Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

  • Upload
    mafe

  • View
    214

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    1/26

    Version électronique originale de “Un 4e paradigme pour la psychiatrie? Débat

    entre Marie-Christine Hardy-Baylé et Jean Gayon”, PSN (Psychiatrie - Sciences

    humaines - Neurosciences), Vol. III, n°11 (janvier-février 2005): 6-15.

    Réédité dans B. Granger (éd.), La psychiatrie en débat. Les grands entretiens

    de PSN (2003-2006), Paris, Springer, 2010, pp. 119-133.

    Quel paradigme pour quelle psychiatrie ?

    PSN – Madame Marie-Christine Hardy-Bayle, dans votre ouvrage,

    écrit en collaboration avec Christine Bronnec, Jusqu'où la

     psychiatrie peut-elle soigner ?  paru aux Editions Odile Jacob,

    vous reprenez la périodisation de l’histoire de la psychiatrie

     moderne due à Georges Lantéri-Laura, qui fait appel à la notion

    de paradigme. Vous la reprenez pour la prolonger et proposer un

    quatrième paradigme pour la psychiatrie. En quoi cette notion de

    paradigme vous a-t-elle paru intéressante pour présenter vos

    propositions ?

    Marie-Chritine Hardy (MCH) – Reprenant la définition qu’en donne

    Kuhn, G. Lantéri-Laura le définit de la façon suivante « cette

    notion de paradigme ne renvoie pas du tout à la formulation d’une

    doctrine qui ne pourrait s’affirmer que par un antagonisme

    permanent à l’endroit des autres, mais bien à un ensemble de

    représentations cohérentes et corrélées entre elles, qui régulent

    depuis longtemps, de façon rationnelle, efficace et économique,

    la discipline dont elles constituent précisément le paradigme ».

    De manière plus concrète, les deux questions auxquelles ce

    quatrième paradigme doit répondre sont : sur quel modèle médical

    cohérent, c’est-à-dire autorisant une « réfutation praticable »

    s’appuie la logique psychiatrique ? Quelle est la spécificité dela psychiatrie dans le champ des disciplines médicales ?

    G. Lantéri-Laura conclut « Les repères psychopathologiques se

    sont multipliés, sans qu’aucun d’entre eux pût s’imposer à tous

    les autres (…). Aucune de ces démarches n’a réussi, cependant, à

    supplanter les autres et l’on ne pourrait guère sans abus

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    2/26

    satisfaire l’exigence d’un au-delà du domaine clinique en se

    limitant à une réponse univoque. En même temps la distance qui

    sépare l’activité quotidienne, clinique et thérapeutique, des

    théorisations a beaucoup augmenté et, comme nous l’avons déjà

    remarqué, nous manquons complètement d’une théorie de la pratique

    capable de rendre compte de manière réflexive de ces pratiques

    elles-mêmes. Or, si de telles considérations nous montrent assez

    clairement que le troisième paradigme ne remplit plus son office,

    elles ne nous fournissent aucun élément consistant pour nous

    représenter le quatrième ».

    PSN – Monsieur Jean GAYON, quels commentaires vous inspire cette

    réponse ?

    Jean Gayon (JG) – En utilisant le terme “paradigme”, Christine

    Hardy-Baylé et Christine Bronnec (HBB) ont eu recours à un

    concept qui a joué un rôle considérable dans la philosophie des

    sciences contemporaine. Il vaut la peine de rappeler dans quelles

    circonstances ce mot a été introduit par Thomas Kuhn, et les

    problèmes de définition qu’il a d’emblée soulevés. Il ne s’agitpas en l’occurrence de corriger l’usage qu’en font HBB, qui est

    parfaitement compréhensible dans le contexte de leur ouvrage.

    L’ambiguïté même du terme kuhnien est en fait à même d’éclairer

    l’entreprise des auteures.

    Le mot “paradigme” remonte loin dans l’histoire de la

    philosophie. Il appartient au vocabulaire de Platon, qui s’en est

    servi pour préciser le statut des Idées. L’Idée au sens de Platon

    est une réalité indépendante qui a valeur de paradeigma, c’est-à-

    dire d’exemple ou de modèle pour les êtres du monde sensible.

     Appartenant au vocabulaire technique de la philosophie, le terme

    “paradigme” est demeuré d’un usage rare jusqu’à ce que Thomas

    Kuhn en fasse le concept central de la nouvelle vision de la

    philosophie des sciences qu’il a proposée dans La Structure des

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    3/26

    révolutions scientifiques, ouvrage paru originellement en anglais

    en 1962 et qui est à ce jour le plus vendu des ouvrages de

    philosophie du vingtième siècle.

    On a d’emblée reproché à Kuhn d’avoir utilisé le mot en des sens

    différents. Une commentatrice, Margaret Masterman, a relevé

    toutes les occurrences du mot dans La Structure des révolutions

    scientifiques. Elle a conclu qu’il y était utilisé en au moins

    vingt-deux manières différentes ! On ne saurait donc reprocher à

    HBB de n’avoir pas donné au mot un sens rigide. Notons au passage

    que l’ambiguïté des mots n’est pas nécessairement un obstacle à

    la pensée ; c’est aussi et en même temps une ressource pour elle.

    L’ambiguïté peut être fatale à la cohérence et à la

    communication, mais elle permet aussi bien souvent de rebondir et

    d’avancer.

    Dans le cas de Thomas Kuhn, ceci est particulièrement vrai. L’un

    des textes les plus fascinants de Kuhn est le Post scriptum  

    publié en annexe de la traduction japonaise de 1969 et incorporé

    dans toutes les éditions ultérieures de l’ouvrage. Kuhn y

    reconnaît qu’il a utilisé le mot “paradigme” non pas en vingt-

    deux mais en deux sens bien différents dans l’édition originalede son ouvrage.

    PSN – Quels sont précisément ces deux sens ?

    JG – Dans tous les cas, le paradigme est relatif à une communauté

    scientifique donnée à moment historique déterminé : “ D’une part,

    il représente tout l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues

    et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné.

    D’autre part, il dénote un élément isolé de cet ensemble : les

    solutions concrètes d’énigmes, qui, employées comme modèles ou

    exemples, peuvent remplacer les règles explicites en tant que

    bases de solutions pour les énigmes qui subsistent dans la

    science normale”.

