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Un cadre conceptuel de la Capture organisationnelle dans le secteur public César Garzon, ENAP & Nicolas Y. Dakey, ENAP Résumé. Dans ce papier, nous nous sommes intéressés au phénomène de capture dont peut faire objet les organisations publiques par des acteurs privés, dans un contexte d’interactions entre les deux secteurs. En adoptant une approche «meso», nous avons proposé un cadre théorique qui tire ses fondements de la sociologie des organisations et qui permet de comprendre les processus et les mécanismes qui sont à l’origine de ce phénomène et qui concourent à son développement et à son expansion. Selon ce modèle théorique, la capture organisationnelle est un phénomène multidimensionnel qui peut être appréhendée à la fois comme le résultat des processus organisationnels émergeants suivant une dynamique du «bas vers le haut », et de processus descendants suivant une dynamique du «haut vers le bas». Ce faisant, nous avons développé des propositions qui illustrent comment les pratiques de pots-de-vin, de pantouflages, de relations de réciprocité, des menaces et de cooptation contribuent à ce phénomène de capture organisationnelle. Les phénomènes de corruption et de collusion sont de plus en plus fréquents et répandus au sein des institutions gouvernementales et de l’administration publique, aussi bien dans les pays en développement que dans les pays industrialisés. À en croire l’Indice de Perception de la Corruption 2013 de Transpenrency International, la corruption dans le secteur public, les abus de pouvoir, les transactions secrètes, les commissions occultes, etc. demeurent un des problèmes majeurs dans la plus part des administrations publiques. En ce qui concerne la gestion publique, la mise en oeuvre depuis quelques années des prescriptions du Nouveau Management Public (NMP), qui recommande entre autre que l’État ne réalise en interne que les tâches pour lesquelles il n’existe pas d’offre privée potentielle (Marty, 2011), a favorisé de plus en plus le rapprochement et le recours à l’expertise privée notamment dans la mise en oeuvre des politiques publiques. Cette plus grande proximité entre le secteur public et privé a créé des tensions institutionnelles qui ont ouvert la voie au développement de pratiques répréhensibles liées entre autre à ces phénomènes de corruption et de collusion et permettant à des intérêts restreints du privé, d’exercer une influence indue sur l’utilisation des ressources de la puissance publique. De nombreuses études théoriques et empiriques ont démontré les conséquences

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Un cadre conceptuel de la Capture organisationnelle dans le secteur public

César Garzon, ENAP & Nicolas Y. Dakey, ENAP

Résumé. Dans ce papier, nous nous sommes intéressés au phénomène de capture dont peut faire objet les organisations publiques par des acteurs privés, dans un contexte d’interactions entre les deux secteurs. En adoptant une approche «meso», nous avons proposé un cadre théorique qui tire ses fondements de la sociologie des organisations et qui permet de comprendre les processus et les mécanismes qui sont à l’origine de ce phénomène et qui concourent à son développement et à son expansion. Selon ce modèle théorique, la capture organisationnelle est un phénomène multidimensionnel qui peut être appréhendée à la fois comme le résultat des processus organisationnels émergeants suivant une dynamique du «bas vers le haut », et de processus descendants suivant une dynamique du «haut vers le bas». Ce faisant, nous avons développé des propositions qui illustrent comment les pratiques de pots-de-vin, de pantouflages, de relations de réciprocité, des menaces et de cooptation contribuent à ce phénomène de capture organisationnelle.

Les phénomènes de corruption et de collusion sont de plus en plus fréquents et répandus au sein

des institutions gouvernementales et de l’administration publique, aussi bien dans les pays en

développement que dans les pays industrialisés. À en croire l’Indice de Perception de la

Corruption 2013 de Transpenrency International, la corruption dans le secteur public, les abus

de pouvoir, les transactions secrètes, les commissions occultes, etc. demeurent un des

problèmes majeurs dans la plus part des administrations publiques. En ce qui concerne la

gestion publique, la mise en œuvre depuis quelques années des prescriptions du Nouveau

Management Public (NMP), qui recommande entre autre que l’État ne réalise en interne que les

tâches pour lesquelles il n’existe pas d’offre privée potentielle (Marty, 2011), a favorisé de plus

en plus le rapprochement et le recours à l’expertise privée notamment dans la mise en œuvre

des politiques publiques. Cette plus grande proximité entre le secteur public et privé a créé des

tensions institutionnelles qui ont ouvert la voie au développement de pratiques répréhensibles

liées entre autre à ces phénomènes de corruption et de collusion et permettant à des intérêts

restreints du privé, d’exercer une influence indue sur l’utilisation des ressources de la puissance

publique. De nombreuses études théoriques et empiriques ont démontré les conséquences

2

négatives que peuvent avoir ces rapprochements public-privé dans le fonctionnement des

administrations publiques (Hebert & Tremblay-Pepin, 2013; Hudon, 2009; OCDE, 2010). Ces

études démontrent effectivement que la quête de la performance en termes d’efficacité et

d’efficience dans les administrations publiques et une grande proximité avec le secteur privé

peuvent occasionner le développement de comportements déviants de la part de certains

fonctionnaires, d’élus et d’organisateurs politiques interagissant avec le privé (Mazouz, Garzon

et Picard, 2012 ; Mazouz et Tardif, 2010). Ces comportements déviants sont susceptibles de

compromettre dangereusement la confiance que les citoyens accordent aux activités légitimes

des institutions publiques. Mais, à y voir de près, ces comportements répréhensibles de

corruption et de collusion au sein des administrations publiques, ne constituent pas des

phénomènes nouveaux. Ce qui semble l’être davantage, c’est les conditions favorables que crée

ce cadre de rapprochement où certaines pratiques qui son des incitatifs positifs (Dal Bo, 2006)

tels que les pots-de-vin, le pantouflage, les relations élargies de réciprocité, etc. et même des

incitatifs négatifs qui regroupent des actes et des mesures de persuasion, de dissuasion,

d’intimidation et de violence, sont utilisées par des groupes d’individus ou d’entreprises privées

pour arriver à contrôler, maitriser voire orienter à leur propre avantage, les processus, les

procédures et les objectifs opérationnels de l’organisation : c’est ce qui caractérise le

phénomène de capture organisationnelle dont il est question dans cet article. Au-delà des effets

néfastes possibles de ces modes de rapprochement entre les secteurs public et privé dont la

littérature fait cas, c’est le risque de capture par des acteurs externes dont peut faire objet ces

organisations publiques que nous voulons mettre en exergue. Il s’agit là, à notre avis, d’un

risque majeur qui guète ces organisations publiques et qui est susceptible de les dévier de leur

mission, de leur raison d’être. Il convient alors d’analyser la nature de ce phénomène et de

3

définir les moyens et les processus par lesquels, les intérêts privés des acteurs externes arrivent

effectivement à influencer les comportements des membres de l’organisation, à contrôler les

instances décisionnelles et finalement à affecter significativement les objectifs opérationnels de

l’organisation.

Ainsi donc, en adoptant une approche d’analyse à plusieurs niveaux et en s'appuyant sur un

certain nombre de perspectives disciplinaires, nous présenterons d’abord un cadre conceptuel et

les éléments théoriques issus de la littérature, nous développerons ensuite une approche

théorique de la capture organisationnelle qui met l’emphase sur les processus et sur les

mécanismes aux niveaux individuels, collectifs et organisationnels qui sont à l’origine de ce

phénomène et qui concourent à son développement et à son expansion; enfin, nous terminerons

ce papier par quelques implications qui ouvrent la voie à des recherches futures.

1- Le phénomène de « capture » dans la littérature

Le phénomène de capture dans la littérature est essentiellement analysé par des disciplines telles

que l’économie, les sciences politiques, la criminologie, et à un degré moindre, par d’autres

disciplines comme la sociologie. Chacune de ces disciplines utilisent une variété de

perspectives théoriques pour comprendre ce phénomène, notamment la théorie de l’agence, la

théorie de la régulation, la théorie de la prise de décision éthique etc. Le cadre conceptuel et les

éléments théoriques que nous présentons dans cette section, visent à contribuer à l'explication et

à la compréhension du phénomène de capture en général et de celui de la capture

organisationnelle en particulier. Nous ferons état de l’univers de la capture telle que la

littérature le présente, à travers les différentes finalités visées par ce phénomène dans la sphère

publique.

