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UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE ET LETTRES
CONTEXTE ET FORCE ILLOCUTOIRE
VERS UNE THÉORIE COGNITIVE DES ACTES DE LANGAGE
THÈSE PRESENTÉE EN VUE DE L’OBTENTION DU TITRE DE DOCTEUR EN PHILOSOPHIE ET LETTRES, ORIENTATION LINGUISTIQUE
par
Mikhail Kissine
Promoteur : M. le Professeur Marc Dominicy
Année académique 2007-2008
Table des matières
REMERCIEMENTS 1 INTRODUCTION 2
PARTIE I : DE LA DIFFICULTÉ DE DEFINIR L’ASSERTION
CHAPITRE 1 : JUSTIFICATION, ÉVIDENCE ET VÉRITÉ 10 1 LE MARQUEUR ASSERTORIQUE DE FREGE 10 2 BRANDOM : ASSERTION ET JUSTIFICATION 15 2.1 L’ironie, l’autorité et la justification impossible 15 2.2 Fausseté et mensonge 18 3 WILLIAMSON : L’ASSERTION ET L’ÉVIDENCE 22 3.1 Connaissance et évidence 22 3.2 Les concepts « inanalysables » 24 4 LES DEUX FACES DE L’ENGAGEMENT ASSERTORIQUE 32 CHAPITRE 2 : LA CONVENTION ET L’ENGAGEMENT À LA VÉRITÉ 37 1 SEARLE : L’EXPRIMABILITÉ ET LA SIGNIFICATION LINGUISTIQUE 37 1.1 Engagement et convention 37 1.2 Assertion et présupposition 39 1.3 Exprimabilité et assertabilité 42 1.4 L’arrière-plan et l’assertabilité 44 2 ALSTON : RESPONSABILITÉ ET STRUCTURE SYNTAXIQUE 50 2.1 La structure syntaxique et le contenu asserté 50 2.2 Ellipse et assertion 52 3 LE RÔLE DE L’ALLOCUTAIRE 65 CHAPITRE 3 : AGIR SUR L’ALLOCUTAIRE 67 1 LE PERLOCUTOIRE FORT 68 1.1 Stalnaker : assertion, présupposition et contexte 68 1.2 L’analyse est-elle trop forte ? 70 1.2.1 La situation d’examen 70 1.2.2 Les rappels 71
1.2.3 La conclusion d’un argument 71 1.2.4 Les récapitulations 72 1.2.5 Les aveux 73 1.2.6 L’allocutaire impossible à persuader et les cas kantiens 74 1.2 L’analyse est-elle trop faible ? 79 2 LE PERLOCUTOIRE FAIBLE 82 3 L’ASSERTION ET L’INSINUATION 84 CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE 87
PARTIE II : L’ACTE LOCUTOIRE
CHAPITRE 4 : LES NIVEAUX DE SENS D’AUSTIN REVISITÉS 90 1 LES NIVEAUX DE SENS CHEZ AUSTIN 91 2 ILLOCUTOIRE VS. PERLOCUTOIRE 91 3 LE RHÉTIQUE ET LE LOCUTOIRE COMME POTENTIEL DE L’ILLOCUTOIRE 94 4 L’ACTE LOCUTOIRE COMME REPRÉSENTATION D’UN ÉTAT MENTAL 99 CHAPITRE 5 : UNE TYPOLOGIE DES ÉTATS INTENTIONNELS 104 1 LA DIRECTION D’AJUSTEMENT — UNE NOTION IMPRÉCISE 104 2 LA POSITION INTERNALISTE DE SEARLE 106 3 LA PERCEPTION COMME INTERACTION 110 4 LA DIRECTION D’AJUSTEMENT ESPRIT-MONDE 112 5 LES INTENTIONS 117 6 LES DÉSIRS 120 CHAPITRE 6 : LA REPRÉSENTATION LINGUISTIQUE DES ÉTATS INTENTIONNELS 124 1 ACTE LOCUTOIRE OU ACTE ILLOCUTOIRE EXPRESSIF ? 125 1.1 Searle et Vanderveken 125 1.2 Alston 129 2 L’EXPRESSION DES ÉTATS INTENTIONNELS 131 3 LE PERSPECTIVE FONCTIONNELLE DE RUTH MILLIKAN 134 3.1 L’ancrage évolutionnaire des signes Intentionnels 134 3.2 La fonction biologique du langage 136 3.3 Le rôle du contexte 140 4 L’ISOMORPHIE FONCTIONNELLE ENTRE LES ÉTATS INTENTIONNELS ET LES ÉNONCÉS
LINGUISTIQUES 149 4.1 Représenter des états du monde 149 4.2 Représenter des désirs 151 4.2.1 Les représentations « Pushmi-Pullyu » 151
4.2.2 La sémantique du mode impératif 153 5 L’EXPRESSION LOCUTOIRE 163 CHAPITRE 7 : LE CONTENU ET LE CONTEXTE 166 1 LE LOCUTOIRE MINIMAL DE BACH 167 2 LE MINIMALISME SÉMANTIQUE 174 3 LE RELATIVISME SÉMANTIQUE 180 CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE 185
PARTIE III : DE L’INTERPRÉTATION DES ACTES ILLOCUTOIRES
CHAPITRE 8 : LES ACTES ILLOCUTOIRES ASSERTIFS 188 1 LES ASSERTIONS COMME RAISONS DE CROIRE 189 1.1 Les raisons de croire 190 1.2 Le contexte de l’assertion 194 2 QUAND LA FORCE ASSERTIVE FAIT DÉFAUT 195 2.1 Le discours non-littéral 195 2.2 Contradictions, tautologies et échec présuppositionnel 198 2.3 Les énoncés à contenu patent 199 3 LES (INTUITIONS À PROPOS DES) ENGAGEMENTS ASSERTORIQUES 202 3.1 La perception directe dans le langage 202 3.2 La coopération et la communication 208 3.3 Du locutoire à l’assertion 216 3.3.1 La nécessité et l’AP 216 3.3.2 Les marqueurs de réserve 222 4 LE RÔLE DU CONTEXTE 227 CHAPITRE 9 : LES ACTES ILLOCUTOIRES DIRECTIFS 229 1 LES ACTES DIRECTIFS COMME RAISONS D’AGIR 229 2 LES ÉNONCÉS IMPÉRATIFS NON-DIRECTIFS 233 2.1 L’expression de désirs 234 2.2 Les « pseudo-impératifs » 236 2.3 Les prédicats superlatifs à l’impératif 239 2.4 La désirabilité et l’impératif 240 3 LES CONTRAINTES SÉMANTIQUES SUR L’UTILISATION DU MODE IMPÉRATIF 244 3.1 Les contraintes séquentielles 245 3.2 Les domaines de discours 248 3.2.1 Le liage des domaines sous la conjonction 248
3.2.2 Les conjonctions « impératives », les « pseudo-impératifs » et les conditionnelles
« indicatives » 252 3.2.3 Les contraintes séquentielles expliquées 259 3.3 Les prédicats statifs 265 4 LES ACTES DIRECTIFS À CONTENU CONDITIONNEL ET LES ACTES DIRECTIFS CONDITIONNELS 266 5 LA DISJONCTION ILLOCUTOIRE 271 5.1 Les phénomènes à expliquer 271 5.2 L’hypothèse du « décrochage énonciatif » 272 5.3 Le liage sous la disjonction 274 5.4 Les disjonctions « impératives », les « pseudo-impératifs » et les conditionnelles
« indicatives » 279 5.5 Les contraintes séquentielles expliquées 284 6 LE RÔLE DU CONTEXTE 286 CHAPITRE 10 : LES ACTES ILLOCUTOIRES COMMISSIFS 288 1 QUEL NIVEAU D’ANALYSE POUR LES PROMESSES ? 289 2 UNE SOLUTION SÉMANTIQUE ? 290 3 LES PROMESSES ET LES PRÉDICTIONS 293 3.1 Les conditions de succès des prédictions 293 3.2 Les prédictions catégoriques, les intentions et les promesses 294 4 LES MENACES 300 5 LA COMPLEXITÉ DES ACTES COMMISSIFS 302 CHAPITRE 11 : LES CORRÉLATS PSYCHOLOGIQUES 304 1 LE CONTEXTE ET L’INTERPRÉTATION 306 2 L’HYPOTHÈSE D’UN MODULE PRAGMATIQUE INFÉRENTIEL 310 3 LES CORRÉLATS COGNITIFS DE L’AUTISME 315 3.1 La compétence pragmatique et la croyance fausse 315 3.2 L’hypothèse du déficit exécutif 317 4 LA COMMUNICATION AUTISTE ET LA COMMUNICATION ENFANTINE 323 5 MENSONGE ET IRONIE 328 6 COMPRENDRE LES PROMESSES 330 7 CONTRE L’HYPOTHÈSE MODULAIRE 332
CONCLUSION GÉNÉRALE 337
BIBLIOGRAPHIE 339
Remerciements
Ma plus profonde gratitude va à Marc Dominicy, dont la patience et
l’investissement ont dépassé de loin tout ce que l’on peut espérer d’un directeur de thèse.
L’aspect humain sous lequel se manifestent son intransigeance scientifique et son
exigence de probité intellectuelle rendent encore plus inestimable le privilège dont j’ai pu
bénéficier. Je remercie également mes collègues et amis du Laboratoire de Linguistique
Textuelle et de Pragmatique Cognitive pour leurs encouragements et leurs conseils. Plus
particulièrement, merci à Emmanuelle Danblon d’avoir consacré du temps à des
conversations qui furent d’une grande aide pour certaines étapes de ma réflexion.
Philippe De Brabanter n’a pas hésité, au cours de ces trois dernières années, à m’associer
à divers projets académiques qui m’ont permis d’élargir mes centres d’intérêts et de
passer des moments passionnants, tant sur le plan scientifique que personnel. Qu’il en
soit remercié. Je lui suis également redevable, ainsi qu’à Gregory Bochner, Emmanuel de
Jonge, Katia Kissina, Philippe Kreutz et Fabienne Martin d’avoir relu et commenté des
parties de cette thèse. Il va sans dire que toutes les erreurs et toutes les imprécisions
relèvent de ma seule responsabilité.
Merci à Eugénie qui a partagé ma vie tout au long de cette période. Je remercie
tout particulièrement ma famille et mes amis pour leur présence indéfectible — et ils
savent ce que je veux dire.
C’est en toute humilité que je me permets de dédier ce qui suit à la mémoire de
mes proches qui ne sont plus.
Introduction
L’aspect illocutoire des énoncés constitue, sans doute, l’un des objets d’étude
les plus complexes qui s’offrent au linguiste, du moins quand il se cantonne à un niveau
d’analyse sémantico-pragmatique situé en deçà des séquences de discours complexes,
composées de plusieurs phrases structurellement indépendantes.
Une première difficulté provient du statut intermédiaire que revêt la force
illocutoire par rapport aux différentes dimensions de la pratique langagière : accomplir
un acte illocutoire ou, plus communément, un acte de langage, ne se réduit pas à
émettre un certain énoncé linguistique, doté d’une signification et/ou d’un sens
contextuel ; c’est aussi s’engager dans une action caractérisable dans ses termes
propres, mais liée tant à la signification qu’au sens — affirmer, suggérer, proposer,
offrir, supplier, demander, commander, inviter, promettre, menacer… Et pourtant —
ce sera l’un des leitmotivs de ce travail — de tels actes ne se laissent pas ramener à des
effets causaux de l’énonciation.
L’autonomisation d’une couche illocutoire nichée entre le sens et la
modification causale du monde se trouve au centre du livre d’Austin Quand dire c’est
faire (How to do things with words) qui fonde, de près ou de loin, la grande majorité des
discussions contemporaines relatives aux actes de langage. La solution d’Austin
consiste, on le sait, à isoler l’illocutoire grâce à la notion de convention. Cependant, si
cette vision des choses s’applique aisément à des actes de langage dits
« institutionnels », comme baptiser un enfant, déclarer un homme et une femme
mariés, prononcer un divorce, passer au poker, lever une séance…, dont le bon
accomplissement dépend d’un cadre conventionnel établi par un certain groupe social,
on peut s’interroger, avec Strawson (1964), sur sa capacité à décrire l’assertion, la
suggestion, l’avertissement, l’ordre… En effet, la maîtrise de ces comportements
verbaux — qu’on retrouve dans toutes les cultures et dans toutes les langues humaines
Introduction 3
— ne dépend ni de l’appartenance à un groupe social donné, ni de la connaissance —
ou même de l’existence — d’un lexème nommant l’acte illocutoire en question.
On comprendra donc que le caractère intrinsèquement pluridimensionnel de
notre objet d’étude nous interdise, d’emblée, d’en traiter tous les aspects. Nous nous
concentrerons, ici, sur les actes de langage qui ne répondent pas au critère de
conventionnalité — qui ne dépendent donc pas d’une institution culturelle spécifique.
Nous laisserons aussi de côté les actes expressifs comme remercier, saluer, blâmer,
louer…, dont l’étude requiert de prendre en compte non seulement la dimension
illocutoire du langage mais aussi sa dimension sociale, voire émotionnelle.1 Enfin, nous
n’aborderons pas non plus les activités verbales qui visent à obtenir de l’information,
c’est-à-dire, dans un langage moins pédant, les questions. Notre champ d’investigation
se trouve ainsi circonscrit aux actes assertifs — affirmations, témoignages,
confirmations, suppositions… —, aux actes directifs — ordres, requêtes, exigences… —
et aux actes commissifs — promesses, offres, menaces…
La seconde difficulté à laquelle nous nous heurtons relève d’un ordre plus
pratique. La littérature touchant, de près ou de loin, à la théorie des actes de langage
est plus que considérable, et impossible à embrasser dans son ensemble, du moins par
un travail dont la portée ne se veut pas encyclopédique. Quelles sont, dès lors, les
motifs qui nous ont incité à reprendre un sujet tellement exploré ? À l’heure où la
nécessité d’une interaction entre la linguistique, la philosophie, la psychologie et les
sciences cognitives fait (presque) l’unanimité, une grande partie des recherches portant
sur la sémantique et la pragmatique du langage cherchent, tout naturellement, leur
légitimité dans des modèles cognitifs de l’interprétation. Quand elle évoque la
dimension illocutoire, cette littérature l’assimile trop souvent à un développement
trivial, mais toujours remis à un futur hypothétique, de la théorie défendue, voire
1 Pour un traitement de ces problèmes, on se rapportera notamment à Danblon (1998), Van Hecke
(1998), De Mulder et Van Hecke (1999), Alston (2000, 104-113), Franken et Dominicy (2001).
Ajoutons que certains de ces actes prennent pour objet (Intentionnel) des personnes, et non des
états de choses (voir Franken et Dominicy 2001).
Introduction 4
même à une question résolue et passée de mode.2 Il y a sans doute, à cela, une double
explication sociologique. D’une part, le projet searlien, esquissé dans Speech Acts (Les
Actes de Langage), de clarifier les propositions initiales d’Austin, et les développements
formels qui en sont issus (Searle et Vanderveken 1985 ; Vanderveken 1988, 1991, 1990)
apparaissent, aux yeux de certains auteurs, comme une vaine entreprise classificatoire,
déconnectée de la réalité psychologique et linguistique.3 D’autre part, dans l’article
même où il refutait le caractère conventionnel de l’illocutoire austinien, Strawson a
jeté les bases d’un modèle inférentiel, fondé sur l’attribution d’intentions
communicatives, ce qui peut donner le sentiment — illusoire, selon nous — qu’une
simple généralisation de l’approche gricéenne rendra facilement compte des
mécanismes interprétatifs qui s’appliquent aux actes de langage.4
Dans ce qui suit, nous ne nous attacherons pas à opérer des distinctions fines
au sein des trois catégories que nous aborderons — actes assertifs, actes directifs et
actes commissifs. Nous adopterons cette attitude non seulement parce que la méthode
taxinomique de Searle et Vandeveken (1985) nous paraît satisfaisante à cet égard, mais
aussi, et surtout, parce qu’une tâche bien plus urgente nous attend, qui est de
construire un modèle psychologiquement plausible de la manière dont nous attribuons
des forces illocutoires à nos énoncés. Le défi consiste ici à définir chaque type majeur
de force illocutoire en termes précis — et là, par contre, la Théorie searlienne des
Actes de Langage, pas plus que d’autres approches d’ailleurs, ne livre pas de critères
véritablement adéquats. Ce constat, nous le ferons dans la première partie de notre
thèse, quand nous étudierons l’assertion, dont on trouve pourtant de nombreuses
définitions, plus ou moins explicites, dans la littérature philosophique et linguistique.
2 Parmi les travaux qui prennent une place centrale dans le débat contemporain sur l’interface
sémantique/pragmatique mais où l’on ne trouve (quasiment) aucune mention des actes illocutoires,
citons Carston (1988), Bach (1994a), Levinson (2000), Stanley (2000), Recanati (2004a), Cappelen
et Lepore (2005b). 3 Pour un exemple particulièrement frappant de cette attitude, voir Jaszczolt (2002, chapitre 14). 4 L’élaboration la plus complète de ce paradigme théorique a été fournie, sans nul doute, par Bach
et Harnish (1979).
Introduction 5
Partant de la conception frégéenne de l’inférence et de la définition corollaire du signe
assertorique, nous montrerons que si les définitions formulées en termes de
démonstrabilité s’avèrent trop fortes, elles mettent néanmoins en lumière la double
dimension que revêt l’engagement à la vérité, tel qu’il est véhiculé par les actes
assertifs. Il y a, d’une part, un engagement à la vérité monotone — persistante à travers
tous les mondes possibles — et, d’autre part, un engagement à la vérité non-monotone
— plus proche des logiques de la praxis. Cette dualité du lien entre assertion et vérité
préfigure, en fait, les deux thèmes directeurs de ce travail : d’abord, que
l’interprétation des actes de langage émerge d’une mise en rapport de l’énoncé avec un
certain ensemble de possibilités ; ensuite, que le contenu propositionnel des actes de
langage (directs et littéraux) se voit déterminé en aval de la signification linguistique,
mais en amont de la force illocutoire — à un niveau que, suivant Austin, nous
nommerons « locutoire ». Ce second point se verra établi au chapitre 2, consacré aux
théories qui définissent l’assertion dans les termes d’un engagement à la vérité du
contenu propositionnel. Nous montrerons qu’on ne peut lier ce type d’engagement à la
force assertive elle-même qu’au prix d’une correspondance biunivoque entre le
contenu propositionnel en cause et la structure syntaxique de l’énoncé ; or cette
contrainte s’avère impossible à maintenir. Le chapitre 3 traite des théories qui
définissent l’assertion en termes d’impact sur les croyances de l’allocutaire ; une
attention particulière sera alors accordée au point de vue défendu par Robert
Stalnaker. Nous soulignerons la nécessité de mettre l’énoncé en rapport avec un
arrière-plan conversationnel constitué de mondes possibles compatibles avec les
croyances mutuellement manifestes aux interlocuteurs. Toutefois, certaines
conséquences, trop contraignantes, qu’entraînent ce type de théories nous inciteront à
prendre pour analysans non pas l’effet que l’énoncé exerce sur l’arrière-plan, mais plutôt
le statut qu’il y acquiert.
Avant de développer notre traitement des actes assertifs, directifs et
commissifs, nous devrons, dans notre deuxième partie, donner plus de corps à la
notion d’acte locutoire. Le chapitre 4 proposera une relecture d’Austin qui, tout en
Introduction 6
prenant en compte des acquis plus récents, aboutit à définir l’acte locutoire comme
l’expression linguistique d’un état mental (Intentionnel5). Nous déploierons ensuite
cette approche analytique en deux volets. Au chapitre 5, nous critiquerons la manière
dont Searle (1985) trace les frontières entre les croyances, les désirs et les intentions, et
nous proposerons une typologie revue, qui se base sur la distinction tripartite entre
conditions relationnelles, conditions descriptives et conditions de vérité. Une fois ce
résultat obtenu, nous nous attacherons, au chapitre 6, à circonscrire la notion
d’expression de telle manière qu’elle permette de caractériser le locutoire. La stratégie
que nous adopterons conjugue notre catégorisation des états Intentionnels au point de
vue téléo-sémantique que Ruth Millikan entend appliquer au langage. Nous
montrerons que la fonction biologique de certains énoncés coïncide avec celle qui se
voit remplie par les croyances ou les désirs, ce qui justifie le postulat que de tels
énoncés constituent des représentations linguistiques des états mentaux
correspondants. Au cours du même chapitre, nous défendrons l’idée qu’un énoncé ne
peut pas acquérir une fonction biologique hors contexte ; par conséquent, l’acte
locutoire accompli par un énoncé-token ne saurait se réduire à l’assignation d’une
valeur sémantique au type dont il relève.6 Cette position « contextualiste » ayant été
violemment récusée par des auteurs qui veulent maintenir le contenu propositionnel
dans un rapport de correspondance biunivoque avec la structure syntaxique, nous nous
attacherons, dans notre chapitre 7, à réfuter empiriquement les trois incarnations
majeures de cette posture anti-contextualiste : le minimalisme sous-propositionnel, le
minimalisme propositionnel et le relativisme sémantique.
5 Conformément aux recommandations de Searle (1985) nous utiliserons la majuscule dans
Intentionnalité et Intentionnel pour distinguer, d’une part, les états mentaux qui portent
nécessairement sur un objet, et possèdent donc de l’Intentionnalité au sens général du terme, et
d’autre part, les intentions, qui constituent une classe particulière de ces états mentaux. Tout état
intentionnel est donc un état Intentionnel, mais non réciproquement. 6 Nous adopterons la terminologie peircienne token/type, qui nous paraît s’être imposée au
détriment de la traduction française occurrence/type (sur l’histoire de cette dichotomie en
pragmatique, voir Recanati 1979a, 70-74).
Introduction 7
Après avoir ainsi consolidé notre vision au niveau locutoire, nous nous
attaquerons, dans la troisième et dernière partie de cette thèse, à la force illocutoire
proprement dite. Au chapitre 8, nous soutiendrons qu’un acte assertif de contenu p
constitue, pour l’allocutaire, une raison de croire que p, en ce sens que l’arrière-plan
conversationnel se trouve dans un état tel que l’adjonction de l’énoncé à l’un des sous-
ensembles de cet arrière-plan peut provoquer un raisonnement ceteris paribus
débouchant sur la conclusion p, qui n’aurait pas pu être dérivée de ce sous-ensemble
pris isolément. Nous verrons que cette conception permet de lever les problèmes
rencontrés par la théorie de Stalnaker et qu’elle fournit des prédictions empiriques
adéquates. Nous reviendrons aussi sur l’engagement à la vérité du contenu
propositionnel, en montrant qu’il s’agit là d’un réflexe profondément enraciné dans le
processus même de l’échange d’information et qui, transposé sous la forme d’une
pratique verbale immergée dans un arrière-plan conversationnel, produit l’illusion d’un
engagement à la démontrabilité du contenu. Au chapitre 9, nous aborderons les actes
illocutoires directifs. Nous maintiendrons que, sur le plan locutoire, la fonction du
mode grammatical impératif consiste à exprimer des désirs, c’est-à-dire à présenter un
contenu propositionnel comme virtuel. Sur le plan illocutoire, nous définirons les actes
directifs comme des raisons, pour l’allocutaire, de rendre le contenu propositionnel
vrai. La combinaison de ces deux hypothèses permet d’expliquer les contraintes
structurelles qui pèsent sur les énoncés à vocation directive. Au chapitre 10, nous
étendrons notre approche aux actes commissifs. Loin de cantonner cet objet d’étude à
l’analyse anthropologique des interactions en usage dans un groupe social déterminé,
nous ferons l’hypothèse que l’engagement déontique généré par les actes commissifs
prend sa source dans la structure des intentions. Ces trois chapitres appuient notre
thèse centrale que le modèle gricéen ne constitue pas la seule voie possible pour rendre
compte de l’assignation des forces illocutoires aux énoncés ; celle-ci naît plutôt de la
mise en rapport de l’énoncé avec un certain arrière-plan conversationnel. Pour
conclure, nous montrerons, au chapitre 11, que notre analyse conceptuelle se marie
parfaitement avec les données empiriques disponibles sur le fonctionnement cognitif
Introduction 8
et langagier des jeunes enfants et des personnes souffrant d’autisme. Nous nous
autorisons même à croire qu’en fondant la compétence pragmatique sur l’aptitude à
concevoir des possibilités alternatives, nous offrons une analyse plus viable que les
approches basées sur l’attribution d’intentions spécifiques.
Une dernière mise au point d’ordre méthodologique s’impose avant de
commencer. On l’aura pressenti, ce travail s’efforce, à bien des endroits, d’évaluer des
conditions qui ont été précédemment posées comme nécessaires et suffisantes pour la
constitution d’une classe d’actes illocutoires, et finit par en formuler de nouvelles.
Cependant, le bien-fondé d’une pareille attitude ne va pas de soi, comme nous le
rappelle Dennett (1995, 95) :
This sort of inquiry is familiar to philosophers. It is the Socratic activity of definition-
mongering or essence-hunting: looking for the “necessary and sufficient conditions” for
being-an-X. Sometimes almost everyone can see the pointlessness of the quest […]. But at
other times there can still seem to be a serious scientific question that needs answering.
Les objectifs de notre thèse vont au-delà de la simple description des comportements
verbaux ; nous ne pouvions donc nous satisfaire d’une organisation catégorielle floue.
Nous visions à mettre en lumière la capacité cognitive qui préside à nos interactions
langagières, et ce d’après une perspective naturaliste qui ne fasse appel, dans son
appareil analytique, à aucune notion ou méthode d’explication que les praticiens des
sciences naturelles jugeraient irrecevable. C’est pourquoi, au moment de cerner les
conditions nécessaires et suffisantes à l’intégration d’un certain énoncé (token) au sein
d’une classe illocutoire, nous nous sommes efforcé de formuler des hypothèses qui
autorisent des prédictions claires sur les corrélats cognitifs d’un tel comportement et
sur les prérequis de son émergence au cours de l’évolution.
PARTIE I :
DE LA DIFFICULTÉ DE DEFINIR L’ASSERTION
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité
« Toutes sortes de propos s’ensuivirent : […] mensonges tenus pour vrais, assertions improbables […]. » (Flaubert, L’Éducation sentimentale)
De tous les types d’actes de langage, l’assertion a sans doute bénéficié de
l’attention la plus particulière, et ce, bien souvent, dans ces régions où la philosophie
côtoie l’épistémologie et l’éthique. C’est pourquoi il nous a semblé judicieux de la
prendre comme point de départ de notre enquête. Nous allons essayer de montrer que
ni les approches qui se bornent à la définir, ni les diverses incarnations d’une théorie
plus générale des actes de langage n’ont fourni, jusqu’à présent, une analyse qui
convienne pleinement à l’étude de la communication.
Toutefois, dans cette première partie, il ne s’agit pas tant de critiquer les
théories existantes, que de mettre en lumière certaines familles de difficultés qui nous
permettront de dégager des principes directeurs pour la suite de notre travail. Nous
commencerons par exposer brièvement, dans le présent chapitre, le traitement que
Frege réserve à l’assertion ; nous aborderons ensuite les théories contemporaines qui se
sont inspirées de cette conception. Dans le chapitre 2, nous examinerons les approches
qui mettent au cœur de leurs définitions l’engagement à la vérité du contenu
propositionnel. Nous terminerons par un troisième chapitre consacré aux approches
qui tentent de cerner la nature de l’assertion en se fondant sur le type d’effet que le
locuteur a l’intention de produire chez son allocutaire.
1 Le marqueur assertorique de Frege L’introduction, par Frege, du signe assertif dans le langage logique constitue,
sans nul doute, une étape incontournable pour toute enquête relative au thème de
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 11
cette première partie. Cependant, comme beaucoup d’exégèses, celle de Frege recèle
bien des difficultés et recouvre des débats qui risquent de nous faire perdre le fil que
nous nous apprêtons à dérouler. Heureusement, dans le cadre de la présente thèse,
nous pouvons nous contenter d’exposer la conception fregéenne de l’assertion dans ses
grandes lignes, pourvu que nous arrivions à mettre en lumière l’origine des positions
théoriques abordées plus bas.
Dans la conception de Frege, une pensée, qui correspond à ce qu’aujourd’hui on
nommerait plus volontiers proposition, se distingue d’un jugement. Fixer son attention
sur une pensée et savoir qu’elle a un certain sens et une certaine référence, c’est-à-dire
qu’un certain (type d’)état du monde possède le pouvoir de rendre cette pensée vraie
ou fausse, ne donne pas accès à sa valeur de vérité ; seule l’opération mentale que Frege
nomme jugement permet d’appréhender une pensée vraie comme vraie — ainsi, les
jugements frégéens n’ont pour objets que des propositions ou des pensées vraies. De
même, concevoir qu’un énoncé a un certain sens et une certaine référence ne suffit pas
pour reconnaître la référence de cet énoncé ; par contre, asserter ce même énoncé
revient à émettre un jugement sur la pensée correspondante (Frege 1994, 11-15, 221-224,
235-236 ; 1971, 70-75, 170 sv. ; voir Dummett 1981, 298-299, 314-316).
En conséquence, Frege introduit, dans sa Begriffsschrift (Frege 1999), le
marqueur assertorique « ⊢ », en le composant du marqueur de contenu « — » et du
marqueur de jugement « ∣ ». Le marqueur « — » signale qu’un contenu est jugeable,
c’est-à-dire vrai ou faux, tandis que le marqueur de jugement transforme ce contenu en
jugement.7
7 Après coup, Frege (1971, 94) renoncera au terme marqueur de contenu au profit du terme plus
neutre horizontal. Techniquement, « – » est une fonction qui donne la valeur VRAI lorsqu’elle
prend pour argument la valeur de vérité VRAI, et la valeur FAUX pour tous les autres arguments.
Étant donné le postulat frégéen que seules les pensées vraies font l’objet d’un jugement, il est ainsi
garanti qu’un jugement ne porte que sur des concepts dénotant des valeurs de vérité (voir aussi
Dummett 1981, 314-315).
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 12
On pourrait croire, à la suite de Wittgenstein (1993, §4.442), que le marqueur
assertorique se borne à signaler, à un niveau métalinguistique (en réalité dépourvu de
sens, du point de vue de Wittgenstein), une valeur de vérité particulière :
Le « signe de jugement » frégéen « ⊢ » est dépourvu de signification logique ; il montre
simplement chez Frege (et Russell) que ces auteurs tiennent pour vraies les propositions ainsi
désignées. « ⊢ » n’appartient donc pas davantage à la construction propositionnelle que, par
exemple, son numéro. Il n’est pas possible qu’une proposition dise d’elle-même qu’elle est
vraie.
Cependant, comme le souligne Geach (1965 ; voir aussi Dummett 1981, 303-
304), « ⊢ » ne s’applique pas à n’importe quelle proposition atomique tenue pour vraie
— il ne s’agit que des propositions prises dans leur entièreté :
[…] even if the proposition represented by “p vel q” or by “p aut q” is taken in itself to be an
asserted proposition, “p” will not be asserted in this context, and neither will “q” ; so if we
say that the truth value of the whole proposition is determined by the truth values of the
disjuncts, we are committed to recognizing that the disjuncts have truth values independently
of being actually asserted. (p. 452)
Cette observation fait évidemment écho à la façon dont Frege conçoit les
propositions conditionnelles.
Si quelqu’un dit que, dans un jugement hypothétique, deux jugements sont mis en relation
l’un avec l’autre, il utilise le mot « jugement » de façon à ne pas inclure la reconnaissance de
la vérité. Car même si la phrase composée dans sa totalité est prononcée avec une force
assertive, on n’asserte ni la vérité de la pensée dans l’antécédent, ni celle de la pensée dans le
conséquent. La reconnaissance de vérité s’étend plutôt sur une pensée qui est exprimée dans
la phrase composée toute entière. (1994, 222 ; voir aussi, 1971, 228-229)
Pour mieux saisir la portée de cette remarque, voyons comment Russell
(1903, 503-504), par exemple, a exploité la distinction entre le sens et la force
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 13
assertorique pour résoudre des (pseudo-)paradoxes liés à une règle d’inférence aussi
banale que le modus ponens (voir Geach 1965 ; Dummett 1981, 304 ; Green 2002) :
Si P, alors Q P ∴ Q
Le (prétendu) paradoxe se décline comme suit : d’une part, si Q a le même sens
(et le sens d’une proposition détermine sa référence, laquelle est, pour Frege, une
valeur de vérité) dans les prémisses et dans la conclusion, c’est-à-dire s’il est vrai que Q,
alors la première prémisse impliquerait à elle seule qu’il est vrai que Q ; d’autre part, si
les significations de Q sont différentes dans les prémisses et dans la conclusion, on se
retrouverait confronté à une inférence invalide. Considérer chaque pas de l’inférence
comme une assertion, marquée par le signe frégéen « ⊢ », suffit à dissoudre ce
problème ; le modus ponens se notant désormais comme suit :
⊢Si P, alors Q
⊢ P
∴ ⊢ Q En effet, l’occurrence de Q dans la première prémisse n’est pas assertée de manière
indépendante, même si elle possède le même sens, et donc la même valeur de vérité
que l’occurrence de Q dans la conclusion.
On comprend, dès lors, pourquoi Dummett affirme que le besoin d’un
marqueur assertorique surgit lorsque le sens ne permet pas de prédire la force de
l’énonciation (Dummett 1981, 305), c’est-à-dire lorsque le sens d’un énoncé ne donne
pas accès à une valeur de vérité particulière ; c’est le cas, par exemple, dans
l’antécédent d’une conditionnelle.
La place ainsi accordée au marqueur assertorique dans le système logique
éclaire son lien étroit avec la conception fregéenne de l’inférence. Dans la vision que
nous avons aujourd’hui d’un système formel, les règles d’inférence permettent
simplement de dériver des théorèmes à partir des axiomes, en ce sens qu’elles
préservent à chaque fois l’éventuelle vérité de l’étape précédente (ou n’importe quelle
autre valeur comparable, comme la satisfaction dans les logiques de l’action). De ce
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 14
point de vue, l’introduction du marqueur assertorique est superflue, car le paradoxe
résulte de la réduction (illicite) de la validité à la vérité (voir aussi Green 2002).
Toutefois, une telle définition du fonctionnement inférentiel s’oppose à celle de Frege,
qui restreint l’application du terme inférence à la dérivation de conclusions vraies à
partir de prémisses vraies et reconnues comme telles — en somme, on assiste, chez lui,
à une confusion entre le valide et le démonstratif. Du point de vue de Frege, une
déduction menée à partir de prémisses fausses, ou dont on ignore la valeur de vérité, se
réduit, au mieux, à une pseudo-inférence (par exemple, Frege 1994, 11 ; 1971, 228-229 ;
Green 2002, pour une discussion détaillée).8 Par conséquent, les inférences conformes
à l’idée que s’en fait Frege exigent non seulement que les prémisses soient vraies, mais
aussi qu’elles soient assertées (Dummett 1981, 311-313).
Ainsi, on peut raisonnablement interpréter les vues de Frege en considérant
que le marqueur assertorique « ⊢ » marque la proposition mise sous sa portée comme
disponible pour jouer le rôle de prémisse ou de conclusion dans une inférence. Une
telle position conduit, tout naturellement, à définir l’assertion dans des termes qui
explicitent cet aspect procédural : une fois asserté, l’énoncé constituerait une
proposition que l’on accepterait rationnellement de prendre pour prémisse d’une
inférence, au sens fregéen du terme. Dans la suite de ce chapitre, nous allons envisager
deux manières, une forte et une plus faible, de construire une telle définition. Dans les
deux cas, les conditions requises s’avèrent trop strictes lorsqu’elles s’appliquent aux
actes communicatifs, en ce sens qu’elles obligent à exclure, de manière totalement
arbitraire, des types d’énoncés qui, pourtant, peuvent prétendre de plein droit au titre
d’assertion. Nous conclurons en montrant qu’il ne faut pas confondre deux sortes
d’engagements assertoriques : celui portant sur le bien-fondé de l’assertion, qui est
central dans les théories que nous allons examiner maintenant, et celui qui touche à la
vérité du contenu propositionnel.
8 Frege rejetait ainsi les preuves par l’absurde : mettant en jeu une prémisse fausse, elles sont
valides, mais non démonstratives.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 15
2 Brandom : assertion et justification Robert Brandom défend une vision normative de l’assertion, qui sert de clé de
voûte à sa tentative de reformuler, en termes inférentiels, des notions logiques et
sémantiques traditionnelles.9 Dans la lignée de Frege, Brandom (1994, 157-175 ; 1983)
soutient qu’il est propre à une assertion, d’une part, de constituer une justification
potentielle pour d’autres assertions qui en découlent démonstrativement, et d’autre
part, de découler elle-même de justifications indépendantes. Asserter, selon Brandom,
c’est toujours, au moins, s’engager à pouvoir justifier ce qui est asserté ou, en cas
d’échec justificatif, à se rétracter. Cet engagement — l’engagement assertorique — est
public : au travers de son assertion que p, le locuteur permet à autrui de le considérer
comme sachant que p et comme autorisant toutes les conclusions inférables de p.
Quant au contenu asserté, il ne se définit pas, dans le système de Brandom, de manière
indépendante : ce qui est asserté par une énonciation se délimite, de manière négative,
à partir de tous les engagements assertoriques incompatibles avec cette énonciation.
2.1 L’ironie, l’autorité et la justification impossible D’emblée, les conditions formulées par Brandom semblent mises en péril par
des assertions comme (1), que le locuteur (L) présente explicitement comme se
trouvant hors de portée d’une justification verbale.10
(1) Firmin est un voleur. Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais ma main à
couper que c’en est un.
Brandom a bien sûr conscience de ces exemples et ne tente pas de nier que (1) soit une
assertion ; mais il objecte que ce type d’assertion ne se conçoit que par rapport à un
arrière-plan d’assertions « normales », c’est-à-dire sujettes à justification :
9 Dans le cadre du présent travail, nous nous intéresserons uniquement à la définition que Brandom
donne de l’assertion ; nous ne discuterons son projet inférentialiste que lorsque cela sera nécessaire
pour ce propos. 10 Lors de notre discussion de la théorie de Brandom, le terme « justification », employé sans
indication spécifique, est à comprendre comme « justification démonstrative ».
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 16
[…] such assertions are intelligible only as exceptions against a background of practices
where [assertions] typically have the significance of claims whose authority is redeemable
by demonstration of warrant. (1994, 229, italiques dans le texte)
Dans de tels cas, écrit Brandom (1983, 643), l’énoncé accède au rang d’assertion en
vertu de l’autorité sociale de L, laquelle joue, dès lors, le rôle de la justification requise.
Malheureusement, les libertés ainsi prises avec les conditions nécessaires à
l’assertion — qui, autrement, s’avèreraient restrictives à l’excès et excluraient des
énoncés comme (1) — donnent lieu à une tension importante, que l’appel à la
justification par l’autorité ne suffit pas à dissoudre.
Considérons (2), en le supposant énoncé alors que L et l’allocutaire (A)
marchent ensemble sous une pluie battante :
(2) Il fait vraiment trop sec.
Face à (2), A peut avoir deux réactions, que n’importe quelle théorie des actes de
langage doit pouvoir prédire. La première équivaut, dans le cas présent, à considérer L
comme irrationnel ; elle consiste simplement à traiter (2) comme une assertion fausse.
Mais A empruntera vraisemblablement un second trajet interprétatif, proche de celui
décrit par Grice (1975, 34 ; 1978, 53-54), en faisant l’hypothèse que (2) n’a pas pour but
d’asserter qu’il fait plein soleil, mais de transmettre, de façon ironique, un autre
message.11 Inutile de préciser que, dans le second cas de figure, (2) ne saurait
s’interpréter comme une assertion — en tous cas, pas dans le sens donné à ce terme
par Brandom : si L a été mû par une intention ironique, il n’a forcément pas mis en jeu
sa responsabilité quant à l’usage de son énoncé comme prémisse d’inférences
11 Nous avons bien sûr conscience que le modèle gricéen de l’ironie n’est pas le seul disponible sur
le marché et qu’on peut nier que l’assertion du contenu explicite soit toujours incompatible avec
l’ironie. Nous reviendrons sur l’ironie aux chapitres 4 et 11, mais tout le monde s’accordera,
croyons-nous, à dire que sous une lecture ironique, (2) n’engage pas la responsabilité de L quant à
la justification du contenu propositionnel.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 17
ultérieures et n’a donc pas prétendu qu’une justification soit possible (voir Recanati
1987, 228-229).12
Pourtant, si (1) est une assertion, comment l’approche de Brandom garantit-elle
la lecture ironique de (2) ? En d’autres termes, comment peut-on s’assurer que le type
de justification par l’autorité qui se fonde, en (1), sur une intuition intime et ineffable
de L, n’a pas sa place ici ?
Tant le contenu propositionnel de (1) que le contenu perceptuel qui sous-tend
le contenu propositionnel de (2) se trouvent à cette limite au-delà de laquelle, comme
le dirait Wittgenstein (1989), demander des justifications tient de l’irrationnel — c’est
entendu. Mais cela ne nous aide aucunement à rendre compte du fait que (1) soit une
assertion, alors que (2) ne l’est pas.
En outre, dans la perspective inférentialiste de Brandom, on ne peut stipuler
que si (2) n’est pas une assertion, c’est parce que L se montrerait irrationnel s’il
entretenait une croyance avec un tel contenu. En effet, de deux choses l’une : soit les
critères de croyance rationnelle sont aussi stricts que ceux de l’assertion, et (1) n’est pas
une assertion ; soit ils sont plus lâches, mais rien ne garantit alors l’irrationalité de (2),
pris en tant qu’assertion.
Brandom (1994, 121-123 ; 1996, 250-251) donne l’exemple d’un perroquet à qui on
aurait appris à dire « Rouge » en présence d’objets rouges ; ce perroquet n’asserte pas
(et donc serait incapable d’entretenir une croyance de même contenu) pour la simple
raison qu’il est incapable de maîtriser l’utilisation de « Rouge » dans des chaînes
inférentielles. Par contre, lorsque nous disons « Rouge » ou « Il fait plein soleil » tout
en nous trouvant incapables de donner une justification pour notre énoncé, celui-ci est
bel et bien une assertion parce qu’il peut rentrer dans des relations inférentielles :
One can perfectly well acknowledge that someone may count as entitled to a belief or
judgment […] without being able to offer reason or justification for it, while insisting
nonetheless that it can be thought of as a belief or a judgment at all insofar as it can serve as 12 On notera qu’un contour prosodique spécifique n’est ni nécessaire, ni suffisant pour déclencher
l’interprétation ironique (Winner et Leekam 1991 ; Bryant et Tree 2005).
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 18
both a premise and a conclusion of inferences, and so is liable to critical assessment on the
basis of its relation to other beliefs and judgments. (Brandom 1996, 251, italiques dans le
texte)
Dans une acception large de l’inférence, conçue comme une opération qui préserve la
vérité, le contenu littéral de (2) peut servir tant de prémisse que de conclusion et
serait, de plein droit, une assertion qu’il fait plein soleil. Mais on se retrouve alors dans
l’incapacité de prédire une lecture ironique de l’énoncé. Dans une perspective
fregéenne, où les inférences ne contiennent que des prémisses et conclusions vraies, (2)
ne vaudrait évidemment pas pour une assertion, mais — et c’est là une conséquence
absurde — tel serait également le sort de n’importe quelle assertion fausse.
2.2 Fausseté et mensonge Les considérations du paragraphe précédent soulèvent une question de taille
quant aux implications de la conception inférentialiste de l’assertion. Nous venons de
voir que Brandom n’arrive pas à faire la différence entre une assertion fausse et une
assertion défectueuse. On aura pressenti que sa conception de l’engagement
assertorique implique également que n’importe quel mensonge, du moins à partir du
moment où il est découvert comme tel, cesse immédiatement d’être une assertion.
Clairement, le contenu d’un énoncé manifestement mensonger ne peut être ni justifié,
ni servir comme raison pour une assertion ultérieure.13 Bien entendu, la même
conclusion vaut pour une assertion fausse.
Dans le passage suivant, Brandom raisonne pourtant comme si l’échec à exercer
la « responsabilité justificative » n’entraînait pas la faillite assertive de l’énoncé :
If A is challenged concerning his assertion and fails to provide an appropriate set of
justifying assertions, the socially constitutive consequence is to deprive his assertion of the
13 Évidemment, un mensonge peut servir de (pseudo-)justification pour des mensonges ultérieurs.
Cependant, l’engagement assertorique constitue, chez Brandom, une pratique irréductiblement
sociale : la justification en cause est celle que L devrait donner à des tiers ; elle tend, par
conséquent, vers l’objectivité.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 19
authorizing force which it otherwise would have had. That is, insofar as A fails to discharge
the justificatory responsibility undertaken in his original assertion, others are deprived of the
option of deferring to A justificatory responsibility for their assertions of claims which
follow from what A asserted. (Brandom 1983, 642)
Toutefois, comme le rôle inférentiel constitue, dans ce système, la condition sinon
suffisante, du moins nécessaire pour qu’un acte verbal puisse se voir qualifié d’assertion
(Brandom 1994, 168), la cohabitation de la faillite justificative avec la force assertive est
prohibée par définition.
On pourrait objecter que celui qui dit le faux croit asserter, mais n’asserte pas.
Une telle position exigerait d’expliquer comment une correction subséquente priverait
l’énoncé faux de sa force assertorique, ce qui n’apparaît pas comme une entreprise
facile. Mais cette difficulté mise à part, le traitement qu’on devrait réserver au
menteur constitue un problème encore plus grave pour la théorie de Brandom. Si le
menteur n’asserte pas, on est en droit de se demander ce qu’il fait réellement. De
nombreuses conversations que nous avons eues à ce sujet avec des linguistes et des
philosophes ont témoigné de la tentation qu’il y a à caractériser le mensonge comme
l’acte de prétendre faire une assertion ; pourtant, tout indique combien il serait
malheureux d’y céder.
Une première difficulté serait de trouver un critère de différenciation entre les
simulations manifestes et celles qui sont cachées, afin de pouvoir expliquer pourquoi le
mensonge est blâmable. En effet, le propre des actes de paroles qui, tels l’ironie ou le
discours fictionnel, exhibent leur caractère « comme-si » est, précisément, de ne pas
engager L à la vérité du contenu littéral : quelle que soit la définition de l’assertion que
l’on adopte, une assertion fictive n’impose à L aucun engagement assertorique (Searle
1975, 104-110 ; Dummett 1981, 310-311). Cette absence d’engagement tient au caractère
manifeste du « comme-si » ; ainsi, il semble bien que la notion d’un « faire semblant »
caché se réduise à une contradiction dans les termes (voir aussi Williams 2006, 95-96).
Il est évident, en outre, que L ne saurait se dédouaner d’avoir menti en objectant qu’il
n’a pas asserté le contenu propositionnel attaché à son énoncé et, par conséquent, qu’il
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 20
n’en pas responsable.14 Notons, en passant, que les mêmes raisons empêchent de
réduire (1) à une assertion « comme-si ».
Deuxièmement, priver le mensonge de la force assertive heurte violemment
l’intuition. En d’autres termes, si le mensonge n’a pas de force assertive « sérieuse » ou
« littérale », cela implique qu’on lui refuse toute relation avec les assertions sincères,
mais fausses. Or, comme le note Dummett (1981, 299), le mensonge est une assertion
intentionnellement fausse :
A man may say something knowing or believing it to be false, with all sorts of intentions,
perhaps, as in the case of the pathological liar, with the very intention to say something
false ; or a man may say something about which he has no opinion whether it is true or false,
14 Fauconnier (1979) considère que le mensonge annule l’acte d’affirmation ; il cite à l’appui de sa
thèse les tentatives faites par les casuistes jésuites pour prévenir la condamnation du mensonge.
Cependant, ces sources militent pour une conclusion inverse, car la stratégie casuiste ne consistait
pas à nier qu’une affirmation ait été produite lors d’un mensonge, mais plutôt à tenter de démontrer
que l’affirmation que L a l’intention de produire possède alors un contenu différent de celui que A
attribue à l’énoncé. Fauconnier rapporte plusieurs manières d’appliquer une telle stratégie « de
mauvaise foi » : restreindre mentalement la portée temporelle ou quantificationnelle de la
proposition assertée — par exemple, quand on jure qu’on a pas mangé telle ou telle chose, ajouter
dans son for intérieur, aujourd’hui ; présupposer, pour certaines parties de l’énoncé, une
interprétation pragmatique qui ne soit pas facilement accessible à A — par exemple, dire Il n’est
pas passé par ici en posant son pied sur un pavé afin que ce pavé soit un référent plausible pour
ici ; doter ses mots, à l’instar de Humpty Dumpty, d’une signification non conventionnelle. Il est à
noter que ces tactiques rencontrèrent une résistance farouche, fondée sur des principes somme
toute, gricéens, de la part de Port-Royal (Dominicy 1984, 113-131 ; voir aussi Williams 2006, 126-
136). En revanche, l’exposé de Fauconnier montre qu’une relation plus complexe s’instaure entre
la promesse et l’obligation correspondante. En effet, il semble bien que dans l’esprit de certains des
Révérends Pères, on puisse faire un vœu ou une promesse sans s’engager réellement, pourvu que
l’intention de s’engager ait été absente lors de l’énonciation. Au-delà des intuitions que chacun de
nous peut ressentir quant à une telle conception de la promesse, le fait même que le mensonge et la
promesse aient été distingués en ces termes met en lumière le contraste qui subsiste entre le
caractère non-conventionnel de l’engagement à la vérité et le caractère social (dans un sens
toutefois restreint du mot, voir chapitres 10 et la section 6 du chapitre 11) des attentes liées aux
promesses.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 21
again with varying intentions. In none of these cases does the fact that he does not have the
intention to say something true make it false to say that he has made an assertion.
Cette intuition se voit confirmée par la définition du Petit Robert :
MENSONGE [...] n.m. — […] 1 Assertion sciemment contraire à la vérité, faite dans
l’intention de tromper.
Enfin, si l’on accepte l’hypothèse, pour le moins raisonnable, que les verbes
comme asserter ou affirmer décrivent des assertions, alors, à supposer que mentir n’est
pas asserter, (3) devrait se révéler aussi contradictoire que (4), où l’attribution d’une
action se voit conjointe à l’attribution d’une seconde action, incompatible avec la
première.
(3) Firmin a asserté / a affirmé qu’il y avait encore de l’argent dans la caisse
et, ce faisant, il a menti.
(4) # Firmin a ouvert la porte et, ce faisant, il l’a maintenue fermée.
Résumons-nous. Pour Brandom, la capacité à fonder et à être fondé
inférentiellement constitue la condition nécessaire pour qu’un énoncé puisse compter
comme une assertion. Dans la sous-section précédente, nous avons vu que l’inférence
en question doit relever, comme chez Frege, du démonstratif ; car une conception plus
lâche de la justification inférentielle, qui ne confond pas le valide et le démonstratif, ne
permettrait pas de prédire correctement la défectuosité assertorique. Cependant,
comme l’a montré la discussion ci-dessus, à restreindre de la sorte la classe des actes
assertifs, on finit par devoir priver les mensonges de toute force assertive. À ce stade, il
serait légitime de se demander si le problème ne tient pas tant au caractère inférentiel
de la théorie, qu’au fait que Brandom élève celui-ci au statut de condition nécessaire ;
afin de répondre à cette question, nous examinerons, dans la section suivante, une
théorie qui assigne au rôle inférentiel une place non plus de condition nécessaire, mais
de règle constitutive.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 22
3 Williamson : l’assertion et l’évidence
3.1 Connaissance et évidence D’après Williamson (1996), la règle suivante, constitutive de l’acte d’asserter,
permet d’isoler les assertions parmi d’autres types d’actes de langage :
Règle constitutive de l’assertion (Williamson) : Pour asserter que p,
il est nécessaire de savoir que p.
En formulant cette règle en termes constitutifs, Williamson se met à l’abri des
problèmes que rencontre la théorie de Brandom face aux mensonges et aux assertions
fausses. À l’opposé des règles normatives ou prescriptives régulant des activités qui
existent indépendamment d’elles, les règles constitutives créent un type d’activité.
Pour prendre un exemple connu, les règles du jeu d’échecs sont indissociables de
l’activité même de jouer aux échecs ; sans ces règles, les joueurs ne feraient que
déplacer des morceaux de bois sur une planche quadrillée. Cependant, n’importe
quelle règle constitutive (par exemple, celle qui stipule, aux échecs, qu’une pièce
perdue ne peut plus réapparaître sur l’échiquier, à moins de remplacer un pion arrivé
sur le bord opposé) peut se voir enfreinte (par exemple, le joueur J replace
subrepticement sur l’échiquier une pièce ayant fait objet d’une prise antérieure), sans
que l’agent qui commet l’infraction cesse pour autant de participer à l’action que cette
règle constitue : on dira que J triche, et non qu’il a arrêté de jouer (Williamson 1996 ;
voir aussi, Searle 1972, 72-82). L’infraction d’une règle constitutive (qu’il faut contraster
avec sa dénégation) présuppose donc le cadre mis en place par celle-ci. Par conséquent,
contrairement à ce qui se passe chez Brandom, la perspective de Williamson ne nous
force pas à exclure les mensonges de la classe des assertions ; car en violant la règle
assertive, L ne sort pas du jeu assertorique.15
Bien entendu, prise telle quelle, la définition de Williamson ne relève pas
nécessairement d’un cadre inférentialiste ; mais c’est le cas si on la combine avec la
15 Non que cette définition soit dépourvue de problèmes ; pour une discussion intéressante, on se
rapportera à Williams (2006, 98-101).
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 23
conception de la connaissance que cet auteur défend par ailleurs. Dans un article
ultérieur, Williamson (1997) propose de ramener le « savoir » en cause à une
« évidence », au sens anglo-saxon du terme où « évidence » dénote un ensemble de
propositions qui permettent de valider ou d’invalider une hypothèse. En effet, toujours
d’après Williamson, toute évidence se laisse reformuler au moyen d’une proposition
complète:
We often choose between hypotheses by asking which of them best explains our evidence—
which of them, if true, would explain the evidence better than any other one would, if true.
[…] Thus evidence is the kind of thing which hypotheses explain. But the kind of thing
which hypotheses explain is propositional. Therefore evidence is propositional. (1997, 724)
[…] our evidence sometimes rules out some hypotheses by being inconsistent with them.
[…] But only propositions can be inconsistent in the relevant sense. If evidence e is
inconsistent with a hypothesis h in that sense, it must be possible to deduce ¬h from e ; the
premises of a deduction are propositions. (1997, 727)
Il s’ensuit qu’en parallèle avec sa conception de la connaissance, Williamson
construit la norme définitoire de l’assertion comme exigeant, pour une assertion que p
par L, que l’évidence totale en possession de L inclue p. De manière triviale, cette
norme requiert que L maîtrise chacun des concepts inclus dans la proposition assertée
(cf. Williamson 1997, 730). En effet, pour toute proposition de forme G(y) telle que L
n’est pas en mesure de spécifier le sens de G ou, du moins, les relations que G
entretient avec les autres prédicats, G(y) constitue la seule proposition vis-à-vis de
laquelle G(y) fournisse une évidence du point de vue de L. Par conséquent, à moins que
G(y) soit connaissable de manière essentielle, c’est-à-dire sans évidence aucune, le fait
d’asserter une telle proposition viole la règle constitutive de l’assertion. En d’autres
mots, à moins que p soit connaissable essentiellement, le fait d’asserter que p
présuppose que L soit capable d’utiliser p en tant qu’évidence, c’est-à-dire de mettre p
dans des rapports inférentiels non-triviaux avec d’autres propositions. Nous allons
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 24
montrer dans la sous-section suivante qu’une telle exigence s’avère trop forte au regard
des certaines de nos pratiques assertoriques.
3.2 Les concepts « inanalysables » Prenons les énoncés suivants, certainement anodins et que, tout aussi
certainement, leurs locuteurs ne voudraient à aucun prix voir privés de la force
assertive :
(5) L’inconscient est structuré comme un langage.
(6) Dieu est partout.
(7) Adélaïde a ce je-ne-sais-quoi qui fait une femme du monde.
(8) Cette fille se prend pour une vraie Bruxelloise, alors qu’en réalité elle
n’est qu’une typique bourgeoise de province. (adapté de Camp 2006)
Personne, à notre sens, n’accepterait de penser que les contenus en (5-8) soient
connaissables de façon essentielle. À l’opposé du mensonge (ou, à la rigueur,
d’exemples comme (1)), (5-8) ne paraissent pas violer, que ce soit de manière manifeste
ou non, les normes régissant l’assertion. Et pourtant, on va le voir à présent, ces
énoncés sont d’une nature telle que L ne peut pas avoir de support propositionnel (ne
peut fournir d’évidence) pour les contenus assertés et que ces contenus ne peuvent
servir d’évidence propositionnelle pour d’autres propositions — ces contenus ne
peuvent donc pas être « connus », au sens de Williamson, ce qui rend impossible,
toujours dans la perspective de cet auteur, l’accomplissement des assertions
correspondantes.
Comme l’indique Sperber (1974, 112-113), aucun lacanien, fût-ce Lacan lui-
même, ne possède la capacité de formuler explicitement le contenu de (5), en ce sens
qu’il semble impossible d’établir des relations d’implication et d’incompatibilité entre
cette proposition et d’autres propositions, ou de définir des critères d’appartenance à
la catégorie encyclopédique qui correspondrait à (l’)inconscient (lacanien) (pour une
définition rigoureuse de ce qu’est un tel concept « inanalysé », voir Dominicy 1999). De
même, bon nombre de croyants reconnaissent ne pas disposer d’une définition précise
de Dieu, au point de pouvoir tenir pour vraies des propositions contradictoires à son
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 25
sujet, ce qui ne les empêche certainement pas de concevoir (6) comme une assertion
(cf. Sperber 1974, 106-107 ; 1982, 66-69 ; 1997). Quant au je-ne-sais-quoi, ce lexème
correspond, de l’opinion même des locuteurs, à un concept éminemment
aristocratique, dont la connaissance est censée s’acquérir de manière soit « vécue », soit
surnaturelle, et qui se soustrait, dans tous les cas, à une définition explicite ; comme
pour la plupart, sinon la totalité des mots qui représentent des concepts symboliques
(Sperber 1974),— et (l’)inconscient (lacanien) comme Dieu en font partie — les
« experts » peuvent désigner ostensivement des instances positives ou négatives du je-
ne-sais-quoi, sans être capables d’expliciter les critères guidant un tel choix (Delvenne,
Michaux et Dominicy 2005 ; Michaux et Dominicy à paraître ; voir Jimenez 1997, 60-
75 sur le je-ne-sais-quoi dans la théorie artistique). Par conséquent, il n’existe pas de
proposition de la forme [Adélaïde a la propriété F], telle que F(x) implique véri-
conditionnellement avoir le je-ne-sais-quoi d’une femme du monde(x). On retrouve
exactement le même phénomène en (8) ; il est peu probable que, même au cœur des
Marolles, il se trouve un « expert » pour définir le comportement d’une vraie
Bruxelloise et le contraster avec l’essence d’une bourgeoise de province (pour des
conclusions similaires, voir Camp 2006).
Avant d’aller plus loin, il importe de montrer qu’aucun sens descriptif
inaccessible à L ne peut être assigné aux prédicats « inanalysés » de (5-8). D’après
Recanati (1997 ; 2000, chapitre 18), ceux-ci correspondent à des concepts qui intègrent
la somme des croyances de L sous la forme Rx(σ). Considérons que le caractère d’un
concept consiste en une fonction qui projette les contextes d’usage sur des contenus
propositionnels (Kaplan 1989a) ; σ représente la signification publique du concept
inanalysé, tandis que Rx est un opérateur déférentiel qui projette le symbole σ sur le
caractère que σ a pour un individu x « expert », au sens de Putnam (1975), c’est-à-dire à
même de fournir une description constituant le sens de σ ; de cette manière, on arrive
à concevoir que σ ait un sens descriptif, accessible à x, mais pas à L. Dès lors que les
contenus assertés en (5-8) se laisseraient reformuler sous la forme Rx(σ)(y), ne pourrait-
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 26
on pas dire que des propositions comme (9) ou (10) constituent une évidence
suffisante pour que (5-8) se conforment à la règle postulée par Williamson ?
(9) x sait/dit que σ(y).
(10) Pour toute propriété P telle que, P(y)→ σ(y), et x sait/dit que P(y).
Comme le souligne Dominicy (1999 ; aussi Delvenne, Michaux et Dominicy
2005, 103-104 ; Michaux et Dominicy à paraître), l’opérateur déférentiel de Recanati
est soumis à des contraintes strictes :
The user [of Rx(σ)] must entertain appropriate meta-representational attitudes, viz. the belief
that some agent x uses σ with a certain content, and the intention to use Rx(σ) with precisely
that content. (Recanati 1997, 97).
On vient de voir, cependant, que personne, de l’aveu même des locuteurs, n’est en
mesure d’accéder descriptivement au contenu des concepts inanalysés en (5-8) : dès
lors, dans la formule Rx(σ), Rx serait un opérateur inanalysé, c’est-à-dire dépourvu de
contenu. Or Recanati (1997) lui-même prohibe l’intégration, au sein du « stock des
croyances » du sujet, de contenus renfermant des éléments inanalysés.
De toute façon, même si le sens ou le caractère des concepts inanalysés se
laissait traduire en une proposition « déférentielle » ou méta-linguistique comme (9) ou
(10), on ne saurait garantir le caractère assertorique de (5-8) — du moins, pas dans la
conception que Williamson se fait de l’assertion et de la connaissance. Pour des
raisons bien connues, le sens (fregéen) de (le) je-ne-sais-quoi ou de Dieu ne saurait se
ramener à [être appelé (le) je-ne-sais-quoi] ou [être appelé Dieu] : (7) n’est pas vrai dans
tout monde possible16 où Adélaïde instancie ce qui est appelé (le) je-ne-sais-quoi dans ce
monde-là, mais dans tout monde possible où elle instancie ce qui est appelé (le) je-ne-
sais-quoi dans la circonstance d’évaluation qui correspond au contexte de
16 Pour l’instant, nous ne faisons pas de différence entre monde possible et circonstance
d’évaluation ; nous y reviendrons (voir chapitre 7).
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 27
l’énonciation.17 Ces exemples, à la forme logique [x est F], mettent donc en jeu des
prédicats (F) directement référentiels, dont l’extension dans l’ensemble des
circonstances d’évaluation correspond à celle que fixe, dans le contexte de
l’énonciation, un groupe (éventuellement expert) X. Bien entendu, une proposition ou
un prédicat peut exhiber une extension invariante, c’est-à-dire être sémantiquement
rigide, sans pour autant être directement référentiel(le). Lorsque l’extension est fixe en
vertu d’une particularité liée au sens de la proposition ou d’un prédicat, on parlera de
rigidité ; mais ce n’est que lorsque aucun sens descriptif ne détermine l’extension qu’il
s’agit de référence directe (voir Recanati 1993, chapitre 1). Le mieux qu’une clause
déférentielle comme (9) puisse faire, c’est de « rigidifier » artificiellement F, à
condition de l’assimiler au dthat de Kaplan (1989a) qui, pour chaque monde possible,
assigne à une description définie la dénotation que cette description possède dans le
contexte d’énonciation (et donc, par défaut, dans le monde actuel).18 Mais suivant la
lecture directement référentielle de F, comme d’après la glose rigidifiante (notons-la [x
est dthat F]), l’extension de F est, pour tout monde possible w, le y tel que y est ce qui
est appelé F par le groupe X dans le contexte de l’énonciation. Par conséquent, dans le
cas des concepts inanalysés qui nous occupent, [x est F] et [x est dthat F] sont
17 S’il n’en était pas ainsi, alors le contrefactuel « Si Adélaïde avait ce je ne sais quoi, elle ne
porterait pas des baskets » serait compatible avec « Il est possible qu’Adélaïde ait ce je-ne-sais-
quoi ». 18 Comme le montre Soames (2002, 43-47) à propos des noms propres, pour pouvoir rigidifier F
simplement comme Fwa, c’est-à-dire comme l’individu qui est F dans le monde de l’énonciation, il
faudrait que les agents des mondes possibles non-actuels aient nécessairement un accès
épistémique à d’autres mondes possibles que le leur. En effet, dans une lecture où F n’a pas de
portée large, un énoncé comme « X croit que F est G » doit recevoir une valeur de vérité
relativement à chaque monde possible. Or, comme il est difficile de maintenir à tous les agents,
dans tous les mondes possibles, une capacité d’accès epistémique « trans-monde », on ne peut pas
expliquer pourquoi, alors que F et Fwa sont supposés synonymes, le fait que X croit que F est G
n’entraîne pas que X croie que Fwa est G.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 28
sémantiquement équivalents.19 Or une proposition p ne peut servir d’évidence à une
hypothèse h qui l’implique véri-conditionnellement.
Sperber (1974) soutient que, dans tous les cas où une entrée lexicale ne
convoque pas d’informations sémantiques et/ou encyclopédiques, une procédure
d’interprétation symbolique se met en marche. L’interprétation symbolique prend
pour point de départ l’échec de la représentation conceptuelle (dans les cas analogues
au je-ne-sais-quoi, ce serait l’impossibilité de formuler une définition sémantique ou de
définir, au moins, des relations d’incompatibilité et de contradiction avec d’autres
entrées lexicales) et, selon un processus non plus de convocation mais d’évocation, elle
parcourt la mémoire sémantico-encyclopédique à la recherche d’informations
susceptibles de pallier le défaut d’analyse initial.
Le dispositif symbolique traite les représentations conceptuelles défectueuses qui lui sont
soumises en deux étapes. Premièrement, il en modifie la structure focale : il fait passer le
foyer de l’attention des propositions décrivant l’information nouvelle aux conditions non-
satisfaites qui ont rendu la représentation défectueuse. Deuxièmement, il explore la mémoire
passive à la recherche d’informations susceptibles de rétablir la notion insatisfaite. Lorsque
ce processus d’évocation aboutit, les informations ainsi trouvées sont soumises au dispositif
conceptuel qui reconstruit, à partir d’elles et de la condition antérieurement insatisfaite, une
nouvelle représentation conceptuelle. Celle-ci est l’interprétation de la représentation
symbolique. (Sperber 1974, 153)
Cependant, il n’y a pas de limite au processus d’évocation, qui peut enrichir
indéfiniment l’interprétation symbolique du concept inanalysé. En d’autres termes, on
ne doit pas s’attendre à ce que l’interprétation symbolique d’un concept comme le je-
ne-sais-quoi finisse par lui trouver une interprétation conceptuelle ; l’enclenchement du
processus d’évocation prend précisément pour point de départ la « mise entre
guillemets » du concept problématique.
19 Cette équivalence résiste même au remplacement de [x est dthat F] par [x est appelé « F » par X
en C] ; mais voir la note précédente.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 29
Lorsqu’une représentation conceptuelle a ainsi échoué à rendre une information nouvelle
assimilable à la mémoire, soit à cause d’une analyse insuffisante de l’information elle-même,
soit à cause d’une mobilisation insuffisante du savoir acquis, il semblerait que l’information
ne puisse qu’être rejetée. Cependant, un nouvel objet a été créé : la représentation elle-même,
objet possible d’une seconde représentation. […] Cette seconde représentation ne relève plus
du dispositif conceptuel qui s’est révélé impuissant, mais du dispositif symbolique qui prend
alors le relais. (Sperber 1974, 124-125)
Donc, du point de vue de Sperber, les concepts inanalysables restent cloisonnés dans
un format méta-représentationnel : la seule information qu’on puisse en tirer concerne
non pas leur contenu sémantique ou encyclopédique, mais bien la représentation elle-
même. La particularité de telles représentations, de forme [« c » est F], c’est que,
lorsqu’on a affaire à un c inanalysable, il ne peut être « extrait » de la représentation
afin de servir de prémisse dans un raisonnement théorique ou pratique (Sperber 1997).
Toutefois, même si les énoncés (5-8) mettent en jeu des prédicats qui ne sont
analysables ni par L, ni par A au niveau de la mémoire sémantique ou/et
encyclopédique, ils ne sont pas dénués de contenu propositionnel pour autant. D’après
une théorie alternative aux approches de Sperber et de Recanati, récemment
développée par Delvenne, Michaux et Dominicy (2005), les concepts correspondant à
des items lexicaux comme (le) je-ne-sais-quoi jouent le rôle cognitif de « quasi-concepts »
rassembleurs d’occurrences (d’événements ou d’individus), à l’opposé des items
lexicaux plus ordinaires qui, au niveau cognitif, s’appliquent à un champ d’exemplaires,
définissable en intension ou, du moins, par référence à un prototype. On comprend,
alors, l’incapacité dont font preuve les locuteurs à formuler le contenu des « quasi-
concepts » d’une manière qui soit plus explicite que l’énumération des occurrences
rassemblées.20
20 Afin de communiquer le contenu d’un « quasi-concept », le locuteur L peut également recourir à
une stratégie d’évocation discursive : celle-ci vise à activer chez un allocutaire A, issu d’un sous-
groupe social commun, des souvenirs épisodiques phénoménologiquement semblables à ceux de L
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 30
Il semble bien que (l’)inconscient (lacanien), Dieu, (le) je-ne-sais-quoi et (la) vraie
Bruxelloise se rapprochent ainsi des noms propres. Ceux-ci servent à rassembler, dans
un même « fichier mental », un faisceau d’informations concernant un individu unique
(Recanati 1993, chapitres 8-10) — individu dont, en d’autres termes, ils rassemblent les
occurrences, au sens où ils lui associent des propriétés qu’il instancie à l’une ou l’autre
occasion (Delvenne, Michaux et Dominicy 2005). On peut aussi supposer, avec De
Mulder (2000), que certains des éléments descriptifs ainsi associés au nom propre
donnent lieu à une « essence » subjective qui permet d’appréhender le porteur du nom
comme une unité persistante dans l’espace et le temps. Or, si la théorie de Delvenne,
Michaux et Dominicy est correcte, les quasi-concepts correspondant aux prédicats
inanalysés de (5-8) réunissent, à l’intérieur de la mémoire sémantico-encyclopédique et
sous une même entrée lexicale, différents éléments issus de la mémoire épisodique,
leur conférant ainsi une certaine homogénéité expérientielle. Par analogie avec les
noms propres, on pourrait alors penser les concepts rassembleurs d’occurrences en
termes directement référentiels : tout comme le nom propre se manifeste, au niveau
de la proposition exprimée par l’énoncé qui le contient, en tant que particulier (un
individu, la plupart du temps), ce qui en fait un nom propre russellien (Kripke 1971 ;
1982), on pourrait dire que les concepts inanalysés se construisent, au niveau du
contenu propositionnel, comme des ensembles d’individus ou d’occurrences.
Ainsi, la proposition exprimée par (7) est vraie dans tous les mondes possibles
où x, l’individu auquel Adélaïde réfère, appartient à l’ensemble des individus que les
« experts » (dans un sens, cette fois-ci, non-putnamien, anthropologique) considèrent,
dans le monde actuel, comme des instanciations positives du je-ne-sais-quoi. Du fait que
(le) je-ne-sais-quoi est aussi directement référentiel que Adélaïde, il s’ensuit que son
extension, tout comme celle de Adélaïde, est fixée dans le contexte de l’énonciation et
reste identique dans toutes les circonstances d’évaluation (sur l’ambivalence de Kripke
(Delvenne, Michaux et Dominicy 2005). Par ailleurs, cette approche n’exclut évidemment pas
qu’un traitement déférentiel vaille pour les cas où un expert peut avoir accès au contenu descriptif
du concept.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 31
sur ce dernier point, voir Kaplan 1989b, 570). L’analyse de (8) se construit dans des
termes exactement identiques, qu’il serait donc fastidieux d’expliciter. Quant à (6),
Dieu y réfère directement soit à une classe d’événements (les manifestations de Dieu),
soit à un individu : (6) est vrai dans tous les mondes possibles w tels que soit l’ensemble
des événements en w coïncide avec l’extension de Dieu, soit l’individu dénoté par Dieu
se trouve à l’ensemble des localisations possibles dans w. De même, pour l’exemple (5),
une certaine classe d’événements ou de propriétés serait incluse dans l’extension de ce
que les lacaniens (les « experts » non-putnamiens) nomment structuré comme un langage.
Cependant, l’analogie avec les noms propres ne doit pas être poussée trop loin.
On peut penser que chaque nom propre constitue un « fichier mental » qui permet à
l’esprit d’identifier un individu donné via un ensemble d’informations descriptives,
stockées sous une même « entrée ». De ce fait, même si, du point de vue de sa
sémantique, un nom propre N ne possède d’autre contenu que son référent, rien
n’empêche de considérer qu’en énonçant « N est G » dans un contexte où il est
mutuellement manifeste que le référent x de N satisfait la description définie le F, L
asserte également le contenu « Le F est G » (Soames 2002, 79-84 ; 2005). À l’opposé,
quel que soit le contexte, les concepts inanalysables rassemblent des occurrences qui,
par définition, ne satisfont aucune description (mis à part les paraphrases rigidifiantes,
abordées plus haut). Par conséquent, parce qu’ils contiennent des prédicats dont les
relations sémantiques avec d’autres prédicats restent irréductiblement hors d’atteinte,
les contenus assertés en (5-8) ne sauraient se déduire d’une quelconque prémisse, ni
fonder une inférence déductive.
Ce manquement au rôle évidentiel force Williamson à admettre qu’il y a là une
violation de la norme assertive. Chose plus grave, une des leçons principales qu’on peut
tirer de la lecture des écrits de Sperber sur le symbolisme, c’est que l’inexistence
manifeste d’une évidence propositionnelle fonde, sans nul doute, la pratique langagière
qui régit l’usage des prédicats inanalysables. Nous l’avons déjà souligné, dans une
théorie comme celle de Williamson, on considère qu’un énoncé-token est une
assertion à la seule condition que cet énoncé se présente comme respectant la norme
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 32
assertive (même s’il la viole de fait). Par conséquent, asserter des énoncés comme (5-8)
procéderait d’une intention irrationnelle, similaire à celle du joueur qui tente de jouer
aux échecs en appliquant les règles du poker menteur. Ainsi, on ne saurait attribuer
une force assertive à de tels énoncés qu’au prix de taxer L d’irrationalité — hypothèse
dont le caractère excessif n’appelle, à notre sens, aucun autre commentaire.
Entendons-nous bien ; on se gardera de conclure que la pratique assertorique ne
soit pas régie, à un certain niveau constitutif, par le prérequis d’une connaissance du
contenu. Toutefois, la discussion qui précède démontre que la conception de la
connaissance mobilisée dans ce genre de théorie ne peut reposer sur la justification
démonstrative — et c’est là ce qui nous importe le plus. Il serait envisageable, par
exemple, de relativiser le statut épistémologique des propositions par rapport aux
intérêts pratiques de celui qui les qualifie de « connues » ou « non connues » (voir
Stanley 2004 ; Hawthorne 2004). Mais il faut bien noter que, dans ce cas,
l’assertabilité viendrait à dépendre de la simple présence, dans le contexte de
l’assertion, d’un engagement quant à la vérité du contenu asserté ou, ce qui revient au
même, d’une justification non-monotone. La même conclusion s’impose si l’on adopte
une définition « contextualiste » de la connaissance, d’après laquelle un même état
épistémique compte comme une connaissance ou comme une simple croyance en
fonction de certaines propriétés du contexte (par exemple, DeRose 2002).
4 Les deux faces de l’engagement assertorique Les difficultés que nous venons de rencontrer incitent à adopter une
conception plus lâche, non-démonstrative, de la base justificative de l’assertion. Ceci
revient, en fait, à renverser la méthodologie : au lieu de chercher à définir ce type
illocutoire en termes d’engagement à une justification ou à la connaissance, on dérivera
ces responsabilités justificatives à partir de l’engagement à la vérité du contenu asserté.
En effet, les théories de Brandom et de Williamson ne valent, au mieux, que
pour une sous-classe des actes de langage qui visent au partage de l’information, c’est-
à-dire pour l’assertion en tant que paradigme de l’engagement rationnel vis-à-vis d’un
contenu pouvant servir dans un raisonnement inférentiel. Pourtant, bien d’autres types
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 33
d’actes de langage qui, dans la plupart des cas, ne se distinguent pas de l’assertion au
niveau de la réalisation linguistique, constituent des tentatives hautement similaires de
partager l’information, mais ce tout en évitant à L d’avoir à justifier
(démonstrativement) le contenu propositionnel. Il s’agit, par exemple, d’actes comme
suggérer ou supposer que p, asserter avec réserve que p ou encore asserter que probablement
p, où le manque de justifications démonstratives pour p est explicite. Or l’engagement
assertorique, tel qu’il est défini par Brandom et Williamson, ne s’applique évidemment
pas à ces cas.
Ainsi, les suggestions et les assertions avec réserve placent L hors de portée de
l’engagement à posséder des fondements qui garantissent le contenu propositionnel
démonstrativement, engagement que nous noterons désormais « J-engagement ».
Comme on le sait depuis Toulmin (1958, 47-53), l’usage d’un marqueur de réserve tel
que probablement n’implique nullement que L n’ait aucune évidence en faveur de p ; par
ce truchement, L indique plutôt que son bagage épistémique ne suffit pas à exclure
l’infirmation de p. Ainsi, dans les exemples suivants, l’énonciation rend manifeste que
le corps d’évidence auquel L a accès est trop pauvre pour qu’on en déduise le contenu
asserté.21
(11) Firmin était probablement là.
(12) Firmin était là, je suppose/je présume.
En manifestant ses réserves, L n’implique pas qu’il n’a aucune évidence suggérant que
Firmin était là. Comme facteur commun tant à (11-12) qu’aux assertions catégoriques et
aux exemples « injustifiables » (1) et (5-8) des sous-sections précédentes, nous
retrouvons le fait que L s’instaure responsable de la vérité du contenu asserté,
responsabilité que nous appellerons « V-engagement ». Ici, encore, les intuitions de
Toulmin se révèlent d’une grande utilité :
21 Il est intéressant de constater que l’emploi performatif de suggérer (dans son sens assertif)
semble impossible :
(i) ? Je suggère que Jean était là.
Pour l’instant, je ne vois pas comment expliquer ce phénomène.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 34
[…] if I say ‘It is probably raining’ and it turns out not to be, then (a) I was mistaken, (b) I
cannot now repeat the claim, and (c) I can properly be called upon to say what made me
think it was raining. (1958, 55)
En effet, il n’est pas possible de réitérer (11-12) une fois que la fausseté du contenu
propositionnel est devenue manifeste — en tous cas, pas devant le même public (cf.
aussi Williams 2006, 89). En outre, des réserves concernant le J-engagement
n’équivalent pas à l’affirmation d’une simple possibilité ; en d’autres mots, (11-12) ne
sont pas équivalents à (13) :
(13) Il est possible que Firmin était là.
Les exemples suivants devraient suffire pour conclure que, si (13) n’engage pas L à la
vérité de [Firmin était là], (11-12) lui imposent un tel engagement.
(14) Il est possible que Firmin était là et il est aussi possible qu’il n’était pas
là.
(15) ? Firmin était probablement là et Firmin n’était probablement pas là.
(voir Toulmin 1958, 50)
(16) ? Firmin était là, je suppose/je présume, et Firmin n’était pas là, je
suppose/je présume.22
Et la situation n’est pas différente pour (1) et (5-8) où, comme nous l’avons déjà vu,
l’absence de J-engagement n’implique nullement que L ne soit pas engagé quant à la
vérité des propositions exprimées.
Dans des cas comme (11-12), L semble incapable de répondre à une question
comme « Comment sais-tu que p ? » ou « Qu’est-ce qui te permet de déduire que p ? »,
car il est évident que l’ensemble de croyances que L tient pour vraies au moment de
l’énonciation ne permet justement pas de déduire le contenu asserté, ni de le
22 Bien sûr, (i) et (ii) sont plus acceptables, mais cela montre uniquement que, dans ces exemples,
les membres de gauche des conjonctions ne sont pas connus, comme en témoigne (iii) :
(i) Firmin était probablement là et/mais il est possible qu’il n’était pas là.
(ii) Firmin était là, je suppose/je présume et il est possible qu’il n’était pas là.
(iii) ? Je sais que Firmin était là et il est possible qu’il n’était pas là.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 35
considérer comme un objet de connaissance. La situation n’est pas très différente de
(1) et (5-8) où la faillite de la justification dans sa dimension démonstrative tient à une
certaine ineffabilité (cf. Danblon 2002, 35). Cependant, pour chacun de ces cas, on
peut imaginer une réponse à une question comme « Qu’est-ce qui te fait dire cela ? » ;
et même s’il n’y a pas de J-engagement, nous venons de le voir, L n’en est pas moins V-
engagé à la proposition assertée p. Comment expliquer, dès lors, qu’un ensemble de
croyances dont on ne peut inférer p — d’où l’absence du J-engagement — semble
pourtant fonctionner comme prémisse permettant de garantir que p ? Comme le note
Danblon (2002, 33-35), il faut distinguer, lorsqu’on invoque ce que Toulmin appelle la
garantie d’une conclusion, le rôle justificatif (dans le sens non démonstratif du terme,
cette fois) du rôle proprement inférentiel. Ce qui garantit l’assertion dans ce second
sens, lié au V-engagement, relève plutôt d’une restriction du domaine de l’inférence à
une certaine évidence (cf. Hempel 1965) : la conclusion p ne vaut que par rapport à une
certaine évidence (Dominicy 1993). Or, comme le prouve l’absence du J-engagement,
cet ensemble n’est pas inconsistant avec un certain autre ensemble de propositions,
qui permettrait, lui, d’arriver à la conclusion inverse. Par conséquent, alors que le J-
engagement relève d’une logique classique et monotone, le V-engagement fonctionne,
lui, dans le cadre d’une logique non-monotone. C’est ce qui explique qu’on peut à la
fois asserter que p grâce à la garantie G, et reconnaître que G n’exclut pas une
restriction R, telle que R impliquerait ¬p (voir Danblon 2000-2001, 7-33) ; du point de
vue du J-engagement, G est compatible à la fois avec p et ¬p, tandis que du point de
vue du V-engagement, G implique p, tout en recelant la possibilité que la conjonction
de G et R implique ¬p (et pas p et ¬p, comme cela aurait été le cas dans une logique
monotone). Cette dualité tient à une différence fondamentale, et que nous
exploiterons pleinement au chapitre 8, entre le J-engagement et V-engagement — le
premier porte sur l’ontologique, tandis que le second est éminemment pratique.
Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 36
En bref, des théories comme celles de Brandom ou Williamson considèrent le
V-engagement comme une conséquence épiphénoménale du J-engagement.23 Nous
espérons avoir montré, dans cette brève discussion, le mal-fondé de cette
présupposition, du moins en ce qui concerne l’analyse de l’assertion : d’une part,
l’absence du J-engagement ne prive pas l’acte énonciatif de la force assertive, et d’autre
part, le V-engagement émerge comme une propriété commune à tous les actes
communicatifs qui visent au partage de l’information. Au chapitre suivant, nous
examinerons les approches qui privilégient cette intuition et prennent le V-
engagement comme analysans de l’assertion.
23 En cela, elles souffrent, sans doute, du principal désavantage d’un rationalisme inférentiel qui
déconnecte la connaissance de la vérité (à ce sujet, on lira Danblon 2002, 15-19).
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité
Nous venons de voir qu’en mettant l’accent sur le J-engagement, on exclut
arbitrairement certains actes assertifs de la classe des assertions. Le problème, comme
nous l’avons noté ci-dessus, ne saurait se résoudre par des aménagements locaux :
fondamentalement, c’est le J-engagement qui émerge, de manière contingente, du V-
engagement, et non pas l’inverse. Une alternative naturelle consiste donc à traiter le V-
engagement comme primitif. Dans ce chapitre, nous aborderons deux théories,
respectivement défendues par Searle et par Alston, qui tentent de définir les actes
assertifs en ces termes. Nous verrons que si les approches inférentialistes s’avèrent
trop restrictives, celles basées sur le V-engagement ne se donnent des contraintes
suffisamment sévères qu’au prix d’une correspondance biunivoque entre le contenu
asserté et la structure syntaxique de l’énoncé. Or une telle vision des choses se révèle,
comme nous le montrerons, impossible à maintenir.
1 Searle : L’exprimabilité et la signification linguistique
1.1 Engagement et convention Searle (1969, 66-67) fait une distinction entre la condition essentielle de
l’assertion, les conditions préparatoires, et les conditions de sincérité. Ainsi, selon cet
auteur, pour asserter que p, L doit :
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 38
• s’engager à ce que le contenu propositionnel p représente
le monde tel qu’il est [condition essentielle] ; 24
• posséder des fondements ou des raisons de croire qu’il est
vrai que p et qu’il n’est pas mutuellement manifeste que A
sache que p [conditions préparatoires] ;
• croire que p [condition de sincérité].
Cette pluralité de conditions permet de différencier l’échec assertif pur et
simple des assertions défectueuses. Un acte illocutoire s’accomplit de manière
défectueuse si, et seulement si, la condition de sincérité et/ou une condition
préparatoire n’est pas remplie, tandis que l’échec illocutoire correspond au fait de
manquer le but illocutoire, c’est-à-dire de ne pas remplir la condition essentielle
(Vanderveken 1988, 131-132 ; 2005, 717-718).
À première vue, cette distinction entre l’échec assertif et la défectuosité résout
tous les problèmes rencontrés dans la section précédente. Tout d’abord, le mensonge
viole la condition de sincérité, ce qui permet de le traiter comme une assertion
défectueuse : l’engagement de L à ce que le contenu p de son assertion représente le
monde tel qu’il est ne se voit pas annulé par le fait que L viole la condition de
sincérité.25 Ensuite, on peut postuler que l’absence de J-engagement relève de la faillite
24 La traduction française (Searle 1972, 108) rend cette clause par « assurer que [le contenu
propositionnel] représente une situation réelle ». Cette traduction est malheureuse à bien des
égards, dont le moindre n’est pas de doter la définition d’une dimension perlocutoire dont Searle
voulait à tout prix l’exempter (voir, par exemple, Searle 1972, 83-91, 114). 25 Reboul et Moeschler (1998, 36) offrent une interprétation biaisée de la conception searlienne du
mensonge en postulant, dès le départ, que le mensonge met en jeu l’intention de prétendre
accomplir un acte assertif. Or Searle (1975, 110-111) distingue explicitement le mensonge du
discours fictionnel. Selon lui, le mensonge viole une des règles constitutives de l’activité assertive
– et comme nous l’avons vu à la section 2.2 du chapitre précédent, violer une règle constitutive
d’une activité ne revient pas à cesser d’accomplir cette même activité. Par contre, toujours d’après
Searle, la fiction met en jeu des conventions qui permettent « à l’auteur de faire mine de faire des
assertions qu’il sait ne pas être vraies » — conventions absentes, bien entendu, lors de
l’accomplissement d’un mensonge.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 39
d’une condition préparatoire, et ne remet donc pas en question le statut assertorique
d’exemples comme (1-7).
(1) Firmin est un voleur. Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais ma main à
couper que c’en est un. [= (1) du chapitre 1]
(2) L’inconscient est structuré comme un langage. [= (5) du chapitre 1]
(3) Dieu est partout. [= (6) du chapitre 1]
(4) Adélaïde a ce je-ne-sais-quoi qui fait une femme du monde. [= (7) du
chapitre 1]
(5) Cette fille se prend pour une vraie Bruxelloise, alors qu’en réalité elle
n’est qu’une typique bourgeoise de province. [= (8) du chapitre 1]
(6) Firmin était probablement là. [= (11) du chapitre 1]
(7) Firmin était là, je suppose/je présume. [= (12) du chapitre 1]
1.2 Assertion et présupposition Cependant, les rapports entre l’assertion et les conditions préparatoires restent
parfois flous dans la théorie searlienne des actes de langage. Un énoncé comme (8)
véhicule la présupposition que Firmin a embrassé au moins une personne autre
qu’Adélaïde (ou que Firmin a accompli au moins une autre action, ou encore que
quelqu’un d’autre que Firmin a embrassé Adélaïde ; pour plus de facilité, nous ne
considérerons que la première de ces lectures) :
(8) Firmin a aussi embrassé Adélaïde.
Qu’en est-il de cette présupposition : est-elle assertée ou fait-elle partie des conditions
préparatoires ?
Searle (1972, 108-109) n’inclut pas ce type de présuppositions dans les
conditions préparatoires de l’assertion ; c’est aussi la position de Searle et
Vanderveken (1985, 17) :
Preparatory conditions determine a class of presuppositions peculiar to illocutionary force.
