-1971 , Montréal :

    Bibliothèque Québécoise, 1992, pp. 189-190.

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    achetée au Book Nook du légendaire Russell, Thoreau,

    « effrayant » esprit libre étranger aux sophistications d’Europe

    et même la petite Emily Dickinson, cryptique, griffonnant dans

    son bled ; ils vous ont soutenu, donné espoir : fonder l’inini-

    tude de votre emplacement également américain… Quant au

    dernier des non-professionnels de la philosophie européenne,Nietzsche, il tient des deux attitudes. Avec ses engins de guerre

    (perspectivisme, mort de Dieu, Zarathoustra, endettement

    moral…) mais aussi sa sensibilité aux conditions physiques de

    la pensée, inavouables, Nietzsche propose des réponses et il

    invite à requestionner, il incite le lecteur à décrire sa propre

    géographie immanente, son propre « climat » moral. Éducateur

    contre le règne des idoles de chaque moment, pédagogue au

    marteau libérateur4. Mais auparavant il aura fallu constaterune délation des croyances-vedettes, des conventions du jour,

    des vérités qui semblent acquises mais qui roulent à crédit.

    Bref, consommateurs surendettés, l’heure du réveil a sonné.

    4  Par exemple, on oublie trop souvent que le fameux constat deNietzsche à savoir que « Dieu est mort » — avec la collaboration del’Église même — se termine par un retour à la métaphore nautique,invitante : « Voici l’horizon à nouveau dégagé, encore qu’il ne soitpoint clair, voici nos vaisseaux libres de reprendre leur course, dereprendre leur course à tout risque, voici permise à nouveau touteaudace de la connaissance, et la mer, notre mer, la voici à nouveauouverte. » Le gai savoir. Fragments posthumes (1881-1882), trad.Klossowski, Paris : Gallimard, 1967, §343, p. 226. Et bien sûr, lesantipodes (anti-normes) existent depuis toujours. C’est pendantses divers séjours à Gênes (1880-1883) que Nietzsche redécouvrel’esprit Christophe Colomb. Il transcrit et annote également lesessais d’Emerson (traduits en allemand dès 1858) dont cettephrase : « Dans chaque action se trouve la plus abrégée histoire de

    tout devenir, ego », ibid ., p. 407.

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    Par-delà les multiples vexations subies par le sujet au e siècle

    (psychanalyse, sciences pures, sociologie, realpolitik…), par-

    delà le scandale d’un régime philo-universitaire accroché à un

    mainstream qui fait ofice de main screen sur le génie du lieu, il

    s’agit aujourd’hui de saisir sa chance, nouveau kairos comme

    un reste de conscience à travers la contemplation des ruineset des restes… L’histoire (provinciale) de la philosophie est

    un tout avec son leuve, son estuaire, son relief accidenté, ses

    baies, ses tarmacs d’aéroports, ses beaux lacs, ses souvenirs

    de portage en son propre tiers-monde. Et une géophilosophie

    à ras le sol débusque, destitue non seulement le sujet post-

    classique du discours philosophique (raison, conscience de

    soi, volonté de vérité expansionniste) mais la scène même de

    ses divers acteurs professionnels qui, pour des raisons techno-sociologiques, rassemble depuis trente ans autant le gourou

    médiatisé, le fonctionnaire satisfait de gérer son argumentaire

    que le journaliste de service en province. Vous vous sentez

    alors étranger, mais complètement étranger au spectacle de

    leurs variétés5  — serait-ce la sapience de l’âge ? — : thèmes

    5 Sur ce sentiment d’étrangeté en rien nouveau, cf . un beau texte deJacques Brault, grand lecteur du pauvre Saint-Denys Garneau et deJacques Lavigne, « Lettre à quelques-uns qui, le sachant ou pas, onteu vingt ans (ou presque) à l’époque… », Liberté , nos 95-96, 1974,pp. 56-61. Sur la mythologie locale de l’existentialisme à la Sartre etl’expérience individuée du dépouillement. Onze ans plus tard, dansune tournée de promotion avec les éditions Gallimard, Annie Cohen-Solal lancera un « Vive le Québec sartrien » (Le Devoir , 23 novembre1985) — réitérant le cri du président de Gaulle à Montréal en 1967,année de Terre des Hommes —, grossissant une image de l’intellec-tuel total Sartre « plus vivante ici que dans la France de 1985 ». Allôvous ! La structure géotopique de ces arpents de neige qui reçoiventtant d’empreintes conceptuelles (ou prédicats) a de l’avenir. Le

    problème, c’est la banalité générale du cri à usage local. Vive le

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    et thèses sont saturés, érosion garantie même « à nouveaux

    frais », métaphore qu’il serait intéressant de iler. Que faire ?

    La seule éthique politique qui demeure viable, c’est celle du

    trottoir au cœur de la Cité — Montréal « grand comme un

    désordre universel » disait Miron —, le partage des informa-

    tions, solidarité humaine hors de tout sanctuaire théorique :qu’est-il permis d’espérer de plus ? Et puisque vous écrivez

    encore avec les vingt-six lettres de l’alphabet comme des

    millions de gens très instruits, vous vous contentez de décon-

    tenuder  le discours philosophique pour y faire surgir d’autres

    contenus (moins nobles, banals, idiosyncrasiques, vilain mot

    qui ressemble à celui d’une bactérie mangeuse de chair) et

    le décontenancer   par des fragments, l’adresse personnelle,

    la rêvasserie, des histoires ou les blancs d’une non-syntaxe,une poétique de l’anecdote, tout donne à penser. C’est votre

    musique... Sorte d’empirisme tactique (ou fortuit) qui ne perd

    pas de vue une question de principe : liberté dans l’exercice

    de son propre jugement, libération donc. Si pendant quelques

    siècles la grande catégorie percutante de l’Amérique fut celle

    de l’aventure, pourquoi ne pas la rejouer autrement sans bous-

    sole, sans jalon s’il le faut ? Mais une voix murmure à l’oreille :

    « Scepticisme, relativisme ! Vous voulez donc détruire l’œuvreentière d’une génération baby-boomer, qui a durement formé

    la génération , et vous désertez vos responsabilités dans le

    désert québécois… » Relativisme — tiens, on parle comme

    le dernier pape. Attention à l’abîme des franges, le vertige

    Québec autorisé gilsonesque, maritainien, franco-marxiste ou struc-turaliste, popperant, wittgensteiné d’un seul côté, derridolâtre, etc.Au bout du compte ou des gloses, on serait tenté de s’écrier : vive laFrance libre de son faux prestige de rentière et, parlant de territoire

    d’outre-mer, vive la Nouvelle-Calédonie kanake.

    L’animal bricoleur que vous êtes

    se veut souverain dans la béance même

    de son être-en-forme

    il n’a pas beaucoup déini ses termes

    « à quoi donc voulez-vous aboutir ? »

    déinir, grande affaire des législateurs

    des stratèges de niches sur le marché académique

    ou garde-chasses

    mais qui nomme de sa chair

    au milieu de son emplacement terrestre

    contre la peur de l’inconnu

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    individualiste du nowhere, le naufrage personnel. Mais non,

    au contraire, avec plusieurs autres vous assumez la case vide

    que des générations entières ont escamotée. Et puis vous n’en

    êtes pas au Radeau de la Méduse ! Vous qui avez beaucoup lu

    Melville — pour qui l’échec était le signe de sa victoire mais

    ce n’est pas un argument —, Conrad, Francisco Coloane ou Lesenfants du capitaine Grant , interminable, vous savez qu’il y a la

    vastitude, la mer indomptable, mais aussi à travers des ictions

    emblématiques, la longue durée d’un trajet, les intrigues,

    l’aventure de la survivance et toujours, une grouillante huma-

    nité qui s’y déploie6. Vous préférez les petites révélations de

    l’expérience à l’opportunisme des mandarins qui observent, à

    l’ombre de leur cabinet.