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    4/26

    Il vaut la peine de bien comprendre l’écart entre ces deux

    acceptions du mot “paradigme”, car cet écart peut nous fournir un

    outil utile pour situer le projet de HBB. La première définition

    donnée par Kuhn est de nature sociologique. Elle renvoie à l’idée

    qu’une communauté scientifique – une “discipline” au sens moderne

    du terme – s’appuie pour fonctionner en tant que telle sur le

    fait que ses membres partagent un certain nombre de techniques,

    codes, normes et croyances qui leur permettent de communiquer,

    formuler leurs différents, régler leurs conflits, et savoir

    qu’ils assument socialement un certain domaine de savoir, même

    s’ils ne partagent pas des théories communes. C’est pourquoi,

    selon Kuhn, la notion de théorie est tout à fait insuffisante

    pour comprendre la dynamique des disciplines scientifiques.

    Telle est la première raison pour laquelle Kuhn a introduit dans

    la version originale de son livre le terme de “paradigme”. En

    substituant “paradigme” à “théorie”, il s’agissait de penser la

    dynamique intellectuelle des disciplines scientifiques modernes

    dans un langage plus réaliste que celui d’une épistémologie

    exclusivement intéressée à la découverte et à la justification

    des théories scientifiques. Dans le Post-scriptum  de 1969, Kuhnrécapitule avec précision les catégories d’éléments susceptibles

    d’intervenir dans la description d’un paradigme. Il en cite

    quatre: (1) Un certain nombre de généralisations symboliques ou

    verbales employées sans questions ou dissensions par les membres

    du groupe à titre d’outils dans leur travail ordinaire. (2) “La

    partie métaphysique des paradigmes”, relatives, par exemple, à la

    nature ultime de la matière chez les physiciens, ou des maladies

     mentales chez les psychiatres (exemple non présent dans le

    texte). Kuhn fait allusion à un ensemble d’analogies ou de

     métaphores, modèles heuristiques permis, même si tous les membres

    du groupe ne les admettent pas unanimement. Ainsi, tous les

    physiciens n’admettent pas au début du vingtième l’existence des

    atomes. (3) La troisième catégorie d’éléments constitutifs d’un

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    5/26

    paradigme consiste en valeurs et normes qui interviennent dans

    l’évaluation des méthodes, hypothèses, théories. Certaines sont

    ouvertement épistémologiques. Par exemple, dans telle discipline

    on privilégiera le quantitatif, la simplicité des théories, leur

    pouvoir prédictif, etc. D’autres valeurs et normes ont trait à la

    représentation que les savants se font de la science relativement

    à la société (la science doit-elle viser d’abord à l’utilité, ou

    la pure connaissance ?). (4) Une quatrième sorte d’éléments,

    essentielle pour Kuhn, est constituée par les modèles exemplaires

    (exemplars) de solutions concrètes de problèmes sur lesquels les

    scientifiques s’appuient pour structurer leur recherche et leur

    enseignement.

    Pour Kuhn, l’activité scientifique ordinaire ne consiste pas

    fondamentalement à construire des théories, c’est-à-dire des

    systèmes logiquement rigoureux et déductivement organisés. En

    fait, les scientifiques imitent les meilleurs exemples de science

    qu’ils ont à leur disposition. La liste d’éléments donnés par

    Kuhn en vue de définir le concept sociologique de paradigme n’est

    pas selon lui limitative. L’important est de retenir la dimension

    ouvertement sociologique du premier sens de “paradigme”. En cepremier sens, un paradigme est un ensemble d’engagements

    cognitifs qui va bien au-delà du contenu des “théories”, et

    doivent être reconnus dans leur signification sociale. Autrement

    dit, “social” et “cognitif” ne sont pas des termes antinomiques.

    Le second sens de “paradigme” est précisément constitué par la

    quatrième sorte d’éléments précédemment énumérés par Kuhn dans

    son concept large du paradigme. Il y a donc un sens large du

    paradigme – un ensemble de croyances, habitus, normes et valeurs

    constituant la structure et l’identité intellectuelles d’une

    communauté scientifique donnée –, et un sens étroit – constitué

    par la référence de cette communauté à un (ou des) modèles

    exemplaires de travail scientifique. Ce second sens est pour Kuhn

    “l’élément central” du paradigme, comme le montre bien le choix

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    6/26

     même du mot “paradigme”, qui signifie littéralement en grec

    “exemple” ou “modèle”. “La connaissance scientifique [selon la

    conception commune] est enfermée dans la théorie et certaines

    règles permettant de l’appliquer (…) J’ai pourtant essayé de

     montrer que cette localisation du contenu cognitif de la science

    est erronée. (…) Les scientifiques résolvent des énigmes en les

     modelant sur des solutions précédemment trouvées à d’autres

    énigmes”. En ce sens, un paradigme, c’est par exemple, L’Optique  

    de Newton, L’Origine des espèces de Darwin, les travaux

    génétiques de Morgan sur la Drosophile, les écrits de Freud sur

    l’hystérie. Ce peut-être aussi un manuel qui a particulièrement

     marqué une génération d’étudiants. L’important est dans la notion

    d’un modèle que l’on imite, parce qu’ainsi l’on peut résoudre de

    nouvelles énigmes qui lui ressemblent dans un champ de

    connaissances données.

    PSN – Kuhn n’a-t-il pas modifié sa terminologie par la suite ?

    JG – Conscient de la tension entre les deux sens qu’il avait

    conférés à la notion de paradigme, Kuhn a proposé de renoncer àce terme et de le remplacer par ceux de “matrice disciplinaire”

    (pour le sens sociologique) et de “modèle exemplaire” (en

    anglais : exemplar ). Il a aussi souligné que le second sens était

    pour lui le plus important, car c’est en lui que les aspects

    sociologiques ordinaires de l’activité scientifique et ses

    aspects cognitifs spécifiques se rejoignent. Ceci revenait à dire

    qu’à tout prendre, si on voulait persister à utiliser le mot

    “paradigme”, il était préférable de le réserver à cette dimension

    proprement cognitive de la notion.

    La notion de paradigme au sens de “modèle exemplaire” est celle

    qui permet à Kuhn de faire sa fameuse distinction entre des

    périodes de “science normale” et des périodes de “crise”. Dans

    les périodes de science normale, l’activité scientifique est

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    7/26

    structurée par un paradigme qui sert tout à la fois de moteur

    heuristique et de cadre de validation. Dans les périodes de

    crise, il n’y a plus de paradigme (ou modèle exemplaire) partagé,

     mais plusieurs ou pas du tout. Les crises sont favorables à une

    intense réflexion de nature philosophique sur les fondements de

    la discipline. De durée très variable, elles se terminent

    lorsqu’un nouveau paradigme dominant se diffuse et fait règle

    dans la communauté scientifique.

