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UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES FACULTÉ DE PHILOSOPHIE ET LETTRES CONTEXTE ET FORCE ILLOCUTOIRE VERS UNE THÉORIE COGNITIVE DES ACTES DE LANGAGE THÈSE PRESENTÉE EN VUE DE LOBTENTION DU TITRE DE DOCTEUR EN PHILOSOPHIE ET LETTRES, ORIENTATION LINGUISTIQUE par Mikhail Kissine Promoteur : M. le Professeur Marc Dominicy Année académique 2007-2008

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UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE ET LETTRES

CONTEXTE ET FORCE ILLOCUTOIRE

VERS UNE THÉORIE COGNITIVE DES ACTES DE LANGAGE

THÈSE PRESENTÉE EN VUE DE L’OBTENTION DU TITRE DE DOCTEUR EN PHILOSOPHIE ET LETTRES, ORIENTATION LINGUISTIQUE

par

Mikhail Kissine

Promoteur : M. le Professeur Marc Dominicy

Année académique 2007-2008

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Table des matières

REMERCIEMENTS 1 INTRODUCTION 2

PARTIE I : DE LA DIFFICULTÉ DE DEFINIR L’ASSERTION

CHAPITRE 1 : JUSTIFICATION, ÉVIDENCE ET VÉRITÉ 10 1 LE MARQUEUR ASSERTORIQUE DE FREGE 10 2 BRANDOM : ASSERTION ET JUSTIFICATION 15 2.1 L’ironie, l’autorité et la justification impossible 15 2.2 Fausseté et mensonge 18 3 WILLIAMSON : L’ASSERTION ET L’ÉVIDENCE 22 3.1 Connaissance et évidence 22 3.2 Les concepts « inanalysables » 24 4 LES DEUX FACES DE L’ENGAGEMENT ASSERTORIQUE 32 CHAPITRE 2 : LA CONVENTION ET L’ENGAGEMENT À LA VÉRITÉ 37 1 SEARLE : L’EXPRIMABILITÉ ET LA SIGNIFICATION LINGUISTIQUE 37 1.1 Engagement et convention 37 1.2 Assertion et présupposition 39 1.3 Exprimabilité et assertabilité 42 1.4 L’arrière-plan et l’assertabilité 44 2 ALSTON : RESPONSABILITÉ ET STRUCTURE SYNTAXIQUE 50 2.1 La structure syntaxique et le contenu asserté 50 2.2 Ellipse et assertion 52 3 LE RÔLE DE L’ALLOCUTAIRE 65 CHAPITRE 3 : AGIR SUR L’ALLOCUTAIRE 67 1 LE PERLOCUTOIRE FORT 68 1.1 Stalnaker : assertion, présupposition et contexte 68 1.2 L’analyse est-elle trop forte ? 70 1.2.1 La situation d’examen 70 1.2.2 Les rappels 71

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1.2.3 La conclusion d’un argument 71 1.2.4 Les récapitulations 72 1.2.5 Les aveux 73 1.2.6 L’allocutaire impossible à persuader et les cas kantiens 74 1.2 L’analyse est-elle trop faible ? 79 2 LE PERLOCUTOIRE FAIBLE 82 3 L’ASSERTION ET L’INSINUATION 84 CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE 87

PARTIE II : L’ACTE LOCUTOIRE

CHAPITRE 4 : LES NIVEAUX DE SENS D’AUSTIN REVISITÉS 90 1 LES NIVEAUX DE SENS CHEZ AUSTIN 91 2 ILLOCUTOIRE VS. PERLOCUTOIRE 91 3 LE RHÉTIQUE ET LE LOCUTOIRE COMME POTENTIEL DE L’ILLOCUTOIRE 94 4 L’ACTE LOCUTOIRE COMME REPRÉSENTATION D’UN ÉTAT MENTAL 99 CHAPITRE 5 : UNE TYPOLOGIE DES ÉTATS INTENTIONNELS 104 1 LA DIRECTION D’AJUSTEMENT — UNE NOTION IMPRÉCISE 104 2 LA POSITION INTERNALISTE DE SEARLE 106 3 LA PERCEPTION COMME INTERACTION 110 4 LA DIRECTION D’AJUSTEMENT ESPRIT-MONDE 112 5 LES INTENTIONS 117 6 LES DÉSIRS 120 CHAPITRE 6 : LA REPRÉSENTATION LINGUISTIQUE DES ÉTATS INTENTIONNELS 124 1 ACTE LOCUTOIRE OU ACTE ILLOCUTOIRE EXPRESSIF ? 125 1.1 Searle et Vanderveken 125 1.2 Alston 129 2 L’EXPRESSION DES ÉTATS INTENTIONNELS 131 3 LE PERSPECTIVE FONCTIONNELLE DE RUTH MILLIKAN 134 3.1 L’ancrage évolutionnaire des signes Intentionnels 134 3.2 La fonction biologique du langage 136 3.3 Le rôle du contexte 140 4 L’ISOMORPHIE FONCTIONNELLE ENTRE LES ÉTATS INTENTIONNELS ET LES ÉNONCÉS

LINGUISTIQUES 149 4.1 Représenter des états du monde 149 4.2 Représenter des désirs 151 4.2.1 Les représentations « Pushmi-Pullyu » 151

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4.2.2 La sémantique du mode impératif 153 5 L’EXPRESSION LOCUTOIRE 163 CHAPITRE 7 : LE CONTENU ET LE CONTEXTE 166 1 LE LOCUTOIRE MINIMAL DE BACH 167 2 LE MINIMALISME SÉMANTIQUE 174 3 LE RELATIVISME SÉMANTIQUE 180 CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE 185

PARTIE III : DE L’INTERPRÉTATION DES ACTES ILLOCUTOIRES

CHAPITRE 8 : LES ACTES ILLOCUTOIRES ASSERTIFS 188 1 LES ASSERTIONS COMME RAISONS DE CROIRE 189 1.1 Les raisons de croire 190 1.2 Le contexte de l’assertion 194 2 QUAND LA FORCE ASSERTIVE FAIT DÉFAUT 195 2.1 Le discours non-littéral 195 2.2 Contradictions, tautologies et échec présuppositionnel 198 2.3 Les énoncés à contenu patent 199 3 LES (INTUITIONS À PROPOS DES) ENGAGEMENTS ASSERTORIQUES 202 3.1 La perception directe dans le langage 202 3.2 La coopération et la communication 208 3.3 Du locutoire à l’assertion 216 3.3.1 La nécessité et l’AP 216 3.3.2 Les marqueurs de réserve 222 4 LE RÔLE DU CONTEXTE 227 CHAPITRE 9 : LES ACTES ILLOCUTOIRES DIRECTIFS 229 1 LES ACTES DIRECTIFS COMME RAISONS D’AGIR 229 2 LES ÉNONCÉS IMPÉRATIFS NON-DIRECTIFS 233 2.1 L’expression de désirs 234 2.2 Les « pseudo-impératifs » 236 2.3 Les prédicats superlatifs à l’impératif 239 2.4 La désirabilité et l’impératif 240 3 LES CONTRAINTES SÉMANTIQUES SUR L’UTILISATION DU MODE IMPÉRATIF 244 3.1 Les contraintes séquentielles 245 3.2 Les domaines de discours 248 3.2.1 Le liage des domaines sous la conjonction 248

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3.2.2 Les conjonctions « impératives », les « pseudo-impératifs » et les conditionnelles

« indicatives » 252 3.2.3 Les contraintes séquentielles expliquées 259 3.3 Les prédicats statifs 265 4 LES ACTES DIRECTIFS À CONTENU CONDITIONNEL ET LES ACTES DIRECTIFS CONDITIONNELS 266 5 LA DISJONCTION ILLOCUTOIRE 271 5.1 Les phénomènes à expliquer 271 5.2 L’hypothèse du « décrochage énonciatif » 272 5.3 Le liage sous la disjonction 274 5.4 Les disjonctions « impératives », les « pseudo-impératifs » et les conditionnelles

« indicatives » 279 5.5 Les contraintes séquentielles expliquées 284 6 LE RÔLE DU CONTEXTE 286 CHAPITRE 10 : LES ACTES ILLOCUTOIRES COMMISSIFS 288 1 QUEL NIVEAU D’ANALYSE POUR LES PROMESSES ? 289 2 UNE SOLUTION SÉMANTIQUE ? 290 3 LES PROMESSES ET LES PRÉDICTIONS 293 3.1 Les conditions de succès des prédictions 293 3.2 Les prédictions catégoriques, les intentions et les promesses 294 4 LES MENACES 300 5 LA COMPLEXITÉ DES ACTES COMMISSIFS 302 CHAPITRE 11 : LES CORRÉLATS PSYCHOLOGIQUES 304 1 LE CONTEXTE ET L’INTERPRÉTATION 306 2 L’HYPOTHÈSE D’UN MODULE PRAGMATIQUE INFÉRENTIEL 310 3 LES CORRÉLATS COGNITIFS DE L’AUTISME 315 3.1 La compétence pragmatique et la croyance fausse 315 3.2 L’hypothèse du déficit exécutif 317 4 LA COMMUNICATION AUTISTE ET LA COMMUNICATION ENFANTINE 323 5 MENSONGE ET IRONIE 328 6 COMPRENDRE LES PROMESSES 330 7 CONTRE L’HYPOTHÈSE MODULAIRE 332

CONCLUSION GÉNÉRALE 337

BIBLIOGRAPHIE 339

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Remerciements

Ma plus profonde gratitude va à Marc Dominicy, dont la patience et

l’investissement ont dépassé de loin tout ce que l’on peut espérer d’un directeur de thèse.

L’aspect humain sous lequel se manifestent son intransigeance scientifique et son

exigence de probité intellectuelle rendent encore plus inestimable le privilège dont j’ai pu

bénéficier. Je remercie également mes collègues et amis du Laboratoire de Linguistique

Textuelle et de Pragmatique Cognitive pour leurs encouragements et leurs conseils. Plus

particulièrement, merci à Emmanuelle Danblon d’avoir consacré du temps à des

conversations qui furent d’une grande aide pour certaines étapes de ma réflexion.

Philippe De Brabanter n’a pas hésité, au cours de ces trois dernières années, à m’associer

à divers projets académiques qui m’ont permis d’élargir mes centres d’intérêts et de

passer des moments passionnants, tant sur le plan scientifique que personnel. Qu’il en

soit remercié. Je lui suis également redevable, ainsi qu’à Gregory Bochner, Emmanuel de

Jonge, Katia Kissina, Philippe Kreutz et Fabienne Martin d’avoir relu et commenté des

parties de cette thèse. Il va sans dire que toutes les erreurs et toutes les imprécisions

relèvent de ma seule responsabilité.

Merci à Eugénie qui a partagé ma vie tout au long de cette période. Je remercie

tout particulièrement ma famille et mes amis pour leur présence indéfectible — et ils

savent ce que je veux dire.

C’est en toute humilité que je me permets de dédier ce qui suit à la mémoire de

mes proches qui ne sont plus.

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Introduction

L’aspect illocutoire des énoncés constitue, sans doute, l’un des objets d’étude

les plus complexes qui s’offrent au linguiste, du moins quand il se cantonne à un niveau

d’analyse sémantico-pragmatique situé en deçà des séquences de discours complexes,

composées de plusieurs phrases structurellement indépendantes.

Une première difficulté provient du statut intermédiaire que revêt la force

illocutoire par rapport aux différentes dimensions de la pratique langagière : accomplir

un acte illocutoire ou, plus communément, un acte de langage, ne se réduit pas à

émettre un certain énoncé linguistique, doté d’une signification et/ou d’un sens

contextuel ; c’est aussi s’engager dans une action caractérisable dans ses termes

propres, mais liée tant à la signification qu’au sens — affirmer, suggérer, proposer,

offrir, supplier, demander, commander, inviter, promettre, menacer… Et pourtant —

ce sera l’un des leitmotivs de ce travail — de tels actes ne se laissent pas ramener à des

effets causaux de l’énonciation.

L’autonomisation d’une couche illocutoire nichée entre le sens et la

modification causale du monde se trouve au centre du livre d’Austin Quand dire c’est

faire (How to do things with words) qui fonde, de près ou de loin, la grande majorité des

discussions contemporaines relatives aux actes de langage. La solution d’Austin

consiste, on le sait, à isoler l’illocutoire grâce à la notion de convention. Cependant, si

cette vision des choses s’applique aisément à des actes de langage dits

« institutionnels », comme baptiser un enfant, déclarer un homme et une femme

mariés, prononcer un divorce, passer au poker, lever une séance…, dont le bon

accomplissement dépend d’un cadre conventionnel établi par un certain groupe social,

on peut s’interroger, avec Strawson (1964), sur sa capacité à décrire l’assertion, la

suggestion, l’avertissement, l’ordre… En effet, la maîtrise de ces comportements

verbaux — qu’on retrouve dans toutes les cultures et dans toutes les langues humaines

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Introduction 3

— ne dépend ni de l’appartenance à un groupe social donné, ni de la connaissance —

ou même de l’existence — d’un lexème nommant l’acte illocutoire en question.

On comprendra donc que le caractère intrinsèquement pluridimensionnel de

notre objet d’étude nous interdise, d’emblée, d’en traiter tous les aspects. Nous nous

concentrerons, ici, sur les actes de langage qui ne répondent pas au critère de

conventionnalité — qui ne dépendent donc pas d’une institution culturelle spécifique.

Nous laisserons aussi de côté les actes expressifs comme remercier, saluer, blâmer,

louer…, dont l’étude requiert de prendre en compte non seulement la dimension

illocutoire du langage mais aussi sa dimension sociale, voire émotionnelle.1 Enfin, nous

n’aborderons pas non plus les activités verbales qui visent à obtenir de l’information,

c’est-à-dire, dans un langage moins pédant, les questions. Notre champ d’investigation

se trouve ainsi circonscrit aux actes assertifs — affirmations, témoignages,

confirmations, suppositions… —, aux actes directifs — ordres, requêtes, exigences… —

et aux actes commissifs — promesses, offres, menaces…

La seconde difficulté à laquelle nous nous heurtons relève d’un ordre plus

pratique. La littérature touchant, de près ou de loin, à la théorie des actes de langage

est plus que considérable, et impossible à embrasser dans son ensemble, du moins par

un travail dont la portée ne se veut pas encyclopédique. Quelles sont, dès lors, les

motifs qui nous ont incité à reprendre un sujet tellement exploré ? À l’heure où la

nécessité d’une interaction entre la linguistique, la philosophie, la psychologie et les

sciences cognitives fait (presque) l’unanimité, une grande partie des recherches portant

sur la sémantique et la pragmatique du langage cherchent, tout naturellement, leur

légitimité dans des modèles cognitifs de l’interprétation. Quand elle évoque la

dimension illocutoire, cette littérature l’assimile trop souvent à un développement

trivial, mais toujours remis à un futur hypothétique, de la théorie défendue, voire

1 Pour un traitement de ces problèmes, on se rapportera notamment à Danblon (1998), Van Hecke

(1998), De Mulder et Van Hecke (1999), Alston (2000, 104-113), Franken et Dominicy (2001).

Ajoutons que certains de ces actes prennent pour objet (Intentionnel) des personnes, et non des

états de choses (voir Franken et Dominicy 2001).

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Introduction 4

même à une question résolue et passée de mode.2 Il y a sans doute, à cela, une double

explication sociologique. D’une part, le projet searlien, esquissé dans Speech Acts (Les

Actes de Langage), de clarifier les propositions initiales d’Austin, et les développements

formels qui en sont issus (Searle et Vanderveken 1985 ; Vanderveken 1988, 1991, 1990)

apparaissent, aux yeux de certains auteurs, comme une vaine entreprise classificatoire,

déconnectée de la réalité psychologique et linguistique.3 D’autre part, dans l’article

même où il refutait le caractère conventionnel de l’illocutoire austinien, Strawson a

jeté les bases d’un modèle inférentiel, fondé sur l’attribution d’intentions

communicatives, ce qui peut donner le sentiment — illusoire, selon nous — qu’une

simple généralisation de l’approche gricéenne rendra facilement compte des

mécanismes interprétatifs qui s’appliquent aux actes de langage.4

Dans ce qui suit, nous ne nous attacherons pas à opérer des distinctions fines

au sein des trois catégories que nous aborderons — actes assertifs, actes directifs et

actes commissifs. Nous adopterons cette attitude non seulement parce que la méthode

taxinomique de Searle et Vandeveken (1985) nous paraît satisfaisante à cet égard, mais

aussi, et surtout, parce qu’une tâche bien plus urgente nous attend, qui est de

construire un modèle psychologiquement plausible de la manière dont nous attribuons

des forces illocutoires à nos énoncés. Le défi consiste ici à définir chaque type majeur

de force illocutoire en termes précis — et là, par contre, la Théorie searlienne des

Actes de Langage, pas plus que d’autres approches d’ailleurs, ne livre pas de critères

véritablement adéquats. Ce constat, nous le ferons dans la première partie de notre

thèse, quand nous étudierons l’assertion, dont on trouve pourtant de nombreuses

définitions, plus ou moins explicites, dans la littérature philosophique et linguistique.

2 Parmi les travaux qui prennent une place centrale dans le débat contemporain sur l’interface

sémantique/pragmatique mais où l’on ne trouve (quasiment) aucune mention des actes illocutoires,

citons Carston (1988), Bach (1994a), Levinson (2000), Stanley (2000), Recanati (2004a), Cappelen

et Lepore (2005b). 3 Pour un exemple particulièrement frappant de cette attitude, voir Jaszczolt (2002, chapitre 14). 4 L’élaboration la plus complète de ce paradigme théorique a été fournie, sans nul doute, par Bach

et Harnish (1979).

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Introduction 5

Partant de la conception frégéenne de l’inférence et de la définition corollaire du signe

assertorique, nous montrerons que si les définitions formulées en termes de

démonstrabilité s’avèrent trop fortes, elles mettent néanmoins en lumière la double

dimension que revêt l’engagement à la vérité, tel qu’il est véhiculé par les actes

assertifs. Il y a, d’une part, un engagement à la vérité monotone — persistante à travers

tous les mondes possibles — et, d’autre part, un engagement à la vérité non-monotone

— plus proche des logiques de la praxis. Cette dualité du lien entre assertion et vérité

préfigure, en fait, les deux thèmes directeurs de ce travail : d’abord, que

l’interprétation des actes de langage émerge d’une mise en rapport de l’énoncé avec un

certain ensemble de possibilités ; ensuite, que le contenu propositionnel des actes de

langage (directs et littéraux) se voit déterminé en aval de la signification linguistique,

mais en amont de la force illocutoire — à un niveau que, suivant Austin, nous

nommerons « locutoire ». Ce second point se verra établi au chapitre 2, consacré aux

théories qui définissent l’assertion dans les termes d’un engagement à la vérité du

contenu propositionnel. Nous montrerons qu’on ne peut lier ce type d’engagement à la

force assertive elle-même qu’au prix d’une correspondance biunivoque entre le

contenu propositionnel en cause et la structure syntaxique de l’énoncé ; or cette

contrainte s’avère impossible à maintenir. Le chapitre 3 traite des théories qui

définissent l’assertion en termes d’impact sur les croyances de l’allocutaire ; une

attention particulière sera alors accordée au point de vue défendu par Robert

Stalnaker. Nous soulignerons la nécessité de mettre l’énoncé en rapport avec un

arrière-plan conversationnel constitué de mondes possibles compatibles avec les

croyances mutuellement manifestes aux interlocuteurs. Toutefois, certaines

conséquences, trop contraignantes, qu’entraînent ce type de théories nous inciteront à

prendre pour analysans non pas l’effet que l’énoncé exerce sur l’arrière-plan, mais plutôt

le statut qu’il y acquiert.

Avant de développer notre traitement des actes assertifs, directifs et

commissifs, nous devrons, dans notre deuxième partie, donner plus de corps à la

notion d’acte locutoire. Le chapitre 4 proposera une relecture d’Austin qui, tout en

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Introduction 6

prenant en compte des acquis plus récents, aboutit à définir l’acte locutoire comme

l’expression linguistique d’un état mental (Intentionnel5). Nous déploierons ensuite

cette approche analytique en deux volets. Au chapitre 5, nous critiquerons la manière

dont Searle (1985) trace les frontières entre les croyances, les désirs et les intentions, et

nous proposerons une typologie revue, qui se base sur la distinction tripartite entre

conditions relationnelles, conditions descriptives et conditions de vérité. Une fois ce

résultat obtenu, nous nous attacherons, au chapitre 6, à circonscrire la notion

d’expression de telle manière qu’elle permette de caractériser le locutoire. La stratégie

que nous adopterons conjugue notre catégorisation des états Intentionnels au point de

vue téléo-sémantique que Ruth Millikan entend appliquer au langage. Nous

montrerons que la fonction biologique de certains énoncés coïncide avec celle qui se

voit remplie par les croyances ou les désirs, ce qui justifie le postulat que de tels

énoncés constituent des représentations linguistiques des états mentaux

correspondants. Au cours du même chapitre, nous défendrons l’idée qu’un énoncé ne

peut pas acquérir une fonction biologique hors contexte ; par conséquent, l’acte

locutoire accompli par un énoncé-token ne saurait se réduire à l’assignation d’une

valeur sémantique au type dont il relève.6 Cette position « contextualiste » ayant été

violemment récusée par des auteurs qui veulent maintenir le contenu propositionnel

dans un rapport de correspondance biunivoque avec la structure syntaxique, nous nous

attacherons, dans notre chapitre 7, à réfuter empiriquement les trois incarnations

majeures de cette posture anti-contextualiste : le minimalisme sous-propositionnel, le

minimalisme propositionnel et le relativisme sémantique.

5 Conformément aux recommandations de Searle (1985) nous utiliserons la majuscule dans

Intentionnalité et Intentionnel pour distinguer, d’une part, les états mentaux qui portent

nécessairement sur un objet, et possèdent donc de l’Intentionnalité au sens général du terme, et

d’autre part, les intentions, qui constituent une classe particulière de ces états mentaux. Tout état

intentionnel est donc un état Intentionnel, mais non réciproquement. 6 Nous adopterons la terminologie peircienne token/type, qui nous paraît s’être imposée au

détriment de la traduction française occurrence/type (sur l’histoire de cette dichotomie en

pragmatique, voir Recanati 1979a, 70-74).

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Introduction 7

Après avoir ainsi consolidé notre vision au niveau locutoire, nous nous

attaquerons, dans la troisième et dernière partie de cette thèse, à la force illocutoire

proprement dite. Au chapitre 8, nous soutiendrons qu’un acte assertif de contenu p

constitue, pour l’allocutaire, une raison de croire que p, en ce sens que l’arrière-plan

conversationnel se trouve dans un état tel que l’adjonction de l’énoncé à l’un des sous-

ensembles de cet arrière-plan peut provoquer un raisonnement ceteris paribus

débouchant sur la conclusion p, qui n’aurait pas pu être dérivée de ce sous-ensemble

pris isolément. Nous verrons que cette conception permet de lever les problèmes

rencontrés par la théorie de Stalnaker et qu’elle fournit des prédictions empiriques

adéquates. Nous reviendrons aussi sur l’engagement à la vérité du contenu

propositionnel, en montrant qu’il s’agit là d’un réflexe profondément enraciné dans le

processus même de l’échange d’information et qui, transposé sous la forme d’une

pratique verbale immergée dans un arrière-plan conversationnel, produit l’illusion d’un

engagement à la démontrabilité du contenu. Au chapitre 9, nous aborderons les actes

illocutoires directifs. Nous maintiendrons que, sur le plan locutoire, la fonction du

mode grammatical impératif consiste à exprimer des désirs, c’est-à-dire à présenter un

contenu propositionnel comme virtuel. Sur le plan illocutoire, nous définirons les actes

directifs comme des raisons, pour l’allocutaire, de rendre le contenu propositionnel

vrai. La combinaison de ces deux hypothèses permet d’expliquer les contraintes

structurelles qui pèsent sur les énoncés à vocation directive. Au chapitre 10, nous

étendrons notre approche aux actes commissifs. Loin de cantonner cet objet d’étude à

l’analyse anthropologique des interactions en usage dans un groupe social déterminé,

nous ferons l’hypothèse que l’engagement déontique généré par les actes commissifs

prend sa source dans la structure des intentions. Ces trois chapitres appuient notre

thèse centrale que le modèle gricéen ne constitue pas la seule voie possible pour rendre

compte de l’assignation des forces illocutoires aux énoncés ; celle-ci naît plutôt de la

mise en rapport de l’énoncé avec un certain arrière-plan conversationnel. Pour

conclure, nous montrerons, au chapitre 11, que notre analyse conceptuelle se marie

parfaitement avec les données empiriques disponibles sur le fonctionnement cognitif

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Introduction 8

et langagier des jeunes enfants et des personnes souffrant d’autisme. Nous nous

autorisons même à croire qu’en fondant la compétence pragmatique sur l’aptitude à

concevoir des possibilités alternatives, nous offrons une analyse plus viable que les

approches basées sur l’attribution d’intentions spécifiques.

Une dernière mise au point d’ordre méthodologique s’impose avant de

commencer. On l’aura pressenti, ce travail s’efforce, à bien des endroits, d’évaluer des

conditions qui ont été précédemment posées comme nécessaires et suffisantes pour la

constitution d’une classe d’actes illocutoires, et finit par en formuler de nouvelles.

Cependant, le bien-fondé d’une pareille attitude ne va pas de soi, comme nous le

rappelle Dennett (1995, 95) :

This sort of inquiry is familiar to philosophers. It is the Socratic activity of definition-

mongering or essence-hunting: looking for the “necessary and sufficient conditions” for

being-an-X. Sometimes almost everyone can see the pointlessness of the quest […]. But at

other times there can still seem to be a serious scientific question that needs answering.

Les objectifs de notre thèse vont au-delà de la simple description des comportements

verbaux ; nous ne pouvions donc nous satisfaire d’une organisation catégorielle floue.

Nous visions à mettre en lumière la capacité cognitive qui préside à nos interactions

langagières, et ce d’après une perspective naturaliste qui ne fasse appel, dans son

appareil analytique, à aucune notion ou méthode d’explication que les praticiens des

sciences naturelles jugeraient irrecevable. C’est pourquoi, au moment de cerner les

conditions nécessaires et suffisantes à l’intégration d’un certain énoncé (token) au sein

d’une classe illocutoire, nous nous sommes efforcé de formuler des hypothèses qui

autorisent des prédictions claires sur les corrélats cognitifs d’un tel comportement et

sur les prérequis de son émergence au cours de l’évolution.

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PARTIE I :

DE LA DIFFICULTÉ DE DEFINIR L’ASSERTION

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité

« Toutes sortes de propos s’ensuivirent : […] mensonges tenus pour vrais, assertions improbables […]. » (Flaubert, L’Éducation sentimentale)

De tous les types d’actes de langage, l’assertion a sans doute bénéficié de

l’attention la plus particulière, et ce, bien souvent, dans ces régions où la philosophie

côtoie l’épistémologie et l’éthique. C’est pourquoi il nous a semblé judicieux de la

prendre comme point de départ de notre enquête. Nous allons essayer de montrer que

ni les approches qui se bornent à la définir, ni les diverses incarnations d’une théorie

plus générale des actes de langage n’ont fourni, jusqu’à présent, une analyse qui

convienne pleinement à l’étude de la communication.

Toutefois, dans cette première partie, il ne s’agit pas tant de critiquer les

théories existantes, que de mettre en lumière certaines familles de difficultés qui nous

permettront de dégager des principes directeurs pour la suite de notre travail. Nous

commencerons par exposer brièvement, dans le présent chapitre, le traitement que

Frege réserve à l’assertion ; nous aborderons ensuite les théories contemporaines qui se

sont inspirées de cette conception. Dans le chapitre 2, nous examinerons les approches

qui mettent au cœur de leurs définitions l’engagement à la vérité du contenu

propositionnel. Nous terminerons par un troisième chapitre consacré aux approches

qui tentent de cerner la nature de l’assertion en se fondant sur le type d’effet que le

locuteur a l’intention de produire chez son allocutaire.

1 Le marqueur assertorique de Frege L’introduction, par Frege, du signe assertif dans le langage logique constitue,

sans nul doute, une étape incontournable pour toute enquête relative au thème de

Page 16: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 11

cette première partie. Cependant, comme beaucoup d’exégèses, celle de Frege recèle

bien des difficultés et recouvre des débats qui risquent de nous faire perdre le fil que

nous nous apprêtons à dérouler. Heureusement, dans le cadre de la présente thèse,

nous pouvons nous contenter d’exposer la conception fregéenne de l’assertion dans ses

grandes lignes, pourvu que nous arrivions à mettre en lumière l’origine des positions

théoriques abordées plus bas.

Dans la conception de Frege, une pensée, qui correspond à ce qu’aujourd’hui on

nommerait plus volontiers proposition, se distingue d’un jugement. Fixer son attention

sur une pensée et savoir qu’elle a un certain sens et une certaine référence, c’est-à-dire

qu’un certain (type d’)état du monde possède le pouvoir de rendre cette pensée vraie

ou fausse, ne donne pas accès à sa valeur de vérité ; seule l’opération mentale que Frege

nomme jugement permet d’appréhender une pensée vraie comme vraie — ainsi, les

jugements frégéens n’ont pour objets que des propositions ou des pensées vraies. De

même, concevoir qu’un énoncé a un certain sens et une certaine référence ne suffit pas

pour reconnaître la référence de cet énoncé ; par contre, asserter ce même énoncé

revient à émettre un jugement sur la pensée correspondante (Frege 1994, 11-15, 221-224,

235-236 ; 1971, 70-75, 170 sv. ; voir Dummett 1981, 298-299, 314-316).

En conséquence, Frege introduit, dans sa Begriffsschrift (Frege 1999), le

marqueur assertorique « ⊢ », en le composant du marqueur de contenu « — » et du

marqueur de jugement « ∣ ». Le marqueur « — » signale qu’un contenu est jugeable,

c’est-à-dire vrai ou faux, tandis que le marqueur de jugement transforme ce contenu en

jugement.7

7 Après coup, Frege (1971, 94) renoncera au terme marqueur de contenu au profit du terme plus

neutre horizontal. Techniquement, « – » est une fonction qui donne la valeur VRAI lorsqu’elle

prend pour argument la valeur de vérité VRAI, et la valeur FAUX pour tous les autres arguments.

Étant donné le postulat frégéen que seules les pensées vraies font l’objet d’un jugement, il est ainsi

garanti qu’un jugement ne porte que sur des concepts dénotant des valeurs de vérité (voir aussi

Dummett 1981, 314-315).

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 12

On pourrait croire, à la suite de Wittgenstein (1993, §4.442), que le marqueur

assertorique se borne à signaler, à un niveau métalinguistique (en réalité dépourvu de

sens, du point de vue de Wittgenstein), une valeur de vérité particulière :

Le « signe de jugement » frégéen « ⊢ » est dépourvu de signification logique ; il montre

simplement chez Frege (et Russell) que ces auteurs tiennent pour vraies les propositions ainsi

désignées. « ⊢ » n’appartient donc pas davantage à la construction propositionnelle que, par

exemple, son numéro. Il n’est pas possible qu’une proposition dise d’elle-même qu’elle est

vraie.

Cependant, comme le souligne Geach (1965 ; voir aussi Dummett 1981, 303-

304), « ⊢ » ne s’applique pas à n’importe quelle proposition atomique tenue pour vraie

— il ne s’agit que des propositions prises dans leur entièreté :

[…] even if the proposition represented by “p vel q” or by “p aut q” is taken in itself to be an

asserted proposition, “p” will not be asserted in this context, and neither will “q” ; so if we

say that the truth value of the whole proposition is determined by the truth values of the

disjuncts, we are committed to recognizing that the disjuncts have truth values independently

of being actually asserted. (p. 452)

Cette observation fait évidemment écho à la façon dont Frege conçoit les

propositions conditionnelles.

Si quelqu’un dit que, dans un jugement hypothétique, deux jugements sont mis en relation

l’un avec l’autre, il utilise le mot « jugement » de façon à ne pas inclure la reconnaissance de

la vérité. Car même si la phrase composée dans sa totalité est prononcée avec une force

assertive, on n’asserte ni la vérité de la pensée dans l’antécédent, ni celle de la pensée dans le

conséquent. La reconnaissance de vérité s’étend plutôt sur une pensée qui est exprimée dans

la phrase composée toute entière. (1994, 222 ; voir aussi, 1971, 228-229)

Pour mieux saisir la portée de cette remarque, voyons comment Russell

(1903, 503-504), par exemple, a exploité la distinction entre le sens et la force

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 13

assertorique pour résoudre des (pseudo-)paradoxes liés à une règle d’inférence aussi

banale que le modus ponens (voir Geach 1965 ; Dummett 1981, 304 ; Green 2002) :

Si P, alors Q P ∴ Q

Le (prétendu) paradoxe se décline comme suit : d’une part, si Q a le même sens

(et le sens d’une proposition détermine sa référence, laquelle est, pour Frege, une

valeur de vérité) dans les prémisses et dans la conclusion, c’est-à-dire s’il est vrai que Q,

alors la première prémisse impliquerait à elle seule qu’il est vrai que Q ; d’autre part, si

les significations de Q sont différentes dans les prémisses et dans la conclusion, on se

retrouverait confronté à une inférence invalide. Considérer chaque pas de l’inférence

comme une assertion, marquée par le signe frégéen « ⊢ », suffit à dissoudre ce

problème ; le modus ponens se notant désormais comme suit :

⊢Si P, alors Q

⊢ P

∴ ⊢ Q En effet, l’occurrence de Q dans la première prémisse n’est pas assertée de manière

indépendante, même si elle possède le même sens, et donc la même valeur de vérité

que l’occurrence de Q dans la conclusion.

On comprend, dès lors, pourquoi Dummett affirme que le besoin d’un

marqueur assertorique surgit lorsque le sens ne permet pas de prédire la force de

l’énonciation (Dummett 1981, 305), c’est-à-dire lorsque le sens d’un énoncé ne donne

pas accès à une valeur de vérité particulière ; c’est le cas, par exemple, dans

l’antécédent d’une conditionnelle.

La place ainsi accordée au marqueur assertorique dans le système logique

éclaire son lien étroit avec la conception fregéenne de l’inférence. Dans la vision que

nous avons aujourd’hui d’un système formel, les règles d’inférence permettent

simplement de dériver des théorèmes à partir des axiomes, en ce sens qu’elles

préservent à chaque fois l’éventuelle vérité de l’étape précédente (ou n’importe quelle

autre valeur comparable, comme la satisfaction dans les logiques de l’action). De ce

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 14

point de vue, l’introduction du marqueur assertorique est superflue, car le paradoxe

résulte de la réduction (illicite) de la validité à la vérité (voir aussi Green 2002).

Toutefois, une telle définition du fonctionnement inférentiel s’oppose à celle de Frege,

qui restreint l’application du terme inférence à la dérivation de conclusions vraies à

partir de prémisses vraies et reconnues comme telles — en somme, on assiste, chez lui,

à une confusion entre le valide et le démonstratif. Du point de vue de Frege, une

déduction menée à partir de prémisses fausses, ou dont on ignore la valeur de vérité, se

réduit, au mieux, à une pseudo-inférence (par exemple, Frege 1994, 11 ; 1971, 228-229 ;

Green 2002, pour une discussion détaillée).8 Par conséquent, les inférences conformes

à l’idée que s’en fait Frege exigent non seulement que les prémisses soient vraies, mais

aussi qu’elles soient assertées (Dummett 1981, 311-313).

Ainsi, on peut raisonnablement interpréter les vues de Frege en considérant

que le marqueur assertorique « ⊢ » marque la proposition mise sous sa portée comme

disponible pour jouer le rôle de prémisse ou de conclusion dans une inférence. Une

telle position conduit, tout naturellement, à définir l’assertion dans des termes qui

explicitent cet aspect procédural : une fois asserté, l’énoncé constituerait une

proposition que l’on accepterait rationnellement de prendre pour prémisse d’une

inférence, au sens fregéen du terme. Dans la suite de ce chapitre, nous allons envisager

deux manières, une forte et une plus faible, de construire une telle définition. Dans les

deux cas, les conditions requises s’avèrent trop strictes lorsqu’elles s’appliquent aux

actes communicatifs, en ce sens qu’elles obligent à exclure, de manière totalement

arbitraire, des types d’énoncés qui, pourtant, peuvent prétendre de plein droit au titre

d’assertion. Nous conclurons en montrant qu’il ne faut pas confondre deux sortes

d’engagements assertoriques : celui portant sur le bien-fondé de l’assertion, qui est

central dans les théories que nous allons examiner maintenant, et celui qui touche à la

vérité du contenu propositionnel.

8 Frege rejetait ainsi les preuves par l’absurde : mettant en jeu une prémisse fausse, elles sont

valides, mais non démonstratives.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 15

2 Brandom : assertion et justification Robert Brandom défend une vision normative de l’assertion, qui sert de clé de

voûte à sa tentative de reformuler, en termes inférentiels, des notions logiques et

sémantiques traditionnelles.9 Dans la lignée de Frege, Brandom (1994, 157-175 ; 1983)

soutient qu’il est propre à une assertion, d’une part, de constituer une justification

potentielle pour d’autres assertions qui en découlent démonstrativement, et d’autre

part, de découler elle-même de justifications indépendantes. Asserter, selon Brandom,

c’est toujours, au moins, s’engager à pouvoir justifier ce qui est asserté ou, en cas

d’échec justificatif, à se rétracter. Cet engagement — l’engagement assertorique — est

public : au travers de son assertion que p, le locuteur permet à autrui de le considérer

comme sachant que p et comme autorisant toutes les conclusions inférables de p.