But there is another class of presuppositions peculiar to propositional content. To take some
famous examples, the assertion that the King of France is bald presupposes that there exists a
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 40
King of France ; and the question whether you have stopped beating your wife presupposes
both that you have a wife and that you have been beating her. Regardless of which of the
various philosophical accounts one accepts of these sorts of presuppositions, one needs to
distinguish them from those that derive from illocutionary forces. The same propositional
presuppositions can occur with different illocutionary forces, as, for example, one can both
ask whether and one can assert that Jones has stopped beating his wife.
En effet, le cœur même de la théorie empêche l’inclusion des présuppositions
au sein des conditions préparatoires. Nous l’avons vu, toute condition qui n’est pas
essentielle à l’assertion doit pouvoir être enfreinte sans que cela mène à l’échec
assertorique. La seule condition essentielle de l’assertion réside, selon Searle, dans
l’engagement à ce que le contenu propositionnel représente le monde tel qu’il est ; il
s’ensuit qu’est asserté par une énonciation donnée tout ce à quoi, et seulement ce à
quoi, L se V-engage au travers de cette énonciation. Or, en énonçant (8), L s’engage, de
manière triviale, à ce que Firmin ait embrassé au moins deux personnes ; de surcroît,
s’il est mutuellement manifeste dans le contexte de la conversation que Firmin n’a
embrassé qu’une seule personne, aucune assertion littérale ne sera produite avec succès
par ce même énoncé.
Peut-on dire, pour autant, que (8) et (9) assertent un contenu identique ?
(9) Firmin a embrassé Adélaïde et une autre personne.
Searle (1972, 212-215) rejette cette idée ; dans la lignée de Strawson (1950), il signale que
si tel était le cas, l’interrogation en (10) porterait, en plus du questionnement à propos
de l’état capillaire de la reine, sur l’existence même de cette reine :
(10) La reine d’Angleterre est-elle chauve ?
Le fait qu’une même proposition puisse être affirmée ou faire l’objet d’une question
sans que cela affecte les présuppositions qui lui sont associées relève de ce qu’on
appelle la « projection présuppositionnelle ». Ce mécanisme ne se limite pas à la
persistance des présuppositions à travers différentes forces illocutoires (on aurait
encore pu, si tel était le cas, inclure les présuppositions au sein d’une condition
préparatoire commune à tous les types de force illocutoire) ; il concerne aussi les
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 41
connecteurs logiques. Dans aucun des exemples suivants la présupposition associée à
aussi ne se voit suspendue, alors que la proposition assertée en (8) n’est plus
(nécessairement) vraie dans le monde actuel (pour un traitement récent, voir Geurts
1999 ; pour un historique du problème, voir Levinson 1983, 191-204) :
(11) Il n’est pas vrai que Firmin ait aussi embrassé Adélaïde.
(12) Si Firmin a aussi embrassé Adélaïde, alors Philomène est jalouse.
(13) Il est possible que Firmin ait aussi embrassé Adélaïde.
Une autre solution, également rejetée par Searle (1972, 212-215), consisterait à
dire que le contenu présupposé correspond à une assertion « secondaire » accomplie en
même temps que l’assertion principale. Ceci aurait comme conséquence malheureuse,
selon Searle, qu’une question telle que (14) contiendrait deux assertions existentielles,
l’une fausse et l’autre vraie.
(14) La reine d’Angleterre connaît-elle le roi de France ?
Cependant, une telle pluralité d’assertions n’est pas a priori inconcevable
(quoique non souhaitable). Le problème tient plutôt au fait qu’elle impose, afin que la
théorie conserve un pouvoir explicatif suffisant, de distinguer le contenu explicite du
contenu implicite. Imaginons que l’énonciation de l’exemple (15), emprunté à von
Fintel (inédit), ait lieu dans un contexte où l’infortuné père n’est en rien au courant de
la vie sentimentale de sa fille :
(15) Ah, Papa ! J’ai oublié de te dire que mon fiancé et moi, nous
déménageons à Paris la semaine prochaine.
Dans ce type de circonstance, l’allocutaire reprochera typiquement au locuteur initial
de ne pas l’avoir informé clairement, c’est-à-dire de manière explicite, de l’existence de
son fiancé. Il faut non seulement rendre compte de cette intuition, mais aussi réaliser
que, le cas échéant, le problème se généraliserait à toutes les propositions à la vérité
desquelles L s’engage lors d’une assertion (Alston 2000, 104, 117-118). Par exemple,
même s’il ne croit pas que p, L, en assertant que p, se présente (publiquement) comme
adhérant à la vérité de p (comme le révèle le paradoxe de Moore) ; mais, pour autant,
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 42
asserte-t-il le contenu de la condition de sincérité de son assertion ? La réponse est
évidemment « non », comme on l’a vu dans la section précédente.
Résumons-nous. Dire, comme Searle, qu’asserter c’est s’engager à ce que le
contenu propositionnel représente le monde tel qu’il est, n’est cohérent, au plan
théorique, que si cette définition se limite aux contenus assertés explicitement.
Voyons à présent comment Searle tente de satisfaire cette contrainte en invoquant le
caractère conventionnel du langage.
1.3 Exprimabilité et assertabilité D’après Searle, les conditions gouvernant l’assertion, et, plus généralement,
celles qui sont associées à chaque force illocutoire, correspondent aux règles
constitutives qui régissent l’usage des énoncés-types et en établissent la signification.
Dire que L énonce la phrase T avec l’intention de signifier T (c’est-à-dire qu’il signifie
littéralement ce qu’il dit), c’est dire que : L énonce T et que
(a) L, par [l’énonciation 26] E de T, a l’intention i-I de faire connaître (reconnaître, prendre
conscience) à A que la situation spécifiée par les règles de T (ou certaines d’entre elles) est
réalisée. (Appelons cet effet, l’effet [illocutoire] EI).
(b) L a l’intention, par E, de produire EI par la reconnaissance de i-I.
(c) L’intention de L est que i-I soit reconnue en vertu (ou au moyen) de la connaissance qu’a
A des règles (certaines d’entre elles) gouvernant (les éléments) T. (Searle 1972, 90-91)
En d’autres termes, la signification d’un énoncé se réduit, dans cette perspective, au
type d’acte illocutoire que l’énonciation littérale de cet énoncé sert à accomplir. Il
s’ensuit que le contenu asserté littéralement — qu’il faut séparer, par exemple, du
contenu présupposé — consiste en la signification littérale de l’énoncé.
On voit dès lors pourquoi, dans son principe, l’analyse de Searle, fait
correspondre à chaque acte illocutoire-type un énoncé-type linguistique pouvant servir
à l’accomplissement direct et littéral de cet acte : 26 La traduction originale, « par l’énoncé E de T », introduit une confusion superflue entre
l’énoncé et l’acte d’énonciation.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 43
[Principe d’Exprimabilité:] pour tout [sens]27 [S], et pour tout locuteur L, chaque fois que
L veut signifier (a l’intention de transmettre, désire communiquer, etc.) [S], alors il […]
existe une expression E, telle que E soit l’expression exacte ou la formulation exacte de X.
(Searle 1972, 56-57)
Ce Principe d’Exprimabilité admet (au moins) deux lectures.28 Selon la lecture
forte, à tout sens S correspond un énoncé « éternel », c’est-à-dire une expression exacte
de S, qui correspond, dès lors, à la signification de cet énoncé dans n’importe quel
contexte. La version faible relativise le Principe d’Exprimabilité aux contextes
d’énonciation : pour tout sens S et tout contexte C, il existe une expression E telle que
E soit l’expression exacte de S en C et il n’existe aucun autre sens S tel que E serait son
expression exacte en C . En termes plus simples, la version faible stipule que pour
chaque contexte C, E détermine, de manière univoque, un sens S, qui dépend
fonctionnellement de sa signification (sur toutes ces questions, voir Recanati 1987, 219-
224 ; 2001a, 2003 ; 2004a, 83-86 ; Carston 1988 ; 2002a, 30-42, 64-70).
Comme le Principe d’Exprimabilité ne nous intéresse ici que pour évaluer la
tentative, faite par Searle, de définir l’assertion en termes de V-engagement, nous
pouvons le remplacer par les deux versions suivantes du Principe d’Assertabilité :
Principe d’Assertabilité [version forte] : pour tout contenu
propositionnel p et tout locuteur L, à chaque fois que L veut asserter p, il
existe un énoncé E, tel que la signification de E soit l’assertion exacte et
littérale de p.
Principe d’Assertabilité [version faible] : pour tout contenu
propositionnel p, pour tout locuteur L et pour tout contexte C, à chaque 27 Nous avons remplacé signification de la traduction française par sens, en accord avec la
convention selon laquelle le premier terme s’applique aux items linguistiques et le second à
l’information que ceux-ci véhiculent en discours. 28 Dans le cadre de la présente discussion, le sens S doit se comprendre comme l’accomplissement
d'un acte illocutoire avec un certain contenu. Des problèmes additionnels surviennent si l'on
assimile S à l’expression d’un état mental (Recanati 1993, 1994 ; Carston 2002b, 30-42).
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 44
fois que L veut asserter p en C, il existe un énoncé E, tel que la
signification de E détermine à elle seule qu’en produisant E en C, L
asserte que p, de manière exacte et littérale.29
Si le Principe d’Assertabilité était valide dans une de ces deux versions, il
permettrait, effectivement, de distinguer les assertions des présuppositions et, plus
généralement, de délimiter le contenu communiqué de manière manifeste ou
explicite : le seul contenu asserté directement par un énoncé serait celui que,
conventionnellement, cet énoncé sert à asserter. Mais pour que la signification d’un
énoncé puisse se définir de manière non arbitraire, il faut que la forme linguistique de
chaque énoncé-type détermine (en, ou hors, contexte) une seule assertion-type.
1.4 L’arrière-plan et l’assertabilité Comme l’observe Recanati (2003), il existe une tension curieuse entre le
Principe d’Exprimabilité et l’opposition farouche de Searle (1978 ; 1995, 237-251) à l’idée
que la signification linguistique suffise à déterminer le sens littéral d’un énoncé-token.
L’exemple le plus fameux que Searle donne à ce sujet est sans doute le suivant.
[…] si vous considérez des occurrences du mot « couper » dans des phrases comme « Léon
coupa l’herbe », « Josiane coupa le gâteau », « Dédé coupa le tissu », « Je viens de me
couper le doigt », vous verrez que le mot « couper » a le même sens dans chacune d’elles.
On le voit, par exemple, au fait que la réduction de conjonction vaut pour les occurrences de
ce verbe qui sont accompagnées de ces objets directs. Par exemple, on peut dire : « L’EDF
vient d’inventer un nouvel instrument capable de couper l’herbe, de couper des gâteaux, de
couper du tissu et de couper la peau. » On peut simplement éliminer les trois dernières
occurrences de « couper » et mettre : « L’EDF a inventé un nouvel instrument capable de
couper l’herbe, le gâteau, le tissu et la peau ». (Searle 1995, 241-242)
29 Pour les besoins de la présente discussion, nous supposerons que le mode (grammatical) indicatif
constitue le marqueur grammatical de la force assertive (une hypothèse loin d’être aussi innocente
qu’il n’y paraît ; voir Recanati 1987, chapitre 8).
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 45
Or le sens littéral de couper, commun à toutes ses occurrences dans ces exemples, ne
suffit pas, d’après Searle, à déterminer les actes illocutoires pouvant être accomplis par
les énoncés qui contiennent ce verbe :
Si je dis: « Coupez l’herbe », et que vous vous précipitez pour la poignarder avec un couteau,
ou si je dis : « Coupez le gâteau », et que vous passez sur le gâteau avec une tondeuse à
gazon, il y a un sens parfaitement banal où vous n’avez pas fait exactement ce que je vous ai
demandé de faire. (ibid.)
Ce dernier passage est souvent lu comme une défense du « contextualisme »,
c’est-à-dire comme prônant l’idée que la structure linguistique d’un énoncé ne permet
pas de déterminer le contenu propositionnel de ce même énoncé.30 En effet, les deux
extraits cités invalident la version faible du Principe d’Assertabilité : le fait qu’on
puisse dire « couper l’herbe, le gâteau et le fil » prouve que couper possède un sens
littéral qui ne dépend pas de la connaissance contextuelle de l’objet à couper (cf. aussi,
Cappelen et Lepore 2005b, 102, note) ; en d’autres termes, couper diffère des
indexicaux comme je, dont la signification détermine un sens différent pour chaque
contexte d’énonciation.
Toutefois, et même si nous allons finalement endosser une telle conclusion, on
n’est pas obligé, a priori, d’interpréter le second passage de Searle comme impliquant
que la signification de couper est trop pauvre pour déterminer des contenus différents
dans les contextes où il s’agit de couper l’herbe et dans ceux où il s’agit de couper le
gâteau. Premièrement, on peut répondre que le phénomène relève de la
30 On notera, en passant, que les défenses habituelles de la version forte du Principe
d’Exprimabilité, qui maintiennent qu’un énoncé ne contenant pas d’indexicaux ou de déictiques
garde le même contenu sémantique à travers tous les contextes d’énonciation, ne s’appliquent pas
au Principe d’Assertabilité. En effet, de telles théories obligent à admettre soit qu’une infinité
d’assertions peuvent être associées à un même contenu sémantique (Cappelen et Lepore 2005b ;
Bach 2005), soit que la sémantique est incapable de spécifier, de manière exhaustive, le contenu
des énoncés (Predelli 2005b). Ces positions théoriques seront critiquées avec plus de détails au
chapitre 6.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 46
compositionnalité lexicale, plutôt que de l’intervention du contexte. Une telle
hypothèse supposerait que l’on puisse définir le sens littéral d’un prédicat comme
couper à l’aide de quelques composants basiques de la signification qui, couplés avec
une théorie de la composition lexicale (cf., par exemple, Pustejovsky 1991), suffiraient à
attribuer à couper l’herbe et à couper le gâteau des valeurs sémantiques assez fines pour
discriminer les conditions de satisfaction de « Coupe l’herbe » et celles de « Coupe le
gâteau ». Ainsi, « L’EDF a inventé un nouvel instrument capable de couper l’herbe, le
gâteau, le tissu et la peau » ne serait rien de plus qu’un zeugme où chaque occurrence
omise de couper constituerait, en conjonction avec le syntagme nominal, une unité
sémantique différente. Toutefois, Searle précise bien qu’on peut annuler la supposition
d’arrière-plan qui fait que lorsqu’on parle de couper l’herbe, il s’agit de couper à l’aide
d’une tondeuse et non d’un couteau — ce qui constitue un argument fort contre une
solution sémantique (voir aussi Recanati 2004a, 94-95).
Suppose you and I run a sod farm where we sell strips of grass turf to people who want a
lawn in hurry […]. Suppose I say to you ‘Cut half an acre of grass for this customer’ ; I
might mean not that you should mow it, but that you should slice it into strips as you could
cut a cake […]. (Searle 1980, 224-225)
La seconde option qui permettrait de maintenir le Principe d’Assertabilité
(dans sa version forte), consisterait, dès lors, à postuler que les assertions produites
dans des contextes distincts ne diffèrent pas au niveau du contenu, mais au niveau de
l’arrière-plan.31 En effet, pour Searle (1978), les conditions de vérité (et donc le
contenu) d’un énoncé se déterminent face à un arrière-plan d’hypothèses implicites.
Par exemple, dit Searle, un énoncé comme (16) n’a de sens que si l’on accepte certains
faits à propos de la gravitation ; si le chat et le paillasson flottent dans la Voie Lactée,
il devient difficile de statuer sur la vérité ou la fausseté de l’énoncé : 31 Comme le note Recanati (2003), le passage suivant milite fortement en faveur de cette
interprétation de Searle : « Tout ce qui est sous-entendu peut être dit, toutefois, si mon exposé des
conditions préliminaires est juste, ce ne peut être dit sans que cela entraîne d’autres sous-
entendus. » (Searle 1972, 111).
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 47
(16) Le chat est sur le paillasson.
Cela ne signifie pas que ces hypothèses à propos de la gravité fassent partie du contenu
littéral, ou soient des présuppositions dont la vérité garantit l’interprétabilité de (16) ;
on peut toujours manipuler l’arrière-plan de manière à assurer l’évaluation véri-
conditionnelle, même si les lois de la gravité n’ont plus cours :
Par exemple, tandis que nous sommes attachés à nos sièges dans le vaisseau spatial, nous
voyons défiler par le hublot une série de couples chat-paillasson. Curieusement ils ne se
présentent que dans deux postures [: soit le chat est au-dessus du paillasson, de notre point de
vue, soit le paillasson est au-dessus du chat]. « Qu’est-ce qui se passe maintenant ? »
demandé-je. « Le chat est sur le paillasson », répondez-vous. Est-ce que vous ne m’avez pas
dit exactement et littéralement ce que vous vouliez dire ? (1978, 173-174)
En outre, les hypothèses d’arrière-plan ne se laissent pas s’énumérer. Pour illustrer
cela, Searle invoque un exemple où le chat est maintenu par un système de fils, de
manière à être en contact avec le paillasson, mais sans exercer de pression sur celui-ci ;
en absence d’un arrière-plan spécifique, qui suspend l’hypothèse que le chat exerce la
force correspondant à son poids (terrestre) sur le tapis, on ne décider de la vérité ou de
la fausseté de l’assertion.
En bref, la position de Searle semble inclure, d’une part, l’intuition selon
laquelle toute interprétation requiert un arrière-plan, et d’autre part, l’hypothèse que la
singularité du langage ordinaire tient au fait qu’en vertu d’une convention, tout
énoncé-type possède un et un seul sens littéral dont héritent la totalité de ses tokens
(sur ce dernier point, voir, plus particulièrement, Searle 2001b). Afin de pouvoir opérer
la distinction entre le contenu asserté directement et, par exemple, les
présuppositions, on doit assimiler le sens littéral à un contenu asserté, ce qui exige que
tous les tokens d’un énoncé-type produisent la même assertion littérale. Rappelons-
nous également que, pour Searle, ce qu’on asserte à l’aide d’un énoncé, c’est la
proposition à la vérité de laquelle on s’engage. Par conséquent, il faut supposer que
tous les tokens d’un même énoncé-type engagent L à la vérité d’une même
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 48
proposition. Ceci implique, à son tour, que l’arrière-plan qui change, quant à lui, de
contexte d’énonciation en contexte d’énonciation, ne contient pas d’éléments à la
vérité desquels L s’engage lors de son énonciation ; par conséquent, l’arrière-plan doit
se composer de know-hows implicites et inscrits dans notre maîtrise corporelle de nos
interactions avec l’environnement — en d’autres mots, l’arrière-plan ne peut pas être
propositionnel.32 On voit pourquoi Searle (1995, 240) rapproche explicitement sa
notion d’arrière-plan des écrits wittgensteiniens sur la certitude (Wittgenstein 1989),
dont le thème central reste que, dans le domaine du savoir pratique, le doute n’est plus
concevable. Ainsi, L ne peut se V-engager vis-à-vis de l’arrière-plan, car la fausseté de
celui-ci n’est simplement pas de mise.33
On doit, par conséquent, accepter que dans le cas où une rupture avec l’arrière-
plan empêche l’interprétation — au sens où elle rende impossible l’évaluation véri-
conditionnelle —, L s’engage à la vérité d’un contenu propositionnel qui, dans cette
circonstance d’évaluation, ne lui est pas épistémologiquement accessible. Bien loin
32 Searle est ambigu à ce sujet. Dans L’Intentionalité (Searle 1985, chapitre 5), il distingue
l’arrière-plan, fait de capacités implicites, et le réseau des états Intentionnels comme les croyances.
Dans La Redécouverte de l’Esprit (Searle 1995, 251-256), il inclut le réseau des états mentaux dans
l’arrière-plan. Cependant, dans sa réponse à Recanati (Searle 2001b), Searle semble revenir à son
ancienne position en réaffirmant que l’arrière-plan n’est pas représentationnel. 33 Par exemple :
§94. But I did not get my picture of the world by satisfying myself of its correctness ; nor do I have it
because I am satisfied of its correctness. No: it is the inherited background against which I distinguish
between true and false.
§95. The propositions describing this world-picture might be part of a kind of mythology. And their
role is like that of rules of a game ; and the game can be learned purely practically, without learning
any explicit rules.
§156. In order to make a mistake, a man must already judge in conformity with mankind.
§205. If the true is what is grounded, then the ground is not true, nor yet false.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 49
d’être contextualiste, la position de Searle se confondrait ainsi avec le minimalisme
sémantique (voir chapitre 6 pour plus de détails sur cette dernière doctrine).34
Il va de soi (quoique, pas pour tout le monde, cf. chapitre 7) qu’une telle
conception du contenu sémantique n’est pas extrêmement informative (voir Recanati
2004a, 90-95). De surcroît, elle ne permet même pas de sauver la définition searlienne
de l’assertion.
Tout d’abord, si la signification d’un énoncé est l’assertion d’un seul contenu,
on devrait accepter que, dans les cas de rupture avec l’arrière-plan, les locuteurs
perdent subitement leur connaissance de la signification linguistique ; or celle-ci est
supposée être une fonction qui projette tous les tokens sur un même sens.
Deuxièmement, il n’y a pas de place, dans cette approche, pour les présuppositions.
On l’a vu, celles-ci ne font pas partie du contenu asserté. À présent, on vient de les
exclure de l’arrière-plan, qui ne contient pas d’éléments propositionnels. La seule issue
qui demeure consiste à les inclure, finalement, dans les conditions préparatoires de
l’assertion. Que se passe-t-il, alors, quand L énonce une phrase dont l’interprétation
exige que soient présupposées certaines informations qui sont, par ailleurs,
mutuellement considérées comme fausses dans le contexte d’énonciation (« Le roi de
France est chauve ») ? Première possibilité : l’assertion est fausse ; mais alors les
présuppositions font partie du contenu asserté. Deuxième possibilité : si les conditions
préparatoires ne sont pas remplies, l’assertion n’est pas accomplie avec succès. Mais,
dans la définition de Searle, les conditions préparatoires ne se confondent pas avec la
condition essentielle. Nous avons déjà rappelé qu’afin de classer une condition comme
non-essentielle, il doit être possible d’accomplir avec succès une assertion
(défectueuse) tout en violant cette condition. Par conséquent, dire que
l’accomplissement de l’assertion exige que les présuppositions soient vraies implique
34 Notons aussi que cette option rend intenable la position internaliste de Searle, que nous
aborderons plus en détail au chapitre 5, car elle implique que le contenu des assertions n’est pas
défini par les représentations Intentionnelles que les locuteurs s’en font. (Je dois à Marc Dominicy
d’avoir attiré mon attention sur ce point.) À ce sujet, voir aussi De Mulder (1994).
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 50
qu’asserter, c’est s’engager à la vérité du contenu asserté et du contenu présupposé. On
perd, du même coup, la distinction entre les deux.
En résumé, pour des raisons que Searle lui-même a identifiées — sans en tirer
toutes les conséquences — on ne saurait fonder une définition de l’assertion en termes
de V-engagement sur une convention linguistique qui associerait l’assertion d’un seul
contenu propositionnel à chaque énoncé-type. Cet échec revient à dire que la théorie
de Searle n’a pas la capacité de restreindre l’assertion aux seuls contenus explicites.
2 Alston : responsabilité et structure syntaxique
2.1 La structure syntaxique et le contenu asserté Alston (2000, 120) emprunte une voie proche de Searle. D’après lui, les
conditions nécessaires et suffisantes pour asserter que p en énonçant E sont :
a. L s’engage à la vérité de p ;
b. Soit E présente explicitement la proposition p, soit E est énoncé en tant
que version elliptique pour un énoncé qui présente explicitement la
proposition p.
Les concepts employés dans chacune de ces conditions demandent à être
explicités. Premièrement, d’après Alston (2000, 191), L s’engage à la vérité de p au
travers de l’énonciation de E si et seulement si L assujettit son énonciation à une règle
qui stipule qu’il n’est permis à L d’énoncer E qu’à condition que p. La signification de
E réside entièrement dans cette règle, c’est-à-dire dans le potentiel de E à servir
d’assertion que p (Alston 2000, 192, sv.). Une heuristique simple pour déterminer
l’engagement de L consiste à voir quelles propositions sont incompatibles avec E — si
q est incompatible avec l’assertion, alors E engage L à ¬q (Alston 2000, 78). Jusqu’ici,
pas de différences avec Searle — les mêmes problèmes resurgissent : l’assertion d’une
proposition est incompatible avec la négation d’une présupposition qui lui est associée,
tout comme il n’est pas possible d’asserter que p tout en niant qu’on croie que p.
Cependant, la théorie d’Alston semble éviter, grâce au point (b) de sa
définition, tous les problèmes mis en lumière ci-dessus. En effet, selon Alston (2000,
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 51
119), un énoncé présente explicitement une proposition p lorsqu’il existe une relation
biunivoque entre tous les constituants sémantiques de cet énoncé et tous les éléments
de p. Alston requiert donc du contenu asserté d’être en relation biunivoque avec les
constituants syntaxiques du véhicule linguistique ou de la version non-elliptique de
celui-ci.
Cette exigence se laisse reformuler à l’aide des deux conditions suivantes,
conjointement nécessaires et suffisantes :
a. La contribution des éléments « déclencheurs de présuppositions » (comme
aussi) à la proposition assertée ne doit pas inclure le contenu présupposé ;35
b. Tout contenu asserté doit être dérivable par une procédure d’interprétation
sémantique standard de la structure syntaxique de l’énoncé ou de la version
non-elliptique de celui-ci.
Le point (a) est facile à défendre. Dans une approche pragmatique de la
présupposition, telle que celle de Stalnaker (1974 ; 1978), des mots comme aussi
signifieraient « en plus de x », où x est un marqueur anaphorique, lié à un référent
introduit en dehors du contenu propositionnel correspondant à l’énoncé (van der
Sandt 1992 ; Geurts 1999 ; aussi, Stalnaker 2002).36
Cependant, la condition (a) ne suffit pas à Alston, parce que tant qu’on ne
limite pas le contenu asserté à la structure syntaxique de l’énoncé, rien dans sa
définition (tout comme dans celle de Searle) n’empêche que L n’accomplisse, au moyen
d’une seule énonciation, plusieurs assertions qui auraient pour contenu toutes les
présuppositions et conditions à l’œuvre lors d’une assertion littérale. Afin de
35 Nous ne traiterons pas ici des implicatures « conventionnelles », déclenchées par des mots
comme mais ou toutefois (voir Blakemore 1987 ; Bach 1999 ; Potts 2005). 36 Van der Sandt et Geurts utilisent la « Discourse Representation Theory » (DRT) de Kamp et
Reyle (1993), où chaque énoncé se voit assigner une Structure de Discours (SD) correspondant,
grossièrement, à la représentation que A se fait de l’énoncé. Ces structures s’emboîtent les unes
dans les autres, de manière à modéliser un discours dans sa totalité. En ce qui concerne l’anaphore
et la présupposition, l’avantage majeur de la DRT est de permettre aux variables d’être liées en
dehors de la SD qui correspond à l’énoncé linguistique où elles apparaissent.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 52
sauvegarder la distinction entre contenu asserté et contenu présupposé — ou,
alternativement, entre les assertions directes et indirectes — Alston n’a donc pas
d’autre choix que de limiter le contenu asserté à une interprétation mécanique de la
structure syntaxique de l’énoncé. Bien que cela puisse sembler quelque peu fastidieux,
il nous faut, pour tester cette stratégie, faire un détour vers des considérations d’ordre
plus syntaxique.
2.2 Ellipse et assertion Il existe une littérature foisonnante au sujet des rapports entre la syntaxe et
l’interprétation propositionnelle (pour un aperçu du débat, voir, par exemple, Stanley
et Szabó 2000 ; Stanley 2004 ; King et Stanley 2005 ; Stanley 2005 ; Bach 2000 ;
Breheny 2002 ; Carston 2002a, 197-203 ; Recanati 2004a, chapitre 7). Nous allons n’en
aborder ici qu’une petite facette, qui devrait néanmoins suffire à évaluer la théorie
d’Alston.
La clause (b) de la définition d’Alston exige que chaque assertion elliptique de p
corresponde à un seul énoncé non-elliptique dont la structure syntaxique détermine p
comme seule interprétation sémantique. Afin de jauger la plausibilité de cette
hypothèse, prenons les exemples anglais suivants (le choix de la langue est dicté par des
raisons argumentatives qui s’éclairciront bientôt) :
(17) [Abby et Ben sont dans une soirée. Abby voit qu’un homme qui ne leur
est pas familier parle avec Beth, une amie commune à Abby et Ben.
Abby se tourne vers Ben avec une moue interrogative. Ben répond] :
Some guy she met at the park.
(18) [Abby et Ben discutent de l’origine des produits que met en vente un
magasin qui vient d’ouvrir. Afin d’être fixés, ils rentrent dans le magasin.
Ben prend un article au hasard, lit l’étiquette collée au-dessous et dit] :
From Germany ! See, I told you !
(19) [Ben à Abby qui vient de rentrer dans la pièce] :
Nice dress!
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 53
Dans une série d’articles, Robert Stainton (1997 ; 1998 ; 2005 ; Stainton et Elugardo
2004) utilise des exemples comme (17-19) pour montrer, précisément, que la structure
syntaxique ne saurait, à elle seule, prédire le contenu asserté au moyen de l’énoncé.
Stainton raisonne comme suit :
a. Les énoncés en (17-19) ne présentent aucune structure grammaticale
complète à la surface phonologique (PF) ;
b. Le contenu asserté en (17-19) excède les formes linguistiques présentes à la
surface ;
c. Si, au niveau profond de la forme logique (LF), (17-19) présentent une
structure syntaxique complète, il s’ensuit que leur PF résulte d’une ellipse
syntaxique, opérant sur une LF complète ;37
d. Toute assertion elliptique doit présenter au moins deux des caractéristiques
intrinsèques d’une ellipse syntaxique :
i. La version élidée ne doit pas être acceptable en début du
discours ;
ii. La théorie syntaxique doit être capable de prédire la LF à partir
de la PF, c’est-à-dire spécifier la nature syntaxique du matériel
élidé ;
e. (17-19) ne remplissent pas ces deux conditions ;
f. Le contenu asserté n’est pas déterminé par la LF.
S’il s’avérait que la structure syntaxique de (17-19) ne suffit effectivement pas, à elle
seule, à déterminer une seule version non-elliptique, et donc un seul contenu
propositionnel, il s’ensuivrait que la structure syntaxique d’un énoncé ne détermine pas
la proposition que cet énoncé sert à asserter. Pour des raisons que nous avons déjà
exposées, ceci sonnerait le glas de la théorie d’Alston.
37 Cela vaut, du moins, pour l’état actuel de la grammaire générative, qui n’admet que la PF et la
LF comme niveaux du dispositif linguistique.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 54
Pris en eux-mêmes, les points (a-d) ne sont pas controversés. Ce qui prête
davantage à discussion, c’est la thèse de Stainton que (17-19) ne remplissent aucune des
deux conditions en (d).
Prenons un exemple classique d’ellipse : la réponse en (20) se laisse facilement
analyser dans les termes d’une opération syntaxique débouchant sur la suppression du
syntagme verbal [porte une cravate] au niveau de la PF :
(20) A : Firmin porte une cravate.
L : Théophile aussi.
D’une part, (21) se révèle inacceptable en début de discours, alors que (17-19) ne le sont
pas :
(21) Théophile aussi.
D’autre part, le constituant élidé est clairement le syntagme verbal [porte une cravate].
Par contre, la nature de la séquence omise en (17-19) reste indéterminée. Il s’ensuit que
la conclusion (f) semble validée : les contenus assertés en (17-19) ne dépendent pas des
structures syntaxiques des énoncés, vu que celles-ci sont incomplètes.
Les arguments de Stainton ont rencontré certaines objections, dont les plus
solides, sans doute, sont dues à Stanley (2000) et à Merchant (2004 ; voir aussi Ludlow
2005 ; pour une réponse, Stainton 2005). Pour ce qui touche à la condition (d.i),
Stanley et Merchant objectent que le comportement des énoncés en (17-19) ne diffère
en rien de celui d’une « vraie » ellipse. Certes, (17-19) ne requièrent pas d’antécédent
linguistique, mais ces énoncés s’avèrent inacceptables en début de discours dans un
contexte où aucun antécédent non-linguistique ne serait disponible ; par exemple, si
une voix inconnue prononçait brusquement l’un d’eux au téléphone avant de
raccrocher. Or un antécédent saillant dans le contexte fait également l’affaire pour (21).
Imaginons que L et A aient l’habitude de se lamenter ensemble sur la tendance qu’ont
leurs amis à porter la cravate. Il serait parfaitement naturel pour L d’énoncer (21) alors
qu’ils aperçoivent Théophile qui rentre dans la pièce (pour d’autres exemples, voir
Merchant 2004, 718-719). Pour notre part, nous croyons cette objection parfaitement
justifiée.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 55
Qu’en est-il alors du point (d.ii) ? Merchant y a opposé une réponse ingénieuse
qui se situe dans le paradigme Minimaliste (Chomsky 1995).38 Au lieu de s’en tenir aux
approches plus traditionnelles, qui considèrent l’ellipse comme une opération, il
propose de l’analyser comme une entrée lexicale E, dépourvue de matrice
phonologique, ce qui bloque sa réalisation au niveau de la PF. Quant à la sémantique
de E, on peut dire sans donner trop de détails techniques, qu’il s’agit d’une fonction
partielle prend la proposition à laquelle E est adjoint et qui livre une proposition en
output à condition que soit (a) input se trouve dans une relation appropriée avec
l’antécédent linguistique (dans les cas comme la réponse fragmentaire en (22)), soit (b)
où l’input est de forme c’est_/this is_/he is_ et que le contexte est tel qu’on puisse
identifier le référent du déictique ;39 en termes simples, l’ellipse à l'œuvre dans (17-19)
obligerait ainsi l’allocutaire A à « accommoder » un référent plausible pour l’expression
déictique, élidée au niveau de la PF.40
38 Nous utiliserons la majuscule dans Minimalisme lorsqu’il s’agira de la théorie syntaxique
discutée ici ; minimalisme avec minuscule fera référence à l’une des approches sémantiques
discutées au chapitre 7. Par ailleurs, il faut préciser que les adversaires de Stainton ne cherchent pas
à défendre une conception spécifiquement générative de la syntaxe. Comme le soulignent Barton et
Progovac (2005), le paradigme Minimaliste maintient que la dérivation se construit de bas en haut
(« bottom-up ») par une fusion binaire de lexèmes et de syntagmes ; ainsi, aucune contrainte n’est
posée sur la catégorie du nœud maximal, qui correspond, simplement, à la projection maximale
(Chomsky 1995). La véritable motivation de Merchant et de Stanley est donc de préserver une
conception conservatrice de l’interface signification/sens. 39 Merchant postule aussi que dans des cas comme (i), et que nous ne discuterons pas ici, le
segment élidé possède la forme _do it :
(i) [En voyant quelqu’un prêt à sauter par la fenêtre] :
Don’t ! 40 Nous reviendrons plus loin sur le phénomène d’accommodation. Disons, pour l’instant, que ce
terme, introduit par Lewis (1979), désigne le processus interprétatif qui consiste, dans le chef de A,
à considérer comme vraie une information qui ne faisait pas partie du contexte commun avant
l’énonciation.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 56
Cette approche a pour conséquence immédiate d’autoriser des opérations de
mouvement sur la structure syntaxique avant que l’ellipse, en tant que non-réalisation
phonologique, ne prenne place. Considérons une réponse « fragmentaire » comme (22) :
(22) A : Qui as-tu vu à la soirée de Patty ?
L : Jean.
D’après Merchant, la LF de la réponse en (23) se dérive comme suit :
(23)
Dans (23), FP est une catégorie non précisée, mais dont Merchant suggère qu’elle
pourrait concerner la focalisation, et t1 la trace laissée par la projection, que symbolise
la flèche, du syntagme Jean.41 Le nœud F’ hérite de la propriété de non-réalisation
phonologique de E, dont l’entrée lexicale doit, par conséquent, contenir un trait [uF*],
fusionné au niveau supérieur. Nous n’allons pas évaluer ici la fécondité de cette
approche pour le traitement des réponses fragmentaires, mais voir si elle s’applique à
(17-19), et donc garantit la viabilité de la définition de l’assertion posée par Alston.
Par parité de raisonnement, Merchant applique aux exemples (17-19) le même
traitement qu’aux réponses fragmentaires :
41 Pour la simplicité de l’exposé, nous gardons les labels syntaxiques utilisés dans la tradition
générative anglophone, où la première initiale désigne la catégorie-tête du syntagme : DP =
Determiner Phrase, NP = Noun Phrase, TP = Tense Phrase.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 57
(24)
(25)
Tout comme en (22), l’interprétation de l’énoncé exige donc de fixer la référence du
déictique (he ou this), élidé au niveau de la PF, en recourant au contexte.
Toute élégante qu’elle paraisse, cette analyse se heurte à un obstacle de taille
(pour d’autres objections, voir Stainton 2006). En effet, à vouloir traiter (19) de la
même façon, on devrait postuler la dérivation suivante :
(26)
Le problème est que (26) ne rend pas compte de la PF de (19) — il faut encore
postuler une ellipse de l’article a à l’intérieur d’un DP dont ce déterminant constitue
pourtant la tête. Dans une note de bas de page, Merchant (2004, 728, n. 717) suggère
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 58
quatre solutions possibles à ce problème. Premièrement, l’effacement de a pourrait
provenir du mouvement vers le début de phrase, à l’instar de ce qui se passe en (27) ou
(28) :
(27) Careful man though he was, eventually a mistake slipped by him.
(28) Grandson of a banker, John was always stingy.
Une seconde possibilité serait que l’ellipse lève l’interdiction qui empêche, dans les
autres environnements, d’extraire le syntagme nominal d’un DP ayant a pour tête et
d’effacer ensuite cette tête a. Troisièmement, on pourrait interpréter ces données
comme indiquant que, dans ce type de syntagmes nominaux, a se réduit à une marque
purement syntaxique, éliminée par l’ellipse. Finalement, on pourrait invoquer
l’effacement dû au registre télégraphique postulé par Barton (1998) ou la « left-edge
deletion » de Napoli (1982).
Pour tester ces suggestions, examinons à présent quelques données du français.
(29) [L prend un verre de vin, regarde la robe à la lumière, hume, goûte et
dit] :
Cahors.
*Du Cahors.
*Un Cahors.
Hmm ! Un/du Cahors !
En (29), l’omission du déterminant semble obligatoire, sauf dans une exclamation ; du
fait que Stanley et Merchant considèrent que les exclamations ne font pas partie des
actes assertifs, le dernier énoncé n’est pas pertinent pour le présent débat.
Tout d’abord, l’effacement du déterminant ne saurait être attribué au
mouvement qui place le DP en début de phrase. Alors que l’omission du déterminant
est courante dans les appositions, les attributs et les compléments du nom (voir aussi
Wilmet 1997, 159), ce n’est certainement pas une antéposition focalisante qui la
déclenche ici :
(30) Du/un Cahors, c’en est, ça c’est sûr.
(31) *Cahors, c’en est, ça c’est sûr.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 59
Deuxièmement, ce n’est pas l’ellipse qui permet le mouvement du syntagme
nominal en dehors du DP. Afin de voir pourquoi, contrastons (29) avec (32-33) :
(32) A : À ton avis, c’est quoi comme vin ?
[L goûte le vin et dit] :
Du Cahors.
Un Cahors.
?Cahors.
(33) Le garçon de restaurant : Ce sera quoi comme vin?/ Et comme vin, ce
sera… ?/ Qu’est-ce que vous prendrez comme vin ?
Du Cahors.
Un Cahors.
*Cahors.42
42 On pourrait arguer que, d’une part, le segment élidé en (32) est je bois et en (33) je veux/je
prendrai et que, d’autre part, l’effacement du déterminant n’est pas permis en position d’objet.
Mais dans une langue à déclinaison comme le russe, la réponse à une question équivalente à
« Qu’est-ce que ce sera comme vin ? » se mettra au nominatif, tandis qu’à une question du type
« Comme vin, vous prendrez quoi ? », on ne peut répondre que par un accusatif (le russe du XIXe
siècle acceptait le génitif en (ii), équivalent à la signification partitive du français, mais cet usage a
disparu) :
(i) A : А на закуску, что будет ?
Et pour entrée-ACC sg., quoi être-FUT-3 p.sg.
Et qu’est-ce que ce sera comme entrée ?
L : Икра/ *Икру / *Икры
Caviar-NOM sg./ Caviar-ACC sg./ Caviar-GEN sg.
(ii) A : А что вы будете есть на закуску ?
Et quoi vous être-FUT-2 p. sg. Manger-INF pour entrée-ACC sg.
Et qu’est-ce vous prendrez comme entrée ?
L : *Икра/ Икру / *Икры
Caviar-NOM sg./ Caviar-ACC sg./ Caviar-GEN sg.
Ces deux exemples montrent bien que la présence obligatoire du déterminant en (33) n’est pas
corrélée à une position d’objet sous-jacent.
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 60
En (32), l’absence de l’article est moins bien tolérée, et en (33), la plupart des locuteurs
la jugent franchement inacceptable. Or, d’après l’hypothèse de Merchant, (29), (32) et
(33) ont tous en commun la structure syntaxique (34) : on devrait, par conséquent,
s’attendre à ce que l’omission de l’article soit tolérée dans les trois cas.
(34)
Ces mêmes exemples militent contre la troisième suggestion de Merchant, c’est-à-dire
contre l’idée que la présence de l’article relèverait d’un marquage purement syntaxique
évité par l’ellipse : soit l’ellipse rend cette marque optionnelle (non-obligatoire), soit
elle l’interdit ; les deux interprétations sont infirmées par le contraste entre (29) et (32-
33).
Enfin, on peut s’étonner de ce que Merchant invoque Barton (1998), car celle-ci
rejette, pour certains énoncés « télégraphiques », l’analyse en termes d’ellipse
syntaxique. Plus particulièrement, en ce qui concerne les NP isolés comme (19),
Barton considère que le nœud supérieur de la LF est NP, et elle se base, à cet effet, sur
le principe sous-jacent de la théorie X-barre, selon lequel le noeud supérieur de la
structure syntaxique n’est pas défini en fonction de règles génératives, mais
correspond à la catégorie structurelle qui constitue la projection maximale des feuilles
lexicales (voir Chomsky 1995, chapitre 1). Afin de bien comprendre pourquoi l’analyse
de Barton est incompatible avec la proposition de Merchant, examinons sa
réinterprétation par Barton et Progovac (2005) au sein du paradigme Minimaliste.
Barton et Progovac soutiennent que les énoncés sous-phrastiques se caractérisent par
l’absence de cas structurel. Toutefois, une prémisse cruciale à leur raisonnement
stipule que, dans des cas comme (19) et (32-33) le nœud principal a l’étiquette
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 61
fonctionnelle NP. Dans le Minimalisme, la dérivation syntaxique, opérant du bas en
haut (bottom-up), prend pour output la projection maximale, dont la catégorie
fonctionnelle est indifférente (voir note 33, ci-dessus) ; ainsi, la fusion du VP avec le
DP entraîne, notamment, la fusion des traits CAS, spécifiés dans l’entrée lexicale du
verbe, et dans celle du déterminant (ou du pronom associé au nœud D). Par
conséquent, si la dérivation s’arrête au NP, aucun cas grammatical ne sera associé au
nœud principal et le NP recevra le cas assigné par défaut (voir aussi Progovac 2006 ;
Paesani 2006). Une telle analyse est évidemment incompatible avec la dérivation
proposée par Merchant ; en effet, celle-ci suppose l’existence d’un nœud TP, ce qui
réclame, d’une part, l’existence d’un VP, et d’autre part, une fusion entre les traits CAS
du VP et du DP. Par conséquent, si l’analyse de Barton et Progovac est correcte, elle a
pour conséquence que le contenu asserté par (19), du moins au sens d’Alston, excède la
LF.
Napoli (1982) opte, quant à elle, pour une hypothèse non syntaxique et postule
l’existence d’une règle phonologique qui permet d’effacer le matériel lexical précédant
le pic prosodique. Ceci permet de traiter des exemples comme (35) et (36) sur le même
pied :
(35) Wish Tom were here.
(36) ‘Fessor arrived yet ?
Si cette explication rend compte des conditions nécessaires à l’omission de l’article en
(19), à savoir que le pic prosodique doit se trouver quelque part sur nice dress, elle ne dit
rien, en revanche, sur les conditions d’application de la règle. Napoli stipule que le
phénomène se cantonne à un registre informel. On supposera, dès lors, que le registre
informel possède une grammaire (au sens large du terme) qui lui est propre et qui
permet ou exige l’effacement du matériel pré-accentuel.
Or on a vu que si l’effacement des déterminants est obligatoire en (19), il reste
interdit en (32-33). On pourrait, à la rigueur, relier cette dernière prohibition à la
présence d’une question préalable qui empêcherait de recourir au style informel ou
télégraphique. Cependant, on ne voit pas pourquoi le style télégraphique ou informel
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 62
deviendrait obligatoire, et non pas simplement permis, en (29). Par ailleurs, des
facteurs lexicaux entrent également en ligne de compte :
(37) Le garçon de restaurant : Qu’est-ce que vous prenez comme boisson?
Champagne / ? Whisky / *Bière / *Vin
L’échelle d’acceptabilité en (37) indique que l’omission de l’article indéfini ou du
partitif obéit à des considérations pragmatiques ayant trait à l’accessibilité du contenu
propositionnel. Pour des raisons qui nous échappent, champagne semble plus
facilement interprétable comme [Je prendrai/Je veux/Donnez-moi du champagne],
alors que whisky et, surtout, bière et vin sont plus sujets à l’ambiguïté pragmatique.43
L’omission de l’article en (19) obéit également à des contraintes contextuelles. Prenons
les versions françaises (38-39), pour lesquelles les intuitions semblent plus tranchées.
(38) Jolie robe.
(39) Une jolie robe.
Alors que (38) sera typiquement choisi pour complimenter une femme, (39) paraîtra
inacceptable ou, du moins, très marqué dans ce genre de contexte. À l’inverse,
imaginons que A et L fassent du shopping ; L extirpe une robe d’une penderie et la
montre à A : les francophones natifs que j’ai consultés acceptent les deux versions (38)
et (39) dans ce contexte, mais avec une nette préférence pour (39). On ne peut, par
conséquent, utiliser le critère de l’effacement du matériel préaccentuel pour identifier
le style informel ou télégraphique. En d’autres mots, il n’y a aucun moyen qui permette
de décider pourquoi (38), mais pas (39), ou (29) mais pas (32-33), relèverait d’un registre
informel et/ou télégraphique.
Tout suggère donc que des facteurs pragmatiques fins, liés à l’accessibilité du
contenu propositionnel dans le contexte d’énonciation, dictent le choix du matériel
linguistique utilisé par L afin d’asserter ce contenu. En effet, si (38) et (39) étaient
syntaxiquement équivalents (et véhiculaient, à tous les coups, la même proposition), on
ne voit pas pourquoi ils ne se laisseraient pas mutuellement remplacer dans des
contextes qui relèvent, sans doute aucun, de l’informel. Ceci revient évidemment à 43 Des facteurs socioculturels, en rapport avec la possibilité d’offrir une tournée, entrent-ils en jeu ?
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 63
dire que (19), (29) et (38) ne possèdent pas de LF complète. On a ainsi infirmé le
postulat d’Alston, d’après lequel tout contenu p asserté à l’aide d’un énoncé E
correspond soit à une interprétation sémantique compositionnelle de la LF de E, soit à
une version elliptique E’, dont la LF est identique à celle de E.
Afin de sauver la théorie d’Alston, on pourrait encore invoquer le concept de
« raccourci » inventé par Stanley (2000, 409). N’est-il pas concevable que des énoncés
comme (38) et (39) soient un « raccourci » pour (40) ?
(40) C’est une jolie robe.
Elugardo et Stainton (2004) listent quatre gloses possibles de cette notion de
« raccourci » et montrent qu’aucune d’entre elles ne suffit à infirmer l’existence
d’assertions sous-phrastiques.
a. x est un raccourci pour y si et seulement si L aurait pu utiliser y au lieu de x en
arrivant exactement aux mêmes effets.
Selon cette acception, (38) et (39) sont, en effet, des raccourcis pour (40),
mais cela n’interdit pas qu’il s’agisse d’assertions littérales.
b. x est un raccourci pour y si et seulement si (d’après une certaine lecture) x est
synonyme de y.
Cette option fait proliférer les significations d’une manière injustifiée.
En effet, elle suppose non seulement que le NP (38) et le DP (39) sont
synonymes, en ce sens qu’ils dénotent la même proposition, mais aussi,
que dans (40), le DP (39) dénote non plus une proposition, mais un(e)
(classe d’)objet(s) (voir aussi Clapp 2005, 111-112).
c. x est un raccourci pour y si et seulement si x est conventionnellement lié à y.
Comme le remarquent Elugardo et Stainton, lorsqu’une convention lie
une signification à un énoncé (éventuellement agrammatical), la relation
que cette convention installe entre x et y doit être, sinon univoque, du
moins définie. Mais si (40) est la signification de (38) et de (39), il s’ensuit
que (38) et (39) servent à asserter une proposition dont les constituants
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 64
ne résultent pas d’une interprétation sémantique de la LF. On retombe
sur la définition searlienne de l’assertion, avec tous ses problèmes.
d. x est un raccourci pour y si et seulement si, malgré le fait que x et y ne soient pas
conventionnellement liés, L avait l’intention que A récupère y comme sens
(vouloir-dire) de x.
Cette option revient à soutenir que le contenu asserté directement par
(38-39) dépend non pas de la structure linguistique de cet énoncé, mais
des intentions de L, ce qui équivaut à abandonner purement et
simplement la théorie de l’assertion défendue par Searle et par Alston.
Pour le défenseur d’une théorie de l’assertion fondée sur la syntaxe, un dernier
recours — désespéré — consisterait à maintenir que des exemples comme (19), (29) et
(38) ne relèvent pas de la communication linguistique. C’est, de fait, la solution que
Stanley (2000, 408-409) avance pour d’autres exemples qui oscillent entre l’ordre et
l’assertion (ce traitement a été critiqué par Merchant 2004 ; Stainton et Elugardo
2004 ; Stainton 2005 ; Clapp 2005).
To say that non-sentential utterances are not linguistic speech acts, and hence not within the
proper domain of study for syntax and semantics, is not to deny that they occur, or even that
they are often used as vehicles of communication. A kick under the table, a tap on the
shoulder, or frown are all frequently occurring communicative actions. Indeed, one can
communicate something by saying nothing at all. There is no doubt much of interest to be
said about how general knowledge is brought to bear in interpreting communicative
interchanges of this sort. However, it would be an error to extend the domain of linguistic
theory to account for them. Such interchanges lack the distinctive features associated with
linguistic communication.
Toutefois, il n’est guère évident que le(s) contenu(s) asserté(s) par (19), (29) et (38)
puissent s’analyser comme des inférences à partir d’un stimulus non-linguistique. Tout
d’abord, on peut les rapporter, à chaque fois, par un discours indirect L a dit que p
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 65
chose impossible avec des productions véritablement non-propositionnelles, comme
Ah ! ou Hé-hé !. Ensuite, ces exemples exhibent des relations structurelles propres aux
stimuli linguistiques (cf. Stainton et Elugardo 2004, 468), comme des accords de genre,
et incluent des items lexicaux capables d’entrer dans des relations d’hyponymie (robe →
vêtement ; Cahors → vin rouge).
En résumé, Alston définit, comme Searle, l’assertion en termes de V-
engagement et compte sur la théorie syntaxique pour déterminer exhaustivement
l’unique contenu assertable. Malheureusement pour lui, certains énoncés constituent
des assertions directes et littérales de plein droit sans que leur contenu se laisse
déterminer par la structure syntaxique.
3 Le rôle de l’allocutaire Nous venons de voir que les théories d’Alston et de Searle font peser des
contraintes trop faibles sur l’assertion, en ce sens qu’elles se révèlent incapables de
restreindre l’application de la force assertive aux contenus communiqués de façon
explicite. Ce genre de théories établissent, entre le V-engagement et la convention
linguistique, une relation étroite qui constitue précisement leur point faible.
Ne pourrait-on pas, dès lors, abandonner la composante conventionnelle, tout
en réservant un rôle central au V-engagement ? Autrement dit, ne pourrait-on soutenir
qu’asserter p en énonçant E revient à s’engager à la vérité de la proposition p dont on a
l’intention que E l’exprime dans le contexte de la conversation, ou à la vérité de la
proposition dont on présume que E l’exprimera dans ce contexte? Si on ne veut pas
que l’intention ou l’attente en cause se confonde avec le V-engagement ou avec la
signification linguistique, il faut faire appel à une intention communicative ou à une
heuristique inférentielle : la proposition assertée serait celle que (L a l’intention que) A
attribue à l’énoncé en fonction de considérations définies par la théorie pragmatique.
Une telle stratégie se place évidemment en porte-à-faux par rapport à des
théories comme celles de Searle ou Alston ; d’ailleurs, ces auteurs rejettent
explicitement le recours, dans les définitions des forces illocutoires, aux effets que
Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 66
l’énoncé produit sur A (Searle 1972, 83-941, 114 ; Alston 2000, 42-50, 70-71). Il faut
garder à l’esprit, à cet égard, que le V-engagement, en tant que notion éminemment
normative, et par conséquent indépendante du cadre particulier de l’énonciation, peut
porter sur d’autres contenus que les contenus assertés. En adoptant des critères liés à
l’allocutaire afin de déterminer le contenu asserté, on reconnaît du même coup que le
V-engagement, quoique nécessaire, ne suffit pas pour qu’il y ait assertion. Et en effet,
on va le voir au chapitre 8, le V-engagement s’établit en amont de la force illocutoire.
Au vu de ces résultats, il semble normal de définir l’assertion à partir des effets
provoqués sur A par l’acte d’énonciation. C’est la direction que prennent les théories
que nous allons examiner au chapitre suivant.
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire
« -— Je croyais que la soirée d’aujourd’hui avait été annulée. […] — Si l’on avait su que tels étaient vos désirs, la soirée eût été annulée, dit le prince par habitude, comme une horloge remontée, en affirmant des choses auxquelles il ne voulait pas que l’on crût. » (Tolstoi, Guerre et paix)
Dans ce chapitre, nous allons examiner les implications théoriques des analyses
qui placent l’allocutaire au centre du definiens de l’assertion. Cette manière de procéder
prend très certainement sa source dans l’accent que la définition gricéenne du sens
(meaningNN) met sur l’effet exercé par l’énonciation sur l’interlocuteur :
“A meantNN something by x” is (roughly) equivalent to “A intended the utterance of x to
produce some effect in an audience by means of the recognition of this intention […]. (Grice
1957, 220)
Parmi les approches gricéennes de l’assertion, deux grandes tendances se
dessinent quand il s’agit de définir effet que L a l’intention de produire au moyen de
son énoncé. La première relève de ce que nous appellerons le « perlocutoire fort » et
analyse l’intention d’asserter que p comme une intention de faire croire à A que p ;
parmi les partisans de cette solution, on retrouve Schiffer (1972, 95-97), Stalnaker
(1978), Bach et Harnish (1979, 40-42), ou encore Millikan (2005, 155-161). La seconde
tendance, incarnée par Grice (1968, 123 ; 1969b, 111-112 ; voir aussi Armstrong 1971)
dans ses écrits plus tardifs, consiste à définir l’assertion de p comme une tentative de
faire croire à A que L croit que p ; nous parlerons alors de « perlocutoire faible ».
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 68
Nous commencerons par examiner la théorie de Stalnaker, qui se rattache à la
première tendance, mais se trouve formulée d’une manière particulièrement rigoureuse
et moins vulnérable aux critiques que les autres analyses du même cru. Ensuite, nous
tenterons de voir si le perlocutoire faible offre de véritables avantages par rapport à
l’analyse de Stalnaker. Nous conclurons ce chapitre en abordant un problème général
que rencontre la formulation gricéenne des actes de langage lorsqu’on la confronte au
discours non-manifeste.
1 Le perlocutoire fort
1.1 Stalnaker : assertion, présupposition et contexte Stalnaker (1978 ; 1998 ; 2002) définit l’assertion à l’aide de deux autres notions :
la présupposition et le contexte. Le contexte se conçoit chez Stalnaker (2002) comme
l’arrière-plan (non-searlien)44 constitué par l’ensemble des propositions mutuellement
acceptées par les participants à la conversation ; désormais nous désignerons l’arrière-
plan stalnakerien par le sigle « AP ». Une proposition p est acceptée par X en une
circonstance donnée si, en cette circonstance, X traite p comme vraie. Une
proposition p est mutuellement acceptée par A et L ssi : (i) A et L acceptent tous les
deux p ; (ii) A et L croient que A et L acceptent p ; (iii) A et L croient que A et L
croient que A et L acceptent p, etc.45 D’autre part, se plaçant dans la continuité du
44 À partir de maintenant, nous utiliserons le terme arrière-plan avec dans le sens que lui donne
Stalnaker (à ne pas confondre, donc, avec l’arrière-plan searlien qui, comme on l’a vu, ne saurait
receler des composantes propositionnelles). 45 Du point de vue formel, l’ensemble des croyances d’un agent X se représente comme un
ensemble de mondes possibles dont chaque membre est consistant avec ce que X croit : cette
relation d’accessibilité épistémique est transitive et euclidienne (i.e. pour tout x, y, z, si xRy et yRz,
alors xRz et si xRy et xRz, alors yRz). La relation d’accessibilité entre les mondes possibles qui
constituent le contexte pour un groupe d’interlocuteurs est formalisée, chez Stalnaker (2002),
comme la fermeture transitive de l’ensemble des relations d’accessibilité qui relient l’ensemble des
mondes possibles epistémiquement accessibles à chaque membre de ce groupe. Si C est le contexte
pour un groupe G, alors pour tout monde possible w, tout monde w’ appartenant à C, w’ est
mutuellement accessible à w si, et seulement si, il existe une séquence de mondes possibles z1, …
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 69
programme gricéen qui vise à définir la signification linguistique en termes d’usage,
Stalnaker définit la présupposition comme la relation qui unit L à une proposition p
lorsque l’énoncé utilisé requiert, conventionnellement, que p fasse partie du contexte.
L’assertion, pour Stalnaker, équivaut à une tentative d’ajouter une information dans le
contexte, c’est-à-dire de faire accepter une proposition comme vraie par tous les
allocutaires. L’acte d’asserter possède donc pour propriété essentielle de constituer
une tentative de restreindre, par l’ajout d’une nouvelle croyance, l’ensemble des
mondes possibles consistants avec ce qui mutuellement accepté.
La définition de Stalnaker lui permet d’exclure a priori trois classes d’exemples
de la classe des assertions : les contradictions, les tautologies et les « échecs
présuppositionnels ».46
(1) Il pleut et il ne pleut pas.
(2) Il pleut ou il ne pleut pas.
(3) L’actuel roi de France est chauve.
En énonçant (1), L ne peut, rationnellement, avoir l’intention d’asserter la
proposition correspondante, car celle-ci est incompatible avec n’importe quel monde
possible, et donc, a fortiori, avec l’arrière-plan mutuel. De même, l’énonciation de (2)
ne pourrait pas être une tentative rationnelle (et littérale) de restreindre le contexte,
car n’importe quel monde possible est compatible avec une tautologie. Enfin,
lorsqu’on n’est pas en mesure de déterminer la proposition exprimée, comme c’est le
cas en (3), l’énoncé ne peut restreindre le contexte car, pour ce faire, il faut que des
relations d’incompatibilité s’instaurent entre certains membres du contexte et
l’ensemble de mondes possibles qui correspond à la proposition exprimée par l’énoncé
en question.
zn, telle que z1=w, zn=w’ et telle que pour tout i (1 ≤ i < n), il existe un membre du groupe,
appelons-le c, tel que ziRczi+1, où Rc est la relation d’accessibilité épistémique définie pour c. 46 La théorie de Stalnaker présente un fort degré de filiation avec la doctrine du premier
Wittgenstein, selon laquelle n’ont de sens que les énoncés contingents, c’est-à-dire ceux qui
correspondent à un sous-ensemble strict de mondes possibles non vides (cf. Soames 2003, 223-
233).
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 70
1.2 L’analyse est-elle trop forte ? L’objection la plus commune aux définitions perlocutoires fortes de l’assertion,
comme celle de Stalnaker, est que de telles analyses s’avèrent par trop restrictives. Afin
de pouvoir évaluer la portée de cette critique, nous allons reprendre, point par point, la
liste des contre-exemples que Grice (1968, 106-108) envisage quand il discute des
objections similaires que l’on a formulées à l’encontre de sa définition du sens.
1.2.1 La situation d’examen
(4) Le professeur : Quand la bataille de Waterloo a-t-elle eu lieu ?
L’élève : 1815.
Il s’agit là d’un contre-exemple pour une définition qui réduit l’assertion à une simple
tentative de faire croire que p ; en effet, l’élève sait bien que si sa réponse est correcte,
le professeur entretient déjà la croyance en question, et que si elle est erronée, elle ne
provoquera certainement pas ladite croyance chez celui-ci.
Cependant, sa définition du contexte met Stalnaker à l’abri de ce genre
d’objections. Même si le professeur croit que la bataille de Waterloo a eu lieu en 1815,
le contenu propositionnel de sa croyance ne fait pas partie du contexte. En effet, soit
l’élève n’est pas certain de sa réponse, et dans ce cas il ne croit pas nécessairement que
le professeur croit que la bataille de Waterloo a eu lieu en 1815, soit l’élève est certain
de sa réponse, et donc croit que le professeur croit, lui aussi, que la bataille de
Waterloo a eu lieu en 1815 ; mais, dans les deux cas, le professeur ne croit pas
nécessairement que l’élève croit que la bataille de Waterloo a eu lieu en 1815, et même
s’il le croit, l’élève, lui, ne croit pas nécessairement que le professeur croit que lui,
l’élève, croit que la bataille de Waterloo a eu lieu en 1815, etc. Si la réponse est
correcte, elle va intégrer le contexte, car cette fois-ci, le professeur et l’élève vont
croire tous les deux qu’ils croient tous les deux (qu’ils croient tous les deux, etc.) que la
bataille de Waterloo a eu lieu en 1815. Par conséquent, la réponse de l’élève est bien
une tentative de restreindre le contexte, c’est-à-dire d’asserter.
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 71
1.2.2 Les rappels
(5) A : C’est quoi encore le nom de cette fille ?
B : Rosie.
On peut difficilement considérer que A ne croit pas que la fille en question s’appelle
Rosie ; tout au plus cette croyance n’est-elle pas « activée », en ce sens que le locuteur a
le nom Rosie « sur le bout de la langue » (voir Grice 1968, 109). Cependant, la
proposition [Cette fille s’appelle Rosie] ne fait pas partie du contexte pour autant ; en
effet, par sa question, A empêche B d’accepter que A et B acceptent tous les deux que
la fille s’appelle Rosie. En effet, comme nous l’avons déjà dit, accepter une proposition
équivaut, pour Stalnaker, à la traiter comme vraie (éventuellement, avec un certain
objectif). Or, même si B considère que la question de A est rationnelle, il ne saurait
accepter que B accepte que A et B acceptent que le nom de la fille est Rosie. En
somme, l’enjeu de la question de A, c’est bien l’acceptation mutuelle de la
dénomination de la fille. On le voit, l’approche de Stalnaker s’avère suffisamment
subtile pour considérer les rappels comme un type d’assertion.
1.2.3 La conclusion d’un argument
Dans la plupart des cas, lorsque L produit un énoncé exprimant la proposition p
après avoir énoncé les prémisses q et r dont p découle, il n’a pas l’intention que son
énonciation amène A à croire que p, mais plutôt que A croie que p en vertu des
prémisses fournies auparavant. Cependant, cela n’empêche pas qu’en énonçant la
conclusion de l’argument L veuille l’ajouter au contexte.47 On sait depuis Lewis Carroll
47 Bien entendu, certaines inférences peuvent se conclure par une contradiction ou par une
tautologie. Ni l’une, ni l’autre ne sont des contenus assertables dans la vision de Stalnaker, et cette
prédiction est correcte. Les preuves par l’absurde procèdent en exhibant une proposition qui ne
peut faire partie du contexte mutuel. De même, une inférence qui débouche sur une tautologie ne
vise pas à ajouter la conclusion au contexte.
Il est intéressant de constater qu’on ne peut pas non plus asserter des contradictions ou des
tautologies comme prémisses d’un argument. Marc Dominicy m’a fait remarquer qu’il s’agit là
d’un pont possible entre le premier et le second Wittgenstein ; en somme, le postulat du Tractatus
que les tautologies et les contradictions ne disent rien et ne sont que des conséquences du pouvoir
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 72
(1895) que le fait de mettre en présence les deux propositions ayant la forme canonique
des prémisses du modus ponens ne suffit pas à dériver la conclusion et, aussi, qu’on ne
peut combler ce manque en ajoutant l’expression propositionnelle du modus ponens en
tant que troisième prémisse. Comme le souligne Searle (2001a, 17-22), ce fossé montre
que l’inférence est un acte volontaire, dont les motivations peuvent être implicites. En
changeant de terminologie, on dira de manière équivalente que la règle d’inférence ne
peut se formuler dans le langage-objet, et que rien ne garantit que les locuteurs aient
accès au métalangage qui contient ce langage-objet (Dominicy, c.p.). Ainsi, même si q
et r font déjà partie de l’arrière-plan, il n’y a rien d’irrationnel à énoncer p avec
l’intention que p y soit ajouté.
1.2.4 Les récapitulations
Imaginons que L et A organisent un colloque ensemble, et qu’avant de se
séparer à la veille de celui-ci, L procède à une récapitulation de toutes les informations
nécessaires au bon déroulement des choses. Toutes les informations véhiculées par les
énoncés de L font donc déjà partie de l’arrière-plan commun. Tant les théories
perlocutoires classiques que celle de Stalnaker prédisent que de tels énoncés ne sont
pas des assertions. À notre avis, une telle conclusion est intuitivement correcte. Au
lieu d’essayer, à tout prix, d’étirer la notion d’assertion afin d’englober les
récapitulations, il semble préférable, et plus plausible, d’analyser ces dernières comme
des explicitations de l’arrière-plan commun, relevant d’une démarche de négociation
qui viserait à assurer les fondements d’assertions ultérieures.
Toutefois, une autre solution consisterait à supposer que A et L font « table
rase », en instaurant, mutuellement, un AP fictif, dont certaines des informations
mutuellement connues par ailleurs se voient « effacées ».
expressif du langage constitue le reflet logique d’une capacité à faire des sauts inférentiels
« certains » qui échappent à la question de la vérité.
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 73
1.2.5 Les aveux
(6) La mère : Firmin, c’est toi qui a cassé le carreau ? C’est pas bien de
nier.
Firmin: Oui, c’est moi.
Distinguons deux cas de figure. Dans le premier, l’information que Firmin a cassé le
carreau ne fait pas partie de l’arrière-plan : la réponse de Firmin s’intègre parfaitement
dans le cadre définitoire de l’assertion, tel que tracé par Stalnaker. Mais il faut aussi
envisager le cas où l’aveu est exigé au nom d’un principe (moral) qui stipule que l’on
doit reconnaître ses fautes publiquement et où la proposition que Firmin a cassé le
carreau appartient déjà au contexte. C’est ce qu’on appelle en anglais les assertions for
the record — ce qui importe, ce n’est pas que Firmin informe sa mère, mais qu’il
produise l’assertion.
On pourrait rétorquer que le caractère formel ou institutionnel des
circonstances d’énonciation sépare les aveux et les confessions des assertions normales
(voir Dummett 1981, 331). Cependant, un contexte institutionnel présuppose une
convention spécifique, en vertu de laquelle l’énoncé acquiert un certain statut dans ce
contexte-là. Par exemple, lorsque le président déclare « La séance est ouverte », son
énoncé ne compte comme une ouverture de séance que dans ce cadre conventionnel
de la réunion. Mais on ne voit pas la convention particulière qui s’appliquerait dans le
contexte de (6) et non à d’autres assertions ; en effet, les aveux semblent garder des
propriétés assertives, indépendamment du cadre énonciatif.
Il semble plutôt qu’on ait affaire ici à la mise en scène d’un contexte qui ne
contienne pas encore l’information assertée. C’est, à notre avis, la raison pour laquelle
les aveux « non-informatifs » exigent quelque chose comme un allocutaire moral ou
paraissent s’adresser à un auditoire peut-être fictif, mais qui, en tous cas, dépasse
l’allocutaire réel. Urbain VIII insistait sur le caractère public de l’abjuration de
Galilée, sans doute parce que, faite en privé, une telle abjuration n’aurait eu que peu de
sens ; en effet, le pape savait bien que Galilée savait que le pape savait, …, que Galilée
croyait que la Terre tournait autour du soleil. Il importait que Galilée abjure en tant
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 74
que croyant, comme on demandera, lors des purges staliniennes, à certaines victimes
de s’accuser, faussement, en tant que membre du parti. De tels aveux ne se conçoivent
que comme des tentatives de modifier le contexte que L, dans sa qualité de membre
d’un groupe spécifique, partage avec les autres. Le même raisonnement peut être
étendu aux exemples comme (6), où l’on dira que le petit Firmin est exhorté à avouer
sa faute au nom de son adhésion aux principes moraux les plus largement partagés.
1.2.6 L’allocutaire impossible à persuader et les cas kantiens
Imaginons que A estime que L a toujours tort (dans un certain domaine) et que
l’existence de cette opinion soit mutuellement acceptée par A et L. Bien que, dans de
telles circonstances, L n’ait même pas l’espoir d’ajouter de l’information au contexte
mutuel, il peut malgré tout asserter une proposition qu’il pense vraie. De tels cas
suggèrent que l’intention assertive est compatible avec l’impossibilité de modifier le
contexte, et que, par conséquent, Stalnaker construit sa définition de manière trop
restrictive.
Cependant, Stalnaker (1978, 87) rejette ces contre-exemples :
My suggestion about the essential effect of assertion does not imply that speakers INTEND
to succeed in getting the addressee to accept the content of the assertion, or that they believe
they will, or even might succeed. A person may make an assertion knowing it will be
rejected just as Congress may pass a law knowing it will be vetoed, a labour negotiator may
make a proposal knowing it will be met by counterproposal ; or a poker player may place a
bet knowing it will cause all the players to fold. Such actions need not be pointless, since
they all have secondary effects, and there is no reason why achieving the secondary effect
cannot be the primary intention of the agent performing the action.
À notre avis, cette réponse ruine complètement l’analyse assertive de tels énoncés.
Dans le cadre gricéen, dont Stalnaker se réclame explicitement, une intention
communicative ne joue un rôle explicatif que dans la mesure où A l’attribuerait à L
dans une situation normale de communication ; une telle reconstruction repose sur la
présomption que L est un agent rationnel. Dès lors, si l’on considère qu’une assertion
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 75
consiste (au moins) en une tentative de réduire le contexte, on doit accepter qu’à
chaque fois que l’attribution d’une telle intention à L irait à l’encontre de la
présomption de rationalité, l’acte communicatif ne peut simplement pas être décrit
comme une assertion. Dans la citation ci-dessus, Stalnaker ne maintient pas, en effet,
que les locuteurs peuvent entretenir des intentions assertives irrationnelles,
manifestement impossibles à satisfaire, mais plutôt que, dans certaines circonstances,
ils ont l’intention d’échouer à asserter.
En réalité, il paraît assez étrange de supposer que le représentant syndical n’ait
pas l’intention de formuler une revendication forte. Car sa démarche obéit à une
logique de pari : s’il formule une revendication faible, il perd la face et, en plus, risque
quand même de ne rien obtenir ; s’il formule une revendication forte, il sauve de toute
façon la face, et si, de manière extraordinaire, sa revendication venait à être satisfaite,
il ferait coup double. Clairement, dès qu’il choisit la seconde option, le négociateur
doit avoir l’intention de formuler une revendication forte, et non pas l’intention
d’échouer. Par conséquent, si l’on veut maintenir le parallèle avec les assertions,
comme le fait Stalnaker, on doit admettre que la même stratégie est à l’œuvre dans le
cas d’un allocutaire impossible à persuader : en n’assertant pas, on perd à tous les
coups ; en assertant, on conserve une chance de gagner. En d’autres termes, le but de
pareilles assertions serait bien d’asserter, non pas d’échouer à asserter.
Kant nous offre un exemple particulièrement explicite de la stratégie qui
consiste à asserter sans avoir du tout l’intention d’ajouter le contenu à l’arrière-plan
mutuel. Dans une réponse fameuse à Benjamin Constant, Kant (1994) maintient que
l’impératif moral suprême étant de dire la vérité, on se doit d’éviter le mensonge à tout
prix ; il va jusqu’à affirmer qu’on se doit de rester sincère même lorsque mentir aurait
servi une cause moralement juste comme, par exemple, le fait d’envoyer des assassins
sur une fausse piste. Ce débat présuppose, pour être intelligible, que l’on puisse avoir
l’intention d’asserter (et de respecter l’impératif kantien) tout en n’ayant pas
l’intention d’être cru. En effet, en laissant ouverte la possibilité de combiner
l’intention de produire une assertion sincère avec l’espoir que cette assertion ne
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 76
provoque pas la croyance correspondante chez A, l’impératif kantien permet à un L
moral (au sens de Kant, c’est-à-dire sincère en toute occasion) de ne pas avoir
l’intention de causer, même indirectement, la mort d’autrui. Si l’on y réfléchit bien, on
se trouve de nouveau dans une logique de pari : en mentant, on perd tout (il s’agit
toujours du point de vue de Kant, bien entendu) ; en assertant de façon sincère, on
respecte au moins l’impératif suprême, qui enjoint de pas mentir, tout en maintenant
la possibilité que l’assertion produite n’en vienne pas à causer indirectement la mort
d’autrui.48
Ce type de situations n’est pas aussi incongru qu’on le penserait à première vue.
Imaginons que je veuille impressionner Adélaïde en jouant au génie incompris qui
clame la vérité haut et fort face à des gens qui ne me croient pas. La conjoncture idéale
pour moi serait une situation où j’aurais l’occasion d’affirmer une proposition
qu’Adélaïde et moi tenons mutuellement pour vraie face à un groupe d’allocutaires qui
me prendraient pour un idiot et qui auraient donc une forte propension à déconsidérer
mon affirmation. Dans un tel cas, j’aurais bien l’intention d’asserter sans avoir
l’intention que le contenu de mon assertion soit ajouté à l’arrière-plan commun, qu’il
s’agisse de celui que je partage avec Adélaïde ou de celui que je partage avec mes
interlocuteurs incrédules.
Dans la citation reproduite ci-dessus, Stalnaker, commet, au fond, une
confusion entre l’intention d’asserter et l’intention que l’assertion produise un certain
effet. Qu’une intention se révèle incompatible avec une partie des états volitifs de
l’agent est un fait bien connu (voir, par exemple, Searle 2001a, 167, sv.). Mais il est tout
48 Il serait peut-être utile de préciser qu’en tant qu’assertions à la Stalnaker, les énoncés dont parle
Kant ne s’adressent pas à Dieu ; en effet, si Dieu est omniscient, l’arrière-plan commun à Dieu et L
(quoique non mutuellement partagé par Dieu et L) équivaut à l’ensemble des croyances de L. En
termes plus simples, Dieu sait déjà tout ce que L pourrait lui dire. Notons aussi que la logique du
pari ne pourrait s’appliquer dans le scénario kantien qu’à la condition que l’assassin ne sache pas
que L respecte l’impératif kantien, ce qui suppose que cet impératif n’a pas la valeur d’une loi
universelle respectée par tous (merci à Emmanuel de Jonge pour avoir attiré mon attention sur ce
point).
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 77
aussi communément admis — et on y reviendra au chapitre 10 — que l’existence d’une
intention implique que, du point de vue de l’agent, la satisfaction de l’action
correspondante suivra une fois celle-ci enclenchée (voir, par exemple, Anscombe 1957,
91-93 ; Davidson 2001a, 83-102 ; Talmy 2000, 277-279 ; Malle et Knobe 2001 ; Grice
2001, 9-10, 51-57, 101-105). Même si le fait d’assister à un séminaire sur l’application du
λ-calcul à la quantification en ancien français se révèle incompatible avec mon désir de
lire mon journal en buvant du café, une fois que j’ai formé, à contrecœur, l’intention
d’aller à ce séminaire, le fait que j’y assisterai est, à ce moment-là et de mon point de
vue, (épistémiquement) nécessaire. À l’inverse, même si j’ai, par ailleurs, un puissant
désir de persuader Jean que Montague est le nom d’un cru de la Loire, je ne peux avoir
l’intention de le persuader (et non simplement l’intention d’essayer de le persuader) que
si j’ai une confiance suffisamment forte en mes talents d’orateur pour croire que toute
tentative de persuasion exercée sur Jean ne peut que se conclure par un succès. En
bref, rien n’empêche qu’un même esprit entretienne, simultanément, l’intention de p
et le désir que ¬p ; cependant, la réalisation de son intention ne peut servir,
rationnellement, de moyen pour satisfaire son désir.
Ce que les cas examinés ici mettent en lumière, c’est que l’assertion que p ne
détermine pas l’ajout de p à l’arrière-plan mutuel. Certes, la plupart des assertions sont
aussi des tentatives d’ajouter le contenu propositionnel au contexte, mais seulement en
ce sens qu’elles constituent de bons moyens pour y arriver ; c’est bien pour cela qu’on
peut avoir l’intention d’asserter que p sans avoir l’intention de faire croire à A que p,
soit parce que l’impossibilité de cet effet est mutuellement admise (allocutaire
impossible à persuader), soit parce que L ne désire pas que l’effet se produise et croit
possible qu’il ne se produise pas (cas kantiens).
Deux tentatives potentielles de réfuter cette conclusion méritent d’être
envisagées. Premièrement, on pourrait se réfugier derrière une conception vague de
l’assertion fictive. Une telle position se révèlerait clairement intenable. Nous avons
montré, dans les chapitres précédents, que le V-engagement, même s’il ne suffit pas à
l’assertion, en constitue un ingrédient essentiel. Clairement, la responsabilité que L
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 78
contracte en produisant une assertion, tant face à un allocutaire impossible à
persuader que dans un contexte kantien, relève du V-engagement, ce qui exclut toute
analyse en termes d’assertion « comme-si » (voir chapitre 1). Ainsi, à considérer que L
n’asserte pas dans de tels cas de figure, force serait d’accepter qu’il accomplit tout de
même un acte qui génère du V-engagement. Pour anticiper un peu sur notre propos,
ajoutons que le seul candidat plausible à ce statut est l’expression d’une croyance ou,
de manière plus neutre, d’une proposition. Mais, dans les exemples qui nous occupent,
L fait bien plus qu’exprimer une proposition et/ou une croyance ; les choses auraient
été bien différentes si L énonçait une proposition vraie et/ou exprimait la croyance
correspondante dans un langage non intelligible pour A.
Une seconde issue possible consiste à dire que, comme l’intention assertive de
L n’est irrationnelle que face à l’ensemble de son état épistémique, une stratégie de
« cloisonnement » opère (cf. Davidson 1974a, 1985c, 1986, 1997), qui permet à L
d’occulter momentanément une partie de ses croyances afin que son intention
d’asserter soit rationnelle par rapport à ce sous-ensemble. Bien que de tels procédés
cognitifs se rencontrent fréquemment, le fait d’attribuer ce genre d’état mental au
locuteur dans les cas qui nous occupent ici ressemble plus à une échappatoire forcée
qu’à un choix théorique indépendamment motivé. Même si l’irrationalité semble ainsi
éliminée du côté de L, il est beaucoup plus difficile de maintenir que A procède à une
restriction identique de l’arrière-plan mutuel afin d’attribuer une force assertive à
l’énoncé. À la limite, ce genre de stratégie fonctionnerait pour les cas kantiens, mais
certainement pas pour les assertions où l’allocutaire est manifestement impossible à
persuader. Comme nous l’avons déjà souligné, la classification d’un énoncé-token
comme une assertion ou une non-assertion dépend entièrement de la reconstruction
gricéenne des intentions de L. Ici, il faudrait non seulement que A suppose que L
« met de côté » une partie de ses croyances, mais aussi que L croie que A va faire de
même et que L croie que A va croire que L croit que A va faire de même, etc. Une telle
modification du contexte équivaudrait à le rendre compatible avec la proposition
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 79
assertée ; or le contexte est tel qu’il est mutuellement manifeste que A se refuse à
accepter semblable restriction.
1.2 L’analyse est-elle trop faible ? Avant de clôturer cette section consacrée à la théorie de Stalnaker, nous
voudrions souligner que, dans son état actuel, celle-ci se révèle incomplète. À certains
moments, Stalnaker s’exprime comme si le cadre gricéen de sa théorie permettait, à lui
seul, de distinguer les assertions manifestes, directes, des formes de communication
non-manifestes ou indirectes.
One thing, according to Grice, that is distinctive about speaker meaning, is a kind of
openness or transparency of the action: when speakers mean things, they act with the
expectation that their intentions to communicate are mutually recognised. This idea leads
naturally to a notion of common ground – the mutually recognised shared information in a
situation in which an act of trying to communicate takes place. (Stalnaker 2002, 704)
Malheureusement, l’optimisme ainsi affiché est infondé. Afin de voir clairement
pourquoi, revenons un instant au phénomène de la présupposition informative, déjà
abordé au chapitre précédent.
Les adversaires des théories pragmatiques de la présupposition invoquent
souvent, pour donner substance à leurs critiques, le phénomène dit
« d’accommodation » (pour un exemple particulièrement virulent de cette stratégie,
voir Gauker 1998). Imaginons que A ne sache pas que L a une sœur ; si A doit
interpréter littéralement l’énoncé en (7), il lui faut présupposer l’existence de cette
sœur.
(7) Ma sœur viendra me chercher à la gare.
Or, poursuivent les opposants, dans les approches pragmatiques à la Stalnaker, on
définit la présupposition comme une proposition qui appartient au contexte. Dire, à la
suite de Lewis (1979), que dans de tels cas, A accommode la présupposition [∃x : sœur de
L(x)], c’est-à-dire l’accepte comme vraie, ne ferait dès lors que donner un nom à une
classe massive de contre-exemples.
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 80
Stalnaker (2002 ; voir aussi Simons 2005) rétorque que si un énoncé ϕ
présuppose χ, cela ne signifie pas que χ fasse partie du contexte, mais simplement que
les conventions linguistiques qui régissent l’usage de ϕ stipulent qu’il n’est approprié
d’énoncer ϕ que si χ appartient au contexte.49 Pour (7), Stalnaker fait l’hypothèse que,
s’il est mutuellement accepté par A et L que l’un et l’autre maîtrisent la langue dans
laquelle ils conversent et que L parle de manière littérale, sincère et sérieuse, A va en
déduire que L avait l’intention (subsidiaire à son intention communicative principale)
que A accepte que L a une sœur. Si l’on suppose, en outre, qu’il est mutuellement
accepté par A et L que L sait s’il a ou non une sœur, il s’ensuit que la proposition
[∃x : sœur de L(x)] va intégrer le contexte.
Reprenons à présent l’exemple de von Fintel, où une jeune fille informe son
père de ce qu’elle a un fiancé en énonçant (8).
(8) Ah, Papa ! J’ai oublié de te dire que mon fiancé et moi, nous
déménageons à Paris la semaine prochaine. [=(15) du chapitre 2]
Ici également, une fois que l’énonciation a eu lieu, le fait que L entretient l’intention
communicative en question fait forcément partie des croyances mutuellement admises
par A et L.
Cependant, même si, décrit de la sorte, le concept d’accommodation échappe à
la circularité, l’état présent de la théorie ne permet pas d’expliquer pourquoi un tel
ajout au contexte relève de la présupposition plutôt que de l’assertion. En effet, bien
que Stalnaker reconnaisse n’avoir fourni que les conditions nécessaires à l’assertion, la
seule indication qu’il livre quant à la forme que pourraient revêtir les conditions
suffisantes est bien trop impressionniste pour fonder une définition complète :
49 Voir aussi Soames (1982), qui précise qu’un énoncé-type E présuppose que p si, et seulement si,
une énonciation normale de E requiert qu’on puisse inférer raisonnablement que L accepte que p et
considère que p n’est pas controversé, soit (i) parce que L croit que p fait déjà partie du contexte,
soit (ii) parce que L croit que A est prêt à ajouter p au contexte sans objection.
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 81
There might be other constraints on appropriate assertion – other considerations that count in
favor of stating that φ rather than informing the addressee that φ by manifestly presupposing
it. A successful assertion may change the context in other ways than by simply adding its
content to the context, for example by influencing the direction of the subsequent
conversation. Suppose φ is a noteworthy piece of information that the addressee might be
expected to want to comment on. Then it might be inappropriate to convey the information
in a way that keeps it in the background. (Stalnaker 2002, 710)
Outre le fait que rien, dans ce passage, ne nous permet de décider pourquoi les
présuppositions informatives ne sont pas des assertions, il reste que, dans bien des cas,
une assertion n’appelle pas de réponse, ou n’en autorise même pas, sans se retrouver
défectueuse pour autant.
Von Fintel (inédit) suggère que la présupposition véhicule une information
dont L s’attend à ce qu’elle soit acceptée par A, tandis que l’attente d’un rejet
accompagne toujours l’assertion. Mais, à la difficulté d’évaluer empiriquement de telles
caractéristiques, viennent s’ajouter des exemples triviaux qui légitiment des intuitions
contraires. Par exemple, en (9) L espère, au mieux, que le contenu présupposé sera
accepté par A, alors qu’en (10) L peut s’attendre, très raisonnablement, à ce que A
accepte le contenu asserté sans aucune hésitation (voir aussi Gauker 1998) :
(9) [Sur la table, il y a un gâteau contenant de la liqueur et une tarte aux
fruits. Le petit Firmin sait que d’habitude ses parents ne lui permettent
pas de manger des desserts contenant de l’alcool]
La mère de Firmin: Tu peux aller prendre du dessert.
Firmin, se dirigeant vers la table : Je vais aussi prendre de la tarte aux
fruits.
(10) A : Quel est votre âge ?
L : J’ai vingt-cinq ans.
Le problème posé par cette incapacité à séparer la présupposition de l’assertion
s’étend à tous les autres cas de communication indirecte. En absence d’un critère
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 82
indépendant pour le contenu asserté, on ne voit pas comment distinguer un contenu
asserté de façon indirecte — par exemple, ironiquement — du contenu asserté
directement. Par conséquent, une théorie de l’assertion qui serait élaborée, en bonne
et due forme, sur les traces de Stalnaker exigerait une définition plus stricte de l’acte
assertif. La manière la plus immédiate d’y parvenir consiste à lier biunivoquement le
contenu asserté au véhicule linguistique. Toutefois, nous avons déjà formulé, au
chapitre 2, nos réserves à ce sujet ; en conséquence, nous nous attacherons, dans la
deuxième partie de cette thèse, à délimiter de manière moins rigide un niveau
intermédiaire, locutoire, dont les actes illocutoires héritent leur contenu. Mais avant
cela, il est important de discuter, dans les deux dernières sections de ce chapitre, un
autre type de stratégie traditionnellement adoptée, qui consiste à multiplier les
niveaux intentionnels mis en jeu lors de l’assertion, afin de distinguer le contenu
manifeste, et donc asserté, du contenu communiqué de manière indirecte.
2 Le perlocutoire faible On pourrait avoir l’impression que la définition de Stalnaker fait un appel
superflu à une sophistication théorique, alors qu’une solution plus simple avait déjà fait
son chemin dans la littérature. En effet, on peut définir l’assertion non pas comme une
tentative de faire croire que p à A, mais de faire croire, à A, que L croit que p. C’est
cette position que nous avons nommé ci-dessus, pour plus de commodité,
« perlocutoire faible ».
Afin de saisir le premier argument qui milite contre le perlocutoire faible,
rappelons-nous qu’une théorie de l’assertion doit permettre d’expliquer pourquoi, dans
la majorité (mais pas dans la totalité) des cas, asserter que p produit du J-engagement
(voir chapitre 1). À ceci, le perlocutoire fort apporte une réponse immédiate : afin de
tenter de faire croire que p par A, il est souhaitable, quoique pas toujours nécessaire,
que A fasse l’hypothèse que L possède une certaine justification pour asserter que p.
Cependant, si asserter se réduisait à provoquer, chez A, la croyance que L croit une
certaine proposition, la source du J-engagement tiendrait du mystère. En effet, le seul
fondement requis pour induire un tel effet, c’est la simple croyance de A que L est
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 83
sincère et que L croit que p, ce qui ne relève pas, bien entendu, de la justification
démonstrative. (Il serait clairement abusif de soutenir que l’attribution, à L, d’une
croyance que p se fait nécessairement sur base de l’hypothèse que L possède des
justifications démonstratives pour cette croyance.) En termes légèrement différents on
dira que la communication vise au partage d’informations sur le monde extérieur, et
non sur les états mentaux des locuteurs (Neale 1992). Nous verrons d’ailleurs, au
chapitre 11, que les données cognitives infirment totalement les modèles qui
accumulent les niveaux intentionnels pour expliquer l’attribution de la force assertive
aux énoncés linguistiques.