    Au fond, vous n’avez jamais voulu, vous ne voulez pas détruire

    ni parasiter le mot déconstruction (aujourd’hui assagi) mais6 Sagesse du vieux Conrad : « Comme avec la croyance, la pensée,l’amour, la haine, la conviction, ou même l’apparence visible deschoses matérielles, il y a autant de naufrages qu’il y a d’hommes. »Lord Jim, trad. Henriette Bordenave, Paris : Folio, 1982, p. 154[traduction modiiée]. Ce roman d’une seconde chance (ou recom-mencement) a été publié en 1900, l’année de mort biologique deNietzsche, Émile Nelligan déjà interné depuis quelques mois ; annéede publication de L’interprétation des rêves de Freud ; année de nais-sance de Thomas Wolfe, René Crevel, Saint-Exupéry. Par quelle créa-tion d’œuvres ou interprétations posthumes survit-on à l’échouageou au naufrage de toute vie ? Sur ce thème archétypal de la destinéehumaine, cf . Hans Blumenberg, penseur méconnu, Naufrage avecspectateur. Paradigme d’une métaphore de l’existence, trad. LaurentCassagnau, Paris : L’Arche, 1994. L’édition allemande étant parue en1979, un jeune chercheur pourrait y ajouter un sixième chapitre surdes ensembles plus grands structurés par la métaphore, souventd’une façon journalistique : naufrages de la raison (chez les intel-lectuels), de l’Occident, de l’université, des sciences historiques, du

    système bancaire, des Droits de l’homme, etc.

    ne peut prendre la peine de déinir ou d’analyser

    temps morts

    trouant son instinct de vie

    aujourd’hui il préfère associer librement

    mots, choses, événements

    se jouer de l’accidentel

    épaissir la chronologie

    d’une humanité problématique

    tout chaos privé appartient aussi au monde commun

    septembre 2010, fête du Travail

    moment du calendrier qui l’a toujours ému

    la rentrée académique

    le trac devant l’immense responsabilité

    anciennes ondulations de choc

    il sait que sa petite « Somme biologique »

    tient à un il

    le il d’Ariane aux mains de nouveaux visiteurs

    propédeutique du ilon

    d’autres générations prendront le droit

    de recommencer

    écriront un supplément aux héritages de l’oubli

    un supplément aux voyages

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    instruire, libérer des espaces possibles sous le poids de l’his-

    toire contemporaine. Révolution intranquille, rénovation,

    voies alternatives d’une recherche autonome. Vous avez

    constitué, créé le palimpseste d’un ancien nouveau monde,

    d’une intelligence collective remise en commun tout en ensei-

    gnant le passage obligé de la discipline philosophique aucollège. Fervente schize. Votre vie socratique, quotidienne, est

    ultimement justiiée. Merci aux moult vagues de générations

    adolescentes. Vous quittez le service avec de bons souvenirs,

    sans amertume, avec gratitude. « Je vous dois le salaire de ma

     passion et de la seule praxis civile qui vaille la peine d’exercer,

    l’éveil des consciences… Tant qu’il y aura des humains en chair

    et en os, il y aura de la philosophie ; le travail des concepts ainsi

    que sa mise en scène pédagogique inviteront toujours l’humainà faire peau neuve… » Oui, choix d’une vie avec d’autres vies,

    la philosophie résume les plus belles études possibles car elle

    converge vers le grand art de l’investigation et du déchiffrage.

    Elle est traversée par les littératures qui ponctuent les divers

    rythmes entre passions-limites et la béance, le non-dit, et les

    sciences naturelles qui vont toujours de l’avant dans la connais-

    sance et la richesse du non-su, les découvertes ; elle a le privi-

    lège assez rare — par les temps monstrueux qui concourent— de ne pas lirter indûment avec les religions ou les pouvoirs

    politiciens qui s’accommodent fort bien de son institutionna-

    lité. État, Église, École ne vont jamais de soi, qui s’imposent

    de survivre à leur implosion locale toujours possible. Quant

    à l’être humain responsable de ses inventions, ses artefacts

    d’oppression, ses dieux et autres ictions-systèmes, il est inti-

    mement entrelacé avec ce qui le paralyse, le diminue, le rend

    malade ou le fait désirer, l’exhausse, le mobilise hors de son

    vers leurs propres conins

    oui, tout est parfait ainsi

    L’animal auteur et bricoleur feuillette

    une récente biographie d’Éva Circé-Côté

    libre-penseuse

    beau nom

    à inscrire dans sa généalogie imaginaire

    il feuillette une revue scientiique

    sur les 20 ans du télescope orbital dénommé Hubble

    rêvasse à ce curieux astronome

    dont on n’a jamais trouvé le lieu de sépulture

    né en 1889 comme Heidegger et Chaplin le clochard

    quelle pluralité de mondes

    rêvasse d’un improbable colloque

    avec ce quadrige de revenants

    en pleine forêt canadienne

    neige et feu de foyer

    à chacun et chacune son étoile

    humblement précise

    cela pourrait donner un huis-clos

    post-créole, post-historique musclé

    - 26 - - 27 -

    ’ ,

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

    16/75

    muet néant : indignation et perdurance, tout un chiasme. Le

    monde est inachevé, en faillite, la tâche de la pensée est innom-

    mable, quotidienne, ininitésimale…

    et sans eschatologie, svp

    vous lancez une recherche

    navigateur nommé Safari

    intangible océan de biens immatériels

    attention au raz-de-marée de l’information

    la nouvelle rumeur, dit-on

    les dieux-ectoplasmes proitent aussi

    de leurs puces humanoïdes

    vous louvoyez en zigzag contre les vents

    au suspens océanique succède la vision écranique

    cyberespace, tant de solitudes

    outre utopie

    le medium est vraiment le message

    calme plat, exsangue, inodore, aplanissant 

    perverse simultanéité

    mais quand tout communique

    chaque singulière expérience s’anéantit 

    ou alors s’agglomère

    à une cyber-conscience

    au pire, la panne électrique

    cette nuit Léviathan vers quoi convergeront 

    quelques certitudes

    - 28 - - 29 -

    ’ ,

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

    17/75

    d’un nouveau genre de guerre

    contre le secret des Hautes Puissances

    au commencement de la in

    tout est donc revenu

    métaphoriquement 

    du ciel à la terre osseuse des hommes et aux océans

    triple immanence de l’aventure

    advienne

    que pourra

    ad dahliam indigenam

     

    - 31 -

    ’ ,

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

    18/75

    Chapitre premier

    Mon plus ancien programmede recherche

    Philosophie, histoire de la philosophie et philosophie de l’his-

    toire de la philosophie constituent aujourd’hui une matrice

    privilégiée, offrant à l’analyse critique contemporaine un vaste

    terrain de travail . Terrain matériel où l’image culturelle de

    l’homme compose un paysage habité, serein, souvent gloriié

    mais dont les failles singulières du non-dit, du refoulé et du

    conlictuel commencent à surgir dans leur irréductibilité.

    Quel travail ? Travail manipulateur de ce qui demeure le point

    commun et le lieu commun de la production philosophique,

    les signes : signes de croyances, signes de savoirs, signes

    d’illusions qui maintiennent culturellement une indéfatigable

    involution vers l’intelligible. Si l’exercice de la raison (d’une

    certaine raison) s’est diversiié de mille et une façons, utili-

    sant la ruse des ruptures, des différenciations scolaires, des

    subversions sémantiques et des parti pris idéologiques, il n’en

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

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    a pas moins perpétué une même logique, entretenue dans les

    rapports continus entre l’élaboration de systèmes de pensée,

    la pratique institutionnelle de la philosophie et la diffusion

    culturelle de cet exercice de la raison. Ce qu’il faut maintenant

    nommer, interroger et radicaliser, c’est cette involution vers

    l’intelligible en tant que telle.

    Réactiver pour eux-mêmes les textes et les projets originaires

    que les auteurs philosophes nous ont légués ne satisfait plus.

    Un voyage lectoriel dans les archives philosophiques conserve

    encore son sens dans la mesure où il fait voir comment s’est

    constitué (et se constitue encore) le lexique culturel de la

    philosophie, lexique qui systématise dans la langue une

    image millénaire du  zôon noèton, une volonté de savoir bien

    spéciique, un comportement social transmissible qui néces-

    sairement doit prendre le détour du masque institutionnel

    pour se réaliser. Le voyage se fait donc là où se pratique, se

    communique et se déinit l’exercice de la raison, c’est-à-dire là

    où fonctionnent l’idée, le concept et la catégorie dans le plan

    du discours philosophique.

    Je m’intéresse au concept de rélexion pour des raisons stra-

    tégiques, dans la mesure où ces « raisons » incitent à faire letravail d’une lecture méta-rélexive de ses usages. 1) Dans la

    conversation quotidienne de l’institution philosophique, la

    notion de rélexion occupe une position ambiguë, ne serait-ce

    qu’au niveau de sa haute fréquence d’emploi, de son utilisa-

    tion pédagogique et de son apparente neutralité : ambiguïté

    symptomatique qu’il faut pouvoir interpréter. 2) Depuis les

    temps modernes, le concept de rélexion participe avant tout

    à l’ordre de l’instauration (et non à l’ordre de la représenta-

    tion) : autrement dit, l’analyse critique nous amènera à cerner

    les conditions de production-apparition du discours philoso-

    phique. 3) Il est possible de retracer l’histoire du concept de

    rélexion et d’y déceler une dénivellation de moments riche en

    perspectives ; par exemple, de la rélexion signiiée dans lesdiverses théories de la connaissance au concept de rélexion

    comme signiiant méthodologique dans l’élaboration de

    divers discours philosophiques (idéalisme allemand, tradi-

    tion française, phénoménologie). 4) Enin, en tant que valeur

    d’usage, le concept de rélexion inscrit le discours philoso-

    phique dans une perspective « technique », technologie dont

    il est nécessaire maintenant de repenser l’origine, les articu-

    lations de l’échange social, la inalité et peut-être même soneffet d’impouvoir.

