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Géographie et cultures 31 | 1999 La postmodernité Débats épistémologiques dans la géographie culturelle anglo-américaine Une appréciation anthropologique et philosophique Scott William Hoefle Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/gc/10282 DOI : 10.4000/gc.10282 ISSN : 2267-6759 Éditeur L’Harmattan Édition imprimée Date de publication : 1 juillet 1999 Pagination : 25-47 ISBN : 2-7384-7993-0 ISSN : 1165-0354 Référence électronique Scott William Hoefle, « Débats épistémologiques dans la géographie culturelle anglo-américaine », Géographie et cultures [En ligne], 31 | 1999, mis en ligne le 21 avril 2020, consulté le 08 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/gc/10282 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.10282 Ce document a été généré automatiquement le 8 juillet 2020.

Une appréciation anthropologique et philosophique

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Page 1: Une appréciation anthropologique et philosophique

Géographie et cultures 31 | 1999La postmodernité

Débats épistémologiques dans la géographieculturelle anglo-américaineUne appréciation anthropologique et philosophique

Scott William Hoefle

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/gc/10282DOI : 10.4000/gc.10282ISSN : 2267-6759

ÉditeurL’Harmattan

Édition impriméeDate de publication : 1 juillet 1999Pagination : 25-47ISBN : 2-7384-7993-0ISSN : 1165-0354

Référence électroniqueScott William Hoefle, « Débats épistémologiques dans la géographie culturelle anglo-américaine », Géographie et cultures [En ligne], 31 | 1999, mis en ligne le 21 avril 2020, consulté le 08 juillet 2020.URL : http://journals.openedition.org/gc/10282 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.10282

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Débats épistémologiques dans lagéographie culturelle anglo-américaineUne appréciation anthropologique et philosophique

Scott William Hoefle

Ce travail de recherche a été financé par CNPq brésilien.

1  Cet article replace l’évolution de la géographie anglo-américaine, et la place qu’y

tiennent les approches culturelles, dans une perspective longue. Il propose, pour

interpréter les séquences de débats épistémologiques qui se sont développées depuis un

siècle, un schéma d’évolution cyclique.

2  C. Mitchell (Mitchell, 1993 ; 1995 ; 1996) a récemment échangé des propos critiques avec

D. Cosgrove (Cosgrove, 1996a), J. Duncan et N. Duncan (Duncan et Duncan, 1996), P.

Jackson (Jackson, 1996) et J. Watson (Watson, 1995) ; il propose une interprétation

marxiste orthodoxe de la culture ; ses contradicteurs en défendent une vue

postmoderniste et (ou) marxo-culturelle. Cet épisode ne constitue qu’une reprise du

débat en cours dans les années 1990 sur la nature de la géographie culturelle. Un

épisode antérieur mettait aux prises Price et Lewis (Price et Lewis, 1993a ; 1993b) qui

défendaient la tradition sauérienne contre les critiques qui lui étaient adressées par les

tenants de ce que l’on appelle la New Cultural Geography1 ; leur position provoqua des

réponses de D. Cosgrove (Cosgrove, 1993a) de J. Duncan (Duncan, 1993) et de P. Jackson

(Jackson, 1993).

3  Ces débats tournent autour de la question du statut ontologique de la culture, qu’elle

soit définie collectivement ou comme une entité résiduelle : ils ne peuvent donc se

limiter au domaine de la géographie culturelle, mais doivent être mis en parallèle avec

les débats similaires qui prennent place en anthropologie aussi bien qu’avec certains

problèmes épistémologiques dans le domaine de la philosophie des sciences2. En nous

fondant sur cette perspective élargie, nous montrerons ici, qu’à l’exception de

Cosgrove, les récents débats concernant la géographie culturelle affichent un degré

considérable d’inconsistance épistémologique, comme ceci arrive communément

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Page 3: Une appréciation anthropologique et philosophique

durant les phases de changement de paradigme, lorsque les oppositions théoriques sont

grossies et que les épistémologies sont combinées de manières contradictoires.

4  Il convient d’abord de situer les débats actuels dans un contexte de mouvement

historique où les positions épistémologiques évoluent de l’empirisme éclectique vers le

rationalisme déductif et la phénoménologie interprétative ; le cycle recommence alors.

Lorsqu’on met leurs contextes historiques en rapport avec les traditions géographiques

antérieures ou postérieures, la géographie culturelle sauérienne des années 1920 et

1930 et les positions postmodernistes actuelles de la géographie partagent une

commune épistémologie humaniste et phénoménologique un peu de la même manière

que le font l’anthropologie culturelle de l’école de Boas et l’actuelle anthropologie

postmoderniste. Les deux traditions occupent des moments épistémologiques similaires

au sein de leurs cycles respectifs de réaction contre des paradigmes rationalistes

antérieurs, et provoquent à leur tour des réactions qui se manifestent ensuite par

l’émergence de paradigmes empiriques. La similarité devient évidente lorsqu’on

montre que les positions épistémologiques successives de Huntington et Semple, Sauer

et Hartshorne en géographie reproduisent celles de Morgan et Spencer, Lowie et

Kroeber et Radcliffe Brown en anthropologie. Avec ces différences à l’esprit, je vais

mettre en évidence les contradictions épistémologiques présentes non seulement dans

la position marxiste de Mitchell mais aussi, ce qui est surprenant, dans l’attitude

postmoderniste des Duncan.