4

1.1- La théorie de la capture. La théorie de la capture ou encore économie positive de la règlementation (Regulatory Capture)

a été énoncée en premier par l'économiste George Stigler (1964) dans un contexte où les

agences fédérales et étatiques américaines éprouvaient de sérieuses difficultés à réguler leurs

industries en situation d’oligopoles. Stigler s'interroge sur ce que les régulateurs peuvent réguler

(Stigler, 1962), qui bénéficie de la réglementation et pourquoi ? Il en arrive à développer un

modèle de règlementation dans les années 1971 dans lequel il conçoit essentiellement le

processus de règlementation comme une forme d’échange de services entre des offreurs de

règlementation (les décideurs politiques et les fonctionnaires) et les demandeurs de

réglementation (les entrepreneurs et leur coalition). Il s’est basé sur l’hypothèse selon laquelle,

les décideurs politiques et les fonctionnaires chercheraient à obtenir des avantages tels que des

voix, des contributions au financement des campagnes électorales ou encore des postes

lorsqu’ils quitteront la politique, et les entrepreneurs chercheraient à obtenir la législation la

plus avantageuse possible. Une conséquence possible de cette hypothèse serait donc la capture

du processus de réglementation par les groupes d’entrepreneurs ou de pressions très influents,

ce qui éloignera l’organisme de régulation de l’État de sa mission d’intérêt public. D’autres

chercheurs essentiellement des économistes, et des spécialistes en sciences politiques (Pelzman,

1980; Bardach et Kagan, 1982), ont développé des approches très critiques du fonctionnement

des organes régulateurs de l’État et du fondement des politiques publiques en général. Toutes

ces approches s’inscrivent dans la théorie de la capture que Bardach et Kagan (1982) expliquent

en ces termes : « La théorie de la capture, un principe de science politique, a été popularisée à la

fin des années 1960 et au début des années 1970, par un flot régulier d’exposés sur les agences

5

fédérales, réalisés par le groupe Raiders1, de Ralph Nader. Selon ces mêmes auteurs, les

fonctionnaires des autorités de régulation y étaient montrés comme «des personnes

complaisantes envers les industriels, comme des personnes peu disposées à compromettre leur

carrière future en étant trop dures envers les entreprises réglementées, ou comme des personnes

entretenant des relations informelles avec des représentants des entreprises régulées »2 Cette

théorie de la capture met donc en exergue comment des groupes de pression et des acteurs

politiques, peuvent utiliser les outils et moyens de règlementation de l’État pour orienter les lois

et les règles dans leurs propre intérêts. L'autorité de la règlementation étant soumise à

l'influence des groupes de pression, elle n'est plus garante de l'intérêt public général.

Un autre axe de recherche soutient que la capture peut également se produire quand une

entreprise possède des informations et de l'expertise que les organismes publics ont besoin pour

prendre des décisions réglementaires (Gormley, 1983). Les économistes associent ce

phénomène à l’asymétrie d’informations (Olson, 1965; Buchanan, 1965; Peltzman, 1976;

Becker, 1983 et 1984; etc.). En effet, Laffont et Tirole (1991) rappellent que l'origine du

phénomène de capture pourrait être attribuée à la notion de «capture de groupe d'intérêt» dans

les œuvres de Marx et affirment que l’existence de l’asymétrie d’information peut conduire à la

capture. L’asymétrie d’information et d’expertise entre l’organisme publique régulateur et

l’entreprise régulée se caractérise par le fait que cette dernière possède une expertise et une

connaissance fine de son secteur d’activité que le régulateur n’en possède. En raison de cette

situation d’asymétrie d’information, l’entreprise régulée arrive souvent à inverser les rôles, et

devient le «le véritable régulateur». L’ascendant que prend le régulé sur le régulateur ou encore

1 Ralph Nader est notamment à l’origine de la création des Raiders, à la fin des années 1960, un groupe de défense des consommateurs, très connu aux États-Unis 2 Traduction de Rolina (2009).

6

sa capture s’effectue de façons diverses, mais généralement les buts visés par cette capture dans

la sphère publique sont de deux natures.

1.2- Deux finalités de la capture dans la sphère publique

Sur la base des travaux portant sur la théorie de la capture, on peut distinguer deux finalités de

la capture dans la sphère publique : d’une part, la capture des politiques et processus publics

dans le but d’influencer la formulation et l’application des règles du jeu et d’autre part, la

capture visant à contrôler et à façonner les objectifs opérationnels des administrations

publiques.

� Capture des agences de contrôles d’État dans le but d’influencer la formulation et l’application des lois et des règles du jeu.

D’abord, ce qui fait objet d’analyse et de capture ici, ce sont les organismes de contrôle et de

règlementation de l’État qui éprouvent de sérieuses difficultés à réguler les industries en

situation d’oligopoles. La finalité de cette capture est d’influencer la formulation des lois, des

règles et leur respect. Craig W. Thomas et al. (2010) soulignent que dans les organismes de

réglementation, la capture se produit lorsque des acteurs privés, qui cherchent à réduire le coût,

persuadent les organismes de réglementation pour modifier les règles ou faire preuve

d'indulgence dans l'application de ces règles.

Ensuite, l’objet d’analyse et de capture a évolué et s’est diversifié : au delà des agences de

contrôle et de régulation, c’est l’appareil de l’État qui est susceptible d’être capturé. La finalité

de la capture demeure la même c’est-à-dire influencer la formulation et le respect des lois et des

règles, mais l’objet d’analyse et de capture concerne l’appareil de l’État (l'ensemble des

institutions publiques de État). On parle alors de capture d’État3 (Hellman et Kaufmann, 2003).

3 Pour Hellman et Kaufmann l’expression «Capture d’État» désigne une corruption de haut niveau. Selon ces auteurs, dans les économies en transition, la corruption a pris un nouvel aspect — celui des oligarques, qui manipulent l’élaboration des politiques et vont jusqu’à modeler les nouvelles règles du jeu à leur très substantiel avantage.

7

Ces auteurs, conçoivent le concept de capture d'État comme des versements (private payements)

effectués par des groupes d’individus ou d’entreprises aux agents publics (essentiellement des

hauts fonctionnaires, des élus et des dignitaires du gouvernement), pour influencer

l’établissement des lois et des règles dans leurs avantages. Il faut préciser que ce concept de

capture d’État a été développé pour expliquer l’évolution des rapports entre les secteurs public

et privé dans les pays en transition et aussi pour tenir compte de la réalité de plusieurs pays en

développement pris avec des institutions faibles et fortement influencées par divers groupes et

élites économico-politiques.

D’autres auteurs comme Dutta (2009) et Caillaud (2001) privilégient une autre finalité de

capture qui consiste à influencer de façon significative, les objectifs opérationnels des

administrations publiques.

� Capture des agents publics dans le but d’influencer les objectifs opérationnels de l’organisation.

La finalité de cette capture se distingue de la précédente en ce qu’elle consiste à détourner les

systèmes d’allocation de ressources de l’organisation publique, par la prise de contrôle de ses

activités ou de ses procédures de gestion (Caillaud, 2001). Ce risque organisationnel de capture

par des groupes d’individus ou d’organisations privées, est réel dans la sphère publique, comme

le montrent les études et recherches empiriques citées dans l’introduction de cet article.

