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Jean KERGRIST TROUSSE COCOTTE NOIRE ÉDITIONS DES RAGOSSES

Trousse cocotte

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Tandis que son héros remonte la piste de divers trafics clandestins, Jean Kergrist file les métaphores pour notre plus grand régal, avec une langue verte et l'art du détail. Un roman noir certes, qui tient de la satire sociale, du dézingage anar et de la gaudriole, mais illuminé par un humour terriblement efficace.

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11 €ISBN 978-2-916777-06-7

Septembre 2024, au bar-tabac-poste-épicerie-boulangerie Le Kreiz Breizh, le jeune et frétillant Dorig Conan, curieux et emmerdeur professionnel, s’amourache bêtement de la belle Manon, une aguicheuse à double tiroir. Elle va le mener sur la route du poulet, du centre Bretagne aux pentes neigeuses de l’Himalaya : Peshawar, Leh, Shrinagar… dans une histoire de trafic de pierres précieuses, d’aliment hors-sol, d’espions, de marchands d’armes, de porteurs de valises et de tontons flingueurs.

Le jour, un petit train à vapeur transporte les touristes chinois le long du canal de Nantes à Brest tandis que la nuit, d’autres transferts, occultes ceux-là, prennent le relais en direction du nouvel aéroport international Notre-Dame-de-Guiscriff. Au cœur de ces activités louches, un immense pou-lailler souterrain et une auberge de Glomel, tenue par Gordon Lefébur, lord anglais, ex-diplomate au Moyen-Orient. Dorig Conan, héros malgré lui, va remonter cette piste clandestine…

Si un quidam se reconnaissait dans l’un ou l’autre de ces personnages, l’auteur ne pourrait que se trouver flatté d’une telle parenté fortuite…

Créateur du TNP (Théâtre National Portatif), de ses fameux clowns — atomique, agricole, cocogéma… — et de spectacles de contes, Jean Kergrist est également l’auteur de films et d’une vingtaine d’ouvrages. Il est aujourd’hui producteur délégué à ArmorTV et à France Culture.

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Du même auteur

Ici bat mon pays, contes, Les Paragraphes Littéraires, 1971

La Raffinerie baladeuse, théâtre, Maspéro, 1972

Massacre à Chambéry, théâtre, Oswald, 1973

Grand bal à Saint-Lubin, contes 1984 — réédité en 1999 par Ton Doubl

Le Pape voyage, théâtre, TNP 1996

Bal Bras e Sant-Lubin, SKol Vreizh, 1997

Flora, roman, Ton Doubl, 2000

La Gavotte du cochon, contes, Ton Doubl, 2001

Conseils à Gogo, essai, Des dessins et des mots, 2001

La Veuve, théâtre, Ton Doubl, 2002

Les Bagnards du canal de Nantes à Brest, histoire, Keltia Graphic, 2003

(8 éditions, en poche en 2007)

Barouf en campagne, contes cruels, Des dessins et des mots, 2004

Bagnards en cavale, roman, Keltia Graphic, 2005

Chronique brouillonne d’une gloire passagère, essai, Keltia Graphic, 2008

La Cordillère des jambes, roman, Coop Breizh, 2008

Les Nouveaux conseils à Gogo, essai, La Ligne pourpre, 2009

Grosse déglingue, roman noir, Éditions des Ragosses, 2012

Qui a tué Poulain-Corbion ?, histoire, Montagnes noires, 2012

En collaboration :

Polyphonie, Parhélie, 1983

Crachins, Baleine/Le Seuil, 2001

En Bretagne ici et là, Keltia Graphic 2008

Couverture : Sur une idée de Marlu

© Stocklib, Paul Platts

© Éditions des Ragosses, 2013

ISBN 978-2-916777-06-7

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Jean Kergrist

Troussecocotte

Éditions des Ragosses

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« J’écris de la fiction, on me dit que c’est de

l’autobiographie, j’écris de l’autobiographie, on me

dit que c’est de la fiction, aussi, puisque je suis

tellement crétin et qu’ils sont tellement intelligents,

qu’ils décident donc, eux, ce que c’est ou n’est pas. »