Les cycles épistémologiques

5  L’analyse qui suit repose sur deux points fondamentaux :

6  1- On distingue trois épistémologies de base dans la philosophie moderne : la

phénoménologie, l’empirisme et le rationalisme. En ce qui concerne l’épistémologie

(objectif scientifique ; propos phénoménal, spatial et temporel ; méthode scientifique et

procédure d’analyse) et l’ontologie (modèle perceptif de la réalité et agent de la

perception), l’empirisme et le rationalisme occupent des pôles opposés, alors

qu’historiquement, la phénoménologie a représenté une attente holiste pour établir un

pont entre les deux extrêmes (Figure 1).

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Page 4: Une appréciation anthropologique et philosophique

Figure 1 : Les familles d’épistémologies

7  2- Combinons : 1- le modèle crânien (Kuhn, 1970) des paradigmes scientifiques, le

contre-modèle des syntagmes postmodernistes proposés par Hassan (Hassan, 1985),

l’opposition théorique qu’établissent Simmons et Cox (Simmons et Cox, 1985) entre les

positions réductionnistes et déterministes et les positions holistes centrées sur les

interrelations, avec 2- l’approche des cycles longs de Hobsbawm (Hobsbawm 1988 ;

1967 ; 1994), Stöhr (Stöhr, 1981) et Taylor (Taylor, 1985) : les changements qui

interviennent dans la pensée scientifique au cours du temps peuvent alors être conçus

comme des séquences répétitives dans lesquelles le paradigme inductif empirique est

suivi par le déductif-déterministe, et à son tour par un certain nombre de syntagmes

critiques et phénoménologiques (Figure 2).

Figure 2 : Épistémologies dans les paradigmes modernes

8  Le premier principe est important pour comprendre les débats qui se développent en

géographie et dans d’autres sciences sociales. Cosgrove (Cosgrove, 1989, p. 29-31) et

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Gregory (Gregory, 1978, p. 113) ont observé qu’il y a une forte composante empirique

dans le travail des géographes et, j’ajouterai, de la plupart des autres spécialistes des

sciences sociales. C’est vrai même pour les géographes qui penchent du côté du

rationalisme tel que Bunge, qui admettait que ses analyses mathématiques avaient un

référent empirique et n’étaient pas des exercices de pures mathématiques cartésiennes.

On pourrait dire à peu près la même chose de l’anthropologue Lévi-Strauss. Les

géographes et anthropologues comme Sauer, Boas, Kroeber et Lowie dans le passé, ou

ceux qui pratiquent aujourd’hui les sciences sociales dans une optique postmoderniste,

malgré tout leur particularisme phénoménal, étaient ou sont encore partisans de

réconcilier une science centrée sur l’universalisme et un humanisme historiquement

décentré. En conséquence, il y a peu de spécialistes des sciences sociales qui soient

purement cartésiens ou purement nietzschéens ; la plupart se rangent entre deux

extrêmes, celui de l’empirisme à orientation rationaliste, et celui qui est en faveur de la

phénoménologie ; c’est la combinaison d’épistémologies qui en résulte qui fournit aux

critiques récentes le fondement théorique de leur argument. Enfin, dernière remarque,

si l’on veut éviter d’être lu de manière sélective par les critiques des époques

postérieures, il faut choisir l’empirisme, le rationalisme ou la phénoménologie purs : ce

point sera illustré par les épistémologies contrastées de Sauer et de Hartshorne, et par

la signification qu’elles revêtent pour les positions théoriques contemporaines.

9  Le second principe permet de comprendre les cadres de la pensée scientifique depuis

deux siècles. Hobsbawm (Bourdieu et Passeron, 1967) souligne le contraste entre les

modèles d’évolution anglais et français qui mettent l’accent sur l’évolution universelle

et l’objectivité scientifique durant les périodes d’expansion capitaliste, et les modèles

historicistes allemands inspirés de la philosophie de la nature (Naturphilosophie) qui

soulignent le particularisme culturel et la subjectivité de la perception durant les

périodes de crise : une telle distinction est spécialement pertinente pour moi qui pense

que le débat entre les défenseurs de Sauer et ses critiques contemporains n’est en

réalité qu’un petit différend domestique entre géographes humanistes. La

phénoménologie holiste allemande représente une longue lignée de philosophies

alternatives qui s’étendent de Kant à Fichte, Hegel et Goethe jusqu’à Nietzsche, Husserl,

Heidegger et Spengler et finalement jusqu’à Feyerabend et Habermas aujourd’hui3. Les

philosophes existentialistes, post-structuralistes et postmodernistes français tels qu’ils

sont illustrés par Sartre, Merleau-Ponty, Baudrillard, Derrida et Lyotard peuvent être

ajoutés à cette liste de la philosophie alternative parce que, comme l’ont dit Bourdieu et

Passeron, la France a cessé de « faire l’histoire » après la Seconde Guerre mondiale si

bien que les intellectuels français se sont détournés de la pensée déterministe et

évolutionniste4.

10  Vus dans cette perspective, Sauer, Fleure et Forde en géographie, et Boas, Kroeber et

Lowie en anthropologie, appartiennent à la phase particulariste des sciences sociales

qui prend place entre les deux guerres mondiales tout comme les postmodernistes

contemporains font partie d’un retournement critique postérieur à 1967. Les deux

groupes réagissent contre des paradigmes déterministes antérieurs, l’évolutionnisme

bio-environnemental dans le cas des premiers, et le structuralisme économique pour

les seconds. Ces deux paradigmes avaient commencé comme des modèles à base

empirique ; plus tard dans leur développement, ils ont fait le saut déductif vers

l’universalisation de leurs résultats au monde entier. C’est sur une base inductive-

empirique que Darwin donne naissance à la théorie de la sélection naturelle dans

L’Origine des espèces. Lorsqu’il extrapole sa théorie à l’humanité dans La Descendance de

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l’homme, il se livre à un exercice déductif très semblable aux schémas évolutifs de ses

contemporains Spencer, Morgan, Maine et Tylor (Harris, 1968. Slocking, 1968). De

manière similaire, le fonctionnalisme structural d’Aprèsguerre fondait les théories du

développement sur une analyse empirique des processus d’industrialisation dans

certains pays occidentaux, alors que les théories du développement dirigé par l’État,

accéléré, déséquilibré, et appliqué du centre à la périphérie que proposait le

structuralisme, étaient des exercices déductifs de déterminisme économique5.