La capture de l’organisation publique dans le but d’influencer ses objectifs opérationnels selon

les intérêts du capteur, nécessite de la part de ce dernier, de disposer et de maîtriser les outils et

mécanismes de persuasion et/ou dissuasion, afin d’infléchir les comportements des agents

publics. Dans un marché public par exemple, en dehors des entreprises soumissionnaires, des

agents représentant l’autorité publique sont en charge de gérer tout le processus d’attribution du

8

marché. Ces agents publics qui jouent un rôle important dans l’attribution des contrats, bien que

conscients de l’intérêt public, peuvent être influencés par des perspectives intéressantes qui leur

sont offertes par leur environnement socio-économique, comme celles relatives à leur carrière

administrative, professionnelle ou politique (pratique du pantouflage), ce qui est susceptible de

les amener à détourner la procédure d’attribution du marché au profit de l’entreprise qui lui

assurera de telles perspectives. En ce sens, Caillaud (2001) démontre que la prévalence sur tous

types de marché public du risque d’ententes et de collusion entre soumissionnaires, peut

conduire à la capture d’un agent public et au détournement des ressources de l’organisation

publique. Cette capture de l’agent public résulte en un biais organisationnel qui consiste à

détourner le processus d’attribution d’un marché au profit d’un soumissionnaire de choix. Par

ailleurs, Dutta (2009) montre que la corruption est au cœur de la capture des organisations

locales dans le contexte Indien. L’auteur définit la capture d’élite comme la main mise par les

élites, sur les ressources du gouvernement central qui sont transférées aux collectivités locales

pour assumer la prestation des services publics, à leur propre profit et au détriment des autres.

Autrement dit, la capture d’Élite serait un phénomène où les ressources du gouvernement

central transférées au profit des collectivités locales, sont détournées au moyen de la corruption

des agents locaux représentant l’autorité centrale, par certains individus qui représentent

généralement des groupes politiquement et économiquement puissants, au détriment des

collectivités locales, politiquement et économiquement moins puissants.

Par analogie au processus de production politique (Borgeat et al. 1982)4, on peut dire que ce

sont les organismes d’État qui interviennent dans la définition des politiques publiques qui font

objet de capture lorsque la finalité est d’influencer la formulation des lois et leur application.

4 Pour ces auteurs, le processus de production politique est généralement composé de deux grandes étapes : l’étape de définition des politiques publiques d’une part et d’autre part, l’étape de mise en œuvre et de gestion de ces politiques publiques.

9

De même, on peut affirmer que ce sont les organisations publiques qui interviennent dans la

mise en œuvre et dans la gestion de ces politiques publiques qui font objet de capture, lorsque la

finalité vise à influencer les objectifs opérationnels liés à l’exécution de ces politiques publiques

(voir en annexe la figure 1 qui illustre la relation qui existe entre la finalité et l’objet de la

capture dans la sphère publique).

Eu égard à ces deux étapes du processus de production politique dans la sphère publique, c’est

au niveau de la mise en œuvre et de la gestion des politiques publiques que se situe notre

travail. Les nombreux scandales de corruption et collusion ces dernières années dont la presse a

fait écho5 et qui remettent en question la gestion des rapprochements public-privé, laissent

croire que c’est au niveau de l’exécution et de la gestion des politiques publiques que le risque

de capture est le plus élevé, dans les pays industrialisés.

1.3 Les limites de la théorie de la capture. L’approche de ce concept de capture par l’économie politique, met l’accent sur le fait que les

groupes d'intérêts et les acteurs politiques exercent leurs influences sur l’autorité règlementaire,

essentiellement dans le but d’altérer er d’orienter la formulation des lois et des règles dans des

directions qui les favorisent. Cependant lorsqu’il s’agit de comprendre et d’expliquer le

phénomène des groupes d’intérêts voulant influencer les organisations publiques dans la mise

en œuvre et la gestion des programmes et politiques publiques, la théorie de la régulation

comporte plusieurs limites : 1) elle s’intéresse presque exclusivement à la règlementation

comme finalité de la capture, mais très peu à la capture dont la finalité est l’influence des

intérêts privés dans la mise en œuvre et la gestion de projets publics. 2) elle traite les

5 Voir, par exemple, le rapport sur «La collusion : une ampleur insoupçonnée» de Vincent Larouche et Fabrice de Pierrebourg publié le 14 septembre 2011 au journal La Presse; voir aussi le rapport du vérificateur général du Québec sur les PPP en juin 2010 : «La corruption de l’intérêt public par le privé» Le Devoir du 14 juin 2010, et «Les CHSLD construits en PPP coûteront plus cher aux Québécois», Radio-Canada, 20 avril 2011

10

mécanismes de la capture de manière isolée, comme si pots-de-vin, pantouflage, ententes de

réciprocité et menaces n’étaient pas des formes d’influence qui agissent et se renforcent

mutuellement dans les processus de capture des organisations. 3) enfin elle estime, sauf dans de

rares exceptions, que l’agent capturé est un individu, coupé de tout lien avec son organisation et

agissant seul pour son compte, alors que la capture est, le plus souvent, un phénomène collectif,

impliquant parfois l’équipe de direction et l’organisation publique toute entière.

Le concept de capture dans la sphère publique pouvant être assimilée à un problème de

comportement organisationnel (Sherman, 1980), il peut être mieux compris et analysé à partir

de concepts issus de la sociologie des organisations. Une telle approche nous permettra de

considérer simultanément la dimension psychosociale qui peut être associée au phénomène de

capture (ex. l’origine, les processus de contagion-diffusion et d’institutionnalisation) et la

finalité même du phénomène, c’est-à-dire la volonté d’influencer les objectifs opérationnels de

l’organisation et de la dévier de sa mission. En faisant appel aux notions déjà bien campées de

corruption, de déviance organisationnelles (Sherman, 1980; Pinto et al, 2008), de cooptation

(Selznick, 1949) et de contrôle externe de ressources (Thompson, 1967), le cadre proposera une

compréhension globale du processus de capture des organisations publiques et des mécanismes

qui la sous-tendent.

2. La capture comme un phénomène organisationnel

Nous utilisons ici les apports de trois auteurs de la sociologie des organisations pour tenter de

circonscrire et de délimiter le phénomène de capture organisationnelle.

Dans ses travaux sur la corruption dans les agences officielles de contrôle social, Sherman

(1980) explique les processus par lesquels ces agences deviennent des organismes corrompues,

à travers trois modèles dont celui de « capture du pouvoir de réglementation» de ces agences de

11

contrôle social par les acteurs externes. Ce pouvoir de réglementation que possèdent ces

agences devient une marchandise (marketable commodity) qui peut être monnayée et négociée

par les capteurs dans un marché d’influences. Sherman (1980: 484) définit ainsi le concept de

capture comme l'exploitation de l'autorité de l'agence, pour le gain financier des acteurs

externes qui contrôlent d'importantes ressources de l'agence6. Sherman estime que ce sont

surtout les politiciens qui peuvent capturer les agences de contrôle social et utiliser leur pouvoir

réglementaire comme produit commercialisable ou d’échange. Ces politiciens ayant le pouvoir

de nominer et de promouvoir la carrière du personnel de ces agences de contrôle, ils sont en

mesure d’influencer leurs décisions et leurs actions. C’est donc par leur pouvoir de contrôle sur

les ressources de l’agence que les politiciens arrivent, en dernier ressort, à affecter les objectifs

opérationnels de l’agence. Ces agences de contrôle social sont de ce fait instrumentalisées et

leur pouvoir de réglementation utilisé comme monnaie d’échange au profit des hommes

politiques. Pour Sherman, une agence capturée est une agence corrompue en ce sens qu’il y a

une utilisation illégale de l’autorité publique dans la mise en œuvre des objectifs opérationnels

de l’agence pour satisfaire les intérêts privés des membres de sa coalition administrative

dominante7. Cette approche du concept de capture de Sherman, rejoint les idées développées par

Thompson (1967). Selon lui, l’exploitation du pouvoir de contrôle des agences, pour des gains

financiers, par les hommes politiques, n’est possible que lorsque ceux-ci ont effectivement

6 «The exploitation of the agency's authority for the financial gain of outsiders who control significant resources of the agency», p.484 7 Le concept de coalition administrative dominante sert à désigner le processus par lequel certains individus détiennent assez de pouvoir pour participer à toute décision déterminant dans les objectifs opérationnels de l’organisation (Thompson, 1967). La coalition dominante peut inclure des acteurs externes puissants: «Almost inevitably this includes organizational members, but it may also incorporate outsiders. …In this view, organizational goals are established by individuals- but interdependent individuals who collectively have sufficient control of organizational resources to commit them in certain directions and withhold them from others » (1967:126).