    Indiquons enfin un aspect important de cette conception générale

    de la dynamique de la connaissance scientifique. Pour Kuhn, une

    communauté scientifique peut parfaitement exister sur la base

    d’une matrice disciplinaire (paradigme au sens 1) qui grosso modo  

    lui confère une identité sociologique, sans pour autant disposer

    d’un modèle exemplaire de recherche (paradigme au sens 2). Bien

    sûr cette situation se révèle parfois fatale aux disciplines, qui

    disparaissent alors en tant que telles. Mais bien souvent ce

    n’est pas le cas : un certain nombre de connaissances,

    techniques, codes, valeurs, permettent à une discipline de

    perdurer en temps de crise, lorsqu’il n’y a plus consensus sur ce

    qui vaut comme solution exemplaire d’énigme. Il y a ainsiplusieurs issues à une situation de crise : ou la discipline

    disparaît, ou elle se reconstitue autour d’un paradigme

    (exemplar)  commun. Ajoutons enfin qu’en en ce second sens, la

    qualification de quelque chose comme un paradigme est

    contraignante. Pour Kuhn en effet, les paradigmes sont

    “incommensurables“ entre eux. Ils ne posent pas les mêmes

    questions, ne parlent pas le même langage, et réfèrent à des

    “mondes” différents. Un paradigme n’est pas une autre réponse à

    un problème récurrent, c’est une autre manière de questionner les

    choses.

    Les lecteurs de PSN   voudront bien m’excuseront de ce détour

    définitionnel. Mais, outre que c’est cela fait partie des choses

    qu’on attend d’un philosophe, ce détour jette une lumière sur le

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    8/26

    sens et la portée de l’utilisation de la notion de paradigme par

    HBB.

    PSN – Peut-on parler aujourd’hui d’un cadre paradigmatique

    nouveau dans la conception même des maladies mentales, comme cela

    était le cas pour les trois premiers paradigmes définis par

    Georges Lantéri-Laura, et en quoi cette notion de paradigme vous

    a paru utile, Marie-Christine Hardy, pour présenter vos

    propositions ?

    MCH – Cette notion de paradigme répond parfaitement à l’objectif

    poursuivi dans l’ouvrage. Il ne s’agit pas de formuler une

    doctrine, qui ne pourrait s’affirmer que par antagonisme aux

    autres, mais d’un ensemble de représentations cohérentes et

    corrélées entre elles qui organisent et régulent la discipline.

    En somme la notion de paradigme peut, de manière plus triviale,

    être considérée comme une autre manière de poser les mêmes

    questions, celles qui traversent depuis toujours la discipline et

    dont G. Lantéri-Laura retrace la déclinaison aux différents

     moments de l’histoire.Il s’agit moins de proposer un « nouveau regard » sur la

    discipline que de proposer une autre manière de poser les

    différents problèmes.

    Pour résumer la démarche proposée, elle est davantage de l’ordre

    d’une méthode que de l’ordre de réponses « toutes faites »,

    simple application d’une théorie donnée.

    La méthode repose sur deux principes que le réseau met en acte.

    Le premier pose le partenariat et la confrontation des

    professionnels comme le seul espace paradigmatique susceptible

    d’apporter des réponses aux problématiques qui traversent depuis

    toujours la discipline. Cela impose de partir de la manière dont,

    en pratique, vont se décliner ces problématiques. Ce n’est que

    dans cette définition très concrète des problématiques que pourra

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    9/26

    se développer la réflexion clinique, dans un débat contradictoire

    de lectures. Le fait de s’inscrire dans la réalité de la réponse

    à offrir au patient, imposent aux professionnels d’engager leurs

    savoirs théoriques en se mettant « sous le regard » de leurs

    pairs. L’objet du débat est clinique. La distance entre la

    réflexion clinique et le savoir théorique est ici immédiatement

    visible, et cette « distance qui sépare l’activité quotidienne,

    clinique et thérapeutique, des théorisations a beaucoup

    augmenté ».

    Le quatrième paradigme se donne pour objet l’élaboration d’un

     modèle des pratiques et ne cherche pas à affirmer une théorie de

    la pratique.

    Le second principe pose l’importance de l’évaluation à condition

    que celle-ci soit conçue comme un retour sur les décisions

    cliniques prises. Ces dernières sont des « données en

     mouvement », c'est-à-dire des réponses apportées à un moment

    donné de la connaissance et correspond à un état d’équilibre

    entre des forces et des opinions contradictoires. Il est alors

    essentiel de préserver la « mise en tension » des forces

    réflexives en apportant de nouvelles connaissances susceptiblesd’alimenter le débat. La recherche clinique prend ici une

    dimension nouvelle dans une réflexion clinique qui ne s’y réduit

    pas. Ce paradigme ne peut se concevoir sans cette évaluation des

    pratiques professionnelles dont l’initiative doit rester aux

    professionnels. Les professionnels doivent s’engager sur le

    terrain même de leurs pratiques de soins pour mettre les savoirs

    théoriques de chacun au service de la clinique.

    Cette méthode impose de partir des questions telles qu’elles

    s’expriment en pratique. Les grandes problématiques vont s’y

    retrouver mais leur formulation inscrite dans la réalité de la

    prise de décision pour un patient réel imposera aux

    professionnels de se déplacer de leur posture théorique pour

    répondre de l’usage qu’ils font de leur théorie en clinique

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    10/26

    quotidienne. En cela la démarche est pragmatique. Elle n’est pas

    exempte de théorie, mais la manière de mettre en scène les

    questions permet d’espérer une articulation forte à la clinique.

    Dans l’espace de débats et de confrontations « pluri-

    professionnels » et « pluri-métiers » que le réseau offre, face à

    une problématique n’ayant pas de réponse satisfaisante, le

    recours au savoir académique ne suffit pas. C’est de la

    confrontation de ce savoir avec les expériences et les savoirs

    liés à l’expérience, qu’émergeront de nouvelles réponses dont la

    pertinence sera en première intention apportée par la diversité

    des positions exprimées dans cette nouvelle réponse et, en

    deuxième intention, imposera un cadre de vérification.

    L’évaluation est au centre de cette démarche qui procède

    davantage de la démarche scientifique qui guide le clinicien face

    à son patient, que d’une démarche inférentielle pure, de nature

    plus philosophique. L’évaluation est ici conçue comme un retour

    sur les décisions prises et une manière d’interroger notre

    réflexion clinique. Ce point essentiel vise à répondre à

    l’injonction de G. Lantéri-Laura « sur quel modèle cohérent,

    c'est-à-dire autorisant une réfutation praticable s’appuie lalogique psychiatrique ? ». En somme une réponse à une question

    clinique qui n’a pas fait la preuve de sa pertinence, en regard

    du modèle médical de référence, reste du domaine de la croyance.