Philippe Roth

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I Manon de Restelouet

Un bon quart d’heure que sa courbe sulfureuse trône sur le tabouret inox du Kreiz Breizh, fier comme cheval d’orgueil aux brancards d’une charrette de trèfle. Dorig pressent comme des montées libidineuses. Il n’est pourtant pas en manque. Son Alice de Quimper, experte en galette-saucisse, 71e posi-tion du Kamasoutra, l’a gratifié, pas plus tard que mardi dernier, d’une somptueuse visite de sous-préfecture, prolon-gée jusqu’au petit matin. Sans doute les premiers signes du machisme aigu que lui avait prédit pour bientôt son Alain de papa. Il lui avait raconté que, sur la cinquantaine, visitant un client de coopérative, il s’était senti venir l’émoi rien qu’à apercevoir le relevage hydraulique d’une barre de coupe. Il est vrai que les nouvelles ensileuses sont maintenant mieux carénées que les mois’ bat’ de moins de quarante ans.

Peut-être une petite crise pré-avant-coureuse de méno-pause phallique ? Pour se calmer les neurones, Dorig imagine, vieille recette de pompier lue dans Fémina, supplément hebdo du Télégramme, le contre-feu de l’hostie sacrée offerte

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en plénitude au-dessus du saint ciboire un saint dimanche après-midi de fête-Dieu. Ah ! ces vieilles photos sépia expo-sées sur le buffet de Maria Coroller, la voisine de ses vieux à Trémargat ! Mais la chair est faible. Le corps se traîne. Sour-dingue aux nobles sentiments. Le cortex n’en a rien à branler aujourd’hui des images pieuses. C’est la fille Le Cam, la sainte nitouche du catéchisme, qui lui rapplique maintenant dare-dare par le soupirail, détroussant en douce ses jupes pour appâter son Jésus. La vicelarde !

Au Kreiz Breizh, l’épicerie-bistrot-poste-tabac de Paule, on ne baragouine qu’a minima. Ou alors par onomatopées, longuement ruminées lors des fricots d’ensilages et les beuve-ries de pardon. Ici, le silence s’est tissé, depuis des lustres, un nid épais en poil de zébu. Cela fait maintenant un bon quart d’heure que la mère Lucas frotte le même verre à pied d’un torchon cradingue d’où émergent par endroits d’anciens carreaux rouges et bleus. Le lève de temps en temps à bout de bras pour l’offrir au soleil pâlichon suintant par intermittence d’une devanture aux rideaux crasseux. L’examine en experte du comptoir, obsession de ménagère de plus de soixante-cinq ans. Glisse ensuite un œil vers le calendrier à fenêtres mobiles affichant ce 27 septembre 2024 : un « cadeau gratuit, offert pour rien » par le Crédit Agricole. Le couve du regard en zyeutant en douce vers chacun des clients.

Trois pour l’instant. La fille de la sublime porte, Dorig et Job Leyour. Job tient permanence attitrée depuis des années à l’angle du comptoir, côté vitrine, renâclant des yeux et des lèvres, comme vache folle en crise, chaque fois qu’un client de passage lui dispute sa place réservée. Il a vendu son poulailler avant la grande crise de 2015 et, de tournées en libations,

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a déjà tout pété de son magot. Au moins trois fois par jour, comme angélus sonnant dans le vide d’un bourg déserté, il lève son verre à sa « putain de sacré nom de dieu de chance. »

« Bonne affaire, mal’zendou, J’ai vendu à temps. Aujourd’hui mon bagne à poules ne vaudrait plus un demi ! »

Encore deux ans à tirer avant la retraite à soixante dix et son gosier pourra à nouveau s’humecter à flot permanent. Il tapote sans répit le comptoir de ses gros doigts difformes. L’art de faire durer trois ou quatre heures chacune de ses Kro pression. Au grand désespoir de la mère Lucas, tenant profes-sionnellement, du lever au coucher, crachoir professionnel bougonneux. Job a passé l’âge de tenter sa chance auprès des gonzesses. C’est pas celle-ci qui lui fera lever le nez de son demi.

La fille au carénage paradisiaque siffle son reste de Morgane blanche. Repose sur le comptoir le Poher de la semaine. Laisse tomber, distraitement mais avec classe, en direction de Dorig, dont elle se sent épiée :

« Faut que j’y aille.– Ben oui, réplique la mère Lucas.– Faut bien, rajoute Job.– C’est pas trou, mais le Tampax !– Ah ! Ah ! »Par la vitre, tirant discrètement un coin du rideau plas-

tique, Dorig la voit enfiler son casque, aussi inspirée qu’un mamelouk ajustant son turban avant la bataille des Pyramides. Elle écarte largement les jambes — tocsin à nouveau à bord du cortex dorignien — pour enfourcher un scooter repeint bleu pétrole pétaradant à tout-va son échappement libre.