Le débat Sauer-Hartshorne en perspective

11  Les positions épistémologiques de Sauer ne peuvent être comprises que comme une

réaction à l’évolutionnisme de Huntington, Semple et Taylor, tout comme beaucoup des

positions de Harsthorne doivent être vues comme des réactions aux positions

phénoménologiques de Sauer. En conséquence, Price et Lewis (Price et Lewis, 1993b)

ont tout à fait raison de souligner que la géographie culturelle sauérienne était basée

sur l’humanisme allemand, c’est-à-dire sur la phénoménologie.

12  Dans les premières pages de La morphologie du paysage, Sauer décrit l’idée qu’il se fait de

la science et cite l’ouvrage Prolongemena zur Naturphilosophie du phénoménologue

allemand Keyserling. La science est considérée comme un processus organisé

d’acquisition de la connaissance (plutôt que comme un processus unifié de lois

physiques appliquées de façon déductive au monde) dans lequel des modes

d’investigation prédéterminés et un système préconçu d’interrelations entre les

phénomènes guident la recherche (ce qui n’est guère une épistémologie inductive -

Bourdieu, 1977 - et empiriste). Dans la dernière partie de cet article (et dans les articles

publiés au cours des années 1950), Sauer retourne à ce thème lorsqu’il déclare que la

recherche géographique doit aller au-delà de la Science et doit saisir la réalité colorée

de la vie. Citant le travail de géographes holistes allemands comme Humboldt, Banse,

Gradmann et Volz, cela signifie pour lui qu’il faut prendre en compte les qualités

esthétiques et subjectives qui se trouvent au-delà de la sphère dévolue à la science.

Dans un développement similaire à celui proposé plus tard par Bourdieu, il va au-delà

de la science objective et du rationalisme a priori (mais pas jusqu’à l’extrême opposé du

subjectivisme) et parvient par là même à une qualité de compréhension qui se situe sur

un plan supérieur (Sauer, 1963a, p. 344-345, p. 349-350 ; 1963c, p. 380-381 ; 1963d.

p. 403).

13  En fait, le tableau positiviste et empiriste de Sauer peint par les post-modernistes

convient mieux à Hartshorne (Hartshorne, 1939). L’épistémologie de Hartshorne se

situait carrément dans un moule empiriste tout comme celle des fonctionnalistes

structuraux qui étaient ses contemporains, Parsons en sociologie et Radcliffe-Brown en

anthropologie. Son livre sur The Nature of Geography est une longue critique soutenue de

la subjectivité aérienne (Hartshorne, 1939, chap. XII, p. 335) du paysage. En fait,

Hartshorne (Hartshorne, 1939, p. 132-133 ; p. 452-453) ne fait pas confiance aux

impressions « subjectives et familières » d’un paysage ou d’une région enregistrées par

un artiste ou un voyageur ; la description géographique doit être pour lui

photographiquement objective et les réactions personnelles de l’observateur doivent

être réduites au minimum. Comme Sauer, Hartshorne critique l’environnementalisme

déterministe, mais en termes d’associations probabilistes (Hartshorne, 1939, p. 432-437)

et non pas au nom d’un particularisme anti-rationaliste. Les deux voyaient la nécessité

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d’une approche inductive qui aille de la différenciation en surface détectée par les

études de cas à des généralisations régionales, mais Sauer avait en tête des études de

cas menées à long terme et en profondeur, et qui n’auraient jamais pu être étendues à

l’échelle continentale (Hartshorne, 1939, p. 66-67 ; Sauer, 1963a, p. 326-327 ; 1963b,

p. 362).

14  Il est exact que Hartshorne était partisan d’une approche holiste au niveau local et

régional, mais il pensait aussi qu’il n’était pas pratique d’inclure dans l’analyse tous les

éléments physiques et culturels imaginables, si bien qu’à la fin, il s’engagea dans une

prise en compte sélective des phénomènes qui était conditionnée par le jeu des forces

économiques et des facteurs de localisation : il fut un des pionniers de leur analyse au

sein de la géographie anglo-américaine (Martin, 1994, p. 483). Hartsthorne opposait

cette approche à celle de Sauer qui, pensait-il, confondait géographie et anthropologie

(Hartshorne, 1939, p. 177-178). Sauer se défendit à son tour de ces attaques en

distinguant la géographie de l’anthropologie et de l’histoire. La géographie s’attachait

pour lui à l’adaptation aux environnements réalisée par le biais du mode de vie et

d’économie propres à une culture (Sauer, 1963b, p. 360-362, p. 364) ; elle mettait cette

adaptation en évidence en mobilisant des données ordonnées sur l’économie, l’habitat,

la distribution des populations, les centres urbains, les types d’agriculture, la

domestication de la flore, de la faune et des autres matériaux, et les lignes de

communication6.

15  La nature synchronique de la chorologie régionale de Hartshorne est bien connue,

comme le sont ses attaques répétées contre l’historicisme sauérien - une position qui

rappelle celle de Radcliffe-Brown en anthropologie (Radcliffe-Brown, 1965a et l965b).