12

capturé ces agences8. La capture devient effective lorsque les capteurs détiennent le pouvoir de

contraindre presque toute action de l’agence.

Selon Sherman, la capture semble s’opérationnaliser mieux entre les agences de régulation de

l’État et les politiciens (élus ou nommés). Pour Thompson, les politiciens, les élus, ou tout autre

acteur externe contrôlant les ressources organisationnelles, sont des capteurs potentiels de

l’agence.

Fortmann (1990) suggère que la capture se produit lorsque la clientèle d'un organisme public

prend le contrôle de cet organisme, le détournant ainsi de sa mission principale9. Ainsi, aucune

organisation n’est à l’abri de la capture par un groupe externe particulièrement puissant qui

peut contrôler d’importantes ressources organisationnelles. Nous croyons que la grande

proximité entre le secteur public et privé que favorisent les prescriptions du Nouveau

Management Public peut justement créer des situations dans lesquelles les intérêts privés

peuvent affecter la réalisation et la gestion de projets et de services publics par la capture des

organisations publiques.

Le concept de capture proposé par la sociologie des organisations met l’accent sur le «quoi» de

la capture, sur ses principales composantes. Mais sauf rares exceptions10, il ne nous informe en

rien sur le «comment» de cette capture, c’est-à-dire sur les processus par lesquels les intérêts

particuliers des acteurs externes arrivent effectivement à influencer les comportements des

membres de l’organisation, à contrôler les instances décisionnelles et, à la fin, à affecter

significativement les objectifs opérationnels de l’organisation.

8 «The exploitation of control power for the financial gain of politicians is only possible when the politicians have "captured" the control agent» (p.30, 37) 9 «Capture occurs when the clientele of a public agency comes to control the agency, thereby deflecting its behavior from its mandated mission» (p, 362) 10 Voir par exemple le concept de cooptation développé par Selznick (1958). Nous aborderons ce concept plus loin.

13

Un modèle théorique de la capture doit permettre de comprendre justement les processus et les

dynamiques qui mènent à la main mise effective des acteurs externes puissants sur les objectifs

opérationnels de l’organisation. Il doit aussi permettre de comprendre les facteurs contextuels

qui contraignent et façonnent ces processus et dynamiques organisationnels de la capture dans

une organisation. Enfin, il doit éclairer sur les critères de mesure de la capture, les

manifestations et les résultats de ces processus de capture. La littérature issue de la sociologie

des organisations présentée ci-haut ne semble pas fournir de réponses convaincantes à ces

questions. De ce fait, notre objectif est de définir et circonscrire la capture comme phénomène

organisationnel. En d’autres termes, il s’agit pour nous de proposer une approche théorique de

la capture organisationnelle qui met l’emphase sur les processus, les dynamiques et les

mécanismes qui sont à l’origine de ce phénomène de capture et qui concourent à son

développement et à son expansion. Quels sont donc les processus et les dynamiques aux

niveaux individuels, collectifs et organisationnels qui mènent à la capture de l’organisation?

Quels sont les facteurs de contexte (ex. de sélection, de socialisation et de précédents internes et

externes de l’organisation) qui contraignent et façonnent ces processus et ces dynamiques?

Quels sont les mécanismes et les formes concrètes d’influence et de pouvoir qui mènent à la

capture? Afin d’y répondre, nous proposons de conceptualiser la capture comme étant le résultat

ou la manifestation des processus organisationnels concrets et reconnaissable, qui peuvent être

parfois émergeants ou ascendants, parfois descendants, intentionnels voire coordonnés par les

instances dirigeantes.

2.1- La capture organisationnelle, un phénomène multidimensionnel.

Dans leur travail sur la corruption comme phénomène organisationnel, Pinto et al. (2008)

proposent deux formes de corruption au sein d’une organisation : l'organisation des individus

14

corrompus (organization of corrupt individuals OCI) d’une part, qui traduit le fait que se sont

les individus au sein de l’organisation qui sont individuellement et personnellement corrompus

pour leur propre intérêt, et d’autre part, les organisations corrompues (a corrupt organization

CO), ce qui caractérise le fait que c’est l’organisation elle-même qui est corrompue pour

satisfaire ses propres intérêts. On peut estimer que l’OCI est un phénomène organisationnel

dont les comportements individuels en sont à l’origine. La manifestation collective de ce

phénomène organisationnel s’explique par des processus de nature émergeante décrivant une

dynamique du bas vers le haut ; à l’inverse, l’OC est un phénomène organisationnel dont

l’origine est collective (au niveau de l’unité ou l’organisation), dirigé ou au moins coordonné

par la coalition dominante selon une dynamique du haut vers le bas. L’approche méso que nous

proposons ici pour conceptualiser le phénomène de capture organisationnelle, est similaire à

plusieurs égards à celle proposée par ces auteurs. Tout comme ces auteurs, l’organisation est

l’unité d’analyse et de généralisation. De ce fait, nous nous focalisons sur la nature

multidimensionnelle du phénomène de capture, qui implique dans sa conceptualisation, les

niveaux individuel, groupal (équipes et unités), organisationnel et environnemental. Autrement

dit, selon notre approche, la capture organisationnelle est la manifestation des processus à

plusieurs niveaux et selon plusieurs logiques d’interaction entre les niveaux. Une telle approche,

combinant les perspectives macros et micro, fournit à notre avis une meilleure intégration des

éléments du contenu – le «quoi» et du processus – le «comment» qui caractérisent la capture

comme phénomène organisationnelle. Ainsi, nous suggérons une conceptualisation de la

capture organisationnelle à la fois micro et macro, intégrant deux perspectives différentes mais

complémentaires:

15

- Selon une première perspective, la capture organisationnelle peut être appréhendée

comme des processus émergeants suivant une dynamique du « bas vers le haut » dans lesquels

certains comportements des individus à l’égard des acteurs externes voulant les influencer

peuvent atteindre, selon certaines logiques d’isomorphisme ou de compilation, un seuil critique

à partir duquel l’organisation peut être considérée effectivement comme une organisation

capturée. Selon cette perspective, la capture organisationnelle serait la manifestation des

processus et des dynamiques émergeants qui trouvent leur origine dans des comportements des

individus sous l’influence des acteurs externes.

La capture organisationnelle peut de ce fait être considérée comme le résultat des processus

non intentionnels, mais qui ont finalement émergés, sans qu’il n’existe nécessairement au

préalable, une collusion entre les individus de l’organisation. Il n’y a pas une mesure objective,

fixe et unique à ce seuil critique à partir duquel des comportements individuels deviennent un

phénomène organisationnel (Pinto et al, 2008). Cependant, il est possible d’admettre que

lorsque la propagation de ces comportements atteint un nombre considérable des individus au

sein de l’organisation, l’organisation est affectée collectivement. Dès lors que certains

comportements individuels que nous allons identifier plus loin, prennent de l’ampleur et

atteignent un nombre important des membres de l’organisation, cela devient un phénomène

organisationnel. L’organisation est effectivement capturée.

- Selon une deuxième perspective, la capture organisationnelle peut être appréhendée

comme un phénomène qui se caractérise par la main mise de la part d’un groupe externe sur la

coalition administrative dominante (Sherman 1980, p. 479, Thompson, 1967, p. 128)11. Ce

contrôle de la coalition administrative dominante peut être une conséquence non voulue de la

cooptation dans sa structure de leadership et de prise de décision, de nouveaux éléments 11 Le concept de sommet stratégique de Mintzberg (1989) est similaire.