    Paradigme de ce qui se constitue et se transmet dans le lexique

    culturel de la philosophie, le concept de rélexion offre une clé

    à partir de laquelle une dérive radicale est possible.

    Montréal, décembre 1973

    - 34 - - 35 -

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

    20/75

    Deuxième chapitre

     Au diapason d’une époque

    Un merveilleux clown est disparu, l’année même de son dernier

    spectacle « Prêtez-moi une oreille à tentative » et l’ultime écho

    de son univers s’est produit le 29 octobre 2005 dans une

    école de Saint-Jérôme alors qu’il se savait atteint du cancer.

    L’expression « prêtez-moi une oreille à tentative » se retrouve

    dès le premier spectacle Enin Sol   en 1973, date de mon

    retour déinitif de Paris à Montréal, où la garderie du collège

    de Maisonneuve venait de prendre le nom La Vermouilleuse.

    Sol alias Marc Favreau est une des plus belles créations de

    la Révolution tranquille, a-t-on dit. Universel comme Charlot

    ou Keaton, Prévert et Queneau. De la disproportionite à la

    Rabelais aux anti-héros de Beckett. Un témoin conscient, une

    auguste cloche qui interprète et ré-raisonne en lagrant délire

    de ce qu’il entend. Ce clown verbomoteur est un extra-terrestre

    qui observe le quotidien, le terre à terre à non taire. À moult

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

    21/75

    reprises, dans les années 1970-1980 je me suis servi de ses

    sketchs philosophiques dans le cadre du cours « La Condition

    humaine ». Après Carroll. Quand, comment et pourquoi l’être

    humain parlant rit-il ? Je me souviens des « Œufs limpides »

    (le stade olympique étant à côté du collège), « L’adversité »,

    « Le ier monde », « L’odieux visuel », « La carte de crédule ».Induction pédagogique eficace. Aujourd’hui, contre l’ennui

    généralisé, j’avance cette proposition paradoxale : aux person-

    nages philosophiques de la dite French Theory , Foucault,

    Deleuze, Derrida et Cie dont les humeurs anti-institutionnelles

    sont devenues depuis l’instrument d’une puissante industrie,

    je préfère l’athéorie Sol : philosophie déconstructive et soli-

    daire : presque tout Sol est social, engagé, politique donc ; il ne

    discute pas, n’argumente pas ni ne prophétise, il n’assène pasdes jugements au nom d’un système, ne s’autorise pas d’un

    héritage académique, pas de secret, ne mise pas sur une survie

    citationnelle par sa traduction. Il communique, invente en

    commun. Et l’hyperbole est contagieuse, que ce soit en France

    ou en Belgique, invitant l’oreille-larynx de chaque autre.

    Je dédie donc cette anamnèse personnelle, ce sous-sol d’une

    rélexion épochale à la mémoire de Sol alias Marc Favreau.

    Avec qui j’ai eu un jour une belle conversation non-stop, grâce

    à l’arrêt-stop d’un coin de rue. Exact contemporain de Milan

    Kundera, Jürgen Habermas et Jacques Derrida, auteur de

    « Tympan ». Texte que j’ai également travaillé avec des adoles-

    cents dans un cours optionnel au collège de Maisonneuve,

    « Philosophie contemporaine » (1977-1980) où il s’agissait

    d’arrimer le tympan avec l’appareil de phonation, sortir de

    l’autisme philosophique traditionnel en écoutant les bruits

    d’un autre monde1.

    1  Ce texte est en autres choses — et d’une façon oblique — unsupplément matériel à l’oreille sélective de divers philosophes fran-çais et québécois ; oreille parfois étrangement bouchée. Cf . RobertM. Hébert, « Question d’oreilles. Derrida et autres, Nipper et moi.Notes pour un écomusée », Revue Trahir , juin 2011 ; en ligne :

    http://www.revuetrahir.net/2011-2/trahir-hebert-oreilles.pdf 

    - 38 - - 39 -

    ’ ’

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

    22/75

    De quelques enclumes et marteaux

    enfouis dans le vestibule d’un siècle,

    ou Comment mettre le pied à l’étrier

    Je ne me souviens plus en quelle année la devise sur les

    plaques d’immatriculation du Québec a été changée de « La

    Belle Province » à « Je me souviens ».

    Je me souviens d’une Peugeot 204 transportée du Havre par

    bateau, décontaminée, qui n’avait même pas de radio, dixit  le

    douanier.

    Je me souviens de la plaque d’immatriculation du New

    Hampshire, lue avec surprise dans un stationnement l’été des

    Jeux olympiques, « Live Free or Die ».

    Je me souviens d’un professeur d’histoire et de son saucisson

    dans Jonas qui aura vingt ans en l’an 2000 d’Alain Tanner, l’his-

    toire découpée en tranches ; je ne savais pas que je traverserais

    la deuxième moitié de la rondelle 2000.

    Je me souviens de Drumming de Steve Reich au  en plein

    hiver : instruments à maillet, arrêt soudain de la dernière

    mesure, silence propulsif comme dans un néant à chaud.

    Je me souviens d’un collègue qui m’envoyait des étudiants

    problématiques qu’il appelait schizos ; au pire des drop-outsque j’arrivais à accrocher avec quelques mots.

    Je me souviens avec grand plaisir de l’émission Muppet Show  

    dont je ne comprenais pas toujours les allusions ni le débit,

    merci Kermit la grenouille.

    Je me souviens d’être assis dans un camion à déchets devant

    l’immense dépotoir Miron, me rappelant les dernières images

    du ilm Bulldozer   de Pierre Harel, coup de massue dontpersonne ne parle aujourd’hui.

    Je me souviens d’une exposition de ma sœur à la galerie

    Powerhouse « Le blanc toucher » ; avec des pièces cousues par

    notre mère qui avait travaillé dans une usine de textiles.

    Je me souviens de mon professeur de violoncelle, membre

    de l’, qui disait entendre les sons vibrer dans son épaule

    gauche ; moi, j’entendais gronder les concepts quelque partentre les poumons et le larynx.

    Je me souviens de la troisième coupe Stanley gagnée d’afilée

    par les Canadiens contre les méchants Bruins de Boston,

    avec le cerbère Ken Dryden, l’intellectuel de passage et futur

    député, ô les ex-Glorieux.

    Je me souviens du « suicide de masse » à Jonestown, Guyana,

    900 personnes dont un tiers d’enfants ; jamais je n’ai tant senti- 40 - - 41 -

    ’ ’

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

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    la détresse isolée et le désarroi de l’époque.

    Je me souviens d’un oiseau entré dans la classe, les fenêtres

    n’étaient pas scellées alors, cinq minutes magiques à pour-

    suivre le cours, gestes au ralenti, alors qu’il s’est reposé sur un

    pupitre à l’écart.Je me souviens du jour de la mort de Jacques Brel aux îles

    Marquises, un 9 octobre, mais pas celui d’un autre fameux

    Belge nommé Grevisse.

    Je me souviens de HA ha… de Réjean Ducharme à faire frémir

    le tympan de Derrida ainsi que de Star Wars vus à quelques

    mois près ; du lux cataclysmique des mots aux effets spéciaux

    du space opera, deux nouveaux mondes.Je me souviens de l’étroit café Méliès avec ou sans cinéma et

    d’un anthropologue chilien qui aimait beaucoup la métropole

    et qui m’a introduit à la pensée de l’exil.

    Je me souviens d’un colloque collégial sur « La décision de

    penser », salopettes en jeans, pattes d’ours, le style incisif sur

    un chantier global, au grand mépris des universitaires.

    Je me souviens de la Cour, L’Express et ses « pingouins »,les Beaux Esprits, Vol de Nuit, Robutel, la cave du Demos,

    la Paillotte vietnamienne, le Coin Berbère, avec quelques

    étudiants, collègues ou ma ille ; sans oublier le visage intense

    et beau de quatre ou cinq femmes.

    Je me souviens de Broue  au Théâtre des Voyagements, pas si

    drôle que ça et qui ne valait pas la mousse langagière de Sol.

    Je me souviens de ma mère qui m’a raconté la mort du petit

    Pinson sur son oreiller ; prémonition, je ne savais pas que je

    la découvrirais morte dans son lit trois ans plus tard, visage

    bruni sur l’oreiller.

    Je me souviens du premier Palais du Livre, un édiice victorienrue McGill, d’un soir où l’on jouait un air connu de samba, Un

    homme et une femme ; étourdissement de me sentir dans un

    dépotoir postmoderne.

    Je me souviens de Claude Ryan le « pape de la rue Saint-

    Sacrement » et Charles Taylor quittant Oxford pour la

    campagne du non au Référendum ; sophismes gros ou alambi-

    qués à ne pas en croire ses oreilles.