Bien qu’il ait été plus tard qualifié de « descriptif » par les géographes quantitatifs,

Hartshorne utilisait des formules et des mesures quantitatives simples (Hartshorne,

1939, p. 426-439). En réponse à ces attaques, Sauer précisa sa position en 1940 dans son

discours de la Grande Retraite (Sauer, 1963, p. 351, p. 380-381) qu’il reprit en 1952 par

une observation : la démarche à la Hartshorne correspondait à une géographie

philosophiquement pauvre qui traitait seulement des phénomènes qui pouvaient être

quantifiés et cartographiés. Hartshorne, enfin, en dépit de l’insistance qu’il mettait à

affirmer que les divisions régionales étaient arbitrairement tracées par les géographes,

avait un modèle ontologique perceptif qui était réaliste comme l’analogie avec la

photographie le montre, et comme le prouve aussi le fait qu’il ne voyait aucune

nécessité à regarder le paysage à travers les yeux de ceux qui l’habitaient, sous le

prétexte qu’à la différence de celui des observateurs scientifiques, le regard des gens du

coin était, sans espoir, gâché par la subjectivité.

16  Tout ceci était bien sûr le travail épistémologique fondamental qui préparait la voie au

tournant déductif-déterministe des années 1950 (Abler, Adams et Gould, 1971 ;

Simmons et Cox, 1985 ; Taylor, 1985). En fait, ce fut Hartshorne (Hartshorne, 1959) qui

forgea le terme de « science spatiale », même s’il fut plus tard la victime de ce qu’il

avait aidé à créer (Gregory, 1994, p. 105). Au cours des années récentes, la contribution

de Hartshorne à la géographie a été reconsidérée, mais à la différence de Sauer, qui est

apprécié à cause de son ambivalence épistémologique, l’empiriste pur qu’était

Hartshorne est tout simplement considéré comme n’ayant plus de signification pour la

géographie postmoderne contemporaine (Entrikin, 1989, p. 3-5). C’est un jugement à

courte vue qui souffre tout autant d’anachronisme « présentiste » que celui de

Campbell (Campbell, 1994) insistant pour lire des éléments postmodernes dans The

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Page 8: Une appréciation anthropologique et philosophique

Nature of Geography. Quelle peut-être alors la signification actuelle de Hartshorne ? Celle

de fournir un exemple d’empiriste porté vers la raison, qui, comme Popper (Popper,

1964) à cette époque, en a eu assez du particularisme phénoménologique et du

relativisme.

L’anthropologie culturelle boasienne

17  De bien des façons, le débat entre Sauer et Hartshorne reflète la position que

l’anthropologie culturelle américaine, représentée par Boas et ses étudiants Kroeber et

Lowie, avait adoptée vis-à-vis de l’évolutionnisme bio-environnementaliste et marxiste

d’une part, et de l’anthropologie sociale britannique menée par Radcliffe-Brown et ses

étudiants Evans-Pritchard et Fortes de l’autre.

18  La conception superorganique de la culture se développa dans l’anthropologie

culturelle et la géographie culturelle américaines dans les premières décades du XXe

siècle en réaction contre l’évolutionnisme bioenvironnementaliste, qui confondait

changement social et changement biologique, et en réaction aussi contre le

déterminisme sociologique fonctionnaliste qui peignait la société comme un organisme.

Le géographe physicien allemand Franz Boas, devenu anthropologue culturel

américain, est généralement reconnu comme l’initiateur de cette réaction culturelle ; il

faisait en réalité partie d’un mouvement plus large qui s’éloignait du déterminisme

évolutionniste environnemental pour adopter le diffusionnisme culturel que l’on

trouvait chez les ethnographes et géographes allemands, comme Ankermann,

Frobenius, Graebner, Schmidt, et qui était inspiré par le changement d’orientation de

Ratzel (Harris, 1968 ; Hartshorne, 1939 ; Holt-Jensen, 1980).

19  Ce que firent Boas et ses étudiants Kroeber et Lowie fut de donner une impulsion à une

perspective nettement particulariste et historiciste (Figures 3 et 4). L’évolution

biologique était dissociée de l’évolution culturelle ; au sein du changement culturel, le

développement économique était séparé du développement social et idéologique. Ces

anthropologues mettaient en question de manière véhémente toutes les formes de

déterminisme, qu’il soit biologique, environnemental ou économique. Ceci les rendait

par voie de conséquence extrêmement hostiles au déterminisme sociologique

fonctionnaliste parce que ce paradigme restait fidèle à la conception spencérienne de la

société comme faite de parties spécialisées et inégales, même si le changement

temporel évolutionniste n’était pas mis en avant dans le fonctionnalisme (Durkheim,

1964 ; Harris, 1968 ; Stocking, 1968 ; Turner, 1992 ; Weber, 1964).

Débats épistémologiques dans la géographie culturelle anglo-américaine

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Page 9: Une appréciation anthropologique et philosophique

Figure 3 : Vue particulière de l’évolution biologique et du changement culturel

Figure 4 : Évolution contre diffusion dans les transformations culturelles

20  En réaction contre ce point de vue, Lowie (Lowie, 1970, p. 441) alla jusqu’à la position

extrême qui consiste à voir dans la culture un pot-pourri de pièces et de morceaux

assemblés par les accidents historiques de la diffusion. C’est une vue curieuse de la

culture parce que l’idée de conscience collective et de représentations collectives

adoptée par le fonctionnaliste français Durkheim et ses émules, en réaction contre le

déterminisme environnemental et le réductionnisme psychologique, est similaire au

concept de culture d’inspiration allemande qui la tient comme reçue et apprise

collectivement depuis l’enfance. Les Boasiens retenaient pour leur part et de manière

sélective certains éléments de l’évolutionnisme, comme la définition proposée par

Tylor de la culture - il la concevait comme une liste de traits (Tylor, 1970, p. 1) : cette

conception reste consciencieusement citée dans les manuels d’anthropologie jusque

bien avant dans les années 1960, même si les théories évolutionnistes de Tylor sont

rejetées. Kroeber et Lowie admirent plus tard que leurs premières charges contre le

déterminisme étaient exagérées, mais le contexte de l’époque demandait une réfutation

sans ambiguïté du mélange confus de l’interdépendance supposée du biologique et du

culturel présente dans l’évolutionnisme penseriez (Kroeber, 1952, p. 10, p. 22. Lowie,

1948, p. 19‑25).