    L’évolution de la santé vise à faire reculer l’importance des

    croyances dans la prise de décision des cliniciens ou mieux, à

    en connaître la nature et l’influence. Et cela d’autant plus que

    le clinicien adopte, dans sa prise de décision, une posture

    scientifique. Poser une hypothèse de soins et tenter d’en

    vérifier le bien fondé dans l’évolution du patient en fixant des

    indicateurs préalables et un cadre de prise en charge procède de

    la démarche scientifique.

    JG – Le livre de Mmes Hardy-Baylé et Bronnec s’appuie sur la

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    11/26

    définition suivante, empruntée au regretté Georges Lantéri-

    Laura : “Un ensemble de représentations cohérentes et corrélées

    entre elles, qui régulent pendant longtemps, de façon

    rationnelle, efficace et économique, la discipline dont elles

    constituent précisément le paradigme”. Malgré toute l’admiration

    que j’ai pour Lantéri-Laura, je ne peux m’empêcher de penser que

    cette notion de paradigme est bien terne par rapport à celle de

    Thomas Kuhn. L’intérêt de la réflexion de Kuhn, à qui Lantéri-

    Laura se référait d’ailleurs, était dans un effort de

    clarification des rapports entre les aspects sociologiques et

    cognitifs des connaissances, règles et normes qui constituent

    l’identité intellectuelle d’une discipline. Dans la définition

    citée de Lantéri-Laura, on ne retrouve pas la tension entre ce

    que Kuhn appelait “matrice disciplinaire” et “exemple”. Si on se

    limite à cette définition, la notion de paradigme qui en ressort

    est en quelque sorte en retrait par rapport à l’analyse du

    philosophe. Un mot qui a fait le tour du monde est retenu, mais

    pas la pensée qu’il anime.

    PSN – Comment verriez-vous, Jean Gayon, l’entreprise de Marie-Christine Hardy et Christine Bronnec à travers le langage

    kuhnien ?

    JG – Mon but n’est pas ici de juger globalement l’entreprise des

    auteurs, mais plutôt d’en situer l’ambition réelle. Dans sa

    réponse à PSN , qui lui demande précisément “en quoi cette notion

    de paradigme [lui] a paru intéressante pour présenter [ses]

    propositions”, Mme Hardy Baylé répond : –“Il ne s’agit pas de

    formuler une doctrine…” ; –“Il s’agit moins de proposer un

    ‘nouveau regard’ sur la discipline que de proposer une autre

     manière de poser les différents problèmes” ; –“La notion de

    paradigme peut, de manière plus triviale, être considérée comme

    une autre manière de poser les mêmes questions, celles qui

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    12/26

    traversent depuis toujours la discipline”.

    Je vois deux raisons pour relativiser la “révolution radicale”

    pour laquelle plaident HBB, si justement on l’envisage comme un

    changement de paradigme.

    La première est qu’au sens fort qui était celui de Kuhn, un

    nouveau paradigme ne peut pas être une nouvelle manière de poser

    les mêmes questions. Il s’agit, bien au contraire, d’instituer de

    nouvelles questions, du genre de celles qui ouvrent des

    continents scientifiques nouveaux, comme en leur temps les

    généticiens l’ont fait pour l’hérédité, Einstein pour la

    gravitation, Freud pour les névroses, Kraepelin pour les

    psychoses. Dans tous ces cas, les mots mêmes changent de sens.

    Plus rien ne peut être comme avant. Je n’ai pas l’impression que

    le changement de paradigme invoqué par HBB ait ce sens : “Il ne

    s’agit pas de formuler une doctrine…”. C’est qu’en effet c’est

    autre chose qu’il s’agit de changer. Dans leur très beau livre où

    j’ai beaucoup appris sur un domaine si important et si négligé

    par les épistémologues contemporains, HBB invitent la psychiatrie

    à changer de régime sociologique général. Dès l’introduction,

    elles appellent de leur vœu un “nouveau paradigme” de la politique de santé mentale  (p. 14). Cette expression correspond

    parfaitement au propos du livre. Il s’agit de concevoir les

    relations entre les divers acteurs de la santé mentale –les

    psychiatres (avec leurs statuts, leurs compétences et leurs

    théories partielles), les infirmiers, les psychologues, les

    travailleurs sociaux, l’administration hospitalière, les pouvoirs

    publics, etc. – dans le but de rassembler une discipline éclatée

    autour d’un projet clinique. Comme le disent à de nombreuses

    reprises les auteures, le nouveau paradigme de la psychiatrie est

    une “théorie de la pratique” (clinique), et il est “pragmatique”.

    Citons HBB : “il ne s’agit en aucun cas de proposer une théorie

    finie à laquelle devrait se rallier l’ensemble des psychiatres.

    Il s’agit de poser un cadre suffisamment consensuel pour que le

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    13/26

    débat puisse à nouveau s’ouvrir en psychiatrie” (p. 137). C’est-

    à-dire concrètement : (1) “proposer une nouvelle clinique, plus

    adaptée à la prise en charge des patients” ; (2) “substituer à la

    logique de concurrence entre techniques de soins une logique de

    confrontation et de complémentarité” ; (3) expliciter la démarche

    du praticien : (4) “élaborer une théorie psychiatrique unifiée

    sur la base des pratiques de soins” (p. 138). Nous sommes là

    typiquement dans le cadre de ce que Kuhn appelait le sens

    sociologique du paradigme ou “matrice disciplinaire”. Il s’agit,

    au fond de définir les acteurs admis dans le jeu, les règles de

    bonne conduite, les formes de la collaboration, la liste des

    techniques et connaissances qui font l’identité du champ, les

    procédures instituant la complémentarité des pratiques (par

    exemple : qui décidera si c’est la même personne qui prescrit des

     médicaments et réalise une psychothérapie ?), l’organisation

    concrète qui désormais sera le véritable acteur dans les

    pratiques d soins (le réseau), etc. En tout cela, on ne voit pas

    ce qui constituerait un changement radical de paradigme au sens

    qui importait à Kuhn, c’est-à-dire une performance scientifique

    de résolution d’énigme qui vaudrait comme modèle d’investigationpour la nouvelle génération de psychiatres.