    Je me souviens du visage de René Lévesque le soir du 20 mai

    1980, celui d’un clown triste, et au matin de la dite Nuit des

    longs couteaux dix-sept mois plus tard, voix-off.

    Je me souviens ensuite de la puissante voix de Nana Mouskouri,diffusée à la radio, « Un Canadien errant », mille fois merci

    Nana.

    Je me souviens d’avoir embarqué quatorze enfants dans une

    Mazda 323 hatchback pour la fête de ma ille ; un sympathique

    policier m’avait escorté jusqu’à chez moi, sans contravention.

    Je me souviens que je me suis mis à relire Rimbaud un samedi

    - 42 - - 43 -

    ’ ’

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

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    matin de desperado, illuminations garanties alors que je

    voulais « tout oublier ».

    Je me souviens d’une Smith-Coronamatic dont les tiges se

    coinçaient lorsqu’on tapait trop vite et j’étais aussi intrigué

    par certaines erreurs de frappe, créatives.Je me souviens d’un abcès dans la gencive ; la main du jeune

    interne d’origine pakistanaise tremblait parce que j’étais un

    professeur et qu’il ne voulait pas me déigurer, dixit .

    Je me souviens de la mort très lente des dix grévistes de la faim

    prisonniers en Irlande du Nord ; sur le chemin Milton près

    de Granby, accompagné d’un ami étudiant, restait à discuter

    politique, boire du Jameson et du vin avec des merguez et des

    poireaux.

    Je me souviens d’avoir voulu renouveler le zoo des philo-

    sophes avec le carcajou ou l’oiseau phénix, je ne savais pas que

    je découvrirais l’auto-cobaye.

    Je me souviens du spectacle Marie de l’Incarnation, dans un

    hôtel du e siècle, incarné avec sobriété par Marcel Bozonnet,

    travesti formé à l’esprit du nô japonais.

    Je me souviens de Francis Mankiewicz qui voulait photogra-

    phier mon immense appartement aux chaises remplies de

    livres et de Monde des livres.

    Je me souviens d’un ciel étoilé de décembre : écoute ton

    instinct de vie et de recherche, emballe tes petites découvertes

    empiriques et tes idées de cadeaux à l’aveugle, poste restante.

    Troisième chapitre

    Leibniz avaleur

    Combien d’insectes n’avalons-nous pas sans nous

    en apercevoir… et combien verrions-nous d’objetsdégoûtants, si notre vue était assez perçante ?

    G W L

    À force de lire à chaud les débats actuels de la philosophie

    et s’habituer au ronron interprétatif des discussions, nous

    oublions parfois la pertinence et le sens de l’étrangeté radi-

    cale des classiques, personnages et textes : ce qui nous lesrapproche ou nous en éloigne selon les conjonctures, les sensi-

    bilités de lecteurs les plus diverses. Puissant et banni Spinoza,

    Malebranche oratorien, un des meilleurs joueurs de billards,

    disait-on, Leibniz encyclopédique et mondain. À la calme

    rationalité qu’on leur impute, correspond une écriture précise

    à l’intérieur de genres plus ou moins lous. Expérience intéres-

    sante que de lire des passages d’un texte classique où soudain

    - 44 -

  • 8/17/2019 Trahir Robert Hébert Usages D'un Monde PDF

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    quelque chose se passe, troublant le rythme de la phrase,

    lorsque les exemples se bousculent dans leur drôle d’évidence,

    lorsque s’emporte la raison démonstrative. Ouvrons quelques

    pages de Leibniz dans ses Nouveaux essais sur l’entendement

    humain, livre , chapitre  et ses échos.

    D’outre-Manche un médecin et philosophe nommé John Locke

    vient de publier un Essay on Human Understanding  (1689),

    dont la théorie des passions repose toute sur le mot nouveau,

    uneasiness. Contre la théorie des idées innées, que sera le désir

    dorénavant ? Un malaise plus ou moins véhément causé par

    l’absence d’une chose dont la possession pourrait assurer

    la joie. Tristesse, peur, désespoir de l’inaccessible, colère,

    envie : inscriptions d’un déplaisir fondamental au cœur de

    l’expérience humaine. Grand lecteur au tempérament fonciè-

    rement optimiste, promoteur du principe de raison sufisante,

    Leibniz s’alarme. Comment penser la douleur et le plaisir, la

    puissance et la liberté ? Que devient alors l’harmonie préé-

    tablie des choses si la volonté humaine est déterminée parcette uneasiness radicale, si l’industrie des hommes s’explique

    par l’aiguillon de la douleur, et non plus par l’intimité de son

    souverain Bien ? Question capitale en Europe, le dialogue

    s’entame plutôt mal d’autant que Locke se dérobe aux avances

    épistolaires du grand esprit.

    Par un coup de génie dont il ignore tous les effets en l’an

    1700, le traducteur français nommé Coste propose inquiétude,

    toujours en italiques dans le texte. Décision pas facile. Il s’en

    explique même dans une note en bas de page. Le malaise,

    uneasiness tire un peu vers la passivité et le dificile, l’inquié-

    tude  tire vers le non-repos et le mouvement… Traduction

    imparfaite certes mais parfaite pour un Leibniz bibliothécaire

    et découvreur du calcul ininitésimal, le jeu des quantités trèspetites. Ce dernier entend l’écho moderne d’un mot-cible

    qui soustrait uneasiness  à la pure douleur de la détermina-

    tion, à sa peau de chagrin faussement mutilée. Il s’emballe,

    lui-même heurté par le texte-source, heureusement choqué,

    conirmé dans son système. Pages aux métaphores vibrantes,

    poétiques, éclats de l’à-propos qui frisent parfois l’incongru,

    ce que j’appellerais son registre infra-surréel . Voilà donc —

    nous promenant dans une forêt, « combien d’insectes n’ava-lons-nous pas sans nous en apercevoir ? », mais comprenant

    que cela, en rien nuisible, est également nécessaire à la bonne

    marche de nos connaissances. Tout s’agglutine à la raison de

    l’inconscient, avant la lettre. Écoutez le cumul de l’émotion :

    ces « rudiments ou éléments de la douleur pour ainsi dire

    ces demi-douleurs » ; abusons même de ces inaperceptibles 

    aiguilles du désir qui « donne une quantité de demi-plaisirs »

    que l’amas global métamorphose en continuelle victoire sursoi… Et victoire sur le prévisible dégoûtant , proche ou lointain

    mais absent. Être éveillé, avec « le sel qui pique ». Ici le philo-

    sophe de Hanovre tremble avec sourire, sue, en remet dans

    le microscope. Emboîtement des images… et encore « cette

    considération de petites aides ou petite délivrances » qui n’en

    init pas. Combien de colonies d’insectes travaillent ainsi les

    « petites sollicitations imperceptibles » qui par habitude de la

    simple inquiétude tiennent en haleine et en vie l’économie de

    - 46 - - 47 -

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    la machine humaine ? Vingt fois, le subliminal est convoqué :

    nous ne savons pas ce qui nous manque, semble-t-il, mais

    le corps seul inspire tous les jours quelque stratégie pour

    le savoir. « Un voyage exprès guérira un amant », remarque

    sublime : loin des yeux, loin du cœur, la douleur s’estompant

    jusqu’à l’oubli possible.

    Le temps interrompt bientôt le monologue, mort de Locke en

    1704. Leibniz dépose son commentaire juxtalinéaire dans le

    tiroir. Mort de Leibniz en 1716. Après un demi-siècle de repos

    et quelques guerres d’empires entre l’Angleterre et la France,

    après Candide ou l’optimisme de l’ironique Voltaire et certains

    bouleversements plutôt uneasy   outre-Atlantique, l’ouvrage

    paraît en 1765. La carte du monde a changé. Nouveau cime-

    tière de pierres tombales pour les futurs lecteurs que noussommes. Les mécanismes créateurs de la langue-pensée se

    manifestent ainsi dans la plus étrange rencontre de la moder-

    nité. Dialogue ictif de revenants dont l’un était déjà muet,

    Locke, appropriation dévorante d’autrui sur l’île d’un Essay …

    Nouveaux essais, continentaux. Une écriture rationaliste du tic

    au tac, elle-même bien étalée, étalant poliment l’empirisme

    comme une tapette à mouches, se permettant à la in de

    prendre l’air, faire une promenade dans un jardin « jusqu’aubout de l’allée » et, quant au choix viscéral de tourner à droite

    ou à gauche ? Simple comme bonjour. Uneasiness au cœur de

    l’automate souverain, sans incommodité. Leibniz alors retra-

    duit le mot inquiétude en cédant le pas à la langue allemande,

    Unruhe, terme qui ressemble à l’unrest  anglais mais désigne

    précisément le balancier inquiet , agité, en non-repos mais

    coniant de l’horloge. Tout se comprend. Dans l’estomac du

    philosophe, un nuage d’insectes ou de citations n’empêche en

    rien le mouvement déterminé de son horloge. Tout est victoire

    sur le semblant des contraires. Tout a sufisamment une

    raison d’être ainsi. Déplaisirs contre plaisirs ? Subliminaux ou

    inaudibles, les « petits ressorts qui tâchent de se débander »

    conirmeront toujours le meilleur homéostat des mondespossibles.