Quant au contenu asserté, il ne se définit pas, dans le système de Brandom, de manière

indépendante : ce qui est asserté par une énonciation se délimite, de manière négative,

à partir de tous les engagements assertoriques incompatibles avec cette énonciation.

2.1 L’ironie, l’autorité et la justification impossible D’emblée, les conditions formulées par Brandom semblent mises en péril par

des assertions comme (1), que le locuteur (L) présente explicitement comme se

trouvant hors de portée d’une justification verbale.10

(1) Firmin est un voleur. Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais ma main à

couper que c’en est un.

Brandom a bien sûr conscience de ces exemples et ne tente pas de nier que (1) soit une

assertion ; mais il objecte que ce type d’assertion ne se conçoit que par rapport à un

arrière-plan d’assertions « normales », c’est-à-dire sujettes à justification :

9 Dans le cadre du présent travail, nous nous intéresserons uniquement à la définition que Brandom

donne de l’assertion ; nous ne discuterons son projet inférentialiste que lorsque cela sera nécessaire

pour ce propos. 10 Lors de notre discussion de la théorie de Brandom, le terme « justification », employé sans

indication spécifique, est à comprendre comme « justification démonstrative ».

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 16

[…] such assertions are intelligible only as exceptions against a background of practices

where [assertions] typically have the significance of claims whose authority is redeemable

by demonstration of warrant. (1994, 229, italiques dans le texte)

Dans de tels cas, écrit Brandom (1983, 643), l’énoncé accède au rang d’assertion en

vertu de l’autorité sociale de L, laquelle joue, dès lors, le rôle de la justification requise.

Malheureusement, les libertés ainsi prises avec les conditions nécessaires à

l’assertion — qui, autrement, s’avèreraient restrictives à l’excès et excluraient des

énoncés comme (1) — donnent lieu à une tension importante, que l’appel à la

justification par l’autorité ne suffit pas à dissoudre.

Considérons (2), en le supposant énoncé alors que L et l’allocutaire (A)

marchent ensemble sous une pluie battante :

(2) Il fait vraiment trop sec.

Face à (2), A peut avoir deux réactions, que n’importe quelle théorie des actes de

langage doit pouvoir prédire. La première équivaut, dans le cas présent, à considérer L

comme irrationnel ; elle consiste simplement à traiter (2) comme une assertion fausse.

Mais A empruntera vraisemblablement un second trajet interprétatif, proche de celui

décrit par Grice (1975, 34 ; 1978, 53-54), en faisant l’hypothèse que (2) n’a pas pour but

d’asserter qu’il fait plein soleil, mais de transmettre, de façon ironique, un autre

message.11 Inutile de préciser que, dans le second cas de figure, (2) ne saurait

s’interpréter comme une assertion — en tous cas, pas dans le sens donné à ce terme

par Brandom : si L a été mû par une intention ironique, il n’a forcément pas mis en jeu

sa responsabilité quant à l’usage de son énoncé comme prémisse d’inférences

11 Nous avons bien sûr conscience que le modèle gricéen de l’ironie n’est pas le seul disponible sur

le marché et qu’on peut nier que l’assertion du contenu explicite soit toujours incompatible avec

l’ironie. Nous reviendrons sur l’ironie aux chapitres 4 et 11, mais tout le monde s’accordera,

croyons-nous, à dire que sous une lecture ironique, (2) n’engage pas la responsabilité de L quant à

la justification du contenu propositionnel.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 17

ultérieures et n’a donc pas prétendu qu’une justification soit possible (voir Recanati

1987, 228-229).12

Pourtant, si (1) est une assertion, comment l’approche de Brandom garantit-elle

la lecture ironique de (2) ? En d’autres termes, comment peut-on s’assurer que le type

de justification par l’autorité qui se fonde, en (1), sur une intuition intime et ineffable

de L, n’a pas sa place ici ?

Tant le contenu propositionnel de (1) que le contenu perceptuel qui sous-tend

le contenu propositionnel de (2) se trouvent à cette limite au-delà de laquelle, comme

le dirait Wittgenstein (1989), demander des justifications tient de l’irrationnel — c’est

entendu. Mais cela ne nous aide aucunement à rendre compte du fait que (1) soit une

assertion, alors que (2) ne l’est pas.

En outre, dans la perspective inférentialiste de Brandom, on ne peut stipuler

que si (2) n’est pas une assertion, c’est parce que L se montrerait irrationnel s’il

entretenait une croyance avec un tel contenu. En effet, de deux choses l’une : soit les

critères de croyance rationnelle sont aussi stricts que ceux de l’assertion, et (1) n’est pas

une assertion ; soit ils sont plus lâches, mais rien ne garantit alors l’irrationalité de (2),

pris en tant qu’assertion.

Brandom (1994, 121-123 ; 1996, 250-251) donne l’exemple d’un perroquet à qui on

aurait appris à dire « Rouge » en présence d’objets rouges ; ce perroquet n’asserte pas

(et donc serait incapable d’entretenir une croyance de même contenu) pour la simple

raison qu’il est incapable de maîtriser l’utilisation de « Rouge » dans des chaînes

inférentielles. Par contre, lorsque nous disons « Rouge » ou « Il fait plein soleil » tout

en nous trouvant incapables de donner une justification pour notre énoncé, celui-ci est

bel et bien une assertion parce qu’il peut rentrer dans des relations inférentielles :

One can perfectly well acknowledge that someone may count as entitled to a belief or

judgment […] without being able to offer reason or justification for it, while insisting

nonetheless that it can be thought of as a belief or a judgment at all insofar as it can serve as 12 On notera qu’un contour prosodique spécifique n’est ni nécessaire, ni suffisant pour déclencher

l’interprétation ironique (Winner et Leekam 1991 ; Bryant et Tree 2005).

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 18

both a premise and a conclusion of inferences, and so is liable to critical assessment on the

basis of its relation to other beliefs and judgments. (Brandom 1996, 251, italiques dans le

texte)

Dans une acception large de l’inférence, conçue comme une opération qui préserve la

vérité, le contenu littéral de (2) peut servir tant de prémisse que de conclusion et

serait, de plein droit, une assertion qu’il fait plein soleil. Mais on se retrouve alors dans

l’incapacité de prédire une lecture ironique de l’énoncé. Dans une perspective

fregéenne, où les inférences ne contiennent que des prémisses et conclusions vraies, (2)

ne vaudrait évidemment pas pour une assertion, mais — et c’est là une conséquence

absurde — tel serait également le sort de n’importe quelle assertion fausse.

2.2 Fausseté et mensonge Les considérations du paragraphe précédent soulèvent une question de taille

quant aux implications de la conception inférentialiste de l’assertion. Nous venons de

voir que Brandom n’arrive pas à faire la différence entre une assertion fausse et une

assertion défectueuse. On aura pressenti que sa conception de l’engagement

assertorique implique également que n’importe quel mensonge, du moins à partir du

moment où il est découvert comme tel, cesse immédiatement d’être une assertion.

Clairement, le contenu d’un énoncé manifestement mensonger ne peut être ni justifié,

ni servir comme raison pour une assertion ultérieure.13 Bien entendu, la même

conclusion vaut pour une assertion fausse.

Dans le passage suivant, Brandom raisonne pourtant comme si l’échec à exercer

la « responsabilité justificative » n’entraînait pas la faillite assertive de l’énoncé :

If A is challenged concerning his assertion and fails to provide an appropriate set of

justifying assertions, the socially constitutive consequence is to deprive his assertion of the

13 Évidemment, un mensonge peut servir de (pseudo-)justification pour des mensonges ultérieurs.

Cependant, l’engagement assertorique constitue, chez Brandom, une pratique irréductiblement

sociale : la justification en cause est celle que L devrait donner à des tiers ; elle tend, par

conséquent, vers l’objectivité.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 19

authorizing force which it otherwise would have had. That is, insofar as A fails to discharge

the justificatory responsibility undertaken in his original assertion, others are deprived of the

option of deferring to A justificatory responsibility for their assertions of claims which

follow from what A asserted. (Brandom 1983, 642)

Toutefois, comme le rôle inférentiel constitue, dans ce système, la condition sinon

suffisante, du moins nécessaire pour qu’un acte verbal puisse se voir qualifié d’assertion

(Brandom 1994, 168), la cohabitation de la faillite justificative avec la force assertive est

prohibée par définition.

On pourrait objecter que celui qui dit le faux croit asserter, mais n’asserte pas.

Une telle position exigerait d’expliquer comment une correction subséquente priverait

l’énoncé faux de sa force assertorique, ce qui n’apparaît pas comme une entreprise

facile. Mais cette difficulté mise à part, le traitement qu’on devrait réserver au

menteur constitue un problème encore plus grave pour la théorie de Brandom. Si le

menteur n’asserte pas, on est en droit de se demander ce qu’il fait réellement. De

nombreuses conversations que nous avons eues à ce sujet avec des linguistes et des

philosophes ont témoigné de la tentation qu’il y a à caractériser le mensonge comme

l’acte de prétendre faire une assertion ; pourtant, tout indique combien il serait

malheureux d’y céder.

Une première difficulté serait de trouver un critère de différenciation entre les

simulations manifestes et celles qui sont cachées, afin de pouvoir expliquer pourquoi le

mensonge est blâmable. En effet, le propre des actes de paroles qui, tels l’ironie ou le

discours fictionnel, exhibent leur caractère « comme-si » est, précisément, de ne pas

engager L à la vérité du contenu littéral : quelle que soit la définition de l’assertion que

l’on adopte, une assertion fictive n’impose à L aucun engagement assertorique (Searle

1975, 104-110 ; Dummett 1981, 310-311). Cette absence d’engagement tient au caractère

manifeste du « comme-si » ; ainsi, il semble bien que la notion d’un « faire semblant »

caché se réduise à une contradiction dans les termes (voir aussi Williams 2006, 95-96).

Il est évident, en outre, que L ne saurait se dédouaner d’avoir menti en objectant qu’il

n’a pas asserté le contenu propositionnel attaché à son énoncé et, par conséquent, qu’il

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 20

n’en pas responsable.14 Notons, en passant, que les mêmes raisons empêchent de

réduire (1) à une assertion « comme-si ».

Deuxièmement, priver le mensonge de la force assertive heurte violemment

l’intuition. En d’autres termes, si le mensonge n’a pas de force assertive « sérieuse » ou

« littérale », cela implique qu’on lui refuse toute relation avec les assertions sincères,

mais fausses. Or, comme le note Dummett (1981, 299), le mensonge est une assertion

intentionnellement fausse :

A man may say something knowing or believing it to be false, with all sorts of intentions,

perhaps, as in the case of the pathological liar, with the very intention to say something

false ; or a man may say something about which he has no opinion whether it is true or false,

14 Fauconnier (1979) considère que le mensonge annule l’acte d’affirmation ; il cite à l’appui de sa

thèse les tentatives faites par les casuistes jésuites pour prévenir la condamnation du mensonge.

Cependant, ces sources militent pour une conclusion inverse, car la stratégie casuiste ne consistait

pas à nier qu’une affirmation ait été produite lors d’un mensonge, mais plutôt à tenter de démontrer

que l’affirmation que L a l’intention de produire possède alors un contenu différent de celui que A

attribue à l’énoncé. Fauconnier rapporte plusieurs manières d’appliquer une telle stratégie « de

mauvaise foi » : restreindre mentalement la portée temporelle ou quantificationnelle de la

proposition assertée — par exemple, quand on jure qu’on a pas mangé telle ou telle chose, ajouter

dans son for intérieur, aujourd’hui ; présupposer, pour certaines parties de l’énoncé, une

interprétation pragmatique qui ne soit pas facilement accessible à A — par exemple, dire Il n’est

pas passé par ici en posant son pied sur un pavé afin que ce pavé soit un référent plausible pour

ici ; doter ses mots, à l’instar de Humpty Dumpty, d’une signification non conventionnelle. Il est à

noter que ces tactiques rencontrèrent une résistance farouche, fondée sur des principes somme

toute, gricéens, de la part de Port-Royal (Dominicy 1984, 113-131 ; voir aussi Williams 2006, 126-

136). En revanche, l’exposé de Fauconnier montre qu’une relation plus complexe s’instaure entre

la promesse et l’obligation correspondante. En effet, il semble bien que dans l’esprit de certains des

Révérends Pères, on puisse faire un vœu ou une promesse sans s’engager réellement, pourvu que

l’intention de s’engager ait été absente lors de l’énonciation. Au-delà des intuitions que chacun de

nous peut ressentir quant à une telle conception de la promesse, le fait même que le mensonge et la

promesse aient été distingués en ces termes met en lumière le contraste qui subsiste entre le

caractère non-conventionnel de l’engagement à la vérité et le caractère social (dans un sens

toutefois restreint du mot, voir chapitres 10 et la section 6 du chapitre 11) des attentes liées aux

promesses.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 21

again with varying intentions. In none of these cases does the fact that he does not have the

intention to say something true make it false to say that he has made an assertion.

Cette intuition se voit confirmée par la définition du Petit Robert :

MENSONGE [...] n.m. — […] 1 Assertion sciemment contraire à la vérité, faite dans

l’intention de tromper.

Enfin, si l’on accepte l’hypothèse, pour le moins raisonnable, que les verbes

comme asserter ou affirmer décrivent des assertions, alors, à supposer que mentir n’est

pas asserter, (3) devrait se révéler aussi contradictoire que (4), où l’attribution d’une

action se voit conjointe à l’attribution d’une seconde action, incompatible avec la

première.

(3) Firmin a asserté / a affirmé qu’il y avait encore de l’argent dans la caisse

et, ce faisant, il a menti.

(4) # Firmin a ouvert la porte et, ce faisant, il l’a maintenue fermée.

Résumons-nous. Pour Brandom, la capacité à fonder et à être fondé

inférentiellement constitue la condition nécessaire pour qu’un énoncé puisse compter

comme une assertion. Dans la sous-section précédente, nous avons vu que l’inférence

en question doit relever, comme chez Frege, du démonstratif ; car une conception plus

lâche de la justification inférentielle, qui ne confond pas le valide et le démonstratif, ne

permettrait pas de prédire correctement la défectuosité assertorique. Cependant,

comme l’a montré la discussion ci-dessus, à restreindre de la sorte la classe des actes

assertifs, on finit par devoir priver les mensonges de toute force assertive. À ce stade, il

serait légitime de se demander si le problème ne tient pas tant au caractère inférentiel

de la théorie, qu’au fait que Brandom élève celui-ci au statut de condition nécessaire ;

afin de répondre à cette question, nous examinerons, dans la section suivante, une

théorie qui assigne au rôle inférentiel une place non plus de condition nécessaire, mais

de règle constitutive.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 22

3 Williamson : l’assertion et l’évidence

3.1 Connaissance et évidence D’après Williamson (1996), la règle suivante, constitutive de l’acte d’asserter,

permet d’isoler les assertions parmi d’autres types d’actes de langage :

Règle constitutive de l’assertion (Williamson) : Pour asserter que p,

il est nécessaire de savoir que p.

En formulant cette règle en termes constitutifs, Williamson se met à l’abri des

problèmes que rencontre la théorie de Brandom face aux mensonges et aux assertions

fausses. À l’opposé des règles normatives ou prescriptives régulant des activités qui

existent indépendamment d’elles, les règles constitutives créent un type d’activité.

Pour prendre un exemple connu, les règles du jeu d’échecs sont indissociables de

l’activité même de jouer aux échecs ; sans ces règles, les joueurs ne feraient que

déplacer des morceaux de bois sur une planche quadrillée. Cependant, n’importe

quelle règle constitutive (par exemple, celle qui stipule, aux échecs, qu’une pièce

perdue ne peut plus réapparaître sur l’échiquier, à moins de remplacer un pion arrivé

sur le bord opposé) peut se voir enfreinte (par exemple, le joueur J replace

subrepticement sur l’échiquier une pièce ayant fait objet d’une prise antérieure), sans

que l’agent qui commet l’infraction cesse pour autant de participer à l’action que cette

règle constitue : on dira que J triche, et non qu’il a arrêté de jouer (Williamson 1996 ;

voir aussi, Searle 1972, 72-82). L’infraction d’une règle constitutive (qu’il faut contraster

avec sa dénégation) présuppose donc le cadre mis en place par celle-ci. Par conséquent,

contrairement à ce qui se passe chez Brandom, la perspective de Williamson ne nous

force pas à exclure les mensonges de la classe des assertions ; car en violant la règle

assertive, L ne sort pas du jeu assertorique.15

Bien entendu, prise telle quelle, la définition de Williamson ne relève pas

nécessairement d’un cadre inférentialiste ; mais c’est le cas si on la combine avec la

15 Non que cette définition soit dépourvue de problèmes ; pour une discussion intéressante, on se

rapportera à Williams (2006, 98-101).

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 23

conception de la connaissance que cet auteur défend par ailleurs. Dans un article

ultérieur, Williamson (1997) propose de ramener le « savoir » en cause à une

« évidence », au sens anglo-saxon du terme où « évidence » dénote un ensemble de

propositions qui permettent de valider ou d’invalider une hypothèse. En effet, toujours

d’après Williamson, toute évidence se laisse reformuler au moyen d’une proposition

complète:

We often choose between hypotheses by asking which of them best explains our evidence—

which of them, if true, would explain the evidence better than any other one would, if true.

[…] Thus evidence is the kind of thing which hypotheses explain. But the kind of thing

which hypotheses explain is propositional. Therefore evidence is propositional. (1997, 724)

[…] our evidence sometimes rules out some hypotheses by being inconsistent with them.

[…] But only propositions can be inconsistent in the relevant sense. If evidence e is

inconsistent with a hypothesis h in that sense, it must be possible to deduce ¬h from e ; the

premises of a deduction are propositions. (1997, 727)

Il s’ensuit qu’en parallèle avec sa conception de la connaissance, Williamson

construit la norme définitoire de l’assertion comme exigeant, pour une assertion que p

par L, que l’évidence totale en possession de L inclue p. De manière triviale, cette

norme requiert que L maîtrise chacun des concepts inclus dans la proposition assertée

(cf. Williamson 1997, 730). En effet, pour toute proposition de forme G(y) telle que L

n’est pas en mesure de spécifier le sens de G ou, du moins, les relations que G

entretient avec les autres prédicats, G(y) constitue la seule proposition vis-à-vis de

laquelle G(y) fournisse une évidence du point de vue de L. Par conséquent, à moins que

G(y) soit connaissable de manière essentielle, c’est-à-dire sans évidence aucune, le fait

d’asserter une telle proposition viole la règle constitutive de l’assertion. En d’autres

mots, à moins que p soit connaissable essentiellement, le fait d’asserter que p

présuppose que L soit capable d’utiliser p en tant qu’évidence, c’est-à-dire de mettre p

dans des rapports inférentiels non-triviaux avec d’autres propositions. Nous allons

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 24

montrer dans la sous-section suivante qu’une telle exigence s’avère trop forte au regard

des certaines de nos pratiques assertoriques.

3.2 Les concepts « inanalysables » Prenons les énoncés suivants, certainement anodins et que, tout aussi

certainement, leurs locuteurs ne voudraient à aucun prix voir privés de la force

assertive :

(5) L’inconscient est structuré comme un langage.

(6) Dieu est partout.

(7) Adélaïde a ce je-ne-sais-quoi qui fait une femme du monde.

(8) Cette fille se prend pour une vraie Bruxelloise, alors qu’en réalité elle

n’est qu’une typique bourgeoise de province. (adapté de Camp 2006)

Personne, à notre sens, n’accepterait de penser que les contenus en (5-8) soient

connaissables de façon essentielle. À l’opposé du mensonge (ou, à la rigueur,

d’exemples comme (1)), (5-8) ne paraissent pas violer, que ce soit de manière manifeste

ou non, les normes régissant l’assertion. Et pourtant, on va le voir à présent, ces

énoncés sont d’une nature telle que L ne peut pas avoir de support propositionnel (ne

peut fournir d’évidence) pour les contenus assertés et que ces contenus ne peuvent

servir d’évidence propositionnelle pour d’autres propositions — ces contenus ne

peuvent donc pas être « connus », au sens de Williamson, ce qui rend impossible,

toujours dans la perspective de cet auteur, l’accomplissement des assertions

correspondantes.

Comme l’indique Sperber (1974, 112-113), aucun lacanien, fût-ce Lacan lui-

même, ne possède la capacité de formuler explicitement le contenu de (5), en ce sens

qu’il semble impossible d’établir des relations d’implication et d’incompatibilité entre

cette proposition et d’autres propositions, ou de définir des critères d’appartenance à

la catégorie encyclopédique qui correspondrait à (l’)inconscient (lacanien) (pour une

définition rigoureuse de ce qu’est un tel concept « inanalysé », voir Dominicy 1999). De

même, bon nombre de croyants reconnaissent ne pas disposer d’une définition précise

de Dieu, au point de pouvoir tenir pour vraies des propositions contradictoires à son

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 25

sujet, ce qui ne les empêche certainement pas de concevoir (6) comme une assertion

(cf. Sperber 1974, 106-107 ; 1982, 66-69 ; 1997). Quant au je-ne-sais-quoi, ce lexème

correspond, de l’opinion même des locuteurs, à un concept éminemment

aristocratique, dont la connaissance est censée s’acquérir de manière soit « vécue », soit

surnaturelle, et qui se soustrait, dans tous les cas, à une définition explicite ; comme

pour la plupart, sinon la totalité des mots qui représentent des concepts symboliques

(Sperber 1974),— et (l’)inconscient (lacanien) comme Dieu en font partie — les

« experts » peuvent désigner ostensivement des instances positives ou négatives du je-

ne-sais-quoi, sans être capables d’expliciter les critères guidant un tel choix (Delvenne,

Michaux et Dominicy 2005 ; Michaux et Dominicy à paraître ; voir Jimenez 1997, 60-

75 sur le je-ne-sais-quoi dans la théorie artistique). Par conséquent, il n’existe pas de

proposition de la forme [Adélaïde a la propriété F], telle que F(x) implique véri-

conditionnellement avoir le je-ne-sais-quoi d’une femme du monde(x). On retrouve

exactement le même phénomène en (8) ; il est peu probable que, même au cœur des

Marolles, il se trouve un « expert » pour définir le comportement d’une vraie

Bruxelloise et le contraster avec l’essence d’une bourgeoise de province (pour des

conclusions similaires, voir Camp 2006).

Avant d’aller plus loin, il importe de montrer qu’aucun sens descriptif

inaccessible à L ne peut être assigné aux prédicats « inanalysés » de (5-8). D’après

Recanati (1997 ; 2000, chapitre 18), ceux-ci correspondent à des concepts qui intègrent

la somme des croyances de L sous la forme Rx(σ). Considérons que le caractère d’un

concept consiste en une fonction qui projette les contextes d’usage sur des contenus

propositionnels (Kaplan 1989a) ; σ représente la signification publique du concept

inanalysé, tandis que Rx est un opérateur déférentiel qui projette le symbole σ sur le

caractère que σ a pour un individu x « expert », au sens de Putnam (1975), c’est-à-dire à

même de fournir une description constituant le sens de σ ; de cette manière, on arrive

à concevoir que σ ait un sens descriptif, accessible à x, mais pas à L. Dès lors que les

contenus assertés en (5-8) se laisseraient reformuler sous la forme Rx(σ)(y), ne pourrait-

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 26

on pas dire que des propositions comme (9) ou (10) constituent une évidence

suffisante pour que (5-8) se conforment à la règle postulée par Williamson ?

(9) x sait/dit que σ(y).

(10) Pour toute propriété P telle que, P(y)→ σ(y), et x sait/dit que P(y).

Comme le souligne Dominicy (1999 ; aussi Delvenne, Michaux et Dominicy

2005, 103-104 ; Michaux et Dominicy à paraître), l’opérateur déférentiel de Recanati

est soumis à des contraintes strictes :

The user [of Rx(σ)] must entertain appropriate meta-representational attitudes, viz. the belief

that some agent x uses σ with a certain content, and the intention to use Rx(σ) with precisely

that content. (Recanati 1997, 97).

On vient de voir, cependant, que personne, de l’aveu même des locuteurs, n’est en

mesure d’accéder descriptivement au contenu des concepts inanalysés en (5-8) : dès

lors, dans la formule Rx(σ), Rx serait un opérateur inanalysé, c’est-à-dire dépourvu de

contenu. Or Recanati (1997) lui-même prohibe l’intégration, au sein du « stock des

croyances » du sujet, de contenus renfermant des éléments inanalysés.

De toute façon, même si le sens ou le caractère des concepts inanalysés se

laissait traduire en une proposition « déférentielle » ou méta-linguistique comme (9) ou

(10), on ne saurait garantir le caractère assertorique de (5-8) — du moins, pas dans la

conception que Williamson se fait de l’assertion et de la connaissance. Pour des

raisons bien connues, le sens (fregéen) de (le) je-ne-sais-quoi ou de Dieu ne saurait se

ramener à [être appelé (le) je-ne-sais-quoi] ou [être appelé Dieu] : (7) n’est pas vrai dans

tout monde possible16 où Adélaïde instancie ce qui est appelé (le) je-ne-sais-quoi dans ce

monde-là, mais dans tout monde possible où elle instancie ce qui est appelé (le) je-ne-

sais-quoi dans la circonstance d’évaluation qui correspond au contexte de

16 Pour l’instant, nous ne faisons pas de différence entre monde possible et circonstance

d’évaluation ; nous y reviendrons (voir chapitre 7).

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 27

l’énonciation.17 Ces exemples, à la forme logique [x est F], mettent donc en jeu des

prédicats (F) directement référentiels, dont l’extension dans l’ensemble des

circonstances d’évaluation correspond à celle que fixe, dans le contexte de

l’énonciation, un groupe (éventuellement expert) X. Bien entendu, une proposition ou

un prédicat peut exhiber une extension invariante, c’est-à-dire être sémantiquement

rigide, sans pour autant être directement référentiel(le). Lorsque l’extension est fixe en

vertu d’une particularité liée au sens de la proposition ou d’un prédicat, on parlera de

rigidité ; mais ce n’est que lorsque aucun sens descriptif ne détermine l’extension qu’il

s’agit de référence directe (voir Recanati 1993, chapitre 1). Le mieux qu’une clause

déférentielle comme (9) puisse faire, c’est de « rigidifier » artificiellement F, à

condition de l’assimiler au dthat de Kaplan (1989a) qui, pour chaque monde possible,

assigne à une description définie la dénotation que cette description possède dans le

contexte d’énonciation (et donc, par défaut, dans le monde actuel).18 Mais suivant la

lecture directement référentielle de F, comme d’après la glose rigidifiante (notons-la [x

est dthat F]), l’extension de F est, pour tout monde possible w, le y tel que y est ce qui

est appelé F par le groupe X dans le contexte de l’énonciation. Par conséquent, dans le

cas des concepts inanalysés qui nous occupent, [x est F] et [x est dthat F] sont

17 S’il n’en était pas ainsi, alors le contrefactuel « Si Adélaïde avait ce je ne sais quoi, elle ne

porterait pas des baskets » serait compatible avec « Il est possible qu’Adélaïde ait ce je-ne-sais-

quoi ». 18 Comme le montre Soames (2002, 43-47) à propos des noms propres, pour pouvoir rigidifier F

simplement comme Fwa, c’est-à-dire comme l’individu qui est F dans le monde de l’énonciation, il

faudrait que les agents des mondes possibles non-actuels aient nécessairement un accès

épistémique à d’autres mondes possibles que le leur. En effet, dans une lecture où F n’a pas de

portée large, un énoncé comme « X croit que F est G » doit recevoir une valeur de vérité

relativement à chaque monde possible. Or, comme il est difficile de maintenir à tous les agents,

dans tous les mondes possibles, une capacité d’accès epistémique « trans-monde », on ne peut pas

expliquer pourquoi, alors que F et Fwa sont supposés synonymes, le fait que X croit que F est G

n’entraîne pas que X croie que Fwa est G.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 28

sémantiquement équivalents.19 Or une proposition p ne peut servir d’évidence à une

hypothèse h qui l’implique véri-conditionnellement.

Sperber (1974) soutient que, dans tous les cas où une entrée lexicale ne

convoque pas d’informations sémantiques et/ou encyclopédiques, une procédure

d’interprétation symbolique se met en marche. L’interprétation symbolique prend

pour point de départ l’échec de la représentation conceptuelle (dans les cas analogues

au je-ne-sais-quoi, ce serait l’impossibilité de formuler une définition sémantique ou de

définir, au moins, des relations d’incompatibilité et de contradiction avec d’autres

entrées lexicales) et, selon un processus non plus de convocation mais d’évocation, elle

parcourt la mémoire sémantico-encyclopédique à la recherche d’informations

susceptibles de pallier le défaut d’analyse initial.

Le dispositif symbolique traite les représentations conceptuelles défectueuses qui lui sont

soumises en deux étapes. Premièrement, il en modifie la structure focale : il fait passer le

foyer de l’attention des propositions décrivant l’information nouvelle aux conditions non-

satisfaites qui ont rendu la représentation défectueuse. Deuxièmement, il explore la mémoire

passive à la recherche d’informations susceptibles de rétablir la notion insatisfaite. Lorsque

ce processus d’évocation aboutit, les informations ainsi trouvées sont soumises au dispositif

conceptuel qui reconstruit, à partir d’elles et de la condition antérieurement insatisfaite, une

nouvelle représentation conceptuelle. Celle-ci est l’interprétation de la représentation

symbolique. (Sperber 1974, 153)

Cependant, il n’y a pas de limite au processus d’évocation, qui peut enrichir

indéfiniment l’interprétation symbolique du concept inanalysé. En d’autres termes, on

ne doit pas s’attendre à ce que l’interprétation symbolique d’un concept comme le je-

ne-sais-quoi finisse par lui trouver une interprétation conceptuelle ; l’enclenchement du

processus d’évocation prend précisément pour point de départ la « mise entre

guillemets » du concept problématique.

19 Cette équivalence résiste même au remplacement de [x est dthat F] par [x est appelé « F » par X

en C] ; mais voir la note précédente.

Page 34: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 29

Lorsqu’une représentation conceptuelle a ainsi échoué à rendre une information nouvelle

assimilable à la mémoire, soit à cause d’une analyse insuffisante de l’information elle-même,

soit à cause d’une mobilisation insuffisante du savoir acquis, il semblerait que l’information

ne puisse qu’être rejetée. Cependant, un nouvel objet a été créé : la représentation elle-même,

objet possible d’une seconde représentation. […] Cette seconde représentation ne relève plus

du dispositif conceptuel qui s’est révélé impuissant, mais du dispositif symbolique qui prend

alors le relais. (Sperber 1974, 124-125)

Donc, du point de vue de Sperber, les concepts inanalysables restent cloisonnés dans

un format méta-représentationnel : la seule information qu’on puisse en tirer concerne

non pas leur contenu sémantique ou encyclopédique, mais bien la représentation elle-

même. La particularité de telles représentations, de forme [« c » est F], c’est que,

lorsqu’on a affaire à un c inanalysable, il ne peut être « extrait » de la représentation

afin de servir de prémisse dans un raisonnement théorique ou pratique (Sperber 1997).

Toutefois, même si les énoncés (5-8) mettent en jeu des prédicats qui ne sont

analysables ni par L, ni par A au niveau de la mémoire sémantique ou/et

encyclopédique, ils ne sont pas dénués de contenu propositionnel pour autant. D’après

une théorie alternative aux approches de Sperber et de Recanati, récemment

développée par Delvenne, Michaux et Dominicy (2005), les concepts correspondant à

des items lexicaux comme (le) je-ne-sais-quoi jouent le rôle cognitif de « quasi-concepts »

rassembleurs d’occurrences (d’événements ou d’individus), à l’opposé des items

lexicaux plus ordinaires qui, au niveau cognitif, s’appliquent à un champ d’exemplaires,

définissable en intension ou, du moins, par référence à un prototype. On comprend,

alors, l’incapacité dont font preuve les locuteurs à formuler le contenu des « quasi-

concepts » d’une manière qui soit plus explicite que l’énumération des occurrences

rassemblées.20

20 Afin de communiquer le contenu d’un « quasi-concept », le locuteur L peut également recourir à

une stratégie d’évocation discursive : celle-ci vise à activer chez un allocutaire A, issu d’un sous-

groupe social commun, des souvenirs épisodiques phénoménologiquement semblables à ceux de L

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 30

Il semble bien que (l’)inconscient (lacanien), Dieu, (le) je-ne-sais-quoi et (la) vraie

Bruxelloise se rapprochent ainsi des noms propres. Ceux-ci servent à rassembler, dans

un même « fichier mental », un faisceau d’informations concernant un individu unique

(Recanati 1993, chapitres 8-10) — individu dont, en d’autres termes, ils rassemblent les

occurrences, au sens où ils lui associent des propriétés qu’il instancie à l’une ou l’autre

occasion (Delvenne, Michaux et Dominicy 2005). On peut aussi supposer, avec De

Mulder (2000), que certains des éléments descriptifs ainsi associés au nom propre

donnent lieu à une « essence » subjective qui permet d’appréhender le porteur du nom

comme une unité persistante dans l’espace et le temps. Or, si la théorie de Delvenne,

Michaux et Dominicy est correcte, les quasi-concepts correspondant aux prédicats

inanalysés de (5-8) réunissent, à l’intérieur de la mémoire sémantico-encyclopédique et

sous une même entrée lexicale, différents éléments issus de la mémoire épisodique,

leur conférant ainsi une certaine homogénéité expérientielle. Par analogie avec les

noms propres, on pourrait alors penser les concepts rassembleurs d’occurrences en

termes directement référentiels : tout comme le nom propre se manifeste, au niveau

de la proposition exprimée par l’énoncé qui le contient, en tant que particulier (un

individu, la plupart du temps), ce qui en fait un nom propre russellien (Kripke 1971 ;

1982), on pourrait dire que les concepts inanalysés se construisent, au niveau du

contenu propositionnel, comme des ensembles d’individus ou d’occurrences.

Ainsi, la proposition exprimée par (7) est vraie dans tous les mondes possibles

où x, l’individu auquel Adélaïde réfère, appartient à l’ensemble des individus que les

« experts » (dans un sens, cette fois-ci, non-putnamien, anthropologique) considèrent,

dans le monde actuel, comme des instanciations positives du je-ne-sais-quoi. Du fait que

(le) je-ne-sais-quoi est aussi directement référentiel que Adélaïde, il s’ensuit que son

extension, tout comme celle de Adélaïde, est fixée dans le contexte de l’énonciation et

reste identique dans toutes les circonstances d’évaluation (sur l’ambivalence de Kripke

(Delvenne, Michaux et Dominicy 2005). Par ailleurs, cette approche n’exclut évidemment pas

qu’un traitement déférentiel vaille pour les cas où un expert peut avoir accès au contenu descriptif

du concept.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 31

sur ce dernier point, voir Kaplan 1989b, 570). L’analyse de (8) se construit dans des

termes exactement identiques, qu’il serait donc fastidieux d’expliciter. Quant à (6),

Dieu y réfère directement soit à une classe d’événements (les manifestations de Dieu),

soit à un individu : (6) est vrai dans tous les mondes possibles w tels que soit l’ensemble

des événements en w coïncide avec l’extension de Dieu, soit l’individu dénoté par Dieu

se trouve à l’ensemble des localisations possibles dans w. De même, pour l’exemple (5),

une certaine classe d’événements ou de propriétés serait incluse dans l’extension de ce

que les lacaniens (les « experts » non-putnamiens) nomment structuré comme un langage.

Cependant, l’analogie avec les noms propres ne doit pas être poussée trop loin.

On peut penser que chaque nom propre constitue un « fichier mental » qui permet à

l’esprit d’identifier un individu donné via un ensemble d’informations descriptives,

stockées sous une même « entrée ». De ce fait, même si, du point de vue de sa

sémantique, un nom propre N ne possède d’autre contenu que son référent, rien

n’empêche de considérer qu’en énonçant « N est G » dans un contexte où il est

mutuellement manifeste que le référent x de N satisfait la description définie le F, L

asserte également le contenu « Le F est G » (Soames 2002, 79-84 ; 2005). À l’opposé,

quel que soit le contexte, les concepts inanalysables rassemblent des occurrences qui,

par définition, ne satisfont aucune description (mis à part les paraphrases rigidifiantes,

abordées plus haut). Par conséquent, parce qu’ils contiennent des prédicats dont les

relations sémantiques avec d’autres prédicats restent irréductiblement hors d’atteinte,

les contenus assertés en (5-8) ne sauraient se déduire d’une quelconque prémisse, ni

fonder une inférence déductive.

Ce manquement au rôle évidentiel force Williamson à admettre qu’il y a là une

violation de la norme assertive. Chose plus grave, une des leçons principales qu’on peut

tirer de la lecture des écrits de Sperber sur le symbolisme, c’est que l’inexistence

manifeste d’une évidence propositionnelle fonde, sans nul doute, la pratique langagière

qui régit l’usage des prédicats inanalysables. Nous l’avons déjà souligné, dans une

théorie comme celle de Williamson, on considère qu’un énoncé-token est une

assertion à la seule condition que cet énoncé se présente comme respectant la norme

Page 37: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 32

assertive (même s’il la viole de fait). Par conséquent, asserter des énoncés comme (5-8)

procéderait d’une intention irrationnelle, similaire à celle du joueur qui tente de jouer

aux échecs en appliquant les règles du poker menteur. Ainsi, on ne saurait attribuer

une force assertive à de tels énoncés qu’au prix de taxer L d’irrationalité — hypothèse

dont le caractère excessif n’appelle, à notre sens, aucun autre commentaire.