    Une seconde raison me rend perplexe quant à l’utilisation de la

    notion de. En définitive une bonne partie du livre est destinée à

    plaider en faveur de la réhabilitation, ou de la promotion d’une

    attitude méthodologique particulière, qu’on peut qualifier en une

    formule : une attitude herméneutique, soucieuse du sens, du rôle

    du patient dans sa maladie et sa guérison, et où la psychanalyse,

    quoiqu’entrant en dialogue avec d’autres écoles de pensée, joue

    systématiquement un rôle dans l’élaboration du diagnostic et dans

    le choix de la thérapie. Autrement dit, d’un point de vue

    cognitif, il s’agit moins d’un “nouveau paradigme” (un modèle

    exemplaire et nouveau de résolution de problèmes), que d’une

    renégociation des théories et techniques existantes dans les

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    14/26

    pratiques de soins psychiatriques.

    Que les auteures ne se méprennent pas. Cette analyse de leur

    livre n’enlève rien à la valeur des propositions qu’elles

    avancent quant à la réorganisation sociale et intellectuelle de

    la psychiatrie. Il est d’ailleurs concevable qu’en psychiatrie on

    ne puisse renouveler radicalement la discipline sur la seule base

    d’une contribution théorique, si nouvelle soit-elle. Il en va de

    la psychiatrie comme de beaucoup de champs scientifiques

    contemporains, dans lesquelles la frontière entre “science”,

    “technique” et “société” deviennent de plus en plus difficiles à

    définir. L’environnement, les biotechnologies, la médecine

    entière fournissent des exemples d’une modification profonde du

     mot “science” à l’époque contemporaine. Dans ces domaines, la

     multiplicité des expertises et des acteurs impliqués,

    l’intrication étroite des enjeux théoriques et des enjeux

    sociétaux, ne permettent plus de raisonner dans ces domaines

    comme s’il y avait un élément cognitif autonome, l’autonomie fût-

    elle celle d’une communauté scientifique spécialisée. Dans cette

    perspective, la psychiatrie n’est pas dans une situation

    exceptionnelle.

    PSN – Marie-Christine Hardy, vous dites que « renoncer à

    l’étiologie comme guide à la description des troubles au

    traitement, fait en effet s’effondrer l’ensemble de la logique

    sur laquelle repose notre abord actuel des troubles

    psychiatriques ». N’est-ce pas au contraire ce renoncement qui a

    fondé les classifications internationales actuellement en usage ?

    MCH – Si, comme l’affichaient les auteurs du DSM, je propose

    d’abandonner le recours à l’étiologie pour penser la clinique et

    la décrire, à l’inverse d’eux, je propose d’élaborer une clinique

    pathogénique là où la démarche DSM n’est que statistique.

    En cela, une fois de plus, je privilégie les pratiques pour

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    15/26

    décrire le modèle clinique. En effet, les pratiques de soins

    s’appuient sur des données issues de la connaissance des

     mécanismes de production des troubles. Dans la réalité des

    exercices, les attitudes thérapeutiques sont trop souvent encore

    justifiées par des croyances étiologiques. L’étiologie relève à

    ce jour de la seule recherche fondamentale.

    PSN – Vous parlez, à propos de la description des troubles

    psychiatriques de la notion de clinique pathogénique. Pourriez-

    vous nous préciser ce que vous entendez par là ?

    MCH – Concernant la pathogénie, je reprendrais une phrase d’Y.

     Agid : « Une nécessité : faire de la bonne science ». C’est à

    dire affirmer une certaine vision de la recherche clinique,

    envisagée d’abord comme « conceptuelle », c’est à dire créative

    et ouvrant des perspectives correspondant aux enjeux

    physiopathologiques et thérapeutiques actuels. Il s’agit de

    découvrir de nouveaux mécanismes d’action permettant de

    comprendre des dysfonctionnements encore inconnus chez l’Homme ».

    Il est clair que la cible de nos traitements, de quelque naturequ’ils soient, psychologiques ou biologiques, sont les mécanismes

    de production des troubles constatés. De nombreuses données

    viennent aujourd’hui faire la preuve, grâce à la neuroimagerie

    des modifications de l’activité cérébrale induites par des

    thérapeutiques psychologiques.

     Ainsi, si une perspective étiologique peut opposer organogenèse

    et psychogenèse, le niveau des mécanismes ne l’autorise plus. La

    question se déplace du « l’origine du trouble est-elle

    psychologique ou biologique ? » à la question « quelque soit

    l’origine du trouble, quels sont les meilleurs leviers de

    changement pour ce patient ? ».

    Enfin, la perspective étiologique elle-même doit être repensée.

    Facteurs génétiques et facteurs d’environnement s’associent pour

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    16/26

    produire un trouble.

    L’adoption du modèle neurodéveloppemental pour la schizophrénie

    en est un exemple. Ce faisant, ce modèle reste très spéculatif et

    n’a à ce jour, recueilli que peu d’arguments probants.

    Comme le souligne Florence Thibaut « les anomalies (observées

    chez les patients, qui sont en faveur de cette hypothèse)

    demeurent modestes, comparativement aux sujets témoins, elles ne

    concernent qu’un tiers des patients schizophrènes environ et ont

    une très faible valeur prédictive positive dans le développement

    ultérieur d’une schizophrénie ».

    Si l’hypothèse neurodéveloppementale séduit, c’est qu’elle

    permet, en apparence, de sortir de l’opposition entre tenants de

    la psychogenèse et tenants de l’ organogenèse des troubles, et

    d’offrir à la psychiatrie les moyens de relever l’enjeu de

    pouvoir lier, dans un même modèle compréhensif, déterminants

    biologiques et déterminants psychologiques des troubles.

    Mais pour séduisant que soit ce modèle, encore faudrait-il en

    opérationnaliser les termes (faire des hypothèses sur les

     mécanismes en cause) pour qu’il se prête à une mise en question

    expérimentale.D’autre part, le modèle neurodéveloppemental, ne prend pas en

    charge, dans sa modélisation, les aspects proprement psycho-

    affectifs, mais réduit la notion d’environnement à des données

    facilement observables : infections virales in utero, dénutrition

    au cours de la grossesse, complications obstétricales…

    JG – HBB invitent la communauté psychiatrique à renoncer à une

    approche “étiologique”. Elles se distancient aussi de l’attitude

    athéorique des grandes classifications internationales fondées

    sur des méthodes statistiques. Les auteures plaident en faveur

    d’une approche “pathogénique” de la nosographie psychiatrique et

    du suivi des patients. Sur ces questions importantes, qui

    touchent de manière fondamentale à l’aspect théorique de la

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    17/26

    psychiatrie, je ferai deux remarques.