21  En fait, avant la montée de la génétique mendélienne en biologie, on pensait que les

caractères physiques et culturels évoluaient ensemble à des rythmes identiques, mais

allant en s’accélérant aux stades plus avancés de l’évolution culturelle (Figure 5). Selon

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Page 10: Une appréciation anthropologique et philosophique

le principe des « caractères acquis », les individus incorporaient biologiquement les

traits physiques et sociaux qu’ils avaient absorbés en provenance de leur

environnement climatique et culturel. En réaction avec ces conceptions, Boas, Kroeber

et Lowie soulignaient que les changements biologique et culturel se produisaient à des

rythmes largement différents et qu’il y avait une continuité culturelle considérable qui

se manifestait parallèlement aux transformations.

Figure 5 : Évolution bioculturelle

22  C’est en ce sens que le concept de superorganique formulé par Kroeber doit être

compris, et non pas comme un modèle naïf de déterminisme culturel. Pour Kroeber,

« la culture est superorganique et superindividuelle en ce que, bien qu’elle soit portée

et produite par des individus organiques qui y adhèrent, elle est acquise par un

apprentissage transmis entre individus sans devenir une partie de leur dotation

« héritée » (Kroeber, 1962, p. 62). Cette idée de la culture résulte aussi de l’accent mis

sur les processus particularistes de diffusion plutôt que sur l’évolution unilinéaire, si

bien que les cultures sont « au-dessus ou à l’extérieur des sociétés qui les adoptent [...] ;

une culture particulière, un ensemble particulier d’institutions peuvent passer à

d’autres sociétés, dans lesquelles ils influencent ou conditionnent les membres de la

société située en dessous » (Kroeber, 1962, p. 62).

23  « Super », pour Kroeber, avait donc le sens « d’au-delà » et « d’au-dessus », tout à fait

comme le terme « méta » utilisé en philosophie, et non pas celui que la culture est une

« boîte noire ». Le changement culturel était considéré comme étant au-dessus et

indépendant du changement biologique. La culture était également au-delà de

l’organique en ce sens que les anthropologues culturels rejetaient l’analogie organique

utilisée par les évolutionnistes et les fonctionnalistes, dans laquelle la société était

comparée au corps humain7. Par conséquent, Kroeber n’utilisait pas le terme de super

organique dans le sens où Spencer le faisait (en fait, le terme avait été pour la première

fois utilisé par Hutton en 1785 pour qualifier l’interrelation des espèces dans une

conception vitaliste de la Terre (Pepper, 1996, p. 21)). Les diffusionnistes culturels

souscrivaient au holisme interrelationniste, mais évitaient consciencieusement les

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Page 11: Une appréciation anthropologique et philosophique

analogies organiques. À leurs yeux, les cultures étaient composées d’éléments qui

étaient appelés « pièces » (pieces) et n’étaient pas fonctionnellement des « parties »

(parts) ou des « organes » spécialisés, si bien que les configurations culturelles variaient

spatialement et temporellement en un même lieu. Ajoutez une nouvelle institution à

travers un changement induit par diffusion, et la configuration culturelle change !

24  En ce sens, je suis d’accord avec Price et Lewis sur le fait que dans la chaleur du débat,

les géographes postmodernistes et les marxistes structuralistes ont exagéré le côté

rationaliste et (ou) empiriste de Sauer. Lorsque l’épistémologie de Sauer est comparée à

celle des anthropologues culturels boasiens de son époque, on peut voir que les

approches authentiquement empiristes et rationalistes de la culture sont présentes

dans le fonctionnalisme, le fonctionnalisme structuraliste et le structuralisme, mais pas

dans le diffusionnisme culturel. Ayant établi ceci, on s’aperçoit qu’on ne peut accorder

crédit aux souvenirs de Sauer indiquant que l’influence exercée sur lui par ses collègues

Kroeber et Lowie était restée limitée à son intérêt pour les Amérindiens (cité dans Price

et Lewis, 1993a, p. 10).

Les débats épistémologiques récents en géographieculturelle

25  Comparée aux débats antérieurs, la consistance épistémologique des débats menés au

sein de la géographie culturelle dans les années 1990 laisse beaucoup à désirer.

Cosgrove (Cosgrove, 1996a) qualifie correctement la position de Mitchell (Mitchell,

1993 ; 1995) de « submarxiste », mais « orthodoxe » ou « paléomarxiste » auraient peut-

être été plus appropriés (Poster-Carter, 1974). Dans sa critique de « l’idéalisme » dans

les approches marxiste culturelle et postmoderniste de la culture, Mitchell utilise le

terme d’ontologie de manière répétée sans même situer une fois ce sous-domaine

philosophique au sein du domaine plus large de l’épistémologie. En fait, l’ontologie n’a

d’intérêt - et c’est un intérêt mineur - que pour les positions philosophiques non

empiristes. L’objectivité scientifique reçoit, dans l’empirisme, un traitement

simplificateur, selon lequel le sujet humain perçoit les objets qui font partie du monde

tels qu’ils sont en fait infiltrés par nos prédispositions mentales et sensorielles ; la

question de la subjectivité assume en revanche une grande importance à la fois en

phénoménologie et dans le cas du rationalisme. Pour la phénoménologie, la

connaissance humaine est la synthèse de l’interaction entre le sujet (la thèse) et l’objet

(l’antithèse), alors que, dans le rationalisme, le sujet humain recherche l’essence stable

(que l’on pourrait appeler « structure » dans le cas de la science du XXe siècle) au sein

du flux des objets situés dans le monde que transmettent les sens humains auxquels on

ne peut faire confiance (Copleston, 1960-1967 ; Feibleman, 1960 ; Hookway, 1992 ; Pettit,

1992 ; Scruton,1995 ; Wood, 1960).