Entendons-nous bien ; on se gardera de conclure que la pratique assertorique ne

soit pas régie, à un certain niveau constitutif, par le prérequis d’une connaissance du

contenu. Toutefois, la discussion qui précède démontre que la conception de la

connaissance mobilisée dans ce genre de théorie ne peut reposer sur la justification

démonstrative — et c’est là ce qui nous importe le plus. Il serait envisageable, par

exemple, de relativiser le statut épistémologique des propositions par rapport aux

intérêts pratiques de celui qui les qualifie de « connues » ou « non connues » (voir

Stanley 2004 ; Hawthorne 2004). Mais il faut bien noter que, dans ce cas,

l’assertabilité viendrait à dépendre de la simple présence, dans le contexte de

l’assertion, d’un engagement quant à la vérité du contenu asserté ou, ce qui revient au

même, d’une justification non-monotone. La même conclusion s’impose si l’on adopte

une définition « contextualiste » de la connaissance, d’après laquelle un même état

épistémique compte comme une connaissance ou comme une simple croyance en

fonction de certaines propriétés du contexte (par exemple, DeRose 2002).

4 Les deux faces de l’engagement assertorique Les difficultés que nous venons de rencontrer incitent à adopter une

conception plus lâche, non-démonstrative, de la base justificative de l’assertion. Ceci

revient, en fait, à renverser la méthodologie : au lieu de chercher à définir ce type

illocutoire en termes d’engagement à une justification ou à la connaissance, on dérivera

ces responsabilités justificatives à partir de l’engagement à la vérité du contenu asserté.

En effet, les théories de Brandom et de Williamson ne valent, au mieux, que

pour une sous-classe des actes de langage qui visent au partage de l’information, c’est-

à-dire pour l’assertion en tant que paradigme de l’engagement rationnel vis-à-vis d’un

contenu pouvant servir dans un raisonnement inférentiel. Pourtant, bien d’autres types

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 33

d’actes de langage qui, dans la plupart des cas, ne se distinguent pas de l’assertion au

niveau de la réalisation linguistique, constituent des tentatives hautement similaires de

partager l’information, mais ce tout en évitant à L d’avoir à justifier

(démonstrativement) le contenu propositionnel. Il s’agit, par exemple, d’actes comme

suggérer ou supposer que p, asserter avec réserve que p ou encore asserter que probablement

p, où le manque de justifications démonstratives pour p est explicite. Or l’engagement

assertorique, tel qu’il est défini par Brandom et Williamson, ne s’applique évidemment

pas à ces cas.

Ainsi, les suggestions et les assertions avec réserve placent L hors de portée de

l’engagement à posséder des fondements qui garantissent le contenu propositionnel

démonstrativement, engagement que nous noterons désormais « J-engagement ».

Comme on le sait depuis Toulmin (1958, 47-53), l’usage d’un marqueur de réserve tel

que probablement n’implique nullement que L n’ait aucune évidence en faveur de p ; par

ce truchement, L indique plutôt que son bagage épistémique ne suffit pas à exclure

l’infirmation de p. Ainsi, dans les exemples suivants, l’énonciation rend manifeste que

le corps d’évidence auquel L a accès est trop pauvre pour qu’on en déduise le contenu

asserté.21

(11) Firmin était probablement là.

(12) Firmin était là, je suppose/je présume.

En manifestant ses réserves, L n’implique pas qu’il n’a aucune évidence suggérant que

Firmin était là. Comme facteur commun tant à (11-12) qu’aux assertions catégoriques et

aux exemples « injustifiables » (1) et (5-8) des sous-sections précédentes, nous

retrouvons le fait que L s’instaure responsable de la vérité du contenu asserté,

responsabilité que nous appellerons « V-engagement ». Ici, encore, les intuitions de

Toulmin se révèlent d’une grande utilité :

21 Il est intéressant de constater que l’emploi performatif de suggérer (dans son sens assertif)

semble impossible :

(i) ? Je suggère que Jean était là.

Pour l’instant, je ne vois pas comment expliquer ce phénomène.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 34

[…] if I say ‘It is probably raining’ and it turns out not to be, then (a) I was mistaken, (b) I

cannot now repeat the claim, and (c) I can properly be called upon to say what made me

think it was raining. (1958, 55)

En effet, il n’est pas possible de réitérer (11-12) une fois que la fausseté du contenu

propositionnel est devenue manifeste — en tous cas, pas devant le même public (cf.

aussi Williams 2006, 89). En outre, des réserves concernant le J-engagement

n’équivalent pas à l’affirmation d’une simple possibilité ; en d’autres mots, (11-12) ne

sont pas équivalents à (13) :

(13) Il est possible que Firmin était là.

Les exemples suivants devraient suffire pour conclure que, si (13) n’engage pas L à la

vérité de [Firmin était là], (11-12) lui imposent un tel engagement.

(14) Il est possible que Firmin était là et il est aussi possible qu’il n’était pas

là.

(15) ? Firmin était probablement là et Firmin n’était probablement pas là.

(voir Toulmin 1958, 50)

(16) ? Firmin était là, je suppose/je présume, et Firmin n’était pas là, je

suppose/je présume.22

Et la situation n’est pas différente pour (1) et (5-8) où, comme nous l’avons déjà vu,

l’absence de J-engagement n’implique nullement que L ne soit pas engagé quant à la

vérité des propositions exprimées.

Dans des cas comme (11-12), L semble incapable de répondre à une question

comme « Comment sais-tu que p ? » ou « Qu’est-ce qui te permet de déduire que p ? »,

car il est évident que l’ensemble de croyances que L tient pour vraies au moment de

l’énonciation ne permet justement pas de déduire le contenu asserté, ni de le

22 Bien sûr, (i) et (ii) sont plus acceptables, mais cela montre uniquement que, dans ces exemples,

les membres de gauche des conjonctions ne sont pas connus, comme en témoigne (iii) :

(i) Firmin était probablement là et/mais il est possible qu’il n’était pas là.

(ii) Firmin était là, je suppose/je présume et il est possible qu’il n’était pas là.

(iii) ? Je sais que Firmin était là et il est possible qu’il n’était pas là.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 35

considérer comme un objet de connaissance. La situation n’est pas très différente de

(1) et (5-8) où la faillite de la justification dans sa dimension démonstrative tient à une

certaine ineffabilité (cf. Danblon 2002, 35). Cependant, pour chacun de ces cas, on

peut imaginer une réponse à une question comme « Qu’est-ce qui te fait dire cela ? » ;

et même s’il n’y a pas de J-engagement, nous venons de le voir, L n’en est pas moins V-

engagé à la proposition assertée p. Comment expliquer, dès lors, qu’un ensemble de

croyances dont on ne peut inférer p — d’où l’absence du J-engagement — semble

pourtant fonctionner comme prémisse permettant de garantir que p ? Comme le note

Danblon (2002, 33-35), il faut distinguer, lorsqu’on invoque ce que Toulmin appelle la

garantie d’une conclusion, le rôle justificatif (dans le sens non démonstratif du terme,

cette fois) du rôle proprement inférentiel. Ce qui garantit l’assertion dans ce second

sens, lié au V-engagement, relève plutôt d’une restriction du domaine de l’inférence à

une certaine évidence (cf. Hempel 1965) : la conclusion p ne vaut que par rapport à une

certaine évidence (Dominicy 1993). Or, comme le prouve l’absence du J-engagement,

cet ensemble n’est pas inconsistant avec un certain autre ensemble de propositions,

qui permettrait, lui, d’arriver à la conclusion inverse. Par conséquent, alors que le J-

engagement relève d’une logique classique et monotone, le V-engagement fonctionne,

lui, dans le cadre d’une logique non-monotone. C’est ce qui explique qu’on peut à la

fois asserter que p grâce à la garantie G, et reconnaître que G n’exclut pas une

restriction R, telle que R impliquerait ¬p (voir Danblon 2000-2001, 7-33) ; du point de

vue du J-engagement, G est compatible à la fois avec p et ¬p, tandis que du point de

vue du V-engagement, G implique p, tout en recelant la possibilité que la conjonction

de G et R implique ¬p (et pas p et ¬p, comme cela aurait été le cas dans une logique

monotone). Cette dualité tient à une différence fondamentale, et que nous

exploiterons pleinement au chapitre 8, entre le J-engagement et V-engagement — le

premier porte sur l’ontologique, tandis que le second est éminemment pratique.

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Chapitre 1 : Justification, évidence et vérité 36

En bref, des théories comme celles de Brandom ou Williamson considèrent le

V-engagement comme une conséquence épiphénoménale du J-engagement.23 Nous

espérons avoir montré, dans cette brève discussion, le mal-fondé de cette

présupposition, du moins en ce qui concerne l’analyse de l’assertion : d’une part,

l’absence du J-engagement ne prive pas l’acte énonciatif de la force assertive, et d’autre

part, le V-engagement émerge comme une propriété commune à tous les actes

communicatifs qui visent au partage de l’information. Au chapitre suivant, nous

examinerons les approches qui privilégient cette intuition et prennent le V-

engagement comme analysans de l’assertion.

23 En cela, elles souffrent, sans doute, du principal désavantage d’un rationalisme inférentiel qui

déconnecte la connaissance de la vérité (à ce sujet, on lira Danblon 2002, 15-19).

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité

Nous venons de voir qu’en mettant l’accent sur le J-engagement, on exclut

arbitrairement certains actes assertifs de la classe des assertions. Le problème, comme

nous l’avons noté ci-dessus, ne saurait se résoudre par des aménagements locaux :

fondamentalement, c’est le J-engagement qui émerge, de manière contingente, du V-

engagement, et non pas l’inverse. Une alternative naturelle consiste donc à traiter le V-

engagement comme primitif. Dans ce chapitre, nous aborderons deux théories,

respectivement défendues par Searle et par Alston, qui tentent de définir les actes

assertifs en ces termes. Nous verrons que si les approches inférentialistes s’avèrent

trop restrictives, celles basées sur le V-engagement ne se donnent des contraintes

suffisamment sévères qu’au prix d’une correspondance biunivoque entre le contenu

asserté et la structure syntaxique de l’énoncé. Or une telle vision des choses se révèle,

comme nous le montrerons, impossible à maintenir.

1 Searle : L’exprimabilité et la signification linguistique

1.1 Engagement et convention Searle (1969, 66-67) fait une distinction entre la condition essentielle de

l’assertion, les conditions préparatoires, et les conditions de sincérité. Ainsi, selon cet

auteur, pour asserter que p, L doit :

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 38

• s’engager à ce que le contenu propositionnel p représente

le monde tel qu’il est [condition essentielle] ; 24

• posséder des fondements ou des raisons de croire qu’il est

vrai que p et qu’il n’est pas mutuellement manifeste que A

sache que p [conditions préparatoires] ;

• croire que p [condition de sincérité].

Cette pluralité de conditions permet de différencier l’échec assertif pur et

simple des assertions défectueuses. Un acte illocutoire s’accomplit de manière

défectueuse si, et seulement si, la condition de sincérité et/ou une condition

préparatoire n’est pas remplie, tandis que l’échec illocutoire correspond au fait de

manquer le but illocutoire, c’est-à-dire de ne pas remplir la condition essentielle

(Vanderveken 1988, 131-132 ; 2005, 717-718).

À première vue, cette distinction entre l’échec assertif et la défectuosité résout

tous les problèmes rencontrés dans la section précédente. Tout d’abord, le mensonge

viole la condition de sincérité, ce qui permet de le traiter comme une assertion

défectueuse : l’engagement de L à ce que le contenu p de son assertion représente le

monde tel qu’il est ne se voit pas annulé par le fait que L viole la condition de

sincérité.25 Ensuite, on peut postuler que l’absence de J-engagement relève de la faillite

24 La traduction française (Searle 1972, 108) rend cette clause par « assurer que [le contenu

propositionnel] représente une situation réelle ». Cette traduction est malheureuse à bien des

égards, dont le moindre n’est pas de doter la définition d’une dimension perlocutoire dont Searle

voulait à tout prix l’exempter (voir, par exemple, Searle 1972, 83-91, 114). 25 Reboul et Moeschler (1998, 36) offrent une interprétation biaisée de la conception searlienne du

mensonge en postulant, dès le départ, que le mensonge met en jeu l’intention de prétendre

accomplir un acte assertif. Or Searle (1975, 110-111) distingue explicitement le mensonge du

discours fictionnel. Selon lui, le mensonge viole une des règles constitutives de l’activité assertive

– et comme nous l’avons vu à la section 2.2 du chapitre précédent, violer une règle constitutive

d’une activité ne revient pas à cesser d’accomplir cette même activité. Par contre, toujours d’après

Searle, la fiction met en jeu des conventions qui permettent « à l’auteur de faire mine de faire des

assertions qu’il sait ne pas être vraies » — conventions absentes, bien entendu, lors de

l’accomplissement d’un mensonge.

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 39

d’une condition préparatoire, et ne remet donc pas en question le statut assertorique

d’exemples comme (1-7).

(1) Firmin est un voleur. Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais ma main à

couper que c’en est un. [= (1) du chapitre 1]

(2) L’inconscient est structuré comme un langage. [= (5) du chapitre 1]

(3) Dieu est partout. [= (6) du chapitre 1]

(4) Adélaïde a ce je-ne-sais-quoi qui fait une femme du monde. [= (7) du

chapitre 1]

(5) Cette fille se prend pour une vraie Bruxelloise, alors qu’en réalité elle

n’est qu’une typique bourgeoise de province. [= (8) du chapitre 1]

(6) Firmin était probablement là. [= (11) du chapitre 1]

(7) Firmin était là, je suppose/je présume. [= (12) du chapitre 1]

1.2 Assertion et présupposition Cependant, les rapports entre l’assertion et les conditions préparatoires restent

parfois flous dans la théorie searlienne des actes de langage. Un énoncé comme (8)

véhicule la présupposition que Firmin a embrassé au moins une personne autre

qu’Adélaïde (ou que Firmin a accompli au moins une autre action, ou encore que

quelqu’un d’autre que Firmin a embrassé Adélaïde ; pour plus de facilité, nous ne

considérerons que la première de ces lectures) :

(8) Firmin a aussi embrassé Adélaïde.

Qu’en est-il de cette présupposition : est-elle assertée ou fait-elle partie des conditions

préparatoires ?

Searle (1972, 108-109) n’inclut pas ce type de présuppositions dans les

conditions préparatoires de l’assertion ; c’est aussi la position de Searle et

Vanderveken (1985, 17) :

Preparatory conditions determine a class of presuppositions peculiar to illocutionary force.

But there is another class of presuppositions peculiar to propositional content. To take some

famous examples, the assertion that the King of France is bald presupposes that there exists a

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 40

King of France ; and the question whether you have stopped beating your wife presupposes

both that you have a wife and that you have been beating her. Regardless of which of the

various philosophical accounts one accepts of these sorts of presuppositions, one needs to

distinguish them from those that derive from illocutionary forces. The same propositional

presuppositions can occur with different illocutionary forces, as, for example, one can both

ask whether and one can assert that Jones has stopped beating his wife.

En effet, le cœur même de la théorie empêche l’inclusion des présuppositions

au sein des conditions préparatoires. Nous l’avons vu, toute condition qui n’est pas

essentielle à l’assertion doit pouvoir être enfreinte sans que cela mène à l’échec

assertorique. La seule condition essentielle de l’assertion réside, selon Searle, dans

l’engagement à ce que le contenu propositionnel représente le monde tel qu’il est ; il

s’ensuit qu’est asserté par une énonciation donnée tout ce à quoi, et seulement ce à

quoi, L se V-engage au travers de cette énonciation. Or, en énonçant (8), L s’engage, de

manière triviale, à ce que Firmin ait embrassé au moins deux personnes ; de surcroît,

s’il est mutuellement manifeste dans le contexte de la conversation que Firmin n’a

embrassé qu’une seule personne, aucune assertion littérale ne sera produite avec succès

par ce même énoncé.

Peut-on dire, pour autant, que (8) et (9) assertent un contenu identique ?

(9) Firmin a embrassé Adélaïde et une autre personne.

Searle (1972, 212-215) rejette cette idée ; dans la lignée de Strawson (1950), il signale que

si tel était le cas, l’interrogation en (10) porterait, en plus du questionnement à propos

de l’état capillaire de la reine, sur l’existence même de cette reine :

(10) La reine d’Angleterre est-elle chauve ?

Le fait qu’une même proposition puisse être affirmée ou faire l’objet d’une question

sans que cela affecte les présuppositions qui lui sont associées relève de ce qu’on

appelle la « projection présuppositionnelle ». Ce mécanisme ne se limite pas à la

persistance des présuppositions à travers différentes forces illocutoires (on aurait

encore pu, si tel était le cas, inclure les présuppositions au sein d’une condition

préparatoire commune à tous les types de force illocutoire) ; il concerne aussi les

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 41

connecteurs logiques. Dans aucun des exemples suivants la présupposition associée à

aussi ne se voit suspendue, alors que la proposition assertée en (8) n’est plus

(nécessairement) vraie dans le monde actuel (pour un traitement récent, voir Geurts

1999 ; pour un historique du problème, voir Levinson 1983, 191-204) :

(11) Il n’est pas vrai que Firmin ait aussi embrassé Adélaïde.

(12) Si Firmin a aussi embrassé Adélaïde, alors Philomène est jalouse.

(13) Il est possible que Firmin ait aussi embrassé Adélaïde.

Une autre solution, également rejetée par Searle (1972, 212-215), consisterait à

dire que le contenu présupposé correspond à une assertion « secondaire » accomplie en

même temps que l’assertion principale. Ceci aurait comme conséquence malheureuse,

selon Searle, qu’une question telle que (14) contiendrait deux assertions existentielles,

l’une fausse et l’autre vraie.

(14) La reine d’Angleterre connaît-elle le roi de France ?

Cependant, une telle pluralité d’assertions n’est pas a priori inconcevable

(quoique non souhaitable). Le problème tient plutôt au fait qu’elle impose, afin que la

théorie conserve un pouvoir explicatif suffisant, de distinguer le contenu explicite du

contenu implicite. Imaginons que l’énonciation de l’exemple (15), emprunté à von

Fintel (inédit), ait lieu dans un contexte où l’infortuné père n’est en rien au courant de

la vie sentimentale de sa fille :

(15) Ah, Papa ! J’ai oublié de te dire que mon fiancé et moi, nous

déménageons à Paris la semaine prochaine.

Dans ce type de circonstance, l’allocutaire reprochera typiquement au locuteur initial

de ne pas l’avoir informé clairement, c’est-à-dire de manière explicite, de l’existence de

son fiancé. Il faut non seulement rendre compte de cette intuition, mais aussi réaliser

que, le cas échéant, le problème se généraliserait à toutes les propositions à la vérité

desquelles L s’engage lors d’une assertion (Alston 2000, 104, 117-118). Par exemple,

même s’il ne croit pas que p, L, en assertant que p, se présente (publiquement) comme

adhérant à la vérité de p (comme le révèle le paradoxe de Moore) ; mais, pour autant,

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 42

asserte-t-il le contenu de la condition de sincérité de son assertion ? La réponse est

évidemment « non », comme on l’a vu dans la section précédente.

Résumons-nous. Dire, comme Searle, qu’asserter c’est s’engager à ce que le

contenu propositionnel représente le monde tel qu’il est, n’est cohérent, au plan

théorique, que si cette définition se limite aux contenus assertés explicitement.

Voyons à présent comment Searle tente de satisfaire cette contrainte en invoquant le

caractère conventionnel du langage.

1.3 Exprimabilité et assertabilité D’après Searle, les conditions gouvernant l’assertion, et, plus généralement,

celles qui sont associées à chaque force illocutoire, correspondent aux règles

constitutives qui régissent l’usage des énoncés-types et en établissent la signification.

Dire que L énonce la phrase T avec l’intention de signifier T (c’est-à-dire qu’il signifie

littéralement ce qu’il dit), c’est dire que : L énonce T et que

(a) L, par [l’énonciation 26] E de T, a l’intention i-I de faire connaître (reconnaître, prendre

conscience) à A que la situation spécifiée par les règles de T (ou certaines d’entre elles) est

réalisée. (Appelons cet effet, l’effet [illocutoire] EI).

(b) L a l’intention, par E, de produire EI par la reconnaissance de i-I.

(c) L’intention de L est que i-I soit reconnue en vertu (ou au moyen) de la connaissance qu’a

A des règles (certaines d’entre elles) gouvernant (les éléments) T. (Searle 1972, 90-91)

En d’autres termes, la signification d’un énoncé se réduit, dans cette perspective, au

type d’acte illocutoire que l’énonciation littérale de cet énoncé sert à accomplir. Il

s’ensuit que le contenu asserté littéralement — qu’il faut séparer, par exemple, du

contenu présupposé — consiste en la signification littérale de l’énoncé.

On voit dès lors pourquoi, dans son principe, l’analyse de Searle, fait

correspondre à chaque acte illocutoire-type un énoncé-type linguistique pouvant servir

à l’accomplissement direct et littéral de cet acte : 26 La traduction originale, « par l’énoncé E de T », introduit une confusion superflue entre

l’énoncé et l’acte d’énonciation.

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 43

[Principe d’Exprimabilité:] pour tout [sens]27 [S], et pour tout locuteur L, chaque fois que

L veut signifier (a l’intention de transmettre, désire communiquer, etc.) [S], alors il […]

existe une expression E, telle que E soit l’expression exacte ou la formulation exacte de X.

(Searle 1972, 56-57)

Ce Principe d’Exprimabilité admet (au moins) deux lectures.28 Selon la lecture

forte, à tout sens S correspond un énoncé « éternel », c’est-à-dire une expression exacte

de S, qui correspond, dès lors, à la signification de cet énoncé dans n’importe quel

contexte. La version faible relativise le Principe d’Exprimabilité aux contextes

d’énonciation : pour tout sens S et tout contexte C, il existe une expression E telle que

E soit l’expression exacte de S en C et il n’existe aucun autre sens S tel que E serait son

expression exacte en C . En termes plus simples, la version faible stipule que pour

chaque contexte C, E détermine, de manière univoque, un sens S, qui dépend

fonctionnellement de sa signification (sur toutes ces questions, voir Recanati 1987, 219-

224 ; 2001a, 2003 ; 2004a, 83-86 ; Carston 1988 ; 2002a, 30-42, 64-70).

Comme le Principe d’Exprimabilité ne nous intéresse ici que pour évaluer la

tentative, faite par Searle, de définir l’assertion en termes de V-engagement, nous

pouvons le remplacer par les deux versions suivantes du Principe d’Assertabilité :

Principe d’Assertabilité [version forte] : pour tout contenu

propositionnel p et tout locuteur L, à chaque fois que L veut asserter p, il

existe un énoncé E, tel que la signification de E soit l’assertion exacte et

littérale de p.

Principe d’Assertabilité [version faible] : pour tout contenu

propositionnel p, pour tout locuteur L et pour tout contexte C, à chaque 27 Nous avons remplacé signification de la traduction française par sens, en accord avec la

convention selon laquelle le premier terme s’applique aux items linguistiques et le second à

l’information que ceux-ci véhiculent en discours. 28 Dans le cadre de la présente discussion, le sens S doit se comprendre comme l’accomplissement

d'un acte illocutoire avec un certain contenu. Des problèmes additionnels surviennent si l'on

assimile S à l’expression d’un état mental (Recanati 1993, 1994 ; Carston 2002b, 30-42).

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 44

fois que L veut asserter p en C, il existe un énoncé E, tel que la

signification de E détermine à elle seule qu’en produisant E en C, L

asserte que p, de manière exacte et littérale.29

Si le Principe d’Assertabilité était valide dans une de ces deux versions, il

permettrait, effectivement, de distinguer les assertions des présuppositions et, plus

généralement, de délimiter le contenu communiqué de manière manifeste ou

explicite : le seul contenu asserté directement par un énoncé serait celui que,

conventionnellement, cet énoncé sert à asserter. Mais pour que la signification d’un

énoncé puisse se définir de manière non arbitraire, il faut que la forme linguistique de

chaque énoncé-type détermine (en, ou hors, contexte) une seule assertion-type.

1.4 L’arrière-plan et l’assertabilité Comme l’observe Recanati (2003), il existe une tension curieuse entre le

Principe d’Exprimabilité et l’opposition farouche de Searle (1978 ; 1995, 237-251) à l’idée

que la signification linguistique suffise à déterminer le sens littéral d’un énoncé-token.

L’exemple le plus fameux que Searle donne à ce sujet est sans doute le suivant.

[…] si vous considérez des occurrences du mot « couper » dans des phrases comme « Léon

coupa l’herbe », « Josiane coupa le gâteau », « Dédé coupa le tissu », « Je viens de me

couper le doigt », vous verrez que le mot « couper » a le même sens dans chacune d’elles.

On le voit, par exemple, au fait que la réduction de conjonction vaut pour les occurrences de

ce verbe qui sont accompagnées de ces objets directs. Par exemple, on peut dire : « L’EDF

vient d’inventer un nouvel instrument capable de couper l’herbe, de couper des gâteaux, de

couper du tissu et de couper la peau. » On peut simplement éliminer les trois dernières

occurrences de « couper » et mettre : « L’EDF a inventé un nouvel instrument capable de

couper l’herbe, le gâteau, le tissu et la peau ». (Searle 1995, 241-242)

29 Pour les besoins de la présente discussion, nous supposerons que le mode (grammatical) indicatif

constitue le marqueur grammatical de la force assertive (une hypothèse loin d’être aussi innocente

qu’il n’y paraît ; voir Recanati 1987, chapitre 8).

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 45

Or le sens littéral de couper, commun à toutes ses occurrences dans ces exemples, ne

suffit pas, d’après Searle, à déterminer les actes illocutoires pouvant être accomplis par

les énoncés qui contiennent ce verbe :

Si je dis: « Coupez l’herbe », et que vous vous précipitez pour la poignarder avec un couteau,

ou si je dis : « Coupez le gâteau », et que vous passez sur le gâteau avec une tondeuse à

gazon, il y a un sens parfaitement banal où vous n’avez pas fait exactement ce que je vous ai

demandé de faire. (ibid.)

Ce dernier passage est souvent lu comme une défense du « contextualisme »,

c’est-à-dire comme prônant l’idée que la structure linguistique d’un énoncé ne permet

pas de déterminer le contenu propositionnel de ce même énoncé.30 En effet, les deux

extraits cités invalident la version faible du Principe d’Assertabilité : le fait qu’on

puisse dire « couper l’herbe, le gâteau et le fil » prouve que couper possède un sens

littéral qui ne dépend pas de la connaissance contextuelle de l’objet à couper (cf. aussi,

Cappelen et Lepore 2005b, 102, note) ; en d’autres termes, couper diffère des

indexicaux comme je, dont la signification détermine un sens différent pour chaque

contexte d’énonciation.

Toutefois, et même si nous allons finalement endosser une telle conclusion, on

n’est pas obligé, a priori, d’interpréter le second passage de Searle comme impliquant

que la signification de couper est trop pauvre pour déterminer des contenus différents

dans les contextes où il s’agit de couper l’herbe et dans ceux où il s’agit de couper le

gâteau. Premièrement, on peut répondre que le phénomène relève de la

30 On notera, en passant, que les défenses habituelles de la version forte du Principe

d’Exprimabilité, qui maintiennent qu’un énoncé ne contenant pas d’indexicaux ou de déictiques

garde le même contenu sémantique à travers tous les contextes d’énonciation, ne s’appliquent pas

au Principe d’Assertabilité. En effet, de telles théories obligent à admettre soit qu’une infinité

d’assertions peuvent être associées à un même contenu sémantique (Cappelen et Lepore 2005b ;

Bach 2005), soit que la sémantique est incapable de spécifier, de manière exhaustive, le contenu

des énoncés (Predelli 2005b). Ces positions théoriques seront critiquées avec plus de détails au

chapitre 6.

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 46

compositionnalité lexicale, plutôt que de l’intervention du contexte. Une telle

hypothèse supposerait que l’on puisse définir le sens littéral d’un prédicat comme

couper à l’aide de quelques composants basiques de la signification qui, couplés avec

une théorie de la composition lexicale (cf., par exemple, Pustejovsky 1991), suffiraient à

attribuer à couper l’herbe et à couper le gâteau des valeurs sémantiques assez fines pour

discriminer les conditions de satisfaction de « Coupe l’herbe » et celles de « Coupe le

gâteau ». Ainsi, « L’EDF a inventé un nouvel instrument capable de couper l’herbe, le

gâteau, le tissu et la peau » ne serait rien de plus qu’un zeugme où chaque occurrence

omise de couper constituerait, en conjonction avec le syntagme nominal, une unité

sémantique différente. Toutefois, Searle précise bien qu’on peut annuler la supposition

d’arrière-plan qui fait que lorsqu’on parle de couper l’herbe, il s’agit de couper à l’aide

d’une tondeuse et non d’un couteau — ce qui constitue un argument fort contre une

solution sémantique (voir aussi Recanati 2004a, 94-95).

Suppose you and I run a sod farm where we sell strips of grass turf to people who want a

lawn in hurry […]. Suppose I say to you ‘Cut half an acre of grass for this customer’ ; I

might mean not that you should mow it, but that you should slice it into strips as you could

cut a cake […]. (Searle 1980, 224-225)

La seconde option qui permettrait de maintenir le Principe d’Assertabilité

(dans sa version forte), consisterait, dès lors, à postuler que les assertions produites

dans des contextes distincts ne diffèrent pas au niveau du contenu, mais au niveau de

l’arrière-plan.31 En effet, pour Searle (1978), les conditions de vérité (et donc le

contenu) d’un énoncé se déterminent face à un arrière-plan d’hypothèses implicites.

Par exemple, dit Searle, un énoncé comme (16) n’a de sens que si l’on accepte certains

faits à propos de la gravitation ; si le chat et le paillasson flottent dans la Voie Lactée,

il devient difficile de statuer sur la vérité ou la fausseté de l’énoncé : 31 Comme le note Recanati (2003), le passage suivant milite fortement en faveur de cette

interprétation de Searle : « Tout ce qui est sous-entendu peut être dit, toutefois, si mon exposé des

conditions préliminaires est juste, ce ne peut être dit sans que cela entraîne d’autres sous-

entendus. » (Searle 1972, 111).

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 47

(16) Le chat est sur le paillasson.

Cela ne signifie pas que ces hypothèses à propos de la gravité fassent partie du contenu

littéral, ou soient des présuppositions dont la vérité garantit l’interprétabilité de (16) ;

on peut toujours manipuler l’arrière-plan de manière à assurer l’évaluation véri-

conditionnelle, même si les lois de la gravité n’ont plus cours :

Par exemple, tandis que nous sommes attachés à nos sièges dans le vaisseau spatial, nous

voyons défiler par le hublot une série de couples chat-paillasson. Curieusement ils ne se

présentent que dans deux postures [: soit le chat est au-dessus du paillasson, de notre point de

vue, soit le paillasson est au-dessus du chat]. « Qu’est-ce qui se passe maintenant ? »

demandé-je. « Le chat est sur le paillasson », répondez-vous. Est-ce que vous ne m’avez pas

dit exactement et littéralement ce que vous vouliez dire ? (1978, 173-174)

En outre, les hypothèses d’arrière-plan ne se laissent pas s’énumérer. Pour illustrer

cela, Searle invoque un exemple où le chat est maintenu par un système de fils, de

manière à être en contact avec le paillasson, mais sans exercer de pression sur celui-ci ;

en absence d’un arrière-plan spécifique, qui suspend l’hypothèse que le chat exerce la

force correspondant à son poids (terrestre) sur le tapis, on ne décider de la vérité ou de

la fausseté de l’assertion.

En bref, la position de Searle semble inclure, d’une part, l’intuition selon

laquelle toute interprétation requiert un arrière-plan, et d’autre part, l’hypothèse que la

singularité du langage ordinaire tient au fait qu’en vertu d’une convention, tout

énoncé-type possède un et un seul sens littéral dont héritent la totalité de ses tokens

(sur ce dernier point, voir, plus particulièrement, Searle 2001b). Afin de pouvoir opérer

la distinction entre le contenu asserté directement et, par exemple, les

présuppositions, on doit assimiler le sens littéral à un contenu asserté, ce qui exige que

tous les tokens d’un énoncé-type produisent la même assertion littérale. Rappelons-

nous également que, pour Searle, ce qu’on asserte à l’aide d’un énoncé, c’est la

proposition à la vérité de laquelle on s’engage. Par conséquent, il faut supposer que

tous les tokens d’un même énoncé-type engagent L à la vérité d’une même

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 48

proposition. Ceci implique, à son tour, que l’arrière-plan qui change, quant à lui, de

contexte d’énonciation en contexte d’énonciation, ne contient pas d’éléments à la

vérité desquels L s’engage lors de son énonciation ; par conséquent, l’arrière-plan doit

se composer de know-hows implicites et inscrits dans notre maîtrise corporelle de nos

interactions avec l’environnement — en d’autres mots, l’arrière-plan ne peut pas être

propositionnel.32 On voit pourquoi Searle (1995, 240) rapproche explicitement sa

notion d’arrière-plan des écrits wittgensteiniens sur la certitude (Wittgenstein 1989),

dont le thème central reste que, dans le domaine du savoir pratique, le doute n’est plus

concevable. Ainsi, L ne peut se V-engager vis-à-vis de l’arrière-plan, car la fausseté de

celui-ci n’est simplement pas de mise.33

On doit, par conséquent, accepter que dans le cas où une rupture avec l’arrière-

plan empêche l’interprétation — au sens où elle rende impossible l’évaluation véri-

conditionnelle —, L s’engage à la vérité d’un contenu propositionnel qui, dans cette

circonstance d’évaluation, ne lui est pas épistémologiquement accessible. Bien loin

32 Searle est ambigu à ce sujet. Dans L’Intentionalité (Searle 1985, chapitre 5), il distingue

l’arrière-plan, fait de capacités implicites, et le réseau des états Intentionnels comme les croyances.

Dans La Redécouverte de l’Esprit (Searle 1995, 251-256), il inclut le réseau des états mentaux dans

l’arrière-plan. Cependant, dans sa réponse à Recanati (Searle 2001b), Searle semble revenir à son

ancienne position en réaffirmant que l’arrière-plan n’est pas représentationnel. 33 Par exemple :

§94. But I did not get my picture of the world by satisfying myself of its correctness ; nor do I have it

because I am satisfied of its correctness. No: it is the inherited background against which I distinguish

between true and false.

§95. The propositions describing this world-picture might be part of a kind of mythology. And their

role is like that of rules of a game ; and the game can be learned purely practically, without learning

any explicit rules.

§156. In order to make a mistake, a man must already judge in conformity with mankind.

§205. If the true is what is grounded, then the ground is not true, nor yet false.

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 49

d’être contextualiste, la position de Searle se confondrait ainsi avec le minimalisme

sémantique (voir chapitre 6 pour plus de détails sur cette dernière doctrine).34

Il va de soi (quoique, pas pour tout le monde, cf. chapitre 7) qu’une telle

conception du contenu sémantique n’est pas extrêmement informative (voir Recanati

2004a, 90-95). De surcroît, elle ne permet même pas de sauver la définition searlienne

de l’assertion.

Tout d’abord, si la signification d’un énoncé est l’assertion d’un seul contenu,

on devrait accepter que, dans les cas de rupture avec l’arrière-plan, les locuteurs

perdent subitement leur connaissance de la signification linguistique ; or celle-ci est

supposée être une fonction qui projette tous les tokens sur un même sens.

Deuxièmement, il n’y a pas de place, dans cette approche, pour les présuppositions.

On l’a vu, celles-ci ne font pas partie du contenu asserté. À présent, on vient de les

exclure de l’arrière-plan, qui ne contient pas d’éléments propositionnels. La seule issue

qui demeure consiste à les inclure, finalement, dans les conditions préparatoires de

l’assertion. Que se passe-t-il, alors, quand L énonce une phrase dont l’interprétation

exige que soient présupposées certaines informations qui sont, par ailleurs,

mutuellement considérées comme fausses dans le contexte d’énonciation (« Le roi de

France est chauve ») ? Première possibilité : l’assertion est fausse ; mais alors les

présuppositions font partie du contenu asserté. Deuxième possibilité : si les conditions

préparatoires ne sont pas remplies, l’assertion n’est pas accomplie avec succès. Mais,

dans la définition de Searle, les conditions préparatoires ne se confondent pas avec la

condition essentielle. Nous avons déjà rappelé qu’afin de classer une condition comme

non-essentielle, il doit être possible d’accomplir avec succès une assertion

(défectueuse) tout en violant cette condition. Par conséquent, dire que

l’accomplissement de l’assertion exige que les présuppositions soient vraies implique

34 Notons aussi que cette option rend intenable la position internaliste de Searle, que nous

aborderons plus en détail au chapitre 5, car elle implique que le contenu des assertions n’est pas

défini par les représentations Intentionnelles que les locuteurs s’en font. (Je dois à Marc Dominicy

d’avoir attiré mon attention sur ce point.) À ce sujet, voir aussi De Mulder (1994).

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 50

qu’asserter, c’est s’engager à la vérité du contenu asserté et du contenu présupposé. On

perd, du même coup, la distinction entre les deux.

En résumé, pour des raisons que Searle lui-même a identifiées — sans en tirer

toutes les conséquences — on ne saurait fonder une définition de l’assertion en termes

de V-engagement sur une convention linguistique qui associerait l’assertion d’un seul

contenu propositionnel à chaque énoncé-type. Cet échec revient à dire que la théorie

de Searle n’a pas la capacité de restreindre l’assertion aux seuls contenus explicites.

2 Alston : responsabilité et structure syntaxique

2.1 La structure syntaxique et le contenu asserté Alston (2000, 120) emprunte une voie proche de Searle. D’après lui, les

conditions nécessaires et suffisantes pour asserter que p en énonçant E sont :

a. L s’engage à la vérité de p ;

b. Soit E présente explicitement la proposition p, soit E est énoncé en tant

que version elliptique pour un énoncé qui présente explicitement la

proposition p.