16

externes à l’organisation. Bien que pour l’organisation elle-même il s’agit d’une conséquence

non voulue de sa stratégie de cooptation, on est ici en présence d’une capture dirigée et

coordonnée par les acteurs externes en collusion avec la coalition administrative dominante.

Cette capture de l’organisation, lorsqu’elle survient, correspond à un processus délibéré, dont

un groupe, la coalition administrative dominante, en est à l’origine, à la différence de la

perspective antérieure. Cette perspective implique une dynamique du «haut vers le bas», car le

processus qui est à la base est coordonné et dirigé par la coalition administrative dominante et

diffusé à travers les structures formelles et informelles en place. La capture est le résultat d’un

processus dont l’origine se trouve au niveau du sommet stratégique (Mintzberg, 1989), car elle

est la conséquence non voulue d’un phénomène collectif, la cooptation; la cooptation désigne

une stratégie organisationnelle pour gérer la dépendance de ressources et améliorer le rapport de

forces de l’organisation vis-à-vis des parties externes puissantes de son environnement

(Selznick, 1949). Cette perspective de la capture organisationnelle est proche du concept de

capture organisationnelle proposée par les sociologues des organisations présentés ci-avant.

2.1- Les processus émergeants de la capture organisationnelle

Quels sont les processus et les dynamiques qui caractérisent la capture organisationnelle selon

la perspective émergente? Autrement dit, comment, à partir des comportements individuels, on

en arrive à un phénomène organisationnel, la capture de l’organisation? Comme nous l’avons

précisé ci-avant, la capture organisationnelle selon une perspective émergente, est un

phénomène organisationnel dont la dynamique peut être décrite et expliquée en utilisant la

terminologie de l’approche à plusieurs niveaux. Il s'agit d'un phénomène émergent, puisqu'il

provient de l’interaction et de l’amplification de comportements individuels (Kozlowski et

Klein, 2000). Quels peuvent être ces comportements individuels ? Quelle est leur nature et quels

17

sont les modes d’interaction et d’amplification par lesquels ces comportements se manifestent

au niveau collectif ?

Les comportements individuels à l’origine de la capture organisationnelle.

Nous nous intéressons aux comportements individuels développés par les membres de

l’organisation dans leur interaction avec les acteurs externes (représentants de firmes,

politiciens, ou membres de groupes aux intérêts restreints). L’objectif visé par ces acteurs

externes dans leur interaction avec les membres de l’organisation est d’influencer leurs

comportements afin qu’ils prennent des décisions allant dans le sens de leurs intérêts. Ces

acteurs externes disposent de ce fait de plusieurs mesures incitatives, qu’on peut classer selon

deux grandes catégories : les incitatifs positifs et les incitatifs négatifs (Dal Bo, 2006). Parmi

les premiers, on peut citer les pots-de-vin (y compris les contributions politiques), les relations

de pantouflage ou «revolving doors» et les relations élargies de réciprocité. Les incitatifs

négatifs regroupent des actes et des mesures de persuasion et de dissuasion, allant des menaces

à la réputation de l’individu par le «salissage», à l’utilisation de la force et la contrainte par la

violence. Il convient de définir chacun de ces incitatifs, d’analyser la nature de la relation qu’il

suscite entre l’individu et l’acteur externe et de préciser dans chaque cas, la contribution du

comportement individuel au phénomène de capture organisationnelle.

Les pots-de-vin. La pratique des pots-de-vin consiste à «offrir, promettre ou octroyer

intentionnellement un avantage indu, pécuniaire ou autre, à un agent ou à un décideur pour que

celui-ci agisse ou s’abstienne d’agir dans l’exécution de ses fonctions». (OCDE, 2013, p. 10).

Les pots-de-vin peuvent prendre plusieurs formes particulières : les rétrocessions illicites, les

commissions occultes, les paiements de facilitation, le trafic d’influence et les contributions

électorales. Lorsque les pots-de-vin sous ces différentes formes, structurent et définissent les

18

relations entre les individus de l’organisation et les acteurs externes, ils sont considérés comme

des comportements individuels de corruption, c’est-à-dire des comportements déviants allant à

l’encontre des normes sociales et juridiques admises pour ce qui est de tirer de la fonction

occupée et de la responsabilité du poste, un avantage personnel au détriment de celui de leur

organisation (Gibbons et Rowat, 1976). Comme forme de corruption individuelle et

personnelle, les pots-de-vin sont associés à des comportements opportunistes et ayant comme

motivation la recherche du bénéfice personnel - approche développée par la théorie de

l’agence (Klitgaard, 1988; Rose-Ackerman, 1975); ou à une forme de conduite non éthique et

déviante par rapport à une norme – approche développées par les théories de la prise de

décision éthique (Jones, 1991; Treviño, 1986) et par la théorie de la déviance au travail (Bennett

& Robinson, 2000). Par ces caractéristiques, les relations marquées sous le sceau de «pots-de-

vin» sont vues comme étant des transactions surtout pécuniaires, moralement répréhensibles et

clairement sanctionnées par la loi.

Pour Kozlowski et Klein (2000), tout comportement humain peut-être analysé à travers ses

composants essentiels, c’est-à-dire la matière première qui en constitue son essence, en

analysant les modèles mentaux et normatifs, les sentiments et les caractéristiques

démographiques des individus auxquels renvoient ces comportements. Les pots-de-vin

s’inscrivent dans un modèle cognitif qui amène les individus qui y sont impliqués à percevoir

leur relation dans une logique d’«intérêt mutuel», où chacun a quelque chose à gagner de la

situation contrairement à l’organisation. Les pots-de-vin peuvent être ainsi perçus comme des

relations ou des transactions purement économiques, que les individus impliqués ont intérêt à

garder secrètes, dans la mesure qu’on y associe un caractère immoral et illégal. Par ailleurs, les

liens qui unissent les parties impliquées dans des pratiques de pots-de-vin sont soumis à une

19

convention et à des règles informelles à observer pour assurer l’efficacité des pratiques. Par

exemple, la discrétion est absolument nécessaire. Aussi, chacun doit remplir son engagement :

le corrupteur doit remettre le bénéfice promis et le corrompu doit agir ou décider selon ce qui a

été convenu. Cependant, compte tenu du caractère ponctuel et circonstanciel des pots-de-vin, il

est possible que la relation secrète et confidentielle qu’il occasionne soit de courte durée, à

moins que cette relation ne se nourrisse et ne se consolide par d’autres incitatifs positifs comme

le pantouflage et les relations élargies de réciprocité. De même, certains facteurs

organisationnels tels que les flux de travail, les conditions de travail, la culture organisationnelle

etc. peuvent rendre possible la diffusion et la propagation de ces comportements de corruption

au sein de l’organisation. Il n’est donc pas impossible d’imaginer, une organisation dans

laquelle les comportements individuels sont majoritairement et personnellement corrompus

(Organisation des individus corrompus). Mais, au regard de la nature des relations que les pots-

de-vin peuvent occasionner, il est peu probable que les comportements individuels structurés

autour des pratiques de pots-de-vin soient, à eux seuls, suffisants pour conduire à la capture

organisationnelle. D’où notre première proposition suivante :

Proposition 1. Les comportements individuels structurés autour des pratiques de pots-de-vin inscrivent les relations d’influence dans un cadre d’échange marchand mais ne constituent pas, à eux seuls, une condition suffisante et déterminante pouvant conduire à la capture organisationnelle. Le pantouflage. Ce terme désigne, de manière générale, le fait pour un haut fonctionnaire de

quitter le service de l’État pour entrer dans une entreprise privée. Mais en termes plus généraux,

le pantouflage sert à définir la pratique par laquelle plusieurs fonctionnaires publics, avant

d’être nommés, étaient le secteur privé ou le fait pour eux d’y retourner après avoir quitté le

service public. Les liens passés ou futurs avec le secteur privé sont considérés comme une

20

source possible d’influence au moment de prendre des décisions ou d’agir dans le cadre des

fonctions de la charge publique (Dal Bó, 2006; Che, 1995; Tirole, 1986). Les effets des

pratiques du pantouflage sur la saine gestion publique sont multiples et pour y voir clair il serait

nécessaire de considérer séparément les situations d’emplois avant et après la fonction publique

(Bal Dó, 2006). Lorsqu’un agent public avait été employé par une ou plusieurs firmes privées

du secteur l’«industrie», il est possible qu’il y ait développé une sensibilité spéciale envers les

enjeux et préoccupations de l’industrie. Cette disposition s’explique par la socialisation passée

du fonctionnaire aux points de vue, aux logiques dominantes et aux intérêts de l’industrie; cela

peut se manifester par un biais favorable dans les prises de décisions à l’égard des firmes.