    La première s’inscrit dans le sens propre que HBB donnent aux

    termes “étiologie” et “pathogénie”. Ces mots sont employés par

    les auteures de manière fortement contextuelle. Renoncer aux

    hypothèses étiologiques, c’est renoncer à toute théorie

    explicative ultime de la nature des troubles psychiatriques.

    C’est-à-dire, l’histoire de la discipline étant ce qu’elle est,

    des explications soit purement organiques, soit purement

    psychologiques. On ne voit pas ce que l’on pourrait objecter à

    une telle attitude. La plupart des connaissances et des pratiques

    de la psychiatrie contemporaine vont dans ce sens : l’imagerie

    cérébrale fonctionnelle, la neurophysiologie, la coexistence

    croissante de thérapies d’inspiration très diverses, montrent à

    l’évidence qu’il n’y a plus grand monde pour croire sérieusement

    que la distinction du corps et de l’esprit, de l’organique et du

    psychologique, ait encore un sens au regard de la science et de

    la médecine contemporaine. HBB ont pourtant raison de souligner

    qu’une bonne partie de la recherche psychiatrique et de la

    pratique clinique se fait encore comme si ces distinctions

    avaient encore un sens. Qu’il soit permis au philosophe d’ajouterqu’une telle situation témoigne de la persistance d’un régime de

    connaissance qu’Auguste Comte eût caractérisé comme

    “métaphysique”. Or les croyances métaphysiques font partie de ce

    que Kuhn appelle la matrice disciplinaire d’un champ de

    connaissances. Elles n’en constituent pas la trame historique

    vive. Ce sont des préconceptions, plus ou moins largement

    partagées, dont le rôle dépend beaucoup de l’organisation

    professionnelle effective de la discipline. Il faut espérer que

    la division plus coopérative du travail psychiatrique proposée

    par HBB aide, sinon à faire disparaître ces grands schèmes

     métaphysiques, du moins à les ramener à leur juste mesure, c’est-

    à-dire à des préférences cognitives plutôt que des méthodes.

    Ma seconde remarque porte sur l’opposition in abstracto  que les

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    18/26

    auteures dressent entre “étiologie” et “pathogénie”. L’étiologie

    est la recherche des causes, en quelque domaine que ce soit. Rien

    n’impose que ces causes soient toutes de la même sorte. Pour

    l’épistémologue, qui ne peut se contenter ici des usages

    particuliers et parfois appauvris qu’on peut faire dans telle ou

    telle discipline, l’étiologie est particulièrement importante

    dans les sciences qui ne sont pas en mesure d’expliquer les

    phénomènes en les subsumant sous d’authentiques lois, c’est-à-

    dire sous des énoncés universels de portée illimitée. La biologie

    tout entière, dont la plupart des généralisations théoriques se

    ramènent en définitive à des contingences d’évolution, est en ce

    sens une science étiologique. Toutes les sciences historiques

    sont des sciences étiologiques. La médecine, évidemment, a aussi

    le plus grand besoin de schémas de raisonnement étiologiques.

    Quoi de plus important que de connaître l’histoire naturelle

    d’une maladie chez un patient donné, ou dans une population

    particulière donnée ? Il va de soi qu’en psychiatrie, cette

    dimension épistémologique de l’explication est essentielle plus

    encore qu’en aucune autre discipline médicale. On devrait donc

    éviter de s’exprimer en psychiatrie, en vertu d’une traditionséculaire, comme si une démarche étiologique connotait

    nécessairement une conception unilatérale de la nature et de

    l’origine de tous les troubles mentaux.

    PSN – Si l’on admet ce point , que devient dès lors la différence

    entre étiologie et pathogénie ?

    JG – La distinction ne me paraît pas évidente. En médecine, la

    pathogénie est cette partie de la médecine qui analyse les

     mécanismes déterminant l’apparition, l’évolution, les effets,

    d’une maladie. Par extension, on parle de la pathogénie ou

    pathogenèse d’une maladie donnée, éventuellement chez un malade

    donné, pour désigner les conditions déterminantes qui déclenchent

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    19/26

    la maladie et l’entretiennent. Claude Bernard affectionnait ce

    terme, qui mettait l’accent sur les causes prochaines des

     maladies, celles sur lesquelles la médecine expérimentale peut

    agir. La notion de pathogénie est donc une notion éminemment

    causale. J’avoue ne pas avoir très bien compris pourquoi HBB ont

    dressé, non sans difficulté dans leur exposé, une opposition

    entre étiologie et pathogénie, entre “causes” et “mécanismes”.

    Rien n’est aussi causal dans les sciences que l’élucidation d’un

    “mécanisme”. C’est pourquoi les sciences de la vie, qui

    expliquent par des mécanismes plutôt que par des lois, sont

    ouvertement des sciences causales, en comparaison avec les

    sciences nomologiques que sont les sciences physico-chimiques.

    En fait, il y a deux raisons pour lesquelles HBB s’en prennent à

    l’étiologie. La première, déjà mentionnée, tient à une conception

    particulière, et très restrictive, de la démarche étiologique.

    Selon cette conception, effectivement fréquente en psychiatrie,

    l’attitude étiologique est une attitude dogmatique qui consiste à

    tout ramener à un genre particulier de cause. C’est ainsi que les

    philosophes présocratiques ramenaient tout à tel ou tel élément

    (le feu, l’eau, les atomes, etc.). C’est ainsi que lespsychiatres ont souvent ramené les troubles psychiatriques soit à

    des lésions organiques, soit à une psychogenèse. La seconde

    raison de l’opposition des auteures à l’attitude “étiologique”

    est plus profonde et, je crois plus sérieuse. C’est la conviction

    selon laquelle la catégorie de causalité est inappropriée pour

    comprendre les phénomènes psychiques (et donc les phénomènes qui

    intéressent la psychiatrie). Selon leurs termes, ce qui compte

    pour le/la psychiatre, ce n’est pas “le facteur étiologique”,

     mais le “roman des causes” : “[non] un lien de causalité entre

    deux événements, mais une relation d’implication essentielle à

    prendre en compte dans la relation thérapeutique” (p. 178). Plus

    loin dans l’ouvrage, HBB disent que la nosographie psychiatrique

    “devrait s’appuyer sur des hypothèses sur le fonctionnement de la

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    20/26

    pensée et non sur des hypothèses causales” (p. 199). Ce niveau du

    fonctionnement de la pensée est en définitive ce que les auteures

    appellent le niveau “pathogénique” – comprenons le niveau

    pathogénique pertinent.