26  Les « anciens » et les « nouveaux » géographes culturels, tout comme les chercheurs qui

adoptent des points de vue néo-marxistes devenus plus sophistiqués comme celui de

Harvey (Harvey, 1973, p. 288-298), utilisent un modèle constructiviste de la réalité selon

lequel l’ontologie (ce qui existe) ne peut être séparé de l’épistémologie (les théories de

la connaissance) parce que le sujet (les hommes) structure l’objet (le monde) dans le

même temps que le monde structure la connaissance humaine. Dans une telle

perspective, des concepts comme « culture », « économie » et « politique » sont tous

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des abstractions et des constructions intellectuelles qui sont élaborées pour

comprendre la « société », une autre abstraction.

27  Mitchell, par contraste, adopte une approche réaliste et non problématique de

l’ontologie et, ce faisant, combine une ontologie empiriste avec une épistémologie

marxiste rationaliste. Seul un empiriste radical accepterait d’adopter une approche

purement ontologique de la culture, établissant qu’elle n’a pas d’existence en soi, mais

qu’elle est plutôt un construit idéologique basé sur des relations matérielles qui sont en

fait « concrètes », « rationnelles », « meilleures », « enracinées », en d’autres mots

« réelles ». La culture est par opposition localisée dans un « niveau nébuleux et

mystificateur » et, en conséquence, elle est réifiée et transformée en réalité. Elle est

sans amarres et n’a pas de « base ou de fondation ontologique solide », elle « implique

une régression infinie », si bien qu’elle est un concept « cul-de-sac ». En fait, la culture

est « tout ce qui ne peut être réduit à l’économique ou au politique » qui, selon lui,

constituent la base de la culture (Mitchell, 1995, p. 103-108). Cosgrove (Cosgrove, 1996a)

est réellement bien gentil quand il critique cette position épistémologique comme étant

« submarxiste » et « fondationniste ». Dans les jours de gloire du mouvement néo-

marxiste des années 1970 et 1980, la critique aurait été plus cinglante : on aurait crié au

« marxisme vulgaire »8 !

28  D’un point de vue philosophique, le plus grand défaut des vues de Mitchell sur la

culture, ce n’est pas tant l’utilisation du modèle déterministe base-superstructure des

relations phénoménales que son ontologie réductionniste (Figure 6). En fait, Harvey

(Harvey, 1973 ; 1985 ; 1989) et Soja (Soja, 1989) utilisent ce type de modèle lorsqu’ils

soutiennent que la modernisation techno économique provoque l’apparition de

nouvelles formes de modernisme culturel, une vue qui a conduit Dear (Dear, 1991) à

considérer que leur travail sur le postmodernisme a eu des « résultats mêlés », et

Strohmayer et Hannah (Strohmayer et Hannah, 1992) à se plaindre de ce que les

géographes matérialistes étaient en train de domestiquer les critiques postmodernistes.

Harvey (Harvey, 1992) a depuis modifié sa position, disant que, s’il avait été possible,

dans le passé, de distinguer entre base (les conditions matérielles de la vie) et

superstructure (la culture), ceci n’était plus possible aujourd’hui, à cause de la grande

importance du travail culturel, un changement de position dont Mitchell note qu’il est

oublieux de ses implications épistémologiques. Plus récemment, même dans le cas

extrême où il critique la « biophilie », Harvey attire l’attention sur le danger qu’il y a à

remplacer un réductionnisme par un autre dans lequel l’histoire humaine, l’économie

et la culture régneraient en maîtres (Harvey, 1996, p. 165-166).

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Figure 6 : Le jeu des infrastructures et des superstructures dans la détermination selon lesmarxistes

29  Des contradictions épistémologiques sont aussi également présentes dans les positions

prises par les Duncan et Jackson lorsqu’ils se défendent contre les critiques de Mitchell.

Jackson (Jackson, 1996) fait son mea culpa au marxisme orthodoxe et retourne à une

conception réductionniste selon laquelle la culture est en fait simplement l’idéologie.

La position des Duncan, avançant que les textes et les idées sont aussi réels que les

phénomènes économiques et politiques, est tout aussi déconcertante, puisqu’elle greffe

une ontologie empirique sur une épistémologie postmoderniste. S’il existe un point

d’accord entre les différents syntagmes critiques qui ont fait leur apparition depuis la

fin des années 1960, c’est bien le rejet complet du « réalisme naïf » implicite dans les

postions empiriques et rationalistes antérieures. De plus, il est douteux que le récent

concept de « réalisme critique » triomphe de ce problème. Ce que le terme exprime est

l’essai contradictoire d’accommoder les tendances néo-empiriques à la pensée critique

antérieure, ce qui est commun aux moments de transition qui font passer des

syntagmes aux paradigmes.

