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Ma première expérience débute en 1995 lorsque Hélène Jimenez, chargée du développement auprès des publics du festival Vue sur les docs – aujourd’hui le Fid – propose à quelques classes primaires de suivre le festival qui a lieu au mois de juin à Marseille. Durant l’année, elle y prépare les élèves en leur montrant des films documentaires sur grand écran et leur présente des professionnels. Les enfants surprennent, par leur regard et leur curiosité, le public et les cinéastes qui les rencontrent durant le festival. Ce dispositif inédit, reconduit l’année suivante avec le même succès, m’encourage à inclure le cinéma dans ma pratique professionnelle. De 2000 à 2010, l’association Tilt, dirigée par Delphine Camolli, et l’école dans laquelle j’exerce, collaborent pour mener des ateliers de pratique et d’analyse cinématographiques. Les élèves parlent des films sur le chemin du retour des projections et reviennent en classe, nourris des images du film qu’ils s’empressent de dessiner. Le succès des activités de production d’écrits, ordinairement un exercice laborieux et rébarbatif pour ces élèves de ZEP en raison des difficultés linguistiques rencontrées, confirme qu’un film est un puissant vecteur d’expression qui crée une dynamique de groupe inédite jusque là dans la classe. Pour chaque film, j’utilise des photocopies en noir et blanc – la couleur s’avère trop onéreuse – de quelques photogrammes tirés des Carnets de notes du dispositif École et Cinéma. Bien que de qualité médiocre, les images photocopiées favorisent, chez les élèves, une production d’écrits chargés d’émotion qui constitue des supports de lecture très motivants. Cependant, les séances d’expression orale restent pour moi insatisfaisantes. Les questions posées traditionnellement aux élèves – « est-ce que le film vous a plu ? », « quel moment avez-vous préféré ? » – orientent leurs réponses. Ce sont les élèves les plus à l’aise à l’oral qui demandent les premiers à répondre à l’inévitable question : « que se passe-t-il dans le film ? ». Cet exercice de synthèse, difficile, lasse rapidement l’auditoire de leurs camarades. Quel dispositif favoriserait la prise de parole de ceux et celles qui s’y risquent le moins ? Comment parler ensemble du film que l’on a regardé ? En 2005, je débute des études de cinéma en espérant articuler pratique pédagogique et théorie filmique. Un parcours entre cinéma et éducation par Sylvie Mateo Ci-dessus : photogrammes de La Belle et la Bête de Jean Cocteau.

Un parcours entre cinéma et éducation - UPR PACA … · Les travaux de Lev Vygotski, ... d’en comprendre sa signification en contexte, il informe des événements et des états

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Ma première expérience débute en 1995 lorsque Hélène Jimenez, chargée du développement

auprès des publics du festival Vue sur les docs – aujourd’hui le Fid – propose à quelques classes

primaires de suivre le festival qui a lieu au mois de juin à Marseille. Durant l’année, elle y prépare

les élèves en leur montrant des films documentaires sur grand écran et leur présente des

professionnels. Les enfants surprennent, par leur regard et leur curiosité, le public et les cinéastes

qui les rencontrent durant le festival. Ce dispositif inédit, reconduit l’année suivante avec le même

succès, m’encourage à inclure le cinéma dans ma pratique professionnelle.

De 2000 à 2010, l’association Tilt, dirigée par Delphine Camolli, et l’école dans laquelle j’exerce,

collaborent pour mener des ateliers de pratique et d’analyse cinématographiques. Les élèves

parlent des films sur le chemin du retour des projections et reviennent en classe, nourris des

images du film qu’ils s’empressent de dessiner. Le succès des activités de production d’écrits,

ordinairement un exercice laborieux et rébarbatif pour ces élèves de ZEP en raison des difficultés

linguistiques rencontrées, confirme qu’un film est un puissant vecteur d’expression qui crée une

dynamique de groupe inédite jusque là dans la classe.

Pour chaque film, j’utilise des photocopies en noir et blanc – la couleur s’avère trop onéreuse – de

quelques photogrammes tirés des Carnets de notes du dispositif École et Cinéma. Bien que de

qualité médiocre, les images photocopiées favorisent, chez les élèves, une production d’écrits

chargés d’émotion qui constitue des supports de lecture très motivants.

Cependant, les séances d’expression orale restent pour moi insatisfaisantes. Les questions posées

traditionnellement aux élèves – « est-ce que le film vous a plu ? », « quel moment avez-vous

préféré ? » – orientent leurs réponses. Ce sont les élèves les plus à l’aise à l’oral qui demandent

les premiers à répondre à l’inévitable question : « que se passe-t-il dans le film ? ». Cet exercice

de synthèse, difficile, lasse rapidement l’auditoire de leurs camarades. Quel dispositif favoriserait

la prise de parole de ceux et celles qui s’y risquent le moins ? Comment parler ensemble du film

que l’on a regardé ? En 2005, je débute des études de cinéma en espérant articuler pratique

pédagogique et théorie filmique.