    Faisons mille sauts de puce dans le temps de l’histoire. Ce

    mouvement du sujet se retrouvera au cœur de l’œuvre autre-

    ment encyclopédique de Hegel. Sa grande intuition, Unruhe des

    Begriffs, l’inquiétude du concept, enveloppant tout malgré tout.

    Les grands événements tranchent vers l’avant, les doctrines

    comme les mouches se disputent la laque de lait, les héros

    affrontent leur mort : « l’inquiétude est essentielle à la félicitédu Soi », pourrait traduire Hegel, encore classique. Impossible

    de renoncer à penser. Mais un siècle plus tard, l’ordre de gran-

    deur et de questionnement change, radicalement : les petites

    perceptions deviennent des amas d’immenses souffrances,

    obscènes. Cassure de tous les optimismes idéologiques. Le

    goulag soviétique et camps d’extermination nazis, millions de

    viscères prises dans l’engrenage « gauche, droite, avancez ».

    Le dégoûtant   à vue de nez s’appelle désormais l’énigme dumal. L’horloge a explosé, la ission des inimes atomes dépasse

    l’action des petits ressorts. Les grands États délèguent leurs

    petites guerres sales. Et que devient aujourd’hui l’ « inini

    environnant » de Leibniz sous le microscope des médias et

    de l’information éclairée, documentée en milieu urbain ?

    Bref, uneasiness, inquiétude sociale de l’époque, Unruhe  ne

    sont plus réductibles à une « démangeaison » passagère. Se

    - 48 - - 49 -

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    voiler les yeux et serrer les lèvres ? Un marmonnement de

    ventriloque. Le philosophe qui cultiverait ainsi une très haute

    opinion de ses profondes vérités ne serait que le plus avarié

    des avalés. Nous ne sommes pas classiques tels quels ni même

    contemporains : les petites œuvres de la pédagogie font toute

    la différence.

    Quatrième chapitre

    Heidegger le long du Rhin

    S’interroger sur le monde sans culpabilité, sans

    aigreur… se disposer comme à l’hiver , si j’ose dire,en tant que cette saison est une redisposition des

    igurants du monde.

    M D, traducteur de Hölderlin et

    Heidegger, Liberté , nos 97-98 (1975), p. 185.

    An de grâce 1801. Vibrant aux antiquités grecques, aux

    réminiscences de Schiller et du jeune Hegel, et peut-être

    aux suites européennes de la Révolution française, le poète

    souabe Friedrich Hölderlin écrit ses deux hymnes intitu-

    lées « Germanien » et « Der Rhein ». Quelques années plus

    tard, après l’achat de la Louisiane napoléonienne par le

    jeune gouvernement , les capitaines Lewis et Clark ainsi

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    que quelques engagés canadiens-français franchissaient le

    mythique Mississippi, ouvrant l’ère du Far West et réalisant

    ainsi le rêve de Jefferson. Qu’appelle-t-on baptiser les lieux et

    penser l’histoire dans la contemporanéité de telles différences

    géotopiques ? Qu’appelle-t-on « frontières » dans l’ancien

    monde et un Nouveau Monde encore sous le choc de découvrird’autres terres menant à un autre océan ?

    Or donc, au semestre d’hiver 1934-1935, un an après son

    expérience ambiguë de rectorat et quelques mois après le

    plébiscite qui nommait Adolf Hitler président (absolu) et

    Chancelier du Reich, le philosophe de la Forêt-Noire Martin

    Heidegger donne un cours public sur le pur poète Hölderlin

    — qu’il veut réinterpréter pour ses compatriotes. Philosophie

    et poésie enjointes dans le détail d’une conjoncture décisive.Au même moment, cherchant un « vrai climat spirituel » dans

    la vallée du Saint-Laurent, l’abbé Lionel Groulx stigmatisait

    l’état valétudinaire de ses compatriotes, serviles, ignorantins

    de leur histoire et de leurs droits in « L’éducation nationale »,

     Action nationale, , septembre 1934 — avec une curieuse allu-

    sion aux camps de vacances pour instituteurs en Allemagne…

    Mais de toute évidence, Lionel n’est pas Martin.

    Qu’appelle-t-on écrire, professer, vouloir convertir ? Qu’ap-

    pelle-t-on rappeler tout à coup les mausolées plus ou moins

    enfouis d’un peuple ou d’une peuplade avec ou sans « his-

    toire » ? C’est ce que vous saurez à moitié en lisant le com-

    mentaire de Heidegger sur Les hymnes de Hölderlin : « La

    Germanie » et  « Le Rhin », traduction de François Fédier et Ju-

    lien Hervier (Paris : Gallimard, 1991). Le traducteur-épigone

    Fédier qui vient aussi de publier Heidegger : anatomie d’un

    scandale  (Laffont, 1988), réponse un peu vacillante à Victor

    Farias, Heidegger et le nazisme (Verdier, 1987), présente briè-

    vement cet ouvrage. Preuve d’innocence, poétisation oiseau-

    oiseau ? Les termes sont très délicats sur la patinoire : le cours

    du professeur serait à la fois continuation radicalisée de ce qui

    était « une véritable révolution de l’université allemande » etmétamorphose de l’échec du rectorat. Voyons voir, entendons

    écouter. L’expérience de la lecture promet d’être cruciale, mais

    pour qui et jusqu’où dans le symbolisme d’une croix ?

    Analyser le mode de traduction intralinguistique que

    Heidegger opère sur les strophes du poète représente un

    travail trop long à faire ici. Il y a une richesse lexicale qui déie

    tout calcul contextuel1. Disons qu’en général le philosophe en

    remet, ajoute au poète, non pas joyeusement, hélas ! mais avecune componction certaine qui, se voulant limpide, obscurcit

    l’économie souveraine de chaque hymne. Projection aérienne

    des signes, herméneutique des tropismes : toujours s’orienter

    vers, s’ouvrir à, faire fonds sur… Ainsi le commentaire sur La

    Germanie commence avec les rapports entre langage et poésie

    par-delà le bavardage et les platitudes citadines, la fonction de

    la posée dans les Dasein historiques des peuples, le rapport

    de la terre natale à la patrie, la perte des dieux par-delà « ledoute des curés » et la détermination du ton fondamental

    (Grundstimmung) de ce poème : à savoir l’oppression qui seule

    rend disponible dans le deuil sacré. Puis vient un hallucinant

    1 On devrait néanmoins lire « Pourquoi restons-nous en province ? »,traduit pour la première fois dans le Magazine littéraire, no 235(septembre 1986), pp. 24-25. Diffusé à la radio et publié dans lejournal national-socialiste au pays de Bade, Der Alemanne, mars1934.

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    condensé (pp. 112-143) chapeauté par le polémos d’Héra-

    clite, la nécessité d’endurer les contradictions essentielles

    et l’indication du Dasein  historique du peuple allemand via

    maître Eckhart, Hegel, Nietzsche — comme puissance d’une

    mission germanique dans la question de l’Être. Les derniers

    vers de l’hymne et du poète sont plus simples et modestes : « ÔGermanie, lorsque tu es prêtresse/ Et, sans arme, dispenses

    alentour conseil… »

    Jusqu’ici l’élection de cette pensée va bon train. Après

    quelques remarques brillantes sur la particularisation

    qu’opèrent les poésies dites luviales, Heidegger longe alors

    le texte du Rhin en développant cette fois la notion de demi-

    dieux — commis-voyageurs faisant la navette entre la sous-

    divinité et la surhumanité — et le destin de l’homme. Lafondation de l’Être à partir du ton fondamental de ce poème

    qui est ici : la compassion avec la passion des demi-dieux.

    Puis vient l’intronisation de Hölderlin lui-même comme poète

    de l’Être allemand futur, s’adressant aux Allemands pour les

    Allemands. Enin une longue (et quite  complexe) méditation

    ontologique (pp. 220-269) sur l’énigme de ce qui surgit dans

    cette question, le recueillement et le secret donnés en partage

    puisque fondés sur un héritage commun, la réitération de lamission allemande (avec ce qui la distingue des Grecs) à partir

    du Dasein. Les dernières pages rappellent le « libre usage du

    national », expression du poète dans sa fameuse lettre à l’ami

    Böhlendorff, datée du 4 décembre 18012. Et soudain dans un

    2 Sur ce thème interterritorial, on fera bien de consulter le premierouvrage de E. M. Butler, The Tyranny of Greece over Germany ,Cambridge : Cambridge U. Press, 1935 ; mis à l’index nazi l’annéemême.

    langage de redressement, Heidegger termine ainsi : « Ce qui est

    donné aux Allemands : le pouvoir de saisir, prévoir et planiier

    les diverses tâches, compter, ordonner jusqu’à l’organisation. »

    Comment faut-il lire ces lignes ?...