Cependant, le perlocutoire faible pourrait se concevoir comme une alternative
au perlocutoire fort dans les cas problématiques seulement (Bach et Harnish 1979, 44).
L’assertion se définirait, dès lors, de manière disjonctive : soit comme une tentative de
faire croire que p à A, soit une tentative de faire croire, à A, que L croit que p. On
pourrait alors maintenir qu’aucun J-engagement ne s’associe aux assertions qui ne
remplissent que la seconde branche de la définition.
Le perlocutoire faible permettrait ainsi de traiter comme des assertions
ordinaires les scénarios à allocutaire impossible à persuader et les cas kantiens. En
effet, même si la volonté d’ajouter une proposition aux croyances de A semble une
caractérisation inadéquate pour les énoncés produits dans de telles situations, rien
n’empêche de les analyser comme des tentatives de faire croire, à A, que L entretient
une certaine croyance, sans que ces tentatives aient pour finalité le partage de ladite
croyance avec A.
Il reste que l’analyse disjonctive doit être abandonnée si l’on ne veut pas que le
perlocutoire faible hérite du problème de la présupposition informative. En effet, si
l’on définit l’assertion comme une simple tentative de faire croire, à A, que L croit que
p, alors l’assertion devient une tentative de changement épistémique plus faible que la
présupposition informative qui est, elle, une tentative de provoquer, chez A, la
croyance que la proposition présupposée est vraie.
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 84
3 L’assertion et l’insinuation Pour conclure cette discussion, nous voudrions rappeler qu’aucune théorie
d’inspiration gricéenne ne suffirait à délimiter la classe des assertions littérales ou
manifestes.
Le travail fondateur de Grice (1957) a attiré l’attention des linguistes et des
philosophes du langage sur l’intérêt qu’il y a à opérer une distinction de principe entre
les intentions communicatives manifestes [overt] et celles, dissimulées [covert], que L
ne veut pas rendre manifestes à l’auditoire. La stratégie gricéenne consiste à classer les
occurrences communicatives en fonction des types d’intentions qui peuvent être
attribuées à L. L’analyse classique postule que, pour qu’il y ait communication
manifeste, l’intention communicative globale Ic doit consister en au moins trois sous-
intentions (pour plus de détails voir, par exemple, Grice 1969b, 1982 ; Schiffer 1972,
surtout les chapitres 2 et 3 ; Vlach 1981 ; Recanati 1987, chapitre 7 ; Sperber et Wilson
1989, 43-64) : l’intention I1 de produire un effet sur A, l’intention I2 que A reconnaisse
que L entretient I1 et l’intention I3 que la satisfaction de I2 provoque la satisfaction de
I1.
Strawson (1964) a appliqué une analyse identique aux actes illocutoires ; on dira
qu’un énoncé e est un acte illocutoire F accompli par L ssi :
a. L a l’intention I1 de produire une réponse r (r est définitoire du type
illocutoire F) ;
b. L a l’intention I2 que A reconnaisse que L entretient I1 ;
c. L a l’intention I3 que la satisfaction de I2 provoque la satisfaction de I1.
L’analyse de Strawson permet d’expliquer pourquoi prévenir, par exemple, est
un acte illocutoire, alors que se vanter n’en est pas un. On peut reconstruire l’intention
de prévenir comme (a) l’intention I1 de rendre A conscient d’un fait dangereux pour
lui, (b) l’intention I2 que A reconnaisse l’intention I1 et (c) l’intention I3 que ce soit
cette reconnaissance qui rende A conscient du danger. À l’opposé, lorsqu’on se vante,
on a l’intention I1 d’impressionner A, mais on n’a généralement pas l’intention que A
reconnaisse I1 ou qu’il soit impressionné parce qu’il a reconnu I1. Par exemple, L ne
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 85
saurait rendre I1 manifeste par l’utilisation « performative » du verbe se vanter ou
insinuer ; (11) n’est acceptable que dans une lecture générique ou descriptive a posteriori,
pas si L décrit in situ l’acte de langage qu’il est en train d’accomplir par son
énonciation :
(11) Je me vante d’être/j’insinue que je suis le meilleur ami de Chomsky.
Cependant, Strawson lui-même reconnaît que son analyse s’applique mal à
l’insinuation, car l’intention d’insinuer recouvre les trois intentions postulées : L a
l’intention I1 que A forme une croyance Cr, L a l’intention I2 que A se rende compte
que L entretient I1, et L a l’intention I3 que ce soit cette reconnaissance qui provoque
la formation de Cr (voir aussi, Recanati 1979b, 101).
Chose plus grave, on peut douter que l’introduction d’un certain nombre
d’itérations d’intentions supplémentaires, peu plausible psychologiquement de toute
façon, aide à résoudre le problème. Pour s’en convaincre, considérons la notion de
réflexivité par défaut, telle que proposée par Recanati (1987, 199-216). Cet auteur
appelle réflexive toute intention qui renferme dans son contenu une référence à elle-
même. Une intention I est réflexive par défaut si, et seulement si, l’agent qui forme I
n’entretient aucune intention qui serait incompatible avec le contenu de I si I était
véritablement réflexive. Par conséquent, n’importe quelle intention incompatible avec
une intention composée de I1, I2 et d’une infinité de sous-intentions portant, chacune,
sur la reconnaissance de la sous-intention précédente, est également incompatible avec
l’intention réflexive par défaut correspondante. Or, nous venons de le voir, l’intention
d’insinuer est bien réflexive par défaut : l’intention d’insinuer que p est incompatible
avec toute intention de dissimuler son intention d’insinuer que p.
Pourtant, l’intuition nous dit que L n’engage pas sa responsabilité de la même
manière quant il asserte et quand il insinue. Il est aisé de se défaire d’une accusation
d’avoir insinué que p en rétorquant « Je n’ai pas dit que p » ; une telle réponse s’avère
moins heureuse lorsqu’il s’agit de protester qu’on a pas asserté que p. Recanati (1979b)
postule qu’il n’y a sous-entendu que lorsque la reconstruction des intentions
communicatives de L prend pour point de départ une violation patente d’une Maxime
Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 86
conversationnelle. Cependant, l’insinuation ne se réduit clairement pas au sous-
entendu (défini de la sorte) : je peux très bien insinuer que votre femme vous trompe
en vous disant, lors d’une conversation où chacun relate ses activités de la veille, que je
l’ai aperçue au restaurant avec Chippendale — ce faisant, je n’enfreins aucune Maxime,
si ce n’est une Maxime ad hoc qui enjoindrait de communiquer explicitement.
Conclusion de la première partie
Au terme de ce parcours rapide des principales théories de l’assertion, nous
pouvons dégager quelques axes importants qui serviront de charpente à l’analyse que
nous développerons dans la suite de cette thèse.
Au chapitre 1, nous sommes arrivés à la conclusion que l’assertion ne peut se
définir ni en termes de J-engagement, ni en termes de V-engagement. Le premier n’est
pas une propriété essentielle de toutes les assertions ; il requiert la possession d’une
évidence qui permette d’inférer, de manière monotone, le contenu asserté. Il reste
qu’une théorie adéquate de l’assertion se doit d’expliquer l’impression que nous avons
que les assertions catégoriques nous engagent de la sorte. Nous verrons, au chapitre 8,
que le J-engagement se réduit, en réalié, à un artefact théorique, issu d’un manque
d’attention accordé à l’interaction entre l’engagement à la vérité et l’arrière-plan
conversationnel.
L’importance d’un tel l’arrière-plan pour une analyse des actes de langage
émerge également de notre discussion des théories perlocutoires de l’assertion.
Cependant, nous avons vu les inconvénients qu’il y à construire une définition de
l’assertion autour des effets que l’énonciation peut exercer sur A — au chapitre 9, nous
verrons que ce constat s’étend également aux actes directifs. Il s’agit donc de dériver la
force illocutoire à partir du rapport qu’entretient l’énoncé avec l’arrière-plan, tout en
évitant les écueils du perlocutoire fort ou faible : la définition doit rendre compte des
cas kantiens ; elle doit expliquer le V-engagement et le J-engagement.
Nous avons également constaté, à la fin du chapitre 3, que la distinction entre
les assertions directes et les cas de communication indirecte ne saurait découler,
Conclusion de la première partie 88
automatiquement, de la définition de la force illocutoire ; il faut donc postuler un
niveau pré-illocutoire ou locutoire, où prenne place la détermination du contenu
propositionnel. Nous sommes d’ailleurs arrivés à un constat identique lors de notre
discussion, au chapitre 2, du V-engagement ; celui-ci ne peut se révéler définitoire de
l’assertion que si on le lie à la force assertorique par une convention univoque régissant
l’usage du véhicule linguistique. Mais une relation aussi étroite entre la signification
linguistique et le contenu asserté n’est pas tenable ; ainsi, le V-engagement semble
surgir indépendamment — et en fait, nous allons le voir, en amont — de l’assertion. Le
V-engagement exhibe les propriétés non-monotones d’une logique de la praxis, en ce
sens que L le contracte même s’il rend manifeste le fait qu’il n’est pas en mesure
d’inférer le contenu propositionnel d’un ensemble de croyances acquises
antérieurement. Avant de rendre compte de ce phénomène, au chapitre 8, nous allons,
dans notre deuxième partie, caractériser plus avant le niveau où il se situe ; nous y
défendrons une hiérarchie néo-austinienne de la communication, dont la particularité
réside dans l’introduction d’un niveau locutoire, intermédiaire entre la signification
linguistique et la strate illocutoire.
PARTIE II :
L’ACTE LOCUTOIRE
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités
Une des leçons que l’on peut tirer de la partie précédente est que le contenu
propositionnel des assertions et, par extension, de tous les autres actes de langage, doit
se définir en amont de la force illocutoire mais en aval de la signification linguistique.
Nous consacrerons l’intégralité de cette deuxième partie à défendre l’existence d’un tel
niveau intermédiaire, placé entre la signification linguistique et le niveau illocutoire, et
que nous identifierons à ce qu’Austin (1970) appelle « l’acte locutoire ».50
Dans ce chapitre, nous commencerons par montrer que la notion austinienne
d’acte locutoire doit se reconstruire comme l’expression d’un état Intentionnel, c’est-
à-dire comme la représentation linguistique d’un contenu propositionnel sous la
portée d’un mode psychologique. Nous mettrons aussi en avant, dans ce chapitre-ci et
au chapitre 6, quelques bonnes raisons de ne pas assimiler le locutoire ainsi défini à
l’illocutoire et, plus particulièrement, à ce que d’autres ont appelé « la force illocutoire
expressive ». Afin d’analyser avec plus de précision la représentation des états
Intentionnels, nous entreprendrons, au chapitre 5, de clarifier le concept de « direction
d’ajustement » et de fonder, par là même, la typologie de ces états. Avec ces outils en
50 Il est de notoriété publique qu’Austin est décédé avant d’avoir pu réviser pour publication les
notes de ses William James Lectures, parues après sa mort sous le titre How to do things with
words (Quand dire, c’est faire). Par conséquent, comme toute autre contribution sur ce sujet, notre
travail vise à interpréter les indications léguées par Austin. En outre, au lieu de tenter une exégèse à
proprement parler, c’est-à-dire au lieu d’essayer de restituer, avec le plus de certitude possible, les
intentions d’Austin, nous proposons une réinterprétation qui, tout en restant cohérente avec le texte,
prend en compte les acquis ultérieurs en philosophie du langage et en pragmatique.
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 91
main, nous pourrons procéder, au chapitre 6, à une explication rigoureuse de la
manière dont un énoncé exprime, au sens locutoire, un état Intentionnel. Avant de
passer à la troisième partie, nous défendrons, au chapitre 7, notre vision du locutoire
contre les trois critiques les plus couramment formulées par les auteurs qui veulent
réduire le contenu propositionnel des énonciations à une interprétation mécanique de
leur signification linguistique.
1 Les niveaux de sens chez Austin Quand dire, c’est faire (Austin 1970) a sans doute pour idée maîtresse que chaque
énonciation peut s’envisager sous l’une des descriptions suivantes : acte phonétique,
acte phatique, acte rhétique, acte locutoire, acte illocutoire et acte perlocutoire. Les
deux premiers niveaux posent relativement peu de problèmes : ils correspondent aux
strates théoriques où l’énonciation se conçoit, respectivement, comme une activité
physique et comme la production d’une structure grammaticale dans une langue
donnée. Les notions d’acte rhétique et d’acte locutoire s’avèrent plus difficiles à
cerner. Toutefois, avant de pouvoir progresser sur ce point, il est essentiel de mieux
comprendre la différence fondamentale entre les dimensions illocutoire et
perlocutoire de l’activité verbale.
2 Illocutoire vs. perlocutoire La nomenclature austinienne cadre parfaitement avec la théorie de l’action
défendue par Davidson (1967a ; 1967c ; 1985b). L’ontologie de cet auteur contient, en
plus des individus ou des objets, des événements conçus comme des particuliers non
répétables ; de sorte que les prédicats d’action peuvent prendre des variables
d’événements pour arguments. Il existe, dès lors, deux manières d’envisager la
sémantique des attributions actionnelles : (a) le prédicat d’action fournit une
description alternative d’un mouvement corporel ; (b) le prédicat d’action a pour
arguments deux événements unis par un lien de cause à effet. Voter à main levée est un
exemple classique du premier cas de figure : voter et lever la main constituent deux
descriptions alternatives d’un même événement, la seconde étant plus « basique » que
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 92
la première (pour plus de détails voir la section 5 du chapitre suivant). Afin d’illustrer le
second cas de figure, prenons le meurtre de l’archiduc Ferdinand. Il n’y a pas,
métaphysiquement parlant, d’action consistant à tuer l’archiduc Ferdinand : le
prédicat tuer l’archiduc Ferdinand a pour arguments, d’une part, l’événement qui
correspond au mouvement du doigt de Gavrilo Princip et, d’autre part, l’événement
qui correspond à la mort de l’archiduc. À la suite de Searle (2001a), nous dirons que
voter est constitué par [performed by way of] le lever de la main, tandis que le meurtre de
l’archiduc est accompli au moyen de [performed by means of] la pression sur la gâchette.
C’est la première relation, constitutive, qui relie les actes phonétique, phatique
et illocutoire. En effet, quelle que soit la définition que l’on adopte de l’illocutoire,
tous les actes illocutoires — ordres, promesses, baptêmes, assertions, etc. — sont
constitués par la production d’objets sonores (acte phonétique) qui ont une
signification et une structure syntaxique dans la langue de communication (acte
phatique). À l’opposé, la notion d’acte perlocutoire fait référence aux effets produits
par n’importe quel aspect de l’acte d’énonciation « sur les sentiments, les pensées, les
actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore » (Austin 1970,
114).
Dans un article récent, Marc Dominicy (à paraître) examine cette différence au
travers de deux tests visant à discriminer les verbes perlocutoires des verbes
illocutoires.51
Premièrement, l’acte phatique, mais aussi l’acte illocutoire, héritent leur durée
de l’acte phonétique qui les constitue ; par conséquent, les verbes illocutoires seront
51 Sur l’inadéquation des critères fournis par Austin pour distinguer l’illocutoire du perlocutoire,
voir Hornsby (1994). Hornsby elle-même propose une définition qui se situe dans la lignée de
Strawson (1964) : « φ-ing is an illocutionary act iff a sufficient condition of a person’s φ-ing that p
is that an attempt on her part at φ-ing that p causes an audience to take her to be φ-ing that p. »
(Hornsby 1994, 193-194). Quoi qu’en dise Hornsby (cf. 1994, 195, note 120), cette définition
rencontre les difficultés déjà signalées au chapitre 3 lorsqu’il s’agit d’exclure de l’illocutoire les
actes communicatifs non manifestes comme l’insinuation ; en effet, pour que L réussisse à insinuer
que p, il suffit que A reconnaisse que L tente d’insinuer que p.
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 93
ponctuels, c’est-à-dire dépourvus de durée intrinsèque. Les inacceptabilités
pragmatiques de (1) et de (2) tiennent, toutes les deux, au fait qu’on y attribue
explicitement une durée propre à un niveau de description qui en est, par définition,
dépourvu :
(1) # Je lui ai ordonné en quelques secondes de quitter la pièce.
(2) # J’ai écouté la Neuvième de Beethoven en dix minutes.
Par contre, comme toute chaîne causale, celle qui relie l’énonciation à ses effets
perlocutoires possède une durée intrinsèque :
(3) Je l’ai persuadé en quelques minutes d’accepter ce poste.
Deuxièmement, seuls les verbes illocutoires acceptent la quasi-performance :
(4) J’ai failli lui ordonner de sortir, mais ensuite j’ai changé d’avis et n’en ai
rien fait.
(5) # J’ai failli le persuader d’accepter ce poste, mais ensuite j’ai changé
d’avis et n’en ai rien fait.
Une fois l’acte phonétique produit, le locuteur L n’a plus la possibilité immédiate de
bloquer l’accomplissement de l’acte illocutoire correspondant (mais il peut, bien sûr,
revenir sur cet acte au moyen d’une autre énonciation ou d’une autre action). Il en
découle que la seule lecture acceptable de (4) suppose que le locuteur n’a pas produit
d’acte phonétique. Or cette lecture n’est disponible pour (5) que dans très peu de
contextes. En effet, L n’exerce, habituellement, aucun contrôle direct sur les états
mentaux qui provoquent la persuasion : par conséquent, qu’il produise ou non un acte
illocutoire, il ne peut rien décider à ce propos. (5) ne devient donc acceptable que si
l’on admet que le locuteur peut, au moyen d’un acte illocutoire ou d’une autre action,
provoquer la persuasion de manière infaillible : c’est pourquoi l’exemple laisse
l’impression d’un L prétentieux. Un schéma identique, où certains effets causaux d’une
action accomplie par le locuteur demeurent soustraits au contrôle direct de celui-ci, se
retrouve dans (6) ; de nouveau, l’exemple n’est acceptable que si le locuteur peut
contrôler directement le résultat du tirage de la loterie (sur ce phénomène, on lira
également Martin 2006) :
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 94
(6) J’ai failli gagner à la loterie, mais ensuite j’ai changé d’avis et n’en ai rien
fait.
En bref, la production d’un acte illocutoire présuppose l’accomplissement d’un
acte phonétique et d’un acte phatique. De surcroît, la hiérarchie d’Austin nous invite à
penser que tout acte illocutoire doit également être constitué d’un acte rhétique ou
locutoire. Afin de pouvoir tester la validité de cette intuition, nous devons, à présent,
examiner de plus près les concepts d’acte rhétique et d’acte locutoire.
3 Le rhétique et le locutoire comme potentiel de l’illocutoire Les rares renseignements qu’Austin nous donne sur le concept d’acte rhétique
peuvent se résumer comme suit :
a. L’acte rhétique est constitué par l’acte phatique ;
b. Le rhème, résultat de l’acte rhétique, possède un certain sens et une certaine
référence ;
c. L’acte rhétique est ce qui est rapporté par les discours indirects du type L a
dit que p ;
d. La défectuosité typique de l’acte rhétique est d’être dépourvu de sens
[meaningless], alors que la défectuosité typique de l’acte phatique est d’être
agrammatical.
Ces indications militent, toutes les quatre, pour une formulation qui définisse le
niveau rhétique comme l’assignation d’un contenu propositionnel à la signification
linguistique.52
Le premier point (a) implique que la production d’un acte rhétique va au-delà
de la simple énonciation d’une séquence de la langue de communication.
Une interprétation plausible du point (b) consiste à dire que l’acte rhétique
permet d’associer le phème — le résultat de l’acte phatique — à une situation du
monde, c’est-à-dire de lui attribuer des conditions de vérité (voir Forguson 1973 ;
52 Voir aussi Recanati (2000, 24, note) qui rapproche la dichotomie phatique/rhétique de la
distinction établie par Kaplan (1989a) entre le caractère et le contenu.
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 95
Recanati 1987, 238-241). Identifier le sens et la référence passe obligatoirement, du
point de vue d’Austin, par une prise en compte de certains paramètres contextuels qui
les déterminent.
Considérons […] la question de savoir s’il est vrai que toutes les oies des neiges émigrent au
Labrador, compte tenu du fait qu’une oie blessée, parfois, n’atteint pas le terme du voyage.
Face à de tels problèmes, certains ont prétendu, très raisonnablement, que les énonciations
commençant par « Tous… » étaient des définitions prescriptives ou une invite à adopter une
règle. Mais quelle règle ? Cette idée vient, pour une part, d’une mauvaise compréhension de
la référence en de telles affirmations : c’est une référence qui se limite au connu ; on ne
saurait affirmer tout uniment que la vérité des affirmations dépend des faits mêmes en tant
qu’ils sont distincts de la connaissance des faits. (Austin 1970, 147)
Ainsi, pour Austin, l’assignation « d’un sens et d’une référence plus ou moins définis »
ne peut se faire hors contexte ;
[…] il importe évidemment de se rappeler qu’un même phème […] peut être employé, selon
les énonciations, dans un sens différent ou avec une référence différente, et constituer ainsi
un rhème diffèrent. (Austin 1970, 111)
L’idée que l’assignation d’un certain sens et d’une certaine référence au phème revient
à l’attribution d’un contenu propositionnel est conforme à la doctrine austinienne de
la vérité (Austin 1950 ; Austin 1970, 144-148). D’après celle-ci, la vérité d’un énoncé ne
s’évalue qu’en tenant compte de la situation du monde relativement à laquelle cet
énoncé a été produit. Le contenu véri-conditionnel émerge, dans la sémantique
austinienne, d’une combinaison du sens linguistique, du phème, ou encore du lekton
(Recanati à paraître-c), avec une certaine situation, une portion du monde extérieur
déterminée par « des conventions démonstratives ». Dans la sémantique des situations
(Barwise et Perry 1983), qui est la reformulation contemporaine la plus courante des
idées d’Austin sur la vérité, on traitera le phème comme dénotant un type de
situations ; la proposition austinienne qui contient ce phème et une certaine situation
s ne sera donc vraie qu’à condition que s appartienne au type dénoté par le phème
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 96
(pour une introduction, voir De Mulder 1995). Le fameux exemple de Barwise et
Etchemendy (1987, 27) suffit pour se faire une idée intuitive de la manière dont la
sémantique austinienne conçoit les conditions de vérité associées à des énoncés
(tokens) :
If the sentence “Claire has the ace of hearts” is used to describe a particular poker hand, then
on the Austinian view the speaker has made a claim that the relevant situation is of the type
in which Claire has the ace of hearts. Notice that such a claim could fail simply because
Claire wasn’t present, even if Claire had the ace of hearts in a card game across town.
Bien entendu, on peut vouloir attribuer des conditions de vérité à un énoncé E,
par exemple au moyen d’un bi-conditionnel tarskien de forme ‘p’ est vrai si, et seulement si
p, même dans le cas où l’on ne pourrait jamais dire d’un état du monde donné s’il
consacre la vérité ou la fausseté de E. D’un tel point de vue, le rhétique dériverait du
phatique par la simple assignation de valeurs sémantiques. Si l’existence d’un tel niveau
n’est pas contestable d’un point de vue purement théorique, nous exposerons, au
chapitre 7, nos raisons pour ne pas l’assimiler au rhétique ou au locutoire.
Avant de revenir au rhétique, nous voudrions, d’emblée, nous libérer de certains
engagements « ontologiques » qu’entraîne la sémantique de Barwise et Perry. De leur
point de vue, les situations correspondent à des portions de l’état total du monde.
Cependant, rien ne nous oblige à considérer que le phème acquiert un sens
propositionnel en combinaison avec une situation globale et réelle. On peut tout aussi
bien soutenir que les paramètres contextuels correspondent plutôt aux facteurs qui
déclenchent et/ou maintiennent l’activation de certaines parties de la mémoire
sémantico-encyclopédique, lesquelles déterminent, localement, les domaines
d’interprétation, et donc les valeurs sémantiques, des lexèmes. Ainsi, dans l’exemple de
Barwise et Etchemendy ci-dessus, la saillance contextuelle de la partie de poker en
cours met au premier plan, lors de l’interprétation de good hand, cette même partie de
poker (voir Recanati 1996). Nous réaborderons ce point aux chapitres 6 et 7. En
attendant, nous dirons, de manière neutre et informelle, que la paire 〈phème, contexte〉,
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 97
qui équivaut au rhème, permet d’assigner à l’énoncé (token) des conditions de vérité
ou, de manière équivalente, un contenu propositionnel.
Cette interprétation du rhétique concorde également avec les indications
données en (c) et (d). L’intelligibilité d’un rapport indirect tient à la possibilité, pour
A, d’accéder à la proposition (au sens austinien du terme) qui se trouve énoncée dans la
situation originelle :
Si le sens ou la référence [du discours rapporté] risquent de ne pas être clairement saisis, il
faut mettre la phrase ou le mot entre guillemets. C’est ainsi que je puis énoncer : « Il a dit
que je devais me rendre auprès du « ministre », mais il ne m’a pas dit quel ministre » […].
(Austin 1970, 111)
Dans la citation « mixte » de ce passage, les guillemets jouent le rôle de l’opérateur
déférentiel Rx(σ), que nous avons déjà rencontré au point 3.2 du chapitre 1 (voir
Recanati 1997, 2000, 2001b) : si le locuteur L1 est lui-même incapable d’accéder à la
référence de ministre, il défère au locuteur L2 (dont il rapporte le discours) et, au travers
de ce procédé de déférence, utilise ministre pour référer à l’individu auquel ce mot
réfère dans l’usage particulier fait par L2 lors de son énoncé. De cette manière,
l’ignorance « référentielle » de L1 n’empêche pas son énoncé de rapporter une
proposition complète.53
Cependant, Austin semble troublé par le fait que, dans certaines circonstances,
le rapport indirect requiert l’emploi d’un verbe illocutoire :
il n’est pas toujours facile d’employer « dit que » : on utilisera plutôt « dit de », « conseillé
de », etc., si quelqu’un a usé de l’impératif ou de tournures équivalentes […]. (Austin 1970,
111)
On ne s’étonnera donc pas que la notion d’acte locutoire apparaisse peu après :
53 Il existe d’autres analyses de ce type de rapports, dont certaines seront mentionnées au chapitre
7. Le point important, ici, est que l’introduction des guillemets se révèle nécessaire afin que
l’allocutaire du rapport puisse saisir la vérité de l’énoncé rapporté vis-à-vis d’un ou de plusieurs
type(s) d’états du monde.
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 98
On pourrait dire qu’effectuer un acte locutoire en général, c’est produire aussi et eo ipso un
acte illocutoire […]. (Austin 1970, 112)
Nous suivrons ici Strawson (1973), qui suggère que le niveau locutoire est, aux autres
types d’actes de langage, ce que le niveau rhétique est aux assertifs.54 Dans la suite de
ce travail, nous considèrerons que les termes « rhétique » et « locutoire » renvoient à un
seul et même niveau de sens propositionnel que nous allons bientôt nous attacher à
décrire. Strawson lui-même n’assimile pas le locutoire au rhétique, en raison de sa
réticence, toute frégéenne, à reconnaître un contenu propositionnel aux énoncés
impératifs : chez Strawson, le rhème, constitutif d’une assertion, est bien une
proposition, sujette à l’évaluation véri-conditionnelle ; mais l’acte locutoire, constitutif
d’un ordre, correspond à ce qu’il appelle, sans donner plus de détails, un « impératif ».
Un tel choix n’a rien d’inévitable ; il est tout à fait possible — et c’est d’ailleurs la voie
que nous allons emprunter aux chapitres 6 et 9 — de concevoir le mode grammatical
impératif comme encodant une certaine attitude envers un certain état de choses,
c’est-à-dire envers un contenu propositionnel (voir aussi Wilson et Sperber 1988 ;
Clark 1993). Le contenu propositionnel qui émerge de la sorte sera celui de l’acte
directif correspondant.
En posant un contenu propositionnel au sein de chaque acte illocutoire, on
s’inscrit également dans la lignée de la Théorie des Actes de Langage développée par
Searle et Vanderveken (Searle 1972, 1982 ; Searle et Vanderveken 1985 ; Vanderveken
1990, 1991, 1988). Celle-ci distingue la force illocutoire F du contenu propositionnel p ;
de sorte qu’à un même contenu propositionnel peut se voir appliquée n’importe quelle
force illocutoire. À la différence de Searle et Vanderveken, qui ne laissent pas de place
54 Pour Recanati (1987, 238-241), l’acte locutoire est constitué des actes phonétique, phatique et
rhétique pris ensemble. Mais, comme il l’indique lui-même (voir aussi Forguson 1973), on ne peut
accomplir un acte rhétique sans accomplir l’acte locutoire correspondant. On devrait alors dire,
avec Lyons (1981, 182), que l’acte rhétique, tout en étant indissociable de l’acte locutoire, constitue
la contextualisation du phatique ; mais, dans la perspective davidsonienne adoptée ici, nous ne
voyons pas la nécessité de séparer le locutoire et le rhétique conçus en ces termes.
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 99
au locutoire dans leur système, nous adopterons comme hypothèse de travail le
postulat que, pour chaque acte illocutoire de forme F(p), p est le contenu
propositionnel de l’acte locutoire constitutif de cet acte. Pour pouvoir aller plus loin, il
nous faut donc parvenir à une définition de l’acte locutoire qui réponde aux deux
conditions suivantes, qui ressortent de notre lecture d’Austin : (a) l’acte locutoire
constitue l’acte illocutoire ; (b) le locutoire se situe à un niveau de sens où prend place
l’assignation d’un contenu propositionnel au phème.
4 L’acte locutoire comme représentation d’un état mental De même que chaque acte illocutoire peut se décomposer en une force F et un
contenu propositionnel p, on peut distinguer, pour chaque état Intentionnel, un
contenu propositionnel p et un mode de présentation psychologique Ψ de ce contenu à
l’esprit (Searle 1985). Dans les deux chapitres suivants, nous tenterons de donner plus
de substance à cette idée ; pour l’instant, concentrons-nous sur le postulat de Searle
(1985) que le sens associé aux énonciations linguistiques résulte des intentions qu’ont
les locuteurs de représenter des états Intentionnels.
À notre avis, un état Intentionnel de forme Ψ(p) est exprimé linguistiquement
lorsque l’énonciation représente p sous un mode de présentation linguistique Λ qui
correspond à Ψ. Il s’ensuit, bien sûr, que la représentation d’un état Intentionnel n’est
pas toujours sincère, car rien dans notre formulation n’implique que L représente son
état mental Ψ(p) (cf. Davis 2003, 46). De l’avis de Searle, par contre, une intention de
représenter Ψ(p) débouche, à tous les coups, sur un acte illocutoire F(p) en bonne et
due forme. Toutefois, avant de présenter nos raisons de rejeter la position de Searle, il
est important de voir comment celui-ci conçoit la relation entre Ψ et F dans le passage
énonciatif de Ψ(p) à F(p).
Searle et Vanderveken (Searle et Vanderveken 1985, 32-35 ; Vanderveken 1988,
157-158 ; 1990, 159) postulent que n’importe quel acte illocutoire implique l’expression
de l’état mental que L devrait entretenir afin que son énonciation soit sincère — c’est
ce qu’ils appellent, au sein de leur Logique Illocutoire, le Principe de l’Engagement
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 100
Illocutoire. L’idée est très intuitive (quoique, comme on le verra au chapitre 6, à
manier avec prudence) : dans la majorité des cas, on ne peut asserter que p sans
s’engager quant au fait qu’on croit que p, on ne peut ordonner que p sans s’engager
quant au fait qu’on désire que p et on ne peut promettre de faire p sans s’engager quant
au fait qu’on a l’intention que p. D’après Searle, l’intention de représenter un état
Intentionnel Ψ(p) vise à l’accomplissement de l’acte illocutoire F(p) qui est tel que L
doit entretenir Ψ(p) pour produire sincèrement F(p).
Ainsi, l’expression de Ψ(p) est une condition nécessaire à l’accomplissement de
l’acte illocutoire correspondant F(p) ; s’agit-il, en plus, d’une condition suffisante ? À
notre avis, l’intention de représenter Ψ(p) ne donne pas lieu, eo ipso, à l’acte de langage
F(p) dont l’accomplissement exigerait l’expression de Ψ(p), mais seulement à cette
expression. Il apparaît alors que l’expression, ou plutôt la représentation linguistique
d’un état Intentionnel — nous définirons ce concept au chapitre 6 — s’offre comme le
candidat idéal au statut d’acte locutoire : cette représentation se voit toujours associer
un contenu propositionnel et son accomplissement est nécessaire (mais non suffisant)
pour qu’un acte illocutoire ait lieu.
Searle (1985, 200-201) souligne lui-même que l’intention de communiquer la
représentation d’un état mental ne se confond pas nécessairement avec l’intention de
représenter dont cette représentation est issue. Au-delà de cette distinction
conceptuelle, les arguments ne font pas défaut pour montrer que l’intention de
représenter un état Intentionnel trouve sa finalité en deçà de l’illocutoire.
Un cas typique qui milite en faveur de la dissociation entre les représentations
d’états Intentionnels et les actes illocutoires est celui de l’interprète (ou du
traducteur). L’acte énonciatif de l’interprète va au-delà du phatique, car il lui incombe
de représenter des propositions. Pourtant, lorsqu’il traduit, l’interprète n’accomplit
pas — en tous cas, pas en son nom — les actes illocutoires qui ont été produits au
moyen des énonciations en langue-source. Tout au plus, il se fait la voix du locuteur
responsable de l’acte de langage accompli : s’il y a quelque acte illocutoire à attribuer à
l’interprète, ce ne peut être qu’à titre polyphonique (au sens de Ducrot 1980, 1984),
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 101
échoïque (Sperber et Wilson 1981 ; 1989, 9) ou encore fictif.55 Quelle que soit la
solution choisie, on ne peut se dispenser du niveau locutoire si l’on veut caractériser
l’acte grâce auquel le traducteur peut faire écho à un acte illocutoire ou prétendre en
accomplir un.
Le même constat s’impose lorsqu’on prête attention aux énoncés ironiques où,
manifestement, la seule assertion qu’on puisse attribuer à L possède un contenu
incompatible avec le contenu littéral. Par exemple, si L énonce (7) en rendant
manifeste le fait qu’en réalité il a trouvé la communication exécrable, on peut
considérer qu’il a l’intention de communiquer son rejet de la proposition [La
communication était passionnante] en utilisant, au besoin, des marqueurs
suprasegmentaux ou des signes non-verbaux qui indiquent sa prise de distance vis-à-vis
d’une assertion littérale de ce même contenu :
(7) J’ai beaucoup aimé cette communication !
Deux analyses dominantes se disputent, actuellement, le marché de l’ironie : l’analyse
en termes du « comme-si » et l’approche « polyphonique » ou « échoïque ». Selon la
première, en ironisant L prétend asserter le contenu véhiculé littéralement par son
énoncé ; selon la seconde, L attribue ce contenu littéral à une autre personne. Mais,
comme le note Wilson dans une comparaison récente des deux types de théories, tous
s’accordent à dire que L n’accomplit aucune assertion littérale avec succès.56
55 « Je parlerai […] d’interprétation polyphonique si l’acte illocutionaire d’assertion au moyen
duquel on caractérise l’énonciation est attribué à un personnage différent du locuteur L […]. [Il
s’agira donc] de présenter l’énonciation comme une assertion de L’, énonciateur, de mettre en
scène, pour ainsi dire, une pièce de théâtre où L’ […] joue le rôle d’énonciateur, L s’effaçant
derrière L’ au sens où Molière s’efface derrière Alceste et le laisse parler » (Ducrot 1980, 44-45).
« Lorsqu’une interprétation doit […] sa pertinence au fait que le locuteur se fait à sa façon l’écho
des propos ou des pensées d’autrui, nous dirons que cette interprétation est échoïque » (Sperber et
Wilson 1989, 357). 56 Parfois, ce n’est pas l’énoncé en entier qui est ironique, mais seulement une partie de celui-ci :
(i) Il m’a gentiment jeté dehors.
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 102
Both echoic and pretence accounts are agreed that the speaker of an ironical utterance does
not perform the speech act she would standardly be taken to perform if her utterance were
literally understood. (Wilson 2006, 1736)
Pourtant, en (7), nous avons affaire à quelque chose qui dépasse la simple production
d’une séquence grammaticale du français (l’acte phatique), ne fût-ce que parce qu’on
connaît les référents de l’indexical je et du déictique cette ; or la référence de tels
éléments linguistiques est irréductiblement dépendante du contexte. C’est donc tout
naturellement que nous dirons, à la suite de Recanati (1987, 228-245), que lorsque A ne
peut attribuer l’assertion du contenu littéral à L, la seule activité de parole qui puisse
lui être attribuée est la production d’un acte locutoire. Nous y reviendrons au chapitre
7.
Ainsi, en tant qu’énonciateurs responsables d’un acte communicatif, le
traducteur-interprète et le L ironisant n’accomplissent que des actes locutoires : ils
représentent des propositions sous des modes de présentation linguistiques. On
objectera peut-être à cette conclusion que, si le locutoire se définit comme la
représentation linguistique d’un état Intentionnel, alors l’acte locutoire accompli lors
d’une énonciation traduite ou ironique ne saurait qu’être fictif ou échoïque, car la
croyance que L représente ainsi ne saurait qu’être attribuée par ce même L à un autre
locuteur (éventuellement virtuel). Il faudra attendre le chapitre 6 pour que ce
malentendu soit totalement dissipé. Pour l’instant, bornons-nous à repéter que nous
ne concevons pas l’acte locutoire comme l’expression d’un état mental au sens où un
sourire involontaire est une expression de gaieté, mais comme la représentation d’une
proposition sous un mode linguistique qui correspond à un mode psychologique
donné. Ainsi, du fait que L accomplit un acte locutoire ΛCr(p), tel que ΛCr correspond
au mode psychologique ΨCr propre à la croyance, il ne s’ensuit pas qu’il entretienne la
croyance que p. Ces cas-là relèvent de ce que Recanati (2000, 241-242) appelle l’« ironie locutoire », où A doit
d’abord reconnaître les intentions ironiques de L avant de déterminer la proposition véhiculée de
manière littérale par l’énoncé.
Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 103
En guise de dernière illustration, considérons les monologues suivants :
(8) [L, en se parlant à lui-même] : Eh merde ! Il pleut encore.
(9) [L, en se parlant à lui-même] : Ce que je suis bête !
(10) [L, en se parlant à lui-même] : Ce que tu es bête !
On peut, à la rigueur, accepter qu’une véritable assertion soit accomplie en (10), en ce
sens que L se « dédoublerait » en un locuteur et un allocutaire. Mais une telle analyse
n’a rien d’évident en ce qui concerne (8-9), car elle effacerait toute disparité entre (9)
et (10). L’intuition dont on doit rendre compte, c’est que dans les cas comme (8-9), L
se distancie de lui-même pour des motifs psychologiques, émotionnels et/ou
mnésiques (Goffman 1987 ; Fischer 1989 ; Dennett 1991, 300-303) ; mais rien, dans tout
cela, n’implique qu’il s’agisse d’assertions littérales.57 Notre conception du locutoire
peut parfaitement rendre compte des moyens mis en jeu lors de tels monologues : L
(se) représente un état de choses au travers de l’expression d’un état mental, c’est-à-
dire accomplit un acte locutoire sans force illocutoire.
Nous pouvons donc conclure qu’un acte locutoire est la représentation linguistique
d’un état mental. Par conséquent, pour qu’une énonciation E reçoive, dans le contexte C, le
statut d’un acte illocutoire direct F(p), il faut, mais il ne suffit pas, que, dans C, E reçoive aussi le
statut d’un acte locutoire Λ(p).
57 Ces énoncés le seraient, par exemple, chez Williams (2006), pour qui les assertions (non
mensongères) sont des expressions sincères de croyances de L. On reviendra à cette conception au
chapitre 8.
104
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels
Au chapitre précèdent, nous avons défini le locutoire comme la représentation
linguistique qui correspond, de façon biunivoque, à un certain mode psychologique.
Nous devons, à présent, donner plus de substance à notre hypothèse en fournissant les
outils analytiques nécessaires pour distinguer entre les différents types de modes de
présentation, psychologiques et linguistiques. Dans ce chapitre, nous formulerons des
critères précis quant à l’individuation des modes de présentation psychologiques, en
nous appuyant, pour ce faire, sur une réanalyse de la notion de direction d’ajustement,
souvent invoquée lorsqu’il s’agit de classer les types d’états Intentionnels. Au chapitre
suivant, nous tirerons les leçons de cette entreprise pour le volet linguistique de notre
enquête.
1 La direction d’ajustement — une notion imprécise Bien que la notion de direction d’ajustement apparaisse déjà dans le travail
d’Anscombe (1957, 57-58) sur l’intention, c’est sans doute à Searle (1982, chapitre 1 ;
1985) que l’on doit l’ubiquité de ce concept théorique tant dans la philosophie de
l’esprit que dans la philosophie du langage, la sémantique et la pragmatique. Searle
utilise la direction d’ajustement comme principe classificatoire des états mentaux et
des actes de langage ; au plan conceptuel, la seconde utilisation découle de la première,
même si, historiquement, sa typologie des actes de langage précède celle des états
mentaux. Au chapitre précédent, nous avons exposé — et critiqué — l’idée de Searle
que toute représentation d’un état Intentionnel équivaut, en fait, à un acte illocutoire.
Dans ce chapitre-ci, nous allons tenter de réélaborer la classification des états
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 105
Intentionnels, telle qu’elle se laisse établir à travers la notion de direction
d’ajustement.
Selon Searle, la manière dont on attribue la « responsabilité » d’un d’échec
d’ajustement entre le monde et l’esprit suffit à placer les croyances à part des désirs et
des intentions. Dans le cas où une croyance ne se trouve pas satisfaite, c’est-à-dire est
fausse, « la responsabilité » de l’échec incombe au sujet, dont la croyance échoue ainsi à
s’ajuster au monde extérieur. Par contre, lors d’une faillite désidérative, volitive ou
conative, la « responsabilité » se déplace sur le monde qui, du point de vue du sujet, n’a
pas réussi à s’ajuster à son esprit. Pour cette raison, les croyances possèdent une
direction d’ajustement « esprit-monde », alors que la direction d’ajustement des désirs
et des intentions va du monde à l’esprit (direction d’ajustement « monde-esprit »). Une
distinction supplémentaire s’impose ensuite entre les désirs et les intentions ; l’origine
causale de l’événement qui satisfait un désir n’a pas d’importance pour la satisfaction
de celui-ci — seule compte l’existence de cet événement.58 Par contre, afin d’être
satisfaite, une intention doit causer l’action qui en constitue la satisfaction : pour que
mon intention de lever le bras soit satisfaite, il ne suffit pas que mon bras soit hissé, à
l’aide d’un système de cordes et de poulies, par une tierce personne ; il faut que son
mouvement soit causé par l’intention en question.
Malheureusement, même si cette définition possède un certain attrait intuitif,
de larges zones d’ombre persistent. Par exemple, comment rendre compte de la
différence entre un désir qui n’est pas satisfait et une croyance fausse portant sur un
fait futur ? Dans les deux cas, on assiste, du point de vue du sujet, à une évolution du
monde qui ne s’ajuste pas à l’esprit. On peut, bien entendu, maintenir que la
« responsabilité » de l’échec n’incombe pas toujours aux mêmes entités, mais que cache
précisément cette métaphore ? 58 Searle parle de « faits ». Personnellement, nous préférons éviter ce type d’ontologie
inflationniste ; voir note 66 ci-dessous. Pour un résumé récent des problèmes que soulève
l’argument dit du « lance-pierre » à l’intérieur d’une théorie sémantique contenant des faits, voir
Neale (2001) ; pour une critique rigoureuse de l’argumentation que Searle (1998, appendice)
oppose au « lance-pierre », voir Rodriguez-Pereyra (1998b).
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 106
Certes, Searle (1985, 23) ajoute que si l’on peut modifier une croyance erronée,
on ne saurait, afin de pallier l’échec d’une intention ou d’un désir, « arranger les choses
en disant que c’étaient [cette] intention ou [ce] désir qui étaient erronés ».
Néanmoins, pareille observation ne nous mène pas au-delà d’une appréhension
impressionniste et floue de la direction d’ajustement — même si c’est une description
correcte de la façon dont les agents rationnels se comportent quand ils découvrent la
non-satisfaction de leurs états Intentionnels. En fait, aucune définition contrefactuelle
n’est en mesure de donner accès à une discrimination claire des différents types d’états
Intentionnels indépendamment et en amont de l’attribution d’une valeur de
satisfaction.
Une seconde analogie de Searle (1985, 23, note) ne nous éclaire pas davantage :
Si Cendrillon entre dans un magasin pour acheter une nouvelle paire de souliers, elle prend
sa pointure comme donnée et cherche chaussure à son pied (la direction d’ajustement va de
la chaussure au pied). Mais quand le Prince cherche la propriétaire de la chaussure, il prend
la chaussure comme donnée et cherche un pied qui y soit ajusté (la direction d’ajustement va
du pied à la chaussure).
Si j’ai envie qu’il pleuve demain, je prends mon désir comme « donné » et j’attends un
état du monde qui pourrait s’y ajuster, soit. Mais si je crois qu’il va pleuvoir demain,
est-ce que je prends l’état du monde futur comme donné en m’apprêtant à y ajuster
mon esprit ? À moins d’être un démon laplacien, je m’attends plutôt à ce que le cours
des choses se déroule de manière à s’ajuster à ma croyance.
2 La position internaliste de Searle À notre avis, la direction d’ajustement ne peut s’analyser correctement qu’à
condition de distinguer entre l’objet de l’état Intentionel, défini de manière
extensionnelle (le contenu « large »), et la manière dont cet objet se présente à l’esprit
(le contenu « étroit ») ; en d’autres termes, pour chaque état Intentionnel il faut
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 107
distinguer entre les conditions de vérité, qui exigent l’existence objective d’un n-tuplet
de particulier(s), et les conditions de satisfaction.59
Searle (1985, chapitre 8 ; 1991, 237) rejette farouchement ce type de distinction
et adopte une théorie résolument internaliste du contenu des états Intentionnels ;
pour lui, il n’y a pas de contenu large, déterminé de manière objective — le seul
contenu d’un état Intentionnel I est le « fait » auquel I doit s’ajuster ou qui doit
s’ajuster à I pour que I soit satisfait.60 En bref, selon Searle, tout état Intentionnel est
de dicto : le contenu large de chaque état Intentionnel satisfait (au sens tarskien) les
descriptions conceptuelles du monde que cet état véhicule.
Plusieurs conséquences de cette position mériteraient une discussion
approfondie, mais il suffira, pour notre propos, de s’intéresser à quelques problèmes
liés aux croyances perceptuelles. Prenons l’exemple classique de Burge (1977, 351-352),
qui met en jeu une croyance de re telle que le sujet qui l’entretient ne dispose d’aucune
description conceptuelle dénotant, ou s’ajustant à la res :
On seeing a man coming from a distance in a swirling fog, we may plausibly be said to
believe of him that he is wearing a red cap. But we do not see the man well enough to
describe or image him in such a way as to individuate him fully. […] The perceived object
[…] may not be inspected in sufficient detail to distinguish it from all other objects except by
reference to spatio-temporal methods. And [it] will often not be individuatable by the
perceiver except by context-dependent, nonconceptual methods.
Face à ce genre d’exemples, l’internalisme de Searle ne peut se maintenir que si
sa théorie de la perception (1985, chapitre 5) se révèle valide par ailleurs (Dretske
2003). Comme Searle lui-même, nous allons, dans ce qui suit, nous limiter à la vision,
traitée en tant que paradigme de la perception. D’une part, afin de maintenir une
définition internaliste du contenu des croyances visuelles, Searle affirme que la 59 La satisfaction dont il est question ici concerne les états Intentionnels ; elle n’est pas à confondre
avec la satisfaction, au sens de Tarski (1983), des prédicats ou des concepts par la séquence de n
individus qu’exige la vérité objective. 60 Voir, en outre, la note 66 à propos des faits.
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 108
perception visuelle est un état Intentionnel, où seule la perspective du sujet détermine
les conditions de satisfaction. D’autre part, pour éviter que son système ne sombre
dans le solipsisme, Searle défend une version du Réalisme Direct et injecte une
contrainte causale dans les conditions de satisfaction des expériences visuelles : afin
d’être satisfaite, l’expérience visuelle doit être un effet causal du contenu qu’elle
représente. Mon expérience visuelle que F est G est satisfaite si, et seulement si, il
existe un fait [F est G] qui cause mon expérience — voir, selon Searle, est toujours voir
que.
Pour Searle, le contenu de la croyance entretenue dans l’exemple de Burge se
décrit comme suit (Searle 1985, 254) :
(1) Il y a là un homme qui est la cause de cette expérience et cet homme
porte une casquette rouge.
On aura remarqué qu’aucune propriété descriptive ne rentre dans la spécification de la
cause de l’expérience visuelle. Une question cruciale surgit alors : le contenu (1) se
laisse-t-il reformuler, dans la théorie de Searle, comme (2) ?
(2) Il y a là un homme qui porte une casquette rouge et qui cause cette
expérience.
Le point central, chez Burge, est que la couleur de la casquette n’a pas de
pertinence pour l’individuation de l’objet de l’expérience perceptuelle ; et c’est là une
prémisse que Searle accepte pleinement :
Pour moi, le contenu Intentionnel (de dicto) de l’expérience visuelle individualise l’homme,
et ce contenu fait partie intégrante du contenu (de dicto) de la croyance. (Searle 1985, 253)
Ainsi, même pour Searle, (2) imposerait une charge conceptuelle trop riche à
l’expérience visuelle. De son point de vue, l’individu à propos duquel on entretient la
croyance visuelle en question ne s’identifie pas selon un point de vue à la troisième
personne, mais dans une perspective subjective — c’est l’individu que l’esprit qui
entretient la croyance considère comme partie de son expérience visuelle (cf. De
Mulder 1994).
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 109
Ce ne sont pas uniquement des exemples comme celui de Burge qui dictent à
Searle cette conclusion ; celle-ci découle également de son postulat que la cause de
l’expérience visuelle n’inclut pas de propriétés phénoménologiques (Searle 1985, 74-83).
Searle raisonne comme suit. Supposons que les propriétés phénoménologiques
subjectives appartiennent au contenu de l’expérience visuelle ; on se retrouverait alors
dans l’impossibilité de seulement supposer que d’autres personnes puissent percevoir
les même choses que nous. Dès lors, pour éviter ce genre de solipsisme, il faut
admettre que le rôle des propriétés phénoménologiques se limite à déterminer, sans y
appartenir, une partie des conditions de satisfaction des états perceptifs.
Comme le remarque Armstrong (1991, 155-156), ceci implique que le contenu
(large) de la croyance en (1) dépend de l’occurrence d’expériences phénoménologiques
du sujet. Or, si tel est le cas, ce à quoi cette croyance doit s’ajuster n’est pas un « fait »
du monde extérieur, mais une expérience phénoménologique subjective, dont les
corrélats distaux se retrouvent ainsi perdus de vue. En d’autres termes, la satisfaction
des croyances perceptuelles ne dépend pas du monde réel à proprement parler, mais
d’une construction (inter)subjective issue de l’immersion de l’individu dans le monde
(voir De Mulder 1994).61
Ainsi, Searle se voit acculé, par sa propre théorie, à appliquer aux croyances
perceptuelles à la Burge l’une des deux analyses suivantes :
a. (1) en est la formalisation correcte, mais avec la conséquence que les
croyances perceptuelles représentent, entre autres, les expériences
phénoménologiques du sujet et non un fait extérieur — à moins que le sujet
percevant se trompe sur ses propres expériences perceptuelles, la seconde
partie de (1) est vraie indépendamment de l’état du monde extérieur ;
61 Searle (1991, 184) rejette explicitement la proposition d’Armstrong de considérer les qualia
phénoménologiques, telle la rougeur de la casquette, comme des propriétés objectives du monde
extérieur. Dans ce qui suit, nous adopterons, implicitement, la même attitude.
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 110
b. (2) en est la formalisation correcte, mais avec la conséquence qu’il faut
inclure les expériences phénoménologiques dans le contenu perceptuel et
donc abandonner le Réalisme Direct.
La solution la plus attrayante consiste donc à traiter les expériences
phénoménologiques d’une manière qui leur permette à la fois d’apparaître dans le
membre de gauche d’une relation causale, comme en (2), et de correspondre à un mode
subjectif de présentation, tout cela sans verser dans le solipsisme. C’est la voie que
nous allons explorer maintenant.
3 La perception comme interaction Noë et O’Regan (O’Regan et Noë 2001 ; Noë 2001, 2004) avancent une théorie
« énactive » de la perception qui s’oppose aux conceptions plus traditionnelles. Ces
auteurs font l’hypothèse que la vision consiste en une interaction entre le sujet
percevant et le monde extérieur. D’une part, l’activité visuelle dépend des
contingences sensori-motrices de l’appareil perceptif du sujet. Au cours du
développement cognitif, celles-ci finissent ordinairement par être maîtrisées à la
perfection et forment ainsi le dispositif perceptuel : par exemple, nous ne percevons
pas les saccades oculaires, les clignements des yeux ou encore « le point aveugle » de
notre champ visuel (qui correspond à la zone rétinienne dépourvue de récepteurs de
lumière). D’autre part, la répétition d’une interaction visuelle d’un même type fournit
aux sujets une connaissance implicite des propriétés relationnelles des objets face à la
structure des comportements sensori-moteurs. La conscience visuelle se réduit, par
conséquent, à une séquence d’activités sensori-motrices, tandis que les qualia
phénoménologiques de l’expérience visuelle relèvent d’un savoir implicite et
procédural [know-how], c’est-à-dire d’une capacité induite par la régularité
d’interactions perceptuelles répétées.62 Par exemple, voir une pomme sur sa gauche
62 Il est intéressant de constater que cette conception correspond aux thématiques que De Mulder
(1994) met en lumière dans la théorie de la perception défendue par le dernier Husserl.
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 111
revient à mobiliser une connaissance implicite du fait qu’un mouvement oculaire vers
la gauche ramènerait la pomme au centre du champ visuel.63
Nous ne saurions trop insister sur l’idée que, dans cette théorie, aucune
conscience visuelle n’émerge tant que le sujet n’interagit pas avec le monde extérieur
ou, en d’autres mots, tant qu’il ne s’engage pas dans une activité attentionnelle ou
épistémique. Afin de consolider cette thèse, Noë et O’Regan en appellent à la
multitude d’expériences qui prouvent que nous pouvons rester aveugles à des
changement importants, pourtant parfaitement visibles dans notre champ de vision.64
Néanmoins, la perception peut certainement être involontaire, comme
lorsqu’on vous dirige brusquement une lampe de poche dans les yeux. Proust (2001)
propose une distinction extrêmement utile à cet égard entre les opérations mentales, qui
sont des « fonctions mentales activées par des stimuli spécifiques, donnant lieu à des
changements adaptatifs dans les états épistémiques » [normal mental functions activated
by specific stimuli, giving rise to adaptive changes in epistemic states (Proust 2001, 114)], et les
actions mentales telles que prêter attention qui, quant à elles, surviennent de façon
contingente par rapport à des opérations mentales ou à d’autres actes mentaux. De ce
point de vue, une « action mentale n’est qu’une manière particulière de combiner des
opérations afin que le contrôle puisse émerger de cette même combinaison » [mental
action is just a particular way of combining operations in order to let control emerge from their
very combination (Proust 2001, 121)]. Ainsi, prêter son attention à un état de choses se
réduit à une séquence d’interactions sensori-motrices. Quant à la perception
63 Au cours d’expériences où les participants portaient en permanence des lunettes à orientation
gauche/droite inversée, une longue période d’habituation a été nécessaire avant qu’il ne leur soit
possible d’accomplir à nouveau les activités quotidiennes les plus simples (Kohler 1964 ; Taylor
1962). D’après l’interprétation qu’en offre Noë (2004, 3-11), ces expériences montrent que,
pendant la période d’accoutumance, les participants étaient expérientiellement aveugles, c’est-à-
dire qu’ils se trouvaient dans l’incapacité de traduire les sensations physiques en expériences
visuelles. 64 Pour un exemple particulièrement frappant (et amusant) voir Simons et Charbis (1999).
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 112
involontaire, celle-ci correspond à une interaction du sujet avec le monde, composée
d’une série d’opérations mentales involontaires.
On doit donc distinguer entre la réflexion lumineuse causée par un objet (e1) et
l’activité sensori-motrice du sujet percevant (e2). Le premier événement e1 n’a aucune
incidence causale sur la conscience visuelle du sujet, car e1 ne fait partie de la vie
intérieure que dans le cadre d’une interaction sensori-motrice. En outre, en l’absence
d’une maîtrise implicite des contingences sensori-motrices (s), e2 n’a pas la valeur d’une
expérience phénoménologique, comme le démontre, par exemple, la cécité
« expérientielle » des patients délivrés d’une cataracte congénitale (cf. Noë 2004, 4-7).
La conjonction de e1 avec s — appelons-la Ep — crée une disposition à percevoir (une
« cause structurante », dans les termes de Dretske 1988). Ainsi, la cause de l’expérience
phénoménologique se réduit à l’interaction sensori-motrice du sujet avec l’objet perçu,
c’est-à-dire à e2. À notre avis, c’est là le point central de la théorie énactive de la
perception : l’expérience phénoménologique du sujet est e2 en Ep. Par conséquent, la
cause d’une croyance perceptuelle se réduit à l’interaction du sujet percevant avec l’objet perçu.
4 La direction d’ajustement esprit-monde Si la théorie énactive de la perception est correcte — et, comme on l’a
rapidement évoqué, les données expérimentales militent en ce sens — (2) représente
de manière adéquate le contenu d’une croyance à propos de l’homme de Burge qui
approche dans le brouillard. En effet, la cause d’une expérience visuelle se réduit à une
séquence d’événements — dans ce cas particulier, à une série d’interactions sensori-
motrices qui correspond à la modalité aspectuelle sous laquelle l’esprit percevant
aperçoit ce fameux promeneur. Bien qu’on évacue de la sorte le Réalisme Direct de
Searle, on réussit pourtant à éviter les conséquences solipsistes qui, d’habitude, vont de
pair avec les théories phénoménologiques. Du point de vue énactif, les qualia
phénoménologiques dépendent, d’une part, des propriétés objectives des objets
perçus, et d’autre part, des propriétés de l’appareil perceptif commun à la plupart des
membres de l’espèce ; une fois ces hypothèses en place, on peut, sans grand risque,
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 113
présumer que chaque membre de l’espèce partage ses contenus visuels avec d’autres
congénères (voir aussi De Mulder 1994).
Dans la plupart des cas, il est également vrai qu’en l’absence d’objets du monde
extérieur qui reflètent ou produisent de la lumière, c’est-à-dire en l’absence de e1,
l’activité sensori-motrice (e2) n’aura pas de retombées sur la vie intérieure du sujet —
après tout, on ne voit pas dans le noir. Il reste que la connaissance implicite des
contingences sensori-motrices, révélée par une structure précise de mouvement
oculaires, joue un rôle prépondérant lors de la construction mentale d’événements
imaginés (par exemple, à l’écoute d’une histoire qui contient de l’information spatiale,
le mouvement des yeux « suit » la scène imaginaire) ou lors de la remémoration
d’événements passés (ici, le regard porte sur l’endroit vide où l’événement a pris place)
(Spivey et Geng 2001). Cependant, il n’y a rien de réellement troublant à ce que les
routines sensori-motrices puissent donner lieu à une expérience subjective sans qu’un
objet réel soit perçu. Tout d’abord, de telles « pseudo-perceptions » présupposent un
arrière-plan de know-hows implicites, ayant émergé de véritables interactions avec le
monde externe ; car, dans ces cas « virtuels », les mouvements oculaires sont ceux qui
auraient été accomplis lors d’une expérience visuelle au sens ordinaire du terme.
Ensuite, pourquoi devrait-on s’attendre à une quelconque garantie d’infaillibilité de la
part d’une théorie de la perception ? Tout ce dont on a besoin, c’est d’une analyse qui
prédise l’implication allant du contenu étroit vers le contenu large, c’est-à-dire de la
satisfaction d’une croyance perceptuelle à sa vérité objective.
Or une définition rigoureuse de la direction d’ajustement esprit-monde se
trouve à notre portée. En effet, nous pouvons dire qu’une croyance perceptuelle Cr
possède une direction d’ajustement esprit-monde parce que sa satisfaction exige :
a. que l’objet de Cr satisfasse la présentation aspectuelle M sous laquelle il est
appréhendé par l’esprit [condition descriptive] ;
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 114
b. que M (c’est-à-dire une certaine interaction sensori-motricielle) soit la cause
de Cr [condition de relation]. 65
La clause (a) vise à rendre compte de la partie « ajustement », et la clause (b) de la
« direction esprit-monde ».
Afin de généraliser l’approche ainsi proposée aux autre types de croyances de re,
telles que les croyances basées sur le souvenir ou sur l’ouï-dire, il faut formuler des
théories énactives pour les modalités relationnelles en question, de façon à maintenir
un lien de cause à effet entre M et Cr sans que cela entraîne aucune inflation
métaphysique due à l’introduction de nouveaux types d’entités ontologiques au sein
des relations causales.66 Bien que, dans le cadre de ce travail, nous ne puissions faire
65 J’emprunte la distinction tripartite entre les conditions de vérité, les conditions descriptives et les
conditions de relation à Bach (1987) et Recanati (1993) ; j’ai préféré employer le terme condition
descriptive là où ces auteurs emploient condition de satisfaction, afin de prévenir toute confusion
possible entre la satisfaction des état Intentionnels et la satisfaction des prédicats au sens de Tarski
(1983). 66 On trouve une défense élaborée d’une conception de la causalité reliant des faits — et non des
événements (cf. Davidson 2001a) — chez Mellor (1995), qui présente les deux arguments suivants.
Premièrement, Mellor invoque des énoncés comme (i) où, d’après lui, ses os sont fragiles
dénote un fait qui se retrouve, du coup, membre d’une relation causale.
(i) La chute de Don a causé sa mort parce que ses os sont fragiles.
Cependant, il n’est pas du tout clair que la fragilité des os de Don fasse partie des causes de la mort
de Don. On peut adopter une conception, ontologiquement parcimonieuse, qui traite les
dispositions comme des relations entre les individus, contingentes par rapport aux propriétés
catégorielles de ceux-ci et régies par des lois universelles (voir les contributions de Armstrong dans
Armstrong et al. 1996). Comme ces lois sont réductibles, à leur tour, à des généralisations
épistémologiques (cf. Heil 2004), la fragilité des os de Don apparaît non pas comme une partie de
la relation causale, mais comme une explication ou une justification de celle-ci, issue d’une mise en
rapport avec des généralisations à partir de successions d’événements.
Deuxièmement, Mellor tente une démonstration par l’absurde. Supposons qu’on fasse
référence à deux événements dans (ii) :
(ii) Don ne meurt pas parce qu’il reste sur les rochers.
Pour que cet énoncé revête une forme causale, il faut le paraphraser en termes non-négatifs, comme
en (iii) :
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 115
davantage qu’exprimer notre optimisme quant au succès d’une telle entreprise (pour
un exemple dans la théorie de la perception auditive de la parole, voir Kingston et
Diehl 1994), il convient de souligner que l’enjeu global est de taille : il ne s’agit pas
moins que d’élaborer une définition du contenu étroit à l’aide de relations causales
réelles — et non contrefactuelles, comme c’est bien souvent le cas — tout en la
rendant utilisable pour l’individuation subjective des états Intentionnels (cf. Stalnaker
1989, 1993).
(iii) Don survit parce qu’il reste sur les rochers.
Mais, selon Mellor, de telles contreparties positives ne sauraient être correctes : alors que [Don ne
meurt pas] implique véri-conditionnellement à la fois [Don ne meurt pas lentement] et [Don ne
meurt pas vite], la survie de Don ne saurait être à la fois rapide et lente. Par conséquent, conclut
Mellor, si l’on décide de maintenir que des faits ne peuvent rentrer dans des relations causales, il
faudra accepter l’existence, absurde, d’un événement irréductiblement négatif.
Toutefois, on peut s’interroger sur la vérité des implications invoquées. Il est peu probable
que les adverbes comme lentement ou vite soient des prédicats à une seule place qui prennent des
événements pour arguments. Tout d’abord, un même événement peut être lent sous une description
et rapide sous une autre — en d’autres mots, l’application de tels adverbes requiert une classe de
comparaison (Davidson 1967a, 1985b, 1985a ; Bennett 1985) qui est superflue pour l’évaluation
véri-conditionnelle d’un énoncé comme Don ne meurt pas. Une autre option consiste à analyser ces
adverbes comme des prédicats de second ordre (Lewis 1972 ; Thomason et Stalnaker 1973 ; Bellert
1977) ; si l’on adopte cette approche, l’implication postulée par Mellor disparaît également, car les
formes logiques seraient approximativement les suivantes :
(iv) ¬∃e[Meurt(Don,e)]
(iv) ¬∃e[Lentement/Vite(Meurt(Don,e))].
Enfin, même si l’on accepte que lentement et vite sont bien des prédicats à un argument, il reste
douteux que les variables e et e’ soient co-référentielles dans (v), (vi) et (vii), car les événements
doivent, très probablement, être individués d’après des critères spatio-temporels (Quine 1985 ;
Davidson 1985a) :
(v) ¬∃e[Meurt(Don,e)∧ Vite(e)]
(vi) ¬∃e[Meurt(Don,e)∧ Lentement(e)]
(vii) ¬∃e’[Meurt(Don,e’)]
Pour d’autres critiques de la théorie causale de Mellor, voir Rodriguez-Pereyra (1998a), Noordhof
(1998) et Kistler (1999).
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 116
Nous venons de constater que la satisfaction d’une croyance de re implique que
cette croyance est également vraie du point de vue objectif. Mais, évidemment,
l’inverse ne vaut pas ; il peut être objectivement vrai qu’un homme approche même si
cet homme ne satisfait pas l’aspect sous lequel il est présenté à l’esprit du sujet. De
façon évidente, on ne saurait attribuer une croyance intelligible à quelqu’un qui croit,
de manière erronée, que l’homme qui approche porte une casquette rouge, si la vérité
de la croyance venait à dépendre de la condition descriptive. En effet, la possibilité
même d’attribuer une telle croyance à autrui présuppose que l’on puisse procéder à une
relativisation charitable de la manière dont cette personne appréhende l’individu qui
est en train d’approcher dans le brouillard (cf. Davidson 1974a, 1977, 1985c, 1986). Dans
l’exemple de Burge, l’aspect de présentation se trouve dépourvu de pertinence même
du point de vue du sujet percevant ; mais ceci n’a rien d’obligatoire, comme on le sait
au moins depuis les discussions que Perry (1979) et Kaplan (1989a ; 1989b) ont consacré
à l’indexicalité mentale. Pour prendre l’exemple le plus connu, imaginons que je voie
dans un miroir un homme (en l’occurrence moi-même) qui a son pantalon en feu ; que
j’entretienne la croyance [Cet homme a son pantalon qui brûle] ou la croyance [J’ai
mon pantalon qui brûle], les conditions de vérité objectives seront toujours remplies
dans les mêmes circonstances, bien qu’on ne puisse nier l’avantage pratique qu’il y
aurait à entretenir la seconde croyance, dont les conditions descriptives sont
satisfaites, plutôt que la première, où elle ne le sont pas.
Quant à la non-pertinence véri-conditionnelle de la condition relationnelle,
celle-ci est moins apparente à première vue ; néanmoins, on peut imaginer une infinité
de mondes possibles dans lesquels il y aurait encore un homme qui approche dans le
brouillard, mais où personne ne serait là pour le voir (Recanati 1993, 105).
Pour terminer, quelques mots sur les croyances de dicto. Celles-ci présentent
également une direction d’ajustement esprit-monde, avec la nuance que, cette fois, la
vérité objective coïncide, à tous les coups, avec la satisfaction. Par exemple, si je crois
que le président de la France (qui qu’elle/il soit) aime les huîtres, ma croyance est
satisfaite si, et seulement si, il existe un individu x tel que x est président de la France
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 117
et x aime les huîtres. Dans ce cas, les conditions relationnelles sont identiques à la fois
aux conditions descriptives et aux conditions de vérité : la personne dont je crois
qu’elle aime les huîtres doit satisfaire la description sous laquelle elle est présentée à
mon esprit, car cette description constitue la seule modalité de relation entre mon
esprit et cet individu (Recanati 1993, 104-106).
5 Les intentions Nous avons déjà vu que, pour Davidson (1967a ; 1967c ; 1985b), parler d’actions
se réduit à décrire en certains termes des événements conçus comme des particuliers
non répétables. D’après lui, les mouvements corporels correspondent à la limite
inférieure de telles descriptions : par exemple, mon action de boire une bière se réduit
à l’événement constitué par la déglutition ; toute autre description doit s’analyser soit
comme une requalification de cette action corporelle « de base », soit comme ayant
trait aux conséquences causales de cette action « de base » — j’ai ennuyé ma compagne,
j’ai perdu toutes les chances de comprendre l’article que j’étais en train de lire,...
Davidson (1971, 59-60) concède que certaines actions peuvent servir à « préparer
le terrain » pour d’autres.67 Par exemple, afin de boire ma bière, je dois me lever, aller à
la cuisine, ouvrir le frigidaire,… Chacune de ces actions est accomplie
intentionnellement mais, pour reprendre l’expression d’Anscombe (1957, 46-47), mon
intention de boire une bière « avale » toutes les autres intentions qu’elle a enclenchées ;
en fin de compte, c’est là l’origine de toutes ces actions « préparatoires » — me lever,
aller à la cuisine, ouvrir le frigidaire,… D’après Searle (1985, chapitre 3), les actions
préparatoires résultent de ce qu’il appelle des « intentions-en-action », ce qui permet
de ne pas les concevoir comme des actions consciemment réalisées afin de satisfaire
mon intention (préalable) de boire une bière. En effet, selon Searle, les intentions-en-
action présentent au sujet une partie du contenu véri-conditionnel des intentions
préalables en contribuant à la réalisation de ce contenu. Toujours selon Searle,
67 Ce paragraphe doit beaucoup à Proust (2005), où l’on trouvera un exposé plus approfondi des
problèmes abordés.
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 118
certaines actions, comme se lever et arpenter la pièce impulsivement, ne découlent
même pas d’une intention préalable ; seules se forment des intentions-en-action qui,
par leur vertu d’en être la cause, rendent un contenu présent à l’esprit du sujet.
Nous inspirant de Proust (2003b ; 2005), nous rejetterons la conception
searlienne où l’intention-en-action apparaît comme un état Intentionnel dont le
contenu ferait partie du contenu de l’intention préalable. Tout d’abord, un agent peut
entretenir une intention préalable sans avoir établi, ni prévu les intentions-en-action
qui devraient ou pourraient être mobilisées afin de mener cette intention préalable à
sa satisfaction. Selon la formule de Davidson (1978, 94),
[w]e can be clear what it is what we intend to do while being in the dark as to the details, and
therefore the pitfalls.
En d’autres mots, les facteurs qui déterminent les moyens physiques d’atteindre un
objectif ne sont pas à confondre avec ceux qui mènent l’agent à se fixer cet objectif
(Dretske 1988, 131-146 ; Dennett 2003, 237-240).68 Ensuite, on peut douter que chaque
intention-en-action possède un contenu véritablement conceptuel.
Anscombe (1957, 87-88) distingue, au sein de l’action intentionnelle, deux types
de connaissance : le premier relève d’une maîtrise implicite et pratique, qui donne
accès à l’objet de l’intention en le causant, tandis que la seconde est spéculative et
permet d’envisager les conséquences que l’action aura dans le monde extérieur. Proust
(2003b ; 2005) fond cette distinction dans une notion unique d’intention-en-action (ou
« volition », dans sa terminologie) conçue, cette fois, non pas comme un état
Intentionnel, mais comme une série d’opérations mentales non-conceptuelles, c’est-à-
dire comme une fonction cérébrale qui contrôle le mouvement. De telles opérations
sont donc des boucles exécutives qui, lorsque le contexte s’y prête, initient l’exécution
de l’intention préalable, et ce en fonction de la saillance du but poursuivi et du savoir
pratique et implicite, stocké au préalable lors de situations similaires. Grâce à une 68 Notons qu’une telle capacité à faire passer les étapes intermédiaires à l’arrière-plan, tout en
gardant un but constant, malgré des variations externes et internes, présente un avantage évolutif
évident (Talmy 2000, 277-279).
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 119
comparaison constante entre les changements environnementaux survenus et les
attentes basées sur des expériences antérieures, les intentions-en-action rendent
continuellement compte de la bonne performance de l’intention préalable et, le cas
échéant, ajustent l’exécution motrice aux changements survenus. Par conséquent, dans
cette analyse, les conditions de satisfaction des intentions préalables restent, comme
chez Searle, contraintes causalement, vu qu’on y décrit les intentions-en-action comme
des boucles exécutives, en contact permanent avec l’intention préalable
correspondante. Dans ce qui suit, nous ferons nôtre la conception de Proust et nous
n’emploierons le terme « intention » que lorsqu’il s’agira des intentions préalables.
Du point de vue ainsi adopté, la direction d’ajustement monde-esprit des
intentions apparaît comme le reflet symétrique de la direction d’ajustement esprit-
monde des croyances de re. En effet, la satisfaction d’une intention exige que
l’événement qui satisfait les conditions de vérité objectives respecte les deux
conditions suivantes :
a. il doit correspondre à la description sous laquelle l’agent avait conçu l’action
[condition descriptive] ;
b. il doit être l’effet d’une séquence d’intentions-en-action qui contrôlent la
satisfaction de la condition descriptive [condition relationnelle].
Tout comme pour les croyances de re, aucune de ces deux conditions n’est véri-
conditionnellement pertinente. De nouveau, c’est là un point largement reconnu en ce
qui concerne la condition descriptive, précisément parce que, comme on l’a vu ci-
dessus, certains événements peuvent recevoir plusieurs descriptions, intentionnelles ou
pas. Cependant, le fait qu’une action ne reçoive pas de description intentionnelle
n’empêche pas que cette même action puisse résulter d’une intention préalable et donc
que la condition relationnelle soit remplie : imaginons que je décide de boire une bière,
mais que, m’étant trompé sur le contenu de la bouteille, j’avale du beurre fondu au lieu
d’avaler de la bière ; cet événement est encore un effet de mon intention préalable de
boire une bière — même si ce n’est pas ce que je voulais faire, c’est quelque chose que
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 120
j’ai fait. De même, Œdipe avait l’intention de tuer un étranger, pas son père — et
pourtant, c’est là bien quelque chose qu’il a fait (cf. Davidson 1985b, 297).
Au fond, si l’on se sent justifié à traiter en termes d’action le fait que je boive du
beurre fondu ou qu’Œdipe tue son père, c’est parce que les conditions relationnelles
des intentions correspondantes sont remplies. Par contre, une ascription actionnelle se
révèle plus délicate pour les scénarios à « chaînes causales déviantes » qui combinent,
en réalité, la vérité objective avec la faillite des conditions de relation. Prenons
l’exemple classique de Searle où, à l’aide d’un mécanisme subtil de cordes et de poulies,
on me forcerait à boire une bière d’une façon qui, vue de l’extérieur, ne différerait en
rien de la « même action » accomplie intentionnellement. Un des usages cruciaux que
fait Searle de son concept d’intention-en-action vise, justement, à dissoudre ces
paradoxes causaux : selon lui, lorsque que je bois ma bière dans une telle circonstance,
cet événement ne correspond pas à mon intention préalable de boire ma bière, parce
que celle-ci englobe une série d’intentions-en-action qui demeurent non satisfaites
dans le scénario déviant. Nous dirons, quant à nous, que la satisfaction des intentions
requiert celle des conditions relationnelles. Le point important reste que les
conditions de vérité peuvent être remplies indépendamment des conditions
relationnelles ; mais, bien sûr, l’inverse ne vaut pas.
6 Les désirs La différence la plus frappante entre les désirs et les intentions tient au fait que
si un agent rationnel ne saurait entretenir simultanément des intentions dont les
conditions de satisfaction sont incompatibles entre elles, nous avons souvent des
désirs contradictoires (pour une discussion étendue, voir Searle 2001a, 248-267) :
[Oedipus] can consistently both want to marry Jocasta and want not to marry Jocasta, under
the same description. […] For example, he might want to marry her — because, say, he finds
her beautiful and intelligent, and simultaneously not want to marry her — because, say, she
snores and cracks her knuckles. (Searle 2001a, 250)
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 121
Cette particularité tient, selon Searle, à l’absence de contraintes causales sur la
satisfaction des désirs ; cette indépendance causale découle, à son tour, de la
possibilité qui existe, pour un même événement, d’être désirable sous un aspect et
indésirable sous un autre (aussi Davidson 1978, 96-99).
Dans la reformulation que nous avons proposée d’appliquer à la notion de
direction d’ajustement, ces intuitions se laissent exprimer, tout naturellement, par la
stipulation que les désirs ne possèdent pas de condition relationnelle. En outre, étant
donné le constat indéniable que les conditions de satisfaction des désirs sont
irréductiblement liées à l’aspect sous lequel l’esprit se représente le contenu véri-
conditionnel, on ne peut que tomber d’accord avec Searle (1985, 257-259) lorsqu’il
soutient que tous les désirs sont de dicto. Pour donner du sens à la notion d’état
Intentionnel de re, on doit postuler une relation entre l’esprit et la res ; or, comme on
vient de le voir, les désirs n’instaurent aucune relation entre l’esprit et ce qui les
satisfait. Recanati (1993, 113) note à ce propos :
Suppose I imagine (or for that matter, dream of) a certain car, with extraordinary features. If
my representation refers to anything at all, it is to whatever satisfies the content of the
representation, i.e. to whatever is a car and has the features possessed by the imagined car.
[…] The ‘reference’, if there is such a thing, is determined satisfactionally rather than
relationally.
Bien entendu, ce qui vaut pour les désirs vaut aussi pour d’autres états mentaux,
comme les espoirs, les craintes ou encore les souhaits, qui partagent avec les désirs
l’absence de mode de relation entre l’esprit et le contenu, mais en diffèrent au niveau
du corrélat émotionnel.
Afin de rendre les choses plus claires, pensons aux intentions ou aux croyances
dont une personne sait qu’elle ne sont pas satisfaites : on considérera que cette
personne est irrationnelle si, tout en étant pleinement consciente de leur non-
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 122
satisfaction, elle persiste à entretenir ces croyances ou ces intentions.69 Les
conséquences auraient bien sûr été différentes s’il s’était agi de désirs qui sont
mutuellement exclusifs. Imaginons que je voie arriver une femme que je crois être
Adélaïde et que je forme le désir qu’elle m’embrasse. Or, à y regarder de plus près, la
femme s’avère être Philomène, la grand-mère d’Adélaïde, qui s’approche et me dépose
un baiser délicat sur la joue. Il est fort possible que rien dans ce baiser n’affecte mon
désir d’être embrassé par la petite-fille. Par contre, si voyant au loin Philomène, qu’à ce
moment-là je prends pour Adélaïde, je me mets à croire qu’Adélaïde va s’approcher et
m’embrasser ou si je forme l’intention de faire le premier pas et d’aller embrasser
Adélaïde, le fait que je me rende compte que le contenu véri-conditionnel ne satisfait
pas les conditions descriptives m’obligera à abandonner ces états mentaux. En outre,
comme le note Baier (1985, 10), alors que les contenus des croyances ou des intentions
possèdent une temporalité propre, qui s’agence de manière cohérente avec d’autres
croyances et intentions du sujet, les contenus des désirs ne donnent pas lieu à un
ensemble organisé chronologiquement, ils ne forment pas « d’histoire ». Cette absence
d’indexation temporelle n’a rien de surprenant, dans la mesure où aucune relation ne
s’instaure entre le sujet désirant et l’objet de ses désirs.
Comparons, pour finir, les désirs aux croyances de dicto. Imaginons que je croie
que le président de la France (qui qu’il/elle soit) aime les huîtres ; aussitôt que
j’apprendrai qu’en fait le président français n’aime pas les huîtres ou que le dégoût des
huîtres est une condition sine qua non pour arriver à l’Elysée, je cesserai immédiatement
d’entretenir ma croyance — la raison en est que la condition descriptive, dans ce cas,
fait office de relais entre mon esprit et l’objet de la croyance (cf. Recanati 1993). Mais,
même si je sais que ce n’est pas réellement le cas, je peux encore continuer à vouloir
que le président français, qui qu’elle/il soit, aime les huîtres.
69 Il faut exclure, ici, les cas de « duperie de soi » : si ces cas sont particuliers, c’est justement parce
qu’il faut leur trouver un cadre restreint qui ne dépasse pas la rationalité ordinaire (Davidson 1982,
1985c, 1986).
Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 123
Faut-il alors parler de souhaits plutôt que de désirs ? Nous proposons, dès
maintenant, de faire une distinction terminologique entre les souhaits et les désirs —
un peu discordante, sans doute, avec l’usage commun — en stipulant que seuls les
premiers se caractérisent par l’impossibilité physique de leur objet : ainsi, je peux avoir
le désir que le Président, qui qu’elle/il soit, aime les huîtres, mais seulement souhaiter
d’être né à la Renaissance (cf. Dominicy 2001 ; Dominicy et Franken 2002).
En bref, la différence entre les croyances de dicto et les désirs réside dans le fait
que seules les premières ont des conditions descriptives qui, par le biais de conditions
relationnelles, permettent de stocker de l’information à propos du monde extérieur.
124
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états
Intentionnels
Au chapitre précédent, nous avons reformulé la notion de direction
d’ajustement à l’aide de trois types de conditions : (a) les conditions descriptives, (b) les
conditions relationnelles, (c) les conditions de vérité. Alors que (c) correspond au
contenu large ou objectif, (a) et (b) déterminent le contenu étroit ou subjectif. Cette
distinction tripartite nous a permis de reconstruire une typologie des états
Intentionnels. Les intentions et les croyances de re possèdent des conditions
descriptives et des conditions relationnelles qui ne sont pas pertinentes pour la vérité
objective : ces deux types d’états Intentionnels diffèrent uniquement quant à la
direction causale de la condition relationnelle — pour une croyance, la causalité va de
l’aspect présentatif de l’objet à la croyance, tandis que pour l’intention, elle va du sujet
vers l’objet de l’intention. Par contre, tant pour les croyances de dicto que pour les
désirs, les conditions de vérité ne sauraient se distinguer des conditions
relationnelles ; la seule différence entre ces deux types d’états tient au fait que les
désirs ont des conditions relationnelles vides, alors que les conditions relationnelles
des croyances de dicto se confondent avec leurs conditions descriptives (et donc, avec
leurs conditions de vérité).
Il s’agit, à présent, d’appliquer cette caractérisation des états Intentionnels à
notre conception du locutoire. Au chapitre 4, nous avons postulé l’existence d’un
niveau locutoire qui serait intermédiaire entre le phatique et l’illocutoire et qui
consisterait en la représentation linguistique d’un état Intentionnel. Nous allons
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 125
commencer par montrer en quoi notre conception du locutoire diffère de la notion de
« force illocutoire expressive », telle qu’utilisée par Searle et Vanderveken ou par
Alston. De cette discussion se dégageront les critères que doit remplir l’expression des
états Intentionnels, au sens locutoire du terme. Dans la section 2, on verra que ce type
d’expression requiert un lien fonctionnel entre le type d’état Intentionnel représenté
locutoirement et l’énoncé pris en lui-même. La théorie biologique de Ruth Millikan,
présentée dans la section 3, nous fournira les outils nécessaires qui nous permettront,
dans la section 4, d’appliquer la typologie des états Intentionnels aux actes locutoires.
1 Acte locutoire ou acte illocutoire expressif ?
1.1 Searle et Vanderveken Dans la Théorie des Actes de Langage de Searle et Vanderveken, la force
illocutoire expressive se définit comme suit :
le but expressif […] consiste à exprimer des états mentaux du locuteur. (Vanderveken 1988,
109)
The illocutionary point of an expressive illocution of the form F(P) is to express the
speaker’s attitude about the state of affairs that P. (Searle et Vanderveken 1985, 58)
Comme nous l’avons déjà noté au chapitre 2, la perspective conventionnaliste
de Searle exige que le contenu propositionnel d’un acte illocutoire F(p) dépende
entièrement de la signification linguistique liée, conventionnellement, à
l’accomplissement littéral de F(p). De cela il semble découler que les exclamations
comme (1) constituent le seul type d’énoncés servant à accomplir des actes illocutoires
expressifs de manière littérale et directe :
(1) Eh ! Firmin embrasse son chien !
En tous cas, c’est la position que Vanderveken (1988, 111 ; 1990, 108, 127 ; voir aussi
Searle et Vanderveken 1985, 2) adopte ouvertement.
Comme le remarquent Franken et Dominicy (2001), cette thèse a des
conséquences absurdes si on la conjoint à la définition de l’acte expressif citée ci-
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 126
dessus. En effet, en admettant que le contenu propositionnel de l’acte illocutoire, et
donc de l’état mental exprimé, dépend exclusivement de la signification linguistique,
on se place dans l’obligation d’accepter que L exprime, de façon littérale et directe, son
dégoût que Firmin embrasse son chien lorsqu’il énonce (1), mais non quand il asserte
(2) :
(2) Ça me dégoûte que Firmin embrasse son chien.
Si la forme linguistique de l’énoncé détermine le contenu propositionnel qu’il exprime,
alors (2), en tant qu’acte illocutoire littéral, aurait pour contenu [L est dégoûté que
Firmin embrasse son chien] ; dès lors, l’état mental exprimé littéralement par (2) ne
saurait avoir la forme ΨDégoût(Firmin embrasse son chien).
Afin de résoudre ce problème, on pourrait tenter de se réfugier derrière une
conception de l’expression qui soit suffisamment forte pour écarter l’hypothèse que (2)
véhicule, au même titre qu’en (1), l’expression d’un état mental. Par exemple, selon
Ducrot (1984, 185-187), la différence entre un énoncé comme (2) et un « véritable »
expressif comme (1) tient à la manière dont L présente son énoncé ; dans le premier
cas, l’énoncé est perçu comme résultant d’une intention d’informer, tandis que dans le
second, l’origine de l’énonciation semble résider dans l’information elle-même — en
quelque sorte, L se représente comme forcé d’énoncer (1) par l’action de Firmin. Par
conséquent, pour éviter la conséquence absurde que (1), mais non (2), exprime le
dégoût de L que Firmin embrasse son chien, il faudrait restreindre l’usage théorique du
terme « exprimer » à un effet discursif du genre de celui que Ducrot a identifié. Du
même coup, cet effet (ou, en tout cas, la recherche de cet effet) s’érigerait en une
condition nécessaire pour l’accomplissement d’un acte expressif (qui, dès lors, ne serait
pas nécessairement illocutoire ; voir plus bas).
Nous ne trouvons rien à redire à une telle définition des énoncés expressifs, car
elle ne fait que souligner la différence entre le locutoire et les actes expressifs de Searle
et Vanderveken. Rappelons-nous que le Principe d’Engagement Illocutoire de la
Logique Illocutoire stipule que l’accomplissement de n’importe quel acte illocutoire
non-expressif F(p) engage L à l’expression de l’état mental Ψ(p) que L doit entretenir
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 127
afin d’accomplir F(p) de manière sincère. De notre côté, nous avons soutenu que
chaque acte illocutoire F(p) est constitué par un acte locutoire Λ(p), c’est-à-dire par la
représentation linguistique de Ψ(p). Par conséquent, on ne pourra établir l’équivalence
entre notre acte locutoire et les actes expressifs de Searle et Vanderveken qu’à
condition de réduire ce Principe d’Engagement Illocutoire au Principe d’Engagement
Locutoire suivant :
Principe d’Engagement Locutoire : Chaque acte illocutoire F(p)
engage L à l’accomplissement d’un acte locutoire Λ(p) tel que Λ est le
mode de présentation linguistique qui correspond au mode de
présentation psychologique Ψ définitoire de l’état Intentionnel que L
doit entretenir pour accomplir F(p) de manière sincère.