    Il semble que les auteures réintroduisent ici à leur insu la

    dichotomie entre le corps et l’esprit, l’organique et le

    psychique, qu’elles récusent avec d’excellentes raisons en

    d’autres lieux de leur ouvrage. Le problème est dans l’opposition

    faite entre un aspect sémantique et un aspect causal. Or cette

    opposition est peut-être mal construite. Dans le cours d’une

    psychanalyse, les pensées vont et viennent, elles s’associent,

    elles ont des effets somatiques. Il ne faut pas sans doute

    confondre les relations sémantiques que les pensées ont entre

    elles et les relations causales qu’elles entretiennent entre

    elles et avec toutes sortes de manifestations somatiques que le

    plus souvent nous ne comprenons pas bien. Mais il me paraît

    difficile de croire que les pensées n’entrent pas dans des

    relations causales entre elles et avec d’autres aspects de la vie

    psychique. L’expérience quotidienne nous suggère que nos pensées

    sont extraordinairement efficaces (elles déplacent les montagnescomme disait Mahomet), et qu’elles sont en interaction constante

    avec toutes sortes d’aspects physiologiques non cognitifs de

    notre vie. Raisonner comme si “causalité” et “relations de sens”

    étaient des concepts opposés conduit vite à restaurer une

    conception psychophysique paralléliste. Je ne pense pas que ce

    soit là l’intention des auteures.

    PSN – Marie-Christine Hardy, vous en appelez à un modèle clinique

    intégré pour lutter contre la « balkanisation » de la psychiatrie

    actuelle, comment concevez-vous cette possibilité, sur un plan

    théorique et sur un plan pratique ?

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    21/26

    MCH – Si la prise en compte de la pluralité de modèles théoriques

    en psychiatrie est pertinente en pratique, elle ne l’est plus

    quant il s’agit d’envisager un modèle théorique intégré.

    Ces théories ne sont pas seulement épistémologiquement

    disjointes, elle ne répondent pas aux mêmes questions et ne se

    situent pas au même niveau.

    Ces théories ne peuvent conduire à un modèle les intégrant

    toutes. Elles se situent à des niveaux différents et plutôt que

    de les opposer mériterait d’être situées dans leur utilité pour

    la pratique des soins.

    En somme, chaque patient impose au praticien, pour guider la

    prise en charge, de construire une théorie de la situation en

    utilisant pour le faire l’ensemble des étayages théoriques

    disponibles, chacun ayant été situé au préalable dans un modèle

    clinique fixant son utilité pour la pratique.

    Cette proposition inscrit la réflexion et la démarche clinique au

    cœur du système. La pensée clinique a sa propre consistance, elle

    s’appuie sur un patchwork théorique qui ne la résume pas. Elle

    s’inscrit davantage dans une théorie de la décision que dans tout

    autre modèle conceptuel.

    PSN – Si l’on admet que le quatrième paradigme que vous proposez,

    Marie-Christine Hardy, repose en partie sur cette notion de

    réseaux, faut-il y voir, au-delà d’une simple modification dans

    l’organisation des soins, un arrière plan plus conceptuel et

    philosophique ?

    MCH – J’aborderai la question des réseaux du point de vue

    clinique qui est le mien.

    Une coordination ou un partenariat des professionnels du soin

    (que présuppose le terme de réseaux), pose l’idée que seule une

    consultation pluri-professionnelle permet de répondre à des

    questions aux quelles le savoir académique n’a pas apportée de

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    22/26

    réponse satisfaisante.

    En psychiatrie, le nombre de questions qui n’offrent pas de

    réponses consensuelles entre professionnels du soin est immense.

    C’est d’ailleurs le lot de toute discipline aux contours flous et

    impliquant un haut degré de complexité.

    La psychiatrie s’est donné pour mission de gérer cette

    complexité. La réponse consistant à réduire cette complexité en

    en négligeant certains de ces termes ne peut satisfaire les

    professionnels.

    La psychiatrie est déterminée à préserver ses acquis. C’est en

    cela qu’elle constitue un avenir pour la santé et pour les autres

    disciplines médicales.

    Elle a opté pour un modèle du sujet malade et réprouve une

    psychiatrie réduite à l’organe.

    En somme, être promoteur d’un réseau c’est amener les

    professionnels à remettre en cause leur savoir. Un leader dans

    cette organisation horizontale des liens partenariaux est celui

    qui pose des questions et non celui qui apporte des réponses. En

    somme un réseau est un lieu de confrontation des savoirs (savoir

    académique et savoirs liés à l’expérience) qui se donne pourobjectif de fournir des réponses élaborées entre professionnels

    de compétences et d’exercices différents.

    La validation de ces réponses doit être clinique, dans la mesure

    où elles impliquent la santé des personnes.

    Une telle validation impose un retour sur les décisions prises,

    c’est à dire une démarche évaluative exigeante, telle que la

    recherche clinique le permet.

     A titre d’exemple, un groupe de travail du Réseau de Promotion

    pour la Santé Mentale dans le Sud Yvelines, sur la trajectoire de

    santé des patients déprimés, a permis de souligné une certain

    nombre de dysfonctionnements dans la chaîne des soins. 42% des

    patients suivis par un médecin généraliste et présentant un

    trouble « psy » auraient pu bénéficier d’un avis spécialisé

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    23/26

    qu’ils n’ont pas pu obtenir du fait de la saturation de ce

    système. En retour, de l’avis du psychiatre, 60% des patients

    adressés par le médecin généraliste aurait du bénéficier d’un

    avis spécialisé plus précoce. 23% des patients « psy » suivis

    exclusivement par un médecin généraliste ont une typologie

    comparable (en termes de diagnostic et de sévérité) à celle des

    patients suivis en psychiatrie. 67% des médecins généralistes

    considèrent suivre trop et trop longtemps des patients « psy ».

    Plus de 50% des médecins généralistes considèrent que leurs liens

    partenariaux avec les psychiatres sont insatisfaisants ou très

    insatisfaisants, notamment en terme d’informations échangés.

    Enfin, 81% des patients adressés par un médecin généraliste

    seront suivis exclusivement par le psychiatre après adressage,

    sans que la place du médecin généraliste ne fasse l’objet d’une

    discussion dans le cadre d’un projet de soin non réduit au suivi

    psychiatrique.

    Face à de tels constats, le Réseau a mis en place un centre de

    consultation de suivi conjoint afin de renouer des relations de

    prise en charge partenariales avec les médecins généralistes et

    les psychologues de ville. Les interventions précoces despsychiatres auprès des professionnels de première intention

    permet d’assurer le dépistage précoce de troubles graves et

    d’aider le professionnel du soin primaire à établir, sur la base

    de facteurs pronostiques bien évalués, la nature du projet de

    soin et le professionnel le plus adapté au suivi.