    Contrairement à d’autres textes de Heidegger, ce long commen-

    taire est assez lisible. Cherche la sympathie par ses tensions

    manifestes ; les traductions sont raisonnables et correctes

    même si l’épigone Fédier a traduit Innigkeit   (intimité) par

    « tendresse » avec une trop longue justiication (pp. 276-277).

    Serait-ce pour attendrir le public dans un lavage de linge sale

    franco-germanique en famille gauloise ? Je ne sais. D’ailleurs

    toute cette histoire ré-ouverte pour énième fois est tout à fait

    sédimentée, redondante3. Un siècle plus tôt, elle ressemblerait

    au réveil d’Edgar Quinet ex-germanophile et à la lucidité del’exilé Heine, après l’élogieux De l’Allemagne (1813) de Mme de

    Staël, elle en quête de « profondeur métaphysique » à la fois

    rigoureuse et ténébreuse. France et Allemagne : collaboration

    asymétrique de deux énigmes territoriales le long d’un même

    leuve à la hauteur des Vosges et de la Forêt-Noire.

    En tout état de cause entre pieux heideggériens voués à leur

    demi-dieu et leur visa biblique, et les résistants heidegguer-

    riers en suspicion totale, ce cours public qui précède de peu

    l’Introduction à la métaphysique  (1935) aux curieuses allu-

    sions géopolitiques est extrêmement important — plus que

    3 Déjà Koyré et Löwith dans Les Temps modernes (1946-1947) immé-diatement après la guerre, le jeune Habermas, Jean-Pierre Faye ouautrement Adorno, Le jargon de l’authenticité. De l’idéologie alle-mande, trad. E. Escoubas, Paris : Payot, 1989. La traduction anglaiseest parue en 1973 aux Presses de l’Université Northwestern, traduc-tion impensable en France à ce moment.

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    les questions factuelles de carte de membre du Parti nazi ou

    de contacts louches le long de sa carrière. Banal, renaissant,

    martelé, le rappel du Deutschtum spirituel du peuple allemand

    est clair comme une eau de roche. Germano-centrisme. Nous

    sommes ici au cœur du « scandale » : un philosophe ne peut

    penser qu’avec le schéma d’une mission alors que ce schémase dédouble d’une autre ambition sur le terrain, autour de

    lui, alors qu’au printemps 1935, Le Triomphe de la Volonté  

    de la cinéaste Leni Riefenstahl est porté sur tous les écrans

    et que Hitler lance le signal du réarmement de l’Allemagne !

    Ceci établi, l’œuvre missionnaire de l’ontologue et les effets

    criminels d’un Deutschtum  précis, historial, qu’il n’a jamais

    vraiment dénoncé-dévoilé, lui grand amateur de la vérité-

    alètheia, invitent chacun à penser l’impensé des conclusionsqui s’imposent : déjà adulé, Heidegger est au moins respon-

    sable (aveuglements dans sa théorie) de ne pas s’être senti

    responsable des beuglements (questionnables) de l’action!

    Oui, bien que sur le podium des borborygmes teutons, Martin

    le malin professeur ne soit pas Adolf. Au même titre — soyons

    charitables — que ces noms propres dans l’éventail des pré-

    méditations de pouvoir et des coniteor occidentaux : Platon

    « dictateur » en herbe n’est pas Denys de Syracuse, Aristote

    n’est pas l’armée conquérante de son élève Alexandre,

    Thomas d’Aquin n’est pas l’Inquisition de ses Frère Prêcheurs

    ni l’écurie thomiste du Cardinal Villeneuve, Hobbes n’est pas

    Cromwell ni Diderot l’agressive Catherine de Russie, Hegel

    fonctionnaire n’est pas l’État du Royaume prussien, le jeune

    Blanchot n’est pas Maurras, enin Lukács, Althusser et les

    intellectuels crypto-marxistes ne sont ni Staline ni Ceauşescu.

    Mais la tragi-comédie de l’Europe des idées est d’une lourde

    hypothèque et d’une rare épaisseur dans l’aveuglement de soi.

    Revenons à l’espace et au temps pédagogiques de l’Amérique

    du Nord. Pour les chercheurs curieux, toujours ouverts jusqu’à

    la béance, soumis au Dasein-dépotoir d’une autre historicité

    provinciale et d’un autre exotisme, la publication des Hymnes

    de Hölderlin donnera le plaisir de relire pour elles-mêmes

    (et malgré Heidegger) les Œuvres complètes de ce grand

    poète éclairé4 — comme on lisait dans sa pure adolescence

    Rimbaud, Whitman, Dylan Thomas, Césaire, Hénault. Donneral’occasion de se rappeler un épisode (refoulé) de leur histoire

    dite « nationale » et de ses greffes herméneutiques : c’est

    Fernand Couturier, auteur de Monde et être chez Heidegger  

    (, 1971) qui a osé répondre avec courage et beaucoup de4  Après les poésies, il faut relire les vitupérations de Hölderlincontre le peuple allemand (et ses élites) dans les dernières pages deHypérion. Revenu des îles grecques et de la Sicile, Hypérion arrive enAllemagne « tel Œdipe aveugle, sans patrie », vagabond, sans chaire

    et voici ce qu’il comprend : « Des barbares de longue date, rendusplus barbares encore par leur zèle, leur science et leur religionmême… Il n’y a rien de sacré que ce peuple n’ait profané, rabaissé auniveau d’un misérable expédient ; et ce qui, même chez les sauvages,se maintient ordinairement dans sa pureté divine, ces barbaresmaniaques de calcul en font l’objet d’un métier. Comment agiraient-ils autrement ? Une fois que l’homme a subi un tel dressage, il nevoit plus que son objectif… Ils ont une si grande peur de la mort ; etpour cette vie de limaces, ils souffrent toutes les hontes », Œuvres,Paris : Gallimard, 1967, pp. 267-270. À ma connaissance, le Doktor  etprofesseur Heidegger n’a jamais commenté ce passage prémonitoire.

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    précautions (« Réhabiliter la culture », Le Devoir , 25 octobre

    1977) au schéma néo-deleuzien, prématuré et désertique de

    Morin et Bertrand exposé in « Dépayser la culture » (ibid., 15

    et 22 octobre). Enin cette œuvre donnera peut-être l’espoir

    de voir un jour un philosophe analyser, décortiquer la mytho-

    logie, la sémantique politique, la géomancie des lieux et despoésies luviales à partir de Jacques Cartier et de la « riche

    toison » d’un Jason françois annoncée par Lescarbot au début

    du e siècle. À moins que tout ait déjà été largué dans le long

    métrage de J.-D. Lafond, agrégé de philosophie de Clermont-

    Ferrand, Les traces du rêve  (, 1986, 95 min). Première

    synthèse-interprétation de l’œuvre (polymorphe) du poète et

    cinéaste Pierre Perrault, lui un peu amer et dubitatif 5. Mais le

    leuve Saint-Laurent n’est pas le Rhin, le Mississipi n’est pasla Loire. L’expérience de la découvrance après-coup ne coïnci-

    dera jamais avec le recueillement sur des littoraux millénaires

    mais elle n’empêche pas de questionner autrement.

    Hölderlin avait parlé des « neiges extrêmes du Parnasse » du

    point de vue de l’aigle ; dans un spasme de vivre, Nelligan

    a farfouillé la tautologie « Ah ! comme la neige a neigé ! »

    Comment donc survivre à une telle tautologie ? Ne resterait-il

    alors que le principe d’une ironique tempête de blanc ain demieux redisposer — en deçà même de l’histoire — poètes et

    philosophes également igurants de ce monde ?

    5 Augmenté sous forme d’un livre-essai, Les traces du rêve, Montréal :Hexagone, 1988 ; écouter « le bruit des raquettes en lutte avec laneige glacée » — traces dédiées entre autre à Gil les Deleuze ; à noter,la présence consolante de Michel Garneau et du marin-philosopheMichel Serres heureux professeur en Californie et que l’on retrouvedans Pierre Perrault, La grande allure. 2. De Bonavista à Québec. Récitde voyage, Montréal : Hexagone, 1989.