Or, si l’on définit la classe des actes illocutoires expressifs d’après le critère de
Ducrot, seul le Principe d’Engagement Locutoire demeure valide. Un critère de ce
genre reste lié, rappelons-le bien, à une certaine forme linguistique ; par conséquent,
un acte non-expressif ne saurait engager son locuteur à l’expression « spontanée » d’un
état mental que si le Principe d’Engagement Illocutoire se voyait restreint à un rapport
entre types de phrases. Notons que Vanderveken (1990, 159) opère précisément cette
restriction quand il pose que tout énoncé non exclamatif engage L à l’énoncé
exclamatif correspondant ; mais l’absurdité d’une telle thèse est manifeste (Van Hecke
1998 ; Franken et Dominicy 2001). Imaginons qu’un capitaine donne l’ordre (3), sans
l’approuver : il estime, par exemple, que c’est là exposer ses hommes à un danger
excessif, mais aussi qu’il est de son devoir de mettre en œuvre la stratégie décidée par
l’état-major :
(3) Attaquez demain à l’aube !
Clairement, le fait de prendre la responsabilité de cet ordre ne l’engage nullement à
une exclamation comme (4) :
(4) Comme je voudrais que vous attaquiez demain à l’aube !
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 128
Le fossé entre le locutoire et les actes illocutoires expressifs se creuse encore
plus lorsqu’on réalise que Searle et Vanderveken — tout comme Ducrot d’ailleurs, sauf
que celui-ci n’entend pas définir une classe d’actes illocutoires — définissent
l’expression dans des termes qui s’appliquent aussi bien aux exclamations qu’à des
interjections comme (5) ou (6) :
(5) Aïe !
(6) Hourra !
De fait, Searle et Vanderveken analysent (5-6) comme des actes illocutoires expressifs
dépourvus de contenu propositionnel (Searle 1972, 70, note ; Searle et Vanderveken
1985, 9). Ces auteurs essaient ainsi d’englober sous leur notion de force expressive à la
fois l’expression d’un état mental, au sens large, et la représentation linguistique d’un
état Intentionnel, au sens pertinent pour la définition du locutoire. On peut exprimer
une attitude mentale, au sens large, par le ton de la voix, le regard, l’accompagnement
gestuel de la parole ; clairement, il n’y a aucune limite objective entre de telles
expressions et les prétendus actes illocutoires (5-6). Or, comme le dialogue imaginaire
ci-dessous le démontre par l’absurde, à étendre si loin la classe des actes illocutoires,
on finit par lui faire perdre tout intérêt pour l’étude de la communication verbale.
I say to you: “When I approached Jones on the matter, he expressed real enthusiasm for my
plan”. You ask “What did he say exactly?”. I reply, “Oh, he didn’t say anything, but there
was a definite glow in his eyes while I was talking”. (Alston 2000, 106)
On notera, d’ailleurs, que si Austin (1970, 139) semble nier que des interjections
puissent constituer des actes locutoires, c’est sans doute parce qu’elles demeurent
dépourvues de toute structure linguistique (voir aussi Recanati 1987, 241). Cependant,
restreindre la force expressive, comme la définissent Searle et Vanderveken, aux seuls
énoncés linguistiques ne peut se faire qu’en instaurant une relation biunivoque entre
l’accomplissement littéral et direct d’un acte illocutoire expressif et un certain type
d’énoncé : la boucle est bouclée (ou, devrions-nous dire, le nœud autour du cou du type
illocutoire expressif).
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 129
1.2 Alston Alston (2000, 109) évite les problèmes que rencontrent Searle et Vanderveken
en instaurant une relation plus lâche entre le contenu propositionnel des expressifs et
la signification linguistique de l’énoncé :
U expressed a P (some psychological state) in uttering S iff in uttering S, [U subjects his
utterance to a rule that, in application to this case, implies that it is permissible for S to utter
S only if] S has P.
On le voit, à condition de postuler certains critères normatifs portant sur l’utilisation
du langage, la définition d’Alston rend possible l’accomplissement d’un même acte
expressif en (1) et en (2) ; dans les deux cas, L se présente comme étant dégoûté que
Firmin embrasse son chien.
Il convient donc de savoir si l’acte expressif, au sens d’Alston, se confond avec
ce que nous avons appelé l’acte locutoire. Dans notre perspective « néo-austinienne »,
l’acte locutoire est obligatoirement accompli au travers d’un acte phatique (et donc
phonétique) : seules ont une importance pour le contenu illocutoire les expressions
d’états mentaux dont le contenu est dérivable, contextuellement, de la structure
syntaxique de l’acte phatique accompli.
Dans la Théorie de la Pertinence (Sperber et Wilson 1989 ; Carston 1988,
2002a, 2002b, 2004) ou dans l’approche défendue par Recanati (1989 ; 1993 ; 2004b ;
2004a), l’assignation d’un contenu propositionnel (non-impliqué) n’est que
partiellement déterminée par la structure syntaxique de l’énoncé ; celle-ci sert d’input
à différents processus pragmatiques qui la développent et l’enrichissent, jusqu’à donner
lieu à un contenu propositionnel pertinent ou facilement accessible dans le contexte
— comme on l’a vu au chapitre 4, le phème a besoin du contexte pour devenir un acte
locutoire. Ainsi, lorsque plusieurs interprétations non contradictoires s’ouvrent à A
(les implicatures mises à part), une énonciation donnée peut véhiculer plusieurs
contenus (Wilson et Sperber 1988, 1993 ; Wilson 2000 ; Carston 2002a, 125-135). Dans
une telle vision de la communication linguistique — et c’est celle-là qui nous paraît la
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 130
plus plausible et que nous allons défendre au chapitre suivant —, il faut admettre qu’un
même acte-token phatique peut constituer plusieurs actes-token locutoires.
Nous ne sommes pas certain, toutefois, que (1) pourrait avoir pour contenu
[Firmin embrasse son chien] au même titre que [L est dégoûté par le fait que Firmin
embrasse son chien] ; mais même si tel était le cas, nous ne devrions pas, pour autant,
assimiler le locutoire aux expressifs d’Alston. Si L est sincère, son énonciation de (1)
implique qu’il est dégoûté par le fait que Jean embrasse son chien ; on pourrait
formaliser l’expression linguistique de son état mental comme en (7) :
(7) ΛDégoût[Firmin embrasse son chien]
Admettons que le contenu propositionnel de (7), c’est-à-dire [Firmin embrasse son
chien] soit bien un développement de la structure syntaxique de (1) ; par conséquent,
un acte locutoire avec cette structure pourrait s’accomplir par l’énonciation de cet
énoncé. Cependant, n’importe quel développement, aussi minimal soit-il, de la
structure syntaxique de (2) excèderait le contenu propositionnel de (7) : l’acte locutoire
minimal accompli par (2) se laisse décrire comme (8), même si A peut et, dans la
plupart des cas, va inférer de cet acte locutoire que L est effectivement dégoûté :
(8) ΛCr[L est dégoûté que Firmin embrasse son chien]
C’est pourquoi la catégorie des actes expressifs d’Alston recouvre non seulement nos
actes locutoires, mais aussi certaines des inférences auxquelles l’énonciation peut
donner lieu.70
70 Nous avons déjà émis nos doutes, au chapitre 2, quant aux approches qui maintiennent que le
contenu propositionnel des assertions se laisse entièrement dériver, en contexte, à partir de la
structure syntaxique des énoncés (King et Stanley 2005 ; Stanley 2000, 2002 ; Stanley et Szabó
2000 ; Merchant 2004). Signalons tout de même qu’à supposer qu’un tel couplage idéal
syntaxe/sémantique vienne à se confirmer, la distinction entre le locutoire et les actes expressifs
d’Alston n’en souffrirait pas. En effet, le contenu propositionnel serait alors irréductiblement
différent en (1) et (2) ; on ne pourrait donc considérer que (7) soit un acte locutoire accompli au
travers de (2).
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 131
2 L’expression des états Intentionnels On le voit, afin de clarifier l’idée selon laquelle un acte locutoire exprime un
état Intentionnel, on se doit d’expliquer comment et en quoi ce type d’expression
diffère des autres types d’expressions que recouvre la notion de force illocutoire
expressive chez Searle et Vanderveken ou chez Alston. Pour ce faire, nous allons
tenter de dégager, dans cette section, les conditions que doit forcément remplir
l’expression locutoire.
Même en réfléchissant aux cas les plus simples, on constate qu’il existe une
certaine prédictibilité quant au lien qui unit le véhicule de l’expression et l’état
exprimé (cf. Davis 2003, 46-47). Le sourire qui illumine le visage de Philomène à la vue
de Lucien exprime sa joie de le voir parce que ce sourire, si d’aventure il se trouvait à la
portée d’un observateur, lui donnerait à penser que Philomène est contente de voir
Lucien. Ainsi, dans un sens encore à préciser, l’acte locutoire apparaît comme une
sorte d’indicateur systématique d’un état Intentionnel.
Toutefois, l’expression, au sens qui nous intéresse ici, ne peut englober des
manifestations involontaires, ou simulées comme telles, d’états mentaux. En effet, il y
a une différence, pour L, entre révéler qu’il croit que p en énonçant que p et permettre
(volontairement ou non) à A d’inférer que L croit que p, en énonçant que q. Par
exemple, en disant à Jean que j’ai vu sa femme au restaurant avec Pierre, je peux avoir
indiqué à Jean, volontairement ou non, que je le crois cocu ; pourtant, le contenu de
cette croyance ne correspond pas à celui du l’acte locutoire (et donc illocutoire)
accompli. Davis (2003, 59) propose la définition suivante de l’expression :
S expresses Ψ iff S performs an observable act as an indication of occurrent Ψ without
thereby covertly simulating an unintentional indication of Ψ. [en italiques dans l’original]71
Nous ne sommes pas au bout de nos peines pour autant, car il faut encore
éclaircir ce qu’on entend par « an indication of occurrent Ψ ». La principale raison
71 Dans cette définition, « an observable act as an indication » signifie que l’acte en question
constitue (et ne cause pas) la satisfaction de l’intention d’indiquer qu’entretient S.
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 132
empirique que nous avons invoquée, au chapitre 4, pour adopter un niveau locutoire,
était que lors d’une énonciation ironique (reconnue comme telle) ou lors d’une
traduction, seul un acte locutoire Λ(p) est produit (où p correspond à l’interprétation
propositionnelle du niveau phatique). De tels énoncés ne donnent aucune raison de
croire que L entretient l’état Intentionnel Ψ(p) ; que du contraire, le fait que l’acte
locutoire Λ(p) ne constitue pas un acte illocutoire F(p) donne à A, dans ces cas-là, une
très bonne raison de penser que L n’entretient justement pas Ψ(p).
Ainsi, la relation indicielle entre un acte locutoire Λ(p) et l’état Intentionnel ne
se réduit pas à un lien de signification naturelle, au sens de Grice (1957). Si x est un
signe naturel de y, alors x et y sont les deux termes d’une relation causale objective —
les boutons sur le visage du petit Jean signifient naturellement que Jean a la rougeole
parce que la rougeole cause ces boutons ; de même, ces nuages signifient naturellement
qu’il va pleuvoir parce que ces nuages causeront la pluie. Mais, d’une part, l’acte
locutoire ne cause pas, ni n’est causé par, l’état Intentionnel qu’il représente, et d’autre
part, l’occurrence d’un acte locutoire n’implique pas l’occurrence de l’état Intentionnel
représenté.
Green (à paraître) met en rapport l’indication et l’expression d’une manière
extrêmement éclairante pour notre propos :
To the extent that we take an item (behavior, artifact, etc.) as expressive, rather than just
indicative, of a state of affairs, to that extent we also take it as having been designed
(consciously or not) for the purpose of showing that state of affairs.
[…] That suggests that there must be some sufficiently reliable connection between what
does the showing and what is shown.
En effet, afin qu’un énoncé indique un état Intentionnel, il faut que quelque chose
permette de relier cet énoncé à cet état ; mais il ne s’agit pas, comme dans les cas
standard de signification naturelle, d’une relation causale. Millikan (2004a, chapitres 3-
4) souligne que l’existence d’une relation causale entre x et y n’est ni suffisante, ni
nécessaire, pour que x signifie y du point de vue d’un individu ou, plus largement, d’un
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 133
organisme.72 D’une part, même si la rougeole cause un certain type de boutons, ce
genre de boutons signifiera que le petit Jean a la rougeole pour le médecin, mais peut-
être pas pour vous ou pour moi. D’autre part, pour reprendre, à la suite de Millikan, un
exemple de Dretske (1988, 56-57), une sonnerie à ma porte signifie, pour moi, qu’il y a
quelqu’un à ma porte et non qu’un écureuil a pressé le bouton en sautant, bien que rien
ne permette d’exclure, a priori, cette seconde relation causale. L’émergence d’une
relation de signification entre x et y requiert plutôt que l’organisme qui interprète x de
la sorte associe automatiquement x à y. Par exemple, pour un lièvre, une certaine
odeur signifie la présence d’un renard même si cette odeur résulte, en fait, d’une
simulation artificielle ; un certain stimulus signifierait pour une femelle rossignol la
présence d’un mâle, même si, en fait, elle entend un appeau. De cette façon, toute
relation de signification se voit restreinte à un domaine de signification — le domaine
au sein duquel l’association tient : dans une forêt, un type de trace indique la présence
de faisans, alors que dans une autre, des traces avec une apparence identique indiquent
la présence d’une caille.73 Millikan appelle signes naturels locaux les signifiants qui
entrent dans de telles relations de signification.
Mais il faut nuancer notre propos : en réalité, comme nous allons le voir dans la
suite de ce chapitre, les énoncés linguistiques ne signifient pas localement des états
Intentionnels à proprement parler — et donc, d’après le critère de Green, il ne les
expriment pas vraiment non plus. Un énoncé-token constitue le signe local d’un
certain contenu, mais d’une manière qui, d’une part, satisfait la définition de
l’expression de Green et, d’autre part, s’avère identique à certains modes de
représentation psychologiques. Par conséquent, un acte locutoire est bien l’expression
d’un contenu propositionnel sous un mode de présentation linguistique correspondant
à un mode de présentation psychologique.
72 Millikan (voir aussi Dennett 1995, 404-405) rejette ainsi la théorie nomologique de Dretske
(1981 ; 1988), qui ne conçoit la relation de signification entre F et G qu’à condition qu’il existe une
corrélation causale absolue entre F et G. 73 L’exemple est de Millikan.
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 134
3 Le perspective fonctionnelle de Ruth Millikan
3.1 L’ancrage évolutionnaire des signes Intentionnels Millikan soutient qu’un stimulus est une représentation Intentionnelle si, et
seulement si, la fonction de ce stimulus consiste à signifier localement un état du
monde externe, c’est-à-dire si, et seulement si, la relation de signification locale a été
suffisamment fréquente dans le passé pour donner une explication évolutionnaire à ce
stimulus. La fonction biologique d’un item correspond aux effets de celles de ses
propriétés qui expliquent l’histoire évolutionnaire de l’organisme ; X a la fonction F si,
et seulement si, X a été reproduit à partir de de Y, Y possédait les propriétés causant
F et Y a été sélectionné pour ces propriétés, c’est-à-dire qu’il leur doit son succès
reproductif (Millikan 1984, chapitres 1 et 2 ; 2002 ; 2004a, 68-70).74 Ainsi, du point de
vue de l’évolution, la fonction directe d’un germe de rhume, tel que nous le
connaissons aujourd’hui, est de provoquer des éternuements et autres secrétions qui
favorisent sa transmission : l’évolution privilégie ce type de germes par rapport à ceux
dont l’effet sur leur porteur ne permet pas une transmission aussi facile (cf. Dawkins
1989, 246-247 ; pace Searle 1998, 32-35).
Un avantage, et non des moindres, de cette définition réside dans le divorce
qu’elle opère entre les effets causaux (ou les dispositions causales) et les fonctions :
rien n’exclut que X se trouve dans un environnement qui rende la production de F
impossible ; mais cela n’empêche pas que F soit la fonction de X.75 Ainsi, un signe
74 Cette définition correspond, en fait, à ce que Millikan appelle la fonction propre directe; X
possède la fonction propre dérivée propre F si, et seulement si, X est produit par Y dont la fonction
propre directe est F et Y remplit F au moyen de la production d’items du même type que X
(Millikan 1984, chapitres 1 et 2). 75 De l’avis de Proust (1997, 238), Millikan commet l’erreur de mettre une telle éventualité dans le
même sac que les cas où X ne peut accomplir F parce que X reproduit imparfaitement Y. Dans
pareils cas, l’attribution de la fonction F à X paraît moins évidente : peut-on encore dire d’un cœur
génétiquement mal formé qu’il a la fonction de pomper le sang, alors qu’il ne présente pas la
capacité dispositionnelle de le faire ? Pour cette raison et quelques autres, Proust (1997, chapitre 7)
propose de remplacer la définition étiologique de Millikan, fondée sur l’histoire passée, par une
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 135
Intentionnel peut échouer à signifier localement un certain état de choses — parce
que cet état de choses n’est pas actualisé — sans que soit affectée sa fonction de le
signifier.
Le concept de fonction biologique permet aussi de choisir, parmi les
conséquences causales — ou du moins, parmi les propriétés dispositionnelles —
bénéfiques à un item, celles qui déterminent sa fonction. Par exemple, le battement du
cœur humain à pour effet de produire un certain bruit, production qui peut se révéler
bénéfique en permettant le diagnostic d’un traumatisme cardio-vasculaire, autrement
létal ; mais, toute utile qu’elle puisse être, cette propriété n’explique pas l’émergence
évolutionnaire du cœur et ne constitue donc pas sa fonction (Proust 1997, 134-136). De
même, un certain stimulus peut signifier une quantité de choses — par exemple, une
branche brûlée signifie naturellement qu’il y a eu un feu, mais aussi la présence de
l’oxygène qui a permis cette combustion (l’exemple est de Proust 1997, 139) —, mais
cela ne veut pas dire que toutes les significations, naturelles ou pas, associées ou
pouvant l’être à un signe, en font une représentation Intentionnelle de tous ces
signifiés actuels ou potentiels : seules importent, au niveau de la représentation
Intentionnelle, celles des relations de signification qui sont pertinentes pour l’origine
évolutionnaire du signifiant.
définition propensionniste, qui se concentre sur les états futurs du monde. Ainsi, on peut dire que,
pour un individu appartenant à l’espèce Y, la fonction de la structure X est Z, si, et seulement si :
(1) Les structures de type X dans l’espèce Y produisent typiquement Z étant donné l’environnement E.
(2) Le type X est héritable selon la loi in situ L. (3) Z confère (nomiquement) une propension accrue
de reproduction à X dans un environnement E, étant donné les autres structures de Y, relativement aux
compétiteurs incapables de Z. (Proust 1997, 260)
Afin d’éviter de rentrer dans un débat extrêmement compliqué, nous nous en tiendrons à la
conception de Millikan. Il faut toutefois admettre, avec Proust, qu’une telle théorie se voit forcée de
refuser toute fonction à la première instanciation d’un type, c’est-à-dire à « l’ancêtre » commun aux
porteurs d’une même fonction donnée.
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 136
The information [a local natural sign] carries [I]ntentionnally is only the information it has
been selected for carrying, that is, only the information that is used by its cooperative
interpreters. (Millikan 2004a, 82)
On aura remarqué que, dans la citation ci-dessus, Millikan fait appel à des
interprètes coopératifs. En effet, tout signe Intentionnel est aussi un signe local
naturel ; or, comme on l’a vu, de tels signes ne signifient leurs signifiés que dans les
limites d’un certain domaine local, relatif à l’interprétant. Par conséquent, ces relations
de signification, Intentionnelles ou pas, sont à trois termes : x signifie y pour z. Par
conséquent, pour qu’un signe devienne Intentionnel, il faut à la fois que z tire un
avantage évolutionnaire de la relation de signification entre x et y et que x tire un
avantage évolutionnaire de l’avantage de z — sans cela, x ne sera pas sélectionné pour
sa capacité à signifier y (Millikan 2004a, chapitres 6 et 7). Par exemple, le fait qu’un
organisme (z) possède des états Intentionnels (x) avec des contenus externes (y)
s’explique, évolutionnairement, par l’avantage que présentait, pour les ancêtres de z,
l’aptitude à disposer de stimuli distaux du type de x ; cet avantage a garanti la sélection
des mécanismes neuronaux qui sous-tendent ces états Intentionnels. En d’autres
termes, la fonction biologique des états Intentionnels consiste à signifier des états du
monde extérieur sous un certain aspect.
3.2 La fonction biologique du langage Dans la perspective biologique de Millikan (1984 ; 2004a ; 2005), chaque
comportement linguistique est un signe Intentionnel dont la fonction doit se chercher
dans une certaine finalité interactionnelle. Chaque signe linguistique est une
réplication de réalisations antérieures du même type — ces réalisations constituent ce
que Millikan appelle « la famille mémétique » du signe (on reviendra, dans un instant,
sur les raisons qui ont déterminé le choix de ce terme). Les locuteurs continuent à
reproduire des comportements linguistiques appartenant à une certaine famille
mémétique à cause des bénéfices tirés lors des utilisations antérieures de
comportements de la même famille. Comme le langage public est d’une nature
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 137
essentiellement interactionnelle, cette finalité implique nécessairement les
allocutaires ; ainsi ce sont les bénéfices tirés par les locuteurs et les allocutaires qui
déterminent la fonction d’un signe linguistique.
Language devices will produce effects that interest speakers often enough to encourage
continued replication only if hearers replicate hoped-for cooperative responses often enough.
And hearers will continue to replicate intended cooperative responses often enough only if
the results are, in turn, of interest to hearers. (Millikan 2004a, 25)
Pour Millikan, la fonction d’un comportement linguistique le stabilise, en ce sens que
cette fonction est suffisamment robuste pour expliquer la persistance du
comportement.76
Il est important, avant d’aller plus loin, de clarifier la relation qui unit un signe
linguistique aux membres de sa famille ou, ce qui revient au même, de s’interroger sur
les critères présidant à la définition de cette famille. On doit à Dawkins (1989, chapitre
11) l’idée que les principes de la sélection naturelle n’opèrent pas seulement sur les
réplicateurs biologiques que sont les gènes, mais aussi au niveau culturel. Les
réplicateurs culturels, qu’il nomme « mèmes », sont des idées, des coutumes, des
histoires pour enfants… — de manière plus générale, des représentations mentales qui
sont transmises de personne à personne ; de même que certains effets phénotypiques
d’un gène influencent le degré de sa reproduction, certaines propriétés des mèmes leur
assurent une longévité plus ou moins importante. En construisant son modèle de la
pratique langagière, Millikan (cf. 2004a, chapitre 2) fait appel à la notion de mème —
d’où le terme « famille mémétique ». Cependant, il ne s’agit pas, dans le cas du langage
— et plus largement, des phénomènes culturels —, d’une réplication qui préserve
toutes les propriétés de l’item original. On en conviendra aisément avec Sperber (1996,
chapitre 5 ; également Williams 2006, 45), le modèle de la réplication génétique ne 76 Si l’on accepte l’existence d’un module linguistique inné, la représentation mentale de chaque
item linguistique correspond à sa fonction propre dérivée (voir note 74), car celle-ci participe à
l’exécution de la fonction propre directe du module linguistique, qui consiste en l’acquisition du
langage (Origgi et Sperber 2000).
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 138
rend qu’imparfaitement compte de la transmission culturelle ou linguistique ; tandis
qu’au niveau des gènes, la mutation est une exception, bien rare est la transmission
culturelle qui n’entraîne aucune modification dans le passage de l’input à l’output.
Nous préférons suivre Sperber (1996, chapitre 5), en faisant l’hypothèse que, malgré
l’unicité de chaque représentation, fût-elle linguistique ou pas, certaines de ses
propriétés vont influencer l’interprétation qu’un individu en fera, ainsi que le degré de
remémoration dont elle pourra faire l’objet. Certaines de ces propriétés influenceront
aussi, éventuellement, la reproduction que l’individu voudra faire de la représentation
reçue ; typiquement, les stimuli faciles à se remémorer et qui présentent un haut degré
de pertinence partageront un grand nombre de leurs propriétés avec des stimuli
produits ultérieurement dans le dessein d’une retransmission. Les propriétés ainsi
identifiées président, dès lors, à la constitution d’une famille mémétique, dont les
membres sont (re)produits pour la même raison, tout en différant sur certains aspects.
Par exemple, tant qu’elle reste accessible au sein d’une communauté linguistique, la
signification d’un mot y assure sa survie, et ce malgré la variabilité idiolectale qui
affecte le niveau de la réalisation phonétique. En procédant de la sorte, Sperber nous
permet de retrouver une perspective darwinienne dans laquelle on a le loisir de
s’interroger sur les facteurs écologiques et psychologiques qui ont permis à certaines
propriétés d’assurer la production de comportements linguistiques et, du même coup,
de regrouper ceux-ci en une famille mémétique.
On ne doit plus, de nos jours, rappeler que la capacité linguistique humaine
présente la particularité de pouvoir générer un nombre infini d’énoncés — les uns tout
aussi acceptables que les autres, à tous les niveaux — et donc des énoncés qui n’ont
jamais été produits auparavant. Posons, sans entrer dans plus de détails pour le
moment, que les signes linguistiques sont bien des signes Intentionnels, au sens de
Millikan. Si rien ne garantit que le type correspondant à un énoncé-token E donné ait
été instancié avant la production de E, comment peut-il se faire que la fonction de E
soit de signifier p ? L’exemple suivant, donné par Millikan (2004a, 48-50), fournit un
début de réponse. Dans le Connecticut, la migration des oies vers le sud signifie
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 139
l’approche de l’hiver. Cette relation de signification tient au fait qu’il existe une
association récurrente entre l’observation de la migration et l’approche de l’hiver ;
toutefois, cela ne veut pas dire qu’on assiste là à des associations répétées entre le
même signe-type et le même type d’état de choses, car les propriétés spatio-
temporelles des membres de la relation changent à chaque occasion — l’année passée,
j’observais la migration des oies de cet hiver-là et j’en déduisais l’approche de l’hiver
passé, alors que cette année-ci, la migration d’oies signifie l’approche de cet hiver-ci.
Ainsi la relation de signification s’établit-elle plutôt entre un système de signes et un
système de signifiés ; au sein de ce système, la relation de signification est une fonction
déterminée par la structure des signes. Par exemple, la période de la migration
détermine la période de l’hiver que cette migration signifie. De même, un énoncé
signifie que p parce qu’il fait partie de l’ensemble infini des énoncés d’une langue Lg,
lequel forme le domaine de la relation de signification en étant défini par un ensemble
fini de transformations structurelles qui relient les énoncés entre eux. Adoptons, pour
la facilité de l’exposition, une vision naïvement générative des règles syntaxiques :
chaque règle possède soit la forme X → a, où a est un élément du vocabulaire terminal
de Lg, soit la forme X → YZ ; l’ensemble des règles de Lg permet de générer en un
nombre fini d’étapes chacun des énoncés-types acceptables en Lg et rien que ceux-là.
Ayant ainsi représenté, temporairement, le système dont l’énoncé E fait partie, on
peut dire que, dans la mesure où ce sont les règles structurelles qui permettent aux
locuteurs d’associer des signifiés à leurs productions de signification, l’explication
fonctionnelle des comportements linguistiques doit se situer, précisément, à ce niveau.
En effet, la signification que E va avoir en Lg est déterminée par sa structure interne ;
par conséquent, l’explication biologique de la production de E repose entièrement sur
le fait que chaque règle nécessaire pour générer E est réappliquée en raison du rôle
qu’elle jouait dans les usages précédents ; ainsi, prises en commun, les fonctions de
chaque élément de E déterminent un signifié p. Il s’ensuit, dès lors, que la fonction de
E se réduit à signifier p, car les propriétés structurelles de E, nécessaires et
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 140
conjointement suffisantes pour l’explication biologique de la production de E,
déterminent la relation de signification entre E et p.
Par exemple, il est probable que la division syntaxique des phrases en syntagmes
nominaux et syntagmes verbaux s’explique, évolutionnairement, par la possibilité
qu’offre cette division de faire la différence entre une information déjà présente (SN)
et une information nouvelle (SV) (Hurford 2007 ; voir aussi Origgi et Sperber 2000 ;
Sperber et Origgi 2005). Ainsi, dans (9), qu’on peut générer grâce, entre autres, à la
règle (10), la fonction du SN le chien de Marie est de permettre à A d’identifier un
certain individu grâce à un ensemble de propriétés saillantes, relativement stables et
accessibles à A indépendamment de l’énonciation — celles d’être un chien et
d’appartenir à Marie —, tandis que la fonction du SV est vieux consiste à attribuer une
propriété nouvelle du point de vue de A — être vieux — à l’individu ainsi identifié :
(9) Le chien de Marie est vieux.
(10) S → SN SV
La fonction de (9) — c’est-à-dire la base de l’explication biologique de sa production —
se réduit donc au fait que (9) signifie, du point de vue de A, une certaine situation :
que le chien de Marie est vieux.
3.3 Le rôle du contexte On aura remarqué que cette manière de reconstruire la fonction des signes
linguistiques ne fait aucun appel au contexte ; nous avons agi comme si les explications
fonctionnelles des énoncés pouvaient se borner à la structure syntaxique. Cependant,
une description non-contextualisée des comportements linguistiques se révèle trop
pauvre quand il s’agit d’assigner une fonction biologique de signification à chaque
énoncé. Rappelons-nous que, dans le modèle de Millikan, une relation de signification
se voit garantie par l’association régulière du signifiant et du signifié au sein d’un
certain domaine. En d’autres mots, pour que la fonction d’un énoncé se réalise, c’est-à-
dire pour que A interprète cet énoncé comme signifiant un état de choses, il faut lui
assigner un domaine de signification. Pour reprendre l’analogie utilisée plus haut, si
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 141
aujourd’hui, dans le Connecticut, j’observe que les oies migrent, alors de mon point de
vue, l’hiver de cette année-ci approche dans le Connecticut. Mais si je regarde un
enregistrement vidéo où je vois des oies en train de migrer, je ne pourrai, en l’absence
d’une quelconque information à propos du domaine spatio-temporel de la migration,
établir aucune relation de signification avec l’approche de l’hiver (Millikan 2004a,
chapitre 10).
De même, l’interprétation de certains énoncés, typiquement ceux qui
contiennent des démonstratifs ou des indexicaux, exige qu’un contexte soit fixé. Pour
Millikan (2004a, chapitre 12), le contexte fait partie du signe dans des cas tels que (11)
ou (12) :
(11) Cette voiture jaune est magnifique !
(12) J’ai un morceau de céleri entre les dents.
En effet, le succès évolutionnaire de chaque signe s’explique par les effets qu’ont eus
des tokens exhibant des propriétés structurelles identiques ; un énoncé n’a la fonction
qu’il a que parce qu’il fait partie d’un système structuré de signes. Or, sans contexte
d’énonciation, les indexicaux et les déictiques ne peuvent remplir leur fonction
biologique (de placer un individu dans le champ de l’attention, cf. Hurford 2007) ; les
propriétés structurelles du signe incluent donc, dans ces cas, le domaine spatio-
temporel du signe lui-même. On retombe ainsi sur la sémantique austinienne
brièvement abordée au chapitre 4 : l’énoncé n’acquiert un sens que conjointement à
une certaine situation à laquelle il s’applique.
Il est clair que, dans ce genre d’exemples, deux signes différents peuvent
remplir la même fonction significative : par exemple, si A désigne du doigt le locuteur
de (12) et énonce (13), son énoncé aura exactement la même fonction que celle de (12) :
(13) Tu as un morceau de céleri entre les dents.
Cette équivalence fonctionnelle permet d’apercevoir que la fonction propre d’un
énoncé se réduit, en réalité, à son contenu propositionnel (voir Millikan 2004a,
chapitres 4 et 8-10 ; 2005, chapitres 3, 6 et 7). En effet, la fonction biologique de (12) et
de (13) sera remplie dans les même conditions, c’est-à-dire si L a un morceau de céleri
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 142
entre les dents. Une des façons les plus ordinaires, en sémantique formelle, de
concevoir le contenu d’un énoncé consiste à construire celui-ci comme une fonction,
mathématique cette fois, des mondes possibles (ou, plus généralement, des
circonstances d’évaluation ; voir chapitre suivant) vers des valeurs de vérité. En
d’autres termes, le contenu d’un énoncé permet de prédire quand celui-ci sera vrai.
Ainsi, (12) ou (13), pris chacun comme signe linguistique et comme contexte
d’énonciation, sont vrais dans tous les mondes possibles où L a un morceau de céleri
entre les dents.
Mais le contexte est bien plus ubiquitaire que ne le laisse suggérer son
intervention dans des exemples comme (12) ou (13). Dans le modèle de Millikan, un
signe ne peut signifier que grâce à son appartenance à sa famille mémétique — la
migration des oies signifie que l’hiver approche dans le Connecticut mais, plus au sud,
elle peut aussi bien signifier l’approche de l’été. De même, afin d’interpréter un signe
linguistique, il faut connaître son domaine local de manière à déterminer à quelle
famille d’usages il appartient — par exemple, afin d’interpréter un lexème comme
« bonnet », il faut connaître ses conditions de production, de manière à déterminer s’il
appartient à la famille reproductive du français, de l’anglais ou de l’américain (Millikan
2004a, chapitres 3, 4 et 10).
On le voit, pour certains items linguistiques, le domaine local exigé par
l’interprétation peut être très large. Millikan (2004a, 59-61, 153-154) propose ainsi de
considérer que la fonction d’une description définie, comme l’auteur de Aspects of
scientific explanation en (14), consiste à signifier des propriétés — dans ce cas-ci, la
propriété d’être l’unique auteur de Aspects of scientific explanation :
(14) L’auteur de Aspects of scientific explanation a vécu à Princeton.
Par conséquent, il n’est pas nécessaire, pour interpréter une telle description, de
connaître le contexte spatio-temporel de l’énonciation ; dans les termes de la
sémantique austinienne, la situation à laquelle s’applique (14), son domaine, est
constitué(e) par le monde actuel pris dans sa totalité. Bien sûr, dans bien des
circonstances, les descriptions définies indiquent à l’interprétant non seulement les
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 143
propriétés d’un particulier, mais également le particulier lui-même (Millikan 2004a,
59-61, 153-154). Par exemple, il se peut que (14) signifie, à mes yeux, la même chose que
(15) (voir aussi Soames 2002, 79-84 à qui nous empruntons ces exemples) :
(15) Carl Hempel a vécu à Princeton.
Toutefois, pour Millikan, (14) signifie la même chose que (15) non pas en vertu de sa
fonction biologique, mais seulement parce qu’il se fait que, dans un certain domaine,
Carl Hempel signifie un individu qui se trouve être identifiable, toujours dans ce
domaine, grâce aux propriétés biologiquement signifiées par l’auteur de Aspects of
scientific explanation.
Nous reviendrons sur cette conception des descriptions définies dans un
instant ; mais concentrons-nous d’abord sur le contraste entre (14) et (15), qui montre
bien que pour interpréter un nom propre, il est nécessaire de pouvoir identifier la
famille mémétique avec beaucoup plus de précision que lorsqu’il s’agit d’une
description définie. En effet, même si je ne connais pas le contexte d’énonciation de
(14) — si je ne suis pas en mesure de savoir que dans une certaine communauté
linguistique, la description définie l’auteur de Aspects of scientific explanation désigne Carl
Hempel — je peux encore interpréter l’énoncé comme signifiant l’unicité d’un
individu, dans le monde actuel, qui instancie à la fois la propriété d’avoir écrit Aspects of
Scientific Explanations et celle d’avoir vécu à Princeton. Par contre, chaque occurrence
d’un nom propre (en dehors des baptêmes, voir la note 75) s’explique par le fait que le
locuteur reproduit le nom propre à partir d’usages antérieurs où celui-ci désignait, de
manière satisfaisante, un certain individu à l’allocutaire. Dès lors, si je ne connais pas la
famille mémétique, c’est-à-dire l’ensemble des usages à partir desquels l’occurrence de
Carl Hempel est reproduite, je ne peux tout simplement pas identifier le signifié de (15) ;
je peux, bien entendu, associer un sens « descriptif » à l’énoncé, à savoir qu’il y a un
individu qui s’appelle Carl Hempel et qui a vécu à Princeton, mais un tel sens ne
constitue évidemment pas la fonction biologique de Carl Hempel. Il se peut que je
connaisse plusieurs individus appelés Jean ; chacune de ces appellations a été acquise
par moi à cause de sa capacité à désigner son référent ; par conséquent, chaque fois
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 144
que j’entends parler d’un Jean, il m’est suffisant, pour saisir le sens de cette occurrence
de Jean, de savoir à quelle famille elle appartient ; or cela n’est possible qu’à condition
de prendre en compte le contexte de l’énonciation.
Ainsi, le contexte intervient de deux manières différentes dans la théorie de
Millikan : soit il fait partie intégrante d’un signe qui, pris en isolation — en tant que
phème —, ne peut recevoir de contenu sémantique ; soit il permet de déterminer la
famille mémétique du signe. On retrouve ce point de vue chez Perry (1997), qui le
résume d’une manière particulièrement claire :
When a person or a thing is assigned a name, a permissive convention is established: that
name may be used to designate that person. […] When a [proper] name is used in a
conversation or text to refer to a given person, the speaker is exploiting a permissive
convention of this sort. A single name like “David” may be associated with hundreds of
thousands of people by different permissive conventions. In the abstract, the problem of
knowing which conventions are being exploited when one apprehends a token containing the
word “David” is considerable. […] But usually various factors work to make the use of
proper names a practical way of talking about things. I only know a small minority of the
Davids that can be designated with “David” ; the ones I know overlap in various fairly
predictable ways with the ones known by people I regularly meet in various contexts ;
principles of charity dictate that I take my interlocutors to be designating Davids that might
have, or might be taken to have, the properties that are being predicated of the David in
question ; and I can always just ask. The role of context in resolving the issues of which
naming conventions are being exploited is quite different from its role with indexicals. In the
case of indexicals, the meaning of a given expression determines that certain specific
contextual relationships to the utterance and utterer — who is speaking, or to whom, or when
— determine designation. (1997, 10, italiques dans le texte)
Voyons, à présent, si ces deux cas de figure permettent de rendre compte
d’autres phénomènes d’indétermination sémantique. Prenons l’exemple (16), qui peut
s’utiliser pour signifier une infinie variété d’états du monde : Jean est prêt à rompre
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 145
avec Marie, Jean est prêt à partir à la plage, Jean est prêt pour son examen de
conduite,…
(16) Jean est prêt.
Comme le note Recanati (à paraître-b) à propos d’exemples similaires, Millikan se voit
confrontée, ici, à un choix difficile : soit, à l’instar des noms propres, l’adjectif prêt
appartient à un grand nombre de familles mémétiques, à l’intérieur desquelles il
possède chaque fois une fonction linguistique différente ; soit, à l’instar des
descriptions définies — dans la conception que s’en fait Millikan, tout du moins —,
prêt signifie des propriétés.
La première solution — qu’adopte Millikan (2004a, 134-135) — a pour
conséquence malvenue d’introduire une ambiguïté massive dans le langage (voir aussi
Origgi et Sperber 2000) : en somme, l’adjectif prêt aurait presque autant de
significations linguistiques qu’il a d’usages. La même conclusion s’imposerait,
notamment, pour les descriptions incomplètes comme le chat dans (17) — mon chat, le
chat que je vois, le chat dont il est question,… —, pour la construction possessive dans
(18) — le bâton qui appartient à Marie, le bâton que Marie a confectionné, le bâton
destiné à Marie, le bâton que Marie voulait,… —, ou encore pour le prédicat rouge dans
(19) — rouge à l’extérieur, à l’intérieur, entièrement rouge, rougeâtre,….
(17) Le chat est revenu.
(18) Le bâton de Marie est au grenier.
(19) Passe-moi la corbeille rouge.
Quant à la seconde option, celle qui consisterait à traiter prêt, et autres cas
similaires, comme des signes de propriétés, elle se heurte à la difficulté que présente,
hors contexte, l’individualisation de ces propriétés. En réalité, une telle approche
équivaudrait à épouser le minimalisme sémantique, que nous critiquerons au chapitre
suivant.
Il apparaît donc qu’il faut traiter les exemples en (16-19) de la même façon que
(11-13), c’est-à-dire en postulant que ces signes ne revêtent une fonction biologique qu’à
condition d’inclure le contexte de l’énonciation. Cependant, il faut s’entendre ici sur
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 146
ce qu’on entend par contexte. Dans le cas des indexicaux et des déictiques, le contexte
qu’on introduit au sein d’un signe porteur de contenu sémantique se réduit à la
situation spatio-temporelle de l’énonciation ; or, comme le fait remarquer Recanati (à
paraître-b), dans bien des cas il faut, pour obtenir le contenu adéquat, conjoindre le
phème (le lekton dans sa terminologie) avec une situation qui ne correspond pas au
contexte d’énonciation. Par exemple, il se peut que j’énonce (16) alors que tout le
monde se prépare à sortir, mais dans une circonstance où mon énoncé sera interprété
comme signifiant non pas que Jean est prêt pour sortir, mais qu’il est prêt à faire partie
de la société secrète à laquelle mon interlocuteur et moi appartenons.
De même, Predelli (2005a) souligne que rien, dans la théorie standard de
Kaplan (1989a), ne contraint le type de contexte requis pour l’interprétation des
indexicaux. Bien sûr, dans la majorité des cas, le résultat de l’interprétation sémantique
ne fournira des indications intéressantes quant au sens de l’énoncé que si nous
choisissons, comme paramètres du contexte, le locuteur actuel, ainsi que le temps, le
lieu et le monde de l’énonciation. Cependant, pour interpréter l’exemple suivant de
manière intéressante, il faut associer à l’énoncé un contexte où le paramètre lieu n’est
pas le lieu de la lecture, mais la localisation de Madame de Sévigné au moment où elle
écrit sa lettre :
(20) Le coadjuteur venait de partir pour venir ici.
(Madame de Sévigné, Correspondance, tome 2, 1680, p. 469)
Predelli (2005a) soutient aussi, avec raison, que contrairement à ce que postule Kaplan,
le système sémantique ne restreint pas ses inputs à des contextes réalistes tels, par
exemple, que le locuteur du contexte se trouve à l’endroit qui correspond au paramètre
lieu de ce contexte. Afin d’interpréter (21) dans une note laissée sur la porte d’un
bureau, il faut associer à l’énoncé un contexte irréaliste où la localisation du locuteur
ne coïncide pas avec le paramètre lieu :
(21) Je ne suis pas ici maintenant.
Toutefois, même si l’on aménage la théorie de Millikan afin de pouvoir
conjoindre l’énoncé avec des situations spatio-temporelles non actuelles, voire non
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 147
actualisables, cette adaptation se révèle encore insuffisante lorsqu’on considère plus
attentivement les descriptions définies.77 On l’a vu, une description définie a pour
fonction, d’après Millikan, de signifier un ensemble de propriétés qui permet
éventuellement d’identifier l’unique individu qui l’instancie. En assignant à (17) une
certaine situation, par exemple celle de ma maison, on restreint le domaine de
quantification de la description le chat à celui où un seul individu, Duchesse, satisfait le
prédicat chat. Cependant, dans l’exemple suivant, discuté par Recanati (1996), le
premier constituant requiert un domaine incompatible avec l’interprétation
sémantique de l’énoncé pris dans son ensemble :
(22) Le chien s’est battu avec un autre chien.
En effet, la description définie le chien requiert un domaine où un seul individu satisfait
le prédicat chien — (22) n’implique évidemment pas qu’il y ait un seul chien dans tout
l’univers —, tandis que l’énoncé entier présuppose un univers où il y a au moins deux
chiens.
L’encodage de l’information à propos de particuliers — individus, événements
ou objets — dans la mémoire sémantico-encyclopédique se présente sous une variété
de modalités (e.g. Brown et Craik 2000). Ainsi, un même particulier x peut se voir
associer, au sein de la mémoire d’un individu X, un « fichier mental » composé des
différentes manières dont l’esprit de X a été en contact avec x (Grice 1969a ; Recanati
1993, 106-109). On pourrait dire, en se plaçant dans la perspective de Recanati (1993,
293-298 ; 1996 ; voir aussi Bezuidenhout 1997), que la fonction de la description définie
le G, en position sujet dans le G est J, consiste à signifier — à la manière d’une
synecdoque — un fichier mental auquel G appartient et qui permet d’identifier un
individu x dont on prédique J. Par exemple, le chien en (22) signifie le fichier mental qui
contient les informations à propos de Médor, mon chien. Bien entendu, la référence
des descriptions vient ainsi à dépendre globablement du contexte — celui-ci permet
de fixer le fichier mental pertinent —, mais aussi à en dépendre localement. Le
contexte, qui doit se concevoir ici comme la situation de communication, rend plus 77 Ce qui suit s’inspire très largement de Recanati (1996).
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 148
probable l’activation de certaines parties de la mémoire sémantico-encyclopédique, de
certains fichiers mentaux. Par exemple, lorsque je suis à la maison, la description
définie le chien va plus facilement activer le fichier mental associé à Médor que celui
associé à Snoopy. De même, lorsque la conversation porte sur Jean et sur l’examen
qu’il doit passer bientôt, les informations associées à l’expérience des examens —
notamment le fait qu’on peut être prêt ou pas pour un examen — seront activées plus
fortement que celles relatives à la lecture de La Critique de la raison pure ; ainsi, prêt dans
(16) se verra interprété comme prêt pour son examen, plutôt que prêt pour lire La Critique
de la raison pure (cf. Recanati 1996 ; 2004a, 26-37).
Dans la théorie de Recanati, les usages référentiels, où le référent ne satisfait
pas la description, ne créent pas de divergence entre les objectifs communicatifs de L
et la fonction biologique de cette description ; rien n’oblige, en effet, qu’un particulier
donné satisfasse toutes les descriptions contenues dans le fichier mental qui lui est
associé. Il se peut que X ait été confronté à x sous un mode d’appréhension G qui
entra, à cette occasion, dans le fichier mental associé à x (ou même, en jeta la
fondation) et qu’ultérieurement, X en soit venu à savoir que x ne satisfait pas G ; il
n’empêche que G peut encore activer le fichier mental associé à x (cf. Recanati 1993,
97-112). Imaginons que A et L aient cru, pendant un certain laps de temps, que
Hempel avait été l’élève le plus fervent de Derrida et que A, mais non L, ait réalisé,
récemment, que Hempel ne se situe pas dans la filiation de Derrida : il n’empêche
qu’en énonçant (23), en lieu et place de (15), L arrivera à signifier à A le même contenu :
(23) L’élève le plus fervent de Derrida a vécu à Princeton.
Bien entendu, dans certains cas, qui correspondent aux usages attributifs des
descriptions définies (Donnellan 1966), la description le G n’appartient à aucun fichier
mental. Dès lors, comme il n’y a, pour identifier x, aucun autre moyen que
l’instanciation de G, il s’ensuit que, dans le G est J, la description ne remplit sa fonction
(qui consiste à identifier l’individu dont on prédique J) qu’à condition d’être vraie de x.
Par exemple, si je ne connais pas l’auteur de Aspects of Scientific Explanation (si je ne sais
pas qui est l’élève le plus fervent de Derrida), la seule information que je pourrais tirer
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 149
de (15), ou de (23), se limitera à l’existence d’un individu qui instancie l’une de ces deux
propriétés, conjointement avec la propriété d’avoir vécu à Princeton.
Nous n’allons pas nous pencher plus longtemps sur les corrélats psychologiques
des processus pragmatiques « primaires » (Recanati 1989, 2004a) qui sous-tendent
l’activation des fichiers mentaux, ni sur la sémantique des descriptions définies. De ce
qui précède, deux points centraux sont à retenir pour la définition du locutoire. D’une
part, pratiquement aucun signe linguistique ne peut remplir sa fonction biologique,
c’est-à-dire déterminer un contenu propositionnel, s’il ne se voit pas conjoindre un
contexte : on retrouve ainsi l’équation austinienne rhème = phème + contexte du chapitre
4. D’autre part, le contexte correspond à un ensemble d’informations
extralinguistiques qui permet, localement, de déterminer le domaine des constituants,
et donc leur contribution au contenu global de l’énoncé.
4 L’isomorphie fonctionnelle entre les états Intentionnels et
les énoncés linguistiques
4.1 Représenter des états du monde Nous venons de voir que les énoncés contenant des descriptions définies
peuvent remplir leur fonction — déterminer un contenu propositionnel — même si le
référent de la description ne satisfait pas celle-ci, et malgré le fait que la description
définie ne détermine, normalement, qu’une relation parmi celles qui peuvent unir le
locuteur au contenu. De même, les énoncés en (12) et (13) possèdent le même contenu,
donc la même fonction biologique, indépendamment de la manière dont ce contenu
est présenté :
(12) J’ai un morceau de céleri entre les dents. [répété]
(13) Tu as un morceau de céleri entre les dents. [répété]
Au chapitre précédent, nous avons vu que les croyances de re se caractérisent par
l’appréhension d’un contenu objectif (d’un état du monde) sous une modalité
aspectuelle — incluse dans les conditions relationnelles — que ce contenu ne doit pas
nécessairement satisfaire. On constate, à présent, que la fonction de certains énoncés
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 150
consiste à signifier un contenu véri-conditionnel d’une façon similaire à celle dont les
croyances de re présentent leur contenu à l’esprit. Une telle correspondance
fonctionnelle justifie pleinement le postulat que ces énoncés (tokens) ont la forme
ΛCr(p), où ΛCr constitue l’équivalent linguistique du mode de présentation
psychologique ΨCr propre aux croyances, et où p représente le contenu véri-
conditionnel.
L’équivalence ainsi postulée se fonde sur le fait que ces énoncés et les croyances
de re avec le même contenu remplissent une fonction biologique identique. S’il est
légitime d’attribuer une telle fonction aux croyances de re, c’est parce que leur avantage
évolutionnaire devient alors patent : un organisme doté d’une pareille capacité de
représentation — qui ne fait pas dépendre l’identité du contenu d’un certaine
description — dispose, eo ipso, de plusieurs chemins d’accès cognitif à un même état de
choses (cf. Millikan 2004a, chapitres 12-13). D’après Proust (1997, chapitres 8-9), le
caractère représentationnel d’un état mental présuppose cette capacité cognitive,
requise pour que le recalibrage d’une modalité perceptive différente — et donc l’erreur
de représentation — puisse avoir lieu. Ainsi, du point de vue de l’explication
fonctionnelle, la seule différence entre les croyances de re et les énoncés
correspondants tient à l’organisme dont les bénéfices font que le comportement en
cause soit sélectionné, puis reproduit : il s’agit du sujet même qui entretient la
croyance dans le premier cas, et des deux interlocuteurs dans le second.
Dans la première section de ce chapitre, nous avons conclu, avec Green (à
paraître), qu’un état de choses x exprime y si, et seulement si, il existe une relation
entre les deux qui garantisse que x soit un indice digne de foi de y. La relation
fonctionnelle remplit parfaitement cette condition ; si la fonction d’un état de choses
x consiste à signifier y, alors le lien de signification entre x et y tient au fait que ce lien
fonde l’explication évolutionnaire de l’occurrence de x. Nous venons de voir que la
fonction de certains énoncés consiste à indiquer ou signifier un état de choses d’une
manière équivalente à celle dont les croyances de re présentent leur contenu à l’esprit.
Cette présentation linguistique d’un contenu véri-conditionnel constitue la fonction
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 151
de ces énoncés, ce qui nous permet de dire, du même coup, qu’il s’agit là de
l’expression du contenu p sous un mode de présentation linguistique ΛCr. Nous avons
soutenu, au chapitre précédent, que les états mentaux se laissent identifier par leur
direction d’ajustement qui, à son tour, se réduit à un mode de présentation
psychologique. Comme ΛCr et ΨCr correspondent à une manière identique de
présenter le contenu véri-conditionnel, nous pouvons donc dire que certains énoncés
expriment un contenu p sous un mode identique à ΨCr ; c’est par un raccourci
inoffensif que nous en conclurons qu’ils expriment ainsi une croyance de re que p. La
fonction biologique dont dépend l’identité de la croyance exprimée — du contenu
propositionnel — se voit déterminée par la conjonction de la structure linguistique et
du contexte de l’énonciation, c’est-à-dire par l’occurrence d’un acte phatique en
contexte. Par conséquent, l’expression en question correspond bien à notre définition
du locutoire : on a une expression de croyance constituée par l’acte phatique.
La même raisonnement vaut pour les énoncés où apparaissent des descriptions
définies utilisées de manière attributive. Nous avons vu plus haut que la fonction de
tels énoncés se voit réalisée à la condition qu’il existe réellement un particulier unique
x qui satisfait la description en question. De cette façon, les descriptions définies
mettent l’interprétant en relation avec un état du monde, même si l’interprétant ne
peut appréhender cet état sans leur intermédiaire. De tels énoncés signifient donc leur
contenu exactement de la même manière que les croyances de dicto, où la description
sous laquelle l’esprit appréhende le contenu constitue la seule voie pour accéder à ce
contenu.
4.2 Représenter des désirs
4.2.1 Les représentations « Pushmi-Pullyu »
Nous avons vu, au chapitre précédent, que les désirs présentent un contenu à
l’esprit sous une certaine description, mais sans que cette description serve en aucune
manière de relais ou de lien vers le contenu représenté. Un tel fonctionnement
cognitif permet de « détacher » certaines représentations d’états vis-à-vis des
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 152
stimulations extérieures, en ce sens que la finalité d’une activité peut se voir
représentée non pas d’une manière uniquement procédurale, qui fait que le signe d’un
état du monde n’est perçu que comme une incitation à agir d’une certaine façon, mais
en tant que représentation déclarative (cf. Millikan 2004a, chapitre 16).
En effet, le signe Intentionnel le plus primitif, que Millikan appelle « Pushmi-
Pullyu » (désormais, P-P), est constitué par une représentation qui décrit un état de
choses supposément actuel tout en ayant pour fonction de déclencher une certaine
action ; en termes traditionnels, les représentations P-P possèdent à la fois une
direction d’ajustement esprit-monde et une direction d’ajustement monde-esprit.78 Par
exemple, une ombre soudaine provoque, chez un lièvre, un comportement de fuite —
le volet déclaratif reste indissociable du volet directif. Ceci ne veut pas dire que
l’aspect « efférent » de la représentation, qui provoque une action de l’organisme sur le
monde, soit encodé de manière explicite et séparément de l’aspect « afférent »,
caractérisé par une récupération d’informations à partir de stimuli causés par le monde
externe ; si l’action a lieu, le volet « pushmi », descriptif (ou afférent), de la
représentation P-P la déclenche automatiquement et ne laisse aucune opportunité de
considérer divers états futurs du monde, ni de concevoir des représentations
« directives » alternatives, c’est-à-dire des plans d’action différents de celui qui est
encodé par le volet « pullyu ». La représentation de buts alternatifs — à l’opposé des
fonctions efférentes qui ne sont pas détachables de leur corrélat descriptif — requiert
en elle-même un format afférent, analogue à celui du volet descriptif des P-P. En
d’autres termes, pour qu’un organisme puisse se représenter différents états de choses
et opérer un choix parmi ceux-ci, il faut qu’il possède la capacité de percevoir le monde
78 Ceci n’est pas à confondre avec la direction d’ajustement double que Searle et Vanderveken
(1985, 95) attribuent aux actes de langage « déclaratifs » ou « institutionnels » comme le baptême :
dans l’optique de ces auteurs, de tels actes de langage représentent la réalité qu’il créent, de sorte
que le succès illocutoire et la satisfaction descriptive vont de pair avec un changement du monde.
Or le volet descriptif d’un P-P peut être satisfait sans que l’action réclamée par le volet directif ait
lieu ; et, inversement, la représentation du monde fournie par le volet descriptif peut être inexacte
sans que cela ait une quelconque influence sur l’accomplissement de l’action.
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 153
sous un mode « virtuel » (cf. Millikan 2004a, chapitres 16 et 17). Notons ΨD cette
manière de présenter un état de choses à l’esprit sans qu’aucune contrainte
relationnelle s’instaure entre l’état de choses et l’esprit ; nous pouvons faire l’hypothèse
que ΨD constitue la fonction des désirs. Toutefois, et nous y reviendrons avant la fin
de cette section, le contenu d’un désir doit être compatible avec ce que l’esprit qui le
possède tient pour vrai ; ce qui n’est pas nécessairement le cas pour des états mentaux
comme les souhaits, et peut-être les craintes, qui sont eux aussi dépourvus de
conditions relationnelles, mais ne se trouvent pas soumis à une telle contrainte.
4.2.2 La sémantique du mode impératif
Nous aimerions formuler ici l’hypothèse que la fonction des énoncés qui
constituent les actes illocutoires directifs consiste, précisément, à fournir à A la
représentation d’un état de choses virtuel. En d’autres mots, les représentations
locutoires de forme ΛD(p), où ΛD est la contrepartie linguistique de ΨD, expriment des
états Intentionnels caractérisés par ΨD. Bien que la justification de ce point de vue
doive attendre, pour être complète, l’analyse des actes illocutoires directifs qui sera
développée au chapitre 9, nous pouvons d’ores et déjà fournir quelques éléments qui
militent en faveur de cette idée.
Le dispositif linguistique le plus communément utilisé pour donner des ordres
ou des conseils, formuler des requêtes et des suggestions, ou encore pour commander
ou inviter, bref pour accomplir des actes de langages directifs, est bien entendu le
mode grammatical de l’impératif. Cette association se révèle à ce point systématique
qu’elle fait dire à Millikan (1984, 52-55 ; 2004a, 26 ; 2005, passim) que la fonction
biologique de ce mode consiste à inciter A à accomplir une certaine action.
Plus proches de notre position, Wilson et Sperber (1988) ou Clark (1993)
considèrent que le mode impératif encode, sémantiquement, une prédication de
désirabilité et de potentialité, sans que celle-ci soit liée à une force illocutoire. Ces
auteurs s’appuient sur le fait que certains énoncés impératifs ne dénotent pas d’action
ou, du moins, aucune action sur laquelle A possède un contrôle direct :
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 154
(24) [Marie, en visitant Pierre sur son lit d’hôpital :]
Rétablis-toi bien.
(adapté de Wilson et Sperber 1988)
(25) [Marie, à sa voiture :]
Démarre !
(adapté de Wilson et Sperber 1988)
De même, l’exemple suivant, cité par Clark (1993), montre bien que, lorsque
l’interprétation directive est exclue, l’impératif peut s’utiliser au passé :
(26) [Marie, à Jean, en revenant dans une pièce remplie d’invités
soudainement silencieux :]
Oh, please ! Don’t have said anything rude.
De tels emplois jettent le discrédit tant sur la suggestion de Millikan que sur
des approches comme celle de Portner (inédit), qui définit la sémantique du mode
impératif comme ajoutant le contenu propositionnel à la liste « Choses à Faire » de A,
en vigueur dans le contexte de la conversation. On pourrait toutefois rétorquer que,
dans ce genre d’exemples, les locuteurs usent de l’impératif d’une manière non
littérale, dérivée. Il faudrait alors étendre cette hypothèse aux exemples suivants, dont
il sera également question au chapitre 9, et dans lesquels l’impératif ne sert pas à
accomplir un acte directif :
(27) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras.
(28) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.
(29) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors.
Au chapitre 9, nous reviendrons sur la prétendue non-littéralité de (24-29) et
sur l’analyse que Sperber et Wilson réservent aux énoncés comme (27-29), où
l’impératif ne véhicule même plus aucune prédication de désirabilité. Pour l’instant,
nous nous bornerons à observer que de telles données confortent l’hypothèse selon
laquelle un énoncé impératif a pour fonction biologique de présenter son contenu
propositionnel à l’allocutaire de la même manière que ce contenu serait présenté à un
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 155
esprit par le mode psychologique ΨD. Sans doute ceci revient-il à ne garder, de
l’approche de Sperber et Wilson, que la référence à la potentialité.
Les études typologiques militent dans ce sens. Elles indiquent, en effet, que
l’impératif se place du côté des modes dits « potentiels » ou « irréels » comme l’infinitif
et le subjonctif, aptes à représenter une situation qui n’est pas nécessairement réalisée
dans le monde actuel (Allan 2006 ; cf. aussi Palmer 1986, 49). Dans certaines langues,
comme le russe, l’italien ou l’espagnol, l’infinitif peut parfois remplacer l’impératif (pace
Clark 1993, 84) ; beaucoup de langues voient aussi l’infinitif suppléer à l’inexistence
morphologique, à la personne 2, d’une flexion impérative (van der Auwera et Lejeune
2005). Très souvent, par exemple, en persan, en lingala, en latin classique, en espagnol,
en anglais ancien ou en grec ancien, le subjonctif comble les trous de la flexion de
l’impératif (Allan 2006 ; van der Auwera et Lejeune 2005 ; van der Auwera 2006 ;
Traugott et Dasher 2005, 176). En français, l’impératif et le subjonctif connaissent une
distribution complémentaire dans les emplois directifs : alors qu’il n’existe pas de
forme impérative aux personnes 3 et 6, où l’on emploie le subjonctif, l’attribution
d’une force illocutoire directive à l’énoncé rend le subjonctif inacceptable pour les
personnes 2, 4 et 5 :79
(30) Qu’elle(s) quitte(nt) la ville demain !
(31) Quitte/Quittez/Quittons la ville demain.
79 En français, la personne 1 ne possède pas, non plus, de forme impérative ; mais, sauf polyphonie
(Je me lave les mains avant de manger !), on ne peut l’utiliser pour accomplir des actes illocutoires
directifs. Ceci n’est toutefois pas une généralité absolue : en hongrois, on trouve, à la personne 1,
une forme morphologique dédiée aux emplois exhortatifs (van der Auwera, Dobrushina et Goussev
2005) et la langue una, parlée en Papouasie, possède une flexion impérative complète (van der
Auwera 2006). Lorsque le besoin se fait sentir d’une exhortation à la personne 1 — par exemple,
dans des soliloques ou monologues intérieurs —, le français recourt soit à la forme impérative de la
personne 4, soit à celle de la personne 2 :
(i) Voyons voir… Finissons ce paragraphe avant d’aller boire une bonne bière, ça sera
plus raisonnable.
(ii) Finis ce paragraphe et puis tu iras boire une bonne bière.
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 156
(32) ? Que tu quittes/ ?Que vous quittiez / ? Que nous quittions la ville
demain !
Toujours en français, on observe qu’en proposition principale — et nous ne
discuterons ni ici, ni ailleurs, d’emplois subordonnés — le subjonctif ne revêt aucune
portée existentielle. Comme le note Wilmet (1997, 304-305), le point commun entre
tous les exemples suivants réside dans l’inactualité ou la virtualité du contenu.
(33) Que personne ne sorte !
(34) Dieu vous entende !
(35) Honni soit qui mal y pense.
(36) Vive le roi !
(37) Fasse le Ciel !
(38) Coûte que coûte.
(39) Qu’à cela ne tienne.
(40) Puisse-t-il réussir !
(41) Que je le reçoive, moi ?
La sémantique que nous proposons permet aussi d’expliquer pourquoi il est
impossible de répondre par C’est vrai ou par C’est faux à des énoncés impératifs ou
subjonctifs :
(42) L : Quitte la ville demain ! /Qu’il quitte la ville demain !
A : # C’est vrai./C’est faux.80
Traitant de l’impératif, Carston (2002a, 133) conclut de ce phénomène que de tels
énoncés (tokens) n’expriment aucune proposition. Pourtant, comme l’a souligné
Huntley (1984, 103-104), il existe deux excellentes raisons pour ne pas abandonner
l’approche véri-conditionnelle de l’impératif :
First, someone cannot be said to understand an imperative sentence if he does not recognize
what has to be true for the command, request etc. issued by the utterance of it to be complied
80 C’est vrai est acceptable en tant qu’acquiescement à l’accomplissement de l’acte de langage,
mais non en tant qu’expression d’un accord sur la valeur de vérité.
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 157
with. Arguably, then, a state of affairs, or proposition, is represented by the sentence […].
Second […], someone does not understand an imperative sentence if he cannot give a third-
person report of what it is that an utterer of the sentence commands, requests, etc. in using
the sentence. The understanding of main clause imperatives goes hand in hand with the
understanding of those clausal structures which function as their embedded counterparts in
descriptions of illocutionary acts performed by use of those imperatives. (italiques dans le
texte)
En produisant un énoncé impératif ou subjonctif, L ne présuppose pas que
l’état de choses décrit est ou sera vrai dans le monde réel ; mais cela ne veut pas dire
qu’il n’y ait pas de contenu propositionnel du tout, en ce sens que de tels énoncés ne
seraient pas capables de projeter les mondes possibles (ou les circonstances
d’évaluation) sur des valeurs de vérité. Quant aux répliques C’est vrai ou C’est faux, leur
fonction discursive consiste en l’expression d’un (dés)accord sur la valeur de vérité de
l’énoncé par rapport à une seule et même circonstance d’évaluation (voir Lasersohn
2005) qui correspond au monde actuel. Or, dans (42), une telle expression est
pragmatiquement déplacée, car l’énoncé de L rend manifeste que L n’a aucun accès
épistémologique à la valeur de vérité de son énoncé dans le monde actuel, ni d’ailleurs
dans aucun des mondes actualisables à la lumière des connaissances dont il dispose au
moment de l’énonciation.
Avant de préciser plus avant ce que nous entendons par là, examinons
l’objection que Wilson et Sperber (1988) adressent à la sémantique de l’impératif
proposée par Huntley (1984). Cet auteur avance que les modes grammaticaux non-
indicatifs représentent une situation comme possible, mais ne véhiculent aucun
engagement à ce qu’elle soit actualisable dans le monde réel. Wilson et Sperber
objectent que cette hypothèse ne prédit pas le fait que le mode infinitif peut
représenter des états de choses dont la réalisation est physiquement (voire
logiquement) impossible, tandis que l’impératif et, ajouterons-nous, le subjonctif ne
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 158
peuvent s’employer de la sorte.81 Ainsi, comme le notent Dominicy et Franken (2002),
je peux exprimer mon souhait d’être né à la Renaissance en disant (43), mais pas en
prononçant (44) à l’endroit de ma mère ; de même, un logicien insatisfait de sa vie peut
exprimer le souhait (45) sans paraître incompétent, tandis que (46) impliquerait qu’il
ignore le théorème d’incomplétude de Gödel : 82
(43) Ah ! Être né à la Renaissance !
(44) Sois née à la Renaissance !
(45) Ah ! Prouver que tous les systèmes formels sont complets !
(46) Prouvons que tous les systèmes formels sont complets !
De même, les énoncés subjonctifs ne peuvent exprimer des souhaits à contenu
physiquement ou logiquement contrefactuel. Ainsi, au moyen de (36), je peux exprimer
mon désir qu’Albert II de Belgique vive encore longtemps, mais pas le souhait que
Louis XVI n’ait pas été exécuté en 1793 ; et si j’utilise (47) au lieu de (45), soit
j’encourrai le même opprobre scientifique qu’aurait entraîné l’énonciation de (46), soit
— sous une lecture directive — je passerai pour un fou qui s’attribue des pouvoirs que
d’aucuns nieraient à Dieu :
(47) Que tous les systèmes formels soient complets ! 81 À propos du subjonctif, Philippe De Brabanter nous oppose (i) comme contre-exemple :
(i) Que le ciel me tombe sur la tête !
En réalité, l’effet de contrefactualité provient ici du fait que le domaine de (i) se voit restreint, par
le biais d’une conditionnalisation implicite (cf. chapitre 9), à un domaine vide ; comparer avec
l’explicitation founrie en (ii) :
(ii) Si tu as raison, que le ciel me tombe sur la tête.
Comme le subjonctif ne peut porter sur des situations contrefactuelles, l’antécédent de (ii) restreint
le domaine du conséquent à l’ensemble des mondes possibles non-contrefactuels — virtuels,
comme nous allons le voir — où A a raison ; ainsi, (ii) signifie, dès lors, que tous les mondes non-
contrefactuels où il est vrai que A a raison sont des mondes où il est vrai que le ciel tombe sur la
tête de L — l’ensemble des mondes non-contrefactuels où A a raison est donc vide. Notons qu’on
ne saurait restreindre le domaine du conséquent à un ensemble de mondes contrefactuels :
(iii) * Si tu avais raison, que le ciel me tombe / me soit tombé sur la tête. 82 Nous écartons un usage particulier de (44), et de (47) ci-dessous, dans lequel l’énoncé signifie
« Dis/Prétends que tu es née à la Renaissance/que tous les systèmes formels sont complets ».
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 159
Afin de bien cerner l’expression locutoire des désirs, il faut la contraster, à ce
stade, avec l’expression locutoire des croyances. Souvenons-nous que les
représentations de croyances impliquent que L possède une certaine relation avec p ;
un acte locutoire de forme ΛCr(p) présuppose donc que p est vrai ou faux dans le
monde actuel. Soit l’ensemble Q des propositions qui sont (mutuellement tenues pour)
vraies dans le monde actuel ; il s’ensuit qu’un acte locutoire de forme ΛCr(p) présente p
comme étant vrai ou faux dans l’ensemble des mondes qui incluent Q — la question de
la vérité ou de la fausseté de p dans les mondes qui appartiennent au complémentaire
de Q ne revêtant aucune pertinence dans ce cas de figure (voir aussi Schlenker à
paraître).
Ainsi les représentations ΛCr(p) s’opposent-elles diamétralement aux énoncés
contrefactuels qui s’évaluent, quant à eux, dans des mondes incompatibles avec Q — il
est généralement admis, en outre, que ces mondes ne doivent différer du monde actuel
que d’une manière minimale (Lewis 1973). Par exemple, dans (48), l’antécédent
restreint le domaine du conséquent en accord avec cette stipulation ; (48) est vrai si, et
seulement si, dans tout monde possible dont l’union avec Q serait inconsistante, qui ne
diffère que minimalement du monde actuel, et où Jean n’a pas joué la dame, Jean ne
perd pas son chien au jeu ; de même, (49) est vrai si, et seulement si, dans tout monde
possible dont l’union avec Q serait inconsistante, qui ne diffère que minimalement du
monde actuel, et où tous les systèmes formels sont complets, les ordinateurs peuvent
penser :
(48) Si Jean n’avait pas joué la dame, il n’aurait pas perdu son chien au jeu.
(49) Si tous les systèmes formels étaient complets, les ordinateurs pourraient
penser.
Si Cf est l’ensemble de toutes les propositions ¬p telles que p appartienne à Q, on dira
que les énoncés contrefactuels ne possèdent une valeur de vérité que dans les mondes
possibles qui contiennent au moins un élément de Cf.
On notera en passant que, comme le montrent déjà les exemples (48-49), le
mode indicatif n’impose pas de contraintes sur les domaines d’interprétation. En plus
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 160
de s’utiliser tant dans l’antécédent que dans le conséquent d’énoncés conditionnels
contrefactuels, il peut, en proposition indépendante, signifier des contenus qui
réclament un domaine incompatible avec le monde actuel :
(50) Si seulement Jean n’avait pas joué la dame !
(51) Si seulement tous les systèmes formels étaient complets !
Pour caractériser les modes impératif et subjonctif, il faut garder à l’esprit que
les mondes possibles (du moins dans l’utilisation que nous en faisons ici) ne sont que
des ensembles de propositions : par conséquent, on peut se donner l’ensemble WV de
mondes partiels, que nous appellerons virtuels, qui incluent un sous-ensemble strict de Q et
ne contiennent aucune proposition incompatible avec Q. Nous soutiendrons que les énoncés
au mode impératif ou subjonctif déclenchent la présupposition que leur contenu
propositionnel p ne peut être vrai ou faux que dans un monde de WV. Ceci explique
pourquoi les modes impératif et subjonctif sont exclus dans des énoncés dont le
contenu se révèle (logiquement ou physiquement) incompatible avec ce qui est tenu
pour vrai au moment de l’énonciation : dans ces exemples, le contenu p est
incompatible avec Q. En outre, cela entraîne qu’on ne peut utiliser l’impératif ou le
subjonctif lorsque le contenu propositionnel appartient à Q, car la présupposition que
p n’a de valeur de vérité que dans un monde de WV se voit alors violée.
Soulignons que cette présupposition ne réduit pas le mode impératif à un
opérateur modal de possibilité quantifiant sur les mondes virtuels. La mise de p sous la
portée d’un opérateur modal, que celui-ci relève de la modalité aléthique, épistémique
ou déontique, ne change rien au domaine de p, mais fait dépendre sa vérité de
l’existence (ou de l’inexistence) de certains mondes possibles. Par contre, le mode
impératif (ou subjonctif) ne signifie pas que le contenu p mis sous sa portée sera vrai si,
et seulement si, il existe un monde de WV où p est vrai, mais uniquement que p ne peut
être vrai ou faux que dans un monde appartenant à WV.
En ce qui concerne le français, nous devons bien avouer que notre approche ne
rend pas compte de tous les emplois du mode subjonctif en proposition principale ; en
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 161
effet, le subjonctif imparfait se rencontre tant dans les antécédents ou conséquents de
conditionnels contrefactuels que dans des expressions de souhaits irréalisables :
(52) Si Jean n’eût pas joué sa dame, il n’eût pas perdu son chien.
(53) Si seulement Jean n’eût pas joué sa dame !
(54) Si seulement tous les systèmes formels fussent complets !
Toutefois, ces formes (très littéraires) ne rentrent pas en distribution complémentaire
avec l’impératif et n’affectent donc pas notre hypothèse centrale que le mode
impératif, ainsi que les formes morpho-syntaxiques qui jouent son rôle en l’absence de
la flexion impérative, véhiculent la présupposition que le contenu propositionnel ne
reçoit aucune valeur de vérité dans un monde appartenant au complémentaire de
WV.83
Quant au domaine des énoncés infinitifs, il peut contenir n’importe quel type
de mondes, partiels ou non, compatibles ou incompatibles avec Q. Ainsi le domaine
des énoncés infinitifs inclut celui des énoncés impératifs correspondants. Ceci
explique le fait, déjà noté, que l’infinitif peut parfois remplacer l’impératif dans
certaines langues comme le russe (55) et l’italien (56) :
(55) Встать !
Se lever !
(56) Circolare. (de Palmer 1986, 114)
Circuler. [Italien]
En ce qui concerne le russe tout du moins, ces formes sont généralement ressenties
comme des alternatives autoritaires aux énoncés impératifs, peut-être parce que le
domaine inclut alors non seulement les mondes virtuels et actualisables, mais aussi les
83 Les impératifs dits « historiques » du russe ne cadrent pas non plus avec notre analyse :
(i) А он и побеги.
Et-INTERJ. lui et courir-IMP. 2 p. sg.
Et lui, il s’est mis à courir.
Toutefois, Gronas (2006) présente des arguments convaincants en faveur de l’hypothèse que cet
emploi, issu de la période slave commune, provient d’un usage « prétérit » de l’optatif indo-
européen.
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 162
mondes non actualisables, ce qui a pour effet discursif de présenter l’action de A
comme n’étant pas soumise aux contingences du monde actuel.
La définition de l’impératif et du subjonctif que nous venons de proposer
n’inclut aucun concept lié à l’émotion ou à l’évaluation positive ou négative — ce qui,
on le verra au chapitre 9, présente des avantages empiriques certains. On notera
également que, d’une manière peut-être inattendue, cette approche cadre avec
l’hypothèse que le mode impératif sert à représenter les désirs ; en effet, les désirs ne
se distinguent des souhaits irréalisables, comme le souhait d’être né à la Renaissance,
ni par le mode de présentation de leur contenu — dans les deux cas, celui-ci se réduit à
une condition descriptive qui n’est accompagnée d’aucune condition relationnelle —,
ni par la valeur — positive dans les deux cas — que leur contenu revêt aux yeux du
sujet, mais bien par ce contenu lui-même. Comme on l’a vu au chapitre précédent, les
contenus de désirs sont toujours compatibles avec ce que l’agent tient pour vrai, sans
pour autant être nécessaires par rapport à cet ensemble doxastique ; tandis que les
souhaits — en tant qu’ils s’opposent aux désirs lorsqu’on comprend ce dernier terme au
sens strict — portent sur des contenus incompatibles avec les croyances de l’esprit qui
les entretient. De la même manière, les énoncés impératifs ou subjonctifs présentent
leurs contenus comme ne pouvant être vrais ou faux que dans un monde virtuel, toute
attitude de L envers ce contenu relevant, dès lors, d’une inférence pragmatique.
Nous attendrons le chapitre 9 pour fournir un argument conclusif en faveur de
cette approche. Mais nous adopterons d’ores et déjà l’hypothèse qu’il existe des formes
linguistiques dont la fonction biologique réside dans une capacité de représentation
analogue à celle des désirs. Bien entendu, ce n’est certainement pas par hasard que ces
formes se trouvent systématiquement recrutées pour accomplir des actes illocutoires
directifs. Nous avons vu que la fonction des désirs (mais non celle des souhaits)
consiste à représenter à l’esprit un certain état de choses virtuel — état qui peut,
éventuellement, se voir mobilisé comme un objectif à atteindre. De même, pour faire
émerger, dans l’esprit de A, la décision de réaliser un certain état de choses, il faut
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 163
pourvoir A d’une représentation de cet état — c’est précisément ce que font les
impératifs et les subjonctifs.
Millikan (2005, chapitre 9) discute de l’existence, dans les langues naturelles, de
représentations P-P ; il s’agit d’énoncés qui, comme (57), représentent un certain état
de choses tout en incitant A à le réaliser :
(57) Jean, on ne mange pas avec ses doigts.
Bien sûr, (57) n’est pas une représentation P-P à proprement parler, puisque Jean peut
très bien dissocier le volet descriptif du volet directif, par exemple s’il rétorque Ah bon,
c’est vrai ?, tout en replongeant allègrement les mains dans son assiette. On peut
s’étonner, dès lors, de ce que Millikan n’envisage pas que les actes illocutoires directifs,
accomplis au moyen d’énoncés impératifs ou subjonctifs, produisent exactement le
même effet : en représentant un état de choses virtuel à A, ils lui permettent, selon un
processus que nous analyserons au chapitre 9, de traiter cet état de choses comme
l’objectif d’une action.
5 L’expression locutoire Ce chapitre avait pour objectif d’articuler la notion d’expression linguistique,
appliquée aux états Intentionnels, de telle sorte qu’elle nous permette de définir l’acte
locutoire. Grâce à la théorie biologique du langage défendue par Millikan, nous avons
pu montrer que les énoncés linguistiques indiquent ou signifient des états de choses
d’une manière identique aux croyances ou aux désirs, et ce en fonction du sens qu’ils
revêtent en contexte. Nous n’allons pas parler de l’expression des intentions avant le
chapitre 10, où nous traiterons des actes commissifs ; mais nous pouvons, d’ores et
déjà, constater qu’une partie des problèmes cernés dans la première partie de cette
thèse ont été résolus.
Nous avons vu qu’un signe Intentionnel peut signifier, que ce soit
naturellement ou non, quantité d’autres choses que celles qu’il signifie en vertu de sa
fonction. Plus particulièrement, même si un énoncé E est un signe Intentionnel de p,
la production de E peut signifier aux yeux de A un autre état de choses ou une certaine
croyance de L. Cependant, ces significations ne font pas partie de la fonction de E, et
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 164
par conséquent, ne correspondent pas à des états Intentionnels représentés
locutoirement par E. Le cas que nous venons de décrire correspond, bien évidemment,
à la situation d’insinuation : même si par l’énonciation de E, L insinue que q, parce que,
par exemple, E signifie, aux yeux de A, que q ou que L croit que q, il reste que q ne
correspond pas au contenu locutoire de E — et comme les assertions héritent leur
contenu des actes locutoires qui en sont constitutifs, on arrive bien à prouver
qu’insinuer n’est pas asserter.
Les choses ne sont pas très différentes pour la présupposition informative, que
nous avions illustrée par l’exemple de von Fintel (inédit) :
(58) Ah, Papa ! J’ai oublié de te dire que mon fiancé et moi, nous
déménageons à Paris la semaine prochaine. [= (15) du chapitre 2]
Nous avons vu, au chapitre 3, que le contenu présupposé par E en tant que type se
réduit à l’information dont les conventions régissant l’usage de E exigent qu’elle soit
incluse dans l’arrière-plan conversationnel. En ce sens, l’information ainsi présupposée
possède une relation certaine avec la signification, et donc avec la fonction, d’une
partie de l’énoncé. Mais, quelle qu’elle soit, la fonction de mon fiancé ne se confond pas,
dans l’exemple discuté, avec celle de l’énoncé entier : seul le contenu,
fonctionnellement déterminé, de la totalité de l’énoncé peut donc compter comme
contenu asserté.
Nous avons vu également que l’assignation d’une certaine fonction à un item
n’implique nullement que cette fonction soit réalisée à tous les coups. Par conséquent,
si un certain acte phatique, ou un énoncé E, constitue un acte locutoire Λ(p), et ce
parce que sa fonction consiste à exprimer p d’une certaine manière, cela ne veut
nullement dire que E signifie réellement p. Dans certains cas, il se peut même que
l’énonciation de E, dont la fonction est de représenter l’état Intentionnel Ψ(p) — c’est-
à-dire de produire l’acte locutoire Λ(p) — apparaisse, du point de vue de A, comme un
signe de ce que L n’entretient justement pas Ψ(p) ; toutefois, l’acte locutoire Λ(p) a bel
et bien été produit. Enfin, un énoncé E représente un état Intentionnel, au sens
Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 165
locutoire, même si personne n’est là pour « lire » cette représentation ; exprimer cet
état Intentionnel reste la fonction de E.84
Toutefois, avant de mettre notre conception du locutoire à l’œuvre dans la
construction des concepts illocutoires, il nous faut dissiper une objection de taille.
Notre définition de l’acte locutoire ne se laisse pas dissocier de l’hypothèse que le
contenu de celui-ci se détermine par une interprétation contextuelle du phème ; par
conséquent, dans la (presque-) totalité des cas, un signe linguistique ne peut se voir
assigner un contenu véri-conditionnel qu’en combinaison avec divers aspects du
contexte de la conversation. Or, comme on va le voir à présent, une telle position
théorique fait objet d’un rejet radical par certains philosophes du langage.
84 La fonction d’un énoncé est toujours irréductiblement interactionnelle. Ne pourrait-on pas, dès
lors, douter que la fonction d’un énoncé ne dépende pas de l’existence d’un auditoire, de même que
des doutes ont été émis (cf. note 75) quant à l’idée qu’un cœur malformé ait quand même pour
fonction de pomper le sang ? Pareille analogie serait, en fait, erronée : dans le cas du cœur malade,
l’incapacité où il se trouve d’accomplir sa fonction est indépendante de son environnement ; dans
le cas des soliloques, par contre, la fonction s’avère irréalisable non pas à cause de la structure
interne de l’item, mais en raison d’une inadéquation avec l’environnement — l’analogie correcte
serait plutôt avec des poumons sains appartenant à un organisme sain, mais situés dans un milieu
dépourvu d’oxygène.
166
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte
Dans les chapitres précédents, nous avons accepté deux hypothèses centrales, à
savoir, d’une part, que dans l’immense majorité des cas, la signification linguistique
d’un type ne suffit pas pour assigner un contenu propositionnel à tous ses tokens, et
d’autre part, que l’acte locutoire possède toujours un contenu propositionnel. En
conséquence, le contenu locutoire se construit, dans l’optique adoptée plus haut, par la
combinaison fonctionnelle de la signification linguistique avec le contexte. Or ces
deux présupposés ont été violemment récusés par certains courants philosophiques
contemporains.
Tout le monde s’accorde à doter les énoncés d’un sens en contexte. Dans les
termes particulièrement éclairants de Kaplan (1989a), le caractère de l’énoncé, qu’on
assimilera (abusivement) à la signification linguistique, est une fonction qui projette les
contextes d’énonciation sur des contenus.85 En d’autres mots, le contexte complète le
caractère de façon à produire un contenu (ou, en termes équivalents, un sens, une
intension). Le contenu d’un énoncé entier peut se concevoir soit comme une
proposition structurée, composée d’individus, de propriétés et de relations, soit
comme une fonction qui projette des mondes possibles sur des valeurs de vérité. Il
85 En réalité, les choses sont bien plus complexes. Pour Kaplan, la signification linguistique des
démonstratifs comme celui-ci et celui-là ne participe pas à l’assignation du contenu par le contexte,
ce qui rend imparfaite l’équation entre signification linguistique et caractère. Pour des discussions
contrastées de ce point, nous renvoyons à Predelli (2005a, 74 ff.) et Recanati (2000, 298). Pour plus
de simplicité, nous continuerons d’employer caractère et signification linguistique de manière
interchangeable.
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 167
s’avère plus aisé pour notre propos d’adopter cette seconde convention. Par monde
possible, on entend une situation identique ou alternative à notre monde actuel, c’est-à-
dire l’ensemble des propositions qui sont vraies dans cette situation. (Cependant, le
langage des mondes possibles doit, de manière absolue, être le langage dont on
construit la sémantique : par exemple, dans aucun monde possible deux ne signifie trois
(Kripke 1971).) Dès lors, le contenu permet de prédire, pour chaque monde possible, et
donc également pour le nôtre, la valeur de vérité de l’énoncé.
Jusqu’ici, pas (ou peu) de désaccords. Mais les opinions divergent dès le
moment où il faut spécifier plus avant la nature du contexte. La sémantique
bidimensionnelle de Kaplan avait, parmi ses buts essentiels, celui de traiter les termes
indexicaux comme je, ici et maintenant. Dans une pareille optique, le rôle du contexte
se borne à fournir la référence des éléments dont la dépendance contextuelle est
encodée par la signification linguistique. Par conséquent, le contexte, en tant
qu’argument de la fonction caractère, n’aurait que peu de choses en commun avec une
conception — à l’œuvre dans notre définition du locutoire — où le contexte apparaît
en tant qu’environnement de l’énonciation, et comprend un vaste ensemble
d’informations extralinguistiques : le contexte de Kaplan est une construction
théorique, constituée (au plus) par le quintuplet de paramètres 〈locuteur, lieu, temps,
demonstratum, monde〉. Une première manière de maintenir un rôle minimal au contexte
consiste à rejeter la prémisse selon laquelle le contenu sémantique serait toujours
propositionnel ; nous refuterons cette thèse, défendue par Kent Bach, dans la section
1. Ensuite, nous critiquerons, dans les sections 2 et 3, deux tentatives récentes — le
minimalisme sémantique et le relativisme sémantique — qui aspirent à maintenir une
vision étroite du contexte tout en rendant compte des intuitions contextualistes.
1 Le locutoire minimal de Bach Dans tout ce qui précède, nous avons tenu pour acquis que le niveau locutoire
est propositionnel. Ce postulat entre en complète contradiction avec la position
vigoureusement défendue, depuis plus de dix ans, par Kent Bach (1994a ; 1994b ; 1999 ;
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 168
2001 ; 2005). Bach conçoit le contenu sémantique comme un « radical propositionnel »
qui, dans certain cas, doit se voir complété pragmatiquement afin de se muer en un
contenu asserté. Pour lui, le contenu sémantique résulte de l’assignation de valeurs
sémantiques aux constituants syntaxiques de l’énoncé ; mais ce processus ne livre pas
nécessairement une intension.86 Par exemple, hors contexte, (1) n’exprime aucune
proposition, car en l’absence d’une classe de comparaison par rapport à laquelle on
estime que Jean est grand, on ne peut décider de la valeur de vérité de (1) :87
(1) Jean est grand.
Certes, il existe des cas où, comme pour l’interprétation des indexicaux « purs »
je, ici et maintenant, un contexte se révèle nécessaire. Toutefois, Bach ne consent à faire
appel au contexte que lorsque celui-ci se conçoit, dans la filiation de Kaplan (1989a ;
1989b), comme une construction théorique, constituée par une séquence limitée de
paramètres comme 〈locuteur, lieu, temps, monde〉. En outre, et il s’agit là de la différence
majeure avec les hypothèses faites ci-dessus, Bach postule que le niveau locutoire
équivaut au contenu sémantique de l’énoncé. Ainsi, l’hypothèse centrale de Bach
revient à maintenir que le locutoire peut être sous-propositionnel.
86 Soames (2002) défend l’hypothèse d’après laquelle la proposition singulière [vit à Princeton(x)],
où x est une constante individuelle, fait toujours partie des contenus assertés par (i) :
(i) Carl Hempel a vécu à Princeton.
Ce point de vue, selon lequel un énoncé-token grammaticalement déclaratif, non ambigu et qui ne
contient pas d’indexicaux ou de déictiques, constitue chaque fois l’assertion de ce qui résulte de
l’interprétation sémantique du type correspondant, se confond avec la position de Cappelen et
Lepore, discutée dans la prochaine section. Cependant, dans un article récent, Soames adopte une
doctrine plus proche de Bach, où le contenu sémantique est vu comme une « matrice
propositionnelle » telle que pour chaque contexte, la complétion pertinente de cette matrice
constitue le contenu asserté en ce contexte (Soames 2005). 87 Bach refuse d’admettre que la forme syntaxique profonde (LF) de (1) contienne un emplacement
pour une classe de comparaison (cf. Stanley 2000 ; Szabó 2001). En réalité, le fait d’introduire un
tel emplacement revient à exiger l’intervention d’un contexte pragmatique, non-kaplanien, lors de
l’interprétation sémantique.