30  De plus, la base philosophique du projet « post-structuraliste » des Duncan pose

question. Les universitaires français se plaignent de ce que les spécialistes de sciences

sociales américains aient tendance à mélanger les approches post-structuralistes et

postmodernes, et créent chemin faisant un paradigme alors que les deux sont des

syntagmes séparés. Plus simplement, ils regrettent que ces mêmes spécialistes

proposent un pot pourri de penseurs différents et qui sont souvent hautement critiques

les uns vis-à-vis des autres. Un poststructuraliste comme Foucault envisageait les

phénomènes sociaux dans une perspective historique en termes de résistance au

pouvoir des institutions qui contrôlaient les déviants sociaux. Il refusait d’adopter une

approche philosophique large et critiquait Derrida qui le faisait. Ce dernier, ainsi que

Baudrillard, ont développé des théories de la textualité et de la déconstruction

appliqués aux discours, images, codes, et à la culture dans la vie de tous les jours.

Baudrillard a même écrit un traité intitulé Oublier Foucault (Godelier, 1997 ; Kellner,

1989).

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31  Cosgrove a pour sa part été philosophiquement cohérent durant son passage graduel du

marxisme culturel au postmodernisme. Sa compréhension des problèmes

épistémologiques explique sa critique violente du « fondationnisme » matérialiste de

Mitchell, un problème philosophique que Jackson (Jackson, 1996) ne perçoit pas. Dans

le travail de Cosgrove, une épistémologie explicitement phénoménologique est

employée en même temps 1- que les positions empiriques et rationalistes sont mises à

mal, 2- et qu’il interprète des paysages historiques (Cosgrove, 1984 ; 1993b), les

problèmes contemporains d’environnements (Jackson, 1996) ou d’autres paysages

terrestres (Cosgrove, 1994a ; 1994b). Il adopte une vue tellement relativiste et

particulariste de la pensée intellectuelle qu’il n’aime pas être qualifié de

postmoderniste parce que, selon lui, il y a pratiquement autant d’approches de la

culture qu’il y a de géographes (Cosgrove, 1993a). En ce sens, Cosgrove représente un

glissement de la géographie culturelle depuis le marxisme culturel jusqu’au

postmodernisme et au-delà ; il l’effectue d’une façon que Mitchell, Duncan et Jackson

n’adoptent pas, tout comme Glacken, Lowenthal et Tuan assuraient, dans les années

1960 et 1970, la transition entre la tradition sauérienne et ce qui est devenu la

géographie culturelle postmoderniste.

32  On doit finalement souligner que beaucoup de critiques à l’encontre de l’idée

monolithique de culture semblable à celles que l’on doit aux géographes culturels dans

les années 1980, ont déjà été proposées par l’anthropologie marxiste et postmoderniste

à partir de la fin des années 1960 (Clifford et Marcus, 1986 ; Hymes, 1969 ; Kahn, 1989 ;

Rollwagen, 1986) mais, dans ce cas, le bébé n’a pas été jeté avec l’eau du bain. Le

concept phare de ces anthropologues est l’objet de critiques sérieuses ; la tradition

boasienne, qui implique l’acquisition d’une formation dans les quatre sous-domaines de

l’anthropologie physique, de l’archéologie, de la linguistique et de l’ethnologie, paraît

lourde. Ces problèmes sont abordés dans de longs débats publiés dans les pages des

Anthropology Newsletters et culminent dans les années 1980 et au début des années 1990.

En dépit de cette atmosphère de contestation, la culture holistique ne s’est dissoute ni

dans un matérialisme historique, ni dans un concept bâtard de la culture comme

esthétique synchronique. Les anthropologues nord-américains sont arrivés à un

compromis selon lequel la culture et ses subdivisions sont considérées comme de

simples outils analytiques pour comprendre la vie sociale. Pour eux tout comme

Hartshorne (Hartshorne, 1939) qui pensait que ce devait être le cas avec les régions

géographiques, les divisions phénoménales internes et spatiales externes de la culture

sont tracées arbitrairement dans le but d’étudier des interrelations. Dans une telle

perspective, une importance et un poids relatifs peuvent être attribués, ou pas, à un

domaine culturel particulier par rapport à d’autres, ce qui devrait satisfaire la demande

formulée par Mitchell d’un retour aux études « fonctionnelles ».

En finir avec Said ?

33  Je viens de présenter une déconstruction philosophique plutôt rude des géographes

culturels d’aujourd’hui, mais je voudrais atténuer ma critique en soulignant que c’est le

contexte intellectuel et culturel de notre temps qui est la cause de la plupart des

incohérences épistémologiques notées ici (même si cela a un parfum de déterminisme).

Après des décennies de débats acerbes entre les différents syntagmes critiques présents

dans les sciences, on constate, arrivé aux années 1990, que le marxisme a pratiquement

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disparu, que le particularisme postmoderne est de plus en plus critiqué (Godelier, 1997 ;

Richardson, 1990 ; Sax, 1998 ; Saunders, 1997 ; Stolcke, 1995) et que nous dérivons

lentement en direction de nouveaux paradigmes modernistes tels que l’écologie

politique empiriste et le néo-darwinisme rationaliste. Ce faisant, les épistémologies se

sont trouvées mélangées de manières contradictoires, mais la poussière retombera sans

doute, les positions philosophiques seront clarifiées, le subjectivisme particulariste sera

décrié et l’impératif de la parcimonie sera célébrée, jusqu’au nouveau tournant critique

dans vingt ans d’ici.

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1910-1914).

WOLF, E., 1982, Europe and the People without History, Berkeley, University of California Press.

WOOD, L., 1960, « Epistemology » in D.D. Runes (dir.), Dictionary of Philosophy, Towawa, Littlefield

and Adams.

NOTES

1. Je sais l'usage que fait MacDowell (1994) du terme New Cultural Geography, bien que Cosgrove,

Duncan et Jackson n'aiment pas être mis ainsi dans le même sac et préfèrent plutôt un terme plus

large, celui d'approches culturelles contemporaines en géographie.