    Cinquième chapitre

    Lettre de Saint-Pie-les-Urubus

     Adressée à Y. Lamonde

    Saint-Pie, 12 septembre 1993,

    vents extrêmement violents — qui me rappellent

    Delphes sur une pente du Parnasse

    Salut Yvan,

    Quelques mots pour me réchauffer les doigts, à mes risques,

    et faire le ménage dans le dedans du cortex ! Je t’envois enin

    le compte rendu de ton livre cum Eliane Gubin, Un Canadien français en Belgique au   e siècle. Correspondance d’exil de

    L.-A. Dessaulles 1875-1878, Bruxelles : Palais de l’Académie. Je

    l’ai fait parvenir à Philosophiques. Un texte plus long terminé

    en décembre dernier a été perdu avec le tiers de mon disque

    dur Macintosh — sans aucune autre copie. Deuil de six mois,

    un peu en compote. J’ai relu la correspondance de Dessaulles

    cet été, bouleversé par cette pensée de l’exil, et pour d’autres

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    raisons (réforme Robillard au collège, choix « géo existentiel »

    de vie quant à moi, passage à demi-temps forever …). Bref, c’est

    un autre texte et le dernier compte rendu de ma vie !1 

    Voilà, sur ce sujet énorme qui commence avec le verbe « Penser

    l’Amérique en philosophie » — sous-titre « ou la septième

    lecture de M. Emerson au marché Bonsecours » dont je t’ai

    parlé en mars 1992 —, il y a hénaurmément de choses non

    pas à dire mais à faire comprendre, questions de stratégie !

    Dificile ! La position de chacun des autres invités et thèmes

    au colloque de l’université McGill est beaucoup plus claire,

    datée, autonomisée : culture populaire, politiques « révolu-

    tionnaires », littérature, art lyrique, peinture, urbanisme et

    architecture… Et, à quelques exceptions près, nos philosophes

    universitaires ont tellement tout fait pour ne rien donner làen prospective ! Faudrait-il redevenir impie ? En tout cas, ce

    sera ma dernière contribution collégiale à la Chose en soi et

    pour tous ! J’ai consacré dix ans de ma vie au problème, gratui-

    tement, et aujourd’hui je commence à comprendre que…

    M’enin… comme dirait Lagaffe.

    Tout d’abord, as-tu lu l’article concis de la wittgensteinienne

    Christiane Chauviré « De la dificulté d’hériter en philoso-

    phie. Emerson, Cavell et la philosophie en Amérique » dans

    le beau numéro de Critique consacré à la Nouvelle-Angleterre

    (juin-juillet 1992) ? Clair, émerveillant, cela m’a tué… mais

    je vais tenter de répondre aux diverses questions naïvement

    courageuses de ses quatre derniers paragraphes. En fait, le

    1 Publié dans Philosophiques, , printemps 1994, pp. 271-272.Également publié pour discussion interne dans Le Bulletin GabrielNaudé , octobre 1993, sous le titre un peu provocant, « Souverainiste,minoritaire, cosmopolite et transculturel avant la lettre ».

    rapprochement Chauviré-Cavell répète autrement le coup

    de foudre Bergson-W. James (cf . ma bibliographie atlan-

    tique « Chassé-croisé d’une conversation… » in Philosopher ,

    13, 1992) qui lui-même répétait (autrement) la traduction

    Montégut-Emerson sous le titre génial de Essais de philosophie

    américaine (1851) — un an avant les tournées montréalaisesde Emerson et de l’ex-trancendantaliste Orestes Brownson

    converti au catholicisme —, elle-même… (autrement) le

    tandem fraternel Condorcet-Franklin, etc. Chauviré cherche de

    l’air frais et des alliances dans le virage des hautes institutions

    philosophiques parisiennes. Pousser très loin cette conscience

    d’une complémentarité saturation-scolaire / liberté-natale

    (France-) garantirait peut-être l’horizon d’un travail

    ironique au bord du 45e

     parallèle : la province de Québec rélé-chissant les reliquats de l’inconscient euro-américain. Il y a

    de l’avenir si on le désire. Mais ai-je les moyens stratégiques

    de cette virtualité, hors l’écriture qui toujours nécessite des

    lecteurs un peu fous, sans carte postale et à la recherche d’un

    timbre nouveau dans la pensée ? Faudrait donc prouver à ce

    colloque qu’on a « en philosophie » ici

    maintenant. Bel effort nié par les faits institutionnels et les

    récents événements. Quelle galère !

    Depuis la Querelle du Nouveau Monde 1750-1900 narrée il y a

    longtemps par Antonello Gerbi mais non traduit en français, le

    thème de l’héritage en philosophie tenaille le citoyen éclairé

    des Amériques (et pas seulement ), qu’il soit au Mexique,

    en Saskatchewan, au Québec, en Argentine ou à São Paulo : vie

    ordinaire, pauvreté de l’instinct philosophique, poids factice

    de la culture européenne, solitude sauvage de la Lebenswelt .

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    Et donc self-reliance dans un sens très domestique. Ne comp-

    tons que sur nos propres moyens. Mais seuls, nos collègues

    états-uniens ont eu l’audace de faire corps avec la jérémiade

    historique, la transformant pragmatiquement parlant. Parfois

    exportant leurs paradigmes. Car on exporte aujourd’hui

    l’éthique de la self-reliance  ! Et si on le fait, peut-on se satis-faire ici d’hériter-importer des néo-dépôts sacrés (y compris

    l’épistémo / logique anglo-saturée) sans jamais en irriter les

    responsables ? La peur d’innover ?

    Vois le retour ironique du boomerang Emerson : après ses

    conférences au marché Bonsecours, après quelques citations

    tactiques par Bastien et Lemoyne, le voici 150 ans plus tard

    dans Critique, revenant avec un philosophe très américain

    qui commence à faire fureur et une voix française, relevantThis New Yet Unapproachable America  pour le traduire aux

    éditions « marginales » de L’Éclat. Comment Emerson et

    Stanley Cavell (dont le mouvement anti-épistémologie-profes-

    sionnel ressemble en partie à Rorty mais plus riche, in, près

    de la culture pop) relancent-ils la Renaissance américaine et

    pourquoi pôgnent-ils aujourd’hui en France, éditorialement,

    géopolitiquement, pédagogiquement, fantasmatiquement,

    heintellectuellement ? Peut-être parce qu’ils imaginent uneœuvre (la leur, signée) en racontant ses conditions de possibi-

    lités a posteriori et suggérant des afinités-comparaisons avec

    des noms connus, Nietzsche, Heidegger, Wittgenstein… ! Déjà

    en 1959 Marcuse appellait Dewey le Fichte américain… Ces

    afinités ne sont pas celles de singes électeurs.

    C’est quoi, la puissance d’une œuvre ? Mon hypothèse (qui est

    au fond notre hypothèque commune), c’est que ces penseurs-

    fondateurs-créateurs américains issus d’une Constitution

    politique — la première dans les Amériquesdown to Patagonia 

    — ont aussi coupé avec les instances cléricales, sectaires,

    institutionnelles, politicaillantes, coupé avec le mythe (réussi-trahi) de la Révolution américaine. Ont fait le deuil des « États-

    Unis » réels. Voyons voir. Poe mort en 1849, européotrope

    dévoré par ses visions de doubles et de mort, approprié par

    Beau de l’Air dès 1852, Hawthorne (The Scarlet Letter , 1850,

    The House of the Seven Gables, 1851), pur artisan par choix,

    contre-puritain, anti-utopiste Brook Farm, devenu consul

    pour le beurre, Emerson libre penseur, indépendant dès 1837

    alors qu’on se rebellait dans la sacriicielle vallée du Richelieu,Melville (Moby Dick , 1851, dédié à Hawthorne, Pierre or the

     Ambiguities, 1852), ex-voyageur au Paciique, radicalement

    pessimiste, dans la dérision de l’Oncle Sam, Thoreau (Walden,

    1854), dissident perpétuel, anti-institution, phénoménologue

    de Walden Pond (l’univers entier sur la peau d’une grenouille)

    et Whitman (Leaves of Grass, 1855) lançant ingénument « The

    Song of Myself ».

    ,

    nationale et/ou pseudo-cosmopolite. Très anti-Boston la

    patricienne. Ils se côtoient en bouillonnant dans le jus de leurs

    œuvres, ont fait le grand saut symbolique dans la iction de

    l’écriture, transformant l’impossible Origine. — Sur un autre

    registre, il y a ce philosophe tragique de l’histoire, Henry

    Adams. Mais sont aussi typiquement américains, groundés

    dans leur individualité anticonformiste , proches de

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    Comment alors penser l’insertion de la (ou des) culture

    canadienne / québécoise-depuis-toujours-américaine dans

    l’Amérique des cogitos et pour quel auditoire de Lumières en

    1775, 1852, 1879, 1960, 1993 ? Par la francofunny qui repré-

    sente un cul-de-sac impérial (dixeunt  Chauveau et Crémazie) ?