Les concepts employés dans chacune de ces conditions demandent à être

explicités. Premièrement, d’après Alston (2000, 191), L s’engage à la vérité de p au

travers de l’énonciation de E si et seulement si L assujettit son énonciation à une règle

qui stipule qu’il n’est permis à L d’énoncer E qu’à condition que p. La signification de

E réside entièrement dans cette règle, c’est-à-dire dans le potentiel de E à servir

d’assertion que p (Alston 2000, 192, sv.). Une heuristique simple pour déterminer

l’engagement de L consiste à voir quelles propositions sont incompatibles avec E — si

q est incompatible avec l’assertion, alors E engage L à ¬q (Alston 2000, 78). Jusqu’ici,

pas de différences avec Searle — les mêmes problèmes resurgissent : l’assertion d’une

proposition est incompatible avec la négation d’une présupposition qui lui est associée,

tout comme il n’est pas possible d’asserter que p tout en niant qu’on croie que p.

Cependant, la théorie d’Alston semble éviter, grâce au point (b) de sa

définition, tous les problèmes mis en lumière ci-dessus. En effet, selon Alston (2000,

Page 56: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 51

119), un énoncé présente explicitement une proposition p lorsqu’il existe une relation

biunivoque entre tous les constituants sémantiques de cet énoncé et tous les éléments

de p. Alston requiert donc du contenu asserté d’être en relation biunivoque avec les

constituants syntaxiques du véhicule linguistique ou de la version non-elliptique de

celui-ci.

Cette exigence se laisse reformuler à l’aide des deux conditions suivantes,

conjointement nécessaires et suffisantes :

a. La contribution des éléments « déclencheurs de présuppositions » (comme

aussi) à la proposition assertée ne doit pas inclure le contenu présupposé ;35

b. Tout contenu asserté doit être dérivable par une procédure d’interprétation

sémantique standard de la structure syntaxique de l’énoncé ou de la version

non-elliptique de celui-ci.

Le point (a) est facile à défendre. Dans une approche pragmatique de la

présupposition, telle que celle de Stalnaker (1974 ; 1978), des mots comme aussi

signifieraient « en plus de x », où x est un marqueur anaphorique, lié à un référent

introduit en dehors du contenu propositionnel correspondant à l’énoncé (van der

Sandt 1992 ; Geurts 1999 ; aussi, Stalnaker 2002).36

Cependant, la condition (a) ne suffit pas à Alston, parce que tant qu’on ne

limite pas le contenu asserté à la structure syntaxique de l’énoncé, rien dans sa

définition (tout comme dans celle de Searle) n’empêche que L n’accomplisse, au moyen

d’une seule énonciation, plusieurs assertions qui auraient pour contenu toutes les

présuppositions et conditions à l’œuvre lors d’une assertion littérale. Afin de

35 Nous ne traiterons pas ici des implicatures « conventionnelles », déclenchées par des mots

comme mais ou toutefois (voir Blakemore 1987 ; Bach 1999 ; Potts 2005). 36 Van der Sandt et Geurts utilisent la « Discourse Representation Theory » (DRT) de Kamp et

Reyle (1993), où chaque énoncé se voit assigner une Structure de Discours (SD) correspondant,

grossièrement, à la représentation que A se fait de l’énoncé. Ces structures s’emboîtent les unes

dans les autres, de manière à modéliser un discours dans sa totalité. En ce qui concerne l’anaphore

et la présupposition, l’avantage majeur de la DRT est de permettre aux variables d’être liées en

dehors de la SD qui correspond à l’énoncé linguistique où elles apparaissent.

Page 57: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 52

sauvegarder la distinction entre contenu asserté et contenu présupposé — ou,

alternativement, entre les assertions directes et indirectes — Alston n’a donc pas

d’autre choix que de limiter le contenu asserté à une interprétation mécanique de la

structure syntaxique de l’énoncé. Bien que cela puisse sembler quelque peu fastidieux,

il nous faut, pour tester cette stratégie, faire un détour vers des considérations d’ordre

plus syntaxique.

2.2 Ellipse et assertion Il existe une littérature foisonnante au sujet des rapports entre la syntaxe et

l’interprétation propositionnelle (pour un aperçu du débat, voir, par exemple, Stanley

et Szabó 2000 ; Stanley 2004 ; King et Stanley 2005 ; Stanley 2005 ; Bach 2000 ;

Breheny 2002 ; Carston 2002a, 197-203 ; Recanati 2004a, chapitre 7). Nous allons n’en

aborder ici qu’une petite facette, qui devrait néanmoins suffire à évaluer la théorie

d’Alston.

La clause (b) de la définition d’Alston exige que chaque assertion elliptique de p

corresponde à un seul énoncé non-elliptique dont la structure syntaxique détermine p

comme seule interprétation sémantique. Afin de jauger la plausibilité de cette

hypothèse, prenons les exemples anglais suivants (le choix de la langue est dicté par des

raisons argumentatives qui s’éclairciront bientôt) :

(17) [Abby et Ben sont dans une soirée. Abby voit qu’un homme qui ne leur

est pas familier parle avec Beth, une amie commune à Abby et Ben.

Abby se tourne vers Ben avec une moue interrogative. Ben répond] :

Some guy she met at the park.

(18) [Abby et Ben discutent de l’origine des produits que met en vente un

magasin qui vient d’ouvrir. Afin d’être fixés, ils rentrent dans le magasin.

Ben prend un article au hasard, lit l’étiquette collée au-dessous et dit] :

From Germany ! See, I told you !

(19) [Ben à Abby qui vient de rentrer dans la pièce] :

Nice dress!

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 53

Dans une série d’articles, Robert Stainton (1997 ; 1998 ; 2005 ; Stainton et Elugardo

2004) utilise des exemples comme (17-19) pour montrer, précisément, que la structure

syntaxique ne saurait, à elle seule, prédire le contenu asserté au moyen de l’énoncé.

Stainton raisonne comme suit :

a. Les énoncés en (17-19) ne présentent aucune structure grammaticale

complète à la surface phonologique (PF) ;

b. Le contenu asserté en (17-19) excède les formes linguistiques présentes à la

surface ;

c. Si, au niveau profond de la forme logique (LF), (17-19) présentent une

structure syntaxique complète, il s’ensuit que leur PF résulte d’une ellipse

syntaxique, opérant sur une LF complète ;37

d. Toute assertion elliptique doit présenter au moins deux des caractéristiques

intrinsèques d’une ellipse syntaxique :

i. La version élidée ne doit pas être acceptable en début du

discours ;

ii. La théorie syntaxique doit être capable de prédire la LF à partir

de la PF, c’est-à-dire spécifier la nature syntaxique du matériel

élidé ;

e. (17-19) ne remplissent pas ces deux conditions ;

f. Le contenu asserté n’est pas déterminé par la LF.

S’il s’avérait que la structure syntaxique de (17-19) ne suffit effectivement pas, à elle

seule, à déterminer une seule version non-elliptique, et donc un seul contenu

propositionnel, il s’ensuivrait que la structure syntaxique d’un énoncé ne détermine pas

la proposition que cet énoncé sert à asserter. Pour des raisons que nous avons déjà

exposées, ceci sonnerait le glas de la théorie d’Alston.

37 Cela vaut, du moins, pour l’état actuel de la grammaire générative, qui n’admet que la PF et la

LF comme niveaux du dispositif linguistique.

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 54

Pris en eux-mêmes, les points (a-d) ne sont pas controversés. Ce qui prête

davantage à discussion, c’est la thèse de Stainton que (17-19) ne remplissent aucune des

deux conditions en (d).

Prenons un exemple classique d’ellipse : la réponse en (20) se laisse facilement

analyser dans les termes d’une opération syntaxique débouchant sur la suppression du

syntagme verbal [porte une cravate] au niveau de la PF :

(20) A : Firmin porte une cravate.

L : Théophile aussi.

D’une part, (21) se révèle inacceptable en début de discours, alors que (17-19) ne le sont

pas :

(21) Théophile aussi.

D’autre part, le constituant élidé est clairement le syntagme verbal [porte une cravate].

Par contre, la nature de la séquence omise en (17-19) reste indéterminée. Il s’ensuit que

la conclusion (f) semble validée : les contenus assertés en (17-19) ne dépendent pas des

structures syntaxiques des énoncés, vu que celles-ci sont incomplètes.

Les arguments de Stainton ont rencontré certaines objections, dont les plus

solides, sans doute, sont dues à Stanley (2000) et à Merchant (2004 ; voir aussi Ludlow

2005 ; pour une réponse, Stainton 2005). Pour ce qui touche à la condition (d.i),

Stanley et Merchant objectent que le comportement des énoncés en (17-19) ne diffère

en rien de celui d’une « vraie » ellipse. Certes, (17-19) ne requièrent pas d’antécédent

linguistique, mais ces énoncés s’avèrent inacceptables en début de discours dans un

contexte où aucun antécédent non-linguistique ne serait disponible ; par exemple, si

une voix inconnue prononçait brusquement l’un d’eux au téléphone avant de

raccrocher. Or un antécédent saillant dans le contexte fait également l’affaire pour (21).

Imaginons que L et A aient l’habitude de se lamenter ensemble sur la tendance qu’ont

leurs amis à porter la cravate. Il serait parfaitement naturel pour L d’énoncer (21) alors

qu’ils aperçoivent Théophile qui rentre dans la pièce (pour d’autres exemples, voir

Merchant 2004, 718-719). Pour notre part, nous croyons cette objection parfaitement

justifiée.

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 55

Qu’en est-il alors du point (d.ii) ? Merchant y a opposé une réponse ingénieuse

qui se situe dans le paradigme Minimaliste (Chomsky 1995).38 Au lieu de s’en tenir aux

approches plus traditionnelles, qui considèrent l’ellipse comme une opération, il

propose de l’analyser comme une entrée lexicale E, dépourvue de matrice

phonologique, ce qui bloque sa réalisation au niveau de la PF. Quant à la sémantique

de E, on peut dire sans donner trop de détails techniques, qu’il s’agit d’une fonction

partielle prend la proposition à laquelle E est adjoint et qui livre une proposition en

output à condition que soit (a) input se trouve dans une relation appropriée avec

l’antécédent linguistique (dans les cas comme la réponse fragmentaire en (22)), soit (b)

où l’input est de forme c’est_/this is_/he is_ et que le contexte est tel qu’on puisse

identifier le référent du déictique ;39 en termes simples, l’ellipse à l'œuvre dans (17-19)

obligerait ainsi l’allocutaire A à « accommoder » un référent plausible pour l’expression

déictique, élidée au niveau de la PF.40

38 Nous utiliserons la majuscule dans Minimalisme lorsqu’il s’agira de la théorie syntaxique

discutée ici ; minimalisme avec minuscule fera référence à l’une des approches sémantiques

discutées au chapitre 7. Par ailleurs, il faut préciser que les adversaires de Stainton ne cherchent pas

à défendre une conception spécifiquement générative de la syntaxe. Comme le soulignent Barton et

Progovac (2005), le paradigme Minimaliste maintient que la dérivation se construit de bas en haut

(« bottom-up ») par une fusion binaire de lexèmes et de syntagmes ; ainsi, aucune contrainte n’est

posée sur la catégorie du nœud maximal, qui correspond, simplement, à la projection maximale

(Chomsky 1995). La véritable motivation de Merchant et de Stanley est donc de préserver une

conception conservatrice de l’interface signification/sens. 39 Merchant postule aussi que dans des cas comme (i), et que nous ne discuterons pas ici, le

segment élidé possède la forme _do it :

(i) [En voyant quelqu’un prêt à sauter par la fenêtre] :

Don’t ! 40 Nous reviendrons plus loin sur le phénomène d’accommodation. Disons, pour l’instant, que ce

terme, introduit par Lewis (1979), désigne le processus interprétatif qui consiste, dans le chef de A,

à considérer comme vraie une information qui ne faisait pas partie du contexte commun avant

l’énonciation.

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 56

Cette approche a pour conséquence immédiate d’autoriser des opérations de

mouvement sur la structure syntaxique avant que l’ellipse, en tant que non-réalisation

phonologique, ne prenne place. Considérons une réponse « fragmentaire » comme (22) :

(22) A : Qui as-tu vu à la soirée de Patty ?

L : Jean.

D’après Merchant, la LF de la réponse en (23) se dérive comme suit :

(23)

Dans (23), FP est une catégorie non précisée, mais dont Merchant suggère qu’elle

pourrait concerner la focalisation, et t1 la trace laissée par la projection, que symbolise

la flèche, du syntagme Jean.41 Le nœud F’ hérite de la propriété de non-réalisation

phonologique de E, dont l’entrée lexicale doit, par conséquent, contenir un trait [uF*],

fusionné au niveau supérieur. Nous n’allons pas évaluer ici la fécondité de cette

approche pour le traitement des réponses fragmentaires, mais voir si elle s’applique à

(17-19), et donc garantit la viabilité de la définition de l’assertion posée par Alston.

Par parité de raisonnement, Merchant applique aux exemples (17-19) le même

traitement qu’aux réponses fragmentaires :

41 Pour la simplicité de l’exposé, nous gardons les labels syntaxiques utilisés dans la tradition

générative anglophone, où la première initiale désigne la catégorie-tête du syntagme : DP =

Determiner Phrase, NP = Noun Phrase, TP = Tense Phrase.

Page 62: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 57

(24)

(25)

Tout comme en (22), l’interprétation de l’énoncé exige donc de fixer la référence du

déictique (he ou this), élidé au niveau de la PF, en recourant au contexte.

Toute élégante qu’elle paraisse, cette analyse se heurte à un obstacle de taille

(pour d’autres objections, voir Stainton 2006). En effet, à vouloir traiter (19) de la

même façon, on devrait postuler la dérivation suivante :

(26)

Le problème est que (26) ne rend pas compte de la PF de (19) — il faut encore

postuler une ellipse de l’article a à l’intérieur d’un DP dont ce déterminant constitue

pourtant la tête. Dans une note de bas de page, Merchant (2004, 728, n. 717) suggère

Page 63: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 58

quatre solutions possibles à ce problème. Premièrement, l’effacement de a pourrait

provenir du mouvement vers le début de phrase, à l’instar de ce qui se passe en (27) ou

(28) :

(27) Careful man though he was, eventually a mistake slipped by him.

(28) Grandson of a banker, John was always stingy.

Une seconde possibilité serait que l’ellipse lève l’interdiction qui empêche, dans les

autres environnements, d’extraire le syntagme nominal d’un DP ayant a pour tête et

d’effacer ensuite cette tête a. Troisièmement, on pourrait interpréter ces données

comme indiquant que, dans ce type de syntagmes nominaux, a se réduit à une marque

purement syntaxique, éliminée par l’ellipse. Finalement, on pourrait invoquer

l’effacement dû au registre télégraphique postulé par Barton (1998) ou la « left-edge

deletion » de Napoli (1982).

Pour tester ces suggestions, examinons à présent quelques données du français.

(29) [L prend un verre de vin, regarde la robe à la lumière, hume, goûte et

dit] :

Cahors.

*Du Cahors.

*Un Cahors.

Hmm ! Un/du Cahors !

En (29), l’omission du déterminant semble obligatoire, sauf dans une exclamation ; du

fait que Stanley et Merchant considèrent que les exclamations ne font pas partie des

actes assertifs, le dernier énoncé n’est pas pertinent pour le présent débat.

Tout d’abord, l’effacement du déterminant ne saurait être attribué au

mouvement qui place le DP en début de phrase. Alors que l’omission du déterminant

est courante dans les appositions, les attributs et les compléments du nom (voir aussi

Wilmet 1997, 159), ce n’est certainement pas une antéposition focalisante qui la

déclenche ici :

(30) Du/un Cahors, c’en est, ça c’est sûr.

(31) *Cahors, c’en est, ça c’est sûr.

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 59

Deuxièmement, ce n’est pas l’ellipse qui permet le mouvement du syntagme

nominal en dehors du DP. Afin de voir pourquoi, contrastons (29) avec (32-33) :

(32) A : À ton avis, c’est quoi comme vin ?

[L goûte le vin et dit] :

Du Cahors.

Un Cahors.

?Cahors.

(33) Le garçon de restaurant : Ce sera quoi comme vin?/ Et comme vin, ce

sera… ?/ Qu’est-ce que vous prendrez comme vin ?

Du Cahors.

Un Cahors.

*Cahors.42

42 On pourrait arguer que, d’une part, le segment élidé en (32) est je bois et en (33) je veux/je

prendrai et que, d’autre part, l’effacement du déterminant n’est pas permis en position d’objet.

Mais dans une langue à déclinaison comme le russe, la réponse à une question équivalente à

« Qu’est-ce que ce sera comme vin ? » se mettra au nominatif, tandis qu’à une question du type

« Comme vin, vous prendrez quoi ? », on ne peut répondre que par un accusatif (le russe du XIXe

siècle acceptait le génitif en (ii), équivalent à la signification partitive du français, mais cet usage a

disparu) :

(i) A : А на закуску, что будет ?

Et pour entrée-ACC sg., quoi être-FUT-3 p.sg.

Et qu’est-ce que ce sera comme entrée ?

L : Икра/ *Икру / *Икры

Caviar-NOM sg./ Caviar-ACC sg./ Caviar-GEN sg.

(ii) A : А что вы будете есть на закуску ?

Et quoi vous être-FUT-2 p. sg. Manger-INF pour entrée-ACC sg.

Et qu’est-ce vous prendrez comme entrée ?

L : *Икра/ Икру / *Икры

Caviar-NOM sg./ Caviar-ACC sg./ Caviar-GEN sg.

Ces deux exemples montrent bien que la présence obligatoire du déterminant en (33) n’est pas

corrélée à une position d’objet sous-jacent.

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 60

En (32), l’absence de l’article est moins bien tolérée, et en (33), la plupart des locuteurs

la jugent franchement inacceptable. Or, d’après l’hypothèse de Merchant, (29), (32) et

(33) ont tous en commun la structure syntaxique (34) : on devrait, par conséquent,

s’attendre à ce que l’omission de l’article soit tolérée dans les trois cas.

(34)

Ces mêmes exemples militent contre la troisième suggestion de Merchant, c’est-à-dire

contre l’idée que la présence de l’article relèverait d’un marquage purement syntaxique

évité par l’ellipse : soit l’ellipse rend cette marque optionnelle (non-obligatoire), soit

elle l’interdit ; les deux interprétations sont infirmées par le contraste entre (29) et (32-

33).

Enfin, on peut s’étonner de ce que Merchant invoque Barton (1998), car celle-ci

rejette, pour certains énoncés « télégraphiques », l’analyse en termes d’ellipse

syntaxique. Plus particulièrement, en ce qui concerne les NP isolés comme (19),

Barton considère que le nœud supérieur de la LF est NP, et elle se base, à cet effet, sur

le principe sous-jacent de la théorie X-barre, selon lequel le noeud supérieur de la

structure syntaxique n’est pas défini en fonction de règles génératives, mais

correspond à la catégorie structurelle qui constitue la projection maximale des feuilles

lexicales (voir Chomsky 1995, chapitre 1). Afin de bien comprendre pourquoi l’analyse

de Barton est incompatible avec la proposition de Merchant, examinons sa

réinterprétation par Barton et Progovac (2005) au sein du paradigme Minimaliste.

Barton et Progovac soutiennent que les énoncés sous-phrastiques se caractérisent par

l’absence de cas structurel. Toutefois, une prémisse cruciale à leur raisonnement

stipule que, dans des cas comme (19) et (32-33) le nœud principal a l’étiquette

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 61

fonctionnelle NP. Dans le Minimalisme, la dérivation syntaxique, opérant du bas en

haut (bottom-up), prend pour output la projection maximale, dont la catégorie

fonctionnelle est indifférente (voir note 33, ci-dessus) ; ainsi, la fusion du VP avec le

DP entraîne, notamment, la fusion des traits CAS, spécifiés dans l’entrée lexicale du

verbe, et dans celle du déterminant (ou du pronom associé au nœud D). Par

conséquent, si la dérivation s’arrête au NP, aucun cas grammatical ne sera associé au

nœud principal et le NP recevra le cas assigné par défaut (voir aussi Progovac 2006 ;

Paesani 2006). Une telle analyse est évidemment incompatible avec la dérivation

proposée par Merchant ; en effet, celle-ci suppose l’existence d’un nœud TP, ce qui

réclame, d’une part, l’existence d’un VP, et d’autre part, une fusion entre les traits CAS

du VP et du DP. Par conséquent, si l’analyse de Barton et Progovac est correcte, elle a

pour conséquence que le contenu asserté par (19), du moins au sens d’Alston, excède la

LF.

Napoli (1982) opte, quant à elle, pour une hypothèse non syntaxique et postule

l’existence d’une règle phonologique qui permet d’effacer le matériel lexical précédant

le pic prosodique. Ceci permet de traiter des exemples comme (35) et (36) sur le même

pied :

(35) Wish Tom were here.

(36) ‘Fessor arrived yet ?

Si cette explication rend compte des conditions nécessaires à l’omission de l’article en

(19), à savoir que le pic prosodique doit se trouver quelque part sur nice dress, elle ne dit

rien, en revanche, sur les conditions d’application de la règle. Napoli stipule que le

phénomène se cantonne à un registre informel. On supposera, dès lors, que le registre

informel possède une grammaire (au sens large du terme) qui lui est propre et qui

permet ou exige l’effacement du matériel pré-accentuel.

Or on a vu que si l’effacement des déterminants est obligatoire en (19), il reste

interdit en (32-33). On pourrait, à la rigueur, relier cette dernière prohibition à la

présence d’une question préalable qui empêcherait de recourir au style informel ou

télégraphique. Cependant, on ne voit pas pourquoi le style télégraphique ou informel

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 62

deviendrait obligatoire, et non pas simplement permis, en (29). Par ailleurs, des

facteurs lexicaux entrent également en ligne de compte :

(37) Le garçon de restaurant : Qu’est-ce que vous prenez comme boisson?

Champagne / ? Whisky / *Bière / *Vin

L’échelle d’acceptabilité en (37) indique que l’omission de l’article indéfini ou du

partitif obéit à des considérations pragmatiques ayant trait à l’accessibilité du contenu

propositionnel. Pour des raisons qui nous échappent, champagne semble plus

facilement interprétable comme [Je prendrai/Je veux/Donnez-moi du champagne],

alors que whisky et, surtout, bière et vin sont plus sujets à l’ambiguïté pragmatique.43

L’omission de l’article en (19) obéit également à des contraintes contextuelles. Prenons

les versions françaises (38-39), pour lesquelles les intuitions semblent plus tranchées.

(38) Jolie robe.

(39) Une jolie robe.

Alors que (38) sera typiquement choisi pour complimenter une femme, (39) paraîtra

inacceptable ou, du moins, très marqué dans ce genre de contexte. À l’inverse,

imaginons que A et L fassent du shopping ; L extirpe une robe d’une penderie et la

montre à A : les francophones natifs que j’ai consultés acceptent les deux versions (38)

et (39) dans ce contexte, mais avec une nette préférence pour (39). On ne peut, par

conséquent, utiliser le critère de l’effacement du matériel préaccentuel pour identifier

le style informel ou télégraphique. En d’autres mots, il n’y a aucun moyen qui permette

de décider pourquoi (38), mais pas (39), ou (29) mais pas (32-33), relèverait d’un registre

informel et/ou télégraphique.

Tout suggère donc que des facteurs pragmatiques fins, liés à l’accessibilité du

contenu propositionnel dans le contexte d’énonciation, dictent le choix du matériel

linguistique utilisé par L afin d’asserter ce contenu. En effet, si (38) et (39) étaient

syntaxiquement équivalents (et véhiculaient, à tous les coups, la même proposition), on

ne voit pas pourquoi ils ne se laisseraient pas mutuellement remplacer dans des

contextes qui relèvent, sans doute aucun, de l’informel. Ceci revient évidemment à 43 Des facteurs socioculturels, en rapport avec la possibilité d’offrir une tournée, entrent-ils en jeu ?

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Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 63

dire que (19), (29) et (38) ne possèdent pas de LF complète. On a ainsi infirmé le

postulat d’Alston, d’après lequel tout contenu p asserté à l’aide d’un énoncé E

correspond soit à une interprétation sémantique compositionnelle de la LF de E, soit à

une version elliptique E’, dont la LF est identique à celle de E.

Afin de sauver la théorie d’Alston, on pourrait encore invoquer le concept de

« raccourci » inventé par Stanley (2000, 409). N’est-il pas concevable que des énoncés

comme (38) et (39) soient un « raccourci » pour (40) ?

(40) C’est une jolie robe.

Elugardo et Stainton (2004) listent quatre gloses possibles de cette notion de

« raccourci » et montrent qu’aucune d’entre elles ne suffit à infirmer l’existence

d’assertions sous-phrastiques.

a. x est un raccourci pour y si et seulement si L aurait pu utiliser y au lieu de x en

arrivant exactement aux mêmes effets.

Selon cette acception, (38) et (39) sont, en effet, des raccourcis pour (40),

mais cela n’interdit pas qu’il s’agisse d’assertions littérales.

b. x est un raccourci pour y si et seulement si (d’après une certaine lecture) x est

synonyme de y.

Cette option fait proliférer les significations d’une manière injustifiée.

En effet, elle suppose non seulement que le NP (38) et le DP (39) sont

synonymes, en ce sens qu’ils dénotent la même proposition, mais aussi,

que dans (40), le DP (39) dénote non plus une proposition, mais un(e)

(classe d’)objet(s) (voir aussi Clapp 2005, 111-112).

c. x est un raccourci pour y si et seulement si x est conventionnellement lié à y.

Comme le remarquent Elugardo et Stainton, lorsqu’une convention lie

une signification à un énoncé (éventuellement agrammatical), la relation

que cette convention installe entre x et y doit être, sinon univoque, du

moins définie. Mais si (40) est la signification de (38) et de (39), il s’ensuit

que (38) et (39) servent à asserter une proposition dont les constituants

Page 69: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 64

ne résultent pas d’une interprétation sémantique de la LF. On retombe

sur la définition searlienne de l’assertion, avec tous ses problèmes.

d. x est un raccourci pour y si et seulement si, malgré le fait que x et y ne soient pas

conventionnellement liés, L avait l’intention que A récupère y comme sens

(vouloir-dire) de x.

Cette option revient à soutenir que le contenu asserté directement par

(38-39) dépend non pas de la structure linguistique de cet énoncé, mais

des intentions de L, ce qui équivaut à abandonner purement et

simplement la théorie de l’assertion défendue par Searle et par Alston.

Pour le défenseur d’une théorie de l’assertion fondée sur la syntaxe, un dernier

recours — désespéré — consisterait à maintenir que des exemples comme (19), (29) et

(38) ne relèvent pas de la communication linguistique. C’est, de fait, la solution que

Stanley (2000, 408-409) avance pour d’autres exemples qui oscillent entre l’ordre et

l’assertion (ce traitement a été critiqué par Merchant 2004 ; Stainton et Elugardo

2004 ; Stainton 2005 ; Clapp 2005).

To say that non-sentential utterances are not linguistic speech acts, and hence not within the

proper domain of study for syntax and semantics, is not to deny that they occur, or even that

they are often used as vehicles of communication. A kick under the table, a tap on the

shoulder, or frown are all frequently occurring communicative actions. Indeed, one can

communicate something by saying nothing at all. There is no doubt much of interest to be

said about how general knowledge is brought to bear in interpreting communicative

interchanges of this sort. However, it would be an error to extend the domain of linguistic

theory to account for them. Such interchanges lack the distinctive features associated with

linguistic communication.

Toutefois, il n’est guère évident que le(s) contenu(s) asserté(s) par (19), (29) et (38)

puissent s’analyser comme des inférences à partir d’un stimulus non-linguistique. Tout

d’abord, on peut les rapporter, à chaque fois, par un discours indirect L a dit que p

Page 70: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 65

chose impossible avec des productions véritablement non-propositionnelles, comme

Ah ! ou Hé-hé !. Ensuite, ces exemples exhibent des relations structurelles propres aux

stimuli linguistiques (cf. Stainton et Elugardo 2004, 468), comme des accords de genre,

et incluent des items lexicaux capables d’entrer dans des relations d’hyponymie (robe →

vêtement ; Cahors → vin rouge).

En résumé, Alston définit, comme Searle, l’assertion en termes de V-

engagement et compte sur la théorie syntaxique pour déterminer exhaustivement

l’unique contenu assertable. Malheureusement pour lui, certains énoncés constituent

des assertions directes et littérales de plein droit sans que leur contenu se laisse

déterminer par la structure syntaxique.

3 Le rôle de l’allocutaire Nous venons de voir que les théories d’Alston et de Searle font peser des

contraintes trop faibles sur l’assertion, en ce sens qu’elles se révèlent incapables de

restreindre l’application de la force assertive aux contenus communiqués de façon

explicite. Ce genre de théories établissent, entre le V-engagement et la convention

linguistique, une relation étroite qui constitue précisement leur point faible.

Ne pourrait-on pas, dès lors, abandonner la composante conventionnelle, tout

en réservant un rôle central au V-engagement ? Autrement dit, ne pourrait-on soutenir

qu’asserter p en énonçant E revient à s’engager à la vérité de la proposition p dont on a

l’intention que E l’exprime dans le contexte de la conversation, ou à la vérité de la

proposition dont on présume que E l’exprimera dans ce contexte? Si on ne veut pas

que l’intention ou l’attente en cause se confonde avec le V-engagement ou avec la

signification linguistique, il faut faire appel à une intention communicative ou à une

heuristique inférentielle : la proposition assertée serait celle que (L a l’intention que) A

attribue à l’énoncé en fonction de considérations définies par la théorie pragmatique.

Une telle stratégie se place évidemment en porte-à-faux par rapport à des

théories comme celles de Searle ou Alston ; d’ailleurs, ces auteurs rejettent

explicitement le recours, dans les définitions des forces illocutoires, aux effets que

Page 71: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 2 : La convention et l’engagement à la vérité 66

l’énoncé produit sur A (Searle 1972, 83-941, 114 ; Alston 2000, 42-50, 70-71). Il faut

garder à l’esprit, à cet égard, que le V-engagement, en tant que notion éminemment

normative, et par conséquent indépendante du cadre particulier de l’énonciation, peut

porter sur d’autres contenus que les contenus assertés. En adoptant des critères liés à

l’allocutaire afin de déterminer le contenu asserté, on reconnaît du même coup que le

V-engagement, quoique nécessaire, ne suffit pas pour qu’il y ait assertion. Et en effet,

on va le voir au chapitre 8, le V-engagement s’établit en amont de la force illocutoire.

Au vu de ces résultats, il semble normal de définir l’assertion à partir des effets

provoqués sur A par l’acte d’énonciation. C’est la direction que prennent les théories

que nous allons examiner au chapitre suivant.

Page 72: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire

« -— Je croyais que la soirée d’aujourd’hui avait été annulée. […] — Si l’on avait su que tels étaient vos désirs, la soirée eût été annulée, dit le prince par habitude, comme une horloge remontée, en affirmant des choses auxquelles il ne voulait pas que l’on crût. » (Tolstoi, Guerre et paix)

Dans ce chapitre, nous allons examiner les implications théoriques des analyses

qui placent l’allocutaire au centre du definiens de l’assertion. Cette manière de procéder

prend très certainement sa source dans l’accent que la définition gricéenne du sens

(meaningNN) met sur l’effet exercé par l’énonciation sur l’interlocuteur :

“A meantNN something by x” is (roughly) equivalent to “A intended the utterance of x to

produce some effect in an audience by means of the recognition of this intention […]. (Grice

1957, 220)

Parmi les approches gricéennes de l’assertion, deux grandes tendances se

dessinent quand il s’agit de définir effet que L a l’intention de produire au moyen de

son énoncé. La première relève de ce que nous appellerons le « perlocutoire fort » et

analyse l’intention d’asserter que p comme une intention de faire croire à A que p ;

parmi les partisans de cette solution, on retrouve Schiffer (1972, 95-97), Stalnaker

(1978), Bach et Harnish (1979, 40-42), ou encore Millikan (2005, 155-161). La seconde

tendance, incarnée par Grice (1968, 123 ; 1969b, 111-112 ; voir aussi Armstrong 1971)

dans ses écrits plus tardifs, consiste à définir l’assertion de p comme une tentative de

faire croire à A que L croit que p ; nous parlerons alors de « perlocutoire faible ».

Page 73: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 68

Nous commencerons par examiner la théorie de Stalnaker, qui se rattache à la

première tendance, mais se trouve formulée d’une manière particulièrement rigoureuse

et moins vulnérable aux critiques que les autres analyses du même cru. Ensuite, nous

tenterons de voir si le perlocutoire faible offre de véritables avantages par rapport à

l’analyse de Stalnaker. Nous conclurons ce chapitre en abordant un problème général

que rencontre la formulation gricéenne des actes de langage lorsqu’on la confronte au

discours non-manifeste.

1 Le perlocutoire fort

1.1 Stalnaker : assertion, présupposition et contexte Stalnaker (1978 ; 1998 ; 2002) définit l’assertion à l’aide de deux autres notions :

la présupposition et le contexte. Le contexte se conçoit chez Stalnaker (2002) comme

l’arrière-plan (non-searlien)44 constitué par l’ensemble des propositions mutuellement

acceptées par les participants à la conversation ; désormais nous désignerons l’arrière-

plan stalnakerien par le sigle « AP ». Une proposition p est acceptée par X en une

circonstance donnée si, en cette circonstance, X traite p comme vraie. Une

proposition p est mutuellement acceptée par A et L ssi : (i) A et L acceptent tous les

deux p ; (ii) A et L croient que A et L acceptent p ; (iii) A et L croient que A et L

croient que A et L acceptent p, etc.45 D’autre part, se plaçant dans la continuité du

44 À partir de maintenant, nous utiliserons le terme arrière-plan avec dans le sens que lui donne

Stalnaker (à ne pas confondre, donc, avec l’arrière-plan searlien qui, comme on l’a vu, ne saurait

receler des composantes propositionnelles). 45 Du point de vue formel, l’ensemble des croyances d’un agent X se représente comme un

ensemble de mondes possibles dont chaque membre est consistant avec ce que X croit : cette

relation d’accessibilité épistémique est transitive et euclidienne (i.e. pour tout x, y, z, si xRy et yRz,

alors xRz et si xRy et xRz, alors yRz). La relation d’accessibilité entre les mondes possibles qui

constituent le contexte pour un groupe d’interlocuteurs est formalisée, chez Stalnaker (2002),

comme la fermeture transitive de l’ensemble des relations d’accessibilité qui relient l’ensemble des

mondes possibles epistémiquement accessibles à chaque membre de ce groupe. Si C est le contexte

pour un groupe G, alors pour tout monde possible w, tout monde w’ appartenant à C, w’ est

mutuellement accessible à w si, et seulement si, il existe une séquence de mondes possibles z1, …

Page 74: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 69

programme gricéen qui vise à définir la signification linguistique en termes d’usage,

Stalnaker définit la présupposition comme la relation qui unit L à une proposition p

lorsque l’énoncé utilisé requiert, conventionnellement, que p fasse partie du contexte.

L’assertion, pour Stalnaker, équivaut à une tentative d’ajouter une information dans le

contexte, c’est-à-dire de faire accepter une proposition comme vraie par tous les

allocutaires. L’acte d’asserter possède donc pour propriété essentielle de constituer

une tentative de restreindre, par l’ajout d’une nouvelle croyance, l’ensemble des

mondes possibles consistants avec ce qui mutuellement accepté.

La définition de Stalnaker lui permet d’exclure a priori trois classes d’exemples

de la classe des assertions : les contradictions, les tautologies et les « échecs

présuppositionnels ».46

(1) Il pleut et il ne pleut pas.

(2) Il pleut ou il ne pleut pas.

(3) L’actuel roi de France est chauve.

En énonçant (1), L ne peut, rationnellement, avoir l’intention d’asserter la

proposition correspondante, car celle-ci est incompatible avec n’importe quel monde

possible, et donc, a fortiori, avec l’arrière-plan mutuel. De même, l’énonciation de (2)

ne pourrait pas être une tentative rationnelle (et littérale) de restreindre le contexte,

car n’importe quel monde possible est compatible avec une tautologie. Enfin,

lorsqu’on n’est pas en mesure de déterminer la proposition exprimée, comme c’est le

cas en (3), l’énoncé ne peut restreindre le contexte car, pour ce faire, il faut que des

relations d’incompatibilité s’instaurent entre certains membres du contexte et

l’ensemble de mondes possibles qui correspond à la proposition exprimée par l’énoncé

en question.

zn, telle que z1=w, zn=w’ et telle que pour tout i (1 ≤ i < n), il existe un membre du groupe,

appelons-le c, tel que ziRczi+1, où Rc est la relation d’accessibilité épistémique définie pour c. 46 La théorie de Stalnaker présente un fort degré de filiation avec la doctrine du premier

Wittgenstein, selon laquelle n’ont de sens que les énoncés contingents, c’est-à-dire ceux qui

correspondent à un sous-ensemble strict de mondes possibles non vides (cf. Soames 2003, 223-

233).

Page 75: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 70

1.2 L’analyse est-elle trop forte ? L’objection la plus commune aux définitions perlocutoires fortes de l’assertion,

comme celle de Stalnaker, est que de telles analyses s’avèrent par trop restrictives. Afin

de pouvoir évaluer la portée de cette critique, nous allons reprendre, point par point, la

liste des contre-exemples que Grice (1968, 106-108) envisage quand il discute des

objections similaires que l’on a formulées à l’encontre de sa définition du sens.