Cependant, il est très peu probable que cette situation puisse conduire à la capture

organisationnelle.

En revanche, le cas d’une perspective d’emploi futur dans l’industrie après avoir quitté le

service public est différent et peut faciliter la collusion entre l’agent public et l’entreprise

privée12. La possibilité d’une entente (side-contract) entre le fonctionnaire et l’entreprise privée

existe dès lors que les fonctions du fonctionnaire l’amènent à interagir avec cette entreprise

(Che, 1995). Cette interaction peut prendre un autre sens, lorsque les deux parties s’engagent

dans une quid pro quo explicite, à savoir : la largesse du fonctionnaire envers la firme contre un

poste dans l’industrie lorsqu’il aura quitté le secteur public. Lorsqu’il s’exprime dans ces

termes, le pantouflage facilite la collusion entre les deux parties : influence et perspective

d’emploi conspirent contre les intérêts de l’organisation. 12 Ici, deux scénarios sont possibles. Lors d’un premier scénario, le fonctionnaire peut se montrer particulièrement sévère envers les firmes dans le but de que ses compétences soient remarquées par celles-ci. Dans ce cas, il fait le pari que lorsque les firmes envisageront son embauche, elles privilégieront ses compétences «techniques». L’autre possibilité est que le fonctionnaire montre un comportement pro-industrie dans le but d’améliorer ses chances d’accéder dans l’avenir à un poste dans l’industrie (Dal Bo, 2006). Dans ce cas, il aura estimé qu’un comportement particulièrement généreux envers l’industrie sera mon meilleur atout pour un emploi futur. S’il a raison, la sensibilité dont il a fait preuve dans le passé à l’égard de l’industrie et ses compétences «politiques» - constituent les atouts qui lui conduiront à un passage réussi dans le secteur privé.

21

Le pantouflage, comme pratique d’interaction entre un agent public et une entreprise privée

notamment lorsqu’elle est munie d’une entente explicite entre les parties, peut contribuer à la

capture organisationnelle. La principale raison c’est que le pantouflage, contrairement aux pots-

de-vin, a la particularité de créer et de nourrir des attentes de la part du fonctionnaire dans un

horizon à moyen et long terme. En effet, les largesses et la générosité excessive du

fonctionnaire ne seront récompensées que dans un futur proche ou lointain, lorsque celui-ci sera

effectivement embauché par la firme après son départ du secteur public. Ainsi, la firme pourra

habilement laisser mijoter quelques jolies promesses sur l’avenir du fonctionnaire, dans le but

d’infléchir avec une certaine régularité, son comportement. Ainsi donc, la promesse qui se

cache derrière une entente de pantouflage peut être un incitatif très efficace dans la mesure où

ce qui est en question est souvent l’avenir professionnel du fonctionnaire, avec tous les

avantages que cela suppose en termes de promotion, prestige, statuts et autres bénéfices non

matériels. Dans d’autres cas, ce passage par le secteur privé, aussi transitoire que cela puisse

être, servira à préparer une retraite confortable et difficilement atteignable dans le secteur

public. Enfin, une autre caractéristique du pantouflage qui la différencie des pratiques de pots-

de-vin, c’est que cette pratique n’est ni illégale ni socialement condamnée; seules les ententes

explicites de quid pro quo doivent être tenues au secret, ce qui diminue énormément les coûts

et les risques associés à cette pratique pour les deux parties. Pour ces raisons, les relations et les

interactions entre les parties impliquées dans la pratique du pantouflage peuvent être plus

stables et plus conséquentes que les transactions de pots-de-vin.

Cependant, les promesses qui se cachent derrière le pantouflage, même si elles sont l’objet

d’une entente explicite (side-contract), peuvent ne pas être tenues par la firme pour une raison

ou une autre (Che, 1995). Et cela, le fonctionnaire le sait, que rien n’est garanti à l’avance. Cette

22

situation peut, par moment, freiner son ardeur de largesse à l’égard de la firme. Dans le but de

rassurer le fonctionnaire sur les intentions de la firme à son égard, et comme une forme de

récompense partielle et un avant-goût de la suite de choses, la firme peut utiliser les pots-de-vin

et autres bénéfices comme formes complémentaires d’influence sur le fonctionnaire. Il est donc

possible que les comportements individuels structurés autour des pratiques de pantouflage

soient plus déterminants et conséquents pour la capture organisationnelle lorsque combinés

avec les pots-de-vin et autres échanges de réciprocité.

Proposition 2. Sur la base de l’analyse présentée ci-avant, nous suggérons ceci : les comportements individuels structurés autour des pratiques de pantouflage, inscrivent les relations d’influence dans un cadre prospectif et lorsqu’ils sont combinés à d’autres incitatifs positifs tels que les pots-de-vin sont déterminants dans la capture organisationnelle.

Les relations élargies de réciprocité. Il serait illusoire de croire que les relations et les

interactions entre les agents d’une organisation publique et les groupes influents externes ne se

structurent et ne s’organisent uniquement qu’autour des considérations pécuniaires. Des liens

élargies de réciprocité peuvent aussi être à l’origine de ces relations Les faveurs, les

considérations et les attentions en provenance du groupe externe, peuvent être perçus par les

membres de l’organisation comme un geste que commande une action réciproque (Cartier-

Bresson, 2008). La particularité des relations de réciprocité, c’est qu’elles s’insèrent dans des

rapports socioculturels plus vastes entre les individus et les groupes. Les normes de réciprocité

vont au delà des rapports basés sur de simples considérations monétaires. Elles peuvent

impliquer, entre les deux parties, un échange de sentiments, d’obligations et de services. Au

cœur des normes de réciprocité universelles, il y a le respect, l’affection et la confiance mutuelle

entre les parties (Tirole, 1986). L’affection et la confiance mutuelles sont renforcées par le

caractère répétitif et la nature souvent directe (face to face) de l’interaction. C’est le cas, par

23

exemple, d’une culture organisationnelle qui encourage la «proximité et le copinage» entre ses

membres et les groupes externes. Les activités sociales partagées en dehors du cadre imposé

par les rapports officiels constituent des occasions spéciales pour tisser les liens et consolider

les rapports. Avec d’autres pratiques telles les échanges de cadeaux et d’attentions particulières,

elles font émerger des affinités, des intérêts partagés et même des amitiés entre les individus et

les groupes. Mais aussi le sentiment d’obligation de faire des concessions réciproques. La

nature et l’intensité des rapports ainsi créés font en sorte qu’il n’est pas facile et évident de dire

non à l’autre partie. En effet il est toujours déplaisant de manquer à l’obligation d’un «retour

d’ascenseur» que suppose toute relation de réciprocité.

En insérant les rapports entre les individus de l’organisation et le groupe externe dans un

contexte plus vaste que l’échange économique, le caractère de réciprocité dont les rapports sont

désormais investis, donne un sens plus large à l’interaction. Les sentiments de respect,

d’affection et d’obligations mutuels font partie à présent de l’équation qui définie les

interactions et ils sont ainsi intégrés dans le schéma cognitif qui sert de fondement à la décision

et à l’action du membre de l’organisation.

En apportant une dimension affective et normative particulière aux comportements individuels à

l’origine de rapports entre les individus de l’organisation et groupes externes, les relations

élargies de réciprocité renforcent la capacité d’influence des derniers sur les décisions et

actions des premiers et contribuent à la prévisibilité et durabilité de la capture organisationnelle.