2. Feyerabend faisait ironiquement observer que la philosophie des sciences avait un long passé

(cité dans Rorty, 1997, p. 33). D'un point de vue cyclique, Feyerabend, écrivant en 1970, avait sans

doute raison de faire cette observation, mais on peut avancer que la philosophie des sciences est

aujourd'hui un sujet avec un grand futur.

3. L'inclusion de Kant dans cette liste peut faire lever quelques sourcils, mais il occupe cette

position en philosophie même si les positivistes logiques du XXe siècle l'ont mal lu (Copelson,

1960-1967 ; Scunton, 1995 ; Wood, 1960). La Critique de la raison pure était une attaque contre le

rationalisme tandis que La Critique de la raison pratique s'en prenait à l'empirisme. Kant voyait

sa position comme un compromis entre l'approche intellectualisée aux phénomènes que

proposait le rationalisme dogmatique de Leibniz (qu'il appelait "thèse") et l'approche des

phénomènes par les sens dans l'empirisme de Locke (l'antithèse du rationalisme). Kant

caractérisait sa position comme la "conjonction" des deux extrêmes (que les philosophes

allemands postérieurs ont appelé la synthèse (Kant, 1952, p. 102-103, p. 147).

4. Ces philosophies alternatives peuvent être interprétées comme les expressions idéologiques de

la résistance géopolitique à la domination technique et scientifique anglo-saxonne.

5. Le paradigme du structuralisme qui était dominant dans les sciences au cours des années 1950

ne doit pas être confondu avec le syntagme de brève durée du marxisme structurel de la fin des

années 1960 et du début des années 1970. Brookfield, 1975. Taylor, 1989.

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6. Si les écologistes culturels et les évolutionnistes culturels des années 1950 et 1960, travaillant

dans un contexte moderniste, donnaient un accent plutôt scientifique qu'humaniste à leurs

agendas de recherche, Kroeber et Sauer ne peuvent être blâmés pour cela.

7. Curieusement, Sauer, sous l'influence de Hettner, utilisait encore des analogies organiques

jusque dans les années 1920, un point que Hartshorne (1939, p. 257) critiquait. L'article sur

"Morphology of landscape" est encore tout plein d'un langage fonctionnaliste du type que ses

collègues de Berkeley, Kroeber et Lowie abhorraient. Arrivé au moment de l'article sur "The

Great Retreat", ce type de langage est largement absent ; Sauer y condamne les fonctionnalistes

comme Barrows et Hartshorne.

8. Le néo-marxisme n'était pas un paradigme purement rationaliste, mais il était plutôt

moderniste et anti-moderniste en même temps. Dans la veine moderniste, les néo marxistes

proposaient le modèle de relations centre-périphérie du système-monde dans lequel les lois de

développement du capitalisme déterminaient la domination globale par les nations capitalistes

avancées. Ils critiquaient aussi à la fois la théorie fonctionnaliste et la théorie structuraliste de la

modernisation, aussi bien que l'évolutionnisme marxiste classique, avançant que l'histoire ne se

répète pas sous la forme d'étapes linéaires qui se reproduiraient spatialement dans le monde. En

conséquence, en différents temps et lieux, des modes spécifiques de production ont été articulés

de différentes manières, impliquant des processus de résistance, d'alliance ou de substitution

totale. Les néo-marxistes étaient aussi hautement critiques à l'encontre de la spécialisation

systématique dans les sciences et appelaient à la formation d'une approche interdisciplinaire qui

ne fragmenterait pas les phénomènes sociaux en sphères déconnectées de la recherche

scientifique (Foster Carter, 1974 ; Frank, 1967 ; Wallerstein, 1979 ; Wolf, 1982). Ces derniers

aspects font de ce mouvement davantage un syntagme qu'un paradigme, ce qui est évident dans

le travail des anthropologues français comme Godelier, Meillassoux, Rey et Terray sur les modes

de production : ils mettaient, tout comme Foucault, l'accent sur les faits de résistance culturelle.

Les débats entre le néo-marxiste Althusser et le poststructuraliste Foucault au début des années

1970 donna à son tour naissance aux postmodernistes comme Baudrillard, Deleuze, Derrida et

Lyotard (Kellner, 1989).

RÉSUMÉS

Pour éclairer les débats qui se développent depuis une dizaine d’années au sein de la New Cultural

Geography, l’auteur la resitue dans le temps long de l’histoire de la géographie et de

l’anthropologie de langue anglaise depuis un siècle. Il souligne le parallélisme entre l’évolution

de la géographie et celle de l’anthropologie. Pour lui, les sciences passent successivement par des

phases d’empirisme, de rationalisme et de phénoménologie. La nouvelle géographie culturelle

apparaît alors comme une réaction phénoménologique normale face aux excès de rationalisme

ou d’empirisme des années 1960 ou 1970.

In arder to understand the debates which developed since ten years within the New Cultural

Geography, the author puts it within the long perspective of the history of anglo-arnerican

geography and anthropology since a century. He stresses the parallel evolutions of bath

disciplines. For him, sciences move successively from empiricism to rationalism and

phenomenology, and back again. The New Cultural Geography appears as a reaction against the

narrow mindedness of rationalism and empiricism in the 60s and 70s.

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INDEX

Mots-clés : géographie culturelle, anthropologie, épistémologie, ontologie, paradigme,

syntagme, Boas, Sauer

Keywords : cultural geography, anthropology, epistemology, ontology, paradigm, syntagm, Boas,

Sauer

AUTEUR

SCOTT WILLIAM HOEFLE

Universidade Federal do Rio de Janeiro

Departamento de Geografia - IGEO - CCMN, Rio de Janeiro, Brésil

[email protected]

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