    Ou comment construire l’américanisme de la « quhébétude »(Ducharme) et contre quelle élite-cible, encore irresponsable

    dans sa pensée non libre ? Stratégies fort différentes. Mais

    ousski sont nos philosoffes ? Nulle part. La polémique agoni-

    sâânte de Dumont-Bissonnette publiée dans Le Devoir de

    septembre 1982 résume l’effort ultime. J’hésite donc entre

    expliquer le manque-à-savoir grâce à une histoire hardcore 

    du contexte atlantique ou remplir le manque

    … underdog  de ma communauté idéale, unwouf-wouf sur le continent des séquoias rouges et de sapins

    verts : arrivant en fait trop tard au Québec, le vice de structure

    étant coulé dans le béton armé, de trop loin en France incons-

    ciente (à moins de redevenir L’Ingénu, version 1993) et trop

    tôt en Amérique, du moins celle que je porte dans ma tête et

    mon cœur. Penser américain en philo — ou « néo-mondial »,

    épithète que j’ai tirée de l’expression Nouveau Monde, vite un

    brevet —, ce serait inventer des catégories avec le style tran-

    chant issu de sa propre culture paradoxale, créer des formes

    de vie quotidienne, entre le rire précolombien et les nécroses

    atlantiques des hautes philosophies de France et d’Amériques

    (bien que je fraternise avec certains collègues du Mexique et

    du Brésil), c’est-à-dire devenir auteur malgré tout au cœur

    d’un processus sans in. Simplement, pleinement, mortelle-

    ment, souverainement. « The ininitude of the private man. »

    Assez ergoté, au boulot des dernières écorces.

    Voilà Yvan, j’espère que l’automatisme de mes ruminations

    ne te fait pas trop peur. Suis dans ma dernière phase euh…

    heuristik, . Je congédie mes créatures

    comme l’écrit si bien   dans le discours de sa méthode

    intitulée Monsieur Melville, je (me-nous-elles) teste, j’expéri-

    mente… hors d’œuvre. Mais le Moby Dick du grand malaisehistorique sera néanmoins vaincu au mois de novembre, je

    vais trancher dans le vif du Sujet. Déjà pour le 15 octobre

    selon le protocole. En toute sérénité. S’il devait m’arriver un

    accident, restera cette lettre mackintouchante dont tu détiens

    peut-être la clé et le code. Une chose est sûre : aérée, souriante,

    la communication verbale sera différente du texte écrit — je

    prévois 15 pleines pages (cherchant aujourd’hui un dispositif

    typographique pour faire voir l’entreprise), plus cinq pagesde notes avec une bibliographie américaniste déjà   et un

    appendice intitulé « Éléments pour une chronologie quasi-

    baroque de la Renaissance américaine, Europe, Amériques

    1850-1855 », tout à fait original et éclairant 2  —. Un peu

    comme au temps de Doutre, l’argument écrit demeure la seule

    pièce qui radicalement démontre son propos à l’intérieur de la

    procédure, la plaidoirie parlée étant préparée pour la galerie,

    séduction ou harangue ! Encore faudrait-il posséder un code

    de procédure créatrice dans l’ordre de la rélexion.

    Essaie de jeter un coup d’œil sur Crispy Chauviré et le numéro

    2 Ma contribution au colloque sur les « Constructions québécoisesde l’américanité aux e et e siècles » (l’énoncé du thème n’est pasneutre) est publiée dans Québécois et Américains. La culture québé-coise aux  e et  e siècles, G. Bouchard et Y. Lamonde (éd.), Montréal :Fides, 1995 : « Penser l’Amérique en philosophie », pp. 341-368.Texte revu et en partie repris sous le titre « Littoral pour la pensée »,Novation. Philosophie artisanale, Montréal : Liber, 2004, pp. 131-154.

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    de Critique re  la Nouvelle-Angleterre si tu en as le temps —

    peut-être aussi le collégial numéro de Horizons philosophiques,

    « De Buenos Aires à Québec », 1991 —, je serais très curieux de

    lire tes réactions en tant que lecteur-rechercheur du phéno-

    ménologue John Wild, un jour. J’ai aussi fait ma thèse de

    maîtrise sur la période américaine et libérée de Whitehead en1968. Avec l’ancêtre commun, Houde ! Autrement, commen-

    taires, réserves, craintes, suggestions, etc. De toute évidence,

    je suis seul responsable. Cela a toujours été. Heureusement,

    heureusement.

    Poignée de mains par delà le mont Yamaska,

    les urubus à tête rouge et les deltaplanistes !

    Robert 

    Sixième chapitre

    Balles pour une histoirephilosophique de la neige

    Dès que sa voix forte jaillissait de sa poitrine et

    que les mots tombaient comme des locons de

    neige, aucun mortel ne pouvait plus rivaliser avec

    Ulysse.

    H, Iliade, , vers 221-223

    Dédié aux enfants du monde entier 

    Le jeune lecteur ou lectrice trouvera ici un ensemble de cita-

    tions, passages, références faits à la neige ou décrivant des

    effets de neige dans des textes à caractère « philosophique ». Je

    collectionne les citations là-dessus depuis un quart de siècle.

    On s’étonnera de cette entreprise un peu folle qui a commencé

    avec mes recherches sur L’Amérique française, dans un pays où

    - 68 -

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    la neige a toujours rempli, consacré, entre autres jugements

    ethno-politiques, une certaine fonction exotique pour le meil-

    leur et pour le pire… La première fois où j’ai voulu donner un

    sens à tout ce que j’avais jusque-là ramassé, c’est à l’automne

    1994. Je venais de passer un premier hiver dans une maison

    canadienne située entre le mont Yamaska et la rivière Noire.Vastitude, bourrasques de vent, sorte de désolation très

    blanche, permanente, qui tranchait avec les bigarrures du

    déneigement à Montréal, métropole quadrillée de dépanneurs

    et d’immeubles, macules, saletés de poubelles, etc. Expérience

    totale pour l’animal urbain côtoyé par une petite chatte qui lui

    a montré l’instinct de survie. Sur une table donc, dizaines de

    iches, une plaquette oubliée sur l’exemple de la neige et du feu

    dans le Phédon de Platon, brouillons de papiers, photocopieséparpillées, y compris des reproductions de certains tableaux,

    de Brueghel l’Ancien aux impressionnistes : Pissarro et Paris

    sous la neige qui me rappelaient un certain mois de mars

    1970 rue de la Vistule, une petite tempête de neige matinale,

    le chaos parisien mais j’étais dans mon élément, la différence ;

    heureux de marcher sur la neige, place d’Italie, souverain.

    Quelle avalanche de souvenirs et d’idées fuyantes jusqu’aux

    oppressantes nuits d’hiver de ma haute adolescence ! Je me

    suis aussi rendu compte que mon projet était précocement

    casse-cou… D’où une « Mise au point sur une entreprise philo-

    sophique de déneigement », Bulletin Gabriel Naudé (décembre

    1994) offerte avec une épigraphe de Yannis Ritsos : « Peut-être

    n’était-ce là/ une victoire de la neige, mais tout bonnement

    une paix neutre ». Oui, je n’ai pu qu’annoncer la chose, deux

    pages dans Dépouilles. Un almanach  (Montréal : Liber, 1997,

    chapitre : « Tout blanc »). Le jeune lecteur aura compris que

    j’ai mis le projet au congélateur, pour employer une image un

    peu facile.

    Il a neigé depuis plusieurs millénaires sur les cinq conti-

    nents, c’est le moins qu’on puisse dire. Sur les carcasses de

    l’homo sapiens sapiens, avant même le désenclavement du

    monde méditerranéen (Chine, Amériques). Il neige dans les

    deux épopées d’Homère et il neige dans la bible hébraïque,

    notamment au Livre de Job… Il pleut, il vente, il neige, il

    tonne : verbes impersonnels. Il, « sujet apparent » comme le

    répétait mon professeur d’école, sévère, tout en agitant les

    bras avec un sourire malicieux… Si Athènes et Jérusalem sont

    les lieux sacrés et fantasmatiques de la tradition occidentale,

    le séjour et le spectacle des dieux et des déesses, immortels,

    se retrouvent au mont Olympe (2917 m) au nord-ouest, et larévélation du Dieu unique — hallucination visuelle ou audi-

    tive d’une voix unique, paternelle ? « Chema Israël » — aurait

    eu lieu au mont Horeb (2285 m) au sud en Égypte. Altitudes

    enneigées, raréfaction, alliance de feux originels à méditer. Il y

    a parfois des tempêtes de neige à Athènes. Et je me souviens

    même: Jérusalem « complètement paralysée », un 25 février

    2003, une vingtaine de centimètres ! Événement qui m’avait

    inspiré en classe un aparté sur cette ville au sol sédimenté parles trois monothéismes (enfantés dans la violence et la perpé-

    tuant), les souvenirs de l’Empire romain et les évangéliques

    sionistes qui y attendent et travaillent à nouveaux frais un

    Armageddon. Jérusalem très ostentatoire ! Mais qu’est-ce qui

    ne tourne pas rond dans ces monothéismes de la « révélation »

    écrite ? Méditation sur la condition humaine. Pourtant il ne

    faudrait pas pousser la malice jusqu’à souhaiter une tempête

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    de verglas… Plutôt des canons à neige permanents pour un

    boycott de tous les produits dérivés des monothéismes ! Les

    deux classes d’adolescents avaient, semble-il, apprécié le spec-

    tacle de ma