Proposition 3. Sur la base de l’analyse qui précède, nous suggérons que: les comportements individuels structurés autour des relations élargies de réciprocité contribuent à forger un contexte normatif et affectif propice à la capture organisationnelle.

La menace, les représailles et la coercition. Les pratique de pots-de-vin, de pantouflage et les

relations de réciprocité constituent des incitatifs positives dont les groupes externes peuvent

24

user pour influencer la décision et l’action d’un agent public. Dans certaines situations, les

groupes externes peuvent faire appel à des incitatifs négatifs c’est-à-dire des mesures de force,

de coercition et de représailles pour influencer et infléchir les comportements d’un agent public

(Dal Bó, 2006). Dans certains pays où le système judiciaire manque d’efficacité et

d’impartialité et dans lesquels les médias offrent une couverture biaisée de l’information car

infiltrés et contrôlés par des groupes aux intérêts restreints (Dal Bó, Dal Bó, et Di Tella, 2006),

il est possible pour ces groupes externes possédant de moyens et de ressources nécessaires, de

proférer des menaces crédibles et de contraindre un agent public. Selon Dal Bó, et al (2006), il

peut s’agir de la violence physique, de campagnes de diffamation et du harcèlement légal.

L’objectif étant toujours de contraindre l’agent public à prendre des décisions allant dans le sens

des intérêts du groupe externe au détriment de celui de l’organisation publique et des citoyens

en général (Dal Bó et Di Tella, 2003). L’élément nouveau que ces incitatifs négatifs

introduisent dans les rapports de l’agent public avec les groupes externes, c’est la peur qui est

une émotion généralement ressentie en présence ou dans la perspective d'une menace crédible.

Cela peut soit contraindre l’agent public à prendre des décisions contraires à l’intérêt général

mais allant dans le sens des intérêts de ceux qui le menacent pour éviter des représailles, soit

tout simplement démissionner de son poste si la menace est persistante. Dans ce dernier cas, on

peut s’attendre à ce que son remplaçant privilégie une conduite mieux alignée sur les intérêts du

groupe pour éviter le même sort.

Dans les cas de campagne de diffamation et le harcèlement légal, (ex. attaques dans le média) le

but visé est de miner la crédibilité de l’agent public et de l’emmener à dépenser temps et énergie

pour s’expliquer et sauver son honneur. La perspective d’avoir a subir ce type de menace peut

être en soit un élément dissuasif pour un individu qui songe à entrer dans le secteur public.

25

Quant au harcèlement légal, il est connu qu’à force de «coller» des poursuites judiciaires sur le

dos d’un individu (ex. charges d’abus de pouvoir), on peut réussir à ralentir ou même à stopper

son activité productive professionnelle.

Au total, ces incitatifs négatifs ont de particulier de faire de la peur une contrainte majeure du

comportement, de l’agent public; ces différentes menaces sont ainsi intégrées dans les

dimensions structurantes du schéma cognitif des individus par lequel ceux-ci vont percevoir et

résoudre le problème à savoir la place qui sera accordée aux intérêts du groupe externe à

l’origine de la menace. Cette forme d’influence sur le comportement individuel a aussi une

autre caractéristique qui peut augmenter sa contribution à la capture organisationnelle : sa force

de dissuasion. En effet, le groupe externe peut choisir de faire subir des représailles

«exemplaires» à un agent public pour prouver la crédibilité de leur menace et pour que cela

serve d’avertissement aux autres. En ce sens, la menace agit à la fois comme origine et

catalyseur de la capture organisationnelle. Tout cela faire croire que la menace et la coercition

ont un effet de renforcement de la capture organisationnelle lorsque combinés aux autres formes

d’influence, notamment la corruption.

Proposition 4. Les incitatifs négatifs inscrivent dans le schéma cognitif individuel et collectif des agents publics qui sert de définir la relation d’influence avec les groupes externes, la peur qui constitue une contrainte majeure de leur comportement. Lorsque combinée à d’autres incitatifs positifs tels que les pots-de-vin, la menace renforce et consolide la capture organisationnelle. Les pratiques de pots-de-vin, de pantouflage, de réciprocité et les menaces constituent des

formes diverses d’influence et contribuent, chacune à sa manière, à structurer et à donner un

sens particulier aux comportements individuels entourant les relations des membres de

l’organisation avec les groupes externes. Ces pratiques façonnent le cadre cognitif collectif des

membres de l’organisation de telle manière que leur relation avec les groupes externes puisent

26

être envisagée sur des bases autres que celles des interactions prescrites à l’intérieur d’un cadre

professionnel habituel. Mais chaque mode d’influence participe et contribue de façon

particulière et différente à la capture organisationnelle. Ainsi, la capture organisationnelle est,

selon cette perspective du «bas vers le haut», un phénomène d’émergence par compilation des

comportements individuellement différents à l’origine13.

2.1- Les processus délibérés de la capture organisationnelle

Nous avons souligné que la capture organisationnelle peut être appréhendée comme un

phénomène délibéré de « haut vers le bas » et qui se traduit par la capture de la coalition

administrative dominante (Sherman 1980, Thompson, 1967). Selon la théorie de la capture que

nous avons analysée, la capture peut subvenir lorsqu’il y a asymétrie d’information c’est-à-dire

lorsqu’une entreprise possède des informations et de l'expertise que les organismes publics ont

besoin pour prendre des décisions (Gormley, 1983). En effet, l’existence de l’asymétrie

d’information peut créer une forme de dépendance en ressources informationnelles entre une

organisation et l’entreprise possédant l’information ou de l’expertise. Cette dépendance en

ressources, selon la théorie de la dépendance des ressources (Koenig, 1999), du fait même de

l’existence de l’asymétrie d’information, peut contraindre l’organisation, pour sa survie, à

définir et à mettre en œuvre une stratégie de contre-dépendance. Une option possible est de

coopter les acteurs clés de l’entreprise possédant de l'expertise et des ressources

informationnelles. Selznick (1949. p.13) définit la cooptation comme «un processus

13 L’émergence peut se faire par composition ou par compilation (Kozlowski et Klien, 2000). La composition décrit un phénomène collectif dont les propriétés sont essentiellement les mêmes que celles de leurs constituants. alors que la compilation décrit un phénomène collective dont les constituants sont distinctivement différents mais fonctionnellement équivalents à celui-ci. Dans la perspective que nous avons présentée ci-avant, nous proposons un mode d’émergence par compilation où pots-de-vin, pantouflage, réciprocité et menaces contribuent distinctivement à la capture organisationnelle tout en remplissant la même fonction essentielle, à savoir, influencer les objectifs opérationnels de l’organisation en faveur du groupe externe.

27

d’intégration de nouveaux éléments dans la structure de leadership et de prise de décision d’une

organisation pour empêcher toute menace à sa stabilité ou à son existence.». En incorporant

dans sa structure de leadership et de prise de décision ces nouveaux éléments, l’organisation

espère ainsi accéder aux ressources (compétences et expertise) dont elle a besoin pour atteindre

ses objectifs, en réduisant par la même occasion, sa dépendance en ressources.

Pour Selznick la cooptation peut être formelle ou informelle. Elle est formelle si elle répond à

un besoin de l’organisation d’asseoir sa légitimité, en absorbant de nouveaux éléments de

l’environnement pour prendre part aux prises de décision et d’exécution. Cela se traduit

généralement par l’établissement de relations formelles telles que la nomination à des postes

importants des éléments cooptés. La cooptation peut être informelle ; dans ce cas, elle constitue

une réponse de l’organisation aux pressions de certains groupes d’intérêts qui ont de l’influence

au sein de la communauté. Elle se met donc en place lorsque des personnes ou des groupes

externes à l’organisation sont suffisamment puissants pour faire ce qu’ils veulent. Dans ces

conditions, ces personnes ou groupes peuvent être incorporés dans les structures de leadership

ou de prise de décision, pour les affaiblir. La différence entre les deux formes de cooptation

réside dans leur finalité. Le but visé dans la cooptation formelle est le partage de responsabilité

du pouvoir sans transfert de pouvoir ; alors que dans la cooptation informelle, il y a une

véritable réorientation du pouvoir puisque que les groupes d’intérêts cooptés peuvent, en

général, faire respecter leur volonté.