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 169
D’après Bach, sa notion minimale d’acte locutoire (locutoiremin) — qu’il faut
opposer à notre notion maximale (locutoiremax) — est nécessaire pour analyser les cas
suivants :
a. L dit quelque chose sans aucune intention de communiquer ;
b. L dit quelque chose et dit aussi autre chose (actes de langage indirects et
implicatures) ;
c. L dit (intentionnellement) quelque chose en voulant signifier autre chose ;
d. L ne dit pas ce qu’il avait l’intention de dire (lapsus ou
« malaproprismes »). 88
Nous convenons aisément que tous ces cas justifient le recours au locutoire —
c’est d’ailleurs, en partie, la stratégie argumentative que nous avons adoptée au
chapitre 4 — mais nous ne croyons évidemment pas qu’ils suffisent pour affirmer qu’il
s’agit là d’un niveau qui puisse être sous-propositionnel.
Parmi les situations regroupées sous (a), certaines, telles les récitations de
phrases dans une langue étrangère, relèvent du niveau phatique, et d’autres, comme les
monologues, de notre niveau locutoiremax ; rien dans de tels cas ne permet de
départager notre conception de celle de Bach.
Pour ce qui est de la catégorie (b), nous nous bornerons à noter que les actes de
langage indirects — du moins ceux qui exigent qu’on fasse la différence entre ce qui est
dit littéralement et ce qui est communiqué — prennent pour input un autre acte
illocutoire au contenu propositionnel complet, tandis que les implicatures sont
générées soit par inférence à partir d’un (élément du) contenu complet (locutoiremax),
soit sur la base d’un aspect de l’acte phatique ou de l’acte phonétique. À notre
connaissance, il n’y a pas d’exemples où un acte de langage indirect ou une implicature
serait généré(e) à un niveau intermédiaire entre le phatique et l’illocutoire.
88 D’après Bach (2005), le recours au locutoiremin se justifie également du fait que des phrases
comme « Les idées vertes dorment furieusement » ont un contenu sémantique, bien qu’elles ne
soient jamais énoncées en contexte. Cet argument est fallacieux, parce qu’il présuppose la
définition même du locutoire qu’il est censé défendre.
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 170
Pour aborder le cas (c), prenons un contexte où L énonce (2), alors qu’il est
manifeste que Jean est un étudiant paresseux, sur le point de rater son année à cause
de son manque de travail :
(2) Jean travaille trop.
Le contenu sémantique de (2) doit, dans la perspective de Bach, être tout aussi sous-
propositionnel que celui de (1) ; en effet, hors contexte, on ne peut pas choisir les
critères par rapport auxquels Jean travaille trop (trop pour un étudiant, trop pour
quelqu’un de son âge, trop pour ne pas se démarquer des autres,…).
Bach maintient que l’acte locutoire — tout comme l’acte rhétique chez Austin
— peut être rapporté au moyen de discours indirects en L a dit que p, mais avec cette
nuance que, pour lui, le verbe dire reste ambigu, dans de telles constructions, entre les
sens locutoire et illocutoire. Lorsque dire est locutoire, le contenu qui suit est le
contenu sémantique de l’énoncé rapporté ; lorsque dire est illocutoire, le contenu qui
suit est le ou un des contenu(s) asserté(s).
Comme ce qui est dit littéralement en (2) ne correspond en rien à une assertion
littérale de L, Bach doit donc accepter que le discours indirect en (3) rapporte un acte
locutoiremin :
(3) L a dit que Jean travaille/travaillait trop.
Cependant, (4) prouve que ce qui est rapporté constitue une proposition complète, car
le contenu d’une pensée ne saurait se réduire à une matrice sous-propositionnelle :
(4) L a dit que Jean travaille/travaillait trop, mais il ne le pensait pas.
On pourrait, bien entendu, objecter que le ne réfère pas au contenu
locutoiremin, mais à une proposition qui lui serait associée. Une telle réponse nous
semble totalement ad hoc. (4) peut servir à rendre l’idée que L n’a produit aucune
assertion littérale en (2) ; par conséquent, le contenu rapporté par la subordonnée
correspond bien à l’acte locutoire et rien ne permet de supposer que ce n’est pas à ce
contenu qu’on fait référence dans il ne le pensait pas.
La théorie de Bach prédit aussi que (4) demeure vrai dans un contexte
d’énonciation où A n’a aucun accès à la non-littéralité de l’énoncé original. Les
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 171
intuitions peuvent diverger ici ; à notre avis, la solution la plus acceptable consiste à
admettre que (4) reste vrai dans ce genre de contexte, et cela malgré le fait qu’en
rapportant un acte locutoire sans indiquer que celui-ci n’a pas fourni de contenu à une
assertion directe, le locuteur de (4) pousse A à tirer des conclusions fausses à propos
du statut illocutoire de l’énonciation originale : A peut, notamment, songer à un
mensonge.
Un raisonnement identique s’applique aux lapsus, repris sous le point (d) ci-
dessus :
(5) Viviane est prête …, euh ! je veux dire Violette.
De nouveau, hors contexte, on ne peut pas déterminer la classe de comparaison de
prête, ce qui implique que l’assignation de valeurs sémantiques aux constituants
syntaxiques de (6) ne livre pas une proposition complète. Or l’exemple en (7) suffit à
établir que (6) rapporte un acte locutoire qui possède un contenu propositionnel :
(6) L a dit que Viviane était prête.
(7) L a dit que Viviane était prête, mais ce n’est pas ce qu’il avait à l’esprit.
Enfin, tout suggère que, lorsqu’ils se laissent interpréter, les « malaproprismes »,
également listés sous (d), véhiculent un contenu propositionnel complet. Prenons
l’exemple, désormais connu, de Cappelen et Lepore (1997b) :
(8) Nicolas : Mon papa est un philtosophe.
On peut nier (8) de deux façons différentes. Tout d’abord, le papa de Nicolas peut
répondre par une négation métalinguistique (cf. Horn 1989) :
(9) Non, Nicolas, je ne suis pas un philtosophe, je suis un philosophe.
Mais un père très à cheval sur son métier peut aussi nier la proposition exprimée par
Nicolas :
(10) Non, Nicolas, je suis un linguiste.
Afin de maintenir la différence entre les deux types de négation, Bach devrait
soutenir que la proposition niée en (10) n’est pas le contenu de l’acte locutoire de (8),
mais une ou la proposition assertée par Nicolas. Comme philtosophe n’est pas un mot
français, le contenu sémantique de (8) (au sens de Bach, s’entend) ne saurait constituer
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 172
une proposition ; de même, Bach devrait accepter qu’en (11), aucun contenu
propositionnel n’est attribué à Nicolas :
(11) Nicolas a dit que son père est un philtosophe.
Mais (11) prête à sourire justement parce que c’est une citation « mixte », par laquelle
on rapporte un contenu tout en imitant la manière dont il a été initialement produit.
Il existe plusieurs analyses de (11) dans la littérature, qu’on peut ranger sous
trois étiquettes : sémantique, pragmatique et sémantico-pragmatique ; pour conclure
cette section, voyons pourquoi aucune d’entre elles ne milite en faveur de la théorie de
Bach.
Cappelen et Lepore (1997b) utilisent la notion de samesaying de Davidson
(1969b ; 1969c ; 1979) : d’après eux, (11) est vrai si, et seulement si, il existe une
énonciation telle que (a) Nicolas l’a produite, (b) elle rentre dans une relation de
samesaying avec la clause subordonnée, et (c) philtosophe en (11) rentre dans une relation
de sametokening, c’est-à-dire d’identité de signifiant, avec le token de philtosophe de (8).
Dans l’analyse du discours indirect esquissée par Davidson, la relation de samesaying
consiste en une synonymie de contenus, ce qui exclut d’office l’hypothèse que la
subordonnée de (11) n’exprime pas une proposition complète. Certes, Cappelen et
Lepore (1997a) se donnent une relation de samesaying plus lâche :
[…] it’s no role for semantic theory to place a priori constraints on what can samesay what.
Whether two utterances samesay each other often depends on non-semantic considerations.
Competent speakers of English, those who competently use the ‘says that’ locution, are able
to render such judgements. Having such competence consists, in part, in being able to judge
whether a given report is correct or incorrect, accurate or inaccurate, misleading or exactly
what the speaker said. (Cappelen et Lepore 1997a, 291)
Mais le fait qu’ils en appellent, dans ce passage, à la compétence linguistique montre
bien qu’il s’agit toujours d’une relation entre les contenus, et non d’une relation entre
des formes dont l’identité pourrait demeurer accessible à des locuteurs qui ne
maîtriseraient pas la langue des énoncés analysés (et seraient donc incapables de leur
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 173
donner du sens). Du reste, l’originalité de Cappelen et Lepore (1997b) réside
précisément en ce que la relation davidsonnienne de sameysaying se voit combinée,
chez eux, à la relation de sametokening qui se limite, quant à elle, à un rapport entre
signifiants.89 Par conséquent, même du point de vue de Cappelen et Lepore, il faut
qu’un contenu propositionnel complet soit rapporté par (11).
D’après l’analyse pragmatique que Recanati (2000, 259-315) offre de (11),
philtosophe se trouve sous la portée de l’opérateur déférentiel (voir chapitre 2, point 3.2)
qui le projette sur la signification (le caractère) que ce mot possède dans l’idiolecte de
Nicolas. Cette approche se situe doublement en porte-à-faux vis-à-vis de la position de
Bach : elle implique non seulement que (11) rapporte un contenu propositionnel, mais
aussi que ce contenu propositionnel résulte d’une interprétation pragmatique de l’acte
phatique.
Alors que pour Recanati, la déférence ainsi à l’œuvre consiste en un
enrichissement pragmatique, Benbaji (2003 ; 2004) propose une solution mixte en
trois temps. Il commence par enrichir le contexte sémantique, que Kaplan (1989a)
limite aux paramètres temps, lieu, monde, locuteur, en y introduisant le paramètre locuteur
à qui on fait écho (locuteure) ; ensuite, il considère que les énoncés (8) et (11) ne sont
grammaticaux qu’à condition de postuler des guillemets autour de philtosophe ; enfin, il
attribue aux guillemets une valeur sémantique double — d’une part, ils réfèrent au
paramètre locuteure du contexte ; d’autre part, ils projettent le matériel sous leur portée
sur le contenu qu’il aurait pour le locuteure (pour des critiques, voir De Brabanter 2005).
On pourrait croire, dès lors, qu’il suffirait à Bach d’adopter l’analyse de Benbaji pour se
rendre capable de maintenir que la subordonnée en (11) exprime un contenu
locutoiremin propositionnellement complet, constitué en dehors tout contexte
pragmatique. Mais, comme le souligne Benbaji (2004), le fonctionnement sémantique
ainsi attribué aux guillemets se rapproche davantage du fonctionnement des déictiques
89 Il n’est pas clair, par ailleurs, que Cappelen et Lepore arrivent à distinguer ces deux relations
(Tsohatzidis 2003). Pour d’autres critiques de leur analyse, voir notamment Recanati (2001b) et De
Brabanter (2005).
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 174
comme celui-ci ou celui-là, que de celui des indexicaux « purs » je, ici et maintenant : en
effet, on peut faire écho à une infinité de locuteurs qui varient selon le contexte,
comme on peut faire référence à une infinité de demonstrata. Or Bach (2005, 39 ;
également Soames 2005, 380-381) reconnaît lui-même que la signification des
déictiques ne suffit pas à déterminer un référent sans que soient pris en compte des
éléments pragmatiques comme la saillance contextuelle et les intentions
communicatives de L. En effet, le contexte, tel que le définit minimalement Kaplan,
n’inclut aucun geste démonstratif, ni aucune intention démonstrative, bien que l’un
(Kaplan 1989a ; Reimer 1991) ou l’autre (Kaplan 1989b ; Bach 1992) de ces éléments
doivent participer, avec la signification linguistique, à la détermination du
demonstratum (voir aussi Recanati 2000, 298 ; 2001b).
2 Le minimalisme sémantique Nous venons de voir que le locutoire est toujours propositionnel. Cependant,
cela ne nous autorise pas encore à dire qu’il naît d’une interprétation contextuelle de
l’acte phatique, comme nous l’avons maintenu. Pour les partisans du minimalisme
sémantique propositionnel, le contenu de n’importe quel énoncé qui ne contient pas
d’indexicaux comme je, ici et maintenant se détermine entièrement à partir de la
signification linguistique et reste stable à travers tous les contextes d’énonciation
(Cappelen et Lepore 2005b, 2005a ; Borg 2002). Un tel contenu sémantique minimal
ne pourrait-il pas prendre la place que nous avons voulu assigner au contenu locutoire ?
Nous allons le voir à présent, une pareille conception du contenu sémantique livre, en
réalité, des prédictions empiriques erronées.
L’intuition que, hors contexte, des exemples comme (1) ci-dessus n’expriment
aucune proposition complète se justifie, généralement, par l’instabilité que
manifestent les conditions de vérité des tokens correspondants :
(1) Jean est grand. [répété]
Imaginons, par exemple, que (1) soit énoncé dans une conversation entre la maman de
Jean (huit ans) et le pédiatre (désormais, contexte C1) : ici, (1) est vrai. Imaginons,
ensuite, le même énoncé dans le contexte d’une conversation entre la maman de Jean
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 175
et l’entraîneur de l’équipe de basket-ball de son collège (désormais, contexte C2) : dans
de telles circonstances, on jugera (1) comme faux.
Face à de tels arguments, Cappelen et Lepore soutiennent que, dans n’importe
quel contexte, le contenu sémantique de (1) projette fonctionnellement tous les
mondes possibles où Jean est grand sur la valeur VRAI ou, de manière équivalente,
s’explicite grâce au bi-conditionnel tarskien qui suit :
(12) ‘Jean est grand’ est vrai si et seulement si Jean est grand.
Si une telle analyse associe, effectivement, un contenu complet aux énoncés-
types, elle n’apporte, en revanche, aucune information quant à la proposition minimale
qu’elle livre en output. Cappelen et Lepore devraient, semble-t-il, nous expliquer ce
que serait un monde où Jean est grand (tout court) ; en d’autres termes, ils devraient
nous dire ce qu’est cette propriété d’être grandtout-court, sans référence à aucune classe
de comparaison.90 On aimerait également comprendre comment (1) peut, malgré tout,
recevoir des valeurs de vérité différentes dans deux mondes possibles — ceux qui
correspondent à C1 et C2 — métaphysiquement équivalents (du moins quant aux
aspects pertinents pour l’interprétation de (1) et où, par conséquent, les propriétés de
Jean ne sauraient fluctuer entre grandtout-court et ¬grandtout-court).
La réponse de Cappelen et Lepore s’articule en deux temps. Premièrement, le
travail du linguiste ou du sémanticien ne doit pas se confondre, d’après eux, avec la
tâche du métaphysicien, qui peut, lui, éventuellement s’attacher à analyser la propriété
d’être grandtout-court. La sémantique se bornerait donc à rendre compte de notre
capacité à générer et à comprendre un nombre infini d’énoncés dans une langue
donnée, et ce de façon à modéliser de manière satisfaisante la compétence linguistique
des locuteurs. Or une théorie qui prédirait, pour une langue donnée, toutes les
90 On se souviendra que le même problème surgit si l’on tente de construire la fonction biologique
des adjectifs gradables hors contexte (voir la sous-section 3.3 du chapitre précédent).
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 176
conditions de vérité tarskiennes du type (12) suffirait à modéliser la compétence
linguistique des locuteurs de cette langue (cf. Davidson 1967b, 1969c).91
Quant à la différence observée entre les divers contextes d’énonciation, elle
s’explique, d’après Cappelen et Lepore, par la disponibilité d’un même énoncé-type
pour accomplir une infinité d’assertions différentes. Cependant, les auteurs nous
mettent en garde : le contenu asserté ne doit, en aucun cas, être confondu avec le
contenu sémantique. Tandis que ce qui est asserté dépend du contexte large et doit
rester un objet d’étude pour la pragmatique, le contenu sémantique est commun à
toutes les occurrences (à tous les tokens) d’un même énoncé-type.
Afin de prouver la nécessité théorique d’un contenu sémantique invariant,
Cappelen et Lepore nous invitent à considérer des rapports de discours inter-
contextuels (RDIC). Prenons un premier contexte (C1) où la maman de Jean énonce
(1) dans le but d’asserter (13) :
(13) Jean est grand pour un enfant de huit ans.
Prenons un second contexte (C2), où en énonçant (1) la maman de Jean asserte (14) :
(14) Jean est grand pour un joueur de basket-ball.
Imaginons maintenant un troisième contexte C3, où un tiers rapporte ce que la
maman de Jean a dit en C1 et en C2 :
(15) En C1 et en C2, la maman de Jean a dit que Jean est grand.
Ce qui est rapporté en (15), soutiennent Cappelen et Lepore, est le contenu commun à
toutes les énonciations de (1) — le contenu sémantique minimal. La divergence entre
les contenus assertés et les contenus minimaux rend le contenu rapporté par (15)
accessible à un auditeur qui ignore tout des propriétés des contextes C1 et C2, et donc
des contenus qui y ont été assertés.
91 Si Cappelen et Lepore se réclament de Davidson, il faut noter que leur théorie ne satisfait pas
l’exigence minimale qui pèse sur l’interprétation radicale : il n’y a pas, chez eux, d’adéquation à la
pratique qui consiste, de la part des locuteurs, à traiter un énoncé donné comme vrai dans certaines
circonstances et comme faux dans d’autres (pour une discussion particulièrement éclairante, voir
Neale 2001).
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 177
Dans un premier temps, nous voudrions montrer qu’on peut douter de la
pertinence des RDIC lorsqu’il s’agit de détecter le contenu sémantique commun à
toutes les assertions. Cette critique nous conduira à formuler un argument définitif
prouvant qu’aucune théorie sémantique valide ne saurait se construire sur des bases
minimalistes.92
Prenons exactement le même scénario qu’auparavant, avec la différence qu’au
lieu de (1), la maman de Jean énonce (13) en C1 et (14) en C2.93 Il est encore et toujours
possible de rapporter, de manière vraie, ces deux énonciations par (15). Mais que
devient alors le statut du contenu rapporté : minimal ou « moins que minimal » ?
D’après l’analyse la plus naturelle des RDIC, et qui est compatible avec notre
définition du locutoire, la classe saillante en C3, lors de l’énonciation de (15), reste
indéfinie ; grand s’y lit comme grand pour une chose ou l’autre. Dès lors, tant les contenus
que (1) recevrait en C1 et C2 ([Jean est grand pour un enfant de huit ans] et [Jean est
grand pour un joueur de basket-ball], respectivement), que les contenus de (13) et de
(14), impliqueraient le contenu rapporté par (15).
Deux voies s’offrent à Cappelen et Lepore afin de contrer une telle analyse anti-
minimaliste. La première consisterait à accepter que le contenu du rapport en (15) est
véri-conditionnellement impliqué par les contenus sémantiques de (13) et de (14),
tandis qu’il existe un autre lien entre (15) et le contenu minimal de (1). Cappelen et
Lepore devraient donc postuler que le contenu sémantique minimal ne se réduit pas à
n’importe quel contenu véri-conditionnellement impliqué par tous les tokens de
l’énoncé-type ; il faut qu’il soit rapporté, dans les RDIC, à l’aide d’une clause
syntaxiquement isomorphe avec les tokens originaux. Cependant, une telle restriction
ne constitue pas une réponse, car elle ne fait que décrire les cas où le contenu impliqué
est aussi sémantiquement minimal. Or il faut encore prouver que la relation
d’implication n’épuise pas le phénomène examiné.
92 Pour d’autres arguments contre Cappelen et Lepore, voir, par exemple Recanati (à paraître-a),
Bach (inédit) et Montminy (2006). 93 L’argument qui suit nous a été suggéré par Marc Dominicy.
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 178
La seconde réaction serait de rejeter l’analyse en termes d’implication véri-
conditionnelle comme simplement inadéquate. Toutefois, il semble impossible de nier
l’existence de tout lien logique entre grand pour X (où X est une classe de comparaison)
et grandtout-court, sous peine d’endosser la conclusion absurde que les propriétés d’être
grand tout court et d’être grand pour X n’entretiennent qu’un rapport accidentel. Lors
d’une conversation, Hermann Cappelen nous a suggéré qu’un tel lien existe, tout en
étant plus faible que l’implication véri-conditionnelle. Une telle prise de position
équivaudrait à admettre qu’un individu peut être grand, par exemple, pour un joueur
de basket-ball sans être grandtout-court ; en d’autres termes, (16) ne serait pas
logiquement faux :
(16) Jean est grand pour un joueur de basket-ball et il n’est pas grandtout-court.
Gageons que Cappelen et Lepore rejetteraient notre questionnement sur la fausseté de
(16) comme une interrogation métaphysique sur les relations qu’entretiennent les
différentes propriétés en cause. Néanmoins, à force de déléguer du travail au
métaphysicien, le minimalisme finit par vider la sémantique de toute sa substance. En
effet, si le minimaliste choisit de ne pas se prononcer sur la fausseté logique de (16), il
s’interdit, par la même occasion, de stipuler que (17), pris en dehors de tout contexte
d’énonciation, est une contradiction dans les termes :
(17) Jean est grand et Jean est petit.
Or une des tâches centrales dévolues à une théorie sémantique pour une langue Lg est
bel et bien de prédire, de façon correcte, les inférences que les locuteurs de Lg peuvent
tirer, en vertu de leur seule compétence linguistique, à partir d’un ensemble
d’expressions bien formées de Lg. Et Cappelen et Lepore prétendent nous offrir une
théorie sémantique en bonne et due forme :
Semantic Minimalism is a good theory [because] it can explain all the data a semantic theory
should explain. (Cappelen et Lepore 2005b, 151, italiques dans le texte)
Cependant, si l’on admet que grandtout-court est impliqué véri-conditionnellement
par grand pour X (où X est toujours une classe de comparaison), les conséquences ne
sont pas moins désastreuses pour le minimalisme sémantique.
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 179
Si (13) comme (14) impliquent véri-conditionnellement (1), il s’ensuit que (18)
implique véri-conditionnellement (19) et (20) :
(18) Jean n’est pas grand.
(19) Jean n’est pas grand pour un joueur de basket-ball.
(20) Jean n’est pas grand pour un enfant de huit ans.
Comme nous venons de le rappeler, une des tâches fondamentales du sémanticien
consiste à étudier les relations d’implication. Or la non-validité d’une inférence
conduisant de (18) à (19) ou à (20) semble difficilement contestable. Pour s’en
convaincre, il suffit d’insérer ces énoncés sous la portée d’un opérateur logique :
(21) S’il ne peut pas faire partie de l’équipe de basket-ball, Jean n’est pas
grand.
(22) S’il ne peut pas faire partie de l’équipe de basket-ball, Jean n’est pas
grand pour un joueur de basket-ball.
(23) S’il ne peut pas faire partie de l’équipe de basket-ball, Jean n’est pas
grand pour un enfant de huit ans.
Si (20) est véri-conditionnellement impliqué par (18), (23) l’est forcément par (21). Mais,
quel que soit le contexte (minimal ou non-minimal) où s’interprète (21), il est évident
qu’il existe des circonstances d’évaluation qui rendent (23) faux tout en vérifiant (21) et
(22).
Par contre, si l’on accepte, comme nous, que (22) et (23) n’acquièrent du sens
que dans un contexte d’énonciation où grand est complété par une classe de
comparaison, les énoncés (18) et (21) ne sauraient recevoir un contenu propositionnel
qui impliquerait à la fois (19) et (20), ou (22) et (23). 94
94 Montminy (2006) adresse des objections très similaires à Cappelen et Lepore. Cependant, il en
appelle aux intuitions des locuteurs dans les contextes d’énonciation — rhétorique inefficace contre
Cappelen et Lepore, dont l’habitude est de rejeter ce genre d’argument comme une confusion entre
les contenus assertés et le contenu sémantique, indépendant de toute intuition conversationnelle.
MacFarlane (à paraître) observe que si grand pour X implique grandtout-court, alors n’importe quel
individu est grandtout-court, car n’importe quel individu est grand par rapport à au moins une classe
de comparaison. De même, n’importe quel individu serait aussi petittout-court, car pour chaque
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 180
3 Le relativisme sémantique Il existe une troisième option théorique pour qui voudrait que l’interprétation
sémantique de la signification linguistique suffise à dériver le contenu propositionnel
communiqué en contexte : c’est le relativisme sémantique.95 Selon Predelli (2005a,
chapitre 4 ; 2005b), l’erreur fondamentale, commise tant par le contextualisme que par
le minimalisme, consisterait à assimiler les circonstances d’évaluation à des états de
choses objectifs, c’est-à-dire à des mondes possibles. Or une circonstance d’évaluation
devrait plutôt se concevoir comme un point de vue sur un état du monde. Soit
l’ensemble W = {w1, w2, …, wn} des mondes possibles, conçus comme des états de
choses objectifs. Soit l’ensemble Ω = {ε1, ε2, …, εn} des circonstances d’évaluation. Les
différents points de vue peuvent être définis comme des fonctions α1, α2..., prenant
particulier, il se trouve, assurément, au moins une classe de comparaison par rapport à laquelle ce
particulier est petit. Il s’ensuivrait que chaque individu est grand et petit en même temps. Le
raisonnement de MacFarlane comporte un présupposé métaphysique que Cappelen et Lepore
pourraient légitimement contester, à savoir que, pour chaque particulier x et chaque circonstance
d’évaluation, il existe au moins deux ensembles distincts d’individus auxquels x appartient. 95 Nous ne discuterons pas le modèle relativiste proposé par MacFarlane (2005). Les valeurs de
vérité s’y déterminent par rapport à une paire formée par le contexte d’énonciation CE et le contexte
d’évaluation CA, défini comme le contexte où, face à une objection valable, L serait prêt à rétracter
son assertion, tant en CE qu’en CA. Nous doutons cependant qu’une théorie sémantique véri-
conditionnelle puisse se bâtir sur la seule notion d’assertion. Ce type d’approche diffère du
« contextualisme non-indexical » défendu par MacFarlane (à paraître) : l’ensemble des
circonstances d’évaluation Ω = {〈α1, w〉, 〈α2, w〉, …, 〈αn, w〉, …, 〈α1, wn〉, 〈α2, wn〉, …, 〈αn, wn〉} y
est constitué par des paires de points de vue et de mondes possibles (Ω est donc le produit cartésien
de l’ensemble Π de points de vues et de l’ensemble W de mondes possibles). Cependant, tandis que
MacFarlane conçoit les points de vues comme des fonctions des propriétés (ou des caractères) vers
les intensions, les intensions restent des fonctions de circonstances d’évaluation vers des valeurs de
vérité. Une telle définition de l’intension est tout simplement inintelligible. La fonction point de
vue α projette grand sur l’intension ι : α = 〈grand, ι〉. Or comme le domaine de ι contient, entre
autres, 〈α, w〉, c’est-à-dire 〈〈grand, ι〉, w〉, la définition est clairement circulaire. Quoi qu’en dise
MacFarlane, sa théorie n’est pas une simple version notationnelle du relativisme de Predelli,
discuté ici.
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 181
comme argument un monde possible et comme valeur une circonstance d’évaluation.
Le sens ou l’intension d’un énoncé reste, comme chez Kaplan, une fonction ι qui
projette des circonstances d’évaluation sur des valeurs de vérité.
Bien que Predelli discute d’un exemple différent, notre argumentation ne
souffrira pas si nous reprenons l’exemple (1) et notre scénario où C1 est la conversation
de la maman de Jean avec le pédiatre, et C2 la discussion sur l’inclusion de Jean dans
une équipe de basket-ball :
(1) Jean est grand. [répété]
D’une part, nous pensons que les conclusions ainsi tirées s’étendent aisément à
d’autres adjectifs, et d’autre part, il suffit d’un exemple dont l’interprétation nécessite
l’intervention du contexte large pour montrer que le niveau phatique ne suffit pas à
l’attribution du contenu propositionnel à un énoncé-token.96 Dans notre exemple, C1
et C2 correspondent tous deux à un même monde w — le nôtre — mais, ferait
remarquer Predelli, pas à une même circonstance d’évaluation ; les points de vue y
étant différents : α1(w) ≠ α2(w). Par contre, le sens (ou l’intension) de (1) resterait
constant(e) à travers C1, C2 et, en fait, n’importe quel autre contexte d’énonciation : le
sens de (1) projetterait, dans la théorie relativiste, des circonstances d’évaluation, elles-
mêmes valeurs des fonctions α1, α2..., sur des valeurs de vérité. La sémantique ne
pourrait pas énumérer toutes les circonstances d’évaluation, ni leur assigner à toutes
une valeur de vérité ; elle ne pourrait donc pas expliciter pleinement le sens de (1).
Mais elle prédit que (1) ne reçoit pas nécessairement une et une seule valeur de vérité
dans un même monde possible. Notons « ι(Jean est grand) » l’intension de (1). Pour rendre
compte des intuitions contextualistes, il suffit d’imaginer que
ι(Jean est grand)(α1(w)) ≠ ι(Jean est grand)(α2(w))
c’est-à-dire que les deux circonstances d’évaluation correspondent à deux points de
vues différents sur le monde actuel. Si Predelli a raison, on devrait pouvoir capter
l’hétérogénéité entre C1 et C2 sans avoir à postuler, pour autant, une « complétion » de 96 Nous avons bénéficié, ici, de discussions avec Stefano Predelli.
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 182
grand par une classe de comparaison, ce qui permettrait de sauvegarder une notion
minimale, kaplanienne, du contexte.
Le tour est-il joué pour autant ? Pas le moins du monde !
Pour être une alternative viable aux théories sémantiques traditionnelles, dont
l’une des vertus est d’être compositionnelles, le relativisme doit pouvoir associer une
interprétation non seulement aux éléments isolés, mais aussi aux énoncés dans leur
totalité, et ce en fonction du sens de leurs éléments. En d’autres mots, le relativisme
doit pouvoir assigner une valeur de vérité à un énoncé dans sa totalité, couplé à un seul
contexte, par rapport à une même circonstance d’évaluation. Moralité : il est interdit
de changer de point de vue au cours d’un seul et même énoncé — en perdant le
contexte large, le relativisme perd la possibilité de faire intervenir les points de vue
localement.
Modifions légèrement notre exemple. Plaçons-nous en C1. La maman de Jean
dit :
(24) Vous savez, Jean est encore petit, bien qu’il soit grand pour un enfant de
huit ans.
Le pédiatre répond :
(25) Oui, c’est vrai que tout en étant encore un petit garçon, Jean est grand.
L’expression d’accord du pédiatre impose un point de vue identique aux deux
exemples ; deux locuteurs ne peuvent s’accorder sur la valeur de vérité d’une
proposition que s’ils considèrent que cette valeur de vérité est attribuée par rapport à
une même circonstance d’évaluation (voir Lasersohn 2005 ; MacFarlane 2007). On
évalue donc (24) et (25) dans la même circonstance d’évaluation. Rappelons-nous aussi
qu’il est interdit de changer le point de vue au cours de l’interprétation de l’énoncé. En
d’autres mots, notamment sous peine d’être incapable d’attribuer un contenu à (26), on
ne saurait dire que dans (24) Jean est encore petit et Jean est grand pour un enfant de huit ans
ne se voient jamais évalués dans la même circonstance d’évaluation :
(26) Si Jean est encore petit mais grand pour un enfant de huit ans, alors il
fait plus que son âge.
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 183
On pourrait objecter ici que tous les exemples invoqués contiennent des
marqueurs de contraste comme mais, bien que et tout en étant.97 Toutefois, quel que soit
le point de vue que l’on adopte sur la sémantique de telles constructions, elles ont au
moins le statut logique de la conjonction. En outre, le fait qu’il y ait contraste entre
petit et grand ne fait que confirmer l’intuition contextualiste que ce contraste s’instaure
entre deux classes de comparaison (ou deux points de vue, déterminés localement).
Par conséquent, la théorie de Predelli prédit que l’intension de grand et
l’intension de petit projettent, toutes les deux, la même circonstance d’évaluation
ε1 = α1(w) sur VRAI.
Essayons le même raisonnement en C2. L’entraîneur dit :
(27) Jean est grand, mais il est petit pour un joueur de basket.
Son assistant répond :
(28) Oui, c’est vrai : Jean est petit, même s’il est grand pour un enfant de son
âge.
Quel que soit le point de vue α2, il est le même en (27) et en (28). La théorie de Predelli
prédit que l’intension de grand et l’intension de petit projettent, toutes les deux, la
même circonstance d’évaluation ε2 = α2(w) sur VRAI.
On le voit, cet argument peut être généralisé à n’importe quel point de vue. Par
conséquent, le relativisme débouche sur une théorie sémantique d’après laquelle petit
et grand sont équivalents.
Et il y a (encore) pire. Imaginons deux suites possibles au dialogue entre la
maman de Jean et le pédiatre. Dans l’un et l’autre cas, la maman exprime son accord ;
la circonstance d’évaluation ne change donc pas :
(29) Eh oui ! Jean n’est pas petit, mais ce n’est pas encore un adulte.
(30) Eh oui ! Jean n’est pas grand, bien qu’il ne soit pas petit pour son âge.
De même, l’entraîneur, en C2, peut répondre par (31) ou par (32) ; dans les deux cas, le
point de vue reste le même que pour (27) et (28) :
97 Merci à François Recanati d’avoir attiré notre attention sur ce point.
Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 184
(31) Eh oui ! Jean n’est pas petit, mais il n’est pas assez grand pour jouer dans
notre équipe.
(32) Eh oui ! Jean n’est pas grand, bien qu’il ne soit pas petit pour un enfant
de son âge.
On l’aura compris, non seulement le relativisme doit considérer comme
équivalents petit et grand, mais aussi, petit, non petit, grand et non grand. Par conséquent,
si l’on accepte le relativisme, on accepte que n’importe quelle proposition est
compatible avec n’importe quelle autre.98
98 Précisons qu’une approche qui considérerait que les circonstances d’évaluation sont des paires
〈point de vue, monde〉 — à supposer que la composante point de vue puisse être définie d’une
manière plus éclairante que celle de MacFarlane (à paraître) (voir note 95) — ne résisterait pas aux
exemples auxquels nous venons de soumettre la théorie de Predelli, car le fait de localiser le point
de vue dans la circonstance d’évaluation, et non dans le contexte, empêche, lui aussi, de changer de
point de vue localement.
185
Conclusion de la deuxième partie
Au chapitre 4, le premier de cette deuxième partie, nous avons vu que la
hiérarchie de sens mise en place par Austin se laisse diviser, à la charnière entre
l’illocutoire et le perlocutoire, en accord avec la distinction entre être constitué par et
être accompli au moyen de. Cette articulation fondamentale établit que le phatique est
nécessairement constitué par le phonétique, le locutoire par le phatique et, enfin,
l’illocutoire par le locutoire. Il est parfaitement raisonnable, et cohérent aussi avec la
position d’Austin, de définir l’acte locutoire comme la représentation, sous un mode
psychologique linguistiquement accessible, d’un état Intentionnel. Au chapitre 5, nous
avons défini les modes de présentation psychologiques qui correspondent aux trois
grands types d’états Intentionnels — les croyances, les désirs et les intentions — à
l’aide de la distinction entre conditions de vérité, conditions relationnelles et
conditions descriptives. Ensuite, nous avons contrasté notre conception du locutoire
avec les expressions d’états mentaux qui ne sont pas contraintes par le véhicule
linguistique. La fonction biologique d’un énoncé-token consiste à signifier un état de
choses sous un mode de présentation linguistique Λ, analogue à un certain mode de
présentation psychologique Ψ ; comme les états mentaux s’individuent grâce à la
manière dont le contenu véri-conditionnel se voit appréhendé par l’esprit, on peut dire
que chaque énoncé, pris dans son contexte d’énonciation, représente l’état
Intentionnel déterminé par sa fonction biologique. Notre position consiste donc à
maintenir que le sens propositionnel émerge lors de l’interprétation contextuelle de la
signification linguistique, c’est-à-dire lors de l’interprétation contextuelle du phatique.
Conclusion de la deuxième partie 186
Cette position n’est pas trivialement vraie ; pour cette raison, nous avons tenté de
montrer que, d’une part, le locutoire est toujours propositionnel et que, d’autre part, la
seule interprétation sémantique de l’énoncé-type ne suffit pas à déterminer cette
proposition.
Au terme de cette seconde partie, nous avons réussi à délimiter le contenu des
actes illocutoires — celui des actes locutoires correspondants — sans faire référence à
l’illocutoire et sans réduire le locutoire à la signification linguistique. Nous devons, à
présent, comprendre comment le niveau locutoire s’insère dans une pratique
communicative qui se compose, essentiellement, d’actes illocutoires.
187
PARTIE III :
DE L’INTERPRÉTATION DES ACTES ILLOCUTOIRES
188
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs
« Il n’espère pas que Dieu soit dupe, il le lui suggère à tout hasard. » (Antoine Blondin, Un singe en hiver)
Dans la première partie de cette thèse, nous avons identifié plusieurs défis dont
n’importe quelle théorie des actes assertifs et, plus généralement, des actes
illocutoires, doit triompher pour être adéquate. Une de ces difficultés est de définir le
contenu de l’assertion d’une façon qui ne réduise pas celui-ci à la signification
linguistique ; lorsqu’on y ajoute la nécessité de faire la différence entre l’assertion et les
formes de communication non manifestes, comme la présupposition informative et les
insinuations, on réalise que le contenu propositionnel des actes illocutoires doit se
définir en amont de la force illocutoire elle-même (voir chapitres 2 et 3). La conception
du locutoire, élaborée dans la partie qui précède, nous permet d’emblée de respecter
cette contrainte. En effet, pour qu’un énoncé (token) puisse accéder au statut d’acte
illocutoire F(p), le contenu p de cet acte doit être le contenu de l’acte locutoire
accompli au moyen de ce même énoncé. Or, comme on l’a vu, le contenu d’un acte
locutoire se voit déterminé par la fonction biologique de l’énoncé, pris dans son
contexte d’énonciation, ce qui exclut tout contenu insinué, impliqué ou encore
présupposé.
Bien entendu, le fait d’être constitué par un acte locutoire Λ(p) demeure une
condition nécessaire, mais non suffisante, pour l’accession au statut illocutoire. Dans
cette troisième et dernière partie, nous complèterons cette condition de façon à
fournir une analyse adéquate des actes assertifs, directifs et commissifs. Nous nous
attacherons aussi à évaluer les conséquences psychologiques du modèle ainsi construit.
Dans le présent chapitre, nous allons nous concentrer sur les actes assertifs. À
ce propos, il faut garder à l’esprit plusieurs exigences supplémentaires. Tout d’abord, la
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 189
théorie proposée doit présenter assez de souplesse pour ne pas exclure les scénarios
kantiens ou les cas avec un A impossible à persuader. Ensuite, elle doit prédire
correctement, et sans surgénérer, les cas où aucune force illocutoire assertive ne sera
attribuée à l’énoncé. Enfin, elle doit pouvoir expliquer l’ubiquité du V-engagement
parmi les actes assertifs et aussi pourquoi certaines assertions semblent produire du J-
engagement. Ci-dessous, nous proposerons un modèle d’interprétation qui tient
compte de ces exigences et qui se base sur l’idée que les assertions fonctionnent
comme des raisons de croire ; cette stratégie placera au centre de notre approche le
statut que le contenu propositionnel revêt par rapport à l’arrière-plan conversationnel.
Dans le chapitre 9, nous étendrons ce modèle aux actes directifs, que nous
analyserons comme des raisons d’agir. Ensuite, au chapitre 10, nous montrerons
comment notre analyse peut rendre compte des actes commissifs. Au chapitre 11, nous
nous proposerons d’étayer ce schéma d’interprétation, et les postulats psychologiques
qu’il entraîne, en examinant certaines données empiriques issues des études sur la
communication chez les enfants et chez les personnes atteintes d’autisme.
1 Les assertions comme raisons de croire La définition des actes assertifs que nous allons proposer maintenant reste très
stalnakerienne dans son esprit. Simplement, au lieu de considérer l’effet que l’énoncé
produit sur l’allocutaire A, nous nous centrerons sur le statut de l’énoncé par rapport à
l’arrière-plan. Dans tout ce qui suit, lorsqu’il sera question d’arrière-plan, le terme
s’emploiera au sens de Stalnaker, exposé au chapitre 3 : l’arrière-plan (désormais, AP)
se compose de tous les mondes possibles qui contiennent toutes les propositions que
les interlocuteurs acceptent mutuellement comme connues (vraies) pour les besoins de
la conversation. Dans cette section, nous voudrions exposer l’idée fondamentale que
l’intention d’asserter que p se réduit, en réalité, à l’intention de pourvoir A d’une raison de croire
que p.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 190
1.1 Les raisons de croire De quel genre de raisons parle-t-on lorsqu’on dit, comme nous venons de le
faire, qu’une assertion que p est une raison de croire que p ? Grice (2001, 37-44) établit
une typologie des raisons qui s’avère très éclairante pour une analyse des actes assertifs.
Un premier groupe est constitué par les raisons que Grice dit « explicatives ».
Quand on attribue à quelque chose le statut de raison explicative, cette assignation
revêt la forme :
R est la raison de/pour F
et implique, par conséquent, à la fois l’existence de R et celle de F. Par exemple, dans
(1), la friabilité du sol fournit une raison explicative pour l’écroulement du pont, dont
l’existence est présupposée :
(1) La friabilité du sol est la raison pour laquelle ce pont s’est écroulé.
Nous tentons d’élaborer ici une théorie qui rende compte de l’attribution de
forces illocutoires aux énoncés. Nous ne saurions nous contenter, dès lors, d’une clause
qui, dans une perspective à la troisième personne, définirait l’assertion par l’explication
d’une certaine croyance, installée dans l’esprit de A. Premièrement, une telle
définition ne capterait pas le fait qu’une assertion doit être une raison du point de vue
de A et non du point de vue d’un analyste extérieur ; or il faut exclure, de la classe des
assertions, les énoncés qui provoquent causalement des croyances sans être pour
autant des raisons de croire aux yeux de A. Grice (1957, 220-221) donne l’exemple d’une
personne chez qui un certain type d’énonciation ayant p comme contenu
propositionnel provoquerait automatiquement un certain état mental. Dans le même
ordre d’idées, on pourrait imaginer un A qui ne comprenne pas le français, mais qui se
trouve instruit à croire qu’il pleut dès qu’il entend un énoncé contenant le phonème
/i/ ; on hésitera à dire que, face à un tel A, j’ai réussi à asserter qu’il pleut en disant « Il
pleut », même si cette énonciation est la raison explicative (et la cause) de la croyance
de A qu’il pleut. Deuxièmement, une assertion que p n’implique évidemment pas que
A croie que p (avec cette assertion comme raison) — même si nous serons amenés à
nuancer cette affirmation plus bas.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 191
Le second type de raisons (qui, en fait, se trouve à la troisième place dans
l’exposé de Grice) ne fera pas l’affaire non plus ; cette fois-ci, l’assignation prend la
forme :
La raison de X pour F était que /de R
où X est un agent et F une action, comme dans l’exemple suivant :
(2) Le rayon de soleil qui entra dans la fenêtre de la cuisine fut la raison
pour laquelle Philibert se versa une bonne rasade de cognac de grand
matin.
À nouveau, ces raisons que Grice nomme « justificativo-explicatives »
requièrent l’existence de F. Or nous voudrions éviter que notre définition de
l’assertion entraîne, pour chaque cas où une assertion que p a été produite, que A s’est
effectivement donné la croyance que p avec cette assertion comme raison. En effet,
après que L ait asserté que p, A peut ne pas croire que p ou croire que p avec une autre
raison que cet acte assertif.
Beaucoup plus intéressantes pour nos objectifs sont les raisons du troisième
type, que Grice nomme « justificatives » et dont l’assignation revêt la forme canonique
suivante :
La/une raison (pour X) de F était que R.
Tout d’abord, il est clair qu’un verbe psychologique comme croire peut y
prendre la place de F sans aucun problème. Ensuite, si un fait ou un événement reçoit
le statut d’une raison justificative R pour F, rien n’implique que F a eu ou aura lieu. Il
s’agit là d’un premier résultat positif, car la réduction des assertions à des raisons de
croire n’a de chances d’aboutir qu’à condition que ces raisons ne soient pas factives
quant aux croyances en question.
On peut ainsi comprendre pourquoi les raisons de ce genre relèvent de la
justification et non de l’explication, à la différence des deux types précédents. Toute
procédure explicative vise à reconstruire des prémisses pour une conclusion avérée (cf.
par exemple Mellor 1995, 73-75). Par contre, la justification, au sens que lui donne
Grice, en accord avec l’usage commun — ce qui l’oppose à la justification
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 192
démonstrative dont il a été question au chapitre 1 —, ne réclame pas l’existence de ce
qu’elle vient justifier. Grice (2001, 44-50, 73-87) accorde beaucoup d’importance, en
effet, au caractère systématiquement non-monotone de la relation justificative : la
procédure par laquelle on arrive à une conclusion, que celle-ci porte sur un état de
choses ou s’identifie à la décision d’accomplir une action, est toujours ceteris paribus.
Par exemple, certaines circonstances légitiment les raisonnements en (3) ou en (4) :
(3) Probablement (si A, alors B)
A
∴ B
(4) Désirable (si A, alors B)
A
∴ B
Grice fond ces deux types de raisonnement sous la forme commune (6), où l’opérateur
Acceptable attribue un caractère ceteris paribus à ce qui se trouve sous sa portée.99
(5) Acceptable (si A, alors B)
A
∴ B
Dans sa dimension théorique, qui nous importe dans ce chapitre-ci, Acceptable(p)
signifie, du point de vue d’un certain sujet, que ce sujet juge, toutes choses égales par
ailleurs, que p ; dans sa dimension pratique, que nous envisagerons au chapitre suivant,
Acceptable(p) signifie, du point de vue d’un certain agent, que, toutes choses égales par
ailleurs, cet agent à la volonté de rendre p vrai. Ainsi, on est justifié à agir d’une
certaine manière, ou à conclure à la vérité d’une certaine proposition, à la seule 99 Nous nous sommes volontairement abstenu de préciser la nature de la conclusion en (5). Selon
Davidson (1969a, 37-40), la conclusion d’un raisonnement pratique ceteris paribus correspond à un
jugement inconditionnel du type « Le mieux, c’est de B » ; tandis que chez Grice, qui ambitionne
de construire un système uniforme pour les raisons pratique et théorique, cette conclusion devrait
être l’expression d’une intention. Cependant, comme Grice (2001, 48) l’observe lui-même, le fait
de former une intention de p se réduit, pour Davidson (1978, 99-102), à considérer que, toutes
choses égales par ailleurs, p est la meilleure option.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 193
condition qu’aucune prémisse allant dans le sens contraire ne vienne s’ajouter au
support épistémologique dont on dispose pour soutenir son inférence. Il est évident,
en outre, que l’addition d’une prémisse comme « Acceptable (si A, alors non-B) »
compromet la conclusion, mais qu’elle ne la rend pas impossible non plus — à moins
de correspondre à la probabilité maximale 1 —, car la justification est une affaire de
« poids ».100 Il suffit que le sujet pensant ou l’agent accorde assez de poids (un degré de
probabilité ou de désirabilité assez haut) à la première prémisse « Acceptable (si A, alors
B) » pour que l’inférence ait quand même lieu. On voit aussi pourquoi, toujours d’après
Grice, les raisons justificatives sont sujettes à une relativisation implicite ou explicite
par rapport à un agent. Le poids justificatif d’une prémisse, qu’elle soit pratique ou
aléthique, s’évalue par rapport à un ensemble restreint de propositions qui joue, à ce
moment-là, le rôle d’une « évidence totale » (voir Hempel 1965).
Ainsi, une conjonction justificative de prémisses permet, mais ne garantit pas,
un certain processus inférentiel — dans le cas des raisons de croire, un raisonnement
théorique. Évidemment, tout ce qui vient d’être dit à propos de (5) vaut, mutatis
mutandis, pour (6) ; la seconde prémisse dote A d’un poids suffisant pour dériver, de
manière non-démonstrative, la conclusion B :
(6) Si A, alors B
Acceptable (A)
∴ B
On peut stipuler, à la suite de Recanati (1987, 185-186), que R est une raison de
croire que p dans un contexte C si, et seulement si, il existe un Z ⊆ C, tel que Z permet
de conclure p de R, mais qu’on ne peut pas conclure p de Z pris isolément ; en d’autres
termes, R doit être à la fois nécessaire et suffisante pour justifier p dans Z. Comme Z
peut être un sous-ensemble strict de C, l’existence d’une raison de croire que p
100 D’après Grice (2001, 39-40), ceci explique pourquoi, lorsqu’on parle de raisons justificatives, le
substantif anglais reason peut fonctionner comme un terme de masse (cf. « He had reason to think
that she was late »). En français, l’emploi de quelque illustre le même phénomène (comparer « J’ai
quelque raison de le croire », « J’ai quelque argent » versus « *J’ai quelque voiture »).
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 194
n’implique pas l’inexistence d’une raison R’ de croire que ¬p ; mais si C = Z, il est
possible pour R de fonder, ceteris paribus, la conclusion effective que p.
1.2 Le contexte de l’assertion Nous venons de postuler qu’une assertion que p, lorsqu’elle est couronnée de
succès, devient une raison pour A de croire que p. Autrement dit, le succès assertif est
lié à l’interprétation donnée par A de l’énoncé de L : un énoncé E n’a la valeur d’une
assertion que p que si A interprète E de telle sorte que son occurrence constitue, pour
A, une raison de croire que p.
Mais, à ce stade, notre définition est encore incomplète. Représentons-nous,
pour plus de facilité, l’ensemble des croyances de A comme l’ensemble D des mondes
possibles qui sont compatibles avec ce que A tient pour vrai. Est-il correct d’exiger,
pour qu’un énoncé soit une assertion que p, qu’on puisse conclure p à partir d’un
D’ ⊆ D ? Certainement pas. Imaginons que je sache, ou que je tienne pour certain,
qu’une certaine proposition p est fausse ; imaginons, de plus, que cette croyance ne
fasse pas partie de ce qui est mutuellement accepté par vous et moi, c’est-à-dire qu’elle
n’appartienne pas à l’AP stalnakerien ; supposons, enfin, que l’AP ne contienne rien
qui concerne votre avis au sujet de p.101 Dans de telles circonstances, on ne voit pas
pourquoi vous ne pourriez pas asserter que p avec succès ; pourtant, par rapport à D,
une énonciation de contenu p ne peut pas être une raison, pour moi, de croire que p,
car ¬p est vrai dans tout monde possible appartenant à D.
Par conséquent, un candidat E au titre d’assertion que p doit, pour réussir,
constituer une raison de croire que p non pas par rapport à l’ensemble des croyances
de A, mais par rapport à l’AP. En d’autres termes, l’AP doit inclure un sous-ensemble,
strict ou non, de mondes possibles qui soit tel qu’on ne puisse conclure p à partir de ce
seul ensemble, mais dont la conjonction avec l’occurrence de E permette de conclure
101 Nous nous exprimons tantôt comme si l’AP était un ensemble de mondes possibles et tantôt
comme si c’était un ensemble de propositions. Ce faisant, nous continuons à faire l’hypothèse
standard qu’un monde possible se réduit à l’ensemble des propositions qui y sont vraies.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 195
que p. Cette clause vient compléter la condition nécessaire, dégagée dans la deuxième
partie, qui exige que p soit le contenu de l’acte locutoire accompli par E.
Avant de passer à la section suivante, nous voudrions faire remarquer que la
définition proposée résout, d’emblée, les problèmes rencontrés par l’approche de
Stalnaker face aux cas où A est impossible à persuader ou face aux cas kantiens. Dans
les situations du premier type, il est mutuellement accepté que A ne croira jamais que
p ou que A croit que ¬p ; toutefois, il n’est pas mutuellement accepté que ¬p. Par
conséquent, rien n’empêche de conclure p à partir (d’un sous-ensemble) de l’AP ; rien
n’empêche, en d’autres mots, que l’ajout de l’occurrence de E à au moins un des
mondes qui appartiennent à l’AP rende possible la conclusion que p. Dans les scénarios
kantiens, l’intention d’asserter que p n’implique pas l’intention d’ajouter p à l’AP ; mais
L a bel et bien l’intention de fournir une raison de croire que p. En effet, L a l’intention
que son énoncé permette la conclusion p à partir d’un des mondes de l’AP, sans pour
autant avoir l’intention que le même énoncé garantisse cette conclusion dans le monde
actuel.
2 Quand la force assertive fait défaut Nous venons de montrer qu’en définissant les assertions comme des raisons de
croire, on leur rend la souplesse exclue par le perlocutoire fort, qui s’interdit de traiter
les cas avec un A impossible à persuader et les situations kantiennes. Il faut évaluer,
maintenant, les conditions que nous faisons peser sur l’accomplissement des actes
assertifs en les confrontant à toutes les circonstances où elles ne sont pas remplies.
2.1 Le discours non-littéral En premier lieu, notre approche s’applique aisément aux lectures ironiques, lors
desquelles, nous l’avons dit, aucune assertion littérale n’est accomplie. Reprenons
l’exemple du chapitre 1 : L et A marchent sous une pluie battante et L énonce (7).
(7) Il fait vraiment trop sec. [= (2) du chapitre 1]
Le fait qu’il pleuve fait forcément partie de l’AP. Par conséquent, dans tout monde
possible qui contient l’ensemble des propositions mutuellement acceptées dans le
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 196
contexte de la conversation, il est vrai qu’il pleut ; donc, dans aucun de ces mondes
possibles (7) ne permet de conclure qu’il fait trop sec. Il s’ensuit que, en énonçant (7),
L ne réussit pas à asserter qu’il fait trop sec.
Bien évidemment, il faut, pour qu’il y ait ironie, que l’énonciation ne constitue
pas une raison de croire que p. Cette hypothèse, que nous discuterons plus en détail au
chapitre 11, est en accord avec les travaux expérimentaux qui montrent que la
compréhension d’énoncés ironiques ne prend pas plus de temps que l’interprétation
d’assertions littérales ; ce qui suggère que l’ironie ne mobilise pas d’autres mécanismes
cognitifs que ceux requis pour l’interprétation des assertions littérales (pour un
résumé, voir Gibbs 1994, 107-119). Ainsi, en évaluant la présence ou l’absence de
l’ironie ou, en tous cas, du caractère non-littéral de l’énoncé, on évalue du même coup
la présence ou l’absence de la force assertive. Par contre, si le fait qu’il pleuve ne fait
pas partie de l’AP, alors, dans l’hypothèse où il ne pleut pas, (7) serait une assertion
accomplie avec succès, quoique fausse ou mensongère.
Il est sans doute utile de rappeler, à ce stade, que l’AP n’est jamais qu’une
construction psychologique et subjective ; par conséquent, rien ne garantit que les
conceptions respectives que A et L se font de l’AP se correspondent exactement.
Ainsi, il se peut que L asserte que p alors que, pour A, il est mutuellement accepté que
¬p. Dans un tel cas, A aura le choix entre modifier sa représentation de l’AP, afin de
pouvoir interpréter l’énonciation comme un acte assertif littéral, ou refuser d’attribuer
une force assertive à l’énoncé. La première solution, qui revient à une forme
d’accommodation, exige que A puisse faire des hypothèses quant aux croyances de L ;
en outre, l’accommodation ne sera pas privilégiée lorsqu’elle entraîne un changement
doxastique trop important, comme cela se passerait pour (7).
Remarquons que dans ces deux cas de figure — la modification de l’AP ou le
rejet du statut assertif de (7) A continue à appliquer le principe de charité davidsonien
(Davidson 1967b, 27 ; 1969a, 101 ; 1974b, 153 ; 1977, 200-201 ; 1984, 36-37 ; 1990, 7-21),
selon lequel on maximalise la rationalité des croyances de L afin d’arriver à une
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 197
interprétation cohérente de l’énoncé. L’exemple suivant de Davidson possède la même
structure que le scénario dans lequel A doit interpréter (7) sous une pluie battante :
If you see a ketch sailing by and your companion says, ‘Look at that handsome yawl’ you
may be faced with a problem of interpretation. One natural possibility is that your friend has
mistaken a ketch for a yawl, and has formed a false belief. But if his vision is good and his
line of sight favourable it is even more plausible that he does not use the word of ‘yawl’
quite as you do, and has made no mistake at all about the position of the jigger on the
passing yacht. We do this sort of off the cuff interpretation all the time, deciding in favour of
reinterpretation of words in order to preserve a reasonable theory of belief. (Davidson 1974a,
196)
Prenons maintenant un exemple plus extrême :
(8) Demain, les oreilles de Marie vont tellement grandir qu’elle va pouvoir
voler.
Dans un contexte ordinaire, la représentation de l’AP que va se faire A ne contiendra
pas de mondes compatibles avec le fait que certains êtres humains puissent rivaliser
avec Dumbo. Dans ce cas de figure, (8) ne saurait constituer une assertion accomplie
avec succès ; à la suite de quoi A va probablement envisager une interprétation non-
littérale ou symbolique (au sens de Sperber 1974). Toutefois, A peut aussi appliquer le
principe de charité et modifier sa représentation de l’AP de manière à y inclure la
proposition que L croit vraie la proposition — qui est en fait fausse — que les oreilles
humaines peuvent atteindre, en l’espace d’une nuit, la taille et la musculature
suffisantes pour voler ; une telle modification de l’AP équivaut, bien sûr, à en exclure la
négation de cette même proposition, tout comme la proposition L que croit/sait que
les oreilles de Marie ne deviendront jamais des ailes. Cette fois-ci, (8) constitue une
assertion accomplie avec succès, car son contenu est compatible avec l’AP ; en d’autres
termes, même si, dans ce second contexte, le contenu reste irrationnel du point de vue
de A, l’acte de langage en lui-même reste rationnel par rapport aux croyances de L.
Mais il y a une option supplémentaire, qui consiste à enlever de l’AP toute proposition
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 198
touchant à la propension des oreilles humaines à fonctionner comme des ailes sans y
inclure, par ailleurs, aucune hypothèse sur les croyances de L à ce sujet. Cette stratégie
interprétative équivaut, en fait, à interpréter l’énoncé de L dans un cadre fictif,
« comme-si », incompatible avec la connaissance du réel que possède A (voir Danblon
2002, 132-133). Il est à noter que l’appréhension fictionnelle ne rentre pas en compte
dans des cas ordinaires, tels que (8), où aucune motivation ne peut lui être trouvée :
comme le dit Danblon (2002, 189),
[l]e « comme-si » sert, en quelque sorte, de béquille à une expression difficile […].
En tant que modification de l’AP, l’interprétation en « comme-si » se révèle
évidemment moins coûteuse que l’application du principe de charité — qui, en plus de
la suppression de certaines propositions, requiert que soient faites des hypothèses à
propos de l’état doxastique de L. Mais elle ne permet pas de prédire (directement) les
actions de L et, en général, ne possède aucune pertinence immédiate pour un A placé
dans le monde réel et qui ne réviserait pas ses propres croyances de manière à occulter
le caractère « comme-si » du processus d’interprétation (cf. Danblon 2002, 188-189 ;
2005, 160).
2.2 Contradictions, tautologies et échec présuppositionnel Tout comme la définition de Stalnaker, notre définition prédit correctement
que les énoncés suivants ne sont pas des assertions :
(9) Il pleut et il ne pleut pas. [= (1) du chapitre 3]
(10) Il pleut ou il ne pleut pas. [= (2) du chapitre 3]
(11) L’actuel roi de France est chauve. [= (3) du chapitre 3]
Moyennant la stipulation que la conjonction de l’AP et de l’occurrence de E doit être
consistante, une contradiction telle que (9) ne se laisse évidemment pas déduire. À
l’inverse, une tautologie comme (10) peut se déduire, sans l’appoint de E, de n’importe
quel ensemble de propositions, et donc de n’importe quel sous-ensemble de l’AP.
Enfin, l’AP ne contient, dans les situations réelles et actuelles, que des mondes où la
France est une république. La proposition (11) sera donc toujours fausse ou dénuée de
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 199
toute valeur de vérité classique : quelle que soit la solution choisie, rien ne permettra
de conclure, à partir des mondes possibles qui constituent l’AP, que l’actuel roi de
France est chauve.
2.3 Les énoncés à contenu patent Un troisième point, qui mérite qu’on s’y arrête un peu plus longuement,
concerne les énoncés à contenu patent. Imaginons que A et L continuent leur
promenade sous la pluie, mais que cette fois L énonce (12) :
(12) Il pleut fort aujourd’hui.
Williams (2006, 66, 92-93) — qui considère que les assertions ne sont rien de plus que
des expressions directes de croyances — souligne le rôle important que jouent les
énonciations de vérités patentes dans notre pratique langagière. D’une part, énoncer
quelque chose dont la vérité est mutuellement manifeste permet l’acquisition du
langage :
[…] l’enfant sait […], sous une forme ou une autre, la vérité exprimée par [l’énoncé] et
précisément parce que, de façon préréflexive, il est évident pour l’enfant que la même vérité
est évidente pour le locuteur, l’énoncé du locuteur peut lui donner les mots pour exprimer ce
qu’il croit. Le locuteur dira par exemple « le chat vient de sauter du mur » et, en faisant cela,
il donne à l’enfant les mots pour formuler une croyance que, sous une forme quelconque, il a
déjà du fait qu’il a vu le chat sauter du mur. (Williams 2006, 93)
D’autre part, en dehors des situations d’acquisition, des pratiques langagières de ce
type
[…] remplissent encore d’autres fonctions. Elles nous rappellent que nous partageons le
même monde, que nous avons les mêmes points de repère et nous aident à découvrir nos
convergences et nos divergences. (Ibid.)
En somme, de pareilles prises de parole illustrent ce que Jakobson (1969)
entendait par les fonctions « métalinguistique » et « phatique » du langage : faisant fi de
la transmission d’information, L utilise le médium linguistique pour s’assurer ou
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 200
confirmer qu’il y a partage d’un code et d’un contact. On prendra garde, à ce propos,
de ne pas confondre la fonction phatique de Jakobson avec le niveau phatique d’Austin,
qui équivaut à la signification linguistique, même si un lien entre les deux concepts
n’est pas difficile à entrevoir. En outre, on aura sans doute remarqué que les fonctions
métalinguistique et phatique ne sont pas des fonctions biologiques de l’énoncé ; si l’on
admet le recours à une terminologie fonctionnelle dans ce contexte — chose que nous
ne discuterons pas ici —, les fonctions métalinguistique et phatique devront sans
doute se concevoir comme des fonctions dérivées (cf. note 74 du chapitre 6) qui
permettent au dispositif sous-tendant la compétence linguistique de remplir une de ses
fonctions directes. Pour la simplicité de notre exposé, nous appellerons « phatiqueJ »
tout énoncé qui vise à s’assurer ou à confirmer qu’il y a communication (c’est-à-dire
partage d’un code et d’un contact).
De notre point de vue, un énoncé phatiqueJ ne va pas au-delà de l’acte
locutoire. En effet, vu les conditions d’énonciation posées pour (12), chaque monde
possible appartenant à l’AP suffit, à lui seul, pour conclure qu’il pleut. Néanmoins, en
vertu de sa signification et du contexte d’énonciation, (12) possède bien un contenu
propositionnel, doté d’un certain mode de présentation. Mais, à l’opposé de Williams
(2006), nous ne voyons aucune raison pour traiter les énoncés phatiquesJ comme des
assertions. Une indication allant dans ce sens nous est fournie par l’inacceptabilité
pragmatique dont souffrirait (13) dans les mêmes circonstances d’énonciation (de sorte
qu’un effet ironique serait sans doute déclenché) :
(13) J’affirme/Je déclare/Je certifie/Je rappelle/J’atteste qu’il pleut.
Notre définition de l’assertion nous permet de cerner la condition nécessaire à
l’interprétation phatiqueJ : pour qu’un énoncé (token) remplisse une fonction
phatiqueJ, il faut que l’acte locutoire correspondant ne puisse simplement pas
constituer une assertion littérale. Afin de mesurer les gains méthodologiques ainsi
engrangés, comparons notre approche avec une tentative récente de fournir une telle
condition. Žegarac et Clark (1999a) postulent qu’un énoncé s’interprète de façon
phatiqueJ lorsque A fait l’hypothèse que, par son énoncé, L avait l’intention de faire
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 201
comprendre à A que L avait l’intention de communiquer avec A, et lorsque A
privilégie cette information-là par rapport au message qu’il peut extraire du contenu
linguistique de l’énoncé. D’emblée, il convient d’apporter un correctif à cette analyse,
car il y a des circonstances où des énoncés non informatifs comme (12) servent à faire
comprendre à A que L n’a justement pas envie de communiquer avec lui. Par exemple,
si L énonce (12) en réponse à une question que A lui a préalablement posée au sujet de
sa candidature au F.N.R.S., A va interpréter cette violation manifeste de la maxime de
Relation comme indiquant la volonté de L d’éviter ce thème de conversation (cf. Grice
1975, 35). Par ailleurs, Žegarac et Clark n’arrivent à définir que très vaguement ce qui
déclenche l’interprétation phatiqueJ, c’est-à-dire les facteurs qui contribuent à ce que
l’intention de communiquer qu’entretient L se voie privilégiée par rapport à son
intention d’informer. En effet, ces auteurs se limitent aux trois stipulations suivantes :
a. Le processus donnant lieu à une interprétation phatique est facile [easy] ;
b. Le type de contexte dans lequel le sens linguistique de l’énoncé revêtirait
une pertinence élevée est mutuellement manifeste à A et L ;
c. Il est mutuellement manifeste à A et L que L ne pouvait pas avoir
l’intention que son énonciation tire la plus grande partie de sa pertinence
de la signification linguistique.
De telles clauses ne sauraient nous fournir un cadre théorique véritable. Comme le
notent Ward et Horn (1999 ; pour une réponse, fort peu convaincante à notre avis,
voir Žegarac et Clark 1999b), n’importe quel contre-exemple potentiel se verra
simplement traité comme non-phatiqueJ (ou phatiqueJ à un faible degré). Reprenons
notre exemple (12) : la signification linguistique y possède une grande importance,
puisque c’est le contenu de l’énoncé qui rend possible un effet d’empathie ; mais on
peut toujours affirmer, faute d’en donner l’explication, que la pertinence de ce contenu
ne pèse guère en comparaison de la pertinence que revêt l’effet empathique lui-même.
Notre analyse, quant à elle, prédit que la communication ne primera sur le contenu
propositionnel p que dans des circonstances où l’énoncé ne sera pas perçu, par rapport
à l’AP, comme une raison de croire que p.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 202
3 Les (intuitions à propos des) engagements assertoriques Nous venons de voir que notre définition de l’assertion réussit à éviter les
problèmes rencontrés par les définitions perlocutoires fortes, tout en préservant leurs
avantages. Il est temps, à présent, de reprendre la problématique de l’engagement
assertorique, déjà abordée au début de cette thèse. Les données fondamentales à
expliquer sont les suivantes (cf. chapitre 1) : (a) tous les actes assertifs engagent L à la
vérité du contenu asserté, (b) les assertions catégoriques semblent engager L à posséder
des justifications démonstratives pour le contenu asserté mais, (c) certaines de ces
assertions possèdent un contenu impossible à justifier démonstrativement.
3.1 La perception directe dans le langage Afin de comprendre l’origine du V-engagement, il faut prendre en compte un
deuxième aspect de la théorie de la communication défendue par Millikan (1984 ;
2004a ; 2005). Cet auteur souscrit à ce qu’on peut appeler « la Théorie de la
Perception Directe dans le Langage » (TPDL) (voir, plus particulièrement, Millikan
2004a, chapitre 9 ; 2005, 207-219). D’après la TPDL, la récupération de l’information
véhiculée par les stimuli linguistiques est, dans des circonstances normales, aussi
directe que la perception visuelle. Nous n’avons pas conscience des différents
processus qui permettent de passer d’une certaine réflexion lumineuse dans notre
rétine à l’expérience visuelle d’un état distal, c’est-à-dire au contenu de la perception :
l’expérience visuelle prend pour objet un état distal sans que la médiation des stimuli
proximaux en fasse partie. La situation ne diffère en rien, d’après Millikan, lorsqu’il
s’agit de la communication ; face à un énoncé, on perçoit directement son contenu
(déterminé par sa fonction biologique), mais pas les processus psychologiques qui
donnent lieu à cette attribution de sens.
En termes évolutionnistes, il y a des avantages patents à ce que les relations de
signification soient automatisées ; il n’est donc pas étonnant que des populations
évoluent de manière à ce qu’un certain stimulus proximal, par exemple une odeur,
déclenche automatiquement un certain état informationnel, par exemple qu’un
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 203
prédateur n’est pas loin. Or, comme on l’a vu au chapitre 6, Millikan soutient que, si
l’association entre un stimulus proximal x et un état de choses distal y suffit à garantir
(ou à expliquer) la sélection de la structure physique sous-jacente à x, alors la relation
de signification entre x et y est Intentionnelle. Par conséquent, si la fonction des
signes linguistiques consiste à signifier des états de choses — si, donc, cette relation de
signification garantit leur survie — on peut s’attendre à ce que les états de choses
soient signifiés directement.
Ne pourrait-on pas dire, en suivant la Théorie de la Pertinence (e.g. Sperber et
Wilson 1989 ; Carston 2002a, 2004), qu’une telle interprétation contextuelle est
néanmoins inférentielle, quoique sub-consciente et largement automatique ?102 On
notera, tout d’abord, que cette option semble impliquer que les processus
interprétatifs mettent en jeu des représentations propositionnellement complètes
(voir Recanati 2002). Par ailleurs, le débat ne porte pas, ici, sur la nature des processus
psychologiques sous-jacents à l’acquisition d’informations par le langage, mais sur
l’hypothèse que ces processus, quels qu’ils soient, provoquent une intégration
automatique du contenu propositionnel au sein des croyances de A.103 (Nous
102 Selon Sperber et Origgi (2005 ; Origgi et Sperber 2000), seule l’émergence d’une capacité
d’interprétation inférentielle permet d’expliquer le saut d’une communication animale codée vers la
communication humaine. Toute discussion sérieuse de ce point exigerait un long détour par la
littérature sur la communication animale et nous éloignerait considérablement de notre propos. 103 Clément (2006) rejette cette vision des choses en invoquant une expérience rapportée par Gould
(1990). Dans cette expérience, une ruche d’abeilles fut placée, durant une période suffisamment
longue pour permettre aux abeilles de se familiariser avec l’environnement, à un endroit proche
d’un lac. On a ensuite placé, dans une barque immobilisée au milieu du lac, une réserve artificielle
de pollen ; et on y a conduit une abeille. Lorsque, une fois revenue à la ruche, cette abeille
accomplit une danse indiquant la présence de nourriture au milieu du lac, les autres abeilles
refusèrent de la suivre. Au contraire de ce que pense Clément, ce résultat ne montre pas que les
abeilles soient munies d’un système de « méfiance » qui empêcherait l’information communiquée
par la danse d’intégrer d’office le système cognitif du récepteur (et, d’ailleurs, ce n’est
certainement pas la conclusion que tire Gould lui-même). Tout ce qu’on peut déduire de
l’expérience de Gould, c’est que les abeilles possèdent une cartographie mentale suffisante pour
évaluer le rapport risques/bénéfices d’un déplacement et que, par conséquent, leur danse constitue
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 204
reviendrons au chapitre 11 sur les corrélats psychologiques du processus
d’interprétation posé par la Théorie de la Pertinence.) En effet, la TDPL s’inscrit dans
le cadre plus large d’une rupture radicale avec la tradition cartésienne, d’après laquelle
l’acquisition de chaque croyance se voit précédée d’un acte mental qu’on pourrait
qualifier d’assentiment (cf. De Sousa 1971 ; sur la difficulté, inhérente au programme de
Descartes, à concilier cet aspect de la théorie avec les informations perceptuelles, voir
Dominicy 1984, chapitre 1). Millikan, quant à elle, postule que, tant dans la perception
visuelle que dans l’acquisition de l’information au travers du langage, la croyance
correspondante survient de manière immédiate et sans qu’une « délibération »
préalable ait eu lieu : en effet, si le contenu propositionnel des énoncés était acquis par
le truchement d’un processus inférentiel contrôlable et conscient (ou, du moins,
conscientisable), les sujets pourraient l’interrompre et, ainsi, bloquer l’entrée de
certains contenus communiqués dans leur « boîte à croyances ». Or l’hypothèse d’un tel
fonctionnement cognitif se voit infirmée par les travaux de Gilbert et ses collègues
(voir Gilbert 1993). Dans une série d’expériences, ces chercheurs ont exposé les
participants à une séquence d’informations, dont chacune était suivie ou précédée
(selon l’expérience) de la mention de sa valeur de vérité (vrai ou faux) ; un autre
paradigme expérimental consistait à informer les participants, avant l’expérience, de ce
que certains aspects saillants des stimuli, comme par exemple la couleur typographique
rouge, signifiaient que l’information véhiculée était fausse. Dans une condition, les
participants devaient, en outre, accomplir une seconde tâche simultanée (par exemple,
discriminer des tons sonores). À la fin de chaque expérience, on réexposait les deux
groupes de participants — ceux qui devaient accomplir une tâche secondaire et ceux
qui ne devaient rien faire d’autre que lire les informations — aux informations reçues
en leur demandant de juger de la vérité ou fausseté de celles-ci. Les participants du
premier groupe, ayant subi la tâche de distraction, rapportaient uniformément de
l’information fausse comme vraie, mais non l’inverse ; sans tâche de distraction, les
bien un signe d’états distaux et non pas un simple déclencheur de mouvement (voir aussi Millikan
2004b, 25-26).
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 205
réponses étaient correctes bien au-delà du niveau du hasard. Pour Gilbert, ces données
indiquent que, par défaut, toute information devient le contenu d’une croyance, bien
que celle-ci puisse, ensuite, faire objet d’une réévaluation au travers d’une comparaison
avec le stock de croyances déjà existant. En fait, la tâche secondaire provoquait une
charge cognitive additionnelle qui empêchait de procéder à la réévaluation ; par
conséquent, dans cette condition, les informations reçues, même fausses, continuaient
à faire l’objet d’une croyance. Il est évident que cet effet ne saurait s’attribuer à une
quelconque charge attentionnelle, car on devrait s’attendre, alors, à ce que certaines
informations vraies soient rapportées comme fausses.104 Les résultats de Gilbert
s’accordent parfaitement avec d’autres données en psychologie sociale qui révèlent que
l’esprit humain ne possède qu’une capacité extrêmement limitée à contrôler
consciemment ses propres états mentaux, que ce soit au niveau de la répression ou de
la production d’un comportement, ou lors de l’évaluation d’un événement, d’une
personne ou d’un objet (Bargh et Chartrand 1999).
Il est à noter que, dans les expériences rapportées par Gilbert, les informations
reçues par les participants n’étaient jamais manifestement fausses — rien d’analogue à
104 Clément (2006, 63, note) critique les expériences menées par Gilbert en arguant qu’il « n’est
pas étonnant qu’ils [les participants] gardent plus facilement en mémoire les informations qui leur
parviennent en premier et qu’ils aient plus de difficultés à se souvenir de celles qui viennent ensuite
(et qui contredisent les premières), dans des conditions de concentration difficiles ». Pourtant, le
paradigme expérimental de Gilbert ne contient pas de contraintes séquentielles et les résultats sont
tout à fait indépendants de l’ordre de présentation du stimulus et de sa valeur de vérité. D’autre
part, Clément suggère que « la seule réponse aux expérimentateurs ne signifie pas forcément que
les informations en question aient donné lieu à des croyances chez les sujets ; il faudrait le
confirmer en vérifiant qu’ils sont prêts à adopter un comportement basé sur celles-ci ». Une telle
restriction fonctionnaliste du concept de croyance est outrancière ; à suivre Clément, on ne pourrait
entretenir à coup sûr une croyance tant que celle-ci n’a pas servi de base pour l’action. Une lecture
dispositionnelle de cette exigence serait tout aussi peu justifiée ; comme on le sait au moins depuis
Ryle (1949, 48), les analyses dispositionnelles requièrent, en épistémologie, bien davantage qu’un
seul et unique type d’actualisation. Enfin, le test envisagé par Clément ne permettrait pas de
conclure à la présence ou à l’absence d’une croyance, car il y a fort à parier que le fait d’inclure
une croyance dans un plan d’action entraîne, dans bien des cas, une réévaluation de celle-ci.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 206
« Les poules ont des dents ».105 Bien que cette hypothèse n’ait, à notre connaissance,
jamais été testée, on peut raisonnablement prédire que les participants ne
rapporteront pas de telles informations comme vraies. Leur incompatibilité saillante
avec des contenus doxastiques bien implantés provoquera sans doute leur exclusion
immédiate de la « boîte à croyances ». On devrait par conséquent s’attendre à ce que de
tels stimuli exercent, de surcroît, un impact négatif sur la bonne performance de la
tâche de distraction accomplie en parallèle. En effet, il faut souligner que le modèle de
Gilbert n’implique pas que l’auditeur doive intégrer durablement toute information
reçue :
If Spinozan systems106 must believe everything they understand and must understand
everything to which they are exposed, then how can they protect themselves against the
possibility of having false beliefs? A Spinozan system has two prophylactic strategies at its
disposal. First, it can try to perform the analytic work necessary for the rejection of any false
proposition it encounters. When a logical, informed, and energetic Spinozan system is
exposed to a false proposition, it should understand and believe it, assess it, and then change
its belief or “unbelieve” the proposition. […Second], Spinozan systems should be able to
control their beliefs by controlling their exposure to information — thus by making sure that
false propositions don’t “get in” and thus (as is inevitable in such systems) gain temporary
power to guide behavior. (Gilbert 1993, 79).
La première des deux stratégies mentionnées par Gilbert assure que
l’intégration automatique d’un contenu asserté puisse être suivie d’une élimination
immédiate dans le cas d’une incompatibilité manifeste avec l’AP ; c’est ce qui se passe,
typiquement, quand il y a ironie. Imaginons — autre cas de figure — que deux
personnes assertent, l’une à la suite de l’autre, des propositions p et ¬p compatibles
105 Merci à Serge Brédart pour avoir attiré mon attention sur ce point. 106 Gilbert désigne ainsi les systèmes qui ne procèdent à l’évaluation de contenus propositionnels
qu’après en avoir fait des objets de croyance — à l’inverse, donc, du modèle cartésien, qui fait
dépendre l’intégration doxastique de l’exercice préalable d’une délibération théorique.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 207
avec l’AP. Pace Searle (2001a, 253-254), tout comme le raisonnement pratique se voit
convoqué afin d’arbitrer entre des raisons d’agir contradictoires, la raison théorique se
trouvera ici aux prises avec des raisons de croire aux contenus incompatibles : p et ¬p
intégrant plus ou moins en même temps la « boîte à croyance », une révision s’impose
d’elle-même.107
Quant à la seconde stratégie, qui consiste à éviter d’être exposé à certaines
informations, on pourrait l’imaginer mise en œuvre par un A impossible à persuader
qui — en augmentant le volume de son baladeur, en abaissant celui de son appareil
auditif ou en diminuant son niveau d’attention — s’empêcherait d’entendre des
opinions émises par certaines personnes.108 Cependant, dans de telles éventualités, il
devient également difficile de dire que les énoncés en question constituent une raison
de croire pour A, dans la mesure où celui-ci n’a plus accès au contenu de l’acte
locutoire. Il est beaucoup plus tentant de considérer que lorsqu’une assertion est
produite face à un A impossible à persuader, la provenance de la croyance, c’est-à-dire
le locuteur lui-même, constitue une cause suffisante pour l’élimination. Le passage
suivant illustre ce cas de figure à merveille :
Surely the following has happened to you — it has happened to me many times: somebody
corners me and proceeds to present me with an argument of great persuasiveness, of
irresistible logic, step by step. [...] I get to the conclusion and can think of no reasons to
deny the conclusion, but I don’t believe it! (Dennett 1978a, 308, italiques dans le texte)
Ce qui vient d’être dit permet de dissiper un malentendu possible. D’une part,
nous avons défini les assertions que p comme des raisons pour A de croire que p, c’est-
à-dire comme des éléments permettant de conclure que p à partir d’un sous-ensemble
de l’AP ; d’autre part, nous avons souscrit à la TDPL, qui prédit que chaque énoncé de
contenu p provoque, chez A, la croyance que p. Cependant, il n’y a pas de 107 Comme ailleurs, nous négligerons l’hypothèse d’un « moi divisé » ; cf. la note 69. 108 Le fait qu’un processus comme la récupération d’information soit automatique ne présuppose
rien quant à l’élément qui le déclenche : il peut s’agir d’un acte mental (au sens de Proust 2001) ou
d’autre chose (Bargh et Chartrand 1999).
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 208
contradiction — et c’est là un point d’une très grande importance — à dire qu’une
assertion donnée que p cause la croyance que p sans constituer une raison de croire
(effective) que p ; la première relation causale peut déclencher, en plus de la croyance
que p, une procédure de révision lors de laquelle l’assertion, prise cette fois en tant que
raison de croire que p, ne parviendra pas à faire pencher la balance contre l’élimination
immédiate.
3.2 La coopération et la communication Nous venons de suggérer qu’à un stade précoce de traitement, l’acquisition
d’informations par le biais du langage ne fait l’objet d’aucun contrôle. Ceci nous aide à
mieux comprendre l’origine des engagements liés aux actes assertifs à l’intérieur d’une
approche évolutionniste où la coopération occupe une place centrale. Un des aspects
les plus tenaces et les plus erronés d’une vision naïve du darwinisme est, sans nul
doute, le postulat que la coopération comporte un désavantage certain. Pourtant, s’il
est indiscutable, à présent, que la sélection naturelle se répercute au plan génétique et
favorise, par conséquent, les gènes qui parviennent à se répliquer le plus facilement, il
tout aussi largement admis, parmi les néo-darwinistes, que la coopération, et même à
un certain degré le comportement altruiste, se révèlent souvent profitables pour ce qui
touche au succès reproductif d’un organisme (voir Dawkins 1989 ; Dennett 1995, 2003 ;
Ridley 1996).
Modelées sur la théorie des jeux, la plupart des discussions contemporaines de
la coopération prennent pour point de départ le Dilemme du Prisonnier, qui se décline
comme suit. Deux individus A et B sont accusés d’un crime dont ils savent que ni l’un,
ni l’autre ne l’a commis. La police leur propose à chacun isolément le marché suivant,
en précisant que l’autre prisonnier se trouve face au même choix. S’ils nient tous les
deux, ils se verront infliger, faute de preuves, la même peine légère (disons, trois ans
d’emprisonnement). Si A nie mais que B avoue, A sera emprisonné à vie, tandis qu’en
récompense, B s’en ira libre. À l’inverse, si B nie mais que A avoue, B sera emprisonné
à vie, tandis que A s’en ira libre. Finalement, si A et B avouent tous les deux, ils seront
condamnés chacun à une peine assez sévère (disons, quinze ans), mais moins longue
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 209
que la prison à vie. Si l’on ajoute à cela que A et B ne peuvent pas communiquer l’un
avec l’autre et ne se connaissent pas, la stratégie la plus prudente tant pour A que pour
B serait d’avouer, c’est-à-dire de ne pas coopérer. Bien entendu, ce n’est pas la stratégie
qui apporte le plus de gain, mais c’est, à coup sûr, la moins risquée. On ne saurait
mieux résumer les données du problème que ne le font Axelrod et Hamilton (1981,
1391) dans leur article, désormais classique, sur l’évolution de la coopération :
Many of the benefits sought by living groups are disproportionately available to cooperating
groups. […] The problem is that while an individual can benefit from mutual cooperation,
each one can also do even better by exploiting the cooperative efforts of others.
Cependant, dans une situation plus proche de la vie réelle, où A et B sont
engagés non pas dans une seule interaction mais dans une série de Dilemmes du
Prisonnier (dont ils ne sont pas en mesure de savoir quand elle s’arrêtera ), « tricher »
ne paie plus du tout aussi bien. En fait, des simulations mathématiques ont montré
que, dans l’immense majorité des cas à Dilemmes itérés, la stratégie la plus stable
évolutionnairement — au sens où un groupe d’individus qui use de cette stratégie et la
transmet à ses descendants ne pourra pas se voir envahir par un groupe mutant qui
adopterait une autre stratégie — s’avère celle de l’« œil pour œil, dent pour dent ». Un
agent qui applique cette stratégie commence toujours par coopérer mais reproduit, au
tour suivant, le comportement antérieur de son partenaire. Face à un tricheur, un tel
agent va tricher, mais il va aussi « pardonner » à un tricheur « repentant » qui a coopéré
au tour précédent, et coopérer avec lui (Axelrod 1984).
En termes strictement mathématiques, la stratégie qui consiste à tricher
continuellement est aussi stable, du point de vue de l’évolution, que l’« œil pour œil ».
Cependant, une telle stratégie ne permet pas de récolter les avantages évolutionnaires
liés à l’adoption d’un comportement altruiste ou coopératif envers les membres du
groupe familial. Comme ces derniers ont un patrimoine génétique proche de celui de
l’organisme susceptible d’opter pour la défection ou pour la coopération, l’« œil pour
œil », transmis génétiquement (ou culturellement), contribuera davantage à la
reproduction de cet organisme — et donc à la pérennité du groupe et de la stratégie
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 210
elle-même — que le « toujours tricher », ce qui finira par assurer à la première stratégie
une position dominante, nécessaire à la stabilité (voir Dawkins 1989, chapitre 6 ;
Axelrod et Hamilton 1981).
Ces observations appuient l’hypothèse d’une propension, génétiquement
encodée, à coopérer, ainsi qu’à exclure les tricheurs des groupes sociaux ; en termes de
gain, la coopération permet aux organismes de refuser des bénéfices à court terme au
profit de bénéfices plus élevés à long terme (en plus des travaux déjà cités, voir
Korsgaard 2006). Cosmides et Toby (1992) postulent même que l’esprit humain
possède un mécanisme cognitif spécialisé dans la détection des tricheurs (mais voir
Sperber, Cara et Girotto 1995 ; Oaksford et Chater 1995 ; Girotto et al. 2001 ; Ogien
2003, 169-175 ; Sperber et Girotto 2002, qui soutiennent que cette hypothèse se fonde
sur une interprétation discutable de la tâche sélective de Wason). On peut aussi
penser que les avantages liés à la coopération sont à l’origine des mécanismes
d’empathie émotive (De Waal 2006).109
Kitcher (1993) montre que lorsqu’on transpose le modèle du Prisonnier dans un
environnement — plus proche du nôtre, mais aussi de celui des primates — où (a)
l’interaction est optionnelle, (b) les organismes peuvent signaler leur volonté d’interagir
et (c) les organismes peuvent identifier les stratégies concurrentes et se souvenir de
leurs choix passés, quatre catégories principales émergent :
• les « solos » (S), qui ne veulent jamais interagir ;
• les « altruistes sélectifs» (AS), qui interagissent avec tout organisme qui
n’a jamais triché et qui, quand ils interagissent, coopèrent toujours ;
• les « tricheurs disposés à interagir » (TD), qui sont prêts à interagir, mais
qui trichent toujours ; 109 Certaines activités humaines, comme par exemple la conduite d’un véhicule sur l’autoroute, ne
fonctionnent pas sur le modèle du Dilemme du Prisonnier, car la défection entraînerait des
désavantages immédiats pour le tricheur (Millikan 2004a, 21-22). Cependant, il nous semble que
l’existence de telles activités présuppose une capacité à exclure les tricheurs et ne peut avoir
émergé indépendamment de celle-ci, ne serait-ce qu’en raison de la faible fréquence des situations
où les bénéfices se partagent de manière aussi équilibrée que les préjudices éventuels.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 211
• les « tricheurs sélectifs » (TS), qui trichent toujours mais n’interagissent
qu’avec les organismes qui n’ont jamais triché avec eux auparavant.
Face aux TD, les AS se retrouveront dans une position proche de celle qu’occupent les
adeptes de l’« œil pour œil » face à un groupe de tricheurs : si les AS réussissent à se
constituer en groupe, ils finiront par exclure tous les TD et par bénéficier des
avantages de la coopération, tandis que les TD, acculés à interagir ensemble, ne feront
qu’accumuler les coûts liés à la défection du partenaire. Ensuite, vu les bénéfices
attachés à la coopération, un groupe de S pourra se voir envahir par des AS, à
condition que ceux-ci soient au moins deux. Une population de TS ne pourra jamais
envahir une population d’AS ; le mieux qu’ils puissent faire sera de tricher une fois avec
chacun des AS, mais ensuite ils seront exclus de toute interaction et ne pourront donc
pas récolter les bénéfices à la portée des AS. Finalement, deux AS pourront envahir un
groupe de TS, car ces derniers arriveront toujours à un état stable où aucune
coopération ne prend place, et dans lequel les deux AS pourront récolter les bénéfices
de leur coopération continue.