Un parcours entre cinéma et éducationpar Sylvie Mateo

Ci-dessus : photogrammes de La Belle et la Bête de Jean Cocteau.

La problématique de la grande difficulté scolaire, aiguë

dans le quartier où j’enseigne, me pousse, durant mon

master recherche en cinéma, à entamer une formation

d’enseignante spécialisée en 2010. Les travaux de

Lev Vygotski, psychologue russe des années trente,

constituent un apport conséquent dans ma réflexion

par son approche sociologique et psychologique

des phénomènes de création artistique. Il articule

la problématique du développement du psychisme

humain à celles du langage, de la pensée et des

émotions. L’un de ses concepts majeurs, le langage

intérieur, sorte de monologue muet, m’évoque des

souvenirs de projections. En observant des élèves qui

regardent un film, on se rend compte qu’ils éprouvent

en silence des émotions et élaborent des pensées qui

parfois s’extériorisent par bribes, spontanément. Ce

phénomène est flagrant chez les très jeunes enfants qui

laissent fuser leurs mots sans retenue. On peut émettre

l’hypothèse, en s’inspirant de celle de Vygotski, que ce

monologue s’articule autour de ce qui se modifie dans

le film : les événements, les actions et les sentiments

des personnages qui évoluent dans l’espace et le

temps.

J’ai la charge, durant cette formation, d’un petit groupe

d’élèves de CM2 en échec scolaire. Le français est

pour eux une langue seconde dont ils maîtrisent

insuffisamment les notions linguistiques de base. Des

lacunes importantes en vocabulaire augmentent leurs

difficultés à comprendre un texte. Malgré plusieurs

années d’école, le concept de classes de mots n’est pas

acquis et ils n’arrivent pas à repérer un verbe dans une

phrase, à l’oral comme à l’écrit. Cette problématique

devient le sujet de mon mémoire professionnel. Le

verbe est un concept difficile à définir. Sa fonction

principale est d’être le pivot de la phrase. À condition

d’en comprendre sa signification en contexte, il informe

des événements et des états : ce qui est et ce qui arrive,

ce qui est arrivé ou va arriver ; ce qui change ou évolue ;

ce qui s’éprouve. Cet aspect de la fonction verbale

m’évoque la trame narrative d’un film qui semble être

le support idéal pour motiver ces élèves à s’exprimer.

Les personnages seront des « sujets » facilement

identifiables en production d’écrits. Et La Belle et la Bête

de Cocteau, une œuvre propice à réfléchir à l’image de

soi. Mais comment maintenir leur attention fluctuante ?

Pour qu’ils puissent se remémorer des moments précis

du film, je fabrique, cette fois-ci à partir de captures

d’écran, une soixantaine de photogrammes que

j’imprime et plastifie pour les rendre plus solides. Les

élèves devraient ainsi pouvoir retrouver des scènes

qui les ont marqués et s’y intéresser. J’espère que ce

support concret, suffisamment représentatif et chargé

d’émotion, éclairera la signification des verbes de leurs

phrases dans le cadre de cet objectif de remédiation

scolaire.

Tout d’abord, je leur propose des jeux de devinettes

à partir d’un photogramme pour isoler le verbe et

son sujet. Ils repèrent les verbes en identifiant la

représentation des actions et/ou des sentiments qu’ils

peuvent désigner du doigt sur les photogrammes.

Mais très rapidement, je constate que c’est l’ensemble

des photogrammes disposés pêle-mêle sur le bureau

qui fonctionne comme un véritable révélateur de

sens. Les variations d’intensité des actions et des

sentiments des personnages sont identifiables sur

les images qui, comme dans le montage filmique,

entrent en correspondance ou en discordance les

unes avec les autres. Les gestes, les expressions

des visages sont vus dans une nouvelle dynamique,

augmentée. Les élèves accèdent, semble-t-il dans un

même mouvement de pensée, au concept de verbe et

aux différentes significations qu’il peut revêtir dans ce

contexte linguistique et visuel. Des débats passionnés

s’ouvrent spontanément, photogrammes à l’appui, pour

s’entendre sur la définition précise d’un verbe. Leur sens

de l’observation et leur attention se réveillent.