Dans le cas d’une cooptation formelle, ce qui est partagé c’est la responsabilité du pouvoir mais

non le pouvoir lui-même Selznick (1947). Cela suppose que toutes les dispositions sont prises

de façon à canaliser les actions et à maintenir le pouvoir de décision entre les mains du groupe

responsable de la cooptation. En revanche dans le cas de la cooptation informelle, étant donné

28

que les groupes d’intérêts sont suffisamment puissants pour avoir ce qu’ils veulent, leur

incorporation dans les structures de leadership ou de prise de décision, peut grandement

affaiblir le fonctionnement de l’organisation. Sherman (1980, p. 483) précise en effet que les

organisations ont la possibilité de coopter de nouveaux éléments dans leur structure de

leadership et de prise de décision mais avec la conséquence probable que la personnalité de

l’organisation, son rôle et ses objectifs opérationnels, peuvent être modifiés ou pervertis. De ce

fait, nous estimons, de notre point de vue, que la cooptation peut aussi constituer un moyen de

capture de l’organisation.

Que ce soit dans le cadre d’une cooptation formelle ou informelle, la décision de coopter de

nouveaux éléments extérieurs, est une décision collective, prise par la coalition administrative

dominante. C’est cette décision collective de cooptation qui peut occasionner la capture de

l’organisation. Il s’agit là d’un comportement collectif ou de groupe qui est à la base de cette

capture organisationnelle, contrairement à la capture par le processus émergent ci-avant

analysée. La cooptation formelle ou informelle, est en effet une stratégie organisationnelle

collectivement décidée par la coalition administrative dominante pour gérer la dépendance en

ressources de l’organisation et pour améliorer ses rapports de forces avec les acteurs puissants

de son environnement externe (Selznick, 1949).

Quels peuvent être les processus qui caractérisent la capture organisationnelle selon la

perspective délibérée, c’est-à-dire du haut vers le bas? Autrement dit, comment, à partir d’une

décision collective de cooptation, on en arrive à la capture de l’organisation?

Selon l’approche d’analyse multi-niveau de Kozlowski et Klein (2000), les processus top-down

décrivent généralement l'influence de certains facteurs contextuels du plus haut niveau au sein

de l’organisation sur les niveaux inférieurs du système. Selon ces auteurs, les unités de niveau

29

supérieur de l’organisation peuvent influencer les unités de niveau inférieur de deux façons :

d’abord, les unités de niveau supérieur peuvent avoir une influence directe sur le comportement

des employés des unités de niveau inférieur ; dans ce cas, c’est la culture organisationnelle qui

détermine les modèles d’interactions et le comportement au travail des employés. De ce fait, on

peut estimer qu’une culture organisationnelle de proximité avec les acteurs extérieurs initiée par

la coalition administrative dominante ait une influence sur le comportement des employés au

travail. Ensuite, les unités de niveau supérieur au sein d’une organisation peuvent façonner ou

modérer les relations et les processus dans les unités de niveau inférieur. Dans ces conditions

c’est la coalition administrative dominante en collusion avec les acteurs extérieurs qui actionne

le fil directeur de l’animation des équipes dans le sens des intérêts des acteurs externes. Les

unités de niveaux inférieurs auront pour fonction, d’exécuter, de mettre en forme les consignes

prescrites.

3. Conclusion et implications.

Dans cet article, nous nous sommes intéressés au concept de capture qui est peu ou pas abordé

d’un point de vue organisationnel. Il nous a paru très important, compte tenu de la proximité de

plus en plus grande entre les secteurs public et privé qui crée des tensions institutionnelles et qui

ouvre la voie au développement de certains comportements et pratiques répréhensibles de

corruption de collusion, de donner une perspective organisationnelle à ce phénomène de

capture. Nous avons fait état de l’univers de la capture telle que la littérature le présente en nous

basant notamment sur la théorie de l’économie positive de la règlementation (Regulatory

Capture) et en mettant en exergue quelques limites de cette théorie dominante. En effet, la

littérature de la capture semble privilégier la capture des organismes de règlementation de l’État

alors que dans le contexte actuel de rapprochement entre le public et le privé, les nombreux

30

scandales dans la plus part des pays de l’OCDE dont la presse fait régulièrement écho, laissent

supposer que c’est au niveau de l’exécution et de la gestion des politiques publiques que la

capture est plus fréquente, ce que le corpus de la théorie de la régulation ne semble pas indiquer.

Notre approche organisationnelle de la capture trouve ses assises théoriques dans la sociologie

des organisations; ce qui, à notre avis, a permis de dépasser les limites identifiées. Le concept

de capture dans la sphère publique peut être assimilé à un problème de comportement

organisationnel. Ce faisant, nous avons fait appel aux notions déjà bien campées de corruption,

de déviance, de cooptation et de contrôle externe de ressources. L’objectif principal de cet

article a été de définir et circonscrire la capture comme un phénomène organisationnel et de

proposer un modèle théorique de la capture d’une organisation qui permet de comprendre les

processus, les dynamiques et les mécanismes qui sont à l’origine de ce phénomène et qui

concourent à son développement et à son expansion. Selon ce modèle théorique, la capture

organisationnelle est un phénomène multidimensionnel qui peut être appréhendée à la fois

comme le résultat des processus organisationnels émergeants, suivant une dynamique du « bas

vers le haut » et de processus descendants suivant une dynamique du «haut vers le bas». Nous

avons ainsi privilégié une approche «méso» dans notre démarche. En ce qui concerne les

processus émergents, nous avons décrit certains comportements des individus au sein d’une

organisation publique dans leurs interactions avec des acteurs externes du privé. Ces

comportements individuels se structurent autour des pratiques de pots-de-vin, de pantouflages,

de relation de réciprocités et de menaces. Nous estimons que ces comportements individuels

peuvent atteindre, selon certaines logiques d’isomorphisme ou de compilation, un seuil critique

à partir duquel l’organisation peut être considérée comme une organisation capturée. En ce qui

concerne les processus délibérés de capture organisationnelle, notre argumentaire est qu’il s’agit

31

d’une conséquence non voulue d’une stratégie collective de la coalition administrative

dominante de coopter dans ses rangs, de nouveaux éléments externes à l’organisation et qui se

caractérise finalement par le contrôle de cette coalition administrative par des acteurs externes.

Dans les deux perspectives ascendante et descendante, nous avons respectivement pu mettre en

évidence la contribution de chaque comportement, individuel et collectif, à la capture de

l’organisation.

Notre modèle de capture organisationnelle reste cependant inachevé. Nous n’avons pas expliqué

dans cet article, par exemple, la dynamique qui existe entre ces différents comportements et les

mécanismes de diffusion par lesquels ils conduisent à la capture organisationnelle. Un modèle

théorique de la capture doit effectivement permettre de comprendre à la fois les processus et les

dynamiques de diffusion et de contagion qui mènent à la main mise effective des acteurs

externes puissants sur les objectifs opérationnels de l’organisation. De notre point de vue, ces

mécanismes de diffusion et de propagation de ces comportements individuels déviants au sein

de l’organisation seraient probablement liés aux processus de sélection, de socialisation et

culturel de l’organisation. De même, nous n’avons pas décrit les facteurs contextuels endogènes

et exogènes à l’organisation et qui sont susceptibles d’influencer ou de modifier ces

dynamiques. À termes, notre objectif principal est de développer des outils de gestion qui

permettront aux gestionnaires des administrations publiques de se prémunir et de gérer les

risques de capture dont peut faire objet leur organisation.

Annexe Figure 1: Finalités et objets de la capture dans la sphère publique

32

Figure 1: Finalités et objets de la capture dans la sphère publique

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