Gardant ces données à l’esprit, envisageons à présent la TDPL dans une
perspective évolutionniste. Le désavantage qu’il y a à entretenir des croyances erronées
est patent ; celui de devoir procéder à une réévaluation de ses croyances ne l’est pas
moins. Dans le modèle de Gilbert, on s’en souviendra, les croyances, acquises de façon
automatique, n’encourent pas forcément un tel processus de révision. On voit
aisément pourquoi : afin de reconsidérer une croyance, il faut nécessairement la mettre
en rapport avec d’autres informations, ce qui exige souvent une activation mémorielle
qui n’est pas requise par ailleurs. Le délai dont j’ai besoin pour évaluer la vérité d’une
croyance pourra être mis à profit par un autre pour se nourrir, pour séduire un
partenaire, pour alimenter ses enfants ou pour toute autre activité qui assurera un
avantage sélectif à son patrimoine génétique.
Bien sûr, certaines révisions se révèleront plus coûteuses que d’autres : par
exemple, le processus pèsera d’autant plus lourd que la croyance à éliminer sera
ancienne et aura donné lieu à des inférences pratiques et théoriques telles que sa
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 212
suppression provoque un large effet de domino. Par contre, la révision revêt un coût
nettement inférieur — et qui peut, éventuellement se voir contrebalancé par d’autres
avantages liés, par exemple, à la construction de l’empathie ou à un parcours évocatif
de la mémoire sémantico-encyclopédique — si p vient d’être acquis et que ¬p est
saillant, comme cela se passe avec l’ironie. Cependant, même si le contenu littéral des
énoncés ironiques est généralement facile à éliminer, une révision doit prendre place
malgré tout et donc consommer de l’énergie ; d’où, sans doute, l’inacceptabilité sociale
de l’ironie — et même, parfois, des assertions avec réserve, qui, comme nous le verrons
dans un moment, recèlent l’éventualité d’une révision ultérieure — dans des situations
critiques ou importantes où les interlocuteurs se concentrent sur une certaine tâche et
où la charge de travail liée à la révision devient par trop évidente.
S’il est clair que, dans certains cas de communication, le récepteur tire au moins
autant de profit que l’émetteur, on ne saurait négliger l’existence de comportements
communicatifs dont les avantages évolutionnaires tiennent au fait que le récepteur se
voit induit en erreur. Certes, la communication se produit alors, le plus souvent, entre
des membres d’espèces différentes — dans le monde animal, les leurres en sont
l’illustration la plus frappante. Cependant, certains signaux — comme, par exemple, les
comportements de menace qui ne sont pas corrélés à un véritable potentiel d’agression
— prennent pour cible des membres de la même espèce (Krebs et Dawkins 1984).
C’est pourquoi l’affirmation suivante de Williams (2006, 96) devrait, à notre sens,
éveiller une certaine suspicion :
Même si, dans le cas le plus simple, l’énonciation n’est pas, pourrait-on dire, involontaire
quant à la forme, elle est involontaire quant au fond : dans son premier mouvement et dans
les cas les plus simples, on a une disposition spontanée à déclarer ce qu’on croit. (italiques
dans le texte)
Rien, en effet, ne permet de présumer quelque primauté de la communication qua
expression de croyances vis-à-vis de la communication qua manipulation d’autrui (voir
aussi Clément 2006). On risque, en outre, de passer à côté d’une contrainte
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 213
d’informativité qui semble constitutive de notre compétence pragmatique : comme le
souligne Dessalles (2000, 261-270), notre pratique langagière — et cela valait sans
doute pour nos ancêtres — privilégie l’information saillante, dotée d’un certain degré
de pertinence. Quoi qu’il en soit, rien n’interdit de croire que les usages relevant du
second type de communication, visant à manipuler le récepteur, présupposent que
celui-ci perçoive l’information, fausse dans ce cas, de manière directe. Pour un
organisme désireux de coopérer comme pour celui qui voudrait manipuler alors que la
nocivité de son comportement n’est pas à la mesure de sa capacité au combat, il
importe de provoquer la croyance correspondante chez le destinataire : le premier doit
éviter l’exclusion, le second des combats qu’il est certain de perdre (voir aussi Nesse
2001). Clairement, les raisons pour lesquelles on cesse de réagir à un leurre ne diffèrent
pas de celles qui font rejeter un interlocuteur coopératif, plein de bonne volonté, mais
qui se trompe souvent.110 Dans toutes les circonstances, le fait d’acquérir de
l’information fausse a un coût ; on a, dès lors, tout intérêt à ne pas interagir, sauf
exception, avec des individus qui fournissent de l’information erronée. Au niveau
basique où nous nous plaçons pour l’instant et où les états mentaux ne rentrent pas en
compte, de tels individus subiront l’ostracisme réservé aux tricheurs, indépendamment
de leur bonne ou mauvaise volonté.
On le voit, l’automaticité de l’acquisition de l’information permet d’expliquer
pourquoi la vérité des représentations véhiculées par le langage revêt de l’importance
non seulement pour les récepteurs, mais aussi pour les émetteurs. Peu importe si je
croyais que p ou non, peu importe si je voulais ou croyais mon interlocuteur disposé à
croire que p ; en produisant un énoncé de contenu p, je provoque en lui la croyance que
110 D’après Krebs et Dawkins (1984), un comportement visant à induire l’autre en erreur provoque
une « course à l’armements » où les victimes potentielles développent des mécanismes qui leur
permettent de détecter le véritable corrélat distal du message, en réponse à quoi les émetteurs
mettent en place des formes de leurre plus élaborées, susceptibles d’échapper à ce filtrage (voir
aussi Proust 2003a, 85-140) ; on peut considérer que cette course aux armements se voit déclenchée
parce que les victimes tentent de modifier l’effet direct que le leurre aura sur leur stock
d’informations.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 214
p et je m’institue, du même coup, responsable des conséquences de cette croyance et
donc de la vérité de p. Mais, et c’est là une composante essentielle du modèle, les
désavantages liés à la punition éventuellement encourue suite à une énonciation fausse
demeurent moindres que les avantages qu’un individu communiquant avec les autres
membres du groupe tire de cette prise de responsabilité. Il y a fort à parier qu’au sein
d’un groupe d’individus capables de communication interpersonnelle, la disposition à
communiquer se verra encouragée — en tous cas, s’il y a sincérité —, car pour les
raisons que nous venons d’indiquer, les menteurs (et ceux qui se trompent trop
souvent) se verront peu à peu exclus.
[…] chaque individu […] appartenant à un groupe collectif a besoin d’une information qu’il
n’est pas le mieux placé pour acquérir : tous se trouvent, à différents moments et
relativement à différents éléments d’information, dans une situation d’avantage ou de
désavantage (de simple position ou autre) par rapport aux autres. Ce dont ils ont besoin, en
fait, c’est de mettre en commun l’information, et cela implique, chose importante, qu’il y
aura division du travail d’acquisition des connaissances. (Williams 2006, 61)
Dans les termes de Kitcher (1993), introduits plus haut, le groupe ainsi constitué se
composera d’AS — d’individus disposés à communiquer de façon coopérative avec les
individus qui coopèrent —, tandis qu’un individu peu disposé à rentrer en interaction
communicative avec ses pairs se retrouvera dans la position d’un S.
Dessalles (2000, 294-300) développe un modèle inverse de la coopération
linguistique ; le locuteur y joue le rôle d’un solliciteur, en ce sens que la qualité de
l’information transmise se voit évaluée par l’allocutaire et que celui-ci, pour sa part, ne
fournit pas nécessairement une autre information en retour :
Il nous faut donc imaginer un scénario « en miroir », dans lequel c’est le locuteur qui a
quelque chose à gagner et l’auditeur qui se méfie. En d’autres termes, ce qui oppose le
scénario coopératif et la réalité du langage telle qu’elle se révèle à l’observation, c’est le côté
qui assume le risque : dans la coopération, c’est celui qui fait le premier pas, mais dans le
langage, c’est manifestement l’auditeur. (Dessalles 2000, 299)
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 215
Le postulat qui fonde ce raisonnement nous paraît difficile à justifier, et peu plausible
intuitivement ; rien ne permet de supposer que le choix d’un allocutaire ne sera pas
influencé par la propension de celui-ci à communiquer ou à communiquer des
informations intéressantes. Par ailleurs, si ce que nous avons dit de la TPDL est vrai,
on ne saurait affirmer, comme le fait Dessalles, que l’allocutaire peut entrer dans une
interaction verbale et décider de coopérer ou non en fonction de la qualité de
l’information fournie par le locuteur ; en entrant dans une interaction
conversationnelle, l’allocutaire s’expose automatiquement au coût éventuel que
revêtent l’acquisition d’une information fausse et la révision subséquente. Certes, on
peut faire intervenir, dans la genèse du V-engagement, le « principe du handicap » (voir
aussi Proust 2003a, 97-98) — mais sans doute dans mesure moindre que ne le fait
Dessalles (2000, 298-328). Ce principe s’applique aux comportements ou
caractéristiques physiques — tel le fait de sauter sur place devant un prédateur ou
d’avoir un plumage démesuré — qui, tout en désavantageant l’organisme porteur,
signalent sa force ou sa santé et, de ce fait, augmentent ses chances d’être sélectionné
comme partenaire de reproduction (Zahavi et Zahavi 1997). Ainsi, il se peut que le
locuteur fournisse de l’information vraie afin de faire prévaloir sa qualité de partenaire
sexuel ou de membre du groupe social ; mais cela ne veut pas dire, pace Dessalles, que
l’allocutaire se trouve en position d’accepter ou non cette « invitation » à interagir. De
par le simple fait qu’il s’expose à l’information, l’allocutaire se voit forcé de présumer le
locuteur coopératif — ce qui implique que le locuteur ne saurait être le seul à tirer
bénéfice de la communication, et qu’un comportement verbal « d’esbroufe »
mensongère n’atteindra jamais aucune stabilité évolutionnaire.111
111 Ceci n’exclut pas que l’on puisse assister à une course aux armements dans laquelle émergent
des comportements verbaux « d’esbroufe » de plus en plus développés — mais non-mensongers —
ou des moyens supplémentaires pour garantir la vérité du message. (Nous résisterons ici au plaisir
d’une spéculation peu scientifique à partir de situations vécues.)
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 216
3.3 Du locutoire à l’assertion
3.3.1 La nécessité et l’AP
Les résultats obtenus dans la section précédente amènent à penser que la
responsabilité envers le contenu de l’énonciation, c’est-à-dire le V-engagement,
émerge à un stade de communication qui ne fait intervenir aucun arrière-plan partagé.
Le V-engagement est ainsi lié à la pratique même qui consiste à représenter
verbalement des états du monde, en deçà du niveau de sophistication propre à la
compétence pragmatique. On voit donc confirmée la conclusion du chapitre 2, à savoir
que le V-engagement doit se situer en amont de la force assertive. Toutefois, notre
définition des actes assertifs, formulée dans la section 1, semble incompatible avec la
très nette intuition, discutée à la fin du chapitre 1, que le V-engagement caractérise
tous les actes assertifs, indépendamment de leur degré de force [strength]. En effet,
comment concilier cette exigence avec une condition de succès qui permet que le
contenu propositionnel d’un acte assertif accompli avec succès ne soit vrai que dans un
seul monde possible de l’AP ?
Commençons par considérer quelques actes assertifs que n’accompagne aucune
marque d’hésitation ou d’atténuation :
(14) Il pleut.
(15) Firmin est un voleur. Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais ma main à
couper que c’en est un. [= (1) du chapitre 1]
(16) Adélaïde a ce je-ne-sais-quoi qui fait une femme du monde. [= (7) du
chapitre 1]
La TDPL prédit que les contenus en (14-16) vont directement intégrer
l’ensemble des croyances de A et donc que L est responsable quant à leur vérité. On
peut également montrer qu’en fait, la responsabilité de L s’étend à tout monde
considéré comme métaphysiquement accessible au monde actuel.
D’après Lewis (1975), les antécédents des phrases conditionnelles indicatives
ont pour fonction sémantique de restreindre l’ensemble des assignations de valeurs
que peuvent recevoir, dans le conséquent, les variables mises sous la portée d’adverbes
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 217
comme toujours, souvent ou parfois (c’est-à-dire sous la portée de quantificateurs non
sélectifs). Par exemple, (17) est vrai si, et seulement si, pour toute assignation de valeur
aux pronoms il et le qui soit compatible avec l’antécédent, il bat le ; c’est-à-dire que (17)
est vrai si, et seulement si, chaque fois que il réfère à un fermier et le à un âne tels que
il le possède, ce fermier bat cet âne :
(17) Si un fermier possède un âne, alors il le bat toujours.
Kratzer (1991b) généralise ce raisonnement ; pour elle, la fonction sémantique de
l’antécédent d’une conditionnelle indicative consiste, dans tous les cas, à restreindre le
domaine des quantificateurs du conséquent. Si l’on s’accorde, en outre, avec Lewis
(1979) et Kratzer (1991a) sur le fait que les expressions modales ont une sémantique
unitaire en tant que quantificateurs sur des mondes possibles, et que les différences
entre les types de modalité sont dues à une variation contextuelle de leur domaine, on
dira que, dans (18), l’antécédent restreint le domaine de quantification du modal
épistémique doit aux mondes possibles épistémiquement accessibles au monde actuel
— c’est-à-dire qui contiennent toutes les propositions qui y sont connues —, et où il
est vrai que Marie ait un petit ami. En d’autres termes, (18) est vrai si, et seulement si,
dans tous les mondes épistémiquement accessibles où Marie a un petit ami, ce petit
ami est suédois :
(18) Si Marie a un petit ami, alors il doit être suédois.
Lorsque le conséquent ne contient, en surface, aucune expression quantificatrice
explicite, Kratzer pose l’existence d’une nécessité épistémique phonologiquement non
articulée, dont le domaine est restreint par l’antécédent, de manière à rendre (18) et
(19) sémantiquement équivalents :112
(19) Si Marie a un petit ami, alors il est suédois.
Nous pouvons, dès à présent, tirer des conclusions intéressantes quant à la
relation du contenu asserté à l’AP. Prenons un énoncé comme (20) :
(20) Ma sœur viendra vous chercher à la gare.
112 Pour ce qui nous concerne, on peut poser soit que cet opérateur est présent dans la LF, soit qu’il
est issu d’une contribution pragmatique.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 218
En énonçant (20), L tient pour acquis qu’il a une sœur ; pour pouvoir interpréter
l’énoncé, A va devoir en faire autant. D’après l’analyse de Kratzer exposée ci-dessus,
(21) contient une nécessité épistémique non articulée à la surface linguistique et dont
le domaine de quantification est restreint par l’antécédent ; en d’autres mots, (21) est
vrai si, et seulement si, dans chaque monde qui contient tout ce qui est mutuellement
connu et où L a une sœur, cette sœur viendra chercher A à la gare :
(21) Si j’ai une sœur, elle viendra vous chercher à la gare.
Il en découle que (20) implique sémantiquement (21).
Généralisons l’argument. Soit l’ensemble Q = {q,…, qn} des propositions
mutuellement acceptées comme vraies par A et L à l’instant t qui précède l’instant de
l’éventuelle acceptation par A du contenu asserté. Pour toute proposition p et tout
monde possible w tel que w ∈ AP en t, la vérité p dans w entraîne la vérité de si q ∧…
∧ qn, alors p dans w. Or, on vient de le voir, les conditions de vérité de
si q ∧… ∧ qn, alors p sont celles de p, où est un opérateur de nécessité épistémique
qui quantifie uniquement sur les mondes possibles qui ne sont pas compatibles avec
¬q ∨… ∨ ¬qn.113
Ainsi, toute assertion catégorique a un contenu tel que la vérité de p est
nécessaire au regard des mondes possibles qui constituent l’AP, c’est-à-dire au regard
de ce qui mutuellement accepté comme vrai (ou connu) ; pour plus de facilité, nous
noterons cette nécessité comme APp. Bien entendu, il est également vrai que
APq,… APqn, vu que par définition, pour tout monde w ∈ AP, q ∧… ∧ qn ∈ w. Nous
avons aussi vu que l’ensemble Q renferme toutes les propositions qui sont
mutuellement connues, c’est-à-dire mutuellement acceptées comme vraies. Par
conséquent, du point de vue des interlocuteurs — ou, du moins, du point de vue
113 Cette conclusion, bien entendu, n’a rien d’extraordinaire : même l’enrichissement le plus simple
du calcul propositionnel du premier ordre avec des opérateurs modaux — le système K — requiert
l’axiome de nécessitation : si α est valide par rapport à un ensemble d’axiomes (auquel on peut
assimiler l’ensemble Q des présuppositions), α l’est également (voir, par exemple Hughes et
Cresswell 1996, 23-36 ; Grice 2001, 60-62).
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 219
adopté par les interlocuteurs pour les besoins de la conversation —, chaque membre
de Q est vrai dans le monde actuel wa. Il s’ensuit que tout monde possible qui contient
toutes les propositions qui sont tenues, en wa, pour vraies par L et A contient chaque
membre de Q ; ainsi, toujours du point de vue de L et de A, il est vrai que q,… qn,
où, cette fois, est un opérateur de nécessité métaphysique (dont le domaine se
définit par la compatibilité avec tout ce qui est vrai dans le monde actuel). Par contre,
au moment de l’énonciation, on ne saurait affirmer la même chose de p — en effet,
dire qu’une proposition p est nécessaire au vu de ce que l’on connaît, ou de ce que l’on
accepte comme vrai, n’équivaut pas à dire que p est nécessaire métaphysiquement, car
rien ne permet d’exclure l’existence, au sein de wa, de propositions vraies mais dont la
vérité n’est pas connue au moment de l’énoncé et qui sont incompatibles avec p. Ce
n’est que lorsque p intègre Q qu’on peut dire que, du point de vue de A et L, p est
métaphysiquement nécessaire.
La TDPL prédit que, par défaut, tout contenu asserté intègre directement
l’ensemble des croyances de A ; donc, dans le cas d’une assertion catégorique, A croit
par défaut que APp, c’est-à-dire que p est vrai dans tous les mondes possibles de l’AP.
Bien entendu, croire cela n’équivaut pas à croire que p appartient à Q ; il faut, pour que
p fasse partie de Q, qu’il soit mutuellement manifeste à A et L qu’ils acceptent tous
deux que p est vrai dans chaque monde de l’AP. Cependant, les hypothèses formulées
dans la section précédente à propos de la TDPL, et de la dimension évolutionniste de
la communication sincère, permettent de postuler, d’une part, que A et L savent tous
deux que tout contenu asserté est cru par A et d’autre part — s’il n’est pas
mutuellement manifeste que L ne croit pas que p —, qu’il est mutuellement manifeste
que L croit ce qu’il asserte. Il s’ensuit qu’une assertion que p a pour résultat immédiat
et automatique non seulement de provoquer, chez A, la croyance que p, mais aussi
d’ajouter p à l’ensemble Q des propositions acceptées comme vraies par A et L. Or,
comme nous venons de le voir, cela équivaut à rendre p métaphysiquement nécessaire
du point de vue des interlocuteurs. En termes plus simples, on peut dire que les
assertions catégoriques ont pour résultat de faire croire à A que p est vrai quel que soit
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 220
l’accroissement ultérieur des connaissances ; de tels actes assertifs engagent donc L à la
vérité persistante de p.114
Souvenons-nous que certains théoriciens associent à des assertions catégoriques
comme (14-16) l’engagement à posséder une justification démonstrative. Au chapitre 1,
nous avons mis l’universalité de cette exigence en cause : en (15), le déni explicite de
l’existence d’une telle justification accompagne l’assertion, tandis qu’en (16), la
présence du concept inanalysable je-ne-sais-quoi empêche le contenu propositionnel
d’entrer dans des relations d’implication ou d’incompatibilité sémantique. On voit à
présent que les exemples en (14-16) ont en commun de présenter la vérité du contenu
propositionnel comme immunisée contre d’éventuelles révisions.
En réalité, ceux qui veulent mettre le J-engagement — l’engagement à la
justification démonstrative — au centre de la pratique assertorique se montrent
insuffisamment attentifs à l’interaction entre le contenu asserté et l’AP ; lorsqu’on
analyse ce rapport de près, il apparaît, comme nous venons de le voir, qu’en assertant p,
L s’engage à la vérité persistante de p. Or le fait que p soit vrai dans tous les mondes
possibles qui sont, du point de vue des interlocuteurs, métaphysiquement accessibles
au monde actuel n’implique pas que p puisse remplir un rôle inférentiel non trivial.
Bien entendu, la plupart des contenus propositionnels, tel par exemple celui de (14),
entrent sans aucun problème dans des relations sémantiques avec d’autres
propositions ; dans ces cas-là, s’engager à la vérité persistante de p revient, eo ipso, à
rendre p disponible pour un rôle inférentiel déductif (au moins selon la perspective de
A et L). Cependant, nous espérons avoir établi que le J-engagement n’est aucunement
nécessaire à l’accomplissement d’une assertion. La notion de J-engagement n’est, pour
nous, rien de plus qu’un artefact théorique, né d’une analyse incomplète du V-
engagement généré par les assertions catégoriques.
114 Soulignons, à tout hasard, que cette responsabilité ne dépend aucunement du fait que A finisse
ou non par croire que p. Nous avons vu, dans la section précédente, que la responsabilité quant à la
vérité du contenu propositionnel provient de ce que l’énonciation provoque automatiquement la
croyance correspondante, même si celle-ci peut être immédiatement éliminée.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 221
Qu’en-t-il alors de l’engagement à la vérité persistante de p ? Celui-ci semble
constitutif de la pratique sociale consistant à asserter catégoriquement, mais lui est-il
nécessaire pour autant ? Tout d’abord, notons que L ou A peuvent très bien savoir
qu’en fait, le contenu asserté p est faux ; mais tant que chacun garde cette
connaissance pour soi, ¬p ne fera pas partie de l’AP et, par rapport à cet AP — et donc
du point de vue adopté sur ce qui est nécessaire métaphysiquement —, chacun
continuera d’attribuer à l’acte de langage de L l’effet potentiel de faire accepter
mutuellement le contenu comme nécessaire ; de sorte que cet acte véhiculera du V-
engagement. Il en va de même dans les cas kantiens : même si L désire que la croyance
que p, déclenchée automatiquement par son énoncé, soit immédiatement éliminée par
A, le fait même que son acte locutoire provoquera cette croyance pour un temps
engage L à la vérité de p.
Le cas de l’allocutaire impossible à persuader est bien plus ambigu. Comme
l’AP contient, dans ce genre de scénario, l’information que A ne va jamais croire que p
— c’est-à-dire, dans les termes de ce qui a été dit plus haut sur la perception directe,
que A va d’office reconsidérer comme fausse toute croyance acquise du fait de L —,
peut-on encore dire que L est V-engagé par rapport au contenu de son assertion ? De
même, le V-engagement subsiste-t-il lorsqu’il est mutuellement manifeste que A n’a
que faire du contenu asserté ? Je dois avouer que mes propres intuitions sur ce point
sont assez floues ; mais il se pourrait que le V-engagement soit contracté, dans ces cas-
là, non pas vis-à-vis de A, mais vis-à-vis d’un tiers ou de la conscience morale de L,
conçue alors comme un homoncule qui deviendrait un garant abstrait de l’impératif
kantien.
En tout état de cause, l’hypothèse défendue dans ce chapitre reste que ce qui
détermine, au sens d’une condition nécessaire et suffisante, l’attribution, par A, de la
force illocutoire assertive à un énoncé, c’est la capacité qu’a l’énonciation de constituer
une raison de croire vrai le contenu propositionnel. Il fallait rendre compte de
l’intuition que le V-engagement émerge dans la (presque-)totalité des cas, ce que nous
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 222
avons fait. Mais il demeure indépendant de la force assertive ; on peut s’attendre, par
conséquent, à ce que la corrélation ne soit pas parfaite.115
3.3.2 Les marqueurs de réserve
À ce stade, nous devons aussi expliquer pourquoi les exemples suivants, malgré
leur caractère non catégorique, engagent quand même L à la vérité du contenu
propositionnel (voir chapitre 1) :
(22) Firmin était probablement là. [= (11) du chapitre 1]
(23) Firmin était là, je suppose/je présume. [= (12) du chapitre 1]
Commençons par (22). Plusieurs tests indiquent que probablement y porte sur la
totalité de la proposition [Firmin était là] et non sur un constituant de celle-ci
(Thomason et Stalnaker 1973 ; Bellert 1977). Tout d’abord, au contraire, par exemple,
de (24) où pendant longtemps porte sur un constituant (strict) de la proposition,116 (22)
n’implique pas vériconditionnellement (25) :
(24) Firmin était là pendant longtemps.
(25) Firmin était là. 115 Un autre point délicat concerne les relations que le V-engagement entretient avec les
implicatures (pour une discussion qui, toutefois, ne nous semble pas conclusive, voir Williams
2006, 120-125). Il est intéressant de noter que les implicatures particularisées de Grice, au contraire
des contenus assertés, ne comptent pas comme des présupposés une fois l’énonciation accomplie
(et non contredite). En répliquant par (iv) à la variation sur l’exemple de Grice (1975) donné en (ii),
A force B à s’engager plus qu’il ne l’a fait, tandis que cet effet n’a pas lieu si c’est par (iii) que B
lui a répondu :
(i) A : Est-ce que Firmin est un bon linguiste ?
(ii) B : Il a une excellente écriture et il arrive toujours à l’heure.
(iii) B : Non.
(iv) A : Puisqu’il n’est pas bon, on ne va pas l’inviter. 116 Ce constituant ne renferme pas l’opérateur temporel (ou, si l’on préfère, ne correspond pas à un
référent temporel), comme en témoignent les acceptabilités inégales des paraphrases en (i-iv) :
(i) La présence de Firmin fut longue.
(ii) * La présence (passée) de Firmin est longue.
(iii) * La présence de Firmin fut probable.
(iv) La présence passée de Firmin est probable.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 223
Ensuite, il apparaît que probablement qualifie la vérité de la proposition placée sous sa
portée ; on peut paraphraser (22) par (26), alors que (27) ne préserve clairement pas le
sens de (24) :
(26) Il est probablement vrai que Firmin était là.
(27) Il est vrai pendant longtemps que Firmin était là.
Nous adopterons l’hypothèse de Bellert (1977), selon laquelle les exemples
comme (22) expriment deux propositions : celle en (25) et celle en (26). Pour Bellert,
probablement est inacceptable dans des constructions interrogatives en vertu de la règle
sémantique — très plausible à nos yeux — d’après laquelle on ne saurait, de façon
littérale et directe, poser une question et asserter une proposition au travers d’un seul
et même énoncé :
(28) * Est-ce que Firmin était probablement là ?
Tout ce qui s’applique à probablement dans (22) vaut également pour l’incise je
suppose/je présume dans (23) ; (23) peut se paraphraser comme (29), et (30) est clairement
inacceptable :
(29) L suppose / L présume qu’il est vrai que Firmin était là.
(30) * Firmin était-il là, je suppose/je présume ?
Notons que je suppose/je présume peut aussi se rencontrer dans des énoncés
performatifs, tel (31), ce qui milite en faveur d’un rapprochement entre les performatifs
et les incises, comme suggéré par Blakemore (1991 ; 1992, 95-118) :
(31) Je suppose/Je présume que Jean était là.
Les marqueurs de réserve véhiculent donc des propositions (auxquelles
s’applique le concept, notoirement obscur, d’implicature conventionnelle), dont le rôle
consiste à guider l’interprétation du matériel auquel elles sont adjointes (Wilson et
Sperber 1993 ; Bach 1999 ; Potts 2005 ; sur le rôle d’un tel sens « procédural » au sein de
la Théorie de la Pertinence, voir Blakemore 1987 ; Carston 2002b, 160-164). Plus
précisément, à partir d’énoncés comme (22-23), A peut tirer deux propositions : la
première, p, qui correspond à (25), est la proposition principale ; la seconde, véhiculée
par le marqueur de réserve, correspond à quelque chose comme (26) ou (29).
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 224
La TPDL prédit que ces deux propositions vont intégrer la « boîte à croyances »
de A. En somme, à moins d’avoir des raisons de considérer que ¬p, A va croire à la fois
que p et que les informations ultérieures peuvent infirmer p. Cette seconde
proposition, même si elle neuve, reste périphérique par rapport à l’information
principale p (cf. Bach 1999 ; Potts 2005, 32-35). On peut supposer, en outre, que son
caractère incontestable entraîne que les deux interlocuteurs la considèrent comme
mutuellement connue ; ainsi, à la suite de l’énonciation de (22) ou de (23), l’AP
demeurera compatible tant avec les mondes où p est vrai qu’avec ceux où p est faux.
Par conséquent, l’AP sera également incompatible avec p, où possède pour
domaine les mondes considérés comme métaphysiquement accessibles. Mais comme,
par défaut, A croit quand même que p, fût-ce ceteris paribus, L reste responsable du
coût que la révision de cette croyance entraînerait, et donc de la vérité de p.
Les utilisations épistémiques du verbe devoir, comme dans (32), constituent un
autre cas intéressant d’assertion avec réserve :
(32) On sonne à la porte. Ça doit être Jean.
Dans la sous-section 3.3.1, nous avons vu qu’asserter que p revient, en fait, à asserter
que p est vrai dans tous les mondes de l’AP. Ainsi, p est vrai dans tous les mondes
possibles compatibles avec ce qui est connu (tenu pour tel) dans le monde actuel wa. Or
la sémantique la plus plausible pour le devoir de (32) en fera donc un opérateur de
nécessité épistémique. Rien n’interdit de supposer que l’AP correspond, par défaut, à
l’ensemble des mondes épistémiquement accessibles au monde actuel. Un argument en
ce sens peut sans doute être tiré du fait que, lorsque L asserte qu’il est nécessaire que p
et que cette nécessité ne vaut que moyennant la connaissance d’une proposition q que
A ne connaît pas, A devra, pour pouvoir interpréter l’assertion, accommoder q, c’est-à-
dire l’inclure au sein de Q. Par conséquent, si le domaine de devoir est circonscrit à
l’AP, il faut admettre que (32) et (33) sont sémantiquement équivalents :117
117 Évidemment, on peut toujours admettre que le domaine de devoir contient des mondes partiels,
auquel cas (32) impliquerait (33) : cependant, une telle lecture paraît peu plausible, car si p est
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 225
(33) On sonne à la porte. C’est Jean.
Par ailleurs, on observe que l’engagement du locuteur est plus faible en (32)
qu’en (33) ; en fait, dans (32), devoir joue un rôle proche de celui qu’assumeraient sans
doute ou probablement (Karttunen 1972 ; Dendale 1994 ; Kronning 2001). Ce constat
pousse Dendale (1994), et von Fintel et Gillies (à paraître), à considérer que tous les
usages non-déontiques de devoir (ou de must en anglais) se basent sur un substrat
évidentiel, en ce sens que devoir indique que le contenu sous sa portée est une
information reçue par le biais d’un processus inférentiel et non une information
acquise de façon directe. Ainsi, (32) se révélerait inacceptable dans une situation où L
verrait, par la fenêtre, que Jean est en train de sonner à la porte.
À notre sens, la source d’un tel effet évidentiel se niche précisément dans
l’équivalence sémantique, prédite par notre analyse, entre (32) et (33). Cette
équivalence implique qu’en énonçant (32) au lieu de (33), L viole ouvertement la
maxime gricéenne de Manière en faisant preuve d’une prolixité dépourvue de raison
apparente. Le parcours interprétatif qui s’accorde le mieux avec le Principe de
Coopération consiste à attribuer à doit une base modale (un domaine de
quantification) qui diffère de l’AP. En principe, L croit plus de choses que L et A n’en
acceptent mutuellement ; en d’autres termes, l’ensemble D des mondes possibles qui
contiennent tout ce que L croit est strictement inclus dans l’AP . Cet ensemble D
constitue un domaine parfait pour devoir tel qu’il apparaît dans (32). Selon cette
lecture, (32) est vrai si, et seulement si, tous les mondes possibles appartenant à D
contiennent la proposition [Jean sonne à la porte] ; mais L ne s’engage ici à la vérité de
[Jean sonne à la porte] que par rapport à ses propres croyances. Dès lors, (32) est plus
faible que (33) ; car le nombre des mondes possibles qui contiennent [Jean sonne à la
porte] si (33) est vrai surpasse le nombre des mondes possibles qui contiennent [Jean
sonne à la porte] dans le cas où (32) est vrai. En outre, on arrive ainsi à expliquer
pourquoi la source d’information doit être indirecte avec le devoir épistémique : par
nécessaire au vu de Q, rien n’indique que p est tout aussi nécessaire par rapport à chaque sous-
ensemble de Q.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 226
défaut, L et A acceptent mutuellement que tout ce à quoi L a un accès perceptuel
direct est connu de L. Dès lors, s’il est mutuellement accepté que L possède un accès
direct au contenu p de son assertion, il est mutuellement accepté que L sait que p.
Dans de telles circonstances, on ne peut plus restreindre la base modale de devoir à D :
en effet, p est également vrai dans tous les mondes qui composent l’AP — une telle
restriction, en réalité, ne ferait alors que remplacer une violation manifeste de la
maxime de Manière par une violation manifeste de la maxime de Quantité. Il est
intéressant de noter, à ce propos, que le devoir épistémique semble ne pas pouvoir
s’employer pour rapporter des informations acquises par ouï-dire (Dendale 1994), ce
qui milite en faveur de l’inclusion de ce mode d’acquisition parmi les modalités d’accès
direct, comme le prédit la TDPL.118
Pour finir, nous aimerions revenir brièvement à une autre constatation, faite au
chapitre 1 : au contraire de (22-23), (34) n’engage pas L à la vérité de (25), comme le
révèlent (34-37) :
(34) Il est possible que Firmin était là. [= (13) du chapitre 1]
(35) Il est possible que Firmin était là et il est aussi possible qu’il n’était pas
là. [= (14) du chapitre 1]
(36) ? Firmin était probablement là et Firmin n’était probablement pas là.
[= (15) du chapitre 1]
(37) ? Firmin était là, je suppose/je présume, et Firmin n’était pas là, je
suppose/je présume. [= (16) du chapitre 1]
De ce point de vue, il est possible que se distingue, bien évidemment, au devoir
épistémique :
(38) ? Firmin doit avoir été là et Firmin doit ne pas avoir été là.
Il est intéressant de mettre ces résultats en parallèle avec l’hypothèse de Bellert (1977),
selon laquelle les adjectifs comme possible ne portent pas sur le contenu énoncé, mais
prennent pour argument l’événement ou l’état de choses dénoté par ce contenu. Ainsi,
118 Nous ne traiterons pas des emplois aléthiques de devoir, discutés par Kronning (2001) ; pour une
analyse qui se situe dans la perspective défendue ici, voir Kissine (à paraître).
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 227
(34) exprime une seule proposition, et non deux comme (22) ; pour cette raison, il est
possible que rentre sans aucun problème dans des constructions interrogatives :119
(39) Est-il possible que Firmin ait été là ?
La seule proposition à la vérité de laquelle L s’engage par (34) possède la forme ◊p, où ◊
est un opérateur de possibilité épistémique, c’est-à-dire un quantificateur existentiel
sur l’ensemble des mondes possibles compatibles avec ce qui est connu dans le monde
actuel.
4 Le rôle du contexte Une des tâches que nous nous étions fixé consistait à rendre compte de
l’intuition que les assertions engagent L à la vérité du contenu propositionnel même si
la force [strength] de l’acte est atténuée, et donc moindre que celle d’un énoncé
catégorique. Notre stratégie fut d’attribuer le V-engagement à un réflexe cognitif
indépendant de l’assertion à proprement parler, mais sous-jacent aux mécanismes
d’acquisition d’information, et donc plutôt lié au niveau locutoire. Quant au
sentiment, illusoire, que les assertions catégoriques imposent à L de posséder une
119 Bellert (1977) met possible et probable sur le même pied. En effet, probable peut s’utiliser dans
les constructions interrogatives :
(i) Est-il probable que Firmin ait été là ?
En outre, il semble bien qu’à l’opposé de (22), (ii) n’engage pas L à la vérité de (25) :
(ii) La présence de Firmin à la soirée de hier est probable.
S’il est vrai que (iii) n’est pas très acceptable, le phénomène pourrait prendre sa source dans une
heuristique gricéenne qui fait que l’on suppose, par défaut, que la probabilité assignée n’équivaut
pas à 0.5 :
(iii) ?/# La présence de Firmin à la soirée de hier est probable et son absence est
probable (aussi).
C’est sans doute pour cela que, lorsqu’on remplace et par mais, l’énoncé devient plus acceptable et
perd ainsi le parfum d’irrationalité mooréenne que la présence de mais n’arrive pas à extirper en
(v) :
(iv) La présence de Firmin à la soirée de hier est probable, mais son absence est
probable (aussi).
(v) ? Firmin était probablement là, mais Firmin n’était probablement pas là.
Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 228
justification démonstrative pour le contenu asserté, il provient d’une interaction entre
ce réflexe et le fait que les énoncés soient interprétés par rapport à l’AP.
C’est précisément l’AP qui se trouve au centre de notre définition de la force
assertive. Un énoncé constitue un acte assertif de contenu p si, et seulement si, cet
énoncé constitue une raison de croire que p. Bien entendu, rien dans cette définition
n’implique que p soit le contenu locutoire de l’énoncé. Il s’ensuit que les insinuations
ou les actes de langage indirects sont bien des assertions, car les unes et les autres
constituent, pour A, une raison de croire un certain contenu. Ce dernier point rend
particulièrement manifeste le fait que rien, dans notre approche, ne requiert le recours
à un mécanisme d’attribution d’intentions illocutoires à L. En effet, tant qu’un énoncé
est nécessaire et suffisant pour donner lieu à un raisonnement ceteris paribus
débouchant sur la conclusion p, cet énoncé compte comme un acte assertif de contenu
p.
Dans les deux chapitres qui suivent, nous allons montrer que cette position, qui
consiste à dériver la force illocutoire de l’interaction entre l’énoncé et l’AP, peut se
maintenir lorsqu’on s’efforce d’analyser les actes illocutoires directifs et commissifs.
229
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs
Au chapitre précédent, nous avons montré que la force illocutoire assertive
peut se reconstruire en termes de raison de croire, c’est-à-dire sur base du statut de
l’énoncé face à l’AP. Au cours de ce chapitre-ci, nous allons voir qu’une approche
similaire des actes illocutoires directifs se révèle particulièrement fructueuse. Dans la
section 1, nous offrirons une caractérisation de la force directive en termes de raisons
d’agir. La section 2 sera consacrée aux cas où la force directive ne peut être attribuée à
un énoncé au mode grammatical impératif ; nous verrons que ce mode ne se laisse
définir ni dans les termes d’une dérivation opérant à partir de la force directive, ni en
termes de désirabilité. Développant l’hypothèse ébauchée au chapitre 6, nous
montrerons comment la structure sémantique des énoncés utilisés de manière
directive peut se construire en prenant les représentations de désirs comme
fondement. Dans la section 4, nous donnerons quelques indications rapides sur la
manière dont notre approche pourrait rendre compte de l’opposition entre les actes
directifs conditionnels et les actes directifs à contenu conditionnel. Enfin, dans la
section 5, nous aborderons la disjonction illocutoire, dont l’étude, outre qu’elle valide
notre sémantique de l’impératif, met en lumière la relation étroite que l’analyse de la
force directive entretient avec des problèmes plus généraux, liés au raisonnement
pratique.
1 Les actes directifs comme raisons d’agir De manière intuitive, on inclinerait à définir les actes directifs comme des
tentatives d’obtenir de A qu’il accomplisse une certaine action. Une telle définition
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 230
s’inscrirait dans la lignée des définitions perlocutoires des actes assertifs, critiquées
plus haut. Or, si l’inclusion de critères perlocutoires dans le concept d’assertion se
trouve sujette, comme on l’a vu, à de nombreuses suspicions, une telle attitude
sceptique paraît, de prime abord, moins fondée lorsqu’il s’agit des actes de langage
directifs — qu’est-ce un acte directif, sinon une tentative de provoquer une action ?
Cependant, toutes les définitions perlocutoires — quel que soit leur definiendum
— offrent le flanc à une objection de principe : les intentions de communiquer, fût-ce
celles qui se réalisent en donnant un ordre, n’incluent pas nécessairement la volonté de
produire un certain effet sur A (Recanati 1987, 179 ; voir aussi Green 2003). Dans la
mesure où la force illocutoire d’un énoncé fait partie de son sens total ou, en tous cas,
du résultat de son interprétation, l’indépendance de l’illocutoire et du perlocutoire
n’est pas étonnante. Comme le note Alston (2000, 31),
[p]resumably the deep reason for this […] is that we do not want the significance of our
utterances to be at the mercy of the external contingencies that determine the ways in which
the audience is affected.
Afin de rendre les choses moins abstraites, considérons la variation suivante sur
les scénarios kantiens, abordés plus haut. Madame Dupont a un secrétaire, Nestor,
qui, systématiquement, ne fait pas ce qu’on lui demande. Nestor étant syndiqué,
Madame Dupont ne peut pas le licencier sans motif. Un matin, Madame Dupont a un
courrier urgent à rédiger ; elle convoque Nestor et lui demande de taper ce courrier.
Ainsi, Madame Dupont a bien le désir que ce courrier soit tapé. Toutefois, fatiguée de
l’inefficacité de Nestor, Madame Dupont a l’intention, en lui demandant de taper le
courrier en question, de produire un ordre qui ne sera pas obéi et de se donner, de
cette façon, une raison officielle pour renvoyer Nestor. Nous avons donc là une
situation où un ordre est accompli sans que L possède l’intention que A rende vrai le
contenu correspondant. Soulignons, en outre, que Madame Dupont ne fait pas
semblant de donner un ordre, car seul un ordre accompli avec succès peut l’aider dans
son dessein de renvoyer Nestor.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 231
Au chapitre précédent, nous avons résolu la difficulté analogue que soulevaient
les actes illocutoires assertifs (dans les cas kantiens) en faisant appel à la notion de
« raison de croire ». Une raison de croire doit, selon nous, pouvoir justifier une
conclusion (au sens de Grice 2001), c’est-à-dire être suffisante pour déclencher un
raisonnement ceteris paribus dans lequel soit le contenu propositionnel (de forme
catégorique) de la prémisse mineure, soit celui (de forme hypothétique) de la prémisse
majeure, se trouve mis sous la portée de l’opérateur Acceptable :
(1) Si A, alors B
Acceptable (A)
∴ B
(2) Acceptable (Si A, alors B)
A
∴ B
Or cet opérateur Acceptable peut revêtir une dimension théorique ou pratique ; dans ce
dernier cas, il signifie que l’agent dont on reconstruit le raisonnement a la volonté,
toutes choses égales par ailleurs, de rendre vrai le contenu mis sous la portée de
l’opérateur ; en d’autres mots, cela veut dire que, du point de vue de l’agent, ce contenu
représente un objectif (prima facie) à atteindre.
Faisant le parallèle avec notre définition de la force assertive, nous dirons donc
que, face à un certain AP, un énoncé E est une raison, pour A, de rendre p vrai
seulement si E est nécessaire et suffisant pour justifier p dans un sous-ensemble de
l’AP.120 On peut, dès lors, assimiler les actes illocutoires directifs à des raisons d’agir :
un énoncé E possède le statut d’un acte directif de contenu p si, et seulement si, l’AP
contient au moins un monde possible w tel que la décision de rendre p vrai se laisse 120 En réalité, nous allons voir que, lorsque la conclusion d’un raisonnement ceteris paribus relève
de la praxis, la prémisse contenant l’opérateur Acceptable ne peut pas toujours constituer une
condition à la fois nécessaire et suffisante pour arriver à une décision d’agir — ce qui nous renvoie
à la non-validité, bien connue, dont souffre le syllogisme pratique chez Aristote. Il faut alors faire
appel à un mécanisme pragmatique résultant en une lecture bi-conditionnelle de la prémisse
majeure.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 232
dériver, ceteris paribus, lorsque la représentation locutoire constituée par E est adjointe
à w, et tel que cette même conclusion pratique ne soit pas autorisée avec w pris
isolément. En outre, si le contenu p en question se trouve être le contenu de l’acte
locutoire accompli au moyen de E, on dira que l’acte directif accompli au moyen de E
est direct et littéral.
Cette définition comporte deux avantages immédiats. Tout d’abord, on arrive à
expliquer pourquoi certains actes directifs, comme dans l’exemple de Madame Dupont
et de son secrétaire Nestor, ne sont pas produits avec l’intention que A rende vrai le
contenu propositionnel. Dans de telles circonstances, L a bien l’intention que son
énonciation soit une raison pour A de rendre p vrai (c’est-à-dire qu’elle permette à A
d’arriver à la décision de rendre p vrai dans au moins un monde de l’AP) ; mais L n’a
pas l’intention qu’il s’agisse là d’une raison effective (débouchant sur une décision de
rendre p vrai dans le monde actuel).
On échappe ensuite aux insuffisances d’une éventuelle définition des actes
directifs en termes causaux. Repensons à l’exemple donné par Grice (1957), et déjà
mentionné plus haut, d’un A chez qui la production d’un certain ordre — par exemple,
l’ordre de rougir — provoque automatiquement l’effet escompté — A rougit. Une
définition en termes de raisons d’agir prédit, correctement, l’insuccès d’un tel ordre :
en effet, si A croit qu’il ne peut contrôler sa rougeur, l’énonciation d’un ordre de rougir
ne constituera jamais, pour lui, une raison de rougir, même si elle cause cette rougeur.
Notons aussi qu’on ne saurait dire qu’un acte directif est satisfait (c’est-à-dire obéi,
exaucé,…) à la simple condition qu’il cause le fait que A rende vrai le contenu
propositionnel (comme l'affirme, par exemple Vanderveken 1988, 35, 135 ; 1990).
Certes, si vous m’enjoignez de sortir de la pièce et que je m’exécute tout en disant « Je
sors mais ce n’est pas pour vous obéir, je dois justement acheter des cigarettes », vous
ne pourrez considérer votre ordre comme satisfait (Searle 1985, 205). Toutefois, cette
non-satisfaction n’implique pas que votre ordre n’ait pas causé ma sortie — il est
possible que le seul son de votre voix m’indispose au point de déclencher ma décision
de sortir de la pièce —, bien qu’il ne constitue pas la raison pour laquelle je suis sorti.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 233
En résumé, un acte directif accompli avec succès est une raison d’agir et un acte
directif satisfait est une raison d’agir effective.
Au chapitre 6, nous avons soutenu que les actes locutoires de forme ΛD(p) — où
ΛD est l’équivalent linguistique du mode psychologique ΨD — présupposent que leur
contenu n’est sujet à une évaluation véri-conditionnelle que dans des mondes virtuels.
Les actes illocutoires directifs (directs et littéraux) sont constitués par de tels actes
locutoires ; en effet, tout comme la fonction des désirs — des représentions
Intentionnelles de forme ΨD(p) — consiste à présenter à l’esprit un état de choses
virtuel de manière à ce que cette représentation puisse éventuellement être recrutée
dans un plan d’action, les représentations linguistiques du même type — les actes
locutoires ΛD(p) — ont pour fonction de présenter à A un état de choses virtuel qui
puisse éventuellement être mobilisé par A comme la représentation d’un objectif à
atteindre. Cela implique qu’aucun acte directif ne peut avoir pour contenu une
proposition que l’on sait fausse, ou une proposition que l’on sait vraie ; car le contenu
des désirs ne saurait véhiculer ni une présupposition d’existence dans le monde actuel,
ni une présupposition de contrefactualité par rapport à ce même monde. Ainsi, je ne
peux ordonner à mon voisin de bureau de se coucher sur le plafond, comme je ne peux
lui ordonner de sortir au moment où il ferme la porte derrière lui en quittant la pièce.
Cependant, cela ne veut pas dire que la représentation de n’importe quelle
situation virtuelle, ou que n’importe quel énoncé impératif, aura le statut d’une raison
d’agir. Les représentations locutoires de forme ΛD(p) qui ne se voient pas associer une
force illocutoire directive vont être discutées dans les deux sections suivantes.
2 Les énoncés impératifs non-directifs Au chapitre 6, nous avons fait l’hypothèse que le mode impératif encode
linguistiquement le mode de présentation ΨD propre aux désirs en indiquant que le
contenu propositionnel de l’énoncé n’est que virtuel. À ce stade de notre exposé, nous
pouvons justifier notre position face à deux autres types d’analyses : celles qui
considèrent que le mode impératif encode la force directive et celles qui lui attribuent
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 234
pour fonction de véhiculer une prédication de désirabilité appliquée au contenu
propositionnel. Dans cette section, nous allons examiner une série d’énoncés à
l’impératif dont notre définition de la force directive permet de postuler que ce sont
de simples actes locutoires, et passer en revue les problèmes qu’ils posent aux
sémantiques de l’impératif rivales de la nôtre.
2.1 L’expression de désirs Vers la fin du chapitre 6, nous avons invoqué les exemples suivants afin de
plaider pour une dissociation entre le mode impératif et la force directive.
(3) [Marie, en visitant Pierre sur son lit d’hôpital :]
Rétablis-toi bien. [= (24) du chapitre 6]
(4) [Marie, à sa voiture :]
Démarre ! [= (25) du chapitre 6]
(5) [Marie, à Jean, en revenant dans une pièce remplie d’invités
soudainement silencieux :]
Oh, please ! Don’t have said anything rude. [= (26) du chapitre 6]
En effet, selon le critère définitoire exposé dans la section précédente, (3-5) ne
sauraient constituer des actes directifs : comme, dans chacun de ces cas, le contenu
propositionnel n’est pas soumis au contrôle d’un A muni d’intentions, l’AP ne contient
évidemment aucun monde possible où l’énonciation correspondante constituerait une
raison pour A de rendre ce contenu vrai. Dominicy et Franken (2002) proposent de
considérer que la faillite de la force directive laisse place à une simple expression de
désir ou de souhait en vertu du Principe d’Engagement Illocutoire — selon lequel,
rappelons-le, chaque acte illocutoire engage L à l’expression de l’état mental
mentionné dans la condition de sincérité de l’acte en question.
À l’encontre de cette analyse, Emmanuelle Danblon nous a suggéré, lors d’une
discussion, qu’on pourrait concevoir les exemples (3-5) comme instaurant un cadre
« magique », au sein duquel L aurait l’aptitude d’ordonner ou de demander la
réalisation des contenus propositionnels correspondants. Bolinger (1977, 166-167)
adopte une ligne de pensée assez proche lorsque, pour établir la (prétendue) inanité de
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 235
toute distinction entre les expressions de souhaits et les directifs, il invoque des
exemples comme (6) :
(6) Rétablis-toi bien, c’est un ordre !
De même, la présence de please dans (5), et le fait qu’on puisse ajouter s’il te plaît à (4),
comme dans (7), semblent militer en faveur de cette hypothèse :
(7) Démarre, s’il te plaît !
Pourtant, s’il y a une différence entre (3) et (6), c’est bien, à notre sens, que le
second énoncé se voit perçu comme un ordre ironique ou comme une variété de
« comme-si », alors qu’une telle interprétation ne se laisse normalement pas appliquer à
(3). Certes, face à un souhait de prompt rétablissement comme (3), A peut répondre
Parce que tu crois que ça dépend de moi ?. Mais une telle réponse sera considérée, en
principe, comme agressive parce que A paraît alors faire preuve de non-coopération en
feignant de comprendre (3) en termes directifs ; la même réponse à (6) ne susciterait
aucune réaction négative, car elle se situerait, cette fois-ci, au sein du cadre ironique
ou en « comme-si » déjà instauré par l’énoncé de L.
Quant à l’adjonction de please ou s’il te plaît, elle obéit à certaines contraintes ;
ainsi, les énoncés qui suivent seront ressentis comme plus marqués que (5) ou (7) :
(8) ? Rétablis-toi bien, s’il te plaît.
(9) ? Dors bien, s’il te plaît.
(10) ? Amuse-toi bien en vacances, s’il te plaît.
Dans (5) comme dans (7), A ne dispose d’aucun contrôle concevable sur le cours des
choses. Si le monde où l’allocutaire de (5) n’aurait rien dit de grossier reste
épistémiquement virtuel, il ne l’est pas aléthiquement, puisque le passé ne saurait plus
souffrir aucune modification ; et dans (7), il n’existe même pas de véritable
destinataire. Il s’ensuit que l’emploi de please ou de s’il te plaît ne peut réactiver ni
l’interprétation directive, ni les effets conversationnels que celle-ci entraîne ; tout au
plus peut-on dire qu’un tel usage renforce ou met en place un cadre en « comme-si ».
Par contre, les exemples (8-10) demeurent interprétables en termes directifs, même si
une telle interprétation exigerait des changements importants quant à la
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 236
représentation que A se fait des croyances de L, et donc de l’AP ; dès lors, l’adjonction
de s’il te plaît renforce l’interprétation directive sans que celle-ci revête obligatoirement
le statut d’une lecture ironique ou en « comme-si ».
Quoi qu’il en soit, notre approche est compatible tant avec l’idée selon laquelle
(3-5) expriment des désirs, qu’avec l’analyse de ces énoncés en termes d’ordres
« comme-si ». Suivant notre définition du locutoire et notre hypothèse que l’impératif
encode le mode de présentation ΨD caractéristique des désirs, les énoncés en (3-5) ne
sont que des actes locutoires de forme ΛD(p), c’est-à-dire des représentations d’un état
de choses virtuel. Or, d’un énoncé de ce type, on peut inférer soit que l’état de choses
représenté correspond au contenu d’un désir entretenu par L, soit que L instaure un
cadre fictionnel au sein duquel cette représentation pourrait servir de raison d’agir
pour A.
2.2 Les « pseudo-impératifs » Un argument de poids contre une analyse sémantique de l’impératif en termes
de potentiel illocutoire directif peut être tiré d’exemples comme (11-13). On désigne
souvent ces constructions par l’appellation de « pseudo-impératifs » ; nous
continuerons à utiliser ce label par commodité, mais nous montrerons que le mode
grammatical y reste tout ce qu’il y a de plus impératif :
(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras.
(12) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.
(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors.
Dans aucun de ces exemples le premier conjoint ne possède la valeur illocutoire
d’un directif ; L ne semble pas ordonner, suggérer ou conseiller à A de tendre la main,
d’ouvrir un journal quelconque ou de rater l’examen. On pourrait éventuellement
considérer que, par (12), L conseille à A d’ouvrir un journal ; mais une telle
interprétation n’a rien d’obligatoire, car (12) reste parfaitement acceptable dans un
contexte où L, rendant visite à A qui est en mission scientifique dans la jungle
brésilienne, lui relate l’ambiance post-électorale régnant en France.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 237
On constate également que, dans de telles constructions, l’impératif et le
subjonctif sont en distribution complémentaire : pour les personnes grammaticales qui
possèdent une forme impérative, celle-ci est obligatoire, tandis que le subjonctif
s’emploie partout ailleurs :
(14) Que je lui tende la main et il me mange(ra) le bras.121
(15) * Que tu lui tendes la main et il te mange(ra) le bras.
(16) * Que nous lui tendions la main et il nous mange(ra) le bras.
(17) Tendons-lui la main et il nous mange(ra) le bras.
(18) * Que vous lui tendiez la main et il vous mange(ra) le bras.
(19) Tendez-lui la main et il vous mange(ra) le bras.
(20) Qu’il(s) lui tende(nt) la main et il lui/leur mange(ra) le bras.
(21) Que j’ouvre n’importe quel journal et j’y trouve(rai) des éloges de
Sarkozy.
(22) * Que tu ouvres n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de
Sarkozy.
(23) * Que nous ouvrions n’importe quel journal et nous y trouv(er)ons des
éloges de Sarkozy.
(24) Ouvrons n’importe quel journal et nous y trouv(er)ons des éloges de
Sarkozy.122
121 Philippe De Brabanter (c.p.) nous a fait remarquer qu’à la personne 1, l’indicatif est aussi
acceptable, sinon meilleur que le subjonctif :
(i) Je lui tends la main et il me mange(ra) le bras.
Cela vaut, en réalité, pour toutes les personnes, et a fortiori pour celles où s’utilise l’impératif :
(ii) Tu lui tends/Il(s) lui tend(ent)/Nous lui tendons la main/Vous lui tendez la main et
il te/lui/leur/nous/vous mange(ra) le bras.
Toutefois, l’hypothèse formulée ici ne concerne que les modes subjonctif et impératif ; la seule
conclusion qu’on puisse tirer des exemples (i) et (ii) est que, conformément à ce que nous avons
conclu au chapitre 6 (cf. la sous-section 4.2.2), le mode indicatif n’impose, du point de vue
sémantique, aucune contrainte sur le domaine du contenu propositionnel. 122 Dans cet exemple, l’interprétation directive nous paraît inévitable ; mais cela ne change rien
quant à l’inacceptabilité de (23).
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 238
(25) * Que vous ouvriez n’importe quel journal et vous y trouv(er)ez des
éloges de Sarkozy.
(26) Ouvrez n’importe quel journal et vous y trouv(er)ez des éloges de
Sarkozy.
(27) Qu’il(s) ouvre(nt) n’importe quel journal et il(s) y trouve(ra)/ trouve(ro)nt
des éloges de Sarkozy.
(28) Que je rate cet examen et il me jette(ra) dehors.
(29) * Que tu rates cet examen et je te jette(rai) dehors.
(30) *Que nous rations cet examen et ils nous jette(ro)nt dehors.
(31) Ratons cet examen et ils nous jette(ro)nt dehors.
(32) * Que vous ratiez cet examen et je vous jette(rai) dehors.
(33) Ratez cet examen et je vous jette(rai) dehors.
(34) Qu’il(s) rate(nt) cet examen et je le(s) jette(rai) dehors.
Cette alternance conforte l’hypothèse, défendue au chapitre 6, que la fonction
sémantique de l’impératif, identique à celle du subjonctif (en proposition principale),
consiste à signifier un état de choses virtuel. Par contre, les tenants d’une sémantique
directive de l’impératif ne sont pas en mesure d’expliquer ces données, à moins, peut-
être, de postuler que la proposition impérative ne s’emploie pas, ici, de manière
littérale. Nous reviendrons plus bas sur ce dernier point.
Notons, en outre, que si (11-12) peuvent recevoir une lecture générique, où l’on
s’adresse à une seconde personne « universelle » et pas à l’allocutaire réel, une telle
interprétation s’avère exclue pour (13), ce qui montre que l’absence de la force directive
ne peut pas s’attribuer à cet effet générique. À cet égard, un bon test nous est fourni
par la possibilité ou l’impossibilité d’employer le pronom on dans un sens impersonnel :
(35) Qu’on lui tende la main et il mange(ra) le bras.
(36) Qu’on ouvre n’importe quel journal et on y trouve(ra) des éloges de
Sarkozy.
(37) * Qu’on rate cet examen et il le jette(ra)/ jette(ra) on dehors.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 239
Par ailleurs, quand on remplace, dans (10-12), la personne 2 par une véritable troisième
personne du singulier — et donc l’impératif par le subjonctif — cette généricité
disparaît du tout au tout.
2.3 Les prédicats superlatifs à l’impératif Un troisième argument contre la sémantique directive de l’impératif nous est
offert par le comportement des prédicats superlatifs. De tels prédicats sont
difficilement acceptables, voire pas acceptables du tout, dans des constructions
impératives isolées :
(38) ? /* Travaille énormément !
(39) ? /* Sois délicieuse !
Martin (à paraître) explique cette inacceptabilité par le fait que les prédicats
superlatifs dénotent non seulement un procès, mais aussi (et sans que ce soit pertinent
pour les conditions de vérité) « une émotion ou une forte impression » provoquée par
le procès en question. Lorsqu’on prononce (38-39) de manière isolée, on privilégierait,
de fait, une interprétation directive dont le contenu propositionnel serait déterminé
par la totalité de la dénotation de énormément et de délicieuse — or, comme le souligne
Martin, nul ne peut « vraiment contrôler les émotions d’autrui ».
Ce n’est pas la source de l’inacceptabilité de (38-39) qui nous importe ici —
l’explication avancée par Martin nous paraît d’ailleurs plausible — mais plutôt le fait
que cette inacceptabilité va de pair avec l’interprétation directive. En effet, comme
Martin l’observe elle-même, la cooccurrence de l’impératif et des prédicats superlatifs
ne pose plus de problème dans les exemples suivants, qui permettent une
interprétation non-directive :
(40) Travaille énormément et les gens diront que tu es un autiste.
(41) Sois délicieuse et tout ira bien.
D’ailleurs, même (38-39) deviennent plus acceptables dans un contexte où l’attribution
d’une force directive (littérale) est exclue, laissant ainsi place à la simple expression
d’un désir — imaginons, par exemple, (38) énoncé par un rabbin qui espère que son
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 240
golem s’anime ou (39) énoncé par Pygmalion attendant que Galatée descende de son
socle.
En accord avec l’analyse de Martin, notre sémantique de l’impératif prédit que,
lorsque l’attribution de la force directive est bloquée, ce genre d’énoncé décrit un état
de choses virtuel dans lequel l’action de l’allocutaire A provoque une émotion intense
chez une tierce personne ou chez L. Par contre, nous ne voyons pas comment ce
phénomène pourrait s’expliquer dans l’hypothèse où le mode impératif se verrait
obligatoirement assigner une valeur directive.
2.4 La désirabilité et l’impératif Nous n’avons pas encore montré en quoi notre approche est préférable à celles
qui décrivent le mode impératif comme encodant soit une prédication de potentialité
et de désirabilité (Wilson et Sperber 1988 ; Clark 1993), soit une nécessité quantifiant
sur un ensemble de mondes possibles déterminé par les désirs de L ou de A (Schwager
2004, 2006). En effet, notre analyse ne prédit pas — en tous cas, pas pour ce qui
concerne la sémantique de l’énoncé — que (3-5) représentent des états de choses
désirables, mais seulement que (3-5) représentent des états de choses virtuels.
Dominicy et Franken (2002) soulignent, à propos de l’exemple (3), qu’il n’est pas
certain, du point de vue sémantique, que le contenu propositionnel s’avère désirable
dans la perspective subjective de A ; rien n’impose, en effet, que A ne veuille pas
mourir. Rien ne garantit, non plus, que cet état de choses soit désirable pour L ; si, par
exemple, L hérite d’une grosse somme au cas où A décède, le contenu de (3) n’est pas
davantage désirable du point de vue objectif de L :
(3) [Marie en visitant Pierre sur son lit d’hôpital :]
Rétablis-toi bien. [répété]
Ainsi, la seule possibilité qui reste est celle d’un contenu désirable à la fois du point de
vue objectif de A et du point de vue subjectif de L. Cependant, Dominicy et Franken
font remarquer que, dans ce cas, L doit entretenir des désirs altruistes. Or, si cela ne
crée certainement aucun problème théorique dans l’absolu, il n’en va pas de même
pour Wilson et Sperber. En effet, ceux-ci soutiennent que, dans le dialogue suivant, où
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 241
il n’y a pas de raison de penser que L se soucie a priori de savoir si A prendra ou non le
bus numéro 3, le contenu de l’énoncé impératif n’est pas désirable du point de vue
(objectif ou subjectif) de L, de sorte que nous aurions affaire à un emploi échoïque :
(42) A : Excusez-moi, je voudrais aller la gare.
L : Prenez le bus numéro 3.
Par conséquent, soulignent Dominicy et Franken, Wilson et Sperber devraient
admettre que (3) aussi est échoïque, c’est-à-dire que (3) représente ce qui est désirable
du point de vue (objectif ou subjectif) de A. Tout ceci, quelles qu’en soient les
conséquences pour Wilson et Sperber, ne montre pas encore que la prédication de
désirabilité relève elle-même de la contribution du contexte, mais seulement que ni
son origine, ni le point de vue pertinent ne sont encodés sémantiquement.
Dans les exemples (11-13), la clause impérative ne semble véhiculer aucune
prédication de désirabilité. Clark (1993) suggère que, dans des cas comme (12), la
désirabilité encodée par l’impératif est seulement potentielle.
(12) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.
[répété]
Ainsi, à propos de l’exemple équivalent (43),
(43) Open the Guardian and you’ll find three misprints on every page.
il fait le commentaire suivant :
Informally the interpretation of the imperative clause is something like “ you might (at some
time) think that it is potential and desirable that you open the Guardian”. (Clark 1993, 109)
Toutefois, dans l’exemple (44), la proposition impérative décrit un état de
choses qui n’est désirable ni du point de vue de A, ni de celui de L :
(44) Attrape une grippe et ils te mettront à la porte sans indemnités.
En outre, cet état de choses ne découle pas d’un autre état de choses, désirable, celui-
là, du point de vue de A — ce qui est une suggestion de Clark (1993, 115) qu’on
pourrait, avec beaucoup d’imagination, appliquer à (11) et (13) :
(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. [répété]
(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. [répété]
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 242
En dernier recours, Clark suggère que dans les constructions « pseudo-
impératives » où le premier conjoint décrit un état de choses indésirable de tout point
de vue, la proposition en cause n’est pas vraiment impérative.123 Pour justifier ce choix,
qu’on ne peut s’empêcher de voir comme une hypothèse ad hoc, Clark invoque l’idée de
Bolinger (1977, 165-167) que des constructions comme (45) pourraient provenir de
l’effacement phonologique d’un if you initial, suivi par l’insertion de la conjonction :
(45) ([If] you) tell him anything, (and) he just looks at you blankly.
En français, (44) proviendrait alors de (46), l’absence du s final orthographique étant
indépendamment motivée :124
(46) Si tu attrapes une grippe, ils te mettront à la porte sans indemnités.
Cependant, une telle explication se révèle impossible pour les verbes dont la flexion
impérative provient du subjonctif :
(47) Sois malade une semaine et ils te mettent/ mettront à la porte sans
indemnités.
Bolinger (1977, 160-161) — qui n’ambitionne pas d’offrir une analyse unitaire des
constructions « pseudo-impératives » — fait d’ailleurs un constat analogue pour le
verbe be en anglais ; il donne les exemples suivants, où seule la forme de l’impératif est
acceptable :
(48) *Are (a) scoundrel(s), and people admire you.
(49) * Be scoundrels, and people admire you.
(50) Be a scoundrel, and people admire you.
Notons en passant que, dans ces énoncés, le contenu propositionnel du premier
conjoint n’est normalement pas désirable, même de manière virtuelle, pour L ou pour
A.
123 Dans un article paru après que la rédaction de ce chapitre a été terminée, Russell (2007) tente de
défendre cette même hypothèse à l’aide de nouveaux arguments, dont nous réservons la discussion
pour un travail futur. 124 En effet, ce s réapparaît devant un enclitique :
(i) Comme ces pommes sont belles ! Attrapes-en une et tu vas te régaler.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 243
Bolinger (1977, 189-191) trace une ligne de démarcation entre les formes
morphologiques de l’infinitif et de l’impératif grâce à la négation ; l’usage de don’t
semble prohibé avec la première forme, tandis que not est inacceptable dans la
condition inverse :
(51) *Don’t / Not see him again ? That would be unbearable.
(52) *Not / Don’t work and you don’t get paid.
Clark invoque ce comportement pour éliminer les contre-exemples où l’état de choses
décrit par le premier conjoint n’est pas désirable : de tels usages ne relèveraient pas de
l’impératif, mais de l’infinitif. Malheureusement, comme on l’a vu à propos de (44),
une telle explication vient buter sur (47) et (48-50). De surcroît, l’argument de Clark
aboutit à des prédictions erronées même si on se limite à l’anglais. Commençons par
examiner les exemples que Clark mentionne pour appuyer son hypothèse :
(53) John was a big part of my life. Not see him again and I knew I’d never
forgive myself.
(54) My lecturer is a real tyrant. Not show up on time and he’ll throw you off
the course.
(55) The safety drill is important. Not listen and it’ll be your fault if you get
into trouble.
Dans ces trois exemples, la contrepartie positive du premier conjoint se révèle
désirable du point de vue de L, ou de A, ou des deux. Mais, pour Clark, le cas de figure
problématique est, en anglais, celui de (56), où la proposition impérative prend un
contenu non désirable, à la fois du point de vue de A et — on peut le supposer — du
point de vue de L :
(56) Catch the flu, and you’ll be ill for weeks.
Or, comme le révèle (57), le test de la négation — pour autant qu’il faille le situer,
comme Clark, à un niveau sémantique et non pragmatique — montre qu’il s’agit là
d’un véritable impératif :
(57) Don’t/*Not catch the flu, and you’ll do fine this winter.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 244
Enfin, l’hypothèse d’une collision morphologique dans les pseudo-impératifs ne
permet pas d’expliquer les emplois comparables où l’impératif en proposition
indépendante ne véhicule aucune désirabilité :
(58) Rate seulement cet examen ! Tu vas voir ce que tu vas ramasser !
(59) Tombe seulement malade ! On va vite trouver quelqu’un pour te
remplacer.
Ici on doit constater, toujours en suivant Dominicy et Franken (2002), que la seule
issue pour la Théorie de la Pertinence consiste à postuler un usage non littéral et non
échoïque : Rate cet examen ou Tombe malade serviraient, en fait, à véhiculer le message
inverse : Ne tombe pas malade et Ne rate pas cet examen. Cependant, le second énoncé est
tout à fait littéral et, qui plus est, sa vérité semble liée à l’actualisation du contenu de
l’énoncé impératif : A va voir ce qui lui arrive s’il rate l’examen ; on va vite trouver
quelqu’un pour remplacer A si A tombe malade. Or on ne voit pas comment dériver
cette interprétation si, en (58) comme en (59), le contenu réellement véhiculé par le
premier énoncé est, respectivement, Ne rate pas cet examen et Ne tombe pas malade. De
même, on ne peut dire que l’impératif n’est pas utilisé littéralement dans (11-13) sans
s’interdire d’expliquer le lien entre l’état hypothétique décrit par la première clause et
celui décrit par la seconde (cf. Dominicy et Franken 2002, 274-276). Ceci devrait
suffire à écarter l’hypothèse de la non-littéralité de (11-13), laissée en suspens dans la
sous-section 2.2 de ce chapitre.
3 Les contraintes sémantiques sur l’utilisation du mode
impératif Nous venons de montrer que le mode impératif ne peut s’analyser ni en termes
de force directive, ni en termes de désirabilité. Dans cette section, nous allons voir
comment notre propre analyse capte les facteurs sémantiques et pragmatiques qui
influencent l’utilisation de ce mode. Les conclusions tirées nous permettront, dans les
deux sections suivantes, d’expliquer les contraintes qui pèsent sur l’attribution de la
force directive aux énoncés conditionnels et disjonctifs.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 245
3.1 Les contraintes séquentielles Il est bien connu que, dans certains environnements, la conjonction et acquiert
des connotations temporelles (60) et/ou causales (61) :
(60) Pierre et Marie se sont mariés et ont eu beaucoup d’enfants.
(61) Pierre a sorti la clé de sa poche et a ouvert la porte.
Il est tout aussi connu que ces composantes pragmatiques peuvent affecter les
conditions de vérité de l’énoncé, comme en témoignent les deux exemples suivants :
(62) Chaque père est heureux si sa fille se marie et a des enfants ; beaucoup
moins si elle a des enfants et se marie.
(63) S’il a sorti la clé de sa poche et a ouvert la porte, c’est que c’était la
bonne clé ; s’il a ouvert la porte et a sorti la clé de sa poche, c’est qu’il a
dû se servir d’un pied-de-biche.
Recanati (1989 ; 1993, 269-274 ; 2004b) en tire la conclusion que ces connotations font
également partie des conditions de vérité d’énoncés (tokens) tels que (60) et (61) où, a
priori, on pourrait les cantonner à un niveau qui ne relève pas du contenu véri-
conditionnel (cf. Levinson 2000).
Le point de vue de Recanati est partagé par Carston (2002a, 242-250) qui
postule, en suivant Blakemore (1987, 119-120), que la présence de la conjonction a pour
effet d’indiquer que les deux membres conjoints sont plus pertinents, c’est-à-dire
génèrent plus d’inférences au moindre coût, lorsque l’allocutaire les interprète comme
un tout plutôt que de les appréhender séparément. À cause de la tendance que
manifeste l’esprit humain à réorganiser ses représentations selon des axes temporels et
causaux, une telle appréhension holistique aboutirait à un enrichissement de la
conjonction par une plus-value temporelle ou causale. Si, par exemple, (65) s’avère
moins acceptable que (64), ce serait parce que l’impossibilité d’un tel enrichissement
affaiblit la pertinence qu’il y aurait à utiliser et :
(64) La route était verglacée et Marie a glissé.
(65) ? Marie a glissé et la route était verglacée.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 246
Carston avance la même explication pour la différence d’acceptabilité entre
(66) et (67) :
(66) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses.
(67) ? Je vais faire les courses et prête-moi ta voiture.
Par parité de raisonnement, rien n’interdit d’invoquer cet argument pour expliquer
l’inacceptabilité de (68-70) versus (11-13) :
(68) ? Il te mange(ra) le bras et tends-lui la main.
(69) ? Tu trouve(ra)s des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal et
ouvres-en un.125
(70) ? Je te jette(rai) dehors et rate cet examen.
On sait, cependant, que l’enrichissement pragmatique de et demeure annulable ;
ainsi, la séquence de discours qui suit est parfaitement acceptable :
(71) La route était verglacée et elle a glissé. En fait, les deux n’ont rien à voir
ensemble ; elle a glissé et la route était verglacée.
Or une telle annulation se révèle beaucoup plus difficile, voire impossible, pour (66) et
(68-70) :
(72) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. En fait, l’un ne dépend
pas de l’autre. ? Je vais faire les courses et prête-moi ta voiture.
(73) Tends-lui la main et il te mangera le bras. En fait, l’un ne dépend pas de
l’autre. ? Il te mange(ra) le bras et tends-lui la main.
(74) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouveras des éloges de Sarkozy. En
fait, l’un ne dépend pas de l’autre. ? Tu trouve(ra)s des éloges de Sarkozy
dans n’importe quel journal et ouvres-en un.
(75) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. En fait, l’un ne dépend pas de
l’autre. ? Je te jette(rai) dehors et rate cet examen.
125 En passant de (12) à (69), nous avons modifié les chaînes anaphoriques afin de garantir que
l’inacceptabilité provienne bien de la présence du mode impératif dans le second membre de la
conjonction. La même chose vaut pour (74) ci-dessous.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 247
D’autre part, Carston note que les exemples (65) et (67) retrouvent une
acceptabilité plus élevée quand on remplace la conjonction par une simple
juxtaposition :
(76) Elle a glissé ; la route était verglacée.
(77) Je vais faire les courses ; prête-moi ta voiture.
En (76) le second énoncé apparaît comme une explication du premier — on obtient
ainsi un sens analogue à celui véhiculé par (64). Carston avance l’hypothèse suivante
(voir aussi Molendijk et de Swart 1999) :
[…] we are explanation-seeking creatures, so that, in general, when we register a new
fact/assumption about the world, we look for an explanation for it. When the source of that
new fact is an utterance, the speaker can assume that a further utterance on her part which
supplies an explanation for it will be relevant to the addressee. (2002a, 237)
Toutefois, en (77), le second énoncé ne possède pas de statut explicatif — c’est plutôt
le premier énoncé qui justifie l’acte directif accompli au moyen du second.
Au-delà de cette différence entre (76) et (77), l’hypothèse de Carston ne nous
aide pas à comprendre pourquoi le fait de remplacer la conjonction de (68-70) par une
juxtaposition ne rend pas ces énoncés plus acceptables, alors qu’on gagne en
acceptabilité en passant de (64) à (77) :
(78) ? Il te mangera le bras ; tends-lui la main.
(79) ? Tu trouveras des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ;
ouvres-en un.
(80) ? Je vais te jeter dehors ; rate cet examen.
Notons que (79) est plus acceptable, dans l’absolu, que (78) et (80) ; mais il faut alors
appliquer une lecture directive à la seconde proposition, ce qui modifie le sens global
de l’énoncé par rapport à (12).
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 248
3.2 Les domaines de discours
3.2.1 Le liage des domaines sous la conjonction
Les recherches menées sur les sémantiques dynamiques ont montré que les
domaines de discours se construisent de façon incrémentielle, dans la mesure où le
traitement des énoncés linguistiques est largement local et se déclenche avant que ces
énoncés ne parviennent à leur terme (voir, parmi beaucoup d’autres, Groenendijk et
Stokhof 1991 ; Kamp et Reyle 1993 ; Asher et Lascarides 2003). On peut également
penser qu’au cours du processus d’interprétation, les domaines de quantification sont
« liés » par défaut au domaine déterminé par le discours précédent (voir, par exemple,
Geurts 1999, 57).
Ainsi, le second énoncé de (81) s’interprète par rapport au domaine fixé par le
premier, c’est-à-dire par rapport à un monde où L est entré dans la bibliothèque ; (81)
est vrai si, et seulement si, L est entré dans la bibliothèque et n’y a vu personne (voir
aussi Cornulier 1985, 146-149) :
(81) Je suis entré dans la bibliothèque et je n’ai vu personne.
Le même phénomène apparaît avec des séquences d’opérateurs modaux (Geurts 1999,
chapitre 6) ou de quantificateurs (Geurts et van der Sandt 1999) : (82) est vrai si, et
seulement si, dans l’ensemble de tous les mondes possibles où un voleur entre dans la
maison, il en est au moins un où ce voleur trouve l’argenterie ; (83) est vrai si, et
seulement si, parmi tous les passagers de nationalité belge, la majorité sont décédés
dans l’accident :
(82) Ferme la fenêtre. Un voleur pourrait entrer et il pourrait trouver
l’argenterie.
(83) Il y avait quelques Belges dans l’avion et la majorité ont péri dans
l’accident.
Les exemples en (81-83) exhibent, tous les trois, une structure identique : un
premier élément α prend pour domaine d’entrée un certain ensemble Z et donne
comme domaine de sortie un certain sous-ensemble Y de Z ; un second élément β
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 249
proposition prend Y pour domaine d’entrée et donne, comme domaine de sortie, un
certain sous-ensemble U de Y. Ainsi, le premier conjoint de (81) prend, comme
domaine d’entrée, l’ensemble des mondes possibles qui sont compatibles avec le
monde actuel et donne comme domaine de sortie l’ensemble des mondes compatibles
avec le monde actuel où il est vrai que L est entré dans la bibliothèque ; le second
conjoint prend ce sous-ensemble-là pour domaine d’entrée et y sélectionne comme
domaine de sortie le sous-ensemble des mondes possibles où il est vrai que L n’a vu
personne dans la bibliothèque.126 Dans (82), la première occurrence de l’opérateur de
possibilité épistémique prend comme domaine d’entrée l’ensemble des mondes
possibles compatibles avec ce qui est connu au moment de l’énonciation et y
sélectionne comme domaine de sortie le sous-ensemble des mondes où un voleur entre
dans la maison ; la seconde occurrence de l’opérateur de possibilité prend ce sous-
ensemble-là pour domaine d’entrée et y sélectionne comme domaine de sortie le sous-
ensemble des mondes où le voleur trouve l’argenterie. Sans rentrer dans les détails de la
sémantique des quantificateurs, on peut dire que, dans (83), l’expression quantifiée
quelques Belges prend pour domaine d’entrée l’ensemble des Belges et sélectionne
comme domaine de sortie le sous-ensemble — à la cardinalité suffisamment basse —
des Belges qui satisfont le prédicat être dans l’avion ; la seconde expression quantifiée la
majorité [des Belges dans l’avion] prend pour domaine d’entrée ce sous-ensemble-là et
donne comme domaine de sortie le sous-ensemble — dont la cardinalité est proche,
mais différente, de celle du domaine précédent — qui est constitué des Belges dans
l’avion qui satisfont le prédicat périr dans l’accident. La structure commune à (81-83) peut
se représenter comme (84), où la majuscule accolée à gauche de l’expression α ou de
l’expression β correspond au domaine d’entrée et celle accolée à droite, au domaine de
sortie : ainsi, en (84), Z ⊇ Y ⊇ U :
(84) ZαY et YβU
126 Nous présupposons ici l’axiome de nécessitation (p →p) conjointement avec l’axiome 4
(p →p) qui implique la transitivité de la relation d’accessibilité entre les mondes possibles.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 250
Nous allons voir, à présent, que le même mécanisme se retrouve à l’œuvre dans
(11-13) et dans (64) ; nous verrons ensuite que c’est là aussi que gît la source des
contraintes séquentielles pesant sur ce genre d’exemples.
Supposons que p soit la forme logique d’un énoncé grammaticalement
déclaratif qu’on interprétera, par défaut, comme une expression de croyance, c’est-à-
dire comme un acte locutoire de forme ΛCr(p). Les croyances — et leurs
représentations — obéissent à une condition relationnelle : on ne peut avoir une
croyance de contenu p qu’à condition de considérer que p ou ¬p est vrai dans le monde
actuel. Soit l’ensemble Q qui contient toutes les informations, et rien que les
informations, (mutuellement) tenues pour vraies dans le contexte de la conversation ;
soit l’ensemble WA des mondes w tels que w ⊇ Q. (Si la connaissance des propositions
de Q est mutuelle, WA sera donc équivalent à l’arrière-plan conversationnel AP.) Si p
appartient à Q, alors p est vrai dans tout monde de WA ; si ¬p appartient à Q, alors p est
faux dans tout monde de WA — on retombe sur l’axiome de nécessitation. Comme
nous l’avons déjà vu au chapitre 6, un acte locutoire ΛCr(p) présuppose que le contenu p
ou le contenu ¬p appartient à tous les mondes de WA ; par rapport aux autres mondes
possibles, la valeur de vérité de p reste indéfinie.
Présupposition déclenchée par le mode de présentation ΛCr :
Pour tout w, si (p ∈ w ou ¬p ∈ w), alors w ∈ WA.
C’est en ce sens que WA constitue le domaine de ΛCr(p).
Au chapitre 6, nous avons postulé que les actes locutoires accomplis au moyen
d’énoncés impératifs ou subjonctifs ont la forme ΛD(p) et présentent leur contenu p
comme virtuel. Soit l’ensemble Cf constitué de toutes les propositions ¬p telles que p
appartienne à Q ; soit WC l’ensemble des mondes w tels que w ⊇ Cf. On peut décrire
l’ensemble WV des mondes virtuels comme l’ensemble de tous les mondes possibles
qui sont compatibles avec Q et qui appartiennent à -WA∩-WC ; en d’autres termes,
pour tout monde w appartenant à WV, il existe au moins une proposition p
appartenant à Q, et donc au moins une proposition ¬p appartenant à Cf, telles que ni p
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 251
ni ¬p n’appartiennent à w. Un acte locutoire ΛD(p) présuppose que le contenu p ou le
contenu ¬p ne peut appartenir qu’à des mondes de WV ; par rapport aux autres mondes
possibles, la valeur de vérité de p reste indéfinie.
Présupposition déclenchée par le mode de présentation ΛD :
Pour tout w, si (p ∈ w ou ¬p ∈ w), alors w appartient à WV.
C’est en ce sens que WV constitue le domaine de ΛD(p).
Notre approche prédit donc qu’en (66), le premier conjoint prend WV comme
domaine d’entrée. Quant au second conjoint, il est conjugué au mode indicatif ; pour
les raisons données au chapitre 6 (cf. la section 4.2.2), ce mode n’impose, en vertu de sa
sémantique, aucune contrainte sur le domaine d’interprétation. Toutefois, il est
impossible d’interpréter ce conjoint comme ayant le mode de présentation ΛCr : d’une
part, cela aurait pour effet de restreindre son domaine d’entrée à WA ; d’autre part, à
cause de la présence du et, le contenu propositionnel (conjonctif) de (66) sera vrai dans
un monde possible w si, et seulement si, A prête sa voiture à L en w et L va faire des
courses en w. Or, comme aucun monde w n’appartient à WV et à WA, il s’ensuivrait
que l’évaluation véri-conditionnelle du contenu propositionnel de (66) ne pourrait
avoir lieu dans aucun monde possible, c’est-à-dire en aucune circonstance d’évaluation.
Si, en (66), il est impossible d’assigner des domaines indépendants aux deux
membres de la conjonction, le liage, par contre, fonctionne parfaitement : le second
conjoint prend pour domaine d’entrée le domaine de sortie du premier conjoint. Il
s’ensuit que tout monde virtuel où A prête sa voiture à L est un monde où A prête sa
voiture à L et L va faire les courses, donc un monde où L va faire les courses. Dans la
section 5, nous verrons que cette interprétation permet d’expliquer le sens directif de
(66).
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 252
3.2.2 Les conjonctions « impératives », les « pseudo-impératifs » et les conditionnelles « indicatives »
Notre analyse a pour avantage non négligeable d’éclairer la relation sémantique
qui unit l’interprétation par liage des conjonctions « impératives » comme (66) ou des
« pseudo-impératifs » comme (11-13) aux phrases conditionnelles correspondantes :
(66) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. [répété]
(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. [répété]
(12) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.
[répété]
(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. [répété]
Rappelons-nous que, dans l’approche de Kratzer (1991b) que nous avons adoptée au
chapitre précédent, le conséquent des phrases conditionnelles se trouve sous la portée
d’une nécessité épistémique implicite dont le domaine est restreint par l’antécédent.
Rappelons-nous aussi que les phrases envisagées appartiennent à la classe des
conditionnelles dites « indicatives » ; cela veut dire que le domaine d’entrée de
l’antécédent se restreint à WA (Stalnaker 1975). Ainsi, (85) est vrai si, et seulement si,
dans tout monde de WA où A prête sa voiture à L, L va faire les courses :
(85) Si tu me prêtes ta voiture, je vais faire les courses.
La possibilité d’énoncer une « conjonction impérative » comme (66) ou un
« pseudo-impératif » comme (11-13) entraîne que, par rapport à un même AP, il est
également possible d’énoncer la phrase conditionnelle correspondante. Examinons,
par exemple, le cas de (66) et (85). Représentons la proposition que A prête sa voiture à
L comme p, et la proposition que L va faire les courses comme q ; supposons que, par
rapport à un état de savoir mutuel Q, il soit pragmatiquement acceptable d’énoncer
(66) mais que, par rapport ce même ensemble de propositions Q, la conditionnelle (85)
soit fausse — et donc pragmatiquement inacceptable, en vertu d’un principe
conversationnel comme la première Maxime de Qualité de Grice (1975), qui interdit de
produire des énoncés dont on sait le contenu faux. Si (85) est faux, il existe au moins un
monde w de WA tel que (p ∧ ¬q) appartienne à w ; donc Q doit être compatible avec
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 253
(p ∧ ¬q). Si Q est compatible avec (p ∧ ¬q), cela veut dire qu’il y a au moins un monde
virtuel qui contient (p ∧ ¬q). Or, l’interprétation par liage de (66) exige que tout monde
virtuel où A prête sa voiture à L soit un monde où L va faire les courses ; par
conséquent, Q doit être incompatible avec (p ∧ ¬q). Il s’ensuit, par l’absurde, que la
possibilité d’énoncer (66) — et de le soumettre à l’interprétation par liage — entraîne
la vérité de (85) et donc la possibilité de l’énoncer. Notons que la réciproque ne vaut
pas : la possibilité d’énoncer une conditionnelle indicative (p → q) n’exclut pas que la
conjonction « impérative » correspondante — qu’on pourrait symboliser par (!p ∧ q) —
soit inacceptable ; en effet, l’impossibilité d’énoncer !p ∧ q et/ou de lui appliquer
l’interprétation par liage peut avoir d’autres sources que la compatibilité de Q avec
(p ∧ ¬q) ; nous reviendrons à cette asymétrie dans un moment.
On se gardera de conclure, du fait que la possibilité d’énoncer (66) implique
celle d’énoncer (85), que l’énonciation de (66) n’aurait aucun effet sur l’énonciation
potentielle et subséquente de (85) ou inversement ; en d’autres termes, la permutabilité
paradigmatique de (66) et (85) n’entraîne pas leur co-acceptabilité syntagmatique. Afin
de bien voir ce dont il s’agit, considérons, pour un instant, un impératif simple, comme
(86) :
(86) Ouvre cette lettre dans cinq minutes.