Ils réclament de proposer à leur tour des jeux de

langage : à partir de l’ensemble des images, ils

organisent des « chasses au trésor » pour construire

d’autres classes de mots – adjectifs et substantifs – et

rédigent patiemment des phrases à compléter. Il devient

nécessaire d’écrire – sans faute – les phrases inventées

pour en garder la trace et y retrouver la mémoire du

sens. Les activités d’orthographe et de conjugaison

se voient investies d’une importance absente de leurs

préoccupations jusque là. Leurs progrès en classe sont

repérables, ainsi que leur implication dans le travail.

D’autres jeux d’expression s’inventent. Les élèves

rejouent des scènes en mimant les personnages et

demandent à leurs camarades de retrouver le bon

photogramme. Ils apprennent et répètent leurs dialogues –

la langue de Madame Leprince de Beaumont ! - ou les

actualisent, jouant avec les registres de langue. Chemin

faisant, ils renouent avec la langue française par leur parole,

soutenue par le film et ses photogrammes. L’outil, pensé

d’abord comme une aide à l’apprentissage de la langue,

permet également un travail au plus près des images. Il

accompagne et aiguise le regard des élèves spectateurs sur

les films dont ils parlent avec intelligence et subtilité.

Les photogrammes sont aimantés pour être également

disposés sur un tableau magnétique et j’expérimente l’outil

sur plusieurs années avec de nombreux groupes d’élèves,

du CP au CM2. Il s’utilise à présent avec une méthode

présentant une progression basée sur l’expérience.

Delphine Camolli organise en 2013 une rencontre avec

Henri Denicourt, directeur du cinéma le Renoir en charge

du dispositif École et Cinéma des Bouches-du-Rhône.

Depuis, une collaboration s’est instaurée entre Tilt, le Renoir,

différents partenaires institutionnels de l’éducation à l’image

et l’Éducation nationale. Elle permet de présenter Cinaimant

et d’organiser des formations à destination d’enseignants

et d’animateurs. Tilt envisage en 2015 de lancer la première

édition de Cinaimant dans le cadre d’un appel à projet

du ministère de la Culture et de la Communication pour

l’apprentissage du Français Langue Étrangère. Le coffret

Cinaimant #1, élaboré à partir de trois courts-métrages, voit

le jour en 2016.

Remerciements

L’outil Cinaimant est né d’une part des rencontres

des élèves avec les films et leurs photogrammes,

et d’autre part de l’attention et du soutien d’acteurs

de l’éducation à l’image qui ont accompagné ce

projet mené par Tilt depuis 2013.

L’auteur tient à remercier :

Henri Denicourt, Catherine Mallet et Thierry

Gout, du cinéma le Renoir en charge du dispositif

départemental École et Cinéma

Annette Wiertlewski et Caroline Micaelli, de la

cellule départementale « projets » de l’Inspection

Académique

Les partenaires du Pôle d’éducation à l’image et

particulièrement Sabine Putorti et Émilie Allais,

de l’Institut de l’Image d’Aix-en-Provence ; Amélie

Lefoulon, Cécile Durieux et William Benedetto,

du cinéma l’Alhambra de Marseille

Caroline Renard, Françoise Maunier et Jean-Luc

Lioult du secteur cinéma d’Aix-Marseille Université

Perrine Boutin, responsable du master

professionnel Didactique de l’Image de l’Université

Sorbonne Nouvelle

Valérie Maurel et Jean-Pierre Abbou,

respectivement conseillère pédagogique et

inspecteur de l’ASH 3 des Bouches-du-Rhône

Joëlle Revertegat, Martine Steurer et Gérard

Roubaud, inspectrices et inspecteur de l’Éducation

Nationale à Marseille

Rolande Lourie, conseillère pédagogique des

Bouches-du-Rhône

Muriel Blasco, conseillère pédagogique en Arts

Visuels des Bouches-du-Rhône

Frédéric Schildknecht, conseiller pédagogique

en Arts visuels, coordinateur du dispositif École et

Cinéma de la Somme

Vincent Thabourey, Eva Brucato et Céline

Berthod de Cinéma du Sud

Isabelle Crenn, qui a occupé la fonction de

conseillère pédagogique en Arts visuels et

d’animatrice nationale pour le cinéma à l’OCCE

jusqu’en 2015

Olivier Demay, responsable du développement et

de la recherche de l’association Enfants de cinéma

Les enseignants ayant participé aux formations

École et Cinéma Bouches-du-Rhône

Les participants enthousiastes de la séance

« Réplique » dont sont issus les visuels des livrets.

Toute l’équipe de Tilt et son conseil

d’administration

Enfin, les élèves qui ont accompagné mon

parcours en cinéma depuis vingt ans. Leur

intelligence, leur sensibilité et leur énergie m’ont

guidée dans la réalisation de Cinaimant.