1.2.1 La situation d’examen

(4) Le professeur : Quand la bataille de Waterloo a-t-elle eu lieu ?

L’élève : 1815.

Il s’agit là d’un contre-exemple pour une définition qui réduit l’assertion à une simple

tentative de faire croire que p ; en effet, l’élève sait bien que si sa réponse est correcte,

le professeur entretient déjà la croyance en question, et que si elle est erronée, elle ne

provoquera certainement pas ladite croyance chez celui-ci.

Cependant, sa définition du contexte met Stalnaker à l’abri de ce genre

d’objections. Même si le professeur croit que la bataille de Waterloo a eu lieu en 1815,

le contenu propositionnel de sa croyance ne fait pas partie du contexte. En effet, soit

l’élève n’est pas certain de sa réponse, et dans ce cas il ne croit pas nécessairement que

le professeur croit que la bataille de Waterloo a eu lieu en 1815, soit l’élève est certain

de sa réponse, et donc croit que le professeur croit, lui aussi, que la bataille de

Waterloo a eu lieu en 1815 ; mais, dans les deux cas, le professeur ne croit pas

nécessairement que l’élève croit que la bataille de Waterloo a eu lieu en 1815, et même

s’il le croit, l’élève, lui, ne croit pas nécessairement que le professeur croit que lui,

l’élève, croit que la bataille de Waterloo a eu lieu en 1815, etc. Si la réponse est

correcte, elle va intégrer le contexte, car cette fois-ci, le professeur et l’élève vont

croire tous les deux qu’ils croient tous les deux (qu’ils croient tous les deux, etc.) que la

bataille de Waterloo a eu lieu en 1815. Par conséquent, la réponse de l’élève est bien

une tentative de restreindre le contexte, c’est-à-dire d’asserter.

Page 76: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 71

1.2.2 Les rappels

(5) A : C’est quoi encore le nom de cette fille ?

B : Rosie.

On peut difficilement considérer que A ne croit pas que la fille en question s’appelle

Rosie ; tout au plus cette croyance n’est-elle pas « activée », en ce sens que le locuteur a

le nom Rosie « sur le bout de la langue » (voir Grice 1968, 109). Cependant, la

proposition [Cette fille s’appelle Rosie] ne fait pas partie du contexte pour autant ; en

effet, par sa question, A empêche B d’accepter que A et B acceptent tous les deux que

la fille s’appelle Rosie. En effet, comme nous l’avons déjà dit, accepter une proposition

équivaut, pour Stalnaker, à la traiter comme vraie (éventuellement, avec un certain

objectif). Or, même si B considère que la question de A est rationnelle, il ne saurait

accepter que B accepte que A et B acceptent que le nom de la fille est Rosie. En

somme, l’enjeu de la question de A, c’est bien l’acceptation mutuelle de la

dénomination de la fille. On le voit, l’approche de Stalnaker s’avère suffisamment

subtile pour considérer les rappels comme un type d’assertion.

1.2.3 La conclusion d’un argument

Dans la plupart des cas, lorsque L produit un énoncé exprimant la proposition p

après avoir énoncé les prémisses q et r dont p découle, il n’a pas l’intention que son

énonciation amène A à croire que p, mais plutôt que A croie que p en vertu des

prémisses fournies auparavant. Cependant, cela n’empêche pas qu’en énonçant la

conclusion de l’argument L veuille l’ajouter au contexte.47 On sait depuis Lewis Carroll

47 Bien entendu, certaines inférences peuvent se conclure par une contradiction ou par une

tautologie. Ni l’une, ni l’autre ne sont des contenus assertables dans la vision de Stalnaker, et cette

prédiction est correcte. Les preuves par l’absurde procèdent en exhibant une proposition qui ne

peut faire partie du contexte mutuel. De même, une inférence qui débouche sur une tautologie ne

vise pas à ajouter la conclusion au contexte.

Il est intéressant de constater qu’on ne peut pas non plus asserter des contradictions ou des

tautologies comme prémisses d’un argument. Marc Dominicy m’a fait remarquer qu’il s’agit là

d’un pont possible entre le premier et le second Wittgenstein ; en somme, le postulat du Tractatus

que les tautologies et les contradictions ne disent rien et ne sont que des conséquences du pouvoir

Page 77: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 72

(1895) que le fait de mettre en présence les deux propositions ayant la forme canonique

des prémisses du modus ponens ne suffit pas à dériver la conclusion et, aussi, qu’on ne

peut combler ce manque en ajoutant l’expression propositionnelle du modus ponens en

tant que troisième prémisse. Comme le souligne Searle (2001a, 17-22), ce fossé montre

que l’inférence est un acte volontaire, dont les motivations peuvent être implicites. En

changeant de terminologie, on dira de manière équivalente que la règle d’inférence ne

peut se formuler dans le langage-objet, et que rien ne garantit que les locuteurs aient

accès au métalangage qui contient ce langage-objet (Dominicy, c.p.). Ainsi, même si q

et r font déjà partie de l’arrière-plan, il n’y a rien d’irrationnel à énoncer p avec

l’intention que p y soit ajouté.

1.2.4 Les récapitulations

Imaginons que L et A organisent un colloque ensemble, et qu’avant de se

séparer à la veille de celui-ci, L procède à une récapitulation de toutes les informations

nécessaires au bon déroulement des choses. Toutes les informations véhiculées par les

énoncés de L font donc déjà partie de l’arrière-plan commun. Tant les théories

perlocutoires classiques que celle de Stalnaker prédisent que de tels énoncés ne sont

pas des assertions. À notre avis, une telle conclusion est intuitivement correcte. Au

lieu d’essayer, à tout prix, d’étirer la notion d’assertion afin d’englober les

récapitulations, il semble préférable, et plus plausible, d’analyser ces dernières comme

des explicitations de l’arrière-plan commun, relevant d’une démarche de négociation

qui viserait à assurer les fondements d’assertions ultérieures.

Toutefois, une autre solution consisterait à supposer que A et L font « table

rase », en instaurant, mutuellement, un AP fictif, dont certaines des informations

mutuellement connues par ailleurs se voient « effacées ».

expressif du langage constitue le reflet logique d’une capacité à faire des sauts inférentiels

« certains » qui échappent à la question de la vérité.

Page 78: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 73

1.2.5 Les aveux

(6) La mère : Firmin, c’est toi qui a cassé le carreau ? C’est pas bien de

nier.

Firmin: Oui, c’est moi.

Distinguons deux cas de figure. Dans le premier, l’information que Firmin a cassé le

carreau ne fait pas partie de l’arrière-plan : la réponse de Firmin s’intègre parfaitement

dans le cadre définitoire de l’assertion, tel que tracé par Stalnaker. Mais il faut aussi

envisager le cas où l’aveu est exigé au nom d’un principe (moral) qui stipule que l’on

doit reconnaître ses fautes publiquement et où la proposition que Firmin a cassé le

carreau appartient déjà au contexte. C’est ce qu’on appelle en anglais les assertions for

the record — ce qui importe, ce n’est pas que Firmin informe sa mère, mais qu’il

produise l’assertion.

On pourrait rétorquer que le caractère formel ou institutionnel des

circonstances d’énonciation sépare les aveux et les confessions des assertions normales

(voir Dummett 1981, 331). Cependant, un contexte institutionnel présuppose une

convention spécifique, en vertu de laquelle l’énoncé acquiert un certain statut dans ce

contexte-là. Par exemple, lorsque le président déclare « La séance est ouverte », son

énoncé ne compte comme une ouverture de séance que dans ce cadre conventionnel

de la réunion. Mais on ne voit pas la convention particulière qui s’appliquerait dans le

contexte de (6) et non à d’autres assertions ; en effet, les aveux semblent garder des

propriétés assertives, indépendamment du cadre énonciatif.

Il semble plutôt qu’on ait affaire ici à la mise en scène d’un contexte qui ne

contienne pas encore l’information assertée. C’est, à notre avis, la raison pour laquelle

les aveux « non-informatifs » exigent quelque chose comme un allocutaire moral ou

paraissent s’adresser à un auditoire peut-être fictif, mais qui, en tous cas, dépasse

l’allocutaire réel. Urbain VIII insistait sur le caractère public de l’abjuration de

Galilée, sans doute parce que, faite en privé, une telle abjuration n’aurait eu que peu de

sens ; en effet, le pape savait bien que Galilée savait que le pape savait, …, que Galilée

croyait que la Terre tournait autour du soleil. Il importait que Galilée abjure en tant

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Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 74

que croyant, comme on demandera, lors des purges staliniennes, à certaines victimes

de s’accuser, faussement, en tant que membre du parti. De tels aveux ne se conçoivent

que comme des tentatives de modifier le contexte que L, dans sa qualité de membre

d’un groupe spécifique, partage avec les autres. Le même raisonnement peut être

étendu aux exemples comme (6), où l’on dira que le petit Firmin est exhorté à avouer

sa faute au nom de son adhésion aux principes moraux les plus largement partagés.

1.2.6 L’allocutaire impossible à persuader et les cas kantiens

Imaginons que A estime que L a toujours tort (dans un certain domaine) et que

l’existence de cette opinion soit mutuellement acceptée par A et L. Bien que, dans de

telles circonstances, L n’ait même pas l’espoir d’ajouter de l’information au contexte

mutuel, il peut malgré tout asserter une proposition qu’il pense vraie. De tels cas

suggèrent que l’intention assertive est compatible avec l’impossibilité de modifier le

contexte, et que, par conséquent, Stalnaker construit sa définition de manière trop

restrictive.

Cependant, Stalnaker (1978, 87) rejette ces contre-exemples :

My suggestion about the essential effect of assertion does not imply that speakers INTEND

to succeed in getting the addressee to accept the content of the assertion, or that they believe

they will, or even might succeed. A person may make an assertion knowing it will be

rejected just as Congress may pass a law knowing it will be vetoed, a labour negotiator may

make a proposal knowing it will be met by counterproposal ; or a poker player may place a

bet knowing it will cause all the players to fold. Such actions need not be pointless, since

they all have secondary effects, and there is no reason why achieving the secondary effect

cannot be the primary intention of the agent performing the action.

À notre avis, cette réponse ruine complètement l’analyse assertive de tels énoncés.

Dans le cadre gricéen, dont Stalnaker se réclame explicitement, une intention

communicative ne joue un rôle explicatif que dans la mesure où A l’attribuerait à L

dans une situation normale de communication ; une telle reconstruction repose sur la

présomption que L est un agent rationnel. Dès lors, si l’on considère qu’une assertion

Page 80: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 75

consiste (au moins) en une tentative de réduire le contexte, on doit accepter qu’à

chaque fois que l’attribution d’une telle intention à L irait à l’encontre de la

présomption de rationalité, l’acte communicatif ne peut simplement pas être décrit

comme une assertion. Dans la citation ci-dessus, Stalnaker ne maintient pas, en effet,

que les locuteurs peuvent entretenir des intentions assertives irrationnelles,

manifestement impossibles à satisfaire, mais plutôt que, dans certaines circonstances,

ils ont l’intention d’échouer à asserter.

En réalité, il paraît assez étrange de supposer que le représentant syndical n’ait

pas l’intention de formuler une revendication forte. Car sa démarche obéit à une

logique de pari : s’il formule une revendication faible, il perd la face et, en plus, risque

quand même de ne rien obtenir ; s’il formule une revendication forte, il sauve de toute

façon la face, et si, de manière extraordinaire, sa revendication venait à être satisfaite,

il ferait coup double. Clairement, dès qu’il choisit la seconde option, le négociateur

doit avoir l’intention de formuler une revendication forte, et non pas l’intention

d’échouer. Par conséquent, si l’on veut maintenir le parallèle avec les assertions,

comme le fait Stalnaker, on doit admettre que la même stratégie est à l’œuvre dans le

cas d’un allocutaire impossible à persuader : en n’assertant pas, on perd à tous les

coups ; en assertant, on conserve une chance de gagner. En d’autres termes, le but de

pareilles assertions serait bien d’asserter, non pas d’échouer à asserter.

Kant nous offre un exemple particulièrement explicite de la stratégie qui

consiste à asserter sans avoir du tout l’intention d’ajouter le contenu à l’arrière-plan

mutuel. Dans une réponse fameuse à Benjamin Constant, Kant (1994) maintient que

l’impératif moral suprême étant de dire la vérité, on se doit d’éviter le mensonge à tout

prix ; il va jusqu’à affirmer qu’on se doit de rester sincère même lorsque mentir aurait

servi une cause moralement juste comme, par exemple, le fait d’envoyer des assassins

sur une fausse piste. Ce débat présuppose, pour être intelligible, que l’on puisse avoir

l’intention d’asserter (et de respecter l’impératif kantien) tout en n’ayant pas

l’intention d’être cru. En effet, en laissant ouverte la possibilité de combiner

l’intention de produire une assertion sincère avec l’espoir que cette assertion ne

Page 81: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 76

provoque pas la croyance correspondante chez A, l’impératif kantien permet à un L

moral (au sens de Kant, c’est-à-dire sincère en toute occasion) de ne pas avoir

l’intention de causer, même indirectement, la mort d’autrui. Si l’on y réfléchit bien, on

se trouve de nouveau dans une logique de pari : en mentant, on perd tout (il s’agit

toujours du point de vue de Kant, bien entendu) ; en assertant de façon sincère, on

respecte au moins l’impératif suprême, qui enjoint de pas mentir, tout en maintenant

la possibilité que l’assertion produite n’en vienne pas à causer indirectement la mort

d’autrui.48

Ce type de situations n’est pas aussi incongru qu’on le penserait à première vue.

Imaginons que je veuille impressionner Adélaïde en jouant au génie incompris qui

clame la vérité haut et fort face à des gens qui ne me croient pas. La conjoncture idéale

pour moi serait une situation où j’aurais l’occasion d’affirmer une proposition

qu’Adélaïde et moi tenons mutuellement pour vraie face à un groupe d’allocutaires qui

me prendraient pour un idiot et qui auraient donc une forte propension à déconsidérer

mon affirmation. Dans un tel cas, j’aurais bien l’intention d’asserter sans avoir

l’intention que le contenu de mon assertion soit ajouté à l’arrière-plan commun, qu’il

s’agisse de celui que je partage avec Adélaïde ou de celui que je partage avec mes

interlocuteurs incrédules.

Dans la citation reproduite ci-dessus, Stalnaker, commet, au fond, une

confusion entre l’intention d’asserter et l’intention que l’assertion produise un certain

effet. Qu’une intention se révèle incompatible avec une partie des états volitifs de

l’agent est un fait bien connu (voir, par exemple, Searle 2001a, 167, sv.). Mais il est tout

48 Il serait peut-être utile de préciser qu’en tant qu’assertions à la Stalnaker, les énoncés dont parle

Kant ne s’adressent pas à Dieu ; en effet, si Dieu est omniscient, l’arrière-plan commun à Dieu et L

(quoique non mutuellement partagé par Dieu et L) équivaut à l’ensemble des croyances de L. En

termes plus simples, Dieu sait déjà tout ce que L pourrait lui dire. Notons aussi que la logique du

pari ne pourrait s’appliquer dans le scénario kantien qu’à la condition que l’assassin ne sache pas

que L respecte l’impératif kantien, ce qui suppose que cet impératif n’a pas la valeur d’une loi

universelle respectée par tous (merci à Emmanuel de Jonge pour avoir attiré mon attention sur ce

point).

Page 82: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 77

aussi communément admis — et on y reviendra au chapitre 10 — que l’existence d’une

intention implique que, du point de vue de l’agent, la satisfaction de l’action

correspondante suivra une fois celle-ci enclenchée (voir, par exemple, Anscombe 1957,

91-93 ; Davidson 2001a, 83-102 ; Talmy 2000, 277-279 ; Malle et Knobe 2001 ; Grice

2001, 9-10, 51-57, 101-105). Même si le fait d’assister à un séminaire sur l’application du

λ-calcul à la quantification en ancien français se révèle incompatible avec mon désir de

lire mon journal en buvant du café, une fois que j’ai formé, à contrecœur, l’intention

d’aller à ce séminaire, le fait que j’y assisterai est, à ce moment-là et de mon point de

vue, (épistémiquement) nécessaire. À l’inverse, même si j’ai, par ailleurs, un puissant

désir de persuader Jean que Montague est le nom d’un cru de la Loire, je ne peux avoir

l’intention de le persuader (et non simplement l’intention d’essayer de le persuader) que

si j’ai une confiance suffisamment forte en mes talents d’orateur pour croire que toute

tentative de persuasion exercée sur Jean ne peut que se conclure par un succès. En

bref, rien n’empêche qu’un même esprit entretienne, simultanément, l’intention de p

et le désir que ¬p ; cependant, la réalisation de son intention ne peut servir,

rationnellement, de moyen pour satisfaire son désir.

Ce que les cas examinés ici mettent en lumière, c’est que l’assertion que p ne

détermine pas l’ajout de p à l’arrière-plan mutuel. Certes, la plupart des assertions sont

aussi des tentatives d’ajouter le contenu propositionnel au contexte, mais seulement en

ce sens qu’elles constituent de bons moyens pour y arriver ; c’est bien pour cela qu’on

peut avoir l’intention d’asserter que p sans avoir l’intention de faire croire à A que p,

soit parce que l’impossibilité de cet effet est mutuellement admise (allocutaire

impossible à persuader), soit parce que L ne désire pas que l’effet se produise et croit

possible qu’il ne se produise pas (cas kantiens).

Deux tentatives potentielles de réfuter cette conclusion méritent d’être

envisagées. Premièrement, on pourrait se réfugier derrière une conception vague de

l’assertion fictive. Une telle position se révèlerait clairement intenable. Nous avons

montré, dans les chapitres précédents, que le V-engagement, même s’il ne suffit pas à

l’assertion, en constitue un ingrédient essentiel. Clairement, la responsabilité que L

Page 83: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 78

contracte en produisant une assertion, tant face à un allocutaire impossible à

persuader que dans un contexte kantien, relève du V-engagement, ce qui exclut toute

analyse en termes d’assertion « comme-si » (voir chapitre 1). Ainsi, à considérer que L

n’asserte pas dans de tels cas de figure, force serait d’accepter qu’il accomplit tout de

même un acte qui génère du V-engagement. Pour anticiper un peu sur notre propos,

ajoutons que le seul candidat plausible à ce statut est l’expression d’une croyance ou,

de manière plus neutre, d’une proposition. Mais, dans les exemples qui nous occupent,

L fait bien plus qu’exprimer une proposition et/ou une croyance ; les choses auraient

été bien différentes si L énonçait une proposition vraie et/ou exprimait la croyance

correspondante dans un langage non intelligible pour A.

Une seconde issue possible consiste à dire que, comme l’intention assertive de

L n’est irrationnelle que face à l’ensemble de son état épistémique, une stratégie de

« cloisonnement » opère (cf. Davidson 1974a, 1985c, 1986, 1997), qui permet à L

d’occulter momentanément une partie de ses croyances afin que son intention

d’asserter soit rationnelle par rapport à ce sous-ensemble. Bien que de tels procédés

cognitifs se rencontrent fréquemment, le fait d’attribuer ce genre d’état mental au

locuteur dans les cas qui nous occupent ici ressemble plus à une échappatoire forcée

qu’à un choix théorique indépendamment motivé. Même si l’irrationalité semble ainsi

éliminée du côté de L, il est beaucoup plus difficile de maintenir que A procède à une

restriction identique de l’arrière-plan mutuel afin d’attribuer une force assertive à

l’énoncé. À la limite, ce genre de stratégie fonctionnerait pour les cas kantiens, mais

certainement pas pour les assertions où l’allocutaire est manifestement impossible à

persuader. Comme nous l’avons déjà souligné, la classification d’un énoncé-token

comme une assertion ou une non-assertion dépend entièrement de la reconstruction

gricéenne des intentions de L. Ici, il faudrait non seulement que A suppose que L

« met de côté » une partie de ses croyances, mais aussi que L croie que A va faire de

même et que L croie que A va croire que L croit que A va faire de même, etc. Une telle

modification du contexte équivaudrait à le rendre compatible avec la proposition

Page 84: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 79

assertée ; or le contexte est tel qu’il est mutuellement manifeste que A se refuse à

accepter semblable restriction.

1.2 L’analyse est-elle trop faible ? Avant de clôturer cette section consacrée à la théorie de Stalnaker, nous

voudrions souligner que, dans son état actuel, celle-ci se révèle incomplète. À certains

moments, Stalnaker s’exprime comme si le cadre gricéen de sa théorie permettait, à lui

seul, de distinguer les assertions manifestes, directes, des formes de communication

non-manifestes ou indirectes.

One thing, according to Grice, that is distinctive about speaker meaning, is a kind of

openness or transparency of the action: when speakers mean things, they act with the

expectation that their intentions to communicate are mutually recognised. This idea leads

naturally to a notion of common ground – the mutually recognised shared information in a

situation in which an act of trying to communicate takes place. (Stalnaker 2002, 704)

Malheureusement, l’optimisme ainsi affiché est infondé. Afin de voir clairement

pourquoi, revenons un instant au phénomène de la présupposition informative, déjà

abordé au chapitre précédent.

Les adversaires des théories pragmatiques de la présupposition invoquent

souvent, pour donner substance à leurs critiques, le phénomène dit

« d’accommodation » (pour un exemple particulièrement virulent de cette stratégie,

voir Gauker 1998). Imaginons que A ne sache pas que L a une sœur ; si A doit

interpréter littéralement l’énoncé en (7), il lui faut présupposer l’existence de cette

sœur.

(7) Ma sœur viendra me chercher à la gare.

Or, poursuivent les opposants, dans les approches pragmatiques à la Stalnaker, on

définit la présupposition comme une proposition qui appartient au contexte. Dire, à la

suite de Lewis (1979), que dans de tels cas, A accommode la présupposition [∃x : sœur de

L(x)], c’est-à-dire l’accepte comme vraie, ne ferait dès lors que donner un nom à une

classe massive de contre-exemples.

Page 85: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 80

Stalnaker (2002 ; voir aussi Simons 2005) rétorque que si un énoncé ϕ

présuppose χ, cela ne signifie pas que χ fasse partie du contexte, mais simplement que

les conventions linguistiques qui régissent l’usage de ϕ stipulent qu’il n’est approprié

d’énoncer ϕ que si χ appartient au contexte.49 Pour (7), Stalnaker fait l’hypothèse que,

s’il est mutuellement accepté par A et L que l’un et l’autre maîtrisent la langue dans

laquelle ils conversent et que L parle de manière littérale, sincère et sérieuse, A va en

déduire que L avait l’intention (subsidiaire à son intention communicative principale)

que A accepte que L a une sœur. Si l’on suppose, en outre, qu’il est mutuellement

accepté par A et L que L sait s’il a ou non une sœur, il s’ensuit que la proposition

[∃x : sœur de L(x)] va intégrer le contexte.

Reprenons à présent l’exemple de von Fintel, où une jeune fille informe son

père de ce qu’elle a un fiancé en énonçant (8).

(8) Ah, Papa ! J’ai oublié de te dire que mon fiancé et moi, nous

déménageons à Paris la semaine prochaine. [=(15) du chapitre 2]

Ici également, une fois que l’énonciation a eu lieu, le fait que L entretient l’intention

communicative en question fait forcément partie des croyances mutuellement admises

par A et L.

Cependant, même si, décrit de la sorte, le concept d’accommodation échappe à

la circularité, l’état présent de la théorie ne permet pas d’expliquer pourquoi un tel

ajout au contexte relève de la présupposition plutôt que de l’assertion. En effet, bien

que Stalnaker reconnaisse n’avoir fourni que les conditions nécessaires à l’assertion, la

seule indication qu’il livre quant à la forme que pourraient revêtir les conditions

suffisantes est bien trop impressionniste pour fonder une définition complète :

49 Voir aussi Soames (1982), qui précise qu’un énoncé-type E présuppose que p si, et seulement si,

une énonciation normale de E requiert qu’on puisse inférer raisonnablement que L accepte que p et

considère que p n’est pas controversé, soit (i) parce que L croit que p fait déjà partie du contexte,

soit (ii) parce que L croit que A est prêt à ajouter p au contexte sans objection.

Page 86: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 81

There might be other constraints on appropriate assertion – other considerations that count in

favor of stating that φ rather than informing the addressee that φ by manifestly presupposing

it. A successful assertion may change the context in other ways than by simply adding its

content to the context, for example by influencing the direction of the subsequent

conversation. Suppose φ is a noteworthy piece of information that the addressee might be

expected to want to comment on. Then it might be inappropriate to convey the information

in a way that keeps it in the background. (Stalnaker 2002, 710)

Outre le fait que rien, dans ce passage, ne nous permet de décider pourquoi les

présuppositions informatives ne sont pas des assertions, il reste que, dans bien des cas,

une assertion n’appelle pas de réponse, ou n’en autorise même pas, sans se retrouver

défectueuse pour autant.

Von Fintel (inédit) suggère que la présupposition véhicule une information

dont L s’attend à ce qu’elle soit acceptée par A, tandis que l’attente d’un rejet

accompagne toujours l’assertion. Mais, à la difficulté d’évaluer empiriquement de telles

caractéristiques, viennent s’ajouter des exemples triviaux qui légitiment des intuitions

contraires. Par exemple, en (9) L espère, au mieux, que le contenu présupposé sera

accepté par A, alors qu’en (10) L peut s’attendre, très raisonnablement, à ce que A

accepte le contenu asserté sans aucune hésitation (voir aussi Gauker 1998) :

(9) [Sur la table, il y a un gâteau contenant de la liqueur et une tarte aux

fruits. Le petit Firmin sait que d’habitude ses parents ne lui permettent

pas de manger des desserts contenant de l’alcool]

La mère de Firmin: Tu peux aller prendre du dessert.

Firmin, se dirigeant vers la table : Je vais aussi prendre de la tarte aux

fruits.

(10) A : Quel est votre âge ?

L : J’ai vingt-cinq ans.

Le problème posé par cette incapacité à séparer la présupposition de l’assertion

s’étend à tous les autres cas de communication indirecte. En absence d’un critère

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Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 82

indépendant pour le contenu asserté, on ne voit pas comment distinguer un contenu

asserté de façon indirecte — par exemple, ironiquement — du contenu asserté

directement. Par conséquent, une théorie de l’assertion qui serait élaborée, en bonne

et due forme, sur les traces de Stalnaker exigerait une définition plus stricte de l’acte

assertif. La manière la plus immédiate d’y parvenir consiste à lier biunivoquement le

contenu asserté au véhicule linguistique. Toutefois, nous avons déjà formulé, au

chapitre 2, nos réserves à ce sujet ; en conséquence, nous nous attacherons, dans la

deuxième partie de cette thèse, à délimiter de manière moins rigide un niveau

intermédiaire, locutoire, dont les actes illocutoires héritent leur contenu. Mais avant

cela, il est important de discuter, dans les deux dernières sections de ce chapitre, un

autre type de stratégie traditionnellement adoptée, qui consiste à multiplier les

niveaux intentionnels mis en jeu lors de l’assertion, afin de distinguer le contenu

manifeste, et donc asserté, du contenu communiqué de manière indirecte.

2 Le perlocutoire faible On pourrait avoir l’impression que la définition de Stalnaker fait un appel

superflu à une sophistication théorique, alors qu’une solution plus simple avait déjà fait

son chemin dans la littérature. En effet, on peut définir l’assertion non pas comme une

tentative de faire croire que p à A, mais de faire croire, à A, que L croit que p. C’est

cette position que nous avons nommé ci-dessus, pour plus de commodité,

« perlocutoire faible ».

Afin de saisir le premier argument qui milite contre le perlocutoire faible,

rappelons-nous qu’une théorie de l’assertion doit permettre d’expliquer pourquoi, dans

la majorité (mais pas dans la totalité) des cas, asserter que p produit du J-engagement

(voir chapitre 1). À ceci, le perlocutoire fort apporte une réponse immédiate : afin de

tenter de faire croire que p par A, il est souhaitable, quoique pas toujours nécessaire,

que A fasse l’hypothèse que L possède une certaine justification pour asserter que p.

Cependant, si asserter se réduisait à provoquer, chez A, la croyance que L croit une

certaine proposition, la source du J-engagement tiendrait du mystère. En effet, le seul

fondement requis pour induire un tel effet, c’est la simple croyance de A que L est

Page 88: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 83

sincère et que L croit que p, ce qui ne relève pas, bien entendu, de la justification

démonstrative. (Il serait clairement abusif de soutenir que l’attribution, à L, d’une

croyance que p se fait nécessairement sur base de l’hypothèse que L possède des

justifications démonstratives pour cette croyance.) En termes légèrement différents on

dira que la communication vise au partage d’informations sur le monde extérieur, et

non sur les états mentaux des locuteurs (Neale 1992). Nous verrons d’ailleurs, au

chapitre 11, que les données cognitives infirment totalement les modèles qui

accumulent les niveaux intentionnels pour expliquer l’attribution de la force assertive

aux énoncés linguistiques.

Cependant, le perlocutoire faible pourrait se concevoir comme une alternative

au perlocutoire fort dans les cas problématiques seulement (Bach et Harnish 1979, 44).

L’assertion se définirait, dès lors, de manière disjonctive : soit comme une tentative de

faire croire que p à A, soit une tentative de faire croire, à A, que L croit que p. On

pourrait alors maintenir qu’aucun J-engagement ne s’associe aux assertions qui ne

remplissent que la seconde branche de la définition.

Le perlocutoire faible permettrait ainsi de traiter comme des assertions

ordinaires les scénarios à allocutaire impossible à persuader et les cas kantiens. En

effet, même si la volonté d’ajouter une proposition aux croyances de A semble une

caractérisation inadéquate pour les énoncés produits dans de telles situations, rien

n’empêche de les analyser comme des tentatives de faire croire, à A, que L entretient

une certaine croyance, sans que ces tentatives aient pour finalité le partage de ladite

croyance avec A.

Il reste que l’analyse disjonctive doit être abandonnée si l’on ne veut pas que le

perlocutoire faible hérite du problème de la présupposition informative. En effet, si

l’on définit l’assertion comme une simple tentative de faire croire, à A, que L croit que

p, alors l’assertion devient une tentative de changement épistémique plus faible que la

présupposition informative qui est, elle, une tentative de provoquer, chez A, la

croyance que la proposition présupposée est vraie.

Page 89: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 84

3 L’assertion et l’insinuation Pour conclure cette discussion, nous voudrions rappeler qu’aucune théorie

d’inspiration gricéenne ne suffirait à délimiter la classe des assertions littérales ou

manifestes.

Le travail fondateur de Grice (1957) a attiré l’attention des linguistes et des

philosophes du langage sur l’intérêt qu’il y a à opérer une distinction de principe entre

les intentions communicatives manifestes [overt] et celles, dissimulées [covert], que L

ne veut pas rendre manifestes à l’auditoire. La stratégie gricéenne consiste à classer les

occurrences communicatives en fonction des types d’intentions qui peuvent être

attribuées à L. L’analyse classique postule que, pour qu’il y ait communication

manifeste, l’intention communicative globale Ic doit consister en au moins trois sous-

intentions (pour plus de détails voir, par exemple, Grice 1969b, 1982 ; Schiffer 1972,

surtout les chapitres 2 et 3 ; Vlach 1981 ; Recanati 1987, chapitre 7 ; Sperber et Wilson

1989, 43-64) : l’intention I1 de produire un effet sur A, l’intention I2 que A reconnaisse

que L entretient I1 et l’intention I3 que la satisfaction de I2 provoque la satisfaction de

I1.

Strawson (1964) a appliqué une analyse identique aux actes illocutoires ; on dira

qu’un énoncé e est un acte illocutoire F accompli par L ssi :

a. L a l’intention I1 de produire une réponse r (r est définitoire du type

illocutoire F) ;

b. L a l’intention I2 que A reconnaisse que L entretient I1 ;

c. L a l’intention I3 que la satisfaction de I2 provoque la satisfaction de I1.

L’analyse de Strawson permet d’expliquer pourquoi prévenir, par exemple, est

un acte illocutoire, alors que se vanter n’en est pas un. On peut reconstruire l’intention

de prévenir comme (a) l’intention I1 de rendre A conscient d’un fait dangereux pour

lui, (b) l’intention I2 que A reconnaisse l’intention I1 et (c) l’intention I3 que ce soit

cette reconnaissance qui rende A conscient du danger. À l’opposé, lorsqu’on se vante,

on a l’intention I1 d’impressionner A, mais on n’a généralement pas l’intention que A

reconnaisse I1 ou qu’il soit impressionné parce qu’il a reconnu I1. Par exemple, L ne

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Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 85

saurait rendre I1 manifeste par l’utilisation « performative » du verbe se vanter ou

insinuer ; (11) n’est acceptable que dans une lecture générique ou descriptive a posteriori,

pas si L décrit in situ l’acte de langage qu’il est en train d’accomplir par son

énonciation :

(11) Je me vante d’être/j’insinue que je suis le meilleur ami de Chomsky.

Cependant, Strawson lui-même reconnaît que son analyse s’applique mal à

l’insinuation, car l’intention d’insinuer recouvre les trois intentions postulées : L a

l’intention I1 que A forme une croyance Cr, L a l’intention I2 que A se rende compte

que L entretient I1, et L a l’intention I3 que ce soit cette reconnaissance qui provoque

la formation de Cr (voir aussi, Recanati 1979b, 101).

Chose plus grave, on peut douter que l’introduction d’un certain nombre

d’itérations d’intentions supplémentaires, peu plausible psychologiquement de toute

façon, aide à résoudre le problème. Pour s’en convaincre, considérons la notion de

réflexivité par défaut, telle que proposée par Recanati (1987, 199-216). Cet auteur

appelle réflexive toute intention qui renferme dans son contenu une référence à elle-

même. Une intention I est réflexive par défaut si, et seulement si, l’agent qui forme I

n’entretient aucune intention qui serait incompatible avec le contenu de I si I était

véritablement réflexive. Par conséquent, n’importe quelle intention incompatible avec

une intention composée de I1, I2 et d’une infinité de sous-intentions portant, chacune,

sur la reconnaissance de la sous-intention précédente, est également incompatible avec

l’intention réflexive par défaut correspondante. Or, nous venons de le voir, l’intention

d’insinuer est bien réflexive par défaut : l’intention d’insinuer que p est incompatible

avec toute intention de dissimuler son intention d’insinuer que p.

Pourtant, l’intuition nous dit que L n’engage pas sa responsabilité de la même

manière quant il asserte et quand il insinue. Il est aisé de se défaire d’une accusation

d’avoir insinué que p en rétorquant « Je n’ai pas dit que p » ; une telle réponse s’avère

moins heureuse lorsqu’il s’agit de protester qu’on a pas asserté que p. Recanati (1979b)

postule qu’il n’y a sous-entendu que lorsque la reconstruction des intentions

communicatives de L prend pour point de départ une violation patente d’une Maxime

Page 91: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 3 : Agir sur l’allocutaire 86

conversationnelle. Cependant, l’insinuation ne se réduit clairement pas au sous-

entendu (défini de la sorte) : je peux très bien insinuer que votre femme vous trompe

en vous disant, lors d’une conversation où chacun relate ses activités de la veille, que je

l’ai aperçue au restaurant avec Chippendale — ce faisant, je n’enfreins aucune Maxime,

si ce n’est une Maxime ad hoc qui enjoindrait de communiquer explicitement.

Page 92: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Conclusion de la première partie

Au terme de ce parcours rapide des principales théories de l’assertion, nous

pouvons dégager quelques axes importants qui serviront de charpente à l’analyse que

nous développerons dans la suite de cette thèse.

Au chapitre 1, nous sommes arrivés à la conclusion que l’assertion ne peut se

définir ni en termes de J-engagement, ni en termes de V-engagement. Le premier n’est

pas une propriété essentielle de toutes les assertions ; il requiert la possession d’une

évidence qui permette d’inférer, de manière monotone, le contenu asserté. Il reste

qu’une théorie adéquate de l’assertion se doit d’expliquer l’impression que nous avons

que les assertions catégoriques nous engagent de la sorte. Nous verrons, au chapitre 8,

que le J-engagement se réduit, en réalié, à un artefact théorique, issu d’un manque

d’attention accordé à l’interaction entre l’engagement à la vérité et l’arrière-plan

conversationnel.

L’importance d’un tel l’arrière-plan pour une analyse des actes de langage

émerge également de notre discussion des théories perlocutoires de l’assertion.

Cependant, nous avons vu les inconvénients qu’il y à construire une définition de

l’assertion autour des effets que l’énonciation peut exercer sur A — au chapitre 9, nous

verrons que ce constat s’étend également aux actes directifs. Il s’agit donc de dériver la

force illocutoire à partir du rapport qu’entretient l’énoncé avec l’arrière-plan, tout en

évitant les écueils du perlocutoire fort ou faible : la définition doit rendre compte des

cas kantiens ; elle doit expliquer le V-engagement et le J-engagement.

Nous avons également constaté, à la fin du chapitre 3, que la distinction entre

les assertions directes et les cas de communication indirecte ne saurait découler,

Page 93: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Conclusion de la première partie 88

automatiquement, de la définition de la force illocutoire ; il faut donc postuler un

niveau pré-illocutoire ou locutoire, où prenne place la détermination du contenu

propositionnel. Nous sommes d’ailleurs arrivés à un constat identique lors de notre

discussion, au chapitre 2, du V-engagement ; celui-ci ne peut se révéler définitoire de

l’assertion que si on le lie à la force assertorique par une convention univoque régissant

l’usage du véhicule linguistique. Mais une relation aussi étroite entre la signification

linguistique et le contenu asserté n’est pas tenable ; ainsi, le V-engagement semble

surgir indépendamment — et en fait, nous allons le voir, en amont — de l’assertion. Le

V-engagement exhibe les propriétés non-monotones d’une logique de la praxis, en ce

sens que L le contracte même s’il rend manifeste le fait qu’il n’est pas en mesure

d’inférer le contenu propositionnel d’un ensemble de croyances acquises

antérieurement. Avant de rendre compte de ce phénomène, au chapitre 8, nous allons,

dans notre deuxième partie, caractériser plus avant le niveau où il se situe ; nous y

défendrons une hiérarchie néo-austinienne de la communication, dont la particularité

réside dans l’introduction d’un niveau locutoire, intermédiaire entre la signification

linguistique et la strate illocutoire.