Comme aucun monde virtuel ne peut contenir de propositions incompatibles avec Q,
l’acceptabilité pragmatique de (86) exige que son contenu p soit compatible avec Q. De
même, pour qu’une énonciation potentielle de (87) ne se voie pas condamnée à violer la
première Maxime de Qualité, il faut que Q soit compatible avec p :
(87) Vu ce que l’on sait pour l’instant, il est possible que tu ouvres cette
lettre dans cinq minutes.
Cependant, l’énonciation de (86) déclenche, lors de son accomplissement, la
présupposition que p ne peut recevoir de valeur de vérité ailleurs que dans un monde
de WV ; or (87), une fois produit, entraîne que p est vrai dans au moins un monde de
WA. Par conséquent, une fois (87) énoncé, une énonciation subséquente de (86)
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 254
devient pragmatiquement inacceptable. Le caractère très marqué de (88) vient
confirmer cette prédiction :
(88) [Jenny à Brandon, en lui donnant une lettre dont il n’a jamais entendu
parler :]
Il est possible que tu ouvres cette lettre dans cinq minutes. ? Ouvre cette
lettre dans cinq minutes.
L’inverse est vrai également :
(89) Ouvre cette lettre dans cinq minutes. ? Il est possible que tu ouvres
cette lettre dans cinq minutes.
Revenons à (66) ; une fois l’énoncé produit, l’interprétation par liage déclenche
la présupposition qu’aucun des deux conjoints p et q ne peut recevoir de valeur de
vérité en dehors des mondes de WV ; cette interprétation implique aussi que dans tout
monde de WV où p est vrai, q est vrai. La vérité de (85), exige, quant à elle, que dans
tout monde de WA où p est vrai, q soit vrai également. Examinons alors l’exemple (90) ;
même si nos intuitions deviennent assez floues à cet égard, nous tendons à percevoir
(90) comme moins marqué que (88-89) :
(90) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. (Oui,) si tu me prêtes ta
voiture, je vais faire les courses.
En réalité, tandis qu’en (88-89) la production de l’énoncé impératif présuppose la
fausseté de l’énoncé modal — car elle présuppose qu’il n’existe aucun monde de WA où
le contenu p est vrai —, en (90), l’énonciation de la conjonction « impérative » (et son
interprétation en termes de liage) n’affecte pas la vérité de la conditionnelle
subséquente. D’un point de vue strictement logique, rien dans l’interprétation par liage
de (66) ou dans les conditions de vérité de (85) n’implique qu’il y ait au moins un
monde de WV ou de WA qui contienne p ou q.
Cependant, les principes qui régissent l’interaction verbale requièrent
généralement, sans doute pour des raisons de pertinence conversationnelle, qu’aucun
domaine nouvellement introduit dans le discours ne soit vide. Par exemple, en (91),
l’expression quantifiée présuppose — exige pour que l’assignation de conditions de
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 255
vérité puisse prendre place — un domaine de licornes ; bien que la vérité de (91) ne le
requière pas, on présupposera également, face à un locuteur présumé coopératif, que
ce domaine n’est pas vide :
(91) Toutes les licornes vivent dans la forêt.
Si l’on combine la théorie des conditionnelles « indicatives » de Kratzer avec
l’hypothèse, empruntée à Geurts (1999, chapitre 6), que les expressions modales
présupposent leur domaine, on peut appliquer le même raisonnement à (85) : la mise
du conséquent sous la portée d’une nécessité épistémique implicite déclenche la
présupposition d’un domaine (le domaine de sortie de l’antécédent) constitué de
mondes épistémiquement accessibles au monde actuel ; des considérations de
coopérativité justifient l’inférence pragmatique que ce domaine n’est pas vide. Comme
cette seconde exigence — qu’il faut bien dissocier de la présupposition d’un domaine,
vide ou pas, et qu’on peut qualifier d’« import existentiel » — demeure éminemment
pragmatique, elle peut se révéler inapplicable dans certains contextes (cf. Geurts
2007). Par exemple, la conditionnelle suivante reste vraie — et acceptable — malgré le
fait que le domaine de sortie de l’antécédent soit vide :
(92) Si le roi de France est chauve, alors il existe un roi de France.
En effet, la seule manière de concilier la vérité de (92) avec la fausseté manifeste du
conséquent consiste à considérer qu’il n’y a simplement aucun monde de WA qui
contienne le contenu de l’antécédent ou sa contrepartie négative. On trouve chez
Grice (1989a, 59-60) deux autres exemples où l’énonciation d’une conditionnelle ne
revêt aucun import existentiel :
(a) You may know the kind of logical puzzle in which you are given the names of a
number of persons in a room, their professions, and their current occupations, without being
told directly which person belongs to which profession or is engaged in which occupation.
You are given a number of pieces of information, from which you have to assign each
profession and each occupation to a named individual. Suppose that I am propounding such a
puzzle, not about imaginary people but about real people whom I can see but my hearer
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 256
cannot. I could properly say, at some point, “If Jones has black (pieces) then Mrs. Jones has
black too”. […]
(b) There are now some very artificial bridge conventions. My system contains a bid of
five no trumps, which is announced to one’s opponents on inquiry as meaning “If I have a
red king, I also have a black king”.
Rien ne nous force donc à supposer que, dans des cas comme (90), un L
coopératif présupposera nécessairement que l’antécédent fournisse, comme domaine
de sortie, un domaine non vide ; et du point de vue de l’interprétant, rien n’empêche
de postuler que la conjonction « impérative » bloque l’import existentiel, c’est-à-dire
l’hypothèse qu’il existe au moins un monde de WA contenant p et q. Dans le cas
inverse, donné en (93), il est permis de croire que le second énoncé annule l’import
existentiel déclenché par défaut lors de l’énonciation de la conditionnelle :
(93) Si tu me prêtes ta voiture, je vais faire les courses. Prête-moi ta voiture
et je vais faire les courses.
Bien entendu, toute la machinerie pragmatico-logique que nous venons de
déployer ne possède aucune utilité si l’on applique à (90) ou à (93) une lecture sous
laquelle L fait comme si A n’avait pas entendu le premier énoncé et, dès lors, comme si
cet énoncé n’avait modifié l’AP en aucune manière. Cependant, même lorsqu’on exclut
une pareille lecture — assez naturelle, avouons-le —, une explication discursive à
l’utilisation d’une conditionnelle vraie, mais où l’antécédent reçoive un domaine de
sortie vide, reste envisageable : l’acceptabilité de la conjonction « impérative » exige,
avons-nous vu, la vérité de la conditionnelle correspondante ; dès lors, la fonction de la
conditionnelle se limiterait à souligner l’incompatibilité de Q avec (p ∧ ¬q).
En bref, notre approche prédit que l’acceptabilité de l’éventuelle énonciation
d’une conditionnelle n’entraîne pas forcément l’acceptabilité de la conjonction
« impérative » ou du « pseudo-impératif » correspondant(e), face au même AP. Ceci
permet d’expliquer pourquoi certaines phrases conditionnelles ne possèdent pas
d’équivalent « pseudo-impératif », alors qu’il n’existe aucune phrase « pseudo-
impérative » qui se voit dénuée de correspondant conditionnel. Considérons, à titre
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 257
d’illustration, un exemple emprunté à Clark (1993) : l’énoncé (94) — dont nous
réservons l’analyse pour la section suivante — se laisse difficilement paraphraser au
moyen de (95) :
(94) Si tu rates le train, il y a une salle d’attente sur la plateforme 1.
(95) ? Rate le train et il y a une salle d’attente sur la plateforme 1.
L’inacceptabilité de (95) provient du fait que son deuxième conjoint — donc le
conséquent de (94) — ne peut prendre que WA comme domaine d’entrée, parce qu’il
existe une présupposition, déclenchée uniformément par toute énonciation éventuelle
de (94) ou de (95), quant à l’existence d’une salle d’attente sur la plateforme 1 dans le
monde actuel. Comme, de ce fait, le contenu propositionnel du second conjoint de
(95) appartient à un monde de WA, il ne peut appartenir à aucun monde de WV ; il
s’ensuit que l’interprétation par liage s’avère pragmatiquement inacceptable : on l’a vu,
en l’absence de liage, le contenu propositionnel d’un énoncé comme (95) ne pourra
s’évaluer véri-conditionnellement dans aucun monde possible. Par contre, lorsque le
contexte impose WV comme domaine d’entrée pour la totalité de l’énoncé — ce qui
cantonne la présupposition existentielle aux mondes de WV — la construction
« pseudo-impérative » redevient acceptable :
(96) [L et A sont en chemin vers une gare qu’il ne connaissent pas] :
Nous sommes en retard. Mais ça ne fait rien… dans un beau village
suisse, tout propre comme celui-ci, je suis sûr que tout est prévu. Rate le
train et il y a une confortable salle d’attente, sois pris d’une petite faim
et il y a un marchand de hot-dogs en face...
L’analyse que nous venons de présenter rend également compte d’un
phénomène déjà mentionné par Davies (1979) et Cornulier (1985, 150), et que ce
dernier explique, de manière informelle, en postulant que la proposition impérative du
second exemple invite à mettre en place un domaine hypothétique :
[…] l’énoncé If you attend this college, you’ll know Nigel (Si tu fréquentes cette faculté, tu
connaîtras Vincent) peut s’adresser 1) à un futur étudiant qui s’inscrira PEUT-ÊTRE à cette
faculté, 2) à un étudiant dont on sait qu’il la fréquente déjà ; mais l’énoncé Attend this
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 258
college, and you’ll know Nigel (Fréquente cette faculté et tu connaîtras Vincent), dans
l’interprétation purement conditionnelle, n’est naturel que dans le premier cas.
En effet, tandis que le contenu de l’antécédent d’une conditionnelle « indicative » doit
être compatible avec Q et, de ce fait, peut être vrai dans le monde actuel, le domaine
du conjoint impératif se restreint à WV, ce qui signifie que son contenu garde une
valeur de vérité indéfinie par rapport au monde actuel tout en étant compatible avec
ce qui y est connu au moment de l’énonciation.
Nous avons déjà évoqué, au chapitre 6, l’impossibilité qu’il y a à qualifier un
énoncé impératif de vrai ou de faux ; nous avons expliqué ce phénomène par le fait que
la valeur de vérité du contenu propositionnel ne peut qu’être indéterminée dans le
monde actuel. Certes, il est concevable que A réplique à (66) par « C’est faux. Je vais te
prêter ma voiture et tu iras encore charmer les filles au dancing du village » ou qu’un
tiers commente ce même énoncé en disant « C’est vrai, ça s’est passé comme ça pour
moi la semaine passée ». Mais ce que l’on qualifie alors de vrai ou de faux, ce n’est pas
l’énoncé « pseudo-impératif » lui-même, mais la phrase conditionnelle dont la vérité se
voit entraînée par l’existence d’une interprétation par liage.
L’explication en termes de liage rend également compte de (11-13) :
(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. [répété]
(12) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.
[répété]
(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. [répété]
Si l’interprétation par liage s’applique à (11), il s’ensuit que tout monde virtuel où A
tend la main à l’individu désigné par le pronom lui est un monde où cet individu mord
la main de A ; si elle s’applique à (12), il s’ensuit que tout monde virtuel où A ouvre un
journal est un monde où A trouve dans ce journal des éloges de Sarkozy ; si elle
s’applique à (13), il s’ensuit que tout monde virtuel où A rate son examen est un monde
où L jette A dehors. De surcroît, la disponibilité de ces « pseudo-impératifs » entraîne
la vérité des conditionnelles correspondantes :
(97) Si tu lui tends la main, il te mangera le bras.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 259
(98) Si tu ouvres n’importe quel journal, tu y trouveras des éloges de Sarkozy.
(99) Si tu rates cet examen, je te jette dehors.
Cependant, à la différence de (66), (11) et (13) ne peuvent se voir attribuer une
force illocutoire directive. En ce qui concerne (13), il est déjà peu probable que le
premier conjoint, pris isolément, acquière le statut d’une raison d’agir, car on ne voit
pas comment la représentation de l’état virtuel où A rate son examen puisse inciter A
à prendre cet état de choses comme l’objet d’une intention. Mais, de toute façon,
l’emploi de la conjonction et entraîne que l’état de choses virtuel présenté à A contient
un événement indésirable pour A — en (11), que la personne à qui A tend la main lui
mange le bras et, en (13), que L jette A dehors. Il n’y a donc aucune chance que
l’énoncé serve de raison d’agir. Pour (12), on l’a déjà dit, une lecture directive demeure
possible, mais elle n’est pas obligatoire.
3.2.3 Les contraintes séquentielles expliquées
L’appareil théorique mis en place dans les sous-sections précédentes permet
aussi de comprendre ce qui se passe lorsque l’ordre des conjoints est inversé, comme
en (67-70) :
(67) ? Je vais faire les courses et prête-moi ta voiture. [répété]
(68) ? Il te mange(ra) le bras et tends-lui la main. [répété]
(69) ? Tu trouve(ra)s des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal et
ouvres-en un. [répété]
(70) ? Je te jeter(rai) dehors et rate cet examen. [répété]
Pour les raisons qu’on a vues à propos de (66), le premier conjoint, au mode
indicatif, ne peut constituer une représentation de croyance à l’intérieur de (67-70).
Mais si, d’une part, le liage est obligatoire et que, d’autre part, le mode indicatif
n’impose aucune contrainte sur le domaine, pourquoi le premier conjoint ne prend-il
pas WV pour domaine d’entrée ? On aurait alors affaire à un liage « régressif », analogue
à l’enchaînement cataphorique que l’on observe dans des exemples comme (98) :
(98) Soni pacemaker tombe en panne. Pierrei s’écroule dans la rue.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 260
Cependant, de tels usages réclament qu’une priorité temporelle, et un lien de causalité,
s’instaurent entre l’état de choses décrit par le premier membre et l’état de choses
décrit par le second ; en d’autres mots, les relations temporelle et/ou de cause à effet
doivent aller dans le sens contraire du liage régressif — faute de quoi, il y a, comme en
(99), violation de la Maxime gricéenne de Manière (pour une discussion des liens
discursifs qui vont de la première à la seconde proposition et qui permettent de
surmonter cette contrainte, voir Molendijk et de Swart 1999) :
(99) ? Sai réputation s’écroule. Pierrei s’est fait surprendre en compagnie
d’une prostituée.
De même, à comparer (82) avec (100) et (83) avec (101), on constate, dans (100-
101), que le liage régressif se voit interdit par la relation de causalité et/ou de priorité
temporelle qui va du second au premier conjoint :
(82) Ferme la fenêtre. Un voleur pourrait rentrer et il pourrait trouver
l’argenterie. [répété]
(83) Il y avait quelques Belges dans l’avion et la majorité ont péri dans
l’accident. [répété]
(100) Ferme la fenêtre. ? Un voleur pourrait trouver l’argenterie et il pourrait
rentrer.
(101) ? La majorité (des Belges dans l’avion) ont péri dans l’accident et il y
avait quelques Belges dans l’avion.
Par contre, le liage régressif est permis dans des exemples comme (102) ou (103), où les
contenus des deux conjoints ne dépendent pas l’un de l’autre sur les plans temporel et
causal :
(102) La plupart des passagers ont péri dans l’accident et tous avaient une
assurance-vie.
(103) Pierre devra éteindre tout appareil électronique lui appartenant une fois
à bord et il pourrait avoir un téléphone portable.
Une lecture naturelle de (102) est que tous les passagers de l’avion avaient une
assurance-vie et que la plupart de ces passagers-là ont péri dans l’accident ; selon une
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 261
lecture où le domaine de tout appareil électronique appartenant à Pierre n’est pas vide, (103)
signifie que dans au moins un monde épistémiquement accessible au monde actuel
Pierre a un téléphone portable et que dans ce(s) monde(s)-là, Pierre sera obligé
d’éteindre son téléphone.
Il en va de même si l’on confronte, par exemple, (66) et (67) : en effet,
l’interprétation par liage de (66) implique, pragmatiquement, que l’état de choses
décrit par le premier conjoint entraîne causalement — et donc précède
temporellement — l’état de choses décrit par le second, ce qui interdit le liage
régressif ;
(66) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. [répété]
En bref, l’inacceptabilité de (67-70) a pour origine une incompatibilité de
domaines qui rend le liage obligatoire, et qui ne pourrait se résoudre qu’au prix d’une
déviance pragmatique — par un liage régressif que bloquent les liens de cause à effet
allant du second conjoint vers le premier. Ceci explique pourquoi les annulations de
(72-75) ne restaurent pas l’acceptabilité.
(72) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. En fait, l’un ne dépend
pas de l’autre. ? Je vais faire les courses et prête-moi ta voiture. [répété]
(73) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. En fait, l’un ne dépend pas de
l’autre. ? Il te mange(ra) le bras et tends-lui la main. [répété]
(74) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.
En fait, l’un ne dépend pas de l’autre. ? Tu trouve(ra)s des éloges de
Sarkozy dans n’importe quel journal et ouvres-en un. [répété]
(75) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. En fait, l’un ne dépend pas de
l’autre. ? Je te jette(rai) dehors et rate cet examen. [répété]
L’annulation des liens causaux et/ou temporels lève l’un des obstacles potentiels à
l’assignation de domaines indépendants aux deux conjoints ; comparons dans cette
optique (100) à (104) et (101) à (105) :
(104) Un voleur pourrait rentrer et il pourrait même trouver l’argenterie. En
fait, l’un ne dépend pas de l’autre. Il pourrait trouver l’argenterie
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 262
enterrée sous le vieux saule du jardin et il pourrait rentrer dans la
maison.
(105) Il y avait quelques Belges dans l’avion et la majorité des Belges ont péri
dans l’accident. En fait, je ne parle pas des mêmes Belges. La majorité
des Belges présents à l’aéroport ont péri lorsque l’avion a quitté la piste
d’atterrissage et il y avait quelques passagers belges dans l’avion.
Cependant, dans le cas de (67-70), il existe un autre obstacle, que l’annulation ne
pourrait surmonter ; comme on l’a déjà répété à plusieurs reprises, l’assignation de
domaines indépendants aux premiers et aux seconds conjoints de ces énoncés — WA
et WV, respectivement — bloquerait, dans tout monde possible, l’évaluation véri-
conditionnelle du contenu propositionnel de ces énoncés pris dans leur totalité.
Venons-en maintenant à la juxtaposition (77), dont l’acceptabilité contraste
avec l’inacceptabilité de (67) :
(77) Je vais faire les courses ; prête-moi ta voiture [répété]
Notons, pour commencer, que le simple fait de remplacer la conjonction par une
juxtaposition ne rend pas le liage régressif plus acceptable :
(106) Ferme la fenêtre. ? Un voleur pourrait même trouver l’argenterie ; il
pourrait rentrer.
(107) ? La majorité (des Belges dans l’avion) ont péri dans l’accident (d’avion) ;
il y avait quelques Belges dans l’avion.
En réalité, on gagne en acceptabilité en passant de (67) à (77) non pas grâce à un effet
de liage régressif, mais bien grâce à l’absence de liage : en effet, la suppression de la
conjonction lève l’interdiction d’attribuer des domaines d’entrée différents — WA et
WV — aux deux propositions. Cette lecture est d’autant plus plausible que, même si le
prêt de la voiture peut causer le fait d’aller faire les courses, notre connaissance du
monde nous dicte que les deux événements peuvent survenir indépendamment l’un de
l’autre. Ainsi, en (77), le premier énoncé, grammaticalement déclaratif, s’interprète
comme une représentation de croyance et, même plus, comme un acte illocutoire
assertif. Cette assertion fonde — comme nous l’enseigne notre intuition — l’acte
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 263
directif accompli au moyen du second énoncé. En effet, si le contenu asserté s’ajoute à
l’ensemble Q de ce qui est (mutuellement) tenu pour vrai dans le monde actuel, il
devient vrai dans chaque monde de l’AP (et de WA) que L va faire les courses. Le
second membre prenant pour domaine l’ensemble WV des mondes virtuels par rapport
à Q, il s’ensuit que A ne peut envisager de prendre le contenu virtuel en cause comme
objectif à atteindre sans faire l’hypothèse que L va faire les courses. Un A coopératif,
qui sait que le prêt de la voiture facilite ou permet de faire les courses, disposera ainsi
plus facilement d’une raison de prêter sa voiture à L. Cependant, à l’opposé de (66), la
juxtaposition en (77) ne lie pas le fait que L aille faire les courses au fait que A prête sa
voiture à L ; (77) est, en effet, tout à fait compatible avec l’existence de mondes virtuels
où A ne prête pas sa voiture à L, mais où L va faire les courses. C’est pourquoi un A
non-coopératif peut rétorquer à (77) par « Pourquoi ferais-je une chose pareille,
puisque tu (dis que tu) vas faire les courses de toute façon ? ».
Un raisonnement similaire s’applique à (79), si l’on applique une lecture
directive à la proposition impérative :
(79) Tu trouve(ra)s des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ;
ouvres-en un. [répété]
L’énonciation de la première proposition a pour effet de restreindre WA aux mondes
où il est vrai qu’à un instant temporellement postérieur au moment de l’énonciation, A
trouve des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ; en supposant qu’il soit
envisageable que A cherche des éloges de Sarkozy — sans quoi la lecture directive de la
seconde proposition ne serait pas disponible —, le premier énoncé augmente donc la
probabilité que A décide d’ouvrir un journal.
Il reste à expliquer pourquoi la juxtaposition est moins acceptable en (78) et
(80) qu’en (77) :
(78) ? Il te mangera le bras ; tends-lui la main. [répété]
(80) ? Je vais te jeter dehors ; rate cet examen. [répété]
Nous venons de voir que, pour être acceptable, une juxtaposition comme (78) ou (80)
doit prendre WA comme domaine d’entrée de la première proposition et WV comme
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 264
domaine d’entrée de la seconde. Deux raisons, l’une sémantique et l’autre pragmatique,
empêchent d’appliquer cette lecture à (78) et (80). D’une part, en (78) et en (80), et à
l’opposé de (77), on peut difficilement envisager que la vérité du contenu de la seconde
proposition ne soit pas présupposée par la vérité du contenu de la première : si le
contenu du premier énoncé est vrai dans un monde de WA, il devrait en aller de même
pour le contenu de la proposition impérative ; or, ce dernier contenu ne peut pas
appartenir à un monde de WA. D’autre part, en (77) l’assignation de domaines
différents aux propositions juxtaposées se justifie, au plan pragmatique, par le fait que
le premier énoncé constitue un acte assertif qui favorise la lecture directive du second.
Mais si l’on veut interpréter le second énoncé de (78) ou de (80) comme un acte
directif, force est de constater que, dans chaque exemple, la présence, dans l’AP, du
contenu (prétendument) asserté par l’énoncé à l’indicatif ne permet pas à A d’avoir la
moindre raison de rendre vrai le contenu de la phrase à l’impératif. On peut, toutefois,
imaginer un contexte où une attribution de domaines différents puisse prendre place
pour (80) : L n’arrête pas de se plaindre que le fait de vivre chez sa mère l’empêche de
rater ses examens et de pouvoir se targuer d’un échec, à l’instar de ses camarades. Dans
ce cas, on peut très bien imaginer que la mère de L, qui en a marre d’entendre ce genre
de jérémiades, énonce (80).
Par ailleurs, (108) et (109) paraissent bien plus acceptables que, respectivement,
(78) et (80) :
(108) Il te mangera le bras ; tends-lui la main, seulement.
(109) Je vais te jeter dehors ; rate seulement cet examen.
Dans (108-109), l’ajout de seulement bloque l’interprétation directive, peut-être parce
que seulement attribue à la seconde proposition le statut d’une condition suffisante
pour la vérité de la première et que, du même coup, cette première proposition prend
WV pour domaine d’entrée. En d’autres termes, seulement véhiculerait, dans ces usages,
une information procédurale qui permettrait le liage régressif malgré les relations
temporelle et/ou causale allant de la seconde proposition à la première. Le même effet
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 265
s’obtient par la locution il suffit que (qui, suivie du subjonctif, maintient WV comme
domaine d’entrée de la seconde proposition) :
(110) Il te mangera le bras ; il suffit que tu lui tendes la main.
(111) Je vais te jeter dehors ; il suffit que tu rates cet examen.
On observera, pour finir, que l’ajout de seulement ou de il suffit que à (79) y force le liage
régressif — ce qui enlève son caractère obligatoire à l’interprétation directive de la
proposition impérative :
(112) Tu trouveras des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ; il suffit
que tu en ouvres un.
(113) Tu trouveras des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ; ouvres-
en un, seulement.
3.3 Les prédicats statifs Avant de conclure cette section, mentionnons rapidement un autre type de
données qui militent en faveur de l’analyse développée ci-dessus. Selon Bolinger (1977,
162-165), les prédicats statifs ne sont acceptables dans les constructions « pseudo-
impératives » que si le deuxième conjoint décrit une conséquence intrinsèque de l’état
de choses dénoté par la première :
(114) ? Apprécie-là et je te la présente.
(115) Apprécie-là et tous ses amis vont t’apprécier.
(116) ? Comprends le chinois et j’aurai besoin de toi comme professeur.
(117) Comprends le chinois et tu peux obtenir n’importe lequel de ces jobs.127
Nous allons avancer une explication analogue, mais qui ne fait appel qu’à des
paramètres analytiques déjà introduits. (On constatera, en passant, que, dans les quatre
exemples (114-117), le contenu du premier conjoint est normalement désirable, ce qui
pose la question de savoir comment Sperber et Wilson (1988) ou Clark (1993)
pourraient rendre compte de ce phénomène.) 127 Nous devons dire que (117) reste marqué à nos yeux ; si l’on en croit la littérature, son
équivalent anglais (i) ne l’est pas :
(i) Understand Chinese and you can get any of these jobs.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 266
L’inacceptabilité de (114) et (116) provient de ce que la deuxième proposition
sonne comme une promesse ou, en tous cas, comme un engagement — ce qui n’a pas
échappé à Bolinger (1977, 163-164). Ces propositions représentent ainsi une intention
de L et, de ce fait, véhiculent la présupposition que l’événement décrit aura lieu dans le
monde actuel (voir chapitre 10) — leur domaine d’entrée est donc WA. Or le premier
conjoint, au mode impératif, prend WV comme domaine d’entrée, de sorte qu’on
assiste au même type de conflit qu’en (67-70) : l’évaluation véri-conditionnelle des deux
conjoints ne peut prend place dans un seul et même monde. Par contre, rien
n’empêche d’assigner un sous-ensemble de WV comme domaine d’entrée aux seconds
membres de (115) et de (117), et donc de lire l’énoncé complet comme la représentation
d’un état de choses virtuel.
D’ailleurs, (114) et (116) deviennent plus acceptables lorsqu’un cotexte permet
d’interpréter la seconde proposition comme la représentation d’un état de choses
virtuel et non comme la représentation d’une intention, ce qui signifie que l’opération
du liage peut s’appliquer :
(118) Tu crois vraiment que tout se passe comme par un coup de baguette
magique ! Apprécie cette fille-là et je te la présente, déteste celle-ci et je
me brouille avec elle… ! Non, tu dois être plus réaliste.
(119) [Un despote capricieux, à un esclave qu’on vient de lui amener :]
Moi, je ne demande qu’à m’instruire ! Comprends le chinois et je
t’engage comme professeur, sois spécialiste de Machiavel et je t’écoute
parler pendant des heures. Mais sois médiocre et je te livre aux lions.
4 Les actes directifs à contenu conditionnel et les actes
directifs conditionnels L’appareil théorique mis en place dans les sections précédentes permet
d’aborder la question épineuse du statut illocutoire qu’il faut assigner aux phrases
conditionnelles dont le conséquent se conjugue à l’impératif. Nous ne prétendons pas,
dans cette section, en apporter une analyse véritable, qui exigerait la prise en compte
de nombreux paramètres sémantiques et pragmatiques que nous ne pouvons aborder
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 267
ici ; toutefois, il est intéressant de constater que l’approche développée ci-dessus aide à
décrire correctement les phénomènes en jeu.
On distingue, généralement, parmi les énoncés en question, les exemples du
type (120) et les exemples comme (121), que van der Auwera (1986) appelle « actes
conditionnels commentatifs » :
(120) Si Marie te demande ce que j’ai fait hier soir, dis-lui que j’ai corrigé ma
thèse.
(121) Si je peux me permettre de te donner un conseil, ne dis plus un mot.
De manière intuitive, on peut décrire la différence entre ces deux classes
d’énoncés en disant que, dans le premier cas, la vérité de l’antécédent requiert la
satisfaction de l’acte directif, tandis que, dans le second cas, le succès de l’acte directif
dépend conditionnellement de la vérité de l’antécédent. On peut, par conséquent,
considérer que (120) et (121) possèdent, respectivement, les formes logiques en (122) et
en (123), où FD symbolise la force directive (voir, par exemple Searle et Vanderveken
1985, 5, 157-160 ; Vanderveken 1990, 23-25 ; Dummett 1981, 339-340 ; van der Auwera
1986) :
(122) FD(p → q)
(123) p → FD(q)
Interrogeons-nous sur ce qu’entraîne la satisfaction de (120) si on lui assigne la
forme logique (122). Il faut que A rende le contenu conditionnel vrai, et ce avec l’acte
directif comme raison. Bien évidemment, nul ne peut avoir de raisons que pour une
action intentionnelle et nul ne peut entretenir une intention dont le contenu échappe
entièrement à son contrôle. Mais une partie de ce contenu peut rester incontrôlable ;
un énoncé tel que (124) n’implique pas que Pierre ait exercé un contrôle sur son
éternuement, mais seulement sur la direction de celui-ci :
(124) Pierre m’a intentionnellement éternué à la figure.
De même, A n’exerce un contrôle, dans (120), que sur le fait de dire à Marie que L a
corrigé sa thèse. Cependant, à la différence de ce qui se passe pour l’énoncé (125), l’acte
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 268
directif accompli au moyen de (120) ne se verra considéré comme satisfait, au plan
pragmatique, que dans les mondes de l’AP où l’antécédent est vrai :
(125) Dis à Marie que j’ai corrigé ma thèse hier soir.
En effet, (125), mais pas (120), sera satisfait si A prend l’initiative de raconter à Marie
ce que L a fait le soir précèdent, alors que Marie n’a rien demandé.
Nous avons soutenu que le mode impératif véhicule la présupposition que son
contenu n’est vrai ou faux que dans les mondes appartenant à WV. Une hypothèse
sémantique cohérente consiste à soutenir que le domaine du conséquent se restreint à
l’ensemble WV des mondes qui sont virtuels par rapport au domaine de sortie de
l’antécédent. Dans les énoncés comme (120), l’antécédent p a pour effet de restreindre
WA aux seuls mondes qui contiennent p ; en d’autres termes, l’antécédent rend Q
incompatible avec ¬p. Il s’ensuit que le conséquent, conjugué à l’impératif, ne peut
être vrai dans un monde virtuel que si ce monde ne contient pas ¬p ; (120) signifie
donc que tout monde virtuel où l’antécédent p n’est pas faux est un monde où le
conséquent q est vrai, et donc — a fortiori — que tout monde virtuel contenant p
contient également q.
Souvenons-nous qu’un énoncé E est un acte illocutoire directif de contenu p si,
et seulement si, il existe au moins un monde de l’AP tel que l’occurrence de E y permet
à A d’arriver à la décision de rendre p vrai. La fonction biologique des énoncés
mobilisés pour accomplir de tels actes, consiste, avons-nous vu au chapitre 6, à fournir
à A la représentation d’un état de choses virtuel qui peut, éventuellement, acquérir le
statut d’un but à atteindre. La représentation virtuelle véhiculée par (120) — que dans
tout monde virtuel où l’antécédent n’est pas faux, le conséquent est vrai — peut ainsi
provoquer, dans tout monde de l’AP où Marie demande à A ce que L a fait le soir
précédent, la décision de A de dire à Marie que L corrigeait alors sa thèse. On peut
représenter le raisonnement pratique qui prendrait place dans un tel monde par (126) :
(126) Acceptable (Si Marie demande à A ce que L a fait le soir précédent, A dit
que L a corrigé sa thèse)
Marie demande à A ce que L a fait le soir précédent
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 269
∴ A dit à Marie que L a corrigé sa thèse
Imaginons, à l’inverse, que Marie ne demande rien à A ; dans ce cas, la négation de la
prémisse mineure bloquera le raisonnement.
Si les prémisses de (126) en garantissent la conclusion, alors, trivialement, ils
garantissent la conclusion plus faible (127) :
(127) ∴ Si Marie demande à A ce que L a fait le soir précédent, A dit à Marie
que L a corrigé sa thèse
Dans la première section de ce chapitre, nous avons soutenu, d’une part, qu’un acte
illocutoire directif de contenu p est une raison, pour A, de rendre p vrai, et d’autre
part, qu’une raison de rendre p vrai doit être nécessaire et suffisante pour justifier la
décision d’agir de la sorte dans au moins un monde de l’AP. Étant donné que l’AP
contient au moins un monde où il est vrai que Marie demande à A ce que L a fait le
soir précédent, il existe au moins un monde de l’AP où l’énonciation de (120) suffit
pour justifier la décision de A de dire à Marie que L a alors corrigé sa thèse. Il s’ensuit
que (120) constitue bien une raison, pour A, de dire à Marie que L a corrigé sa thèse.
Mais comme à chaque fois que l’énonciation de (120) justifie la conclusion (126), elle
justifie aussi (127), il s’ensuit que (120) est une raison, pour A, de dire à Marie que L a
corrigé sa thèse le soir précédent si Marie lui demande ce que L a fait alors ; par
conséquent, (120) constitue bien un acte illocutoire directif à contenu conditionnel, de
la forme (122).
À titre de comparaison, prenons à présent le cas de figure où le contenu de
l’antécédent de (120) fait déjà partie de Q au moment de l’énonciation (on pourrait
arguer que l’énoncé de L en (128) n’a pas vraiment la forme logique d’une
conditionnelle ; toutefois, ce point n’a pas d’importance réelle pour l’usage illustratif
que nous ferons de l’exemple) :
(128) [A est en train de converser avec Marie sur Internet ] :
A : Marie me demande ce que tu as fait hier soir.
L : Si Marie te demande ce que j’ai fait hier soir, dis-lui que j’ai corrigé
ma thèse.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 270
Si l’échange suivant s’avère tout à fait acceptable en prolongement de (120), la réponse
de A serait pragmatiquement inappropriée dans le contexte instauré par (128) :
(129) L : Pourquoi as-tu dit à Marie que j’ai corrigé ma thèse hier soir ?
A : Parce que Marie m’a demandé ce que tu avais fait hier soir et que tu
m’avais demandé de lui dire que tu travaillais à ta thèse si elle me
demandait ce que tu avais fait hier soir.
La différence entre (120) et (128) tient au fait qu’en (128), la vérité de l’antécédent étant
présupposée, A ne peut envisager sous un mode virtuel que le contenu du conséquent.
La prémisse d’un raisonnement ceteris paribus qui pourrait permettre à A de prendre la
décision de dire à Marie que L a corrigé sa thèse le soir précédent aura alors la forme
(130) et non celle de la prémisse majeure de (126) :
(130) Acceptable (A dit à Marie que L a corrigé sa thèse la veille).
À la lumière du contraste entre (120) et (128), considérons maintenant le cas de
(121). L’inacceptabilité pragmatique du dialogue en (131) rapproche (121) de (128) :
(131) L : Pourquoi ne dis-tu plus un mot ?
A : ? Parce que tu peux te permettre de me donner un conseil et que tu
m’as demandé de ne plus dire un mot si tu peux te permettre de me
donner un conseil.
Au plan locutoire, (121) ne possède pas la même structure que (120) : le
conséquent q peut appartenir à un monde virtuel qui contient la négation de
l’antécédent ; si L ne peut pas se permettre de donner un conseil à A, seul le succès de
l’acte directif se trouve affecté, de sorte que, même dans ce cas, L parvient à exprimer
son désir. La forme illocutoire de (121) est donc bien (132) :
(132) Je peux me permettre de te donner un conseil → FD(ne dis plus un mot)
Revenons, à présent, à l’exemple (94) de la section précédente :
(94) Si tu rates le train, il y a une salle d’attente sur la plateforme 1. [répété]
On postule, généralement, que dans les conditionnelles de ce type — propulsées au
centre de l’attention des linguistes et des philosophes par Austin (1956) — l’antécédent
introduit une hypothèse qui justifierait l’accomplissement de l’acte illocutoire effectué
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 271
au moyen du conséquent (Ducrot 1972, 167-178 ; Cornulier 1985, 183-192). D’après
Kreutz (1999), dans ce type de phrases conditionnelles, « l’antécédent met en place un
contexte par rapport auquel l’accomplissement avec succès et la satisfaction de l’acte
illocutoire du conséquent sont ou seraient pertinents ».128 Au plan illocutoire, (94)
présente donc une forme analogue à (123) — c’est une assertion qui ne s’accomplit avec
succès que dans l’hypothèse où A rate son train.
5 La disjonction illocutoire Dans cette section, nous nous proposons de rendre compte, à l’aide des outils
théoriques réunis plus haut, de plusieurs phénomènes liés à l’usage du mode impératif
dans des énoncés disjonctifs. La discussion de ces cas nous permettra, chemin faisant,
de préciser les facteurs pragmatiques qui régissent le passage de la strate locutoire vers
le statut d’une raison d’agir.
5.1 Les phénomènes à expliquer À première vue, l’énoncé (133) semble équivalent à la conjonction en (134) :
(133) Bouge pas ou je tire.
(134) Bouge et je tire.
Il a été observé, cependant, qu’une pause peut être insérée avant le connecteur ou,
alors que ce phénomène produit un résultat inacceptable avec et (Dominicy et Franken
2002, 282-283) :
(135) Bouge pas ! … ou je tire !
(136) ? Bouge ! … et je tire.
Même en l’absence d’une pause, l’intonation discrimine les deux types d’énoncés : le
premier disjoint de (133) se termine sur un contour descendant (« circonflexe »), tandis
que le premier conjoint de (134) se termine sur un ton haut.
128 Selon Horn (1989, 380-381), de telles conditionnelles « austiniennes » relèveraient d’un usage
métalinguistique ; traitant de l’anglais, Horn avance deux arguments en faveur de cette thèse —
l’impossibilité d’utiliser un then initial dans le conséquent et de paraphraser l’énoncé complet par
une disjonction en either… or.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 272
Il faut, en outre, apporter quelques précisions quant au rapport entre les
conjonctions de la forme [!p ∧ q] et les disjonctions de la forme [!(¬p) ∨ q] : il ressort de
la comparaison entre (133) et (134) que les deux énoncés servent à prévenir la même
action p de A. Cependant, il n’en va pas de même lorsque le conjoint impératif reçoit
une force directive ; cette fois, la disjonction correspondante devient
pragmatiquement inacceptable (voir Clark 1993 qui n'envisage toutefois pas le
contraste dans ces termes ; pour une critique de son traitement, voir Dominicy et
Franken 2002) :
(137) Reste et je te fais un bon dîner.
(138) ? Ne reste pas ou je te fais un bon dîner.
Ajoutons à cela que, bien évidemment, des contraintes séquentielles analogues à celles
que nous avons analysées plus haut ont cours ici :
(139) ? Je tire ou (ne) bouge pas.
Enfin, l’acceptabilité pragmatique de (133) — tout comme celle de (134) — implique la
vérité de (140) :
(140) Si tu bouges, je tire.
5.2 L’hypothèse du « décrochage énonciatif » Commençons par ce dernier point. Étant donné les propriétés véri-
conditionnelles de la disjonction logique — et en mettant de côté, pour l’instant, le
mode impératif — on s’attend a priori à ce que le contenu propositionnel de (133) — de
forme (¬p) ∨ q — soit équivalent à celui de (140), de forme (p → q). Certes, il faut
expliquer la lecture exclusive que l’on applique alors spontanément au connecteur ou ;
mais toute explication fournie à cet égard devra également prédire la lecture
biconditionnelle équivalente que l’on applique spontanément à (140).
Pour Clark (1993), le second disjoint de (133) vient compléter le premier, de
manière à augmenter la désirabilité qu’est censé revêtir, du point de vue de A, l’état de
choses décrit. En effet, la fonction discursive de (133) paraît proche de celle de (141-
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 273
142), où le second énoncé vient, après un temps de pause, donner à A une raison
supplémentaire de satisfaire l’acte directif constitué par Bouge pas :
(141) Bouge pas … Sinon, je tire.
(142) Bouge pas … Je vais tirer.
Bien que Clark ne fasse pas référence à Cornulier (1985, 140-159), son
explication équivaut à l’hypothèse du « décrochage énonciatif » formulée par cet
auteur :
[…] le parleur dit « d’abord » Bouge pas ! et, sur cet ordre catégorique, ne greffe qu’après
coup l’adjonction ou je tire !, signifiant sinon je tire. (p. 144)
Le contour prosodique de (133) et l’acceptabilité de (135) rendent cette analyse
particulièrement attrayante. Par ailleurs, Cornulier observe que les énoncés du type
(143) provoquent un effet de « second choix » : ainsi, (143) rend manifeste le fait que L,
dans l’absolu, préférerait être aimé, et ne désire que A le quitte que dans la seule
éventualité où A ne l’aime pas :
(143) Aime-moi ou quitte-moi.
Ce phénomène résulterait, pour Cornulier, du mécanisme de décrochage :
[…] le parleur émet d’abord une prière sans condition, mais il la complète en demandant
que, si cette prière n’est pas satisfaite, on lui consente, à défaut, autre chose […]. (p. 141)
Le mécanisme de décrochage fournit une explication à l’inacceptabilité de (136).
Dans un énoncé comme (134), le premier conjoint ne reçoit aucune force directive,
l’énoncé complet représentant, par le jeu du liage, une situation virtuelle où la vérité du
premier conjoint entraîne celle du second. Or le fait que la proposition impérative soit
énoncée de manière isolée en (136) favorise l’interprétation directive — celle-ci
s’averrant alors incompatible avec le second énoncé ; dès lors, l’insertion d’une pause,
surtout si Bouge se termine avec une intonation montante, constitue une violation de la
Maxime de Manière, parce qu’elle rend moins accessible une interprétation par liage
qui se révèle, par ailleurs, obligatoire.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 274
Toutefois, l’approche en termes de décrochage commet, à notre sens, une
confusion entre l’explanans et l’explanandum : plutôt que d’expliquer l’effet de second
choix par le décrochage, il faut expliquer le décrochage et les échelles de préférences
dans les exemples comme (143) en partant de l’analyse des disjonctions « impératives ».
Selon Cornulier, le décrochage devient impossible dans des structures du type ou p, ou q
parce qu’un ou initial de phrase signalerait que ce qui suit doit s’interpréter comme une
proposition au contenu logiquement disjonctif —, ce qui, à première vue, semble se
confirmer au travers de l’inacceptabilité de (144-145) :
(144) ? Ou bouge pas ou je tire !
(145) ? Ou aime-moi ou quitte-moi !
Mais rien ne permet d’écarter l’hypothèse que cette inacceptabilité soit d’ordre
syntaxique ; en effet, il suffit de remplacer le mode impératif par l’indicatif pour que
l’acceptabilité se restaure et que l’énoncé ne se différencie plus de (133) ou de (143) :
(146) Ou tu ne bouges pas ou je tire.
(147) Soit tu ne bouges pas, soit je tire.
(148) Ou tu m’aimes ou tu me quittes.
(149) Soit tu m’aimes, soit tu me quittes.
Il n’est donc pas possible de réduire le phénomène qui nous intéresse au simple
décrochage énonciatif. Il en va de même pour l’effet d’exclusivité (ou de
biconditionnalité), contrairement à ce que soutient Clark (1993).
5.3 Le liage sous la disjonction Plus haut, nous avons postulé un phénomène de liage qui, dans des énoncés du
type (134), impose un domaine virtuel aux deux conjoints. Nous allons défendre
l’hypothèse que ce même effet de liage ouvre une voie satisfaisante à l’analyse de la
disjonction tant dans (133) et (134), que dans (146-147) — ce qui permettra de
comprendre le décrochage énonciatif et l’effet de second choix qu’il peut entraîner.
Peut-on considérer que, dans (133), les deux membres de la disjonction prennent
WV et WA pour domaines d’entrée respectifs ? On s’interdirait alors de définir la
disjonction à partir de la négation et de la conjonction : en effet, comme pour chaque
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 275
monde où le premier membre de la disjonction serait vrai ou faux, la valeur du second
serait indéterminée et inversement, les lois de De Morgan ne vaudraient plus. Du
même coup, on perdrait tout espoir d’expliquer les liens qui unissent (133) à (134) et à
(140).
Voyons d’abord, de manière informelle, comment fonctionne le liage dans les
énoncés disjonctifs :
(150) Soit tous les étudiants de Marie ont réussi, soit quelques-uns devront
repasser en septembre.
(151) Tous les étudiants de Marie ont réussi ou quelques-uns devront repasser
en septembre.
On glosera, grossièrement, les exemples (150-151) comme suit : le premier
disjoint prend WA pour domaine d’entrée et donne, comme domaine de sortie,
l’ensemble W1 des mondes de WA où tous les étudiants de Marie ont réussi : le second
disjoint prend pour domaine d’entrée WA-W1, c’est-à-dire tous les mondes de WA où il
n’est pas vrai que tous les étudiants de Marie ont réussi. Il s’ensuit que tout monde de
WA où il n’est pas vrai que tous les étudiants de Marie ont réussi est un monde où
quelques étudiants de Marie devront repasser l’examen en septembre.
Examinons maintenant un exemple qui implique des opérateurs modaux :
(152) Laisse la porte ouverte. Le chat ne pourra pas sortir ou alors il devra
passer par chez les voisins.
(153) Laisse la porte ouverte. Soit le chat ne pourra pas sortir, soit il devra
passer par chez les voisins.
Dans (152-153), le premier disjoint prend pour domaine d’entrée l’ensemble des mondes
épistémologiquement accessibles au monde actuel et pour domaine de sortie le sous-
ensemble des mondes où le chat ne peut pas sortir ; le second disjoint prend pour
domaine d’entrée le complémentaire de ce sous ensemble-là. Il s’ensuit que tout
monde épistémologiquement accessible au monde actuel où il n’est pas vrai que le chat
ne peut pas sortir est un monde où le chat doit passer par chez les voisins.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 276
Généralisons l’argument : d’abord de manière abstraite et puis à l’aide d’un
exemple. Un énoncé disjonctif présente la structure suivante, où les majuscules
accolées à gauche des expressions α et β représentent les domaines d’entrée et celles
accolées à droite de ces mêmes expressions, les domaines de sortie :
(154) ZαY ou Z-YβU
Soit une structure comme (155) où les domaines des expressions α et β doivent être
liées :
(155) α ou β ou (α et β)
Posons un domaine d’entrée Z pour la première occurrence de α et raisonnons par
étapes :
1. le domaine de sortie de la première occurrence de α sera donc Y ⊆ Z ;
2. le domaine d’entrée de la première occurrence de β sera donc Z–Y ;
3. le domaine de sortie de la première occurrence de β sera donc U ⊆ Z–Y ;
4. (α et β) doit donc prendre pour domaine d’entrée (Z–U)-Y.
Afin de rendre les choses plus concrètes, essayons d’interpréter (156) en termes
de liage :
(156) Pierre est venu ou Jacques est venu ou les deux.
Posons que le premier disjoint prend pour domaine d’entrée l’ensemble WA des
mondes qui contiennent toutes les propositions mutuellement tenues pour vraies au
moment de l’énonciation :
1. le domaine de sortie du premier disjoint sera donc l’ensemble W1 ⊆ WA de
tous les mondes de WA où Pierre est venu ;
2. le domaine d’entrée du second disjoint sera W2 = WA – W1, c’est-à-dire
l’ensemble de tous les mondes de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu ;
3. le domaine de sortie du second disjoint sera W3 ⊆ W2, c’est-à-dire l’ensemble
des mondes de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu et où Jacques est
venu ;
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 277
4. le domaine d’entrée du troisième disjoint sera W4 = W2–W3, c’est-à-dire
l’ensemble des mondes de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu et où il
n’est pas vrai que Jacques est venu ;
Il s’ensuit que
a. tout monde de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu est un monde
où Jacques est venu ;
b. tout monde de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu et où il n’est pas
vrai que Jacques est venu est un monde où Pierre et Jacques sont venus.
La deuxième clause b se trouve satisfaite, de manière triviale, par l’inexistence de tout
monde où il n’est vrai ni que Pierre est venu, ni que Jacques est venu; en effet, le liage
du troisième disjoint produit un domaine de sortie vide : voir Schéma 1.
Revenons maintenant à (133) :
(133) Bouge pas ou je tire. [répété]
Notre approche prédit que le premier disjoint prend WV comme domaine d’entrée et
donne, comme domaine de sortie, l’ensemble des mondes virtuels où A ne bouge pas ;
le second disjoint prend donc comme domaine d’entrée l’ensemble des mondes
virtuels qui ne contiennent pas la proposition que A ne bouge pas et donne, comme
domaine de sortie, le sous-ensemble des mondes virtuels qui ne contiennent pas la
proposition que A ne bouge pas et où il est vrai que L tire. À ce stade, on arrive au
résultat que tout monde virtuel où A bouge est un monde virtuel où L tire : voir
Schéma 2.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 278
p. ou q. ou (p ou q)
p
domainein : WA
domaineout : {w : w ∈ WA et p ∈ w} = W1
ou q
domainein : WA-W1 = {w : w ∈ WA et p ∉ w} = W2
domaineout : {w : w ∈ W2 et q ∈ w} = W3
ou (p et q)
domainein : W2-W3 = {w : w ∈ W2 et q ∉ w} = { w : w ∈ WA et p ∉ w et
q ∉ w} = W4
domaineout : ∅
(∀w)( w ∈ W2 → q ∈ w)
(∀w)( w ∈ W4→ (p ∧ q) ∈ w)
Schéma 1
!p ou q
!p
domainein : WV
domaineout : {w : w ∈ WV et p ∈ w} = W1
ou q
domainein : WV-W1 = {w : w ∈ WV et p ∉ w} = W2
domaineout : {w : w ∈ W2 et q ∈ w}
(∀w)(w ∈ W2 → q ∈ w}
Schéma 2
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 279
5.4 Les disjonctions « impératives », les « pseudo-impératifs » et les conditionnelles « indicatives »
Dans la section 3 de ce chapitre, nous avons élaboré une analyse qui rend
compte de (134) dans les termes suivants : le premier conjoint prend WV pour domaine
d’entrée et donne, comme domaine de sortie, tous les mondes virtuels où A bouge ; le
second conjoint prend cet sous-ensemble-là comme domaine d’entrée et donne
comme domaine de sortie, l’ensemble de mondes virtuels où A bouge et L tire:
(134) Bouge et je tire. [répété]
Il s’ensuit que tout monde virtuel où A bouge est un monde où L tire ; cependant, à
l’opposé de (133), (134) ne serait pas falsifié par l’existence d’un monde virtuel où il n’est
pas vrai que A ne bouge pas, où il n’est pas vrai que A bouge et où il n’est pas vrai que
L tire. Ainsi, l’analyse par liage prédit que (133) implique (134) et lui est
pragmatiquement équivalent.
Nous avons vu que si l’AP se trouve dans un état qui rend l’énonciation de (134)
acceptable, alors le même AP permet l’énonciation de la conditionnelle
correspondante (140) :
(140) Si tu bouges, je tire. [répété]
Du lien implicatif entre (133) et (134), il découle donc que l’acceptabilité d’une
énonciation éventuelle de (133) entraîne également l’acceptabilité de (140). Par contre,
la possibilité d’énoncer une conditionnelle n’implique pas forcément que les
conjonction et disjonction « impératives » correspondantes soient acceptables : comme
on l’a déjà vu, le conséquent de (93) déclenche une présupposition quant à l’existence
de la salle d’attente dans le monde actuel, ce qui empêche de lier le second conjoint de
(94) et le second disjoint de (174) à l’intérieur d’un domaine virtuel :
(93) Si tu rates le train, il y a une salle d’attente à la plateforme 1. [répété]
(94) ? Rate le train et il y a une salle d’attente à la plateforme 1 [répété]
(157) ? Ne rate pas le train ou il y a une salle d’attente à la plateforme 1.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 280
De même, comme le conséquent de (158) véhicule une présupposition d’existence liée,
par défaut, au monde actuel, le second disjoint de (159) ne peut prendre qu’un sous-
ensemble de WA pour domaine :
(158) [Goldfinger à James Bond] :
Si vous pensez vous en sortir, il y a une bombe programmée pour vous
faire exploser de toute façon dans cinq minutes.
(159) ? Ne pensez pas à vous en sortir ou il y a/aura une bombe pour vous faire
exploser de toute façon dans cinq minutes.
Lorsque le contexte impose WV comme domaine d’entrée pour la totalité de l’énoncé
— ce qui déplace l’ancrage de la présupposition existentielle du monde actuel vers des
mondes virtuels — l’énoncé disjonctif redevient plus acceptable :
(160) Ce scénariste ne laisse aucune chance à ses héros. N’essayez pas de vous
en sortir ou il y a/aura une bombe programmée pour vous faire exploser
de toute façon dans cinq minutes.
Arrêtons-nous, à présent, sur l’aspect illocutoire. Comme les « pseudo-
impératives » (11) et (13), (133), (134) et (140) constituent une tentative de prévenir une
action de A :
(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. [répété]
(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. [répété]
(133) Bouge pas ou je tire. [répété]
(134) Bouge et je tire. [répété]
(140) Si tu bouges, je tire [répété]
Intuitivement, cette conclusion paraît évidente : d’une part, se faire tirer dessus
représente un état de choses indésirable du point de vue de A et, d’autre part, comme
A apprend par (133-134) et (140) que le fait qu’il bouge sera suivi d’un coup de feu, il est
clair qu’un bon moyen, pour lui, de pas se faire tirer dessus consiste à ne pas bouger.
Mais examinons plus précisément le contenu de (133-134). Le phénomène de
liage y a pour résultat que tout monde virtuel où A bouge est un monde où L tire ;
représentons cela sous (161) :
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 281
(161) Acceptable (Si A bouge, alors L tire)
Le contenu mis sous la portée de Acceptable en (161) équivaut donc à la proposition
exprimée par (140). Représentons le fait qu’il soit désirable pour A de ne pas se faire
tirer dessus sous (162) :
(162) Acceptable (L ne tire pas sur A)
Si l’on essaie de dériver la conclusion que A ne bouge pas à partir de (161) — ou (140)
— et de (162), on obtient une variété du syllogisme pratique d’Aristote, dont on sait
qu’il est invalide (voir Gochet 1996) :
(163) Acceptable (Si A bouge, alors L tire) / Si A bouge, alors L tire
Acceptable (L ne tire pas sur A)
∴ A ne bouge pas
Le raisonnement en (163) ne possède que les apparences du Modus Tollens ; pour
aboutir à la décision de ne pas bouger, A doit exclure l’éventualité où L tire sur A
même si A n’a pas bougé.129 Plutôt que de tenter de fournir un caractère
inférentiellement valide à un raisonnement comme (163) (sur les difficultés que soulève
une telle solution, voir Dominicy 2003), nous proposons de résoudre le problème par
le biais de la non-monotonicité de la relation justificative. On peut supposer qu’en
l’absence d’une évidence contraire, A pourra procéder au raisonnement ceteris paribus
suivant :
(164) Acceptable (Si A bouge, alors L tire sur A)
Acceptable (Si L tire sur A, alors A a bougé)
∴ L tire sur A si, et seulement si, A bouge/a bougé
Le raisonnement en (164) formalise, d’une manière un peu expéditive certes, un
processus pragmatique bien connu — qu’on l’analyse, ou non, en termes d’implicature
— qui consiste à faire accéder une condition suffisante au statut de condition
129 Dans (163), les deux prémisses sont sous la portée de l’opérateur Acceptable, ce qui va à
l’encontre de la notion de justification, telle que définie dans la section 1 ; cependant, on va voir
que cet opérateur disparaît de la première prémisse grâce à la même opération qui restaure la
validité logique du syllogisme.
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 282
nécessaire et suffisante (voir, par exemple, Geis et Zwicky 1971 ; Ducrot 1984, 13 ;
Cornulier 1985, 83-87 ; van der Auwera 1997 ; Horn 2000 ; Dominicy 2003, 187). En
réalité, on peut comprendre le processus schématisé en (164) en termes de prise de
décision. Une représentation virtuelle, telle celle qui est véhiculée par (133-134), peut
constituer un objectif à atteindre mais aussi — comme c’est le cas ici — à éviter.
Cependant, pour les raisons qu’on vient de voir, une pareille représentation ne peut
servir, en elle-même, de prémisse dans une délibération pratique — encore faut-il que
la conclusion pratique soit représentée comme une condition suffisante pour la non-
actualisation de la situation virtuelle. Cela implique qu’au cours du raisonnement, la
prémisse majeure perde son aspect virtuel tout en étant « renforcée »
pragmatiquement. Un tel « renforcement » de cette prémisse permet de restaurer la
validité de (163), qui, du coup, redevient conforme à la définition gricéenne de la de
justification :
(165) L tire sur A si, et seulement si, A bouge
Acceptable (L ne tire pas sur A)
∴ A ne bouge pas
Nous avons dit qu’un énoncé est un acte illocutoire directif de contenu p si, et
seulement si, l’AP contient au moins un monde possible où cet énoncé peut justifier la
décision de p ; ainsi, pour que (133-134) et (140) constituent, chacun, un acte directif
visant à obtenir de A qu’il ne bouge pas, il faut qu’il y ait au moins un monde possible
où l’inférence en (165) puisse prendre place ; il faut donc que l’AP soit compatible, à la
fois, avec le fait qu’il soit désirable pour A que L ne lui tire pas dessus et avec le fait
que L tire sur A si, et seulement si, A bouge.
Notons qu’on rencontre un problème analogue lorsqu’on tente d’expliquer
pourquoi, dans la pratique, l’exemple (82) de la section 3 visera normalement à obtenir
le prêt de la voiture par A :
(82) Si tu me prêtes ta voiture, je vais faire les courses. [répété]
Supposons que le fait que L aille faire les courses soit désirable du point de vue de A,
ce que l’on représentera comme en (166) :
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 283
(166) Acceptable (L va faire les courses)
En conjoignant le contenu de (82) avec (166), on retrouve un autre type de syllogisme
pratique, invalide lui aussi :
(167) Si A prête sa voiture à L, L va faire les courses
Acceptable (L va faire les courses)
∴ A prête sa voiture à L
En effet, un tel raisonnement ne peut s’obtenir qu’au prix de l’affirmation du
conséquent (voir Gochet 1996) ; (167) ne rend pas compte du fait que, même s’il est
désirable pour A que L aille faire les courses, A peut se décider contre le prêt de sa
voiture — il suffit que A ait connaissance d’une autre condition suffisante pour que L
aille faire les courses. On peut supposer, toutefois, qu’en l’absence d’une évidence
contraire, A procédera au raisonnement ceteris paribus suivant :
(168) Si A prête sa voiture à L, L va faire les courses
Acceptable (Si L va faire les courses, A prête sa voiture à L)
∴ L va faire les courses si, et seulement si, A prête sa voiture à L
Une fois la conclusion de (168) à sa disposition, A peut procéder au raisonnement
pratique — valide celui-là — en (169) :
(169) L va faire les courses si, et seulement si, A prête sa voiture à L
Acceptable (L va faire les courses)
∴ A prête sa voiture à L
Notons que pour effectuer l’inférence en (168), A doit se trouver dans un
environnement coopératif, où il peut avoir l’assurance que si le conséquent de (82) est
vrai, alors l’antécédent l’est également. Ainsi, pour que (82) soit une raison pour A de
prêter sa voiture à L, il faut non seulement que l’AP soit compatible avec le fait qu’il
soit désirable, du point de vue de A, que L aille faire les courses, mais aussi que l’AP
soit compatible avec la lecture bi-conditionnelle.
Comme cette lecture biconditionnelle équivaut à la lecture exclusive de la
forme disjointe correspondante, nous tenons, par là-même, une explication
pragmatique de l’exclusivité normalement attribuée au ou de (133). La dépendance de
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 284
tels phénomènes vis-à-vis de la présomption de coopérativité apparaît très clairement
lorsqu’on examine les difficultés décisionnelles que soulèvent les kidnappings avec
chantage financier. Alors que les malfaiteurs utilisent des énoncés tels que (187-189),
l’efficacité de leur chantage — le succès perlocutoire de leurs énoncés — se trouve
souvent compromis(e) par le fait que nombre de kidnappeurs mettent leur menace à
exécution dans toutes les éventualités ; dès lors, la lecture bi-conditionnelle se verra
défavorisée :
(170) Ne nous payez pas en grosses coupures ou nous tuons VDB.
(171) Payez-nous en grosses coupures et nous tuons VDB.
(172) Si vous nous payez en grosses coupures, nous tuons VDB.
5.5 Les contraintes séquentielles expliquées L’analyse par liage permet d’expliquer l’effet de second choix observé par
Cornulier. Un énoncé comme (143) rend manifeste qu’un état virtuel où A quitte L ne
peut prendre place que s’il n’est pas vrai que A aime L ; pour ce qui touche à la
représentation des états mentaux, on peut en inférer, sur des bases contextuelles, que
le désir de L que A le quitte ne vaut que dans l’éventualité où son désir que A l’aime
n’est pas satisfait :
(143) Aime-moi ou quitte-moi ! [répété]
On comprend aussi les contraintes séquentielles qui pèsent sur ce genre de
constructions. Supposons que nous transformions (133) en (139) :
(133) Bouge pas ou je tire. [répété]
(139) ? Je tire ou (ne) bouge pas. [répété]
Nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises, le liage reste obligatoire dans les
constructions où l’un des disjoints (ou conjoints) est conjugué à l’impératif et l’autre à
l’indicatif. Or si un liage s’avérait possible ici, on aboutirait à ce que le contenu du
second disjoint ne devienne un contenu désirable que dans le cas où le premier disjoint
n’est pas vrai : il faudrait donc que, dans l’absolu, L préfère le fait de tirer au fait de
voir A rester immobile. Par contre, dans un cas où rien ne permet de préjuger du degré
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 285
de désirabilité applicable, du point de vue de L, aux deux conjoints, les contraintes
séquentielles semblent se relâcher :
(173) Commence à t’habiller ou je téléphone aux Durand pour annuler.
(174) Je téléphone aux Durand pour annuler ou commence à t’habiller.
Toutefois, il reste impossible de paraphraser (175) par (176), ce qui montre bien que les
contraintes séquentielles qui pèsent sur les disjonctions « impératives » et leurs
contreparties conjonctives ne relèvent pas de la même origine :
(175) Continuer à traîner et je téléphone aux Durand pour annuler.
(176) ? Je téléphone aux Durand pour annuler et continue à traîner.
Le même type d’explication s’applique au fait que les conjonctions
« impératives » où la proposition à l’impératif reçoit une interprétation directive
littérale et directe ne peuvent se voir paraphrasées par une disjonction « impérative »
correspondante :
(137) Reste et je te fais un bon dîner. [répété]
(138) ? Ne reste pas ou je te fais un bon dîner. [répété]
(66) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. [répété]
(177) ? Ne me prête pas ta voiture ou je vais faire les courses.
L’interprétation directive des premiers conjoints de (137) et (66) implique que la
réalisation de leur contenu est, d’une certaine manière, désirable du point de vue de L ;
cela suffit donc à expliquer la bizarrerie de (138) et de (177). À propos de l’exemple en
(138), Dominicy et Franken (2002, 280-283) font remarquer que lorsque L s’abstient
d’exprimer le moindre désir, la construction disjonctive redevient possible, sans plus
aucune contrainte sur l’ordre des disjoints (voir aussi Cornulier 1985, 144) :
(178) Ou tu ne restes pas, ou je te fais un bon dîner. C’est à toi de décider.
(179) Soit tu ne restes pas, soit je te fais un bon dîner. C’est à toi de décider.
(180) Ou je te fais un bon dîner, ou tu ne restes pas. C’est à toi de décider.
(181) Soit je te fais un bon dîner, soit tu ne restes pas. C’est à toi de décider.
On peut même imaginer de telles constructions, où les contraintes séquentielles se
voient levées, avec le mode impératif ; dans les exemples suivants, celui-ci marque la
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 286
virtualité d’une situation dont on ne peut présumer qu’elle revêt, ou non, un caractère
désirable du point de vue de L :
(182) Ne reste pas planté là ou je vais te sauter dessus.
(183) Je vais te sauter dessus ou ne reste pas planté là.
(184) Ne me prête pas ta voiture ou je vais aller boire.
(185) Je vais aller boire ou ne me prête pas ta voiture.
6 Le rôle du contexte Dans ce chapitre, nous avons exploité notre caractérisation locutoire des
énoncés qui constituent les actes directifs littéraux et directs ; ces actes locutoires, de
forme ΛD(p), présentent p comme un contenu virtuel. Au chapitre 6, nous avons fait
l’hypothèse que la fonction du mode impératif consiste à véhiculer ce mode de
présentation. Nous avons vu, dans ce chapitre-ci, que les actes illocutoires directifs
sont, en réalité, autant de raisons d’agir fournies à A. Un acte locutoire ΛD(p) revêt le
statut directif si, et seulement si, l’état de choses représenté peut, dans le contexte de
la conversation, devenir un but d’action pour A. En d’autres termes, il faut que l’AP
contienne au moins un monde possible où la production de l’acte locutoire en question
puisse conduire A à la décision de rendre p vrai. Lorsqu’on combine ces deux
hypothèses, divers phénomènes empiriques, comme les conjonctions « impératives »,
les « pseudo-impératifs », les prédicats statifs à l’impératif, les phrases conditionnelles à
conséquent impératif et les disjonctions « impératives », reçoivent une analyse unifiée
et cohérente.
Rappelons-nous que Millikan (2005, chapitre 9) nomme « représentations
linguistiques P-P » les énoncés qui, comme (186), joignent une fonction descriptive à
une fonction directive :
(186) Jean, on ne mange pas avec ses doigts. [= (57) du chapitre 6]
L’analyse développée dans ce chapitre permet d’expliquer cette ambivalence : pourvu
que l’AP soit tel que la représentation en (186) puisse servir comme une raison, pour
Jean, de prendre sa fourchette, l’énoncé constituera une raison pour Jean de ne pas
Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 287
manger avec ses doigts, et donc un acte illocutoire directif muni de ce même contenu.
Le mode indicatif étant sémantiquement neutre, l’interprétation en termes de raison
d’agir entraîne, simultanément, une interprétation de l’acte locutoire correspondant en
termes virtuels. L’analyse fournie ici admet donc que les processus pragmatiques qui
sous-tendent la détermination du niveau locutoire et ceux qui président à l’assignation
d’une force illocutoire à l’énoncé opèrent de manière interdépendante et non-
séquentielle.
Ce dernier point met, une fois de plus, l’accent sur le rôle primordial que joue
l’AP au sein de notre analyse des forces illocutoires. En effet, au chapitre précédent,
nous avons rattaché l’assignation de la force illocutoire assertive à l’état de l’arrière-
plan conversationnel, sans faire appel à aucune attribution gricéenne d’intentions
illocutoires. Le présent chapitre a fait la démonstration qu’une telle manière
d’envisager les choses reste parfaitement adéquate pour traiter des actes directifs.
Avant d’examiner les corrélats cognitifs de cette position, nous voudrions montrer,
brièvement, comment le même type d’analyse peut rendre compte des actes
illocutoires commissifs.
288
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs
« Cuando no se está demasiado seguro de nada, lo mejor es crearse deberes a manera de flotadores. » (Julio Cortázar, El perseguidor)
Dans les deux chapitres précédents, nous avons défini les actes assertifs en
termes de raisons de croire et les actes directifs en termes de raisons d’agir. Avant de
passer aux corrélats psychologiques de notre position, nous aimerions montrer
comment le modèle mis en place permet de rendre compte des actes illocutoires
commissifs. Dans la section 1, nous allons motiver notre désaccord avec les chercheurs
qui cantonnent l’étude des actes commissifs, comme les promesses ou les menaces, à
une analyse sociologique des comportements observables au sein d’un groupe plus ou
moins large. Puis nous verrons (en section 2) qu’il est impossible de rendre compte en
termes exclusivement sémantiques de l’engagement généré par les actes commissifs.
Dans la section 3, nous mettrons à profit les résultats obtenus lors de la discussion de
la structure des intentions (au chapitre 5) et du statut des assertions au sein d’une
approche évolutionniste (au chapitre 8) afin d’expliquer pourquoi les prédictions que L
fait au sujet des ses propres actions intentionnelles et futures reçoivent, par défaut, la
force illocutoire commissive. Ensuite, nous comparerons, dans cette perspective, les
promesses et les menaces (section 4). En guise de conclusion, nous verrons que la
structure des actes commissifs met en œuvre toutes les contraintes cognitives déjà
posées pour les assertifs et pour les directifs, mais en y ajoutant un niveau de
complexité supplémentaire.
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 289
1 Quel niveau d’analyse pour les promesses ? Même si, comme on l’a vu à plusieurs reprises, on ne saurait établir une
correspondance absolue entre les types illocutoires et une typologie morpho-
syntaxique, force est de reconnaître qu’il y a une relation systématique entre les
énoncés grammaticalement déclaratifs et les actes illocutoires assertifs, entre les
énoncés impératifs et les actes illocutoires directifs, et entre les énoncés à structure
grammaticale interrogative et les questions (dont nous ne traiterons pas ici).
Cependant — à l’exception possible du coréen (cf. Pak, Portner et Zanuttini 2005) —
on n’a découvert, à ce jour, aucun langage naturel qui possède un mode grammatical
prototypiquement associé à la réalisation des actes de langage commissifs tels que les
promesses, les offres, les menaces, etc. (Sadock et Zwicky 1985). Cette donnée
typologique a incité certains chercheurs (par exemple Zaefferer 2001 ; Croft 1994) à
remettre en question la classification de Searle (1982, chapitre 1), ainsi que les
développements ultérieurs de la Théorie des Actes de Langage (Searle et Vanderveken,
1985 ; Vanderveken 1988, 1990), où les actes de langage commissifs constituent un type
illocutoire distinct, au même titre que les assertifs et les directifs. La même attitude
sceptique a conduit Sperber et Wilson (1989, 368 ; Wilson et Sperber 1988) à rattacher
l’analyse des promesses à l’étude des conventions culturelles spécifiques à un groupe
social donné, ce qui aboutit à les mettre sur le même pied que des actes de langages
véritablement « institutionnels » comme les baptêmes, les mariages ou les répudiations.
Dans cette optique, l’implication qui semble aller de Je promets de faire à Je dois faire ne
peut s’expliquer en termes uniquement linguistiques et nécessite une analyse, menée
au cas par cas, des cadres culturels propres à chaque communauté langagière.
Cependant, une telle position ne nous paraît pas très féconde. Les mécanismes
psychologiques qui sous-tendent le raisonnement déontique — et donc l’attribution à
autrui d’un engagement à accomplir une certaine action — ne dépendent pas d’un
environnement social spécifique (Cummins 1996). Ce dispositif universel se trouve,
sans doute, implanté à un niveau conceptuel profond, ce qui expliquerait pourquoi
certains enchaînements inférentiels propres au domaine déontique sont perçus comme
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 290
valides dans toutes les cultures (Jackendoff 1999). En examinant l’acquisition, par les
jeunes enfants, du langage et des structures de raisonnement, on est amené à conclure
que la capacité de comprendre l’engagement déontique et les actes commissifs relève
plus de dispositions innées que d’un effet d’immersion dans un groupe social donné
(Astington 1988a, 1988b ; Cummins 1996 ; Bernicot et Laval 1996, 1999 ; Harris et
Núñez 1998 ; on trouvera des arguments supplémentaires contre une définition
conventionnaliste de la promesse dans Baier 1985, chapitre 10).
Le contenu propositionnel de n’importe quel acte illocutoire commissif
accompli avec succès décrit un état de choses temporellement postérieur au moment
de l’énonciation ; de ce fait, l’expression linguistique d’un tel acte doit contenir une
référence, explicite ou implicite, au futur. Toutefois, cette caractéristique n’implique
pas que l’on puisse se contenter d’une analyse qui grouperait les commissifs avec les
assertions à propos d’états de choses futurs. Comme on va le voir, certains facteurs
cognitifs, essentiels à l’interaction humaine, déclenchent l’interprétation proprement
commissive d’énoncés qui, structurellement, ne sont rien d’autre que des assertions à
contenu futur ; en d’autres mots, chaque promesse est aussi une assertion, mais ne s’y
réduit pas.
2 Une solution sémantique ? L’hypothèse que nous venons d’esquisser pourrait nous inciter à analyser les
marqueurs morpho-syntaxiques de la temporalité future comme des opérateurs de
nécessité deontique. Cette tentation est d’autant plus forte que nombre de théories
sémantiques assignent une composante modale aux temps du futur (voir, par exemple,
Palmer 1987 ; 1986, 216-218 ; Smith 1978 ; Enç 1996 ; Yavas 1982 ; Jaszczolt 2005, 2006 ;
Haegeman 1983 ; Sarkar 1998 ; Copley 2002 ; Condoravdi 2002). Nous avons prouvé
ailleurs qu’une telle approche ne repose sur aucun fondement logique (voir Kissine à
paraître) ; nous nous limiterons donc à montrer ici que l’apport discursif des actes
commissifs ne saurait être rendu dans les termes d’une (prétendue) composante
modale des temps verbaux du futur.
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 291
Supposons, pour les besoins de la discussion, que la sémantique du futur simple
recèle un opérateur de nécessité. Comme nous l’avons déjà vu, un opérateur de
nécessité peut se voir assigner n’importe quelle base modale, c’est-à-dire n’importe
quel domaine (Lewis 1979 ; Kratzer 1991a). Supposons donc que, dans l’énoncé suivant,
la nécessité (prétendument) encodée par le futur simple quantifie sur l’ensemble des
mondes possibles consistants avec les obligations morales de L :
(1) Je viendrai à ta fête.
Sous cette lecture, (1) est vrai dans le monde actuel si, et seulement si, L vient à la fête
de A dans tous les mondes possibles compatibles avec les obligations morales de L ;
l’engagement moral qu’un énoncé comme (1) semble imposer à L n’exigerait alors
aucune explication autre que celle fournie par la structure sémantique de l’énoncé.
Au-delà des problèmes théoriques qui guettent toute tentative de justifier
pareils postulats sémantiques, il faut se demander pourquoi aucune lecture déontique
du futur simple ne se laisse appliquer à (2) :
(2) Il est possible/Il se peut que je viendrai à ta fête.
En effet, non seulement il n’est question, dans (2), d’aucune obligation touchant L ;
mais ce même énoncé ne peut même pas constituer un acte illocutoire commissif :
(3) ? Je promets qu’il est possible/qu’il se peut que je viendrai à ta fête.
Or si le futur simple de (1) exprime une nécessité déontique, on ne voit pas pourquoi
cette lecture disparaîtrait sous la portée de modaux épistémiques ; en effet, le verbe
devoir s’interprète aisément comme une nécessité déontique dans le même
environnement (c’est d’ailleurs, de loin, l’interprétation la plus naturelle) :
(4) Il est possible/Il se peut que Jean doive rentrer faire son service
militaire.
En réalité, et c’est là un fait d’une grande importance pour la suite de ce
chapitre, les actes commissifs ne peuvent prendre pour contenu des propositions qui
se trouvent sous la portée d’une possibilité épistémique :
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 292
(5) ? Je promets que je viendrai peut-être à ta fête.130
Nous ne serions pas davantage aidés par l’hypothèse, due à Jaszczolt (2005,
chapitre 6 ; 2006), que l’auxiliaire anglais will — et, par généralisation, tout marqueur
du futur — possède, par défaut, le sens d’une acceptabilité épistémique faible envers
un contenu futur. Car aucun engagement déontique — et, en fait, aucune sorte
d’engagement, fût-ce à la vérité du contenu propositionnel — ne peut s’instaurer à
l’intérieur d’une telle sémantique. Si, au moment de l’énonciation, il est
épistémiquement possible, c’est-à-dire épistémiquement acceptable à un faible degré,
que A viendra à la fête de L, alors (1) est vrai dans la sémantique de Jaszczolt. Mais
l’expérience quotidienne nous enseigne que, dans le cas où L n’est pas venu à la fête, on
l’accusera, au minimum, d’avoir dit quelque chose de faux, sinon d’avoir menti ou
d’avoir failli à son engagement. Le problème ne tient pas à un éventuel changement
d’opinion, survenu au cours du temps, quant à la valeur de vérité de (1). Personne ne
voudrait nier le fait que nos opinions à propos de la vérité de certains énoncés (tokens)
peuvent varier ; mais si l’analyse de Jaszczolt était correcte, cela entraînerait ici un
revirement à propos de ce qui s’annonçait comme possible au moment de
l’énonciation, c’est-à-dire à propos de l’ensemble des mondes alors accessibles,
épistémiquement, au monde actuel. Or on ne voit pas pourquoi le fait que L ne vienne
pas à la fête entraînerait, à tous les coups, un tel changement doxastique : il n’y a rien
d’inconsistant à croire, simultanément, que L n’est pas venu à la fête et qu’il était
possible, au moment de l’énonciation, que L vienne à la fête ; en l’occurrence, c’est ce
que A fera dans la plupart des situations où il accusera L de ne pas avoir tenu sa
promesse.
130 L’exemple (5) est acceptable dans une interprétation, sans pertinence pour notre présent propos,
où je promets signifie j’affirme que.
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 293
3 Les promesses et les prédictions
3.1 Les conditions de succès des prédictions Nous venons de constater que la relation entre les promesses et les assertions à
contenu futur ne peut s’établir à un niveau purement sémantique. Avant de formuler
une analyse alternative, dotons-nous d’un postulat très simple à propos des
prédictions : une prédiction de contenu [p sera vrai en t] est vraie si, et seulement si, p
est vrai en t (pour une discussion et une justification, voir Kissine à paraître).
Souvenons-nous aussi que les prédictions appartiennent à la classe des assertifs.
Comme nous l’avons vu au chapitre 8, un énoncé est un acte illocutoire assertif de
contenu p si, et seulement si, cet énoncé constitue, par rapport à l’AP, une raison de
croire que p — c’est-à-dire si, et seulement si, cet énoncé permet, pour au moins un
monde w de l’AP, de conclure que p appartient à w. Les mondes de l’AP, rappelons-le,
contiennent toutes les propositions mutuellement acceptées comme vraies par A et L
dans le contexte de la conversation. Par conséquent, lorsque l’évaluation véri-
conditionnelle de p ne peut se faire qu’à un moment postérieur au moment de
l’énonciation, il faut, pour que l’énoncé correspondant reçoive le statut d’une
prédiction (et donc, d’un acte illocutoire assertif), que la probabilité de p par rapport à
l’AP soit, au moment de l’énonciation, strictement supérieure à 0 [P(p) > 0] (Kissine
2004).
Pour rendre les choses un peu moins abstraites, considérons l’énoncé (6) dans
deux contextes différents : l’un où L produit l’énoncé en désignant un arbre qui est
manifestement mort ; l’autre où l’arbre en question bourgeonne :
(6) Cet arbre va fleurir la semaine prochaine.
Imaginons que, dans les deux contextes, l’arbre ne fleurisse pas durant la semaine qui
suit celle où a pris place l’énonciation. À chaque fois, le contenu propositionnel de (6)
est faux ; cependant, le statut discursif de l’énoncé varie. Dans le contexte où L
entendait désigner un arbre en bourgeons, (6) fut une prédiction rationnelle, fondée
sur l’évidence empirique disponible à A et à L au moment de l’énonciation ; par
contre, dans le cas d’un arbre déjà mort, A ne peut se soustraire à l’hypothèse que L est
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 294
un agent irrationnel que de deux manières : soit il suppose que L souffre de myopie ou
que L ne connaît rien à la botanique,… ce qui revient à apporter quelque modification
ad hoc à l’AP ; soit il fait l’hypothèse que (6) est un énoncé symbolique, fictionnel ou
ironique.
3.2 Les prédictions catégoriques, les intentions et les promesses Ce n’est pas s’avancer trop que de faire l’hypothèse que les promesses sont
constituées par des représentations d’intentions. Mais encore faut-il comprendre en
quoi consiste une telle représentation. Nous avons vu, au chapitre 5, que les intentions
présentent leur contenu comme relié à l’esprit par une chaîne d’intentions-en-action.
Puisque le sujet qui entretient une intention conçoit son contenu p comme la
description d’un objectif à atteindre, il s’ensuit que ce même sujet, une fois l’intention
formée, devrait considérer la vérité de p comme nécessaire.
To firmly intend to do a thing consists, in part, in believing that one will do it. Otherwise,
one intends only to try. A confident intention […] tells both what to do and what will have
been done, so that further plans that depend on that settled future can now be made.
(Millikan 2004a, 200)
Pourtant, cette conclusion paraît excessive ; ne puis-je pas avoir la ferme
intention d’aller boire une bière tout en croyant que tel ou tel événement
m’empêcherait d’arriver jusqu’à mon bar préféré ? Chaque intention est formée par
rapport à une base doxastique, c’est-à-dire par rapport à un ensemble de croyances qui
permet de passer d’une représentation virtuelle — d’un désir — à la décision d’agir. À
notre sens, l’hypothèse de Millikan revient plutôt à l’idée, plus plausible, que la base
doxastique qui fonde une intention de contenu p doit contenir la croyance que p ; il
s’agit là d’un postulat qu’on trouve, exprimé d’une manière ou d’une autre, chez
Anscombe (1957, 91-93), Davidson (2001a, 83-102) ou encore Grice (2001, 9-10, 51-57,
101-105). Cet ancrage catégorique de l’intention dans une base doxastique se voit
confirmé empiriquement : Malle et Knobe (2001) ont présenté, à un groupe important
de participants, des énoncés lacunaires du type Je sais que Marie _ partir en Europe, à
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 295
compléter en choissant parmi des verbes qui réfèrent soit au désir, comme espérer,
souhaiter, vouloir, soit à l’intention, comme décider, avoir l’intention de. Lorsque l’énoncé
n’impliquait pas que le contenu était certain du point de vue de la personne à qui l’état
mental devait être attribué — Marie dans l’exemple ci-dessus —, le verbe choisi
appartenait au premier groupe ; par contre, si l’action semblait certaine — toujours du
point de vue de la personne à qui on devait attribuer l’état mental — le choix des
participants se portait, massivement, vers les verbes d’intention.
Par conséquent, si L recourt à (1) pour exprimer sincèrement une intention, il
s’ensuit que du point de vue de L, c’est-à-dire par rapport à l’ensemble doxastique D
qui fonde l’intention exprimée, la probabilité que L vienne à la fête de A égale 1
[P(p) = 1 ] :
(1) Je viendrai à ta fête. [répété]
Envisagée sous cet angle, l’inacceptabilité de (3) et de (5) confirme bien que les actes
commissifs sont constitués par des représentations d’intentions. Cela dit, L peut
rendre manifeste le fait que son intention ne vaut que par rapport à certain ensemble
de mondes possibles, c’est-à-dire que D, excédant les seules croyances que L tient pour
vraies, contient également des propositions dont la vérité n’est pas assurée à ses yeux.
Une telle restriction des mondes constituant le domaine de l’énoncé opère dans la
conditionnelle (7), où l’intention exprimée n’est fondée que par l’ensemble des mondes
possibles, épistémiquement accessibles au monde actuel, où il ne pleut pas :
(7) S’il ne pleut pas, nous irons au cinéma.
Il faut souligner, cependant, que cette restriction explicite ne change rien au fait que,
par rapport à la base doxastique réduite, P(p) reste égale à 1 :
(8) ? Je promets que s’il ne pleut pas, nous irons peut-être au cinéma.
(9) ? S’il ne pleut pas, je promets que nous irons peut-être au cinéma.
En accord avec ce que nous avons soutenu à propos de la perception directe
dans le langage (voir chapitre 8), on doit s’attendre à ce qu’un énoncé comme (1)
provoque automatiquement, chez A, la croyance que L va venir à la fête. En outre,
certains facteurs supplémentaires vont empêcher A de réviser cette croyance
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 296
immédiatement après le moment de l’énonciation. On peut postuler que, lorsqu’un
énoncé a pour contenu l’attribution d’une action future à L, A va, par défaut,
concevoir cette action comme intentionnelle (pour une confirmation expérimentale,
voir Malle et Knobe 2001). Ainsi, L, par l’expression de son intention d’accomplir p en
t, va induire, chez A, la croyance que p aura lieu en t dans tout monde possible
compatible avec D. Si A n’a aucune raison de croire que L n’est pas sincère, si A
n’entretient pas de croyances contradictoires et si A n’a aucune raison de penser que D
contient au moins une proposition fausse, alors n’importe quel monde compatible avec
l’ensemble D’ des propositions que A tient pour vraies au moment de l’énonciation est
compatible avec P(p) = 1 : par conséquent, A ne possède aucune raison pour ne pas
croire que p sera vrai en t dans n’importe quel monde compatible avec D’. Et si L n’a
pas de raisons pour penser que A entretient des croyances contradictoires ou que D’
est incompatible avec p, alors L peut présumer qu’il a provoqué, dans l’esprit de A, la
croyance que p prendra place en t dans n’importe quel monde possible compatible avec
D’.131
Toutefois, ceci ne suffit pas encore à rendre compte de la force illocutoire
commissive ; car un locuteur qui produit une promesse ne vise pas simplement à
communiquer une intention : comme le souligne Searle (2001a, 193-200 ; voir aussi
Jackendoff 1999, 75-76), une promesse accomplie avec succès à l’instant t de
l’énonciation devient une raison pour L de rendre le contenu propositionnel vrai à un
moment futur t + n, et ce indépendamment des désirs ou des intentions que L peut
avoir en t + n. En vous promettant de venir à votre fête, je me dote d’une raison d’agir
en conséquence même si, le jour venu, mon environnement cognitif a évolué de telle
manière que je n’aie plus ni l’intention, ni le désir de venir.
Quand nous nous sommes arrêté, au chapitre 8, sur les avantages
évolutionnaires du comportement coopératif, nous avons observé qu’ils entraînent des
réactions d’ostracisme vis-à-vis des individus considérés comme des sources
d’information peu dignes de confiance. Nous venons de voir que, lorsque L produit 131 Sur ce point, nous rejoignons les conclusions d’Armstrong (1971).
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 297
une assertion dont le contenu p décrit une action intentionnelle que L doit accomplir
dans le futur, A va en inférer que P(p) = 1, à moins qu’il ait des raisons pour mettre en
cause la sincérité de L ou pour penser qu’une information connue de lui-même, mais
inconnue de L, vient interdire l’inférence en question. Cette croyance que P(p) = 1 peut
exercer une influence capitale sur les décisions et sur les actions de A. Bien sûr,
n’importe quelle croyance est susceptible de révision ; mais, nous l’avons déjà vu, ce
processus ne va jamais sans un certain coût. Par conséquent, et toutes choses égales
par ailleurs, il existe, pour A, un avantage évolutionnaire incontestable à éviter
l’interaction avec un L qui l’oblige à procéder à des révisions doxastiques. Cependant,
il faut bien réaliser que, dans le cas qui nous occupe ici, deux mécanismes de révision
distincts peuvent entrer en jeu : d’une part, A peut découvrir à un moment t + n, la
fausseté de certaines propositions que L tenait pour vraies, au moment t de
l’énonciation — la base doxastique D par rapport à laquelle l’intention de L fut formée
s’avèrera alors incorrecte au moment t + n ; d’autre part, A peut avoir à réviser la
croyance, acquise au moment t de l’énonciation, que L va rendre p vrai. Dans certaines
circonstances, la première révision entraînera la seconde, parce que l’ensemble des
choses que A tient pour vraies en t + n sera incompatible tant avec D qu’avec le fait
que L rende p vrai ; mais il n’y a rien de nécessaire à cela : car tant A que L peuvent très
bien s’être trompés en t quant à leur représentation du monde sans que la nouvelle
représentation, qu’entretient A en t + n, exclue que L rende p vrai. On voit ainsi que
l’option la moins coûteuse, du point de vue de A, consiste à procéder, en t + n, à une
révision qui préserve la croyance que L va rendre p vrai.
Étant donné le désavantage patent qu’il y a à se voir écarté des interactions
verbales, les locuteurs vont normalement tenter de faire des prédictions correctes,
c’est-à-dire de se libérer de toute responsabilité quant aux révisions de croyances
opérées par leurs allocutaires. Dans le cas d’une prédiction portant sur une action
future que L a l’intention d’accomplir, la vérité du contenu p dépend de L. Par
conséquent, en produisant une telle prédiction, tout L coopératif se dote d’une raison
supplémentaire, qui ne dépend pas de ses désirs, de rendre p vrai ; et ce même si le
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 298
monde, tout en restant compatible avec p, se révèle incompatible avec certaines des
attentes entretenues par L au moment de l’énonciation. C’est sans doute la raison pour
laquelle, en produisant des promesses, les locuteurs tendent à utiliser des moyens
linguistiques qui ont pour fonction d’induire une certitude quant à l’actualisation du
contenu propositionnel (cf. Holtgraves 2005).