    Cette consultation est par définition « pluri-professionnelle »

    et se distingue de consultations d’avis spécialisé classiquement

    réalisé par tout psychiatre par une participation de l’ensemble

    des professionnels concernés à la définition des questions qui se

    posent pour la situation du patient présenté, et au projet de

    soins qui sera finalement proposé au patient. Par ailleurs, un

    suivi rigoureux (sur 18 mois) de chaque patient (avec auto-

    questionnaire du patient prenant en compte sa satisfaction et

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    24/26

    hétéro-questionnaire pluri-professionnels, prenant en compte leur

    satisfaction mutuelle) permet un retour sur les décisions prises

    et alimente la réflexion clinique, seul réel ingrédient

    susceptible de préserver la dynamique du réseau. Enfin, des

    recherches cliniques viennent tenter de répondre aux questions

    que la clinique révèle, les Actes du Réseau (rencontre annuelle

    des différents métiers de la santé mentale) viennent alimenter la

    réflexion clinique et le débat d’idées nécessaires pour une

    « mise sous tension » des termes de la réflexion et des

    formations spécifiques viennent répondre aux besoins des

    professionnels dont le rôle, dans le suivi des patients, a pu

    être précisé dans le réseau.

    Une telle démarche permet d’élaborer un plan d’évaluation des

    pratiques de soins et des guides aux pratiques en lien étroit

    avec les questions réelles posées par les situations cliniques

    rencontrées et impliquant le partenariat pluri-professionnel.

    PSN – Lors du débat paru dans notre dernier numéro réunissant

    Claude Finkelstein, présidente de la FNAP-PSY et Jean Canneva,

    président de l’UNAFAM, la notion de réseaux a été abordée avecune grande bienveillance de la part de ces associations de

    patients ou de familles de patients. Néanmoins, Claude

    Finkelstein notamment, oppose des réseaux formels – qui peuvent

    d’ailleurs parfaitement fonctionner – des réseaux plus formalisés

    eux aussi fonctionnels, et enfin les réseaux qui existent sur le

    papier et dont le fonctionnement semble exclure les patients eux-

     mêmes. Que vous inspire cette appréciation ?

    MCH – Certains réseaux sont organisés sur la base d’une réponse

    apportée à un problème de santé publique par l’équipe promotrice.

    Si le problème de santé ayant généré la demande de « réseau »

    peut être légitime, l’idée qu’un promoteur puisse seul y apporter

    une réponse, même si celle-ci lui impose d’avoir des partenaires

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    25/26

    pour la mettre en œuvre, est en contradiction avec l’idée même

    d’un réseau de coordination. Dans ce dernier, comme dit plus

    haut, le postulat est que seule une consultation pluri-

    professionnelle et pluri-métiers peut poser les termes du

    problème de manière opérationnelle et tenter d’y apporter une

    réponse qui soit satisfaisante pour l’ensemble des acteurs. C’est

    sans doute cette opposition que souligne Claude Kinkelstein,

    puisque dans le cas d’un réseau mono-équipe, les patients sont

    exclus en tant que partenaires pouvant participer à la

    déclinaison du problème et / ou à la mise en œuvre d’un

    dispositif de réponse, alors que dans un réseau de coordination,

    les patients et leurs familles y sont considérés comme des

    acteurs de santé à part entière. En somme et pour résumer,

    certains réseaux cherchent à AVOIR des partenaires là où d’autres

    visent à ETRE partenaires.

    PSN – En quoi les expériences déjà menées dans ce domaine de

    l’organisation des soins en réseaux répondent aux attentes ?

    MCH – Les expériences en réseau sont censée mieux répondre auxattentes puisqu’au plan méthodologique, ils travaillent à partir

    du repérage des besoins et des attentes réelles. Il faut

    souligner que cette notion d’attentes et de besoins, dans un

    réseau de santé, se réfèrent aux besoins exprimés, en leur nom

    propre, par tous les acteurs (professionnels de terrain,

    patients et familles de patients, mais également pouvoirs publics

    qui fixent les attentes en termes de santé publique) et imposent

    donc que l’ensemble de ces acteurs soient impliqués.

    Les limites de la psychiatrie, de la psychologie, du social, du

     médical ne peuvent, quant à eux se décréter. Selon la logique

    tenue dans le cadre d’un réseau de coordination, ses limites et

    la spécificité de chacun des métiers, ne peuvent se définir que

    dans le partenariat et en partant de l’état réel du terrain.

  • 8/18/2019 Un 4 Eme Paradigme Pour La Psychiatrie

    26/26

    Dans le réseau pour la promotion de la santé mentale dans le Sud-

    Yvelines, cette question de la spécificité des métiers se pose

    différemment d’une problématique à l’autre. Ainsi, la place du

    psychologue, du psychiatre, du médecin généraliste et au-delà

    celle des options thérapeutiques à proposer pour un patient

    donné, est largement discuté au sein d’une commission

    d’attribution de dérogations tarifaires pour des patients

    relevant d’une psychothérapie psychanalytique en ville,

    dérogations tarifaires ayant été octroyées, à titre expérimental,

    au réseau sur une durée de trois ans. Cette commission doit en

    effet évaluer, l’opportunité d’une psychothérapie psychanalytique

    en regard des autres leviers thérapeutiques disponibles en

    psychiatrie et des critères de choix pour juger de la nécessité

    d’un suivi en ville par un psychologue clinicien. Par ailleurs,

    elle se doit de décider du dispositif global de prise en charge

    du patient (psychologue + psychiatre, public ou privé ;

    psychologue + médecin généraliste seul ou avec l’appui de la

    consultation de suivi…).

     Ainsi, là encore, c’est de manière pragmatique, au sens de

    l’inscription de la problématique sur le terrain même de ladécision professionnelle, que se discutera cette question de la

    spécificité des métiers et des formations requises pour que

    chaque métier puisse assurer la prestation qu’il lui a été confié

    dans cette organisation des soins, négociée entre professionnels.

    Notes

    1 Margaret Masterman, “The Nature of A Paradigm”, in I. Lakatos @

     A. Musgrave, Criticism and the Growth of Knwledge , Cambridge,Cambridge UP, 1970, pp. 59-89.

    2 Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques [nlle

    éd. augmentée de 1970], Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1983,

    “Postface—1969”, p. 238.

    3 Ibid., pp. 257-258.