Page 94: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

PARTIE II :

L’ACTE LOCUTOIRE

Page 95: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités

Une des leçons que l’on peut tirer de la partie précédente est que le contenu

propositionnel des assertions et, par extension, de tous les autres actes de langage, doit

se définir en amont de la force illocutoire mais en aval de la signification linguistique.

Nous consacrerons l’intégralité de cette deuxième partie à défendre l’existence d’un tel

niveau intermédiaire, placé entre la signification linguistique et le niveau illocutoire, et

que nous identifierons à ce qu’Austin (1970) appelle « l’acte locutoire ».50

Dans ce chapitre, nous commencerons par montrer que la notion austinienne

d’acte locutoire doit se reconstruire comme l’expression d’un état Intentionnel, c’est-

à-dire comme la représentation linguistique d’un contenu propositionnel sous la

portée d’un mode psychologique. Nous mettrons aussi en avant, dans ce chapitre-ci et

au chapitre 6, quelques bonnes raisons de ne pas assimiler le locutoire ainsi défini à

l’illocutoire et, plus particulièrement, à ce que d’autres ont appelé « la force illocutoire

expressive ». Afin d’analyser avec plus de précision la représentation des états

Intentionnels, nous entreprendrons, au chapitre 5, de clarifier le concept de « direction

d’ajustement » et de fonder, par là même, la typologie de ces états. Avec ces outils en

50 Il est de notoriété publique qu’Austin est décédé avant d’avoir pu réviser pour publication les

notes de ses William James Lectures, parues après sa mort sous le titre How to do things with

words (Quand dire, c’est faire). Par conséquent, comme toute autre contribution sur ce sujet, notre

travail vise à interpréter les indications léguées par Austin. En outre, au lieu de tenter une exégèse à

proprement parler, c’est-à-dire au lieu d’essayer de restituer, avec le plus de certitude possible, les

intentions d’Austin, nous proposons une réinterprétation qui, tout en restant cohérente avec le texte,

prend en compte les acquis ultérieurs en philosophie du langage et en pragmatique.

Page 96: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 91

main, nous pourrons procéder, au chapitre 6, à une explication rigoureuse de la

manière dont un énoncé exprime, au sens locutoire, un état Intentionnel. Avant de

passer à la troisième partie, nous défendrons, au chapitre 7, notre vision du locutoire

contre les trois critiques les plus couramment formulées par les auteurs qui veulent

réduire le contenu propositionnel des énonciations à une interprétation mécanique de

leur signification linguistique.

1 Les niveaux de sens chez Austin Quand dire, c’est faire (Austin 1970) a sans doute pour idée maîtresse que chaque

énonciation peut s’envisager sous l’une des descriptions suivantes : acte phonétique,

acte phatique, acte rhétique, acte locutoire, acte illocutoire et acte perlocutoire. Les

deux premiers niveaux posent relativement peu de problèmes : ils correspondent aux

strates théoriques où l’énonciation se conçoit, respectivement, comme une activité

physique et comme la production d’une structure grammaticale dans une langue

donnée. Les notions d’acte rhétique et d’acte locutoire s’avèrent plus difficiles à

cerner. Toutefois, avant de pouvoir progresser sur ce point, il est essentiel de mieux

comprendre la différence fondamentale entre les dimensions illocutoire et

perlocutoire de l’activité verbale.

2 Illocutoire vs. perlocutoire La nomenclature austinienne cadre parfaitement avec la théorie de l’action

défendue par Davidson (1967a ; 1967c ; 1985b). L’ontologie de cet auteur contient, en

plus des individus ou des objets, des événements conçus comme des particuliers non

répétables ; de sorte que les prédicats d’action peuvent prendre des variables

d’événements pour arguments. Il existe, dès lors, deux manières d’envisager la

sémantique des attributions actionnelles : (a) le prédicat d’action fournit une

description alternative d’un mouvement corporel ; (b) le prédicat d’action a pour

arguments deux événements unis par un lien de cause à effet. Voter à main levée est un

exemple classique du premier cas de figure : voter et lever la main constituent deux

descriptions alternatives d’un même événement, la seconde étant plus « basique » que

Page 97: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 92

la première (pour plus de détails voir la section 5 du chapitre suivant). Afin d’illustrer le

second cas de figure, prenons le meurtre de l’archiduc Ferdinand. Il n’y a pas,

métaphysiquement parlant, d’action consistant à tuer l’archiduc Ferdinand : le

prédicat tuer l’archiduc Ferdinand a pour arguments, d’une part, l’événement qui

correspond au mouvement du doigt de Gavrilo Princip et, d’autre part, l’événement

qui correspond à la mort de l’archiduc. À la suite de Searle (2001a), nous dirons que

voter est constitué par [performed by way of] le lever de la main, tandis que le meurtre de

l’archiduc est accompli au moyen de [performed by means of] la pression sur la gâchette.

C’est la première relation, constitutive, qui relie les actes phonétique, phatique

et illocutoire. En effet, quelle que soit la définition que l’on adopte de l’illocutoire,

tous les actes illocutoires — ordres, promesses, baptêmes, assertions, etc. — sont

constitués par la production d’objets sonores (acte phonétique) qui ont une

signification et une structure syntaxique dans la langue de communication (acte

phatique). À l’opposé, la notion d’acte perlocutoire fait référence aux effets produits

par n’importe quel aspect de l’acte d’énonciation « sur les sentiments, les pensées, les

actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore » (Austin 1970,

114).

Dans un article récent, Marc Dominicy (à paraître) examine cette différence au

travers de deux tests visant à discriminer les verbes perlocutoires des verbes

illocutoires.51

Premièrement, l’acte phatique, mais aussi l’acte illocutoire, héritent leur durée

de l’acte phonétique qui les constitue ; par conséquent, les verbes illocutoires seront

51 Sur l’inadéquation des critères fournis par Austin pour distinguer l’illocutoire du perlocutoire,

voir Hornsby (1994). Hornsby elle-même propose une définition qui se situe dans la lignée de

Strawson (1964) : « φ-ing is an illocutionary act iff a sufficient condition of a person’s φ-ing that p

is that an attempt on her part at φ-ing that p causes an audience to take her to be φ-ing that p. »

(Hornsby 1994, 193-194). Quoi qu’en dise Hornsby (cf. 1994, 195, note 120), cette définition

rencontre les difficultés déjà signalées au chapitre 3 lorsqu’il s’agit d’exclure de l’illocutoire les

actes communicatifs non manifestes comme l’insinuation ; en effet, pour que L réussisse à insinuer

que p, il suffit que A reconnaisse que L tente d’insinuer que p.

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 93

ponctuels, c’est-à-dire dépourvus de durée intrinsèque. Les inacceptabilités

pragmatiques de (1) et de (2) tiennent, toutes les deux, au fait qu’on y attribue

explicitement une durée propre à un niveau de description qui en est, par définition,

dépourvu :

(1) # Je lui ai ordonné en quelques secondes de quitter la pièce.

(2) # J’ai écouté la Neuvième de Beethoven en dix minutes.

Par contre, comme toute chaîne causale, celle qui relie l’énonciation à ses effets

perlocutoires possède une durée intrinsèque :

(3) Je l’ai persuadé en quelques minutes d’accepter ce poste.

Deuxièmement, seuls les verbes illocutoires acceptent la quasi-performance :

(4) J’ai failli lui ordonner de sortir, mais ensuite j’ai changé d’avis et n’en ai

rien fait.

(5) # J’ai failli le persuader d’accepter ce poste, mais ensuite j’ai changé

d’avis et n’en ai rien fait.

Une fois l’acte phonétique produit, le locuteur L n’a plus la possibilité immédiate de

bloquer l’accomplissement de l’acte illocutoire correspondant (mais il peut, bien sûr,

revenir sur cet acte au moyen d’une autre énonciation ou d’une autre action). Il en

découle que la seule lecture acceptable de (4) suppose que le locuteur n’a pas produit

d’acte phonétique. Or cette lecture n’est disponible pour (5) que dans très peu de

contextes. En effet, L n’exerce, habituellement, aucun contrôle direct sur les états

mentaux qui provoquent la persuasion : par conséquent, qu’il produise ou non un acte

illocutoire, il ne peut rien décider à ce propos. (5) ne devient donc acceptable que si

l’on admet que le locuteur peut, au moyen d’un acte illocutoire ou d’une autre action,

provoquer la persuasion de manière infaillible : c’est pourquoi l’exemple laisse

l’impression d’un L prétentieux. Un schéma identique, où certains effets causaux d’une

action accomplie par le locuteur demeurent soustraits au contrôle direct de celui-ci, se

retrouve dans (6) ; de nouveau, l’exemple n’est acceptable que si le locuteur peut

contrôler directement le résultat du tirage de la loterie (sur ce phénomène, on lira

également Martin 2006) :

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 94

(6) J’ai failli gagner à la loterie, mais ensuite j’ai changé d’avis et n’en ai rien

fait.

En bref, la production d’un acte illocutoire présuppose l’accomplissement d’un

acte phonétique et d’un acte phatique. De surcroît, la hiérarchie d’Austin nous invite à

penser que tout acte illocutoire doit également être constitué d’un acte rhétique ou

locutoire. Afin de pouvoir tester la validité de cette intuition, nous devons, à présent,

examiner de plus près les concepts d’acte rhétique et d’acte locutoire.

3 Le rhétique et le locutoire comme potentiel de l’illocutoire Les rares renseignements qu’Austin nous donne sur le concept d’acte rhétique

peuvent se résumer comme suit :

a. L’acte rhétique est constitué par l’acte phatique ;

b. Le rhème, résultat de l’acte rhétique, possède un certain sens et une certaine

référence ;

c. L’acte rhétique est ce qui est rapporté par les discours indirects du type L a

dit que p ;

d. La défectuosité typique de l’acte rhétique est d’être dépourvu de sens

[meaningless], alors que la défectuosité typique de l’acte phatique est d’être

agrammatical.

Ces indications militent, toutes les quatre, pour une formulation qui définisse le

niveau rhétique comme l’assignation d’un contenu propositionnel à la signification

linguistique.52

Le premier point (a) implique que la production d’un acte rhétique va au-delà

de la simple énonciation d’une séquence de la langue de communication.

Une interprétation plausible du point (b) consiste à dire que l’acte rhétique

permet d’associer le phème — le résultat de l’acte phatique — à une situation du

monde, c’est-à-dire de lui attribuer des conditions de vérité (voir Forguson 1973 ;

52 Voir aussi Recanati (2000, 24, note) qui rapproche la dichotomie phatique/rhétique de la

distinction établie par Kaplan (1989a) entre le caractère et le contenu.

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 95

Recanati 1987, 238-241). Identifier le sens et la référence passe obligatoirement, du

point de vue d’Austin, par une prise en compte de certains paramètres contextuels qui

les déterminent.

Considérons […] la question de savoir s’il est vrai que toutes les oies des neiges émigrent au

Labrador, compte tenu du fait qu’une oie blessée, parfois, n’atteint pas le terme du voyage.

Face à de tels problèmes, certains ont prétendu, très raisonnablement, que les énonciations

commençant par « Tous… » étaient des définitions prescriptives ou une invite à adopter une

règle. Mais quelle règle ? Cette idée vient, pour une part, d’une mauvaise compréhension de

la référence en de telles affirmations : c’est une référence qui se limite au connu ; on ne

saurait affirmer tout uniment que la vérité des affirmations dépend des faits mêmes en tant

qu’ils sont distincts de la connaissance des faits. (Austin 1970, 147)

Ainsi, pour Austin, l’assignation « d’un sens et d’une référence plus ou moins définis »

ne peut se faire hors contexte ;

[…] il importe évidemment de se rappeler qu’un même phème […] peut être employé, selon

les énonciations, dans un sens différent ou avec une référence différente, et constituer ainsi

un rhème diffèrent. (Austin 1970, 111)

L’idée que l’assignation d’un certain sens et d’une certaine référence au phème revient

à l’attribution d’un contenu propositionnel est conforme à la doctrine austinienne de

la vérité (Austin 1950 ; Austin 1970, 144-148). D’après celle-ci, la vérité d’un énoncé ne

s’évalue qu’en tenant compte de la situation du monde relativement à laquelle cet

énoncé a été produit. Le contenu véri-conditionnel émerge, dans la sémantique

austinienne, d’une combinaison du sens linguistique, du phème, ou encore du lekton

(Recanati à paraître-c), avec une certaine situation, une portion du monde extérieur

déterminée par « des conventions démonstratives ». Dans la sémantique des situations

(Barwise et Perry 1983), qui est la reformulation contemporaine la plus courante des

idées d’Austin sur la vérité, on traitera le phème comme dénotant un type de

situations ; la proposition austinienne qui contient ce phème et une certaine situation

s ne sera donc vraie qu’à condition que s appartienne au type dénoté par le phème

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 96

(pour une introduction, voir De Mulder 1995). Le fameux exemple de Barwise et

Etchemendy (1987, 27) suffit pour se faire une idée intuitive de la manière dont la

sémantique austinienne conçoit les conditions de vérité associées à des énoncés

(tokens) :

If the sentence “Claire has the ace of hearts” is used to describe a particular poker hand, then

on the Austinian view the speaker has made a claim that the relevant situation is of the type

in which Claire has the ace of hearts. Notice that such a claim could fail simply because

Claire wasn’t present, even if Claire had the ace of hearts in a card game across town.

Bien entendu, on peut vouloir attribuer des conditions de vérité à un énoncé E,

par exemple au moyen d’un bi-conditionnel tarskien de forme ‘p’ est vrai si, et seulement si

p, même dans le cas où l’on ne pourrait jamais dire d’un état du monde donné s’il

consacre la vérité ou la fausseté de E. D’un tel point de vue, le rhétique dériverait du

phatique par la simple assignation de valeurs sémantiques. Si l’existence d’un tel niveau

n’est pas contestable d’un point de vue purement théorique, nous exposerons, au

chapitre 7, nos raisons pour ne pas l’assimiler au rhétique ou au locutoire.

Avant de revenir au rhétique, nous voudrions, d’emblée, nous libérer de certains

engagements « ontologiques » qu’entraîne la sémantique de Barwise et Perry. De leur

point de vue, les situations correspondent à des portions de l’état total du monde.

Cependant, rien ne nous oblige à considérer que le phème acquiert un sens

propositionnel en combinaison avec une situation globale et réelle. On peut tout aussi

bien soutenir que les paramètres contextuels correspondent plutôt aux facteurs qui

déclenchent et/ou maintiennent l’activation de certaines parties de la mémoire

sémantico-encyclopédique, lesquelles déterminent, localement, les domaines

d’interprétation, et donc les valeurs sémantiques, des lexèmes. Ainsi, dans l’exemple de

Barwise et Etchemendy ci-dessus, la saillance contextuelle de la partie de poker en

cours met au premier plan, lors de l’interprétation de good hand, cette même partie de

poker (voir Recanati 1996). Nous réaborderons ce point aux chapitres 6 et 7. En

attendant, nous dirons, de manière neutre et informelle, que la paire 〈phème, contexte〉,

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 97

qui équivaut au rhème, permet d’assigner à l’énoncé (token) des conditions de vérité

ou, de manière équivalente, un contenu propositionnel.

Cette interprétation du rhétique concorde également avec les indications

données en (c) et (d). L’intelligibilité d’un rapport indirect tient à la possibilité, pour

A, d’accéder à la proposition (au sens austinien du terme) qui se trouve énoncée dans la

situation originelle :

Si le sens ou la référence [du discours rapporté] risquent de ne pas être clairement saisis, il

faut mettre la phrase ou le mot entre guillemets. C’est ainsi que je puis énoncer : « Il a dit

que je devais me rendre auprès du « ministre », mais il ne m’a pas dit quel ministre » […].

(Austin 1970, 111)

Dans la citation « mixte » de ce passage, les guillemets jouent le rôle de l’opérateur

déférentiel Rx(σ), que nous avons déjà rencontré au point 3.2 du chapitre 1 (voir

Recanati 1997, 2000, 2001b) : si le locuteur L1 est lui-même incapable d’accéder à la

référence de ministre, il défère au locuteur L2 (dont il rapporte le discours) et, au travers

de ce procédé de déférence, utilise ministre pour référer à l’individu auquel ce mot

réfère dans l’usage particulier fait par L2 lors de son énoncé. De cette manière,

l’ignorance « référentielle » de L1 n’empêche pas son énoncé de rapporter une

proposition complète.53

Cependant, Austin semble troublé par le fait que, dans certaines circonstances,

le rapport indirect requiert l’emploi d’un verbe illocutoire :

il n’est pas toujours facile d’employer « dit que » : on utilisera plutôt « dit de », « conseillé

de », etc., si quelqu’un a usé de l’impératif ou de tournures équivalentes […]. (Austin 1970,

111)

On ne s’étonnera donc pas que la notion d’acte locutoire apparaisse peu après :

53 Il existe d’autres analyses de ce type de rapports, dont certaines seront mentionnées au chapitre

7. Le point important, ici, est que l’introduction des guillemets se révèle nécessaire afin que

l’allocutaire du rapport puisse saisir la vérité de l’énoncé rapporté vis-à-vis d’un ou de plusieurs

type(s) d’états du monde.

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 98

On pourrait dire qu’effectuer un acte locutoire en général, c’est produire aussi et eo ipso un

acte illocutoire […]. (Austin 1970, 112)

Nous suivrons ici Strawson (1973), qui suggère que le niveau locutoire est, aux autres

types d’actes de langage, ce que le niveau rhétique est aux assertifs.54 Dans la suite de

ce travail, nous considèrerons que les termes « rhétique » et « locutoire » renvoient à un

seul et même niveau de sens propositionnel que nous allons bientôt nous attacher à

décrire. Strawson lui-même n’assimile pas le locutoire au rhétique, en raison de sa

réticence, toute frégéenne, à reconnaître un contenu propositionnel aux énoncés

impératifs : chez Strawson, le rhème, constitutif d’une assertion, est bien une

proposition, sujette à l’évaluation véri-conditionnelle ; mais l’acte locutoire, constitutif

d’un ordre, correspond à ce qu’il appelle, sans donner plus de détails, un « impératif ».

Un tel choix n’a rien d’inévitable ; il est tout à fait possible — et c’est d’ailleurs la voie

que nous allons emprunter aux chapitres 6 et 9 — de concevoir le mode grammatical

impératif comme encodant une certaine attitude envers un certain état de choses,

c’est-à-dire envers un contenu propositionnel (voir aussi Wilson et Sperber 1988 ;

Clark 1993). Le contenu propositionnel qui émerge de la sorte sera celui de l’acte

directif correspondant.

En posant un contenu propositionnel au sein de chaque acte illocutoire, on

s’inscrit également dans la lignée de la Théorie des Actes de Langage développée par

Searle et Vanderveken (Searle 1972, 1982 ; Searle et Vanderveken 1985 ; Vanderveken

1990, 1991, 1988). Celle-ci distingue la force illocutoire F du contenu propositionnel p ;

de sorte qu’à un même contenu propositionnel peut se voir appliquée n’importe quelle

force illocutoire. À la différence de Searle et Vanderveken, qui ne laissent pas de place

54 Pour Recanati (1987, 238-241), l’acte locutoire est constitué des actes phonétique, phatique et

rhétique pris ensemble. Mais, comme il l’indique lui-même (voir aussi Forguson 1973), on ne peut

accomplir un acte rhétique sans accomplir l’acte locutoire correspondant. On devrait alors dire,

avec Lyons (1981, 182), que l’acte rhétique, tout en étant indissociable de l’acte locutoire, constitue

la contextualisation du phatique ; mais, dans la perspective davidsonienne adoptée ici, nous ne

voyons pas la nécessité de séparer le locutoire et le rhétique conçus en ces termes.

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 99

au locutoire dans leur système, nous adopterons comme hypothèse de travail le

postulat que, pour chaque acte illocutoire de forme F(p), p est le contenu

propositionnel de l’acte locutoire constitutif de cet acte. Pour pouvoir aller plus loin, il

nous faut donc parvenir à une définition de l’acte locutoire qui réponde aux deux

conditions suivantes, qui ressortent de notre lecture d’Austin : (a) l’acte locutoire

constitue l’acte illocutoire ; (b) le locutoire se situe à un niveau de sens où prend place

l’assignation d’un contenu propositionnel au phème.

4 L’acte locutoire comme représentation d’un état mental De même que chaque acte illocutoire peut se décomposer en une force F et un

contenu propositionnel p, on peut distinguer, pour chaque état Intentionnel, un

contenu propositionnel p et un mode de présentation psychologique Ψ de ce contenu à

l’esprit (Searle 1985). Dans les deux chapitres suivants, nous tenterons de donner plus

de substance à cette idée ; pour l’instant, concentrons-nous sur le postulat de Searle

(1985) que le sens associé aux énonciations linguistiques résulte des intentions qu’ont

les locuteurs de représenter des états Intentionnels.

À notre avis, un état Intentionnel de forme Ψ(p) est exprimé linguistiquement

lorsque l’énonciation représente p sous un mode de présentation linguistique Λ qui

correspond à Ψ. Il s’ensuit, bien sûr, que la représentation d’un état Intentionnel n’est

pas toujours sincère, car rien dans notre formulation n’implique que L représente son

état mental Ψ(p) (cf. Davis 2003, 46). De l’avis de Searle, par contre, une intention de

représenter Ψ(p) débouche, à tous les coups, sur un acte illocutoire F(p) en bonne et

due forme. Toutefois, avant de présenter nos raisons de rejeter la position de Searle, il

est important de voir comment celui-ci conçoit la relation entre Ψ et F dans le passage

énonciatif de Ψ(p) à F(p).

Searle et Vanderveken (Searle et Vanderveken 1985, 32-35 ; Vanderveken 1988,

157-158 ; 1990, 159) postulent que n’importe quel acte illocutoire implique l’expression

de l’état mental que L devrait entretenir afin que son énonciation soit sincère — c’est

ce qu’ils appellent, au sein de leur Logique Illocutoire, le Principe de l’Engagement

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 100

Illocutoire. L’idée est très intuitive (quoique, comme on le verra au chapitre 6, à

manier avec prudence) : dans la majorité des cas, on ne peut asserter que p sans

s’engager quant au fait qu’on croit que p, on ne peut ordonner que p sans s’engager

quant au fait qu’on désire que p et on ne peut promettre de faire p sans s’engager quant

au fait qu’on a l’intention que p. D’après Searle, l’intention de représenter un état

Intentionnel Ψ(p) vise à l’accomplissement de l’acte illocutoire F(p) qui est tel que L

doit entretenir Ψ(p) pour produire sincèrement F(p).

Ainsi, l’expression de Ψ(p) est une condition nécessaire à l’accomplissement de

l’acte illocutoire correspondant F(p) ; s’agit-il, en plus, d’une condition suffisante ? À

notre avis, l’intention de représenter Ψ(p) ne donne pas lieu, eo ipso, à l’acte de langage

F(p) dont l’accomplissement exigerait l’expression de Ψ(p), mais seulement à cette

expression. Il apparaît alors que l’expression, ou plutôt la représentation linguistique

d’un état Intentionnel — nous définirons ce concept au chapitre 6 — s’offre comme le

candidat idéal au statut d’acte locutoire : cette représentation se voit toujours associer

un contenu propositionnel et son accomplissement est nécessaire (mais non suffisant)

pour qu’un acte illocutoire ait lieu.

Searle (1985, 200-201) souligne lui-même que l’intention de communiquer la

représentation d’un état mental ne se confond pas nécessairement avec l’intention de

représenter dont cette représentation est issue. Au-delà de cette distinction

conceptuelle, les arguments ne font pas défaut pour montrer que l’intention de

représenter un état Intentionnel trouve sa finalité en deçà de l’illocutoire.

Un cas typique qui milite en faveur de la dissociation entre les représentations

d’états Intentionnels et les actes illocutoires est celui de l’interprète (ou du

traducteur). L’acte énonciatif de l’interprète va au-delà du phatique, car il lui incombe

de représenter des propositions. Pourtant, lorsqu’il traduit, l’interprète n’accomplit

pas — en tous cas, pas en son nom — les actes illocutoires qui ont été produits au

moyen des énonciations en langue-source. Tout au plus, il se fait la voix du locuteur

responsable de l’acte de langage accompli : s’il y a quelque acte illocutoire à attribuer à

l’interprète, ce ne peut être qu’à titre polyphonique (au sens de Ducrot 1980, 1984),

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 101

échoïque (Sperber et Wilson 1981 ; 1989, 9) ou encore fictif.55 Quelle que soit la

solution choisie, on ne peut se dispenser du niveau locutoire si l’on veut caractériser

l’acte grâce auquel le traducteur peut faire écho à un acte illocutoire ou prétendre en

accomplir un.

Le même constat s’impose lorsqu’on prête attention aux énoncés ironiques où,

manifestement, la seule assertion qu’on puisse attribuer à L possède un contenu

incompatible avec le contenu littéral. Par exemple, si L énonce (7) en rendant

manifeste le fait qu’en réalité il a trouvé la communication exécrable, on peut

considérer qu’il a l’intention de communiquer son rejet de la proposition [La

communication était passionnante] en utilisant, au besoin, des marqueurs

suprasegmentaux ou des signes non-verbaux qui indiquent sa prise de distance vis-à-vis

d’une assertion littérale de ce même contenu :

(7) J’ai beaucoup aimé cette communication !

Deux analyses dominantes se disputent, actuellement, le marché de l’ironie : l’analyse

en termes du « comme-si » et l’approche « polyphonique » ou « échoïque ». Selon la

première, en ironisant L prétend asserter le contenu véhiculé littéralement par son

énoncé ; selon la seconde, L attribue ce contenu littéral à une autre personne. Mais,

comme le note Wilson dans une comparaison récente des deux types de théories, tous

s’accordent à dire que L n’accomplit aucune assertion littérale avec succès.56

55 « Je parlerai […] d’interprétation polyphonique si l’acte illocutionaire d’assertion au moyen

duquel on caractérise l’énonciation est attribué à un personnage différent du locuteur L […]. [Il

s’agira donc] de présenter l’énonciation comme une assertion de L’, énonciateur, de mettre en

scène, pour ainsi dire, une pièce de théâtre où L’ […] joue le rôle d’énonciateur, L s’effaçant

derrière L’ au sens où Molière s’efface derrière Alceste et le laisse parler » (Ducrot 1980, 44-45).

« Lorsqu’une interprétation doit […] sa pertinence au fait que le locuteur se fait à sa façon l’écho

des propos ou des pensées d’autrui, nous dirons que cette interprétation est échoïque » (Sperber et

Wilson 1989, 357). 56 Parfois, ce n’est pas l’énoncé en entier qui est ironique, mais seulement une partie de celui-ci :

(i) Il m’a gentiment jeté dehors.

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 102

Both echoic and pretence accounts are agreed that the speaker of an ironical utterance does

not perform the speech act she would standardly be taken to perform if her utterance were

literally understood. (Wilson 2006, 1736)

Pourtant, en (7), nous avons affaire à quelque chose qui dépasse la simple production

d’une séquence grammaticale du français (l’acte phatique), ne fût-ce que parce qu’on

connaît les référents de l’indexical je et du déictique cette ; or la référence de tels

éléments linguistiques est irréductiblement dépendante du contexte. C’est donc tout

naturellement que nous dirons, à la suite de Recanati (1987, 228-245), que lorsque A ne

peut attribuer l’assertion du contenu littéral à L, la seule activité de parole qui puisse

lui être attribuée est la production d’un acte locutoire. Nous y reviendrons au chapitre

7.

Ainsi, en tant qu’énonciateurs responsables d’un acte communicatif, le

traducteur-interprète et le L ironisant n’accomplissent que des actes locutoires : ils

représentent des propositions sous des modes de présentation linguistiques. On

objectera peut-être à cette conclusion que, si le locutoire se définit comme la

représentation linguistique d’un état Intentionnel, alors l’acte locutoire accompli lors

d’une énonciation traduite ou ironique ne saurait qu’être fictif ou échoïque, car la

croyance que L représente ainsi ne saurait qu’être attribuée par ce même L à un autre

locuteur (éventuellement virtuel). Il faudra attendre le chapitre 6 pour que ce

malentendu soit totalement dissipé. Pour l’instant, bornons-nous à repéter que nous

ne concevons pas l’acte locutoire comme l’expression d’un état mental au sens où un

sourire involontaire est une expression de gaieté, mais comme la représentation d’une

proposition sous un mode linguistique qui correspond à un mode psychologique

donné. Ainsi, du fait que L accomplit un acte locutoire ΛCr(p), tel que ΛCr correspond

au mode psychologique ΨCr propre à la croyance, il ne s’ensuit pas qu’il entretienne la

croyance que p. Ces cas-là relèvent de ce que Recanati (2000, 241-242) appelle l’« ironie locutoire », où A doit

d’abord reconnaître les intentions ironiques de L avant de déterminer la proposition véhiculée de

manière littérale par l’énoncé.

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Chapitre 4 : Les niveaux de sens d’Austin revisités 103

En guise de dernière illustration, considérons les monologues suivants :

(8) [L, en se parlant à lui-même] : Eh merde ! Il pleut encore.

(9) [L, en se parlant à lui-même] : Ce que je suis bête !

(10) [L, en se parlant à lui-même] : Ce que tu es bête !

On peut, à la rigueur, accepter qu’une véritable assertion soit accomplie en (10), en ce

sens que L se « dédoublerait » en un locuteur et un allocutaire. Mais une telle analyse

n’a rien d’évident en ce qui concerne (8-9), car elle effacerait toute disparité entre (9)

et (10). L’intuition dont on doit rendre compte, c’est que dans les cas comme (8-9), L

se distancie de lui-même pour des motifs psychologiques, émotionnels et/ou

mnésiques (Goffman 1987 ; Fischer 1989 ; Dennett 1991, 300-303) ; mais rien, dans tout

cela, n’implique qu’il s’agisse d’assertions littérales.57 Notre conception du locutoire

peut parfaitement rendre compte des moyens mis en jeu lors de tels monologues : L

(se) représente un état de choses au travers de l’expression d’un état mental, c’est-à-

dire accomplit un acte locutoire sans force illocutoire.

Nous pouvons donc conclure qu’un acte locutoire est la représentation linguistique

d’un état mental. Par conséquent, pour qu’une énonciation E reçoive, dans le contexte C, le

statut d’un acte illocutoire direct F(p), il faut, mais il ne suffit pas, que, dans C, E reçoive aussi le

statut d’un acte locutoire Λ(p).

57 Ces énoncés le seraient, par exemple, chez Williams (2006), pour qui les assertions (non

mensongères) sont des expressions sincères de croyances de L. On reviendra à cette conception au

chapitre 8.

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104

Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels

Au chapitre précèdent, nous avons défini le locutoire comme la représentation

linguistique qui correspond, de façon biunivoque, à un certain mode psychologique.

Nous devons, à présent, donner plus de substance à notre hypothèse en fournissant les

outils analytiques nécessaires pour distinguer entre les différents types de modes de

présentation, psychologiques et linguistiques. Dans ce chapitre, nous formulerons des

critères précis quant à l’individuation des modes de présentation psychologiques, en

nous appuyant, pour ce faire, sur une réanalyse de la notion de direction d’ajustement,

souvent invoquée lorsqu’il s’agit de classer les types d’états Intentionnels. Au chapitre

suivant, nous tirerons les leçons de cette entreprise pour le volet linguistique de notre

enquête.

1 La direction d’ajustement — une notion imprécise Bien que la notion de direction d’ajustement apparaisse déjà dans le travail

d’Anscombe (1957, 57-58) sur l’intention, c’est sans doute à Searle (1982, chapitre 1 ;

1985) que l’on doit l’ubiquité de ce concept théorique tant dans la philosophie de

l’esprit que dans la philosophie du langage, la sémantique et la pragmatique. Searle

utilise la direction d’ajustement comme principe classificatoire des états mentaux et

des actes de langage ; au plan conceptuel, la seconde utilisation découle de la première,

même si, historiquement, sa typologie des actes de langage précède celle des états

mentaux. Au chapitre précédent, nous avons exposé — et critiqué — l’idée de Searle

que toute représentation d’un état Intentionnel équivaut, en fait, à un acte illocutoire.

Dans ce chapitre-ci, nous allons tenter de réélaborer la classification des états

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 105

Intentionnels, telle qu’elle se laisse établir à travers la notion de direction

d’ajustement.

Selon Searle, la manière dont on attribue la « responsabilité » d’un d’échec

d’ajustement entre le monde et l’esprit suffit à placer les croyances à part des désirs et

des intentions. Dans le cas où une croyance ne se trouve pas satisfaite, c’est-à-dire est

fausse, « la responsabilité » de l’échec incombe au sujet, dont la croyance échoue ainsi à

s’ajuster au monde extérieur. Par contre, lors d’une faillite désidérative, volitive ou

conative, la « responsabilité » se déplace sur le monde qui, du point de vue du sujet, n’a

pas réussi à s’ajuster à son esprit. Pour cette raison, les croyances possèdent une

direction d’ajustement « esprit-monde », alors que la direction d’ajustement des désirs

et des intentions va du monde à l’esprit (direction d’ajustement « monde-esprit »). Une

distinction supplémentaire s’impose ensuite entre les désirs et les intentions ; l’origine

causale de l’événement qui satisfait un désir n’a pas d’importance pour la satisfaction

de celui-ci — seule compte l’existence de cet événement.58 Par contre, afin d’être

satisfaite, une intention doit causer l’action qui en constitue la satisfaction : pour que

mon intention de lever le bras soit satisfaite, il ne suffit pas que mon bras soit hissé, à

l’aide d’un système de cordes et de poulies, par une tierce personne ; il faut que son

mouvement soit causé par l’intention en question.

Malheureusement, même si cette définition possède un certain attrait intuitif,

de larges zones d’ombre persistent. Par exemple, comment rendre compte de la

différence entre un désir qui n’est pas satisfait et une croyance fausse portant sur un

fait futur ? Dans les deux cas, on assiste, du point de vue du sujet, à une évolution du

monde qui ne s’ajuste pas à l’esprit. On peut, bien entendu, maintenir que la

« responsabilité » de l’échec n’incombe pas toujours aux mêmes entités, mais que cache

précisément cette métaphore ? 58 Searle parle de « faits ». Personnellement, nous préférons éviter ce type d’ontologie

inflationniste ; voir note 66 ci-dessous. Pour un résumé récent des problèmes que soulève

l’argument dit du « lance-pierre » à l’intérieur d’une théorie sémantique contenant des faits, voir

Neale (2001) ; pour une critique rigoureuse de l’argumentation que Searle (1998, appendice)

oppose au « lance-pierre », voir Rodriguez-Pereyra (1998b).

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 106

Certes, Searle (1985, 23) ajoute que si l’on peut modifier une croyance erronée,

on ne saurait, afin de pallier l’échec d’une intention ou d’un désir, « arranger les choses

en disant que c’étaient [cette] intention ou [ce] désir qui étaient erronés ».

Néanmoins, pareille observation ne nous mène pas au-delà d’une appréhension

impressionniste et floue de la direction d’ajustement — même si c’est une description

correcte de la façon dont les agents rationnels se comportent quand ils découvrent la

non-satisfaction de leurs états Intentionnels. En fait, aucune définition contrefactuelle

n’est en mesure de donner accès à une discrimination claire des différents types d’états

Intentionnels indépendamment et en amont de l’attribution d’une valeur de

satisfaction.

Une seconde analogie de Searle (1985, 23, note) ne nous éclaire pas davantage :

Si Cendrillon entre dans un magasin pour acheter une nouvelle paire de souliers, elle prend

sa pointure comme donnée et cherche chaussure à son pied (la direction d’ajustement va de

la chaussure au pied). Mais quand le Prince cherche la propriétaire de la chaussure, il prend

la chaussure comme donnée et cherche un pied qui y soit ajusté (la direction d’ajustement va

du pied à la chaussure).

Si j’ai envie qu’il pleuve demain, je prends mon désir comme « donné » et j’attends un

état du monde qui pourrait s’y ajuster, soit. Mais si je crois qu’il va pleuvoir demain,

est-ce que je prends l’état du monde futur comme donné en m’apprêtant à y ajuster

mon esprit ? À moins d’être un démon laplacien, je m’attends plutôt à ce que le cours

des choses se déroule de manière à s’ajuster à ma croyance.

2 La position internaliste de Searle À notre avis, la direction d’ajustement ne peut s’analyser correctement qu’à

condition de distinguer entre l’objet de l’état Intentionel, défini de manière

extensionnelle (le contenu « large »), et la manière dont cet objet se présente à l’esprit

(le contenu « étroit ») ; en d’autres termes, pour chaque état Intentionnel il faut

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 107

distinguer entre les conditions de vérité, qui exigent l’existence objective d’un n-tuplet

de particulier(s), et les conditions de satisfaction.59

Searle (1985, chapitre 8 ; 1991, 237) rejette farouchement ce type de distinction

et adopte une théorie résolument internaliste du contenu des états Intentionnels ;

pour lui, il n’y a pas de contenu large, déterminé de manière objective — le seul

contenu d’un état Intentionnel I est le « fait » auquel I doit s’ajuster ou qui doit

s’ajuster à I pour que I soit satisfait.60 En bref, selon Searle, tout état Intentionnel est

de dicto : le contenu large de chaque état Intentionnel satisfait (au sens tarskien) les

descriptions conceptuelles du monde que cet état véhicule.