Bien entendu, si la vérité de p ne dépend pas de la volonté de L — par exemple,
s’il est clair, par ailleurs, que p se verra vérifier —, aucun engagement ne s’instaure :
l’intention correspondante ne pouvant qu’être irrationnelle, ni un A dont les croyances
à propos de p ne sont pas dues à L, ni un L rationnel n’estimeront que l’acte
d’énonciation constitue, pour L, une raison d’agir. Par exemple, un criminel ne peut
pas promettre de rester cinq ans en prison au moment où lui est infligé un verdict de
cinq ans de réclusion ferme, à moins qu’il soit manifestement capable de s’enfuir
quand il le veut.
Notons aussi que, comme le révèle l’échange suivant, emprunté à Alston (1991,
61), la représentation d’une intention rationnelle ne suffit pas à créer un engagement :
S said «I’ll write those letters tomorrow» in a context that clearly indicates that this would
normally be taken as a promise. [A] replies […] «What makes you think I care whether you
write them or not?»
Dans ce dialogue, A rend claire l’absence de tout effet, induit par l’énonciation de L,
sur l’ensemble des croyances qui lui importent un tant soit peu ; par conséquent, la
fausseté avérée du contenu propositionnel en cause ne va sans doute provoquer aucune
révision doxastique dans l’esprit de A. De même, aucun engagement n’est créé dans
l’échange suivant, où A fait savoir à L qu’il ne croit pas que P(p) = 1, soit parce que A
soupçonne L d’insincérité, soit parce que A estime que, toute sincère qu’elle soit,
l’intention qu’a L de rendre le livre le lendemain se fonde sur une base doxastique
erronée ; certes, à la suite de ce dialogue, L peut acquérir une raison de rendre vrai le
contenu propositionnel de son énoncé, mais celle-ci correspondra non pas à un acte
commissif, mais au désir de réintégrer un certain rôle social :
(10) L : Je te le promets, je te rends le livre demain.
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 299
A : C’est ça ! Ne sois pas ridicule, tout le monde sait bien ce que valent
tes protestations de fiabilité !
En résumé, la représentation, par L, d’une de ses intentions génère un
engagement ceteris paribus à chaque fois qu’il n’est pas mutuellement manifeste à A et à
L que A ne croit pas que P(p) = 1 ou que A n’estime pas que la vérité de p possède une
quelconque importance pour lui. Ainsi, l’inférence qui va de la représentation d’une
intention à l’engagement déontique demeure optionnelle et peut se voir bloquée ; dans
d’autres cas, elle est explicitement annulée :
(11) Je vais venir à ta fête. Quoique je ne puisse rien te promettre…
(12) J’ai l’intention de venir à ta fête, mais je ne peux rien promettre.132
L’absence de force commissive dans (12) est particulièrement intéressante ; à notre
avis, on doit pouvoir en construire l’explication dans une perspective gricéenne.
Comme n’importe quelle promesse sincère présuppose l’intention de contenu
identique, mais non réciproquement, l’emploi de j’ai l’intention constituerait une litote,
sous-informative au niveau littéral. Par conséquent, (12) génère une implicature qu’on
pourrait qualifier de scalaire : la seule interprétation compatible avec le Principe de
Coopération est que L n’enfreint pas la première Maxime de Quantité et accomplit
donc l’acte de langage le plus fort qu’il puisse produire tout en restant sincère ;
l’énonciation se réduit ainsi à une simple assertion, ce qui indique, à un niveau
perlocutoire, que L ne veut pas s’engager à la promesse correspondante.
Ceci nous ramène à la question, laissée en suspens au chapitre 5, que soulève
l’expression des intentions au niveau locutoire. Nous venons de voir que chaque acte
illocutoire commissif implique l’assertion de contenu identique, car afin de s’engager,
par son énonciation, à faire p, L doit nécessairement donner une raison à A de croire
que p. Il n’y a rien d’étonnant à cela, puisque sur le plan locutoire, toute représentation
d’un état de choses p auquel L est relié par une chaîne d’intentions-en-action — c’est-
à-dire toute représentation d’intention — appartient à la classe plus vaste des
représentations portant sur des états choses futurs avec lesquels L possède une 132 Merci à Nausicaa Pouscoulous pour avoir attiré mon attention sur cet exemple.
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 300
certaine relation — c’est-à-dire à la classe des représentations de croyances touchant
au futur. D’ailleurs, lors de l’acquisition du langage, la distinction entre les prédictions
et les expressions d’intentions n’émerge que tardivement, vers l’âge sept ans (Astington
1999b). Par conséquent, les actes illocutoires commissifs, tout comme les directifs et
les assertifs, héritent leur contenu de l’acte locutoire qui les constitue, ce qui empêche
de considérer qu’ils sont forcément indirects (voir aussi Recanati 1987, 166).
4 Les menaces L’analyse que nous venons de proposer s’applique sans problèmes à d’autres
actes commissifs, comme l’offre ou l’acceptation de faire quelque chose. Néanmoins,
les choses peuvent paraître moins tranchées en ce qui concerne les menaces.
Dans un article récent, Verbrugge et al. (2004) rapportent une expérience qui
visait à élucider la réaction des participants face à des promesses conditionnelles et à
des menaces conditionnelles de la forme Si p, alors Promesse/Menace (q). Le paradigme
expérimental comportait deux contextes, l’un à « crédibilité basse » et l’autre à
« crédibilité élevée » : dans le premier contexte (à crédibilité basse), le conséquent
correspondait à une récompense (dans le cas d’une promesse), ou à une punition (dans
le cas d’une menace), excessive par rapport à la condition spécifiée dans l’antécédent ;
dans le second contexte (à crédibilité élevée), une dépendance proportionnelle reliait
la récompense ou la punition à la condition spécifiée dans l’antécédent. Les sujets
furent testés sur deux processus inférentiels, le modus ponens (MP) et l’affirmation du
conséquent (AC). Par exemple, après que le participant ait été exposé à la menace
conditionnelle suivante (adressée par un professeur à un élève de sa classe) « Si tu
bavardes pendant le cours, tu seras renvoyé dans le couloir », on lui demandait :
« L’élève a bavardé pendant le cours. Est-ce que vous pensez qu’il sera renvoyé dans le
couloir ? » (= MP), ou bien « L’élève a été renvoyé dans le couloir. Est-ce que vous
pensez qu’il a bavardé pendant le cours ? » (= AC). Les résultats montrent que, dans les
deux contextes, les participants ont tiré plus d’inférences, c’est-à-dire ont fourni plus
de réponses positives, par rapport aux promesses que par rapport aux menaces ;
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 301
cependant, il faut noter que cette différence entre les promesses et les menaces
diminue considérablement lorsqu’on passe de MP à AC.
Au contraire de ce que concluent Verbrugge et al., ces résultats ne mettent pas
en lumière une propension moindre des menaces à produire de l’engagement. Dans la
section précédente, nous avons vu (a) qu’un acte illocutoire commissif est constitué
par la représentation d’une intention ; (b) que cette intention se fonde sur un certain
ensemble de propositions par rapport auquel la probabilité de sa satisfaction est égale
à 1. La différence cruciale entre les promesses et les menaces se niche au niveau
perlocutoire : les menaces, mais pas les promesses, visent (presque) toujours à prévenir
une certaine action de la part de A. Pour cette raison, les intentions qui sous-tendent
les menaces se voient toujours restreintes à un ensemble de mondes possibles
beaucoup plus réduit que dans le cas des promesses — la plupart du temps, la
réalisation d’une menace dépend conditionnellement d’une certaine action de A. Cela
n’empêche que, comme le révèle l’inacceptabilité de (13), la probabilité que la menace
soit satisfaite reste égale à 1 par rapport à ce qui la restreint conditionnellement :
(13) ? Firmin a menacé Marie de l’étrangler probablement si elle n’arrête pas
de faire des yeux doux à Nestor.
Comme le souligne Nesse (2001), la production d’une menace nous engage
autant que celle d’une promesse, car il n’y a pas moins d’importance, sur le plan social,
à mettre ses menaces à exécution (dans les conditions requises) qu’à tenir ses
promesses (voir aussi Krebs et Dawkins 1984). Cependant, dans beaucoup de cas où L
accomplit ce qu’il avait menacé de faire, la situation créée par la satisfaction de la
menace présente des inconvénients non seulement pour A, mais aussi pour L lui-
même. Par conséquent, les bénéfices liés à l’exécution d’une menace se verront
souvent contre-balancés par les désavantages de cette option. Ceci nous aide à
comprendre pourquoi, dans la tâche inférentielle MP, les sujets tendent à nourrir
moins d’attentes pour ce qui concerne la satisfaction des menaces que pour ce qui
touche à celle des promesses. En réalité, ces résultats indiquent que, dans un
environnement expérimental où aucun contexte supplémentaire n’est mis en place, on
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 302
adoptera spontanément l’hypothèse que le fait d’honorer l’engagement issu d’une
menace recèle plus d’effets potentiellement négatifs que positifs du point de vue de L.
Par contre, le fait que la différence entre les promesses et les menaces soit plus faible
dans la condition AC cadre parfaitement avec l’idée que les menaces génèrent autant
d’engagement que les promesses : dès le moment où la situation décrite par le contenu
de la promesse ou de la menace a eu lieu, et en l’absence d’autres informations, on
supposera spontanément (moyennant une lecture biconditionnelle de la promesse ou
de la menace) que cet état de choses résulte de l’engagement pris lors de l’énonciation
commissive.
5 La complexité des actes commissifs On constate que la structure des actes commissifs met en œuvre toutes les
contraintes exigences cognitives déjà posées pour les assertifs et pour les directifs,
mais en y ajoutant un niveau de complexité supplémentaire. Chaque acte commissif
accompli avec succès engage L à la vérité de son contenu p, tout comme l’acte assertif
de contenu identique. Ce type d’engagement tient au fait, mis à jour au chapitre 8,
qu’une assertion de contenu p provoque automatiquement, chez A, la croyance que p.
Mais le contenu p d’un acte commissif a ceci de particulier que, comme il s’agit d’une
représentation d’intention, p est nécessaire, du point de vue de L, par rapport à un
certain ensemble doxastique D. Le succès commissif exige donc que A ne révise pas la
vérité de p juste après le moment de l’énonciation, et aussi que A estime la vérité de p
garantie dans toutes les éventualités futures qui sont envisageables au moment de
l’énonciation. Cela impose, d’une part, que A puisse faire des hypothèses à propos de
D, c’est-à-dire puisse attribuer des croyances à L et, d’autre part, que A puisse
envisager les différentes possibilités qui sont compatibles à la fois avec D et avec ses
propres croyances au moment de l’énonciation. L’attribution d’une force illocutoire
assertive ou directive mobilise également ces deux capacités : il faut, en effet, que A
puisse concevoir un ensemble de possibilités déterminées par des propositions
mutuellement tenues pour vraies ; or cela requiert, à la fois, l’aptitude au raisonnement
hypothétique et l’attribution de croyances à autrui.
Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 303
Si l’on a affaire à un L coopératif et capable de comprendre les effets de ses
énoncés sur l’environnement cognitif de A, son acte commissif de contenu p lui
fournit une raison de rendre p vrai. Cependant, comme notre objectif n’a été jusqu’ici,
que d’expliquer la source de l’engagement déontique véhiculé par les promesses, nous
n’avons pas encore mentionné le fait que, du point de vue de A, tout ceci ne suffit pas
pour faire la distinction entre une assertion catégorique et une promesse. Nous avons
vu, au chapitre 8, que les assertions catégoriques génèrent un engagement à la vérité
persistante de p ; or, dans le cas des promesses, L sera éventuellement responsable non
seulement de la fausseté de p, mais aussi d’avoir failli à sa promesse, c’est-à-dire de ne
pas avoir satisfait la raison d’agir qu’il s’est créée par son énoncé. Ainsi, pour arriver à
une compréhension parfaite d’un acte commissif, A doit concevoir — de manière
réflexive, pourrait-on dire — les conséquences qu’ont pour L les effets que l’énoncé
provoque chez A ; en d’autres mots, bien que la capacité de concevoir un AP suffise
pour imposer à L l’obligation de tenir sa promesse, A ne peut véritablement attribuer
une force commissive à l’énoncé sans saisir que L endosse cette responsabilité.
Nous avons présenté ces différentes capacités interprétatives comme relevant
de couches cognitives distinctes ; au chapitre suivant, nous allons avancer des
arguments empiriques en faveur cette façon de procéder. Une autre conséquence
psychologique de notre modèle mérite d’être jaugée : à présent que nous avons
examiné trois types illocutoires majeurs, il apparaît qu’à aucun endroit de notre
analyse, nous ne devons faire appel à une attribution d’intentions communicatives ou
illocutoires à L. Selon l’analyse que nous avons développée, l’attribution d’une force
illocutoire émerge automatiquement de l’immersion du contenu linguistique au sein
d’un contexte de conversation ; si cette vision des choses s’avère correcte, les capacités
pragmatiques régissant l’attribution des forces illocutoires aux énoncés doivent être
corrélées aux mécanismes qui sous-tendent la conceptualisation du contexte. On va
voir, maintenant, que c’est bien le cas.
304
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques
« Mais s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible. » (Robert Musil, L’Homme sans qualités)
Dans les chapitres précédents, nous avons souligné la prégnance du contexte à
l’intérieur des processus de communication linguistique. D’une part, le contexte
permet de passer depuis le niveau de la signification linguistique — des actes phatiques
— vers le niveau locutoire, muni d’un contenu véri-conditionnel. D’autre part, c’est le
contexte, dans la mesure où il détermine la conception que l’interprétant se fait de
l’AP, qui préside à l’attribution des forces illocutoires. En effet, la différence entre
l’aspect illocutoire d’un énoncé et ses effets perlocutoires correspond à la ligne de
partage entre le statut de raison et le rôle causal ; ainsi, la force illocutoire de l’énoncé
prend en compte non pas les effets causaux, potentiels ou effectifs, de celui-ci, mais sa
capacité justificative au sein d’un AP, idéalement conçu comme partagé.
Notre position implique donc qu’une même capacité à prendre le contexte en
compte se voit mobilisée par l’assignation d’un sens locutoire à un énoncé (token) et
par l’attribution d’une force illocutoire — d’un statut de raison de croire ou d’agir — à
ce même énoncé. En outre, comme nous l’avons déjà noté, rien ne permet de douter
du fait que ces deux facettes de l’interprétation correspondent à des processus
cognitifs qui opèrent de manière simultanée et interdépendante. Dans ce dernier
chapitre, nous allons tenter de montrer qu’une telle vision de l’attribution des forces
illocutoires aux énoncés représente une option plus plausible, du point de vue cognitif,
qu’une approche gricéenne, basée sur la reconnaissance d’intentions communicatives.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 305
Dans la section 1, nous ferons le point sur les contraintes cognitives que notre
analyse fait peser sur l’accession progressive à une maîtrise parfaite des actes de
langage assertifs et directifs. Nous verrons que l’assignation des forces illocutoires ne
se fonde pas, alors, sur une capacité à attribuer des états mentaux, mais réclame
seulement la construction d’un arrière-plan (AP) constitué de possibilités alternatives
et compatibles avec un certain ensemble de contenus doxastiques. Toutefois,
l’aptitude à prêter à autrui des croyances du premier et du second ordres, améliore la
qualité épistémologique de l’AP et, du même coup, affine l’interprétation. Nous
comparerons ensuite (section 2) notre approche avec la Théorie de la Pertinence, qui
rend compte de ces mêmes stratifications dans l’aptitude communicationnelle à l’aide
d’un modèle où l’attribution d’intentions informatives et communicatives se trouve
prise en charge par un module spécifique. Dans la section 3, nous examinerons les
arguments qui autorisent à définir les impacts cognitifs de l’autisme dans les termes
d’un déficit exécutif bloquant l’émergence de représentations alternatives du monde et
empêchant, par là même, la constitution d’un quelconque AP conversationnel. Dans la
section 4, nous verrons, à la lumière de quelques données expérimentales, que ce point
de vue prédit, correctement, qu’une disparité s’instaurera, au niveau pragmatique,
entre les autistes et les jeunes enfants : les premiers ne peuvent dépasser un niveau de
communication où les énoncés correspondent à des stimuli descriptifs ou directifs,
tandis que les seconds, malgré leur incapacité à attribuer des croyances aux autres, ont
accès à la dimension illocutoire du langage. Dans la section 5, nous verrons qu’une
maîtrise complète de l’assertion, qui se manifeste par la capacité à distinguer le
mensonge de l’ironie, nécessite de construire l’AP en fonction des croyances du second
ordre qu’entretient le locuteur L. La section 6 est consacrée aux actes commissifs :
conformément aux prédictions théoriques faites au chapitre précédent, il y sera
montré que l’assignation de la force commissive mobilise un niveau cognitif
supplémentaire qui permet de conceptualiser l’engagement déontique. Enfin, nous
reviendrons, à la lumière de ces résultats, sur l’hypothèse modulariste avancée par
Sperber et Wilson, et nous montrerons qu’elle est circulaire et infalsifiable.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 306
1 Le contexte et l’interprétation Nous l’avons vu aux chapitres 4 et 5 : pour accéder au niveau locutoire, un
énoncé linguistique doit se voir assigner un contexte. Du point de vue de l’allocutaire,
cela veut dire que certaines interprétations des constituants linguistiques seront
favorisées en fonction des propriétés de la circonstance d’énonciation. On peut
penser, par exemple, que la détermination contextuelle du sens obéit, localement, à
des considérations de saillance cognitive (voir Recanati 2004b, 2004a). Mais quelle
que soit la nature d’une telle capacité à mettre les énoncés en contexte, il est clair
qu’en son absence, la communication se verrait restreinte au modèle du code, où
chaque token hérite de son type le sens véhiculé (voir Sperber et Wilson 1989, 15-22).
Sur le plan cognitif, le passage du phatique au locutoire exige donc une certaine
flexibilité, permettant d’envisager divers sens pour une même occurrence linguistique
donnée.
Fait intéressant, notre analyse implique qu’aucune attribution de forces
illocutoires ne saurait prendre place en l’absence de cette aptitude. Nous avons vu que,
par rapport à un certain AP, un énoncé reçoit une force assertive si, et seulement si, il
constitue une raison, pour A, de croire que le contenu p est vrai ; qu’il reçoit une force
directive si, et seulement si, il constitue une raison, pour A, de rendre p vrai ; et qu’il
reçoit une force commissive si, et seulement si, il constitue une raison, pour L, de
rendre p vrai. Notre utilisation du connecteur biconditionnel n’est pas innocente. En
effet, nous avons présenté l’assignation de la force illocutoire comme un effet
automatique, déclenché par le statut de l’acte locutoire face à l’AP. Or se représenter
un AP présuppose que l’on soit capable d’envisager diverses possibilités alternatives à
partir d’un corps de propositions connues ou considérées comme telles.
Reprenons l’exemple de Millikan, déjà discuté plus haut :
(1) Jean, on ne mange pas avec ses mains.
Normalement, (1) se verra interpréter comme un ordre incitant le petit Jean à manger
avec des couverts : comme nous l’avons dit à la fin du chapitre 9, si la représentation
d’un tel état de choses générique, où personne ne mange avec ses mains, fonctionne
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 307
comme une raison pour ne pas manger avec ses mains, le statut locutoire de l’énoncé
passe, automatiquement, de la représentation d’une croyance à la représentation d’un
désir. Cependant, si A ne peut ni aller au-delà du sens linguistique ni, surtout,
envisager des scénarios hypothétiques, l’interprétation qu’il fera de (1) ne devrait pas
transcender la signification conventionnelle : le mode indicatif servant,
prototypiquement, à représenter des états de choses actuels, on est en droit de
s’attendre à ce que, faute d’une mise en perspective face à un certain AP, (1) sera
uniquement perçu comme une description du monde. Nous allons voir, plus loin dans
ce chapitre, que cette prédiction a reçu une vérification expérimentale.
La flexibilité cognitive, si elle est nécessaire, ne suffit pas à établir un niveau
optimal de communication, car il faut encore choisir, parmi toutes les options
envisageables, celle qui est la plus compatible avec les croyances du locuteur L. Tant
que A ne tient compte que de ses propres croyances, les interprétations qu’il va
donner aux énoncés excluront, forcément, l’éventualité que L se trompe ou
entretienne des croyances différentes des siennes. En d’autres termes, A doit
interpréter l’énoncé par rapport à l’ensemble des possibilités qui sont compatibles non
seulement avec ce que A croit, mais aussi avec ce que A croit que L croit ; tant que
l’objet des croyances ainsi attribuées à L n’inclut aucun autre état mental, on parlera
d’attribution de croyances du premier ordre.
Imaginons, par exemple, que je vienne de gagner un million à la loterie, et que
vous l’ignoriez ; vous entrez dans la pièce et énoncez (2) :
(2) J’aurais vraiment besoin d’un million.
Supposons que je ne possède pas la capacité de vous attribuer des croyances
différentes des miennes ; j’interpréterai donc (2) par rapport à un AP exclusivement
déterminé par mes propres états doxastiques ; or, face à un tel AP, (2) constituera un
acte directif — par rapport à ce que je crois être vrai, rien n’exclut la possibilité que
votre énonciation déclenche ma décision de vous donner un million. Imaginons encore
que A sache que Pierre a raté son examen de conduite et que L énonce (3) :
(3) Pierre a réussi son examen de conduite avec brio.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 308
Si A est incapable d’ attribuer à L des croyances différentes des siennes propres, l’AP
par rapport auquel A va interpréter un énoncé comme (3) ne contiendra aucun monde
possible où L croit que Pierre a obtenu son permis ; face à un tel AP, on ne saurait
décider si (3) ne doit se voir attribuer aucune force illocutoire assertive, si (3) constitue
une assertion fausse, ou, enfin, si (3) est un mensonge.
Que se passe-t-il si, lors de mon interprétation de (2), je prends en compte des
hypothèses quant à vos croyances et que je relativise, dès lors, (2) par rapport à
l’intersection de vos croyances avec les miennes ? L’AP constitué de la sorte ne
contiendra ni la proposition que j’ai gagné un million, ni sa négation ; or face à un AP
comme celui-là, (2) peut encore toujours recevoir un statut directif, car rien n’y
empêche que l’énoncé s’interprète comme une raison, pour A, de donner un million à
L. Il faut donc, pour éviter une interprétation trop riche de (2), que je prenne en
compte non seulement ce que vous croyez, mais aussi ce que vous croyez de mes
croyances ; autrement dit, je dois me représenter l’AP de la même manière que vous,
de sorte que cet AP inclue l’impossibilité, pour vous, de recevoir un million de ma
part. Qu’en est-il alors de (3), énoncé face à un A capable d’attribuer des croyances ?
Imaginons que A prête à L la croyance que Pierre a réussi son examen et qu’il
interprète (3) par rapport à l’intersection de ses croyances avec celles de L ; dans ce cas,
l’AP ne contiendra ni le contenu de (3), ni sa négation, et l’énoncé pourra se voir
attribuer une force assertive. Mais imaginons que A sache que L ne croit pas que
Pierre a réussi son examen : afin de pouvoir décider si (3) est une assertion —
mensongère — ou un énoncé ironique (donc dépourvu de force illocutoire directe), A
doit être capable d’attribuer à L des croyances du second ordre, c’est-à-dire de faire des
hypothèses quant aux croyances qu’entretient L à propos des états doxastiques de A.
Si L croit que A ne sait pas si Pierre a raté son examen, (3) sera une assertion par
rapport à un AP constitué en fonction des croyances du second ordre entretenues par
L : en effet, ce qui est tenu mutuellement pour vrai ne contiendra pas la proposition
que A sait que Pierre a raté son examen ; mais si A sait que L sait que A sait que
Pierre a raté son examen, A n’assignera pas une force assertive à l’énoncé, car l’AP sera
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 309
alors constitué par rapport à un stock de propositions contenant [A sait que Pierre a
raté son examen], ce qui ne permet plus d’assigner à (3) le statut d’une raison de croire
que Pierre a réussi son examen.
En résumé, nous devons distinguer quatre niveaux :
a. Pas de flexibilité cognitive :
Une seule interprétation par token ;
Pas d’interprétation illocutoire ;
b. Flexibilité cognitive, mais seulement à partir d’états épistémiques
propres :
Plusieurs interprétations d’un même token envisageables ;
Attribution imparfaite de forces illocutoires ;
Pas de distinction entre l’erreur, le mensonge et l’ironie ;
c. Flexibilité cognitive, prise en compte des croyances du premier ordre de
L :
Pas de distinction entre le mensonge et l’ironie ;
d. Flexibilité cognitive, prise en compte des croyances du second ordre de
L ;
Distinction entre mensonge et ironie.
Ce bref résumé des contraintes cognitives posées par notre modèle entraîne
deux conséquences théoriques de taille. La première est que la simple capacité à
interpréter les énoncés en termes illocutoires ne requiert rien d’autre que l’aptitude à
concevoir des possibilités alternatives. Une fois mise en place, cette capacité permet
de passer à une interprétation plus fine, non seulement au niveau locutoire, mais aussi
au niveau illocutoire : les énoncés ne se réduisent plus à des représentations du monde
ou à des incitations à l’action ; ils constituent aussi des raisons de croire ou de rendre
vraies des propositions qui ne coïncident pas forcément avec le contenu littéral. Dès
lors — et c’est là l’autre conséquence —, l’aptitude à attribuer des états mentaux ne
constitue plus le fondement de toute compétence pragmatique. En fait, l’assignation
d’états épistémiques du premier ou du second ordre n’améliore la performance
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 310
communicative que de manière indirecte ; en livrant à l’interprétant une
représentation plus adéquate de l’AP, elle lui donne accès, du même coup, à des
attributions illocutoires plus exactes — mais la nature même du processus, par lequel
l’énoncé reçoit le statut d’une raison de croire ou d’agir, reste inchangée.
Ces deux corollaires placent notre modèle en porte-à-faux vis-à-vis du courant
(néo/post-)gricéen, qui explique la dimension pragmatique de la parole à partir de la
capacité à attribuer des intentions communicatives du second ordre. La Théorie de la
Pertinence offre, sans nul doute, l’élaboration la plus avancée de ce paradigme au sein
d’une approche plus globale de l’esprit et se présente, dès lors, comme un bon terme
de comparaison. Dans la section qui suit, nous allons examiner les points sur lesquels
cette approche diffère du modèle que défendons ici, et déterminer dans quelle mesure
les prédictions empiriques qu’elle autorise peuvent s’opposer aux nôtres.
2 L’hypothèse d’un module pragmatique inférentiel Les niveaux d’interprétation a-d de la section précédente correspondent aux
distinctions que fait Sperber (1994) entre le Modèle du Code, l’Optimisme Naïf,
l’Optimisme Prudent et la Compréhension Sophistiquée. Cette stratification renvoie,
chez Sperber, aux hypothèses centrales de la Théorie de la Pertinence, qui reconstruit
l’interprétation des énoncés en termes uniquement inférentiels (Sperber et Wilson
1989).
Le passage du Modèle du Code — où le sens de l’énoncé (token) se dérive
mécaniquement de la signification attachée au type — vers l’Optimisme Naïf consiste
à inférer, à partir de l’acte de l’énonciation, une intention informative qu’on définit
comme suit :
Intention informative : l’intention de rendre manifeste à A un
ensemble d’hypothèses.
On peut, sans en altérer l’esprit, reformuler cette définition en termes de croyances :133
133 Voir, en effet, la manière dont Sperber et Wilson (1989, 66) définissent la manifesteté :
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 311
Intention informative : l’intention que A croie ou soit en position de
croire un ensemble d’hypothèses.
Pour Sperber, l’optimiste naïf infère l’intention informative en présumant L à la
fois coopératif et compétent : A fait l’hypothèse que l’intention informative de L
correspond à l’interprétation de l’énoncé qui soit la plus pertinente du point de vue de
A. L’optimiste naïf est donc condamné à l’erreur dans un contexte où L se trompe
quant aux priorités de A et entretient une intention informative dont le contenu ne
s’avère pas immédiatement pertinent du point de vue de A. D’après Sperber (1994), les
jeunes enfants raisonnent en optimistes naïfs — un postulat dont la confirmation
empirique est, comme on va le voir, loin d’être évidente.
Cette strate théorique correspond, en gros, à notre niveau b, où A possède la
capacité de concevoir des possibilités alternatives, mais uniquement à partir de ses
croyances propres. La différence majeure entre notre position et celle de Sperber
réside dans le fait que, pour nous, ce niveau interprétatif ne requiert aucune aptitude à
attribuer des états mentaux à autrui ; par contre, l’intention informative portant sur
une éventuelle croyance, l’attribution d’une intention informative, et donc le passage
du Modèle du Code à l’Optimisme Naïf, exige que A puisse prêter à L des états
mentaux du second ordre.
La transition entre l’Optimisme Naïf et l’Optimisme Prudent se caractérise,
selon Sperber, par la prise en compte du fait que L puisse se tromper. Un optimiste
prudent ne s’arrête pas nécessairement à l’hypothèse la plus pertinente de son point de
vue, mais jauge aussi la plausibilité que L ait pu penser que cette interprétation s’avère
la plus pertinente du point de vue de A ; l’optimiste prudent arrive ainsi à gérer les
erreurs de L. Cependant, ce mécanisme interprétatif, où L se voit attribuer des
hypothèses à propos des croyances de A, se fonde sur la présupposition que L est
coopératif, c’est-à-dire que L n’a pas l’intention de faire croire à A une proposition
Une hypothèse est manifeste dans un environnement cognitif, si l’environnement cognitif fournit
assez d’indices en faveur de son adoption […].
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 312
qu’il croit lui-même fausse. Un optimiste prudent ne pourra donc pas distinguer le
mensonge de l’ironie — ce qui correspond à notre niveau c, où A peut attribuer à L
des croyances du premier ordre, mais pas des croyances à propos de croyances. On le
voit, tandis que nous ne postulons, à ce niveau interprétatif, qu’une capacité à
attribuer des états doxastiques du premier ordre, l’optimiste prudent de Sperber
attribue à L des croyances à propos des croyances de A, et ces attributions figurent
parmi les prémisses d’une inférence qui conduit à prêter à L une intention du second
ordre — en effet, afin d’attribuer à L l’intention de rendre manifeste l’hypothèse ou la
proposition p, l’optimiste prudent part de l’hypothèse que L croit que A tient pour vrai
un certain ensemble de propositions par rapport auquel p serait pertinente.
D’après Sperber (1994 ; aussi Sperber et Wilson 1989, 88-101), une procédure de
compréhension qui ne présuppose pas que L soit coopératif, c’est-à-dire qui permette
d’attribuer à L une intention informative adéquate même si cette intention
informative a pour contenu une proposition que L sait fausse, exige la formation
d’hypothèses non seulement à propos de ce que L a voulu dire, mais aussi à propos de
ce que L a voulu communiquer. Ainsi, A doit inférer l’intention informative de L à
partir de l’intention communicative qu’il lui attribue :
Intention communicative : l’intention de rendre manifeste à A
l’intention informative.
La Compréhension Sophistiquée consiste donc à attribuer une intention informative à
L en fonction de l’intention communicative que L pouvait avoir. Cette stratégie
interprétative exige que A soit capable d’attribuer à L des intentions du quatrième
ordre — une intention à propos d’une croyance de A à propos d’une intention de L à
propos d’une croyance de A. Notre niveau d, par contre, où A se montre capable
d’interpréter les énoncés de L par rapport à un AP consistant avec la représentation
que s’en fait L, n’exige qu’une attribution, bien plus modeste, de croyances du second
ordre — une attribution à L de croyances à propos des croyances de A.
L’attribution d’intentions informatives et communicatives obéit, selon Sperber
et Wilson (1989), à une contrainte de Pertinence ; lors de son interprétation, A va
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 313
présupposer que L croit que son énoncé possède une pertinence suffisante pour que
son intention communicative et son intention informative soient satisfaites. Nous
n’allons pas nous attarder ici sur ce principe, d’après lequel chaque énoncé véhicule la
présomption de sa propre pertinence. Il nous importe, par contre, de savoir s’il est
justifié de recourir, dès le niveau du code dépassé, à des attributions d’états mentaux
du second ordre. En effet, c’est sous cet aspect que l’approche de Sperber et Wilson se
révèle la plus nettement incompatible avec la nôtre.
Cette divergence s’accentue lorsqu’on prend en considération l’hypothèse,
récemment défendue par Sperber et Wilson (Sperber et Wilson 2002 ; Wilson 2000,
2005b, 2005a ; Sperber 2000), qu’il existerait un module pragmatique inné,
spécifiquement dédié à la communication humaine. D’après eux, une fois que l’énoncé
a fait objet d’un décodage phonologique et syntaxique, ce module prendrait
l’interprétation entièrement en charge via l’attribution, en conformité avec le principe
de pertinence, des intentions informative et communicative. Le dispositif que
postulent Sperber et Wilson ne correspond pas à un module fodorien dont le
fonctionnement ne saurait être affecté par des connaissances générales, mais constitue
plutôt un mécanisme cognitif spécifique qui aurait émergé, au cours de l’évolution, à
partir de la « Théorie de l’Esprit », c’est-à-dire sur base d’une aptitude plus générale à
attribuer des états mentaux à autrui.134
Sperber et Wilson (Sperber et Wilson 2002 ; Wilson 2000, 2005b, 2005a ;
Sperber 2000) avancent trois arguments qui militeraient en faveur d’un module
pragmatique indépendant :
a. La signification linguistique d’un énoncé peut s’associer à une infinité
d’intentions communicatives, tandis que, généralement, une action
ordinaire ne peut être le résultat que d’un nombre limité d’intentions ;
134 Nous utiliserons des majuscules afin de désigner par Théorie de l’Esprit une capacité cognitive à
attribuer des états mentaux, et non une réflexion philosophique ou psychologique sur le
fonctionnement de l’esprit.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 314
b. L’explication des actions ordinaires en termes de buts ne requiert qu’une
capacité à attribuer des états mentaux du premier ordre — des intentions
ou des buts —, tandis que l’attribution d’intentions communicatives et
informatives exige une capacité méta-représentationnelle à plusieurs
niveaux ;
c. La procédure normale pour déterminer l’intention sous-jacente à une
action donnée consiste à identifier l’effet causal de l’action et à faire
l’hypothèse que celui-ci constituait le contenu de l’intention
correspondante. Cependant, cette procédure ne saurait s’appliquer aux
énoncés linguistiques, étant donné que le but de l’intention
communicative consiste en sa reconnaissance.
On aura remarqué que ces trois arguments présupposent, plus qu’ils ne le prouvent,
que l’interprétation procède par la récupération d’intentions informatives et
communicatives. Or, si les vues que nous avons précédemment avancées sur
l’attribution des forces illocutoires se révélaient correctes, on devrait admettre qu’il
existe au moins un aspect pragmatique de l’interprétation qui ne procède pas selon ce
schéma — ce qui rendrait caduque toute la comparaison, menée par Sperber et
Wilson, avec l’inférence d’intentions ou de buts à partir d’actions. En outre, la validité
empirique de notre analyse impliquerait que le module pragmatique ne prend pas en
charge toutes les composantes interprétatives de l’énoncé ; on serait alors conduit à se
demander si l’hypothèse modulariste se laisse encore justifier sans le postulat d’un
traitement pragmatique unitaire. Dans les quatre sections qui suivent, nous tenterons
d’établir la plausibilité psychologique d’un modèle qui ne fait appel à aucune
attribution d’intentions du second ordre lors de l’assignation d’un statut illocutoire aux
énoncés. Nous reviendrons sur la nature prétendument modulaire de la compétence
pragmatique dans notre section finale.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 315
3 Les corrélats cognitifs de l’autisme
3.1 La compétence pragmatique et la croyance fausse Il existe, à ce jour, un nombre important de données montrant que l’autisme a
pour corrélat une pratique langagière caractérisée par de graves déficits pragmatiques.
Ceux-ci incluent l’incapacité à comprendre les actes de langage indirects, les
métaphores, les blagues et l’ironie ; d’importantes difficultés à ajuster le contenu, et le
contour prosodique, des énoncés aux besoins de la conversation ; la violation des
maximes gricéennes, y compris la Maxime de Politesse ; la production et la non-
détection de faux-pas conversationnels ; ou encore un usage extrêmement pauvre des
verbes appartenant au lexique de la cognition (voir, par exemple, Baron-Cohen 1988 ;
2000, 15 ; Baron-Cohen et al. 1999 ; Kaland et al. 2002 ; Lord et Paul 1997 ; Surian,
Baron-Cohen et Van der Lely 1996 ; Wearing et Blair 2005 ; Tager-Flusberg 1992,
1993, 2000 ; Happé 1993 ; Frith 1989, 118-135 ; Baltaxe 1977). D’autres volets de la
compétence linguistique, comme la syntaxe ou la phonologie, semblent relativement
préservés (à condition, bien sûr, que le langage se soit développé). Un tel profil
linguistique s’avère unique et propre à l’autisme (Tager-Flusberg 2000). En outre, ce
n’est pas tant le fait qu’un énoncé puisse recevoir plusieurs interprétations qui pose
problème que la détermination pragmatique du sens ; en effet, les énoncés ambigus se
révèlent beaucoup moins difficiles à interpréter pour les personnes autistes que des
métaphores ou des formulations approximatives (Dennis, Lazenby et Lockyer 2001).135
Beaucoup de chercheurs ont lié ce déficit pragmatique à une désorganisation
plus générale dans la Théorie de l’Esprit (voir Perner et al. 1989 ; Happé 1993 ; Capps, 135 Notons, toutefois, que dans un article qui vient de paraître, de Villiers, Stainton et Szatmari
(2007) rapportent que les patients autistes de haut niveau éprouvent relativement peu de difficultés
à gérer les processus pragmatiques « primaires » (cf. Recanati 2004a) qui doivent être mis en jeu
pour assigner un contenu propositionnel à l’énoncé. Ces résultats posent de nouvelles questions,
que nous n’aborderons pas ici, quant aux capacités cognitives requises pour la construction du
niveau locutoire ; mais quoi qu’il en soit, cela ne remet pas en cause les hypothèses développées ci-
dessous, car, comme nous le verrons par la suite, les patients autistes se révèlent inaptes à saisir la
dimension illocutoire des énoncés à cause d’une incapacité à concevoir des mondes possibles.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 316
Kehres et Sigman 1998 ; Tager-Flusberg 2000). De fait, un autre symptôme
caractéristique de l’autisme réside dans l’incapacité à attribuer des croyances à autrui
(par exemple Baron-Cohen, Leslie et Frith 1985 ; Baron-Cohen 1995, 2000 ; Perner et
al. 1989).
On considère qu’un esprit possède la capacité en cause lorsqu’il peut attribuer
des croyances qu’il sait fausses par ailleurs (Dennett 1978b). Traditionnellement,
l’aptitude à projeter des états épistémiques sur les autres s’évalue au travers de la tâche
dite de la « croyance fausse ». Dans son paradigme le plus ordinaire, ce test se déroule
comme suit. Le participant voit une scène où un premier personnage (Sally) dépose un
certain objet (par exemple, un chocolat) à l’endroit l1 (par exemple, dans une boîte
bleue) ; ensuite, Sally quitte la scène. Arrive alors un second personnage (Anne) qui
déplace l’objet de l1 vers un autre lieu l2 (par exemple, dans une boîte verte) ; après
quoi, Anne quitte la scène également. Lorsque Sally revient, on demande au
participant à quel endroit elle va chercher l’objet. Il a été montré, à plusieurs reprises,
que les personnes souffrant d’autisme, ainsi que des enfants de moins de trois ans et
demi, échouent à cette tâche en répondant que Sally va chercher l’objet en l1 (Baron-
Cohen, Leslie et Frith 1985 ; Baron-Cohen 2000, 5-7 ; Astington 1999a, 106-117).
Un paradigme alternatif consiste à présenter au participant un tube de Smarties,
des bonbons très largement commercialisés, et à lui demander ce qu’elle/il s’attend à y
trouver ; les participants répondent en fonction de leurs attentes prototypiques, c’est-
à-dire pensent y trouver des bonbons. Mais, en réalité, le tube contient un crayon.
Après que le contenu du tube ait été révélé, un second expérimentateur (ou un autre
participant) rentre dans la pièce, et on demande au premier participant ce que cette
seconde personne va penser qu’il y a dans le tube de Smarties. Utilisant ce test, Perner
et al. (1989) ont obtenu des résultats identiques à ceux livrés par le paradigme « Sally-
Anne » : alors que la plupart des enfants autistes ont répondu « un crayon » à la seconde
question, les enfants au-dessus de trois ans souffrant d’un déficit linguistique
spécifique ont fourni la réponse correcte, c’est-à-dire « des Smarties ».
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 317
Jusqu’ici, rien ne semble valider notre analyse. D’après ce que nous avons dit
dans la section 2, la transition allant du Modèle du Code vers un niveau
d’interprétation pragmatique ne requiert pas la capacité à attribuer des états mentaux,
mais seulement une aptitude à concevoir des possibilités alternatives. Nous ne
saurions donc faire l’économie d’une discussion plus détaillée portant sur les sources
du déficit que les autistes exhibent en matière de Théorie de l’Esprit.
3.2 L’hypothèse du déficit exécutif Certains chercheurs ont émis des doutes quant à la capacité cognitive que
« filtreraient », en réalité, les tâches de la « croyance fausse ». Ce scepticisme se fonde,
essentiellement, sur le fait que tant les enfants de moins de trois ans que les personnes
souffrant d’autisme présentent des difficultés similaires lors d’une tâche de « faux
désir », dans laquelle les participants doivent inhiber leur propre désir en faveur d’un
désir incompatible avec le premier et qui doit être attribué à un tiers (Moore et al.
1995 ; Russell, Saltmarsh et Hill 1999). Ce résultat surprend d’autant plus que des
expériences menées de manière indépendante ont montré que les enfants de moins de
trois ans et les autistes sont capables d’attribuer des désirs et des buts à d’autres esprits
(Baron-Cohen, Leslie et Frith 1986 ; Russell et Hill 2001 ; Astington 1999a, 83-85). De
même, alors qu’on ne trouve dans la conversation des autistes presque aucune mention
d’états épistémiques ou attentionnels, ils se réfèrent aux états volitionnels dans une
mesure au moins égale à celle d’un groupe-contrôle de patients souffrant du syndrome
de Down (Tager-Flusberg 1992, 1993).136
Cependant, ces résultats ne prouvent pas que le bon accomplissement des
tâches de la « croyance fausse » exige une aptitude cognitive qui fait défaut à la fois aux
136 Phillips et al. (1995) soutiennent que les enfants autistes ne comprennent pas les propriétés
« représentationnelles » des désirs. Cependant, ces auteurs utilisent un test qui exige du participant
qu’il infère les désirs de la personne-cible sans disposer d’aucune information à propos des buts de
celle-ci, ou qu’il infère un changement de désir à partir d’une information nouvelle ; des
performances de ce type supposent la construction d’un modèle des croyances entretenues par la
cible, ce dont les autistes ne sont précisément pas capables (cf. Nichols et Stich 2003, 129-130).
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 318
autistes et aux jeunes enfants. Les performances d’enfants en dessous de trois ans dans
une tâche « Sally-Anne » s’améliorent considérablement lorsque la question est posée
en termes plus explicites, comme par exemple « L’objet o est en l2. Sally veut trouver o.
Sally pense que o est en l1. Où penses-tu que Sally va chercher o ? » ou « Où penses-tu
que Sally va chercher o en premier lieu ? » (voir Wellman et Bartsch 1988 ; Siegal et
Beattie 1991). Surian et Leslie (1999) ont comparé l’effet qu’une telle explicitation
exerce sur la performance de la tâche « Sally-Ann » par des enfants en dessous de trois
ans et par des enfants autistes plus âgés : en ce qui concerne les enfants normaux,
l’effet de facilitation a été répliqué ; par contre, on n’a constaté aucune amélioration
pour les enfants autistes. Ces données suggèrent que si les jeunes enfants maîtrisent
une forme — limitée — d’attribution de croyances, cette capacité manque totalement
chez les personnes autistes.
Une source plausible de l’échec des autistes dans des tâches de « croyance
fausse », même facilitées, réside dans les déficits que ces mêmes personnes exhibent au
niveau exécutif. En effet, la difficulté à maintenir une stratégie flexible constitue un
autre symptôme persistant de l’autisme et du syndrome d’Asperger137. Ces patients
échouent dans des tâches qui requièrent de passer d’une stratégie à une autre, comme
le « Wisconsin Card Test », ou de choisir parmi plusieurs mouvements possibles,
comme la « Tour d’Hanoi » (cf. Frye 1999).138 Dans ces tâches, la performance des
personnes souffrant d’autisme et du syndrome d’Asperger est corrélée, de manière
significative, avec l’attribution de croyances du premier et du second ordres (Ozonoff
137 Les personnes atteintes du syndrome d’Asperger présentent les symptômes majeurs de l’autisme
mais possèdent un QI (très) élevé. 138 Dans le « Wisconsin Card Test », le participant doit classer des cartes en tas selon des critères
qui ne lui sont pas communiqués ; à chaque essai, l’expérimentateur indique si le classement est
correct ou non, permettant ainsi au participant d’inférer les règles de la classification. Dans la tâche
de la « Tour d’Hanoi », on fournit aux participants un dispositif constitué de trois axes sur l’un
desquels sont enfilés, du plus grand au plus petit, quatre ou huit disques : la tâche consiste à faire
passer cette « pyramide » sur un autre axe en transférant les disques d’un axe à un autre, mais sans
jamais poser un disque plus grand sur un disque plus petit.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 319
1997 ; Ozonoff, Pennington et Rogers 1991 ; Ozonoff, Rogers et Pennington 1991). Ces
résultats incitent à penser que l’échec dans la tâche de la « croyance fausse » tient à un
déficit exécutif ; pour réussir dans ces paradigmes expérimentaux, le participant doit
supprimer une de ses propres croyances tout en tentant de répondre à une question
portant sur les actions de la personne-cible (voir Russell 1997 ; Russell, Saltmarsh et
Hill 1999).
L’hypothèse du désordre exécutif peut nourrir des conjectures extrêmement
fécondes. En effet, l’autisme n’affecte pas tous les aspects exécutifs du fonctionnement
cognitif ; par exemple, les patients autistes n’ont aucun problème à fixer leur attention
sur des aspects moins saillants d’un stimulus, en ignorant un aspect plus saillant et
distracteur (comme c’est le cas dans la tâche de Stroop).139 Plus précisément, l’autisme
compromet l’habileté à passer d’un environnement cognitif à un autre, mais préserve la
capacité inhibitoire (Ozonoff 1997). Les difficultés exécutives des enfants autistes se
trouvent ainsi circonscrites aux tâches qui exigent non pas de suivre une règle fixe,
mais d’abandonner certaines règles ou conclusions (Russell 2002) ; en d’autres termes,
les personnes souffrant d’autisme éprouvent des difficultés à raisonner de manière
non-monotone (Stenning et van Lambalgen 2007 ; van Lambalgen et Smid à paraître).
Afin de mener un raisonnement non-monotone, il faut pouvoir envisager des
possibilités alternatives au stock de croyances du moment ; cette capacité présuppose,
à son tour, celle de pouvoir envisager des possibilités incompatibles entre elles.
Nichols et Stich (2003) décrivent l’attribution d’états mentaux à autrui à l’aide d’un
système complexe où la détection de désirs et d’états perceptifs n’est pas prise en
charge par le même mécanisme que l’assignation de croyances. Pour cette dernière, ils
postulent une « Boîte à Mondes Possibles » (BMP) qui permet d’appliquer à n’importe
quelle proposition — qu’elle fasse ou non objet d’une croyance — les processus
139 Dans la tâche de Stroop, on présente aux sujets des mots nommant une couleur, par exemple
vert, mais dont la couleur typographique (par exemple, le rouge) est différente de la couleur
dénotée ; les participants doivent donner la couleur typographique, ce qui permet de mesurer leur
capacité à inhiber l’interférence produite par la signification du mot.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 320
inférentiels opérant sur des croyances réelles ; en d’autres mots, la BMP autorise le
raisonnement hypothétique et contrefactuel.
On peut raisonnablement soutenir que les enfants normaux de moins de trois
ans disposent d’une BMP : en effet, on observe chez eux, à partir de l’âge de dix-huit
mois, un comportement en « comme-si », c’est-à-dire des jeux qui consistent à faire
semblant (cf. Astington 1999a, 53-56). Nichols et Stich (2003, 28-35) pensent que ce
type de comportement implique, à son point de départ, qu’une représentation (de
même format que les contenus de croyances) soit insérée dans la BMP ; après que les
contenus de croyances du sujet aient été, à leur tour, transférés dans la BMP, les
opérations inférentielles ordinaires s’appliquent au tout. Cependant, le transfert de
contenus depuis la « Boîte à Croyances » vers la BMP subit un filtrage assuré par le
mécanisme cognitif qui préside, par ailleurs, à la révision de croyances à la lumière
d’informations nouvelles. Ce mécanisme assure, par exemple, que lorsque j’apprends
que Jean-Paul II est décédé, ma croyance (acquise antérieurement) que Jean-Paul II va
répondre à ma lettre disparaisse immédiatement de ma « Boîte à Croyances ». Dans les
jeux en « comme-si », la représentation initiale, par exemple [Cette banane est un
téléphone], se trouve « agrafée » dans la BMP de sorte que le mécanisme de révision ne
possède plus aucune prise sur elle ; dès lors, seules les croyances compatibles avec cette
représentation seront admises dans le BMP. Le lien entre la BMP et ce type de jeux
s’avère d’autant plus plausible que c’est également vers l’âge de dix-huit mois que les
enfants manifestent une capacité à imaginer des solutions à des problèmes nouveaux
par projection, sans passer par une séquence effective d’essais et d’erreurs (Astington
1999a, 52).
De même, avant l’âge de trois ans, les enfants utilisent une forme primitive
d’attribution d’états mentaux qui consiste à prédire le comportement d’autrui en
injectant ses propres croyances dans la BMP. Cela ne suffit pourtant pas pour réussir
les tâches de la « croyance fausse » : lors d’une tâche de ce type, l’enfant commence par
« agrafer » dans la BMP la représentation [Sally veut prendre l’objet o] et construit un
modèle des croyances de Sally en injectant dans la BMP les contenus de ses propres
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 321
croyances, dont celle que o se trouve en l2 ; l’inférence obtenue sera donc que Sally va
regarder en l2. On est en droit de supposer, cependant, que lorsqu’une information
plus explicite, comme « Sally pense que o est en l1 », est ajoutée aux instructions, la
prémisse de la simulation conduite dans la BMP sera [o est en l1]. Mais la capacité à
passer la tâche de la « croyance fausse » non-facilitée requiert que la personne-cible
puisse se voir attribuer des représentations incompatibles avec celles du sujet — et que
de telles attributions donnent lieu, dans la BMP, à des inférences dont les conclusions
retomberont dans la « Boîte à Croyances » sans être assimilées pour autant à une
croyance propre (Nichols et Stich 2003, 87-93, 111-116, 129-130).140 Dans une forme
primitive d’attribution de croyances comme dans les jeux en « comme-si » pratiqués
par de jeunes enfants, la simulation se cantonne sans doute à la BMP, en ce sens que le
caractère non actuel, « simulé », des inférences n’est pas évalué en ces termes par
rapport au modèle que l’enfant se construit du monde actuel ; or l’attribution correcte
de croyances fausses et de faux désirs exige non seulement que soit construite une
situation alternative à ses propres états mentaux, mais aussi que s’exerce une capacité à
« naviguer » entre un cadre contrefactuel et une représentation du monde actuel, c’est-
à-dire à évaluer correctement les conclusions tirées au sein de la BMP par rapport à ce
que l’on croit vrai (voir Proust 1999, 2002). Proust (2002) cite deux arguments
empiriques probants en faveur de cette analyse de la simulation : le lien qui unit le
raisonnement contrefactuel à l’acquisition de la Théorie de l’Esprit, et les confusions
entre imagination et réalité chez les jeunes enfants. Riggs et al. (1998) ont constaté que,
chez les enfants d’entre trois et quatre ans, la réussite aux tâches de la « croyance
fausse » est fortement corrélée à la capacité de répondre à des questions portant sur
une état contrefactuel du monde — ce qui requiert de cantonner une conclusion
inférée dans la BMP à un statut fictionnel ; par contre, les sujets éprouvent moins de
peine à raisonner à propos d’un état futur hypothétique, sans doute parce que, cette
140 La réussite à une tâche de « croyance fausse » ne signifie pas que la prémisse placée dans la
BMP contienne le concept de croyance en tant que tel ; on peut supposer, en effet, que l’enfant se
livre à une simulation à partir des buts et des dispositions de la personne-cible (Proust 2002).
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 322
fois, la conclusion issue de la simulation ne crée pas de conflit avec la connaissance qui
touche à l’état actuel du monde.141 Harris et al. (1991) ont établi, quant à eux, que les
jeunes enfants ont parfois du mal à discerner le caractère irréel de certains situations
imaginaires, ce qui montre, d’après Proust (2002), qu’ils sont incapables d’appréhender
la simulation en « comme-si » d’un point de vue externe.
Nichols et Stich (2003, 128-131) soutiennent que les principaux symptômes de
l’autisme s’expliquent par un dommage subi au niveau de la BMP. Tout d’abord, au
contraire des enfants normaux, les jeunes autistes n’exhibent aucun comportement de
« faire semblant » (Leslie et Roth 1993). Ensuite, cette hypothèse cadre parfaitement
avec les difficultés, mentionnées plus haut, qu’ont les personnes autistes à raisonner de
manière non-monotone et à envisager des plans d’action flexibles. Proust (2002 ; 2005;
à paraître-b) souligne que le contrôle exécutif qui sous-tend l’accomplissement d’une
action, fût-elle mentale ou non, exige une simulation « à la première personne » de
l’acte à accomplir, à l’intérieur d’un espace de possibilités compatibles avec
l’expérience passée. Dans cette perspective, la forte tendance de ces patients à
s’engager dans des routines persistantes (voir, par exemple, Baron-Cohen 2003; Willey
1999) milite en faveur d’un dommage affectant la BMP.
Pour en revenir à notre propos principal, l’hypothèse d’un déficit dans la BMP
conduit également à prédire que les personnes autistes ne pourront se constituer un
arrière-plan conversationnel, même si celui-ci se résume à un stock de possibilités
compatibles avec leurs croyances propres. En conséquence, ces personnes
n’accèderont même pas au niveau d’interprétation où l’énoncé peut recevoir un sens
contextuel et, éventuellement, une force illocutoire. Par contre, les jeunes enfants
devraient être capables de soumettre les énoncés à une interprétation pragmatique
sans toutefois prendre (systématiquement) en compte les croyances du locuteur.
141 German et Nichols (2003) nuancent ces résultats en montrant que les enfants de trois ans
réussissent à accomplir des inférences contrefactuelles simples, du type « Si p, alors q » ; toutefois,
quand le raisonnement contrefactuel met en œuvre des chaînes causales plus longues, on retrouve
une forte corrélation avec la performance observée lors des tâches de la « croyance fausse ».
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 323
4 La communication autiste et la communication enfantine Roth et Leslie (1991) ont réuni un groupe d’enfants d’un peu plus de cinq ans,
un groupe d’enfants en dessous de trois ans et huit mois (âge auquel on commence, en
moyenne, à réussir les tâches de la « croyance fausse ») et un groupe d’enfants autistes ;
ils ont exposé chaque groupe à un scénario du type suivant. Sally et Anne jouent
dehors, Sally dépose l’objet o en un lieu l1 et s’en va. Pendant son absence, Anne
déplace l’objet en l2 ; lorsque Sally revient, elle demande à Anne où est o et Anne
répond « o se trouve en l3 ». Roth et Leslie demandaient, ensuite, aux participants
(a) « Où Sally pense-t-elle que se trouve o ? », (b) « Où Anne pense-t-elle que se trouve
o ? ». Les enfants de plus de cinq ans ont fourni les réponses correctes aux deux
questions — l3, l2. Notons qu’à cet âge, ils ne sont probablement pas capables
d’attribuer des croyances du second ordre (cf. Perner et Winner 1985) — ce qui
indique que, pour concevoir l’acte consistant à transmettre de l’information que l’on
ne croit pas personnellement, il suffit de pouvoir attribuer des croyances du premier
ordre. Ce résultat se laisse donc interpréter comme signifiant que les enfants de plus
de cinq ans exécutent une simulation à partir d’un modèle — peut-être uniquement
dispositionnel — de l’esprit de Sally et arrivent à cantonner la conclusion de cette
simulation — o se trouve en l3 — sous un format contrefactuel, par rapport aux
modèles qu’ils se forment de l’esprit de Anne (qui coïncide, dans ce cas, avec leur
propre représentation du monde). Les enfants de moins de trois ans et huit mois ont
majoritairement répondu l3, l3. On peut en conclure qu’ils conçoivent les énoncés
comme des raisons de croire par rapport à un certain contexte, et non pas comme de
simples signes d’états de choses extérieurs ; en effet, l’énoncé de Anne ne peut revêtir
le simple statut d’un signe distal cantonné à leur point de vue, puisque l’état distal
correspondant n’existe pas. Ces enfants exécutent la même simulation que leurs aînés,
mais n’arrivent pas à distinguer entre la conclusion d’une inférence menée dans le
modèle de l’esprit de Sally, et celle menée dans un modèle constitué à partir de l’état
d’esprit de Anne. Toutefois, ils ont répondu, correctement, qu’en réalité l’objet se
trouve en l2 ; ils se rendent donc compte du caractère fallacieux de l’information
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 324
fournie par Anne. En effet, pour concevoir, sur la base d’un énoncé linguistique, que
quelqu’un dit le faux, on peut raisonner dans les termes procéduraux d’une prévision
d’action, sans faire appel à aucune attribution de croyances (cf. Proust 2002) ; sur ce
point, on citera une étude de Hografe, Wimmer et Perner (1986) qui montre que des
enfants d’entre trois et cinq ans qui ratent la tâche de la « croyance fausse » réussissent,
tout de même, à évaluer l’ignorance d’autres personnes. Enfin, pour revenir à
l’expérience de Roth et Leslie (1991), les enfants autistes ont massivement donné la
réponse l2 aux deux questions, ce qui milite en faveur de l’idée qu’ils conçoivent les
énoncés comme de simples informations à propos du monde qui perdent toute
pertinence dès qu’elles sont fausses.142
Ces résultats concordent avec le fait qu’entre trois et quatre ans, les jeunes
enfants mettent en œuvre un large éventail de stratégies visant à induire les autres en
erreur : cependant, ces stratégies restent, la plupart du temps, peu efficaces et donnent
l’impression que le sujet ne tient pas compte des états doxastiques où se trouve la
personne qu’il tente de tromper (Sodian et al. 1991 ; Newton, Reddy et Bull 2000). On
peut supposer, avec Proust (2002), que le mensonge requiert la construction d’un
monde contrefactuel, c’est-à-dire le recours à la BMP, et qu’en outre, cette
construction, pour réussir, doit être mise en rapport constant avec le monde réel. Ceci
exige une capacité à naviguer entre les représentations contrefactuelles et les
représentations du monde actuel, ce que les jeunes enfants, on l’a vu, ne maîtrisent pas
avant la fin de leur troisième année. Ainsi, quelle que soit leur efficacité, les
comportements de tromperie mobilisent la BMP ; on ne s’étonnera donc pas que les
enfants autistes qui ratent les tâches de la « croyance fausse » se montrent également
incapables de mettre en œuvre une tromperie verbale ou non-verbale, et ce même s’ils
142 C’est sans doute pour une raison similaire que les autistes ne réalisent pas que l’information
véhiculée par les énoncés doit être neuve par rapport à ce qui a été dit précédemment ou par rapport
ce qui est connu (Paul 1987 ; Perner et al. 1989), c’est-à-dire qu’une représentation du monde doit
normalement constituer une raison de croire dans le contexte de la conversation.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 325
réussissent à élaborer des stratégies complexes de « sabotage », afin de prévenir
certaines actions d’autrui (Sodian et Frith 1992 ; Baron-Cohen 1992).
La disparité entre la compétence illocutoire des enfants normaux et celle des
personnes souffrant d’autisme se manifeste encore plus clairement lorsqu’on étudie la
compréhension des actes de langage indirects. En effet, on a souvent observé les
difficultés que ce genre d’énoncés soulèvent pour les autistes (par exemple Bara, Bosco
et Bucciarelli 1999 ; Wearing et Blair 2005). L’échange suivant, rapporté par Perkins
(1998) est très révélateur en ce sens :
(4) A : can you turn the page over ?
B : yes [pas de signe de continuation]
A : go on then [montre]
B : [tourne la page]
Paul et Cohen (1985) ont évalué la compréhension de requêtes indirectes par les
individus atteints d’autisme (quatre à sept ans d’âge mental) en utilisant deux
contextes différents. Dans le premier contexte, dit « structuré », le participant reçoit
une feuille de papier sur laquelle sont dessinés des cercles, et deux crayons de couleurs
différentes ; on prévient le participant qu’il lui sera demandé de colorier les cercles en
une certaine couleur ; ensuite, l’expérimentateur produit des requêtes de statuts
linguistiques différents, mais toujours avec le contour prosodique habituellement
associé aux actes directifs :
(5) Could you colour this circle in red ?
(6) I’d be happy if you coloured this circle in red.
(7) Why not colouring this circle in red ?
Dans le second contexte, dit « pragmatique », le participant est encouragé à dessiner
pendant une conversation « libre » avec l’expérimentateur ; une fois le dessin terminé,
l’expérimentateur demande au participant de colorier le dessin en une certaine
couleur, de nouveau en utilisant des requêtes aux statuts linguistiques différents. Dans
les deux contextes, une réponse est codée comme correcte si le participant obéit ou
manifeste un refus d’obéir, c’est-à-dire s’il comprend la nature directive de l’énoncé. Le
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 326
paramètre contextuel n’a produit aucun effet sur un groupe-contrôle d’enfants
retardés, qui réussirent de manière égale dans les deux situations. Par contre, la
performance des personnes autistes s’est révélée considérablement plus mauvaise dans
le contexte pragmatique que dans le contexte structuré. De plus, toutes les formes de
requête indirecte ne furent pas comprises comme telles, même dans le contexte
structuré ; par exemple, la forme (7) n’a donné que 75% de réponses correctes. D’après
ces résultats, les enfants autistes comprennent que certains énoncés s’emploient pour
provoquer l’action et ils se servent de cette prémisse dans le contexte structuré. Dans
le contexte pragmatique, la forme linguistique de l’énoncé n’est pas prototypiquement
associée à une telle fonction directive ; les sujets autistes se retrouvent alors incapables
de concevoir l’énoncé comme une raison d’agir par rapport au contexte d’énonciation.
En cela ils diffèrent non seulement du groupe-contrôle mais aussi de très jeunes
enfants, d’entre dix-neuf mois et trois ans, qui répondent de manière adéquate aux
actes de langage indirects (Reeder 1978 ; Shatz 1978).
Sur le versant de la production, les enfants normaux arrivent, dès l’âge de deux
ans et demi, à utiliser diverses formes (directes ou indirectes) de requêtes, et tentent
de les adapter à l’allocutaire (Read et Cherry 1978 ; O'Neill 1996) ; ceci n’est pas
étonnant si l’on considère qu’à cet âge, une BMP déjà en place permet de construire
un AP conversationnel. Chez les autistes, par contre, on observe, lors de la production
de requêtes, une absence de coordination visuelle et une pauvreté d’affects positifs qui
constituent l’un des indices permettant le dépistage précoce du déficit (Mundy,
Sigman et Kasari 1993 ; Lord 1993).
Lors de la production de requêtes non verbales, les jeunes enfants utilisent le
contact visuel ou des gestes déictiques ; les enfants autistes, de leur côté, privilégient le
contact corporel et tendent à utiliser l’autre personne comme un outil (Phillips et al.
1995). Ceci corrobore à l’hypothèse de Gómez et al. (1993) que les enfants autistes
conçoivent le langage de manière instrumentale, comme un moyen de satisfaire leurs
besoins ; ainsi, exhibent-ils, à des stades pré-linguistiques et au début de leur
développement linguistique, une prédominance anormale des comportements proto-
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 327
impératifs par rapport aux gestes informatifs et aux vocalisations (Wetherby et
Prutting 1984 ; Mundy, Sigman et Kasari 1993).
On peut donc soutenir que les enfants autistes saisissent l’aspect directif du
langage sous une perspective uniquement et naïvement causale qui met sur le même
pied les interactions physiques et les interactions interpersonnelles, selon une vision
où une entité active exerce une pression sur une autre en tentant de provoquer ou de
bloquer un mouvement. Cette hypothèse paraît très plausible si l’on accepte qu’un
système cognitif unique sous-tend la conceptualisation, en ces termes, de tous les
types de dynamiques causales, que celles-ci se déroulent dans le domaine social ou dans
le domaine physique (Talmy 2000, 409-471 ; Leslie 1995). En fait, les représentations
véhiculées par des énoncés impératifs ne constituent pas, pour les personnes autistes,
des représentations virtuelles susceptibles d’être mobilisées dans un plan d’action,
mais de véritables signes « pushmi-pullyu » (P-P) dont l’aspect représentationnel reste
indissociable de la dimension directive. Souvenons-nous, en effet, que le bénéfice
apporté par la dissociation entre ces deux facettes des signes P-P réside dans la
possibilité qu’elle offre d’envisager simultanément plusieurs états finaux des plans
actionnels et de comparer leurs avantages respectifs ; or on a vu que, chez les autistes,
la capacité de simuler des actions se trouve affectée par le déficit dont pâtit la BMP ; il
y a donc fort à parier que lorsque la dimension directive ne déclenche pas
immédiatement l’action correspondante, le signe tout entier se voit rejeté comme
dénué de pertinence.
En bref, on constate que les jeunes enfants commencent à maîtriser la
dimension illocutoire des énoncés avant même de pouvoir attribuer des croyances
fausses à autrui. À l’inverse, l’autisme ne permet pas de concevoir un AP
conversationnel qui se compose de mondes possibles consistants avec les informations
connues ; aucune attribution de forces illocutoires ne peut donc prendre place. Le
langage des autistes ne va pas au-delà d’une signification d’états de choses ou d’une
incitation instrumentale à l’action ; en d’autres termes, il ne dépasse pas un niveau
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 328
locutoire appauvri, d’ailleurs, par l’impossibilité d’enrichir la signification linguistique à
travers une prise en compte du contexte (mais voir note 135 ci-dessus).
5 Mensonge et ironie Nous avons vu, dans la section précédente, qu’avant l’âge de quatre ans, les
enfants éprouvent quelque peine à construire un mensonge efficace ; cette aptitude se
perfectionne à partir du moment où ils acquièrent la capacité d’attribuer des croyances
aux autres personnes (Astington 1999a, 117-127), c’est-à-dire la capacité à utiliser, dans
leurs représentations du monde actuel, des conclusions tirées lors d’une simulation
contrefactuelle (Proust 2002).143 Cependant, afin de détecter le mensonge « adulte »,
conçu comme une tentative faite en connaissance de cause, par L, pour que A croie
une information crue fausse par L, il ne suffit pas d’attribuer à L une croyance qui
contredise le contenu de son énoncé ; il faut encore arriver à savoir si L croit, ou non,
que A entretient, lui aussi, une croyance identique. Cela équivaut à dire, dans les
termes de la construction de l’AP, qu’il ne suffit pas de former l’AP à partir de
l’intersection des croyances du premier ordre entretenues par A et par L ; il faut se
fonder sur les croyances du second ordre (ou d’un ordre supérieur) qu’entretient L. Si L
produit un énoncé de contenu p, si A sait que L sait que ¬p, et si A sait que L ne sait
pas que A sait, lui aussi, que ¬p, l’AP permettra d’assigner une force illocutoire
assertive à l’énoncé — cet énoncé sera donc une assertion mensongère. Par contre, si
A sait que L sait que A sait que (que L sait…) que ¬p, ce même énoncé n’aura pas le
statut d’une assertion accomplie avec succès — ce qui ouvre la porte, entre autres
lectures, à une interprétation ironique.
Si ce que nous venons de dire est correct, aucun esprit ne saurait manipuler les
notions de mensonge et d’ironie sans avoir la capacité d’attribuer des croyances du
second ordre, c’est-à-dire de construire un arrière-plan conversationnel à partir
d’hypothèses sur les croyances qu’entretient L à propos de l’état doxastique de A. En
143 Cela dit, même les enfants de trois ans associent plus facilement une réaction négative à un
mensonge qu’à une erreur involontaire (Siegal et Peterson 1998).
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 329
fait, la maîtrise de la distinction entre le mensonge et l’ironie correspondrait à la
capacité d’assigner correctement une force assertive aux énoncés. Cette hypothèse
s’accorde avec les vues de Gibbs (1994, 107-119), pour qui, comme nous l’avons déjà
mentionné au chapitre 8, l’interprétation des énoncés ironiques ne mobilise pas
d’autres aptitudes cognitives que celles requises pour l’interprétation des assertions
littérales.
En testant des enfants d’entre 6 et 11 ans, Talwar et Gordon (2007) ont établi
une forte corrélation entre la capacité à s’en tenir à un mensonge de façon cohérente
et la capacité à attribuer des croyances du second ordre. Sur le versant de la
compréhension, Winner et Leekam (1991) ont montré que les enfants de cinq à sept
ans n’arrivent à distinguer le mensonge de l’ironie qu’à condition de pouvoir faire des
hypothèses à propos de ce que le locuteur avait l’intention de faire croire à
l’allocutaire ; ces auteurs ont également observé que la présence ou l’absence d’une
intonation spécifique ne joue aucune rôle déterminant dans la détection de l’ironie,
une résultat confirmé pour les adultes par Bryant et Tree (2005).
En outre, il ressort du travail de Leekam et Prior (1994) que les enfants
normaux et les enfants autistes ne distinguent les mensonges et les blagues que s’ils
peuvent attribuer des croyances et des intentions à propos de croyances. Les résultats
de Happé (1993) vont dans le même sens : cet auteur a montré que les patients autistes
qui réussissent à attribuer des croyances du premier ordre — chez qui, selon notre
hypothèse, la BMP n’est pas (entièrement) endommagée — maîtrisent certains aspects
pragmatiques de la communication comme la métaphore, parce que ceux-ci, tout en
exigeant une flexibilité cognitive, ne mettent pas en œuvre l’attribution d’états
mentaux du second ordre ; par contre, ces mêmes patients ne comprennent l’ironie
qu’à condition de réussir les tâches impliquant l’attribution de croyances du second
ordre.144 Ce lien entre l’attribution d’états mentaux du second ordre et la détection de
144 En revanche, nous rejetons l’interprétation de Happé (1993), selon laquelle ses résultats
confirmeraient la validité de la Théorie de la Pertinence (voir section 7 de ce chapitre).
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 330
l’ironie a également été observé par Martin et McDonald (2004) chez des patients
souffrant du syndrome d’Asperger.
6 Comprendre les promesses Nous avons conclu le chapitre précédent en formulant l’hypothèse que la
compréhension des actes commissifs mobilise non seulement toutes les capacités
cognitives exigées par le traitement des actes illocutoires directifs et assertifs, mais
aussi des compétences supplémentaires. Dans cette section, nous allons examiner
brièvement quelques données empiriques qui militent en ce sens.
Astington (1988a) montre qu’avant l’âge de sept ans, les enfants ne parviennent
pas à distinguer les promesses des prédictions dont le contenu ne se trouve pas soumis
à un quelconque contrôle de L. Bernicot et Laval (1996 ; Laval et Bernicot 1999 ; Laval
1999, 116-125) ont également établi que les enfants de trois ans s’attendent à ce que les
promesses soit tenues même si l’allocutaire n’est pas concerné par l’action
correspondante : il semble donc qu’avant un certain âge, les enfants évaluent la
satisfaction de la promesse en fonction de la seule valeur de vérité du contenu
propositionnel. Nous avons vu que l’engagement généré par les actes commissifs a ceci
de particulier, par rapport aux assertions catégoriques, que du point de vue d’un A qui
présume la sincérité de L, la vérité du contenu propositionnel se voit garantie par le
fait que L se présente comme ayant l’intention, au moment de l’énonciation, de rendre
ce contenu vrai. En d’autres termes, A voit dans le locuteur d’une promesse, mais non
dans celui d’une assertion, un ensemble de dispositions causales pour la réalisation du
contenu propositionnel. Replacés dans cette perspective, les résultats d’Astington, et
de Bernicot et Laval n’ont rien d’étonnant. On sait qu’avant l’âge de quatre ou cinq
ans, les enfants ne font aucune distinction entre les désirs — dont la satisfaction ne
dépend pas causalement du sujet — et les intentions (Astington 1999a, 86-92 ; 2001).
Par conséquent, si les énoncés en cause ne peuvent apparaître, aux yeux des enfants,
comme l’expression de désirs, la seule interprétation qui subsiste les réduit à des actes
assertifs, et donc à de simples prédictions.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 331
Vers l’âge de sept ans, les enfants arrivent à faire la part entre les énoncés dont
la vérité tombe sous la responsabilité de L et ceux pourvus d’un contenu inaccessible
au contrôle intentionnel de L (Astington 1988a). Toutefois, tant les études de Bernicot
et Laval que celles d’Astington montrent qu’avant l’âge de neuf ou dix ans, les enfants
ne tiennent pas compte, dans leur évaluation de l’accomplissement ou du non-
accomplissement de l’action, de la présence ou de l’absence d’un engagement. Or des
expériences menées avec des sujets adultes ont révélé que, tant en production qu’en
compréhension, le caractère obligatoire — déontiquement nécessaire — du contenu
propositionnel constitue la propriété essentielle des promesses (Gibbs et Delaney
1987). En réalité, le concept d’obligation sociale, d’engagement [commitment] n’émerge
pas avant l’âge de neuf ou dix ans : ainsi, entre six et huit ans, les enfants jugent
condamnable le non-accomplissement d’une action verbalement annoncée, sans se
soucier de savoir si l’intention correspondante entretenue par L entre ou non dans une
relation constitutive avec l’énonciation de L — par exemple, ils traitent sur le même
pied le cas où L convient de rencontrer A à la piscine et celui où il lui dit simplement
qu’il compte aller à la piscine (Mant et Perner 1988). Bien que nous ne soyons pas en
mesure d’analyser ici la notion de responsabilité déontique, il est clair qu’une véritable
attribution d’un engagement revient à prêter à L des états mentaux du quatrième
ordre. Tout d’abord, L doit croire que A croit que L va aller à la piscine ; à ce niveau, L
n’est responsable que d’avoir provoqué une croyance chez A — ce qui constitue déjà,
en soi, une bonne raison d’aller à la piscine. Souvenons-nous, cependant, qu’un tel
engagement s’ancre dans la pratique même qui consiste à échanger des informations et
qu’il constitue donc un réflexe indépendant de toute capacité métareprésentationnelle
(voir chapitre 8). Le fait que L sache que son énoncé a provoqué une certaine croyance
chez A ne suffit pas pour que A soit en mesure de déterminer si L se considère comme
véritablement engagé aux yeux de A ; il faut encore que A puisse croire que L croit que
A sait que l’énoncé de L constitue, pour L, une raison indépendante d’aller à la piscine,
parce que L sait que A sait que L sait que A a modifié sa planification d’action en
fonction de la croyance, acquise grâce à son énoncé, que L va aller à la piscine. Si la
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 332
conceptualisation de l’engagement commissif obéit à un schéma de ce type, la
compréhension des actes commissifs ne pourra atteindre le niveau adulte avant que la
capacité d’attribuer des croyances du quatrième ordre ne se mette en place.
7 Contre l’hypothèse modulaire Au fil des sections précédentes, il est apparu que l’assignation des forces
illocutoires n’exige rien d’autre qu’une capacité à évaluer, par rapport à un arrière-plan
hypothétique, le rôle que peut jouer l’énoncé lors d’une prise de décision théorique ou
pratique. Nous avons vu que les personnes atteintes d’autisme restent incapables de
concevoir des modèles constitués de possibilités alternatives, que celles-ci soient
contrefactuelles ou simplement hypothétiques ; en conséquence, ces sujets réduisent le
langage à une dimension uniquement instrumentale, c’est-à-dire à un ensemble de
signes distaux d’états du monde existants ou à des vecteurs de forces incitant à
l’action.
Souvenons-nous que, d’après Sperber et Wilson, la transition menant d’une
communication codée au niveau plus riche de l’optimisme naïf exige l’attribution à L
d’intentions informatives, donc du second ordre. Or, même s’ils le font de manière fort
imparfaite, les autistes communiquent ; étant donné qu’ils se montrent incapables
d’attribuer des croyances du premier ou du second ordre, les processus de
communication qu’ils mettent en œuvre ne sauraient comporter une étape consistant
à prêter des intentions informatives à L (voir aussi Glüer et Pagin 2003). En fait, le
problème ainsi posé ne se limite pas au domaine de l’autisme. La capacité d’attribuer
des croyances à propos de croyances n’émerge que vers l’âge de sept ans (Perner et
Winner 1985); en outre, Leekam et Prior (1994) ont observé que tous les enfants,
autistes ou normaux, éprouvent autant de difficultés à attribuer des intentions à
propos de croyances qu’à attribuer des croyances du second ordre. Par conséquent,
dans le modèle de Sperber et Wilson et, plus généralement, dans tout modèle gricéen
qui fait appel à l’attribution d’intentions du second ordre, la charnière entre la
communication codée et l’optimisme naïf devrait se situer, au mépris des données
expérimentales, vers l’âge de sept ans. Si l’on veut éviter cette conséquence
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 333
empiriquement intenable, la seule option consiste à poser l’existence d’un module
pragmatique qui livre, comme output, une attribution d’intentions informatives (et
communicatives) qui ne dépende pas d’une Théorie centrale de l’Esprit — c’est
précisément la solution choisie par Sperber et Wilson.
Certains chercheurs travaillant dans le cadre de la Théorie de la Pertinence
(Sperber 2005 ; Wharton 2004 ; Papp à paraître) postulent que les autistes utilisent le
module pragmatique avec un input appauvri, c’est-à-dire infèrent des intentions
informatives, à partir de stimuli communicationnels, en se laissant guider par des
considérations égocentriques de pertinence qui ne prennent pas en compte les états
mentaux de L. Mais il s’ensuit de cette position que l’autisme, exemple par excellence
d’une dissociation des capacités pragmatiques, ne permet pas de conclure à l’existence
d’un module pragmatique. On peut se demander, en outre, si une telle interprétation
des données n’entraîne pas que les jeunes enfants devraient se trouver à un même
niveau d’aptitude conversationnelle que les autistes. Avant l’âge de trois ans et huit
mois, les enfants ne sont pas capables de raisonner à partir des croyances d’autrui ; leur
module pragmatique s’appliquera donc à un input aussi appauvri que celui des autistes
et, chez eux également, l’output se réduira à l’attribution d’une intention du second
ordre, dont la nature restera (mystérieusement) différente des attributions prises en
charge par la Théorie de l’Esprit.
Le passage de l’optimisme naïf à l’optimisme prudent soulève un autre
problème. On se rappellera que, selon Sperber, l’optimiste naïf infère une intention
informative de l’énoncé en fonction de ce qu’il croit être pertinent, tandis qu’un A
optimiste prudent infère l’intention informative de L à partir de ce que A croit que L
croit pertinent pour A. Ainsi, l’optimiste prudent attribue à L des croyances du second
ordre et il en fait l’input du module pragmatique. Dès lors, le saut conduisant de
l’optimisme naïf vers l’optimisme prudent devrait avoir lieu vers l’âge de sept ans.
Toutefois, on l’a vu, l’optimiste prudent doit présumer L coopératif ; or, on l’a vu aussi,
dès que les enfants sont capables d’attribuer des croyances du second ordre, ils
peuvent faire la différence entre le mensonge et l’ironie. Pourtant cette dernière
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 334
compétence exige, d’après Sperber et Wilson, l’attribution à L d’une intention
communicative, du quatrième ordre ; on doit donc supposer que les enfants de sept
ans disposent d’une telle capacité — qui, dans notre modèle, n’est requise que vers
neuf ou dix ans, pour le traitement correct de la force illocutoire commissive. De toute
façon, on perd toute indication fiable sur l’étape développementale où se situerait
l’optimisme prudent ou sur l’explication qu’il faudrait réserver au fait que les
performances pragmatiques connaissent une amélioration sensible vers l’âge de trois
ans et huit mois, lorsque les enfants deviennent capables d’attribuer à autrui des
croyances fausses, du premier ordre uniquement.
En vérité, même l’interprétation la plus charitable de l’hypothèse du module
pragmatique aboutit à un postulat infalsifiable. Comment expliquer, dans cette
perspective, les contrastes observés entre les comportements verbaux des enfants
normaux et ceux des enfants autistes tout en maintenant que le module pragmatique
fonctionne de part et d’autre ? La seule solution consiste, de nouveau, à introduire une
différence dans l’input, bien que celui-ci ne puisse comporter en aucun cas une
quelconque attribution de croyance à L. À supposer qu’on arrive à formuler une telle
hypothèse de manière satisfaisante, on ne voit plus quelle donnée échapperait, dans le
principe, à l’explication par la différence des inputs.
Traitant de quelques aspects du comportement verbal, nous avons vu que les
jeunes enfants et les autistes diffèrent dans leur capacité à conceptualiser des mondes
possibles, ce qui nous a dispensé de recourir à des intentions informatives générées par
un module indépendant. Ce résultat nous semble d’autant plus bienvenu qu’aucune
dissociation ne justifie le postulat, crucial pour la Théorie de la Pertinence, que
l’attribution des intentions informatives par le module pragmatique n’est pas liée au
développement de la Théorie de l’Esprit. Par ailleurs, nous récusons également l’idée
que sans cette capacité à attribuer des intentions informatives, toute communication
non-codée deviendrait impossible tant au niveau ontogénétique qu’au plan
phylogénétique.
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 335
Pour ce qui concerne l’ontogenèse, nous venons de voir que la simple présence
d’une BMP suffit à fonder l’assignation des forces illocutoires ; l’interprétation d’un
énoncé comme un acte assertif ou directif muni d’un contenu p consiste en une
simulation qui prend place au sein d’un modèle hypothétique compatible, au pire, avec
les seules croyances de A et, au mieux, avec les croyances mutuellement manifestes à L
et à A. Au fur et à mesure que se développent les capacités à attribuer des états
mentaux, le modèle au sein duquel cette simulation prend place se rapprochera
davantage d’un AP partagé, ce qui améliorera progressivement l’assignation des forces
illocutoires. On le voit, cette compétence pragmatique n’exige aucun dispositif
modulaire.
Pour ce qui touche à la phylogenèse, nous nous bornerons à noter qu’il semble
difficile d’expliquer l’émergence de la communication humaine par une pression
sélective telle que l’adaptation optimale résiderait dans un processus de
communication du type inférentiel qui nous livrerait en output une attribution
d’intentions spécifiques du second et du quatrième ordres, et cela sans entretenir
aucune relation avec l’attribution ordinaire d’états mentaux. Pareille reconstruction
présupposerait soit que la Théorie de l’Esprit s’est développée indépendamment du
module pragmatique — simultanément ou postérieurement à son apparition —, soit
que la pression à l’origine du module pragmatique s’est exercée alors que la capacité à
attribuer des états mentaux d’un ordre strictement supérieur à 1 se trouvait déjà en
place. Dans le premier cas de figure, on imagine difficilement qu’une pression sélective
demeure si spécialisée qu’elle ne fasse pas émerger, en même temps que le module
pragmatique, une capacité plus générale à attribuer des états mentaux ; dans le second
cas de figure, il faudrait que les structures cognitives sous-tendant la Théorie de
l’Esprit ne permettent pas d’interpréter pragmatiquement les énoncés — nous
espérons avoir montré le contraire.
La théorie modulariste de Sperber et Wilson suppose, d’une part, que le
contexte extérieur dans lequel la communication prend place n’a pas changé depuis le
moment où s’est exercée la pression sélective à l’origine du module pragmatique —
Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 336
sinon, on aurait du mal à expliquer la persistance de ce module aujourd’hui ; et d’autre
part, que tous les changements survenus dans l’architecture cognitive après
l’émergence du module pragmatique n’ont aucunement affecté celui-ci (sur ce type de
problèmes que rencontrent les théories modularistes de l’esprit, voir Proust à paraître-
a). À cet égard, l’approche que nous avons développée est beaucoup plus souple ; en
faisant dépendre la dimension illocutoire du langage d’une capacité à exécuter des
simulations au sein de modèles alternatifs de la réalité extérieure, nous l’avons liée à
une adaptabilité, déjà existante, à l’environnement, sans préjuger d’une nature
modulaire que rien ne permet de postuler. L’attribution de la force illocutoire émerge
ainsi d’aptitudes cognitives plus générales qui façonnent notre interaction avec le
monde.
337
Conclusion générale
Dans l’introduction à ce travail, nous nous sommes donné pour objectif de
formuler une théorie de l’interprétation des actes de langage qui livre des prédictions
claires au niveau cognitif et qui satisfasse les exigences d’une approche naturaliste. Le
moment est venu de voir si ces promesses ont été tenues.
Notre analyse s’est fondée sur deux idées principales : d’une part, que le
contenu propositionnel des actes illocutoires (directs et littéraux) se voit déterminé
par l’acte locutoire que constitue par l’énoncé et, d’autre part, que l’assignation de la
force illocutoire dépend du statut de raison de croire, ou d’agir, que ce même énoncé
acquiert face à l’arrière-plan conversationnel.
Pour définir le niveau locutoire, nous avons exploité la correspondance
fonctionnelle qu’exhibent les énoncés-tokens et les états Intentionnels ; l’appel que
nous faisons ainsi à l’expression ou à la représentation d’états mentaux ne recèle aucun
concept métaphorique ou irrecevable d’un point de vue naturaliste. L’acte locutoire se
laisse caractériser à partir de la fonction biologique de l’énoncé pris dans son contexte
d’énonciation ; son émergence procède des facteurs même qui ont garanti la stabilité
de certaines formes d’interaction verbale au cours de l’évolution.
La place centrale que nous avons accordée au concept de raison dans notre
définition des actes illocutoires pourrait susciter quelques doutes quant à l’authenticité
de notre vision naturaliste — d’autant que nous avons systématiquement opposé le
statut illocutoire de l’énoncé à son rôle causal. Cependant, nous espérons avoir
démontré que ce conflit n’est qu’apparent. Nous avons défini les raisons de croire et
d’agir comme des propensions, que possèdent les énoncés, à mener à une conclusion
Conclusion générale 338
théorique ou pratique par le biais d’un raisonnement ceteris paribus exécuté dans le
cadre d’un certain arrière-plan conversationnel. Il existe donc une relation étroite
entre notre capacité à interpréter les énoncés en termes illocutoires et une aptitude
plus générale à conduire des simulations mentales au sein de modèles hypothétiques
du monde.
Si certaines données obtenues en étudiant l’autisme et le développement
cognitif et linguistique des enfants normaux militent en faveur de cette hypothèse,
beaucoup de mystères subsistent, en revanche, sur le versant phylogénétique.
Cependant, notre enquête permet de faire peser une contrainte forte sur la forme que
devrait prendre, ici, une véritable explication évolutionniste : l’émergence de la
compétence illocutoire a partie liée avec l’adaptation qui a rendu possible la simulation
mentale. Bien entendu, cela ne veut pas dire que cette capacité à concevoir des
mondes possibles constitue le chaînon manquant entre la communication animale et le
langage humain — d’autant que les primates en semblent pourvus à un certain degré
(cf. Proust 1999). Par contre, le fait que, pour pouvoir assigner des forces illocutoires
aux énoncés, il faut disposer d’une telle compétence cognitive, amène à s’interroger sur
le rôle que cette dernière a joué lors de l’émergence du langage. À la lumière des
différentes théories qui postulent que nos pratiques linguistiques et rationnelles
conservent des couches « fossiles », héritées d’époques plus anciennes (voir, par
exemple, Donald 1999 ; Dessalles 2000 ; Danblon 2002), on se demandera si les
niveaux phatique, locutoire et illocutoire ne doivent pas s’envisager comme autant de
strates distinctes, correspondant à des formes de communication et/ou de rationalité
qui se sont superposées les unes aux autres au cours de l’évolution. Mais que ce soit par
l’effet d’une adaptation spécifique, par l’effet collatéral d’une adaptation préexistante,
ou par l’effet d’une adaptation plus massive, il semble bien qu’en accédant à la
dimension illocutoire du langage, nous ayons appris à projeter les conséquences de nos
paroles, par-delà l’actuel, vers des mondes qui ne sont que possibles.
339
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