« Courageuse la petite, lance la mère Lucas.

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– Orpheline ? hasarde Dorig, avec une pensée émue pour Katell, l’amour de sa vie. Fauché en plein vol du côté de Bobo-Dioulasso.

– Travaille à la Tranchée de Glomel.– Sale boulot.– Pas plus qu’avant, lance Job.– Vivait à la colle avec un Ukrainien, ajoute la mère Lucas

d’une lippe gourmande.– Et alors ?– Buté bêtement. Par un transpalette.– À la mine de Poullaouen ?– À la Tranchée de Glomel, j’vous dis !– Y a longtemps ?– Pas plus tard que quinze.– Ans ?– Jours.– Y a du louche, lâche inspiré Job, en écrasant une mouche.

Puis tapote et retapote fébrilement le comptoir, en sortant de sa musette une paire de lunettes très kitch. »

Dorig a garé son Trafic pour quelques jours de vacances forcées — car son Mac est en déplantage à Tamouest Rostren — chez son vieux copain William Pitch, écrivain ferroviaire, en retraite à Paule. Le Pitch lui a déjà touché deux mots de cette installation branquignolesque. La grande Tranchée de Glomel, la vraie, Dorig s’en souvient. Il l’a visitée, il y a une vingtaine d’années, après un fest-noz à Maël-Carhaix marquant les cinq ans du trépas du barde Glenmor. Sa Katell — à ne pas confondre avec celle, nettement plus colo-rée, du barde — le tenait tendrement par la taille. C’était peu de temps avant le capotage de son avion au-dessus de

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Bobo-Dioulasso. Salaud de ministre des Transports en gros qu’a tout fait pour étouffer l’enquête !

La grande Tranchée, lui a raconté Pitch, a été doublée, depuis maintenant cinq ans, d’une tranchée parallèle, kif-kif, aussi balaise que l’autre. Vingt-trois mètres vers l’empire des taupes, trois kilomètres et des poussières vers l’empire du milieu. Un immense toit incurvé, coiffé de zinc, couvre la saignée sur toute sa longueur. Astucieux : grâce à l’iner-tie de ses parois de terre, l’installation se fout des vents et des frimas. Bio-construction qu’ils appellent ça. Des trains circulent dans les deux sens, sur des rails posés en fond de fouille. Tout le patelin est fier de cette nouvelle « Tranchée de Glomel ». Fred Turlen, le patron, ne s’est pas trop cassé le tronc pour trouver un nom de baptême à son gourbi indus-triel. La grande Tranchée, l’autre, la vraie, canal historique, fait la gueule à côté, bouffée depuis longtemps par des cyano-bactéries qui chient leurs saloperies tous les ans aux premiers rayons du cagnard.

Dans la journée, une vieille locomotive à vapeur, croupis-sant jusque-là sous la rouille en gare de Carhaix, transporte des touristes, par le contre-halage, du port de commerce de Brest au terminal de Saint-Péran, entrée ouest de l’usine. Surtout des Brésiliens, des Indous et des Chinois, nouveaux maîtres du monde qui ne savent plus comment dépenser leur fric.

La nuit, les wagons de marchandises retournent vers Brest, bourrés de fientes et lisiers de Kreizbreizhkistan, aussi inti-mement imbriqués que Sambre et Meuse. Le composé a été astucieusement baptisé « compost méthanisé » et les écolos du coin, heureux de savoir enfin épargnés leur « territoire »

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— appellation utilisée aussi par les élus et les blaireaux —, applaudissent des deux pognes à cette entreprise innovante. Largement dotée des crédits européens aux zones 5b en voies de désertification. Toujours ça de gratté !

Les notables locaux sont aux anges. Z’ont enfin décou-vert, après quarante-quatre réunions, plus une et demie, en sous-préfecture de Châteaulin, un destin économique tissé d’unanimité, destiné à concurrencer ce vieux canal de Nantes à Brest, relique touchante mais plutôt emmerdante. Enfouie dans les mémoires collectives poisseuses. Ils enchaînent désormais visite sur visite. Reçoivent au zoo moult déléga-tions internationales en s’empiffrant de kir cacahouètes.