Plusieurs conséquences de cette position mériteraient une discussion

approfondie, mais il suffira, pour notre propos, de s’intéresser à quelques problèmes

liés aux croyances perceptuelles. Prenons l’exemple classique de Burge (1977, 351-352),

qui met en jeu une croyance de re telle que le sujet qui l’entretient ne dispose d’aucune

description conceptuelle dénotant, ou s’ajustant à la res :

On seeing a man coming from a distance in a swirling fog, we may plausibly be said to

believe of him that he is wearing a red cap. But we do not see the man well enough to

describe or image him in such a way as to individuate him fully. […] The perceived object

[…] may not be inspected in sufficient detail to distinguish it from all other objects except by

reference to spatio-temporal methods. And [it] will often not be individuatable by the

perceiver except by context-dependent, nonconceptual methods.

Face à ce genre d’exemples, l’internalisme de Searle ne peut se maintenir que si

sa théorie de la perception (1985, chapitre 5) se révèle valide par ailleurs (Dretske

2003). Comme Searle lui-même, nous allons, dans ce qui suit, nous limiter à la vision,

traitée en tant que paradigme de la perception. D’une part, afin de maintenir une

définition internaliste du contenu des croyances visuelles, Searle affirme que la 59 La satisfaction dont il est question ici concerne les états Intentionnels ; elle n’est pas à confondre

avec la satisfaction, au sens de Tarski (1983), des prédicats ou des concepts par la séquence de n

individus qu’exige la vérité objective. 60 Voir, en outre, la note 66 à propos des faits.

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 108

perception visuelle est un état Intentionnel, où seule la perspective du sujet détermine

les conditions de satisfaction. D’autre part, pour éviter que son système ne sombre

dans le solipsisme, Searle défend une version du Réalisme Direct et injecte une

contrainte causale dans les conditions de satisfaction des expériences visuelles : afin

d’être satisfaite, l’expérience visuelle doit être un effet causal du contenu qu’elle

représente. Mon expérience visuelle que F est G est satisfaite si, et seulement si, il

existe un fait [F est G] qui cause mon expérience — voir, selon Searle, est toujours voir

que.

Pour Searle, le contenu de la croyance entretenue dans l’exemple de Burge se

décrit comme suit (Searle 1985, 254) :

(1) Il y a là un homme qui est la cause de cette expérience et cet homme

porte une casquette rouge.

On aura remarqué qu’aucune propriété descriptive ne rentre dans la spécification de la

cause de l’expérience visuelle. Une question cruciale surgit alors : le contenu (1) se

laisse-t-il reformuler, dans la théorie de Searle, comme (2) ?

(2) Il y a là un homme qui porte une casquette rouge et qui cause cette

expérience.

Le point central, chez Burge, est que la couleur de la casquette n’a pas de

pertinence pour l’individuation de l’objet de l’expérience perceptuelle ; et c’est là une

prémisse que Searle accepte pleinement :

Pour moi, le contenu Intentionnel (de dicto) de l’expérience visuelle individualise l’homme,

et ce contenu fait partie intégrante du contenu (de dicto) de la croyance. (Searle 1985, 253)

Ainsi, même pour Searle, (2) imposerait une charge conceptuelle trop riche à

l’expérience visuelle. De son point de vue, l’individu à propos duquel on entretient la

croyance visuelle en question ne s’identifie pas selon un point de vue à la troisième

personne, mais dans une perspective subjective — c’est l’individu que l’esprit qui

entretient la croyance considère comme partie de son expérience visuelle (cf. De

Mulder 1994).

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 109

Ce ne sont pas uniquement des exemples comme celui de Burge qui dictent à

Searle cette conclusion ; celle-ci découle également de son postulat que la cause de

l’expérience visuelle n’inclut pas de propriétés phénoménologiques (Searle 1985, 74-83).

Searle raisonne comme suit. Supposons que les propriétés phénoménologiques

subjectives appartiennent au contenu de l’expérience visuelle ; on se retrouverait alors

dans l’impossibilité de seulement supposer que d’autres personnes puissent percevoir

les même choses que nous. Dès lors, pour éviter ce genre de solipsisme, il faut

admettre que le rôle des propriétés phénoménologiques se limite à déterminer, sans y

appartenir, une partie des conditions de satisfaction des états perceptifs.

Comme le remarque Armstrong (1991, 155-156), ceci implique que le contenu

(large) de la croyance en (1) dépend de l’occurrence d’expériences phénoménologiques

du sujet. Or, si tel est le cas, ce à quoi cette croyance doit s’ajuster n’est pas un « fait »

du monde extérieur, mais une expérience phénoménologique subjective, dont les

corrélats distaux se retrouvent ainsi perdus de vue. En d’autres termes, la satisfaction

des croyances perceptuelles ne dépend pas du monde réel à proprement parler, mais

d’une construction (inter)subjective issue de l’immersion de l’individu dans le monde

(voir De Mulder 1994).61

Ainsi, Searle se voit acculé, par sa propre théorie, à appliquer aux croyances

perceptuelles à la Burge l’une des deux analyses suivantes :

a. (1) en est la formalisation correcte, mais avec la conséquence que les

croyances perceptuelles représentent, entre autres, les expériences

phénoménologiques du sujet et non un fait extérieur — à moins que le sujet

percevant se trompe sur ses propres expériences perceptuelles, la seconde

partie de (1) est vraie indépendamment de l’état du monde extérieur ;

61 Searle (1991, 184) rejette explicitement la proposition d’Armstrong de considérer les qualia

phénoménologiques, telle la rougeur de la casquette, comme des propriétés objectives du monde

extérieur. Dans ce qui suit, nous adopterons, implicitement, la même attitude.

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 110

b. (2) en est la formalisation correcte, mais avec la conséquence qu’il faut

inclure les expériences phénoménologiques dans le contenu perceptuel et

donc abandonner le Réalisme Direct.

La solution la plus attrayante consiste donc à traiter les expériences

phénoménologiques d’une manière qui leur permette à la fois d’apparaître dans le

membre de gauche d’une relation causale, comme en (2), et de correspondre à un mode

subjectif de présentation, tout cela sans verser dans le solipsisme. C’est la voie que

nous allons explorer maintenant.

3 La perception comme interaction Noë et O’Regan (O’Regan et Noë 2001 ; Noë 2001, 2004) avancent une théorie

« énactive » de la perception qui s’oppose aux conceptions plus traditionnelles. Ces

auteurs font l’hypothèse que la vision consiste en une interaction entre le sujet

percevant et le monde extérieur. D’une part, l’activité visuelle dépend des

contingences sensori-motrices de l’appareil perceptif du sujet. Au cours du

développement cognitif, celles-ci finissent ordinairement par être maîtrisées à la

perfection et forment ainsi le dispositif perceptuel : par exemple, nous ne percevons

pas les saccades oculaires, les clignements des yeux ou encore « le point aveugle » de

notre champ visuel (qui correspond à la zone rétinienne dépourvue de récepteurs de

lumière). D’autre part, la répétition d’une interaction visuelle d’un même type fournit

aux sujets une connaissance implicite des propriétés relationnelles des objets face à la

structure des comportements sensori-moteurs. La conscience visuelle se réduit, par

conséquent, à une séquence d’activités sensori-motrices, tandis que les qualia

phénoménologiques de l’expérience visuelle relèvent d’un savoir implicite et

procédural [know-how], c’est-à-dire d’une capacité induite par la régularité

d’interactions perceptuelles répétées.62 Par exemple, voir une pomme sur sa gauche

62 Il est intéressant de constater que cette conception correspond aux thématiques que De Mulder

(1994) met en lumière dans la théorie de la perception défendue par le dernier Husserl.

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 111

revient à mobiliser une connaissance implicite du fait qu’un mouvement oculaire vers

la gauche ramènerait la pomme au centre du champ visuel.63

Nous ne saurions trop insister sur l’idée que, dans cette théorie, aucune

conscience visuelle n’émerge tant que le sujet n’interagit pas avec le monde extérieur

ou, en d’autres mots, tant qu’il ne s’engage pas dans une activité attentionnelle ou

épistémique. Afin de consolider cette thèse, Noë et O’Regan en appellent à la

multitude d’expériences qui prouvent que nous pouvons rester aveugles à des

changement importants, pourtant parfaitement visibles dans notre champ de vision.64

Néanmoins, la perception peut certainement être involontaire, comme

lorsqu’on vous dirige brusquement une lampe de poche dans les yeux. Proust (2001)

propose une distinction extrêmement utile à cet égard entre les opérations mentales, qui

sont des « fonctions mentales activées par des stimuli spécifiques, donnant lieu à des

changements adaptatifs dans les états épistémiques » [normal mental functions activated

by specific stimuli, giving rise to adaptive changes in epistemic states (Proust 2001, 114)], et les

actions mentales telles que prêter attention qui, quant à elles, surviennent de façon

contingente par rapport à des opérations mentales ou à d’autres actes mentaux. De ce

point de vue, une « action mentale n’est qu’une manière particulière de combiner des

opérations afin que le contrôle puisse émerger de cette même combinaison » [mental

action is just a particular way of combining operations in order to let control emerge from their

very combination (Proust 2001, 121)]. Ainsi, prêter son attention à un état de choses se

réduit à une séquence d’interactions sensori-motrices. Quant à la perception

63 Au cours d’expériences où les participants portaient en permanence des lunettes à orientation

gauche/droite inversée, une longue période d’habituation a été nécessaire avant qu’il ne leur soit

possible d’accomplir à nouveau les activités quotidiennes les plus simples (Kohler 1964 ; Taylor

1962). D’après l’interprétation qu’en offre Noë (2004, 3-11), ces expériences montrent que,

pendant la période d’accoutumance, les participants étaient expérientiellement aveugles, c’est-à-

dire qu’ils se trouvaient dans l’incapacité de traduire les sensations physiques en expériences

visuelles. 64 Pour un exemple particulièrement frappant (et amusant) voir Simons et Charbis (1999).

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 112

involontaire, celle-ci correspond à une interaction du sujet avec le monde, composée

d’une série d’opérations mentales involontaires.

On doit donc distinguer entre la réflexion lumineuse causée par un objet (e1) et

l’activité sensori-motrice du sujet percevant (e2). Le premier événement e1 n’a aucune

incidence causale sur la conscience visuelle du sujet, car e1 ne fait partie de la vie

intérieure que dans le cadre d’une interaction sensori-motrice. En outre, en l’absence

d’une maîtrise implicite des contingences sensori-motrices (s), e2 n’a pas la valeur d’une

expérience phénoménologique, comme le démontre, par exemple, la cécité

« expérientielle » des patients délivrés d’une cataracte congénitale (cf. Noë 2004, 4-7).

La conjonction de e1 avec s — appelons-la Ep — crée une disposition à percevoir (une

« cause structurante », dans les termes de Dretske 1988). Ainsi, la cause de l’expérience

phénoménologique se réduit à l’interaction sensori-motrice du sujet avec l’objet perçu,

c’est-à-dire à e2. À notre avis, c’est là le point central de la théorie énactive de la

perception : l’expérience phénoménologique du sujet est e2 en Ep. Par conséquent, la

cause d’une croyance perceptuelle se réduit à l’interaction du sujet percevant avec l’objet perçu.

4 La direction d’ajustement esprit-monde Si la théorie énactive de la perception est correcte — et, comme on l’a

rapidement évoqué, les données expérimentales militent en ce sens — (2) représente

de manière adéquate le contenu d’une croyance à propos de l’homme de Burge qui

approche dans le brouillard. En effet, la cause d’une expérience visuelle se réduit à une

séquence d’événements — dans ce cas particulier, à une série d’interactions sensori-

motrices qui correspond à la modalité aspectuelle sous laquelle l’esprit percevant

aperçoit ce fameux promeneur. Bien qu’on évacue de la sorte le Réalisme Direct de

Searle, on réussit pourtant à éviter les conséquences solipsistes qui, d’habitude, vont de

pair avec les théories phénoménologiques. Du point de vue énactif, les qualia

phénoménologiques dépendent, d’une part, des propriétés objectives des objets

perçus, et d’autre part, des propriétés de l’appareil perceptif commun à la plupart des

membres de l’espèce ; une fois ces hypothèses en place, on peut, sans grand risque,

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 113

présumer que chaque membre de l’espèce partage ses contenus visuels avec d’autres

congénères (voir aussi De Mulder 1994).

Dans la plupart des cas, il est également vrai qu’en l’absence d’objets du monde

extérieur qui reflètent ou produisent de la lumière, c’est-à-dire en l’absence de e1,

l’activité sensori-motrice (e2) n’aura pas de retombées sur la vie intérieure du sujet —

après tout, on ne voit pas dans le noir. Il reste que la connaissance implicite des

contingences sensori-motrices, révélée par une structure précise de mouvement

oculaires, joue un rôle prépondérant lors de la construction mentale d’événements

imaginés (par exemple, à l’écoute d’une histoire qui contient de l’information spatiale,

le mouvement des yeux « suit » la scène imaginaire) ou lors de la remémoration

d’événements passés (ici, le regard porte sur l’endroit vide où l’événement a pris place)

(Spivey et Geng 2001). Cependant, il n’y a rien de réellement troublant à ce que les

routines sensori-motrices puissent donner lieu à une expérience subjective sans qu’un

objet réel soit perçu. Tout d’abord, de telles « pseudo-perceptions » présupposent un

arrière-plan de know-hows implicites, ayant émergé de véritables interactions avec le

monde externe ; car, dans ces cas « virtuels », les mouvements oculaires sont ceux qui

auraient été accomplis lors d’une expérience visuelle au sens ordinaire du terme.

Ensuite, pourquoi devrait-on s’attendre à une quelconque garantie d’infaillibilité de la

part d’une théorie de la perception ? Tout ce dont on a besoin, c’est d’une analyse qui

prédise l’implication allant du contenu étroit vers le contenu large, c’est-à-dire de la

satisfaction d’une croyance perceptuelle à sa vérité objective.

Or une définition rigoureuse de la direction d’ajustement esprit-monde se

trouve à notre portée. En effet, nous pouvons dire qu’une croyance perceptuelle Cr

possède une direction d’ajustement esprit-monde parce que sa satisfaction exige :

a. que l’objet de Cr satisfasse la présentation aspectuelle M sous laquelle il est

appréhendé par l’esprit [condition descriptive] ;

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 114

b. que M (c’est-à-dire une certaine interaction sensori-motricielle) soit la cause

de Cr [condition de relation]. 65

La clause (a) vise à rendre compte de la partie « ajustement », et la clause (b) de la

« direction esprit-monde ».

Afin de généraliser l’approche ainsi proposée aux autre types de croyances de re,

telles que les croyances basées sur le souvenir ou sur l’ouï-dire, il faut formuler des

théories énactives pour les modalités relationnelles en question, de façon à maintenir

un lien de cause à effet entre M et Cr sans que cela entraîne aucune inflation

métaphysique due à l’introduction de nouveaux types d’entités ontologiques au sein

des relations causales.66 Bien que, dans le cadre de ce travail, nous ne puissions faire

65 J’emprunte la distinction tripartite entre les conditions de vérité, les conditions descriptives et les

conditions de relation à Bach (1987) et Recanati (1993) ; j’ai préféré employer le terme condition

descriptive là où ces auteurs emploient condition de satisfaction, afin de prévenir toute confusion

possible entre la satisfaction des état Intentionnels et la satisfaction des prédicats au sens de Tarski

(1983). 66 On trouve une défense élaborée d’une conception de la causalité reliant des faits — et non des

événements (cf. Davidson 2001a) — chez Mellor (1995), qui présente les deux arguments suivants.

Premièrement, Mellor invoque des énoncés comme (i) où, d’après lui, ses os sont fragiles

dénote un fait qui se retrouve, du coup, membre d’une relation causale.

(i) La chute de Don a causé sa mort parce que ses os sont fragiles.

Cependant, il n’est pas du tout clair que la fragilité des os de Don fasse partie des causes de la mort

de Don. On peut adopter une conception, ontologiquement parcimonieuse, qui traite les

dispositions comme des relations entre les individus, contingentes par rapport aux propriétés

catégorielles de ceux-ci et régies par des lois universelles (voir les contributions de Armstrong dans

Armstrong et al. 1996). Comme ces lois sont réductibles, à leur tour, à des généralisations

épistémologiques (cf. Heil 2004), la fragilité des os de Don apparaît non pas comme une partie de

la relation causale, mais comme une explication ou une justification de celle-ci, issue d’une mise en

rapport avec des généralisations à partir de successions d’événements.

Deuxièmement, Mellor tente une démonstration par l’absurde. Supposons qu’on fasse

référence à deux événements dans (ii) :

(ii) Don ne meurt pas parce qu’il reste sur les rochers.

Pour que cet énoncé revête une forme causale, il faut le paraphraser en termes non-négatifs, comme

en (iii) :

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 115

davantage qu’exprimer notre optimisme quant au succès d’une telle entreprise (pour

un exemple dans la théorie de la perception auditive de la parole, voir Kingston et

Diehl 1994), il convient de souligner que l’enjeu global est de taille : il ne s’agit pas

moins que d’élaborer une définition du contenu étroit à l’aide de relations causales

réelles — et non contrefactuelles, comme c’est bien souvent le cas — tout en la

rendant utilisable pour l’individuation subjective des états Intentionnels (cf. Stalnaker

1989, 1993).

(iii) Don survit parce qu’il reste sur les rochers.

Mais, selon Mellor, de telles contreparties positives ne sauraient être correctes : alors que [Don ne

meurt pas] implique véri-conditionnellement à la fois [Don ne meurt pas lentement] et [Don ne

meurt pas vite], la survie de Don ne saurait être à la fois rapide et lente. Par conséquent, conclut

Mellor, si l’on décide de maintenir que des faits ne peuvent rentrer dans des relations causales, il

faudra accepter l’existence, absurde, d’un événement irréductiblement négatif.

Toutefois, on peut s’interroger sur la vérité des implications invoquées. Il est peu probable

que les adverbes comme lentement ou vite soient des prédicats à une seule place qui prennent des

événements pour arguments. Tout d’abord, un même événement peut être lent sous une description

et rapide sous une autre — en d’autres mots, l’application de tels adverbes requiert une classe de

comparaison (Davidson 1967a, 1985b, 1985a ; Bennett 1985) qui est superflue pour l’évaluation

véri-conditionnelle d’un énoncé comme Don ne meurt pas. Une autre option consiste à analyser ces

adverbes comme des prédicats de second ordre (Lewis 1972 ; Thomason et Stalnaker 1973 ; Bellert

1977) ; si l’on adopte cette approche, l’implication postulée par Mellor disparaît également, car les

formes logiques seraient approximativement les suivantes :

(iv) ¬∃e[Meurt(Don,e)]

(iv) ¬∃e[Lentement/Vite(Meurt(Don,e))].

Enfin, même si l’on accepte que lentement et vite sont bien des prédicats à un argument, il reste

douteux que les variables e et e’ soient co-référentielles dans (v), (vi) et (vii), car les événements

doivent, très probablement, être individués d’après des critères spatio-temporels (Quine 1985 ;

Davidson 1985a) :

(v) ¬∃e[Meurt(Don,e)∧ Vite(e)]

(vi) ¬∃e[Meurt(Don,e)∧ Lentement(e)]

(vii) ¬∃e’[Meurt(Don,e’)]

Pour d’autres critiques de la théorie causale de Mellor, voir Rodriguez-Pereyra (1998a), Noordhof

(1998) et Kistler (1999).

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 116

Nous venons de constater que la satisfaction d’une croyance de re implique que

cette croyance est également vraie du point de vue objectif. Mais, évidemment,

l’inverse ne vaut pas ; il peut être objectivement vrai qu’un homme approche même si

cet homme ne satisfait pas l’aspect sous lequel il est présenté à l’esprit du sujet. De

façon évidente, on ne saurait attribuer une croyance intelligible à quelqu’un qui croit,

de manière erronée, que l’homme qui approche porte une casquette rouge, si la vérité

de la croyance venait à dépendre de la condition descriptive. En effet, la possibilité

même d’attribuer une telle croyance à autrui présuppose que l’on puisse procéder à une

relativisation charitable de la manière dont cette personne appréhende l’individu qui

est en train d’approcher dans le brouillard (cf. Davidson 1974a, 1977, 1985c, 1986). Dans

l’exemple de Burge, l’aspect de présentation se trouve dépourvu de pertinence même

du point de vue du sujet percevant ; mais ceci n’a rien d’obligatoire, comme on le sait

au moins depuis les discussions que Perry (1979) et Kaplan (1989a ; 1989b) ont consacré

à l’indexicalité mentale. Pour prendre l’exemple le plus connu, imaginons que je voie

dans un miroir un homme (en l’occurrence moi-même) qui a son pantalon en feu ; que

j’entretienne la croyance [Cet homme a son pantalon qui brûle] ou la croyance [J’ai

mon pantalon qui brûle], les conditions de vérité objectives seront toujours remplies

dans les mêmes circonstances, bien qu’on ne puisse nier l’avantage pratique qu’il y

aurait à entretenir la seconde croyance, dont les conditions descriptives sont

satisfaites, plutôt que la première, où elle ne le sont pas.

Quant à la non-pertinence véri-conditionnelle de la condition relationnelle,

celle-ci est moins apparente à première vue ; néanmoins, on peut imaginer une infinité

de mondes possibles dans lesquels il y aurait encore un homme qui approche dans le

brouillard, mais où personne ne serait là pour le voir (Recanati 1993, 105).

Pour terminer, quelques mots sur les croyances de dicto. Celles-ci présentent

également une direction d’ajustement esprit-monde, avec la nuance que, cette fois, la

vérité objective coïncide, à tous les coups, avec la satisfaction. Par exemple, si je crois

que le président de la France (qui qu’elle/il soit) aime les huîtres, ma croyance est

satisfaite si, et seulement si, il existe un individu x tel que x est président de la France

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 117

et x aime les huîtres. Dans ce cas, les conditions relationnelles sont identiques à la fois

aux conditions descriptives et aux conditions de vérité : la personne dont je crois

qu’elle aime les huîtres doit satisfaire la description sous laquelle elle est présentée à

mon esprit, car cette description constitue la seule modalité de relation entre mon

esprit et cet individu (Recanati 1993, 104-106).

5 Les intentions Nous avons déjà vu que, pour Davidson (1967a ; 1967c ; 1985b), parler d’actions

se réduit à décrire en certains termes des événements conçus comme des particuliers

non répétables. D’après lui, les mouvements corporels correspondent à la limite

inférieure de telles descriptions : par exemple, mon action de boire une bière se réduit

à l’événement constitué par la déglutition ; toute autre description doit s’analyser soit

comme une requalification de cette action corporelle « de base », soit comme ayant

trait aux conséquences causales de cette action « de base » — j’ai ennuyé ma compagne,

j’ai perdu toutes les chances de comprendre l’article que j’étais en train de lire,...

Davidson (1971, 59-60) concède que certaines actions peuvent servir à « préparer

le terrain » pour d’autres.67 Par exemple, afin de boire ma bière, je dois me lever, aller à

la cuisine, ouvrir le frigidaire,… Chacune de ces actions est accomplie

intentionnellement mais, pour reprendre l’expression d’Anscombe (1957, 46-47), mon

intention de boire une bière « avale » toutes les autres intentions qu’elle a enclenchées ;

en fin de compte, c’est là l’origine de toutes ces actions « préparatoires » — me lever,

aller à la cuisine, ouvrir le frigidaire,… D’après Searle (1985, chapitre 3), les actions

préparatoires résultent de ce qu’il appelle des « intentions-en-action », ce qui permet

de ne pas les concevoir comme des actions consciemment réalisées afin de satisfaire

mon intention (préalable) de boire une bière. En effet, selon Searle, les intentions-en-

action présentent au sujet une partie du contenu véri-conditionnel des intentions

préalables en contribuant à la réalisation de ce contenu. Toujours selon Searle,

67 Ce paragraphe doit beaucoup à Proust (2005), où l’on trouvera un exposé plus approfondi des

problèmes abordés.

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 118

certaines actions, comme se lever et arpenter la pièce impulsivement, ne découlent

même pas d’une intention préalable ; seules se forment des intentions-en-action qui,

par leur vertu d’en être la cause, rendent un contenu présent à l’esprit du sujet.

Nous inspirant de Proust (2003b ; 2005), nous rejetterons la conception

searlienne où l’intention-en-action apparaît comme un état Intentionnel dont le

contenu ferait partie du contenu de l’intention préalable. Tout d’abord, un agent peut

entretenir une intention préalable sans avoir établi, ni prévu les intentions-en-action

qui devraient ou pourraient être mobilisées afin de mener cette intention préalable à

sa satisfaction. Selon la formule de Davidson (1978, 94),

[w]e can be clear what it is what we intend to do while being in the dark as to the details, and

therefore the pitfalls.

En d’autres mots, les facteurs qui déterminent les moyens physiques d’atteindre un

objectif ne sont pas à confondre avec ceux qui mènent l’agent à se fixer cet objectif

(Dretske 1988, 131-146 ; Dennett 2003, 237-240).68 Ensuite, on peut douter que chaque

intention-en-action possède un contenu véritablement conceptuel.

Anscombe (1957, 87-88) distingue, au sein de l’action intentionnelle, deux types

de connaissance : le premier relève d’une maîtrise implicite et pratique, qui donne

accès à l’objet de l’intention en le causant, tandis que la seconde est spéculative et

permet d’envisager les conséquences que l’action aura dans le monde extérieur. Proust

(2003b ; 2005) fond cette distinction dans une notion unique d’intention-en-action (ou

« volition », dans sa terminologie) conçue, cette fois, non pas comme un état

Intentionnel, mais comme une série d’opérations mentales non-conceptuelles, c’est-à-

dire comme une fonction cérébrale qui contrôle le mouvement. De telles opérations

sont donc des boucles exécutives qui, lorsque le contexte s’y prête, initient l’exécution

de l’intention préalable, et ce en fonction de la saillance du but poursuivi et du savoir

pratique et implicite, stocké au préalable lors de situations similaires. Grâce à une 68 Notons qu’une telle capacité à faire passer les étapes intermédiaires à l’arrière-plan, tout en

gardant un but constant, malgré des variations externes et internes, présente un avantage évolutif

évident (Talmy 2000, 277-279).

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 119

comparaison constante entre les changements environnementaux survenus et les

attentes basées sur des expériences antérieures, les intentions-en-action rendent

continuellement compte de la bonne performance de l’intention préalable et, le cas

échéant, ajustent l’exécution motrice aux changements survenus. Par conséquent, dans

cette analyse, les conditions de satisfaction des intentions préalables restent, comme

chez Searle, contraintes causalement, vu qu’on y décrit les intentions-en-action comme

des boucles exécutives, en contact permanent avec l’intention préalable

correspondante. Dans ce qui suit, nous ferons nôtre la conception de Proust et nous

n’emploierons le terme « intention » que lorsqu’il s’agira des intentions préalables.

Du point de vue ainsi adopté, la direction d’ajustement monde-esprit des

intentions apparaît comme le reflet symétrique de la direction d’ajustement esprit-

monde des croyances de re. En effet, la satisfaction d’une intention exige que

l’événement qui satisfait les conditions de vérité objectives respecte les deux

conditions suivantes :

a. il doit correspondre à la description sous laquelle l’agent avait conçu l’action

[condition descriptive] ;

b. il doit être l’effet d’une séquence d’intentions-en-action qui contrôlent la

satisfaction de la condition descriptive [condition relationnelle].

Tout comme pour les croyances de re, aucune de ces deux conditions n’est véri-

conditionnellement pertinente. De nouveau, c’est là un point largement reconnu en ce

qui concerne la condition descriptive, précisément parce que, comme on l’a vu ci-

dessus, certains événements peuvent recevoir plusieurs descriptions, intentionnelles ou

pas. Cependant, le fait qu’une action ne reçoive pas de description intentionnelle

n’empêche pas que cette même action puisse résulter d’une intention préalable et donc

que la condition relationnelle soit remplie : imaginons que je décide de boire une bière,

mais que, m’étant trompé sur le contenu de la bouteille, j’avale du beurre fondu au lieu

d’avaler de la bière ; cet événement est encore un effet de mon intention préalable de

boire une bière — même si ce n’est pas ce que je voulais faire, c’est quelque chose que

Page 125: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 120

j’ai fait. De même, Œdipe avait l’intention de tuer un étranger, pas son père — et

pourtant, c’est là bien quelque chose qu’il a fait (cf. Davidson 1985b, 297).

Au fond, si l’on se sent justifié à traiter en termes d’action le fait que je boive du

beurre fondu ou qu’Œdipe tue son père, c’est parce que les conditions relationnelles

des intentions correspondantes sont remplies. Par contre, une ascription actionnelle se

révèle plus délicate pour les scénarios à « chaînes causales déviantes » qui combinent,

en réalité, la vérité objective avec la faillite des conditions de relation. Prenons

l’exemple classique de Searle où, à l’aide d’un mécanisme subtil de cordes et de poulies,

on me forcerait à boire une bière d’une façon qui, vue de l’extérieur, ne différerait en

rien de la « même action » accomplie intentionnellement. Un des usages cruciaux que

fait Searle de son concept d’intention-en-action vise, justement, à dissoudre ces

paradoxes causaux : selon lui, lorsque que je bois ma bière dans une telle circonstance,

cet événement ne correspond pas à mon intention préalable de boire ma bière, parce

que celle-ci englobe une série d’intentions-en-action qui demeurent non satisfaites

dans le scénario déviant. Nous dirons, quant à nous, que la satisfaction des intentions

requiert celle des conditions relationnelles. Le point important reste que les

conditions de vérité peuvent être remplies indépendamment des conditions

relationnelles ; mais, bien sûr, l’inverse ne vaut pas.

6 Les désirs La différence la plus frappante entre les désirs et les intentions tient au fait que

si un agent rationnel ne saurait entretenir simultanément des intentions dont les

conditions de satisfaction sont incompatibles entre elles, nous avons souvent des

désirs contradictoires (pour une discussion étendue, voir Searle 2001a, 248-267) :

[Oedipus] can consistently both want to marry Jocasta and want not to marry Jocasta, under

the same description. […] For example, he might want to marry her — because, say, he finds

her beautiful and intelligent, and simultaneously not want to marry her — because, say, she

snores and cracks her knuckles. (Searle 2001a, 250)

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 121

Cette particularité tient, selon Searle, à l’absence de contraintes causales sur la

satisfaction des désirs ; cette indépendance causale découle, à son tour, de la

possibilité qui existe, pour un même événement, d’être désirable sous un aspect et

indésirable sous un autre (aussi Davidson 1978, 96-99).

Dans la reformulation que nous avons proposée d’appliquer à la notion de

direction d’ajustement, ces intuitions se laissent exprimer, tout naturellement, par la

stipulation que les désirs ne possèdent pas de condition relationnelle. En outre, étant

donné le constat indéniable que les conditions de satisfaction des désirs sont

irréductiblement liées à l’aspect sous lequel l’esprit se représente le contenu véri-

conditionnel, on ne peut que tomber d’accord avec Searle (1985, 257-259) lorsqu’il

soutient que tous les désirs sont de dicto. Pour donner du sens à la notion d’état

Intentionnel de re, on doit postuler une relation entre l’esprit et la res ; or, comme on

vient de le voir, les désirs n’instaurent aucune relation entre l’esprit et ce qui les

satisfait. Recanati (1993, 113) note à ce propos :

Suppose I imagine (or for that matter, dream of) a certain car, with extraordinary features. If

my representation refers to anything at all, it is to whatever satisfies the content of the

representation, i.e. to whatever is a car and has the features possessed by the imagined car.

[…] The ‘reference’, if there is such a thing, is determined satisfactionally rather than

relationally.

Bien entendu, ce qui vaut pour les désirs vaut aussi pour d’autres états mentaux,

comme les espoirs, les craintes ou encore les souhaits, qui partagent avec les désirs

l’absence de mode de relation entre l’esprit et le contenu, mais en diffèrent au niveau

du corrélat émotionnel.

Afin de rendre les choses plus claires, pensons aux intentions ou aux croyances

dont une personne sait qu’elle ne sont pas satisfaites : on considérera que cette

personne est irrationnelle si, tout en étant pleinement consciente de leur non-

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 122

satisfaction, elle persiste à entretenir ces croyances ou ces intentions.69 Les

conséquences auraient bien sûr été différentes s’il s’était agi de désirs qui sont

mutuellement exclusifs. Imaginons que je voie arriver une femme que je crois être

Adélaïde et que je forme le désir qu’elle m’embrasse. Or, à y regarder de plus près, la

femme s’avère être Philomène, la grand-mère d’Adélaïde, qui s’approche et me dépose

un baiser délicat sur la joue. Il est fort possible que rien dans ce baiser n’affecte mon

désir d’être embrassé par la petite-fille. Par contre, si voyant au loin Philomène, qu’à ce

moment-là je prends pour Adélaïde, je me mets à croire qu’Adélaïde va s’approcher et

m’embrasser ou si je forme l’intention de faire le premier pas et d’aller embrasser

Adélaïde, le fait que je me rende compte que le contenu véri-conditionnel ne satisfait

pas les conditions descriptives m’obligera à abandonner ces états mentaux. En outre,

comme le note Baier (1985, 10), alors que les contenus des croyances ou des intentions

possèdent une temporalité propre, qui s’agence de manière cohérente avec d’autres

croyances et intentions du sujet, les contenus des désirs ne donnent pas lieu à un

ensemble organisé chronologiquement, ils ne forment pas « d’histoire ». Cette absence

d’indexation temporelle n’a rien de surprenant, dans la mesure où aucune relation ne

s’instaure entre le sujet désirant et l’objet de ses désirs.

Comparons, pour finir, les désirs aux croyances de dicto. Imaginons que je croie

que le président de la France (qui qu’il/elle soit) aime les huîtres ; aussitôt que

j’apprendrai qu’en fait le président français n’aime pas les huîtres ou que le dégoût des

huîtres est une condition sine qua non pour arriver à l’Elysée, je cesserai immédiatement

d’entretenir ma croyance — la raison en est que la condition descriptive, dans ce cas,

fait office de relais entre mon esprit et l’objet de la croyance (cf. Recanati 1993). Mais,

même si je sais que ce n’est pas réellement le cas, je peux encore continuer à vouloir

que le président français, qui qu’elle/il soit, aime les huîtres.

69 Il faut exclure, ici, les cas de « duperie de soi » : si ces cas sont particuliers, c’est justement parce

qu’il faut leur trouver un cadre restreint qui ne dépasse pas la rationalité ordinaire (Davidson 1982,

1985c, 1986).

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Chapitre 5 : Une typologie des états Intentionnels 123

Faut-il alors parler de souhaits plutôt que de désirs ? Nous proposons, dès

maintenant, de faire une distinction terminologique entre les souhaits et les désirs —

un peu discordante, sans doute, avec l’usage commun — en stipulant que seuls les

premiers se caractérisent par l’impossibilité physique de leur objet : ainsi, je peux avoir

le désir que le Président, qui qu’elle/il soit, aime les huîtres, mais seulement souhaiter

d’être né à la Renaissance (cf. Dominicy 2001 ; Dominicy et Franken 2002).

En bref, la différence entre les croyances de dicto et les désirs réside dans le fait

que seules les premières ont des conditions descriptives qui, par le biais de conditions

relationnelles, permettent de stocker de l’information à propos du monde extérieur.

Page 129: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

124

Chapitre 6 : La représentation linguistique des états

Intentionnels

Au chapitre précédent, nous avons reformulé la notion de direction

d’ajustement à l’aide de trois types de conditions : (a) les conditions descriptives, (b) les

conditions relationnelles, (c) les conditions de vérité. Alors que (c) correspond au

contenu large ou objectif, (a) et (b) déterminent le contenu étroit ou subjectif. Cette

distinction tripartite nous a permis de reconstruire une typologie des états

Intentionnels. Les intentions et les croyances de re possèdent des conditions

descriptives et des conditions relationnelles qui ne sont pas pertinentes pour la vérité

objective : ces deux types d’états Intentionnels diffèrent uniquement quant à la

direction causale de la condition relationnelle — pour une croyance, la causalité va de

l’aspect présentatif de l’objet à la croyance, tandis que pour l’intention, elle va du sujet

vers l’objet de l’intention. Par contre, tant pour les croyances de dicto que pour les

désirs, les conditions de vérité ne sauraient se distinguer des conditions

relationnelles ; la seule différence entre ces deux types d’états tient au fait que les

désirs ont des conditions relationnelles vides, alors que les conditions relationnelles

des croyances de dicto se confondent avec leurs conditions descriptives (et donc, avec

leurs conditions de vérité).

Il s’agit, à présent, d’appliquer cette caractérisation des états Intentionnels à

notre conception du locutoire. Au chapitre 4, nous avons postulé l’existence d’un

niveau locutoire qui serait intermédiaire entre le phatique et l’illocutoire et qui

consisterait en la représentation linguistique d’un état Intentionnel. Nous allons

Page 130: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 125

commencer par montrer en quoi notre conception du locutoire diffère de la notion de

« force illocutoire expressive », telle qu’utilisée par Searle et Vanderveken ou par

Alston. De cette discussion se dégageront les critères que doit remplir l’expression des

états Intentionnels, au sens locutoire du terme. Dans la section 2, on verra que ce type

d’expression requiert un lien fonctionnel entre le type d’état Intentionnel représenté

locutoirement et l’énoncé pris en lui-même. La théorie biologique de Ruth Millikan,

présentée dans la section 3, nous fournira les outils nécessaires qui nous permettront,

dans la section 4, d’appliquer la typologie des états Intentionnels aux actes locutoires.