Jo Delanoy, sénateur et président de pays, classé vieille droite bretonne, a invité le président de Région, tête de liste « Bretagne à gauche toute » aux dernières élections, à couper le cordon ombilical du bébé lors de l’inauguration. Du passé faisons table rase. Tout le Kreizbreizhkistan se découvre désor-mais néo-marxiste, déboulonneur de passéisme improductif à la con. La route du poulet passe par la Tranchée de Glomel. Et aussi par Guiscriff, en Morbihan. Car à partir de Carhaix, une bretelle du rail mène droit vers le nouvel aéroport inter-national, conjugué sur panneaux bilingues, à la grande fierté des breizhous de stricte obédience.

Seuls quelques pêcheurs à la ligne, gênés par le bruit intem-pestif que fait la loco, ainsi que par les retombées gazeuses de l’usine, à l’origine de la prolifération des cyanobactéries sur le canal, ont osé protester. Mais le maire de Glomel les a anesthésiés avec un plantureux gueuleton en salle du Lac et la promesse d’un lâcher annuel de carpes argentées dans le grand étang du Korong.

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L’étang et le lac, c’est kif-kif la même chose, mais on les appelle différemment selon. Grosse hérésie d’après Jean-Louis, animateur nature en retraite à Coat-Natous, qui t’explique en quoi réside la noblesse du lac. Ses eaux profondes s’inversent brusquement du haut en bas le jour d’hiver où la surface atteint les quatre degrés Celsius, empe-reur romain ou mathématicien suédois, qui d’ailleurs n’a jamais mis les pieds à Glomel. Alors qu’un simple étang, aussi grand soit-il, se traîne au ralenti sans faire la culbute, quelle que soit la saison. Mystère de la nature ! Va y comprendre quelque chose ! Enfin une prime à la profondeur, en un temps ou seules surfaces et apparences règlent la loi du vivant.

« L’habite dans le coin ? hasarde Dorig, singeant le parler local et désignant le scooter bleu pétrole de son menton.

– Restelouet… dans un pennti*.– Fait aussi des lapins, ajoute Job.– Restelouet, c’est sur Paule ?– Tout comme. J’ai connu le village avec quatre-vingts

feux.– Maintenant, y a pu qu’elle.– Courageuse la Manon. À sa place, j’aurais les frousses

avec tous ces sadiques qui rodent.– Toi, tu risques rien, s’esclaffe le Job en découvrant son

râtelier édenté.– Et pourquoi donc, réplique la mère Lucas ?– T’as passé l’âge.– L’âge de quoi ?– Des galipettes.

* Petite maison sans étages.

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– Viens donc voir un peu, si j’ai passé l’âge ! En tout cas, c’est pas avec un corniaud comme toi que j’irais m’astiquer la bête. »

Dorig, vieille habitude d’enquêteur, fait bouillir dans son alambic intérieur l’essentiel de la conversation : elle s’appelle Manon. Est en deuil récent de son amant. Un Ukrainien. Habite Restelouet. Travaille à la Tranchée de Glomel. Sans doute pour un salaire de Roumain, car pour se donner un peu d’air, elle en est réduite à engraisser des lapins. À espérer qu’elle ne va pas lui en poser un. De lapin.

La môme lui plaît. Pas seulement à cause du profilé aéro-dynamique de son scooter. Ses yeux clairs distillent un élixir « d’attrape-moi si tu peux ». Puisque son Alice de Quimper lui lâche momentanément la grappe, sans doute le temps d’in-venter une 72e position, c’est peut-être l’opportunité d’aller visiter le trèfle du champ d’à côté. En touriste. En devoir de vacances. Comme les chevaux du poète Armand — Robin — qui se l’enfilaient toujours de travers. Le trèfle. Comme entrée en matière, Dorig lui offrira un calendrier à spirales. Avec plein de photos d’éleveurs de cochons à poil. Ça vient de sortir à l’office de tourisme de Plomodierm. Depuis la lutte des Chaffoteaux, il y a une quinzaine d’années, dans la banlieue de Saint-Broc*, l’habitude des calendriers à poil fait fureur sur la côte ouest. Il n’y a que les curés diocésains à n’en avoir pas encore imprimé.

* Saint-Brieuc.