1 Acte locutoire ou acte illocutoire expressif ?

1.1 Searle et Vanderveken Dans la Théorie des Actes de Langage de Searle et Vanderveken, la force

illocutoire expressive se définit comme suit :

le but expressif […] consiste à exprimer des états mentaux du locuteur. (Vanderveken 1988,

109)

The illocutionary point of an expressive illocution of the form F(P) is to express the

speaker’s attitude about the state of affairs that P. (Searle et Vanderveken 1985, 58)

Comme nous l’avons déjà noté au chapitre 2, la perspective conventionnaliste

de Searle exige que le contenu propositionnel d’un acte illocutoire F(p) dépende

entièrement de la signification linguistique liée, conventionnellement, à

l’accomplissement littéral de F(p). De cela il semble découler que les exclamations

comme (1) constituent le seul type d’énoncés servant à accomplir des actes illocutoires

expressifs de manière littérale et directe :

(1) Eh ! Firmin embrasse son chien !

En tous cas, c’est la position que Vanderveken (1988, 111 ; 1990, 108, 127 ; voir aussi

Searle et Vanderveken 1985, 2) adopte ouvertement.

Comme le remarquent Franken et Dominicy (2001), cette thèse a des

conséquences absurdes si on la conjoint à la définition de l’acte expressif citée ci-

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 126

dessus. En effet, en admettant que le contenu propositionnel de l’acte illocutoire, et

donc de l’état mental exprimé, dépend exclusivement de la signification linguistique,

on se place dans l’obligation d’accepter que L exprime, de façon littérale et directe, son

dégoût que Firmin embrasse son chien lorsqu’il énonce (1), mais non quand il asserte

(2) :

(2) Ça me dégoûte que Firmin embrasse son chien.

Si la forme linguistique de l’énoncé détermine le contenu propositionnel qu’il exprime,

alors (2), en tant qu’acte illocutoire littéral, aurait pour contenu [L est dégoûté que

Firmin embrasse son chien] ; dès lors, l’état mental exprimé littéralement par (2) ne

saurait avoir la forme ΨDégoût(Firmin embrasse son chien).

Afin de résoudre ce problème, on pourrait tenter de se réfugier derrière une

conception de l’expression qui soit suffisamment forte pour écarter l’hypothèse que (2)

véhicule, au même titre qu’en (1), l’expression d’un état mental. Par exemple, selon

Ducrot (1984, 185-187), la différence entre un énoncé comme (2) et un « véritable »

expressif comme (1) tient à la manière dont L présente son énoncé ; dans le premier

cas, l’énoncé est perçu comme résultant d’une intention d’informer, tandis que dans le

second, l’origine de l’énonciation semble résider dans l’information elle-même — en

quelque sorte, L se représente comme forcé d’énoncer (1) par l’action de Firmin. Par

conséquent, pour éviter la conséquence absurde que (1), mais non (2), exprime le

dégoût de L que Firmin embrasse son chien, il faudrait restreindre l’usage théorique du

terme « exprimer » à un effet discursif du genre de celui que Ducrot a identifié. Du

même coup, cet effet (ou, en tout cas, la recherche de cet effet) s’érigerait en une

condition nécessaire pour l’accomplissement d’un acte expressif (qui, dès lors, ne serait

pas nécessairement illocutoire ; voir plus bas).

Nous ne trouvons rien à redire à une telle définition des énoncés expressifs, car

elle ne fait que souligner la différence entre le locutoire et les actes expressifs de Searle

et Vanderveken. Rappelons-nous que le Principe d’Engagement Illocutoire de la

Logique Illocutoire stipule que l’accomplissement de n’importe quel acte illocutoire

non-expressif F(p) engage L à l’expression de l’état mental Ψ(p) que L doit entretenir

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 127

afin d’accomplir F(p) de manière sincère. De notre côté, nous avons soutenu que

chaque acte illocutoire F(p) est constitué par un acte locutoire Λ(p), c’est-à-dire par la

représentation linguistique de Ψ(p). Par conséquent, on ne pourra établir l’équivalence

entre notre acte locutoire et les actes expressifs de Searle et Vanderveken qu’à

condition de réduire ce Principe d’Engagement Illocutoire au Principe d’Engagement

Locutoire suivant :

Principe d’Engagement Locutoire : Chaque acte illocutoire F(p)

engage L à l’accomplissement d’un acte locutoire Λ(p) tel que Λ est le

mode de présentation linguistique qui correspond au mode de

présentation psychologique Ψ définitoire de l’état Intentionnel que L

doit entretenir pour accomplir F(p) de manière sincère.

Or, si l’on définit la classe des actes illocutoires expressifs d’après le critère de

Ducrot, seul le Principe d’Engagement Locutoire demeure valide. Un critère de ce

genre reste lié, rappelons-le bien, à une certaine forme linguistique ; par conséquent,

un acte non-expressif ne saurait engager son locuteur à l’expression « spontanée » d’un

état mental que si le Principe d’Engagement Illocutoire se voyait restreint à un rapport

entre types de phrases. Notons que Vanderveken (1990, 159) opère précisément cette

restriction quand il pose que tout énoncé non exclamatif engage L à l’énoncé

exclamatif correspondant ; mais l’absurdité d’une telle thèse est manifeste (Van Hecke

1998 ; Franken et Dominicy 2001). Imaginons qu’un capitaine donne l’ordre (3), sans

l’approuver : il estime, par exemple, que c’est là exposer ses hommes à un danger

excessif, mais aussi qu’il est de son devoir de mettre en œuvre la stratégie décidée par

l’état-major :

(3) Attaquez demain à l’aube !

Clairement, le fait de prendre la responsabilité de cet ordre ne l’engage nullement à

une exclamation comme (4) :

(4) Comme je voudrais que vous attaquiez demain à l’aube !

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 128

Le fossé entre le locutoire et les actes illocutoires expressifs se creuse encore

plus lorsqu’on réalise que Searle et Vanderveken — tout comme Ducrot d’ailleurs, sauf

que celui-ci n’entend pas définir une classe d’actes illocutoires — définissent

l’expression dans des termes qui s’appliquent aussi bien aux exclamations qu’à des

interjections comme (5) ou (6) :

(5) Aïe !

(6) Hourra !

De fait, Searle et Vanderveken analysent (5-6) comme des actes illocutoires expressifs

dépourvus de contenu propositionnel (Searle 1972, 70, note ; Searle et Vanderveken

1985, 9). Ces auteurs essaient ainsi d’englober sous leur notion de force expressive à la

fois l’expression d’un état mental, au sens large, et la représentation linguistique d’un

état Intentionnel, au sens pertinent pour la définition du locutoire. On peut exprimer

une attitude mentale, au sens large, par le ton de la voix, le regard, l’accompagnement

gestuel de la parole ; clairement, il n’y a aucune limite objective entre de telles

expressions et les prétendus actes illocutoires (5-6). Or, comme le dialogue imaginaire

ci-dessous le démontre par l’absurde, à étendre si loin la classe des actes illocutoires,

on finit par lui faire perdre tout intérêt pour l’étude de la communication verbale.

I say to you: “When I approached Jones on the matter, he expressed real enthusiasm for my

plan”. You ask “What did he say exactly?”. I reply, “Oh, he didn’t say anything, but there

was a definite glow in his eyes while I was talking”. (Alston 2000, 106)

On notera, d’ailleurs, que si Austin (1970, 139) semble nier que des interjections

puissent constituer des actes locutoires, c’est sans doute parce qu’elles demeurent

dépourvues de toute structure linguistique (voir aussi Recanati 1987, 241). Cependant,

restreindre la force expressive, comme la définissent Searle et Vanderveken, aux seuls

énoncés linguistiques ne peut se faire qu’en instaurant une relation biunivoque entre

l’accomplissement littéral et direct d’un acte illocutoire expressif et un certain type

d’énoncé : la boucle est bouclée (ou, devrions-nous dire, le nœud autour du cou du type

illocutoire expressif).

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 129

1.2 Alston Alston (2000, 109) évite les problèmes que rencontrent Searle et Vanderveken

en instaurant une relation plus lâche entre le contenu propositionnel des expressifs et

la signification linguistique de l’énoncé :

U expressed a P (some psychological state) in uttering S iff in uttering S, [U subjects his

utterance to a rule that, in application to this case, implies that it is permissible for S to utter

S only if] S has P.

On le voit, à condition de postuler certains critères normatifs portant sur l’utilisation

du langage, la définition d’Alston rend possible l’accomplissement d’un même acte

expressif en (1) et en (2) ; dans les deux cas, L se présente comme étant dégoûté que

Firmin embrasse son chien.

Il convient donc de savoir si l’acte expressif, au sens d’Alston, se confond avec

ce que nous avons appelé l’acte locutoire. Dans notre perspective « néo-austinienne »,

l’acte locutoire est obligatoirement accompli au travers d’un acte phatique (et donc

phonétique) : seules ont une importance pour le contenu illocutoire les expressions

d’états mentaux dont le contenu est dérivable, contextuellement, de la structure

syntaxique de l’acte phatique accompli.

Dans la Théorie de la Pertinence (Sperber et Wilson 1989 ; Carston 1988,

2002a, 2002b, 2004) ou dans l’approche défendue par Recanati (1989 ; 1993 ; 2004b ;

2004a), l’assignation d’un contenu propositionnel (non-impliqué) n’est que

partiellement déterminée par la structure syntaxique de l’énoncé ; celle-ci sert d’input

à différents processus pragmatiques qui la développent et l’enrichissent, jusqu’à donner

lieu à un contenu propositionnel pertinent ou facilement accessible dans le contexte

— comme on l’a vu au chapitre 4, le phème a besoin du contexte pour devenir un acte

locutoire. Ainsi, lorsque plusieurs interprétations non contradictoires s’ouvrent à A

(les implicatures mises à part), une énonciation donnée peut véhiculer plusieurs

contenus (Wilson et Sperber 1988, 1993 ; Wilson 2000 ; Carston 2002a, 125-135). Dans

une telle vision de la communication linguistique — et c’est celle-là qui nous paraît la

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 130

plus plausible et que nous allons défendre au chapitre suivant —, il faut admettre qu’un

même acte-token phatique peut constituer plusieurs actes-token locutoires.

Nous ne sommes pas certain, toutefois, que (1) pourrait avoir pour contenu

[Firmin embrasse son chien] au même titre que [L est dégoûté par le fait que Firmin

embrasse son chien] ; mais même si tel était le cas, nous ne devrions pas, pour autant,

assimiler le locutoire aux expressifs d’Alston. Si L est sincère, son énonciation de (1)

implique qu’il est dégoûté par le fait que Jean embrasse son chien ; on pourrait

formaliser l’expression linguistique de son état mental comme en (7) :

(7) ΛDégoût[Firmin embrasse son chien]

Admettons que le contenu propositionnel de (7), c’est-à-dire [Firmin embrasse son

chien] soit bien un développement de la structure syntaxique de (1) ; par conséquent,

un acte locutoire avec cette structure pourrait s’accomplir par l’énonciation de cet

énoncé. Cependant, n’importe quel développement, aussi minimal soit-il, de la

structure syntaxique de (2) excèderait le contenu propositionnel de (7) : l’acte locutoire

minimal accompli par (2) se laisse décrire comme (8), même si A peut et, dans la

plupart des cas, va inférer de cet acte locutoire que L est effectivement dégoûté :

(8) ΛCr[L est dégoûté que Firmin embrasse son chien]

C’est pourquoi la catégorie des actes expressifs d’Alston recouvre non seulement nos

actes locutoires, mais aussi certaines des inférences auxquelles l’énonciation peut

donner lieu.70

70 Nous avons déjà émis nos doutes, au chapitre 2, quant aux approches qui maintiennent que le

contenu propositionnel des assertions se laisse entièrement dériver, en contexte, à partir de la

structure syntaxique des énoncés (King et Stanley 2005 ; Stanley 2000, 2002 ; Stanley et Szabó

2000 ; Merchant 2004). Signalons tout de même qu’à supposer qu’un tel couplage idéal

syntaxe/sémantique vienne à se confirmer, la distinction entre le locutoire et les actes expressifs

d’Alston n’en souffrirait pas. En effet, le contenu propositionnel serait alors irréductiblement

différent en (1) et (2) ; on ne pourrait donc considérer que (7) soit un acte locutoire accompli au

travers de (2).

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 131

2 L’expression des états Intentionnels On le voit, afin de clarifier l’idée selon laquelle un acte locutoire exprime un

état Intentionnel, on se doit d’expliquer comment et en quoi ce type d’expression

diffère des autres types d’expressions que recouvre la notion de force illocutoire

expressive chez Searle et Vanderveken ou chez Alston. Pour ce faire, nous allons

tenter de dégager, dans cette section, les conditions que doit forcément remplir

l’expression locutoire.

Même en réfléchissant aux cas les plus simples, on constate qu’il existe une

certaine prédictibilité quant au lien qui unit le véhicule de l’expression et l’état

exprimé (cf. Davis 2003, 46-47). Le sourire qui illumine le visage de Philomène à la vue

de Lucien exprime sa joie de le voir parce que ce sourire, si d’aventure il se trouvait à la

portée d’un observateur, lui donnerait à penser que Philomène est contente de voir

Lucien. Ainsi, dans un sens encore à préciser, l’acte locutoire apparaît comme une

sorte d’indicateur systématique d’un état Intentionnel.

Toutefois, l’expression, au sens qui nous intéresse ici, ne peut englober des

manifestations involontaires, ou simulées comme telles, d’états mentaux. En effet, il y

a une différence, pour L, entre révéler qu’il croit que p en énonçant que p et permettre

(volontairement ou non) à A d’inférer que L croit que p, en énonçant que q. Par

exemple, en disant à Jean que j’ai vu sa femme au restaurant avec Pierre, je peux avoir

indiqué à Jean, volontairement ou non, que je le crois cocu ; pourtant, le contenu de

cette croyance ne correspond pas à celui du l’acte locutoire (et donc illocutoire)

accompli. Davis (2003, 59) propose la définition suivante de l’expression :

S expresses Ψ iff S performs an observable act as an indication of occurrent Ψ without

thereby covertly simulating an unintentional indication of Ψ. [en italiques dans l’original]71

Nous ne sommes pas au bout de nos peines pour autant, car il faut encore

éclaircir ce qu’on entend par « an indication of occurrent Ψ ». La principale raison

71 Dans cette définition, « an observable act as an indication » signifie que l’acte en question

constitue (et ne cause pas) la satisfaction de l’intention d’indiquer qu’entretient S.

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 132

empirique que nous avons invoquée, au chapitre 4, pour adopter un niveau locutoire,

était que lors d’une énonciation ironique (reconnue comme telle) ou lors d’une

traduction, seul un acte locutoire Λ(p) est produit (où p correspond à l’interprétation

propositionnelle du niveau phatique). De tels énoncés ne donnent aucune raison de

croire que L entretient l’état Intentionnel Ψ(p) ; que du contraire, le fait que l’acte

locutoire Λ(p) ne constitue pas un acte illocutoire F(p) donne à A, dans ces cas-là, une

très bonne raison de penser que L n’entretient justement pas Ψ(p).

Ainsi, la relation indicielle entre un acte locutoire Λ(p) et l’état Intentionnel ne

se réduit pas à un lien de signification naturelle, au sens de Grice (1957). Si x est un

signe naturel de y, alors x et y sont les deux termes d’une relation causale objective —

les boutons sur le visage du petit Jean signifient naturellement que Jean a la rougeole

parce que la rougeole cause ces boutons ; de même, ces nuages signifient naturellement

qu’il va pleuvoir parce que ces nuages causeront la pluie. Mais, d’une part, l’acte

locutoire ne cause pas, ni n’est causé par, l’état Intentionnel qu’il représente, et d’autre

part, l’occurrence d’un acte locutoire n’implique pas l’occurrence de l’état Intentionnel

représenté.

Green (à paraître) met en rapport l’indication et l’expression d’une manière

extrêmement éclairante pour notre propos :

To the extent that we take an item (behavior, artifact, etc.) as expressive, rather than just

indicative, of a state of affairs, to that extent we also take it as having been designed

(consciously or not) for the purpose of showing that state of affairs.

[…] That suggests that there must be some sufficiently reliable connection between what

does the showing and what is shown.

En effet, afin qu’un énoncé indique un état Intentionnel, il faut que quelque chose

permette de relier cet énoncé à cet état ; mais il ne s’agit pas, comme dans les cas

standard de signification naturelle, d’une relation causale. Millikan (2004a, chapitres 3-

4) souligne que l’existence d’une relation causale entre x et y n’est ni suffisante, ni

nécessaire, pour que x signifie y du point de vue d’un individu ou, plus largement, d’un

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 133

organisme.72 D’une part, même si la rougeole cause un certain type de boutons, ce

genre de boutons signifiera que le petit Jean a la rougeole pour le médecin, mais peut-

être pas pour vous ou pour moi. D’autre part, pour reprendre, à la suite de Millikan, un

exemple de Dretske (1988, 56-57), une sonnerie à ma porte signifie, pour moi, qu’il y a

quelqu’un à ma porte et non qu’un écureuil a pressé le bouton en sautant, bien que rien

ne permette d’exclure, a priori, cette seconde relation causale. L’émergence d’une

relation de signification entre x et y requiert plutôt que l’organisme qui interprète x de

la sorte associe automatiquement x à y. Par exemple, pour un lièvre, une certaine

odeur signifie la présence d’un renard même si cette odeur résulte, en fait, d’une

simulation artificielle ; un certain stimulus signifierait pour une femelle rossignol la

présence d’un mâle, même si, en fait, elle entend un appeau. De cette façon, toute

relation de signification se voit restreinte à un domaine de signification — le domaine

au sein duquel l’association tient : dans une forêt, un type de trace indique la présence

de faisans, alors que dans une autre, des traces avec une apparence identique indiquent

la présence d’une caille.73 Millikan appelle signes naturels locaux les signifiants qui

entrent dans de telles relations de signification.

Mais il faut nuancer notre propos : en réalité, comme nous allons le voir dans la

suite de ce chapitre, les énoncés linguistiques ne signifient pas localement des états

Intentionnels à proprement parler — et donc, d’après le critère de Green, il ne les

expriment pas vraiment non plus. Un énoncé-token constitue le signe local d’un

certain contenu, mais d’une manière qui, d’une part, satisfait la définition de

l’expression de Green et, d’autre part, s’avère identique à certains modes de

représentation psychologiques. Par conséquent, un acte locutoire est bien l’expression

d’un contenu propositionnel sous un mode de présentation linguistique correspondant

à un mode de présentation psychologique.

72 Millikan (voir aussi Dennett 1995, 404-405) rejette ainsi la théorie nomologique de Dretske

(1981 ; 1988), qui ne conçoit la relation de signification entre F et G qu’à condition qu’il existe une

corrélation causale absolue entre F et G. 73 L’exemple est de Millikan.

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 134

3 Le perspective fonctionnelle de Ruth Millikan

3.1 L’ancrage évolutionnaire des signes Intentionnels Millikan soutient qu’un stimulus est une représentation Intentionnelle si, et

seulement si, la fonction de ce stimulus consiste à signifier localement un état du

monde externe, c’est-à-dire si, et seulement si, la relation de signification locale a été

suffisamment fréquente dans le passé pour donner une explication évolutionnaire à ce

stimulus. La fonction biologique d’un item correspond aux effets de celles de ses

propriétés qui expliquent l’histoire évolutionnaire de l’organisme ; X a la fonction F si,

et seulement si, X a été reproduit à partir de de Y, Y possédait les propriétés causant

F et Y a été sélectionné pour ces propriétés, c’est-à-dire qu’il leur doit son succès

reproductif (Millikan 1984, chapitres 1 et 2 ; 2002 ; 2004a, 68-70).74 Ainsi, du point de

vue de l’évolution, la fonction directe d’un germe de rhume, tel que nous le

connaissons aujourd’hui, est de provoquer des éternuements et autres secrétions qui

favorisent sa transmission : l’évolution privilégie ce type de germes par rapport à ceux

dont l’effet sur leur porteur ne permet pas une transmission aussi facile (cf. Dawkins

1989, 246-247 ; pace Searle 1998, 32-35).

Un avantage, et non des moindres, de cette définition réside dans le divorce

qu’elle opère entre les effets causaux (ou les dispositions causales) et les fonctions :

rien n’exclut que X se trouve dans un environnement qui rende la production de F

impossible ; mais cela n’empêche pas que F soit la fonction de X.75 Ainsi, un signe

74 Cette définition correspond, en fait, à ce que Millikan appelle la fonction propre directe; X

possède la fonction propre dérivée propre F si, et seulement si, X est produit par Y dont la fonction

propre directe est F et Y remplit F au moyen de la production d’items du même type que X

(Millikan 1984, chapitres 1 et 2). 75 De l’avis de Proust (1997, 238), Millikan commet l’erreur de mettre une telle éventualité dans le

même sac que les cas où X ne peut accomplir F parce que X reproduit imparfaitement Y. Dans

pareils cas, l’attribution de la fonction F à X paraît moins évidente : peut-on encore dire d’un cœur

génétiquement mal formé qu’il a la fonction de pomper le sang, alors qu’il ne présente pas la

capacité dispositionnelle de le faire ? Pour cette raison et quelques autres, Proust (1997, chapitre 7)

propose de remplacer la définition étiologique de Millikan, fondée sur l’histoire passée, par une

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 135

Intentionnel peut échouer à signifier localement un certain état de choses — parce

que cet état de choses n’est pas actualisé — sans que soit affectée sa fonction de le

signifier.

Le concept de fonction biologique permet aussi de choisir, parmi les

conséquences causales — ou du moins, parmi les propriétés dispositionnelles —

bénéfiques à un item, celles qui déterminent sa fonction. Par exemple, le battement du

cœur humain à pour effet de produire un certain bruit, production qui peut se révéler

bénéfique en permettant le diagnostic d’un traumatisme cardio-vasculaire, autrement

létal ; mais, toute utile qu’elle puisse être, cette propriété n’explique pas l’émergence

évolutionnaire du cœur et ne constitue donc pas sa fonction (Proust 1997, 134-136). De

même, un certain stimulus peut signifier une quantité de choses — par exemple, une

branche brûlée signifie naturellement qu’il y a eu un feu, mais aussi la présence de

l’oxygène qui a permis cette combustion (l’exemple est de Proust 1997, 139) —, mais

cela ne veut pas dire que toutes les significations, naturelles ou pas, associées ou

pouvant l’être à un signe, en font une représentation Intentionnelle de tous ces

signifiés actuels ou potentiels : seules importent, au niveau de la représentation

Intentionnelle, celles des relations de signification qui sont pertinentes pour l’origine

évolutionnaire du signifiant.

définition propensionniste, qui se concentre sur les états futurs du monde. Ainsi, on peut dire que,

pour un individu appartenant à l’espèce Y, la fonction de la structure X est Z, si, et seulement si :

(1) Les structures de type X dans l’espèce Y produisent typiquement Z étant donné l’environnement E.

(2) Le type X est héritable selon la loi in situ L. (3) Z confère (nomiquement) une propension accrue

de reproduction à X dans un environnement E, étant donné les autres structures de Y, relativement aux

compétiteurs incapables de Z. (Proust 1997, 260)

Afin d’éviter de rentrer dans un débat extrêmement compliqué, nous nous en tiendrons à la

conception de Millikan. Il faut toutefois admettre, avec Proust, qu’une telle théorie se voit forcée de

refuser toute fonction à la première instanciation d’un type, c’est-à-dire à « l’ancêtre » commun aux

porteurs d’une même fonction donnée.

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 136

The information [a local natural sign] carries [I]ntentionnally is only the information it has

been selected for carrying, that is, only the information that is used by its cooperative

interpreters. (Millikan 2004a, 82)

On aura remarqué que, dans la citation ci-dessus, Millikan fait appel à des

interprètes coopératifs. En effet, tout signe Intentionnel est aussi un signe local

naturel ; or, comme on l’a vu, de tels signes ne signifient leurs signifiés que dans les

limites d’un certain domaine local, relatif à l’interprétant. Par conséquent, ces relations

de signification, Intentionnelles ou pas, sont à trois termes : x signifie y pour z. Par

conséquent, pour qu’un signe devienne Intentionnel, il faut à la fois que z tire un

avantage évolutionnaire de la relation de signification entre x et y et que x tire un

avantage évolutionnaire de l’avantage de z — sans cela, x ne sera pas sélectionné pour

sa capacité à signifier y (Millikan 2004a, chapitres 6 et 7). Par exemple, le fait qu’un

organisme (z) possède des états Intentionnels (x) avec des contenus externes (y)

s’explique, évolutionnairement, par l’avantage que présentait, pour les ancêtres de z,

l’aptitude à disposer de stimuli distaux du type de x ; cet avantage a garanti la sélection

des mécanismes neuronaux qui sous-tendent ces états Intentionnels. En d’autres

termes, la fonction biologique des états Intentionnels consiste à signifier des états du

monde extérieur sous un certain aspect.

3.2 La fonction biologique du langage Dans la perspective biologique de Millikan (1984 ; 2004a ; 2005), chaque

comportement linguistique est un signe Intentionnel dont la fonction doit se chercher

dans une certaine finalité interactionnelle. Chaque signe linguistique est une

réplication de réalisations antérieures du même type — ces réalisations constituent ce

que Millikan appelle « la famille mémétique » du signe (on reviendra, dans un instant,

sur les raisons qui ont déterminé le choix de ce terme). Les locuteurs continuent à

reproduire des comportements linguistiques appartenant à une certaine famille

mémétique à cause des bénéfices tirés lors des utilisations antérieures de

comportements de la même famille. Comme le langage public est d’une nature

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 137

essentiellement interactionnelle, cette finalité implique nécessairement les

allocutaires ; ainsi ce sont les bénéfices tirés par les locuteurs et les allocutaires qui

déterminent la fonction d’un signe linguistique.

Language devices will produce effects that interest speakers often enough to encourage

continued replication only if hearers replicate hoped-for cooperative responses often enough.

And hearers will continue to replicate intended cooperative responses often enough only if

the results are, in turn, of interest to hearers. (Millikan 2004a, 25)

Pour Millikan, la fonction d’un comportement linguistique le stabilise, en ce sens que

cette fonction est suffisamment robuste pour expliquer la persistance du

comportement.76

Il est important, avant d’aller plus loin, de clarifier la relation qui unit un signe

linguistique aux membres de sa famille ou, ce qui revient au même, de s’interroger sur

les critères présidant à la définition de cette famille. On doit à Dawkins (1989, chapitre

11) l’idée que les principes de la sélection naturelle n’opèrent pas seulement sur les

réplicateurs biologiques que sont les gènes, mais aussi au niveau culturel. Les

réplicateurs culturels, qu’il nomme « mèmes », sont des idées, des coutumes, des

histoires pour enfants… — de manière plus générale, des représentations mentales qui

sont transmises de personne à personne ; de même que certains effets phénotypiques

d’un gène influencent le degré de sa reproduction, certaines propriétés des mèmes leur

assurent une longévité plus ou moins importante. En construisant son modèle de la

pratique langagière, Millikan (cf. 2004a, chapitre 2) fait appel à la notion de mème —

d’où le terme « famille mémétique ». Cependant, il ne s’agit pas, dans le cas du langage

— et plus largement, des phénomènes culturels —, d’une réplication qui préserve

toutes les propriétés de l’item original. On en conviendra aisément avec Sperber (1996,

chapitre 5 ; également Williams 2006, 45), le modèle de la réplication génétique ne 76 Si l’on accepte l’existence d’un module linguistique inné, la représentation mentale de chaque

item linguistique correspond à sa fonction propre dérivée (voir note 74), car celle-ci participe à

l’exécution de la fonction propre directe du module linguistique, qui consiste en l’acquisition du

langage (Origgi et Sperber 2000).

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 138

rend qu’imparfaitement compte de la transmission culturelle ou linguistique ; tandis

qu’au niveau des gènes, la mutation est une exception, bien rare est la transmission

culturelle qui n’entraîne aucune modification dans le passage de l’input à l’output.

Nous préférons suivre Sperber (1996, chapitre 5), en faisant l’hypothèse que, malgré

l’unicité de chaque représentation, fût-elle linguistique ou pas, certaines de ses

propriétés vont influencer l’interprétation qu’un individu en fera, ainsi que le degré de

remémoration dont elle pourra faire l’objet. Certaines de ces propriétés influenceront

aussi, éventuellement, la reproduction que l’individu voudra faire de la représentation

reçue ; typiquement, les stimuli faciles à se remémorer et qui présentent un haut degré

de pertinence partageront un grand nombre de leurs propriétés avec des stimuli

produits ultérieurement dans le dessein d’une retransmission. Les propriétés ainsi

identifiées président, dès lors, à la constitution d’une famille mémétique, dont les

membres sont (re)produits pour la même raison, tout en différant sur certains aspects.

Par exemple, tant qu’elle reste accessible au sein d’une communauté linguistique, la

signification d’un mot y assure sa survie, et ce malgré la variabilité idiolectale qui

affecte le niveau de la réalisation phonétique. En procédant de la sorte, Sperber nous

permet de retrouver une perspective darwinienne dans laquelle on a le loisir de

s’interroger sur les facteurs écologiques et psychologiques qui ont permis à certaines

propriétés d’assurer la production de comportements linguistiques et, du même coup,

de regrouper ceux-ci en une famille mémétique.

On ne doit plus, de nos jours, rappeler que la capacité linguistique humaine

présente la particularité de pouvoir générer un nombre infini d’énoncés — les uns tout

aussi acceptables que les autres, à tous les niveaux — et donc des énoncés qui n’ont

jamais été produits auparavant. Posons, sans entrer dans plus de détails pour le

moment, que les signes linguistiques sont bien des signes Intentionnels, au sens de

Millikan. Si rien ne garantit que le type correspondant à un énoncé-token E donné ait

été instancié avant la production de E, comment peut-il se faire que la fonction de E

soit de signifier p ? L’exemple suivant, donné par Millikan (2004a, 48-50), fournit un

début de réponse. Dans le Connecticut, la migration des oies vers le sud signifie

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 139

l’approche de l’hiver. Cette relation de signification tient au fait qu’il existe une

association récurrente entre l’observation de la migration et l’approche de l’hiver ;

toutefois, cela ne veut pas dire qu’on assiste là à des associations répétées entre le

même signe-type et le même type d’état de choses, car les propriétés spatio-

temporelles des membres de la relation changent à chaque occasion — l’année passée,

j’observais la migration des oies de cet hiver-là et j’en déduisais l’approche de l’hiver

passé, alors que cette année-ci, la migration d’oies signifie l’approche de cet hiver-ci.

Ainsi la relation de signification s’établit-elle plutôt entre un système de signes et un

système de signifiés ; au sein de ce système, la relation de signification est une fonction

déterminée par la structure des signes. Par exemple, la période de la migration

détermine la période de l’hiver que cette migration signifie. De même, un énoncé

signifie que p parce qu’il fait partie de l’ensemble infini des énoncés d’une langue Lg,

lequel forme le domaine de la relation de signification en étant défini par un ensemble

fini de transformations structurelles qui relient les énoncés entre eux. Adoptons, pour

la facilité de l’exposition, une vision naïvement générative des règles syntaxiques :

chaque règle possède soit la forme X → a, où a est un élément du vocabulaire terminal

de Lg, soit la forme X → YZ ; l’ensemble des règles de Lg permet de générer en un

nombre fini d’étapes chacun des énoncés-types acceptables en Lg et rien que ceux-là.

Ayant ainsi représenté, temporairement, le système dont l’énoncé E fait partie, on

peut dire que, dans la mesure où ce sont les règles structurelles qui permettent aux

locuteurs d’associer des signifiés à leurs productions de signification, l’explication

fonctionnelle des comportements linguistiques doit se situer, précisément, à ce niveau.

En effet, la signification que E va avoir en Lg est déterminée par sa structure interne ;

par conséquent, l’explication biologique de la production de E repose entièrement sur

le fait que chaque règle nécessaire pour générer E est réappliquée en raison du rôle

qu’elle jouait dans les usages précédents ; ainsi, prises en commun, les fonctions de

chaque élément de E déterminent un signifié p. Il s’ensuit, dès lors, que la fonction de

E se réduit à signifier p, car les propriétés structurelles de E, nécessaires et

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 140

conjointement suffisantes pour l’explication biologique de la production de E,

déterminent la relation de signification entre E et p.

Par exemple, il est probable que la division syntaxique des phrases en syntagmes

nominaux et syntagmes verbaux s’explique, évolutionnairement, par la possibilité

qu’offre cette division de faire la différence entre une information déjà présente (SN)

et une information nouvelle (SV) (Hurford 2007 ; voir aussi Origgi et Sperber 2000 ;

Sperber et Origgi 2005). Ainsi, dans (9), qu’on peut générer grâce, entre autres, à la

règle (10), la fonction du SN le chien de Marie est de permettre à A d’identifier un

certain individu grâce à un ensemble de propriétés saillantes, relativement stables et

accessibles à A indépendamment de l’énonciation — celles d’être un chien et

d’appartenir à Marie —, tandis que la fonction du SV est vieux consiste à attribuer une

propriété nouvelle du point de vue de A — être vieux — à l’individu ainsi identifié :

(9) Le chien de Marie est vieux.

(10) S → SN SV

La fonction de (9) — c’est-à-dire la base de l’explication biologique de sa production —

se réduit donc au fait que (9) signifie, du point de vue de A, une certaine situation :

que le chien de Marie est vieux.

3.3 Le rôle du contexte On aura remarqué que cette manière de reconstruire la fonction des signes

linguistiques ne fait aucun appel au contexte ; nous avons agi comme si les explications

fonctionnelles des énoncés pouvaient se borner à la structure syntaxique. Cependant,

une description non-contextualisée des comportements linguistiques se révèle trop

pauvre quand il s’agit d’assigner une fonction biologique de signification à chaque

énoncé. Rappelons-nous que, dans le modèle de Millikan, une relation de signification

se voit garantie par l’association régulière du signifiant et du signifié au sein d’un

certain domaine. En d’autres mots, pour que la fonction d’un énoncé se réalise, c’est-à-

dire pour que A interprète cet énoncé comme signifiant un état de choses, il faut lui

assigner un domaine de signification. Pour reprendre l’analogie utilisée plus haut, si

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 141

aujourd’hui, dans le Connecticut, j’observe que les oies migrent, alors de mon point de

vue, l’hiver de cette année-ci approche dans le Connecticut. Mais si je regarde un

enregistrement vidéo où je vois des oies en train de migrer, je ne pourrai, en l’absence

d’une quelconque information à propos du domaine spatio-temporel de la migration,

établir aucune relation de signification avec l’approche de l’hiver (Millikan 2004a,

chapitre 10).

De même, l’interprétation de certains énoncés, typiquement ceux qui

contiennent des démonstratifs ou des indexicaux, exige qu’un contexte soit fixé. Pour

Millikan (2004a, chapitre 12), le contexte fait partie du signe dans des cas tels que (11)

ou (12) :

(11) Cette voiture jaune est magnifique !

(12) J’ai un morceau de céleri entre les dents.

En effet, le succès évolutionnaire de chaque signe s’explique par les effets qu’ont eus

des tokens exhibant des propriétés structurelles identiques ; un énoncé n’a la fonction

qu’il a que parce qu’il fait partie d’un système structuré de signes. Or, sans contexte

d’énonciation, les indexicaux et les déictiques ne peuvent remplir leur fonction

biologique (de placer un individu dans le champ de l’attention, cf. Hurford 2007) ; les

propriétés structurelles du signe incluent donc, dans ces cas, le domaine spatio-

temporel du signe lui-même. On retombe ainsi sur la sémantique austinienne

brièvement abordée au chapitre 4 : l’énoncé n’acquiert un sens que conjointement à

une certaine situation à laquelle il s’applique.

Il est clair que, dans ce genre d’exemples, deux signes différents peuvent

remplir la même fonction significative : par exemple, si A désigne du doigt le locuteur

de (12) et énonce (13), son énoncé aura exactement la même fonction que celle de (12) :

(13) Tu as un morceau de céleri entre les dents.

Cette équivalence fonctionnelle permet d’apercevoir que la fonction propre d’un

énoncé se réduit, en réalité, à son contenu propositionnel (voir Millikan 2004a,

chapitres 4 et 8-10 ; 2005, chapitres 3, 6 et 7). En effet, la fonction biologique de (12) et

de (13) sera remplie dans les même conditions, c’est-à-dire si L a un morceau de céleri

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 142

entre les dents. Une des façons les plus ordinaires, en sémantique formelle, de

concevoir le contenu d’un énoncé consiste à construire celui-ci comme une fonction,

mathématique cette fois, des mondes possibles (ou, plus généralement, des

circonstances d’évaluation ; voir chapitre suivant) vers des valeurs de vérité. En

d’autres termes, le contenu d’un énoncé permet de prédire quand celui-ci sera vrai.

Ainsi, (12) ou (13), pris chacun comme signe linguistique et comme contexte

d’énonciation, sont vrais dans tous les mondes possibles où L a un morceau de céleri

entre les dents.

Mais le contexte est bien plus ubiquitaire que ne le laisse suggérer son

intervention dans des exemples comme (12) ou (13). Dans le modèle de Millikan, un

signe ne peut signifier que grâce à son appartenance à sa famille mémétique — la

migration des oies signifie que l’hiver approche dans le Connecticut mais, plus au sud,

elle peut aussi bien signifier l’approche de l’été. De même, afin d’interpréter un signe

linguistique, il faut connaître son domaine local de manière à déterminer à quelle

famille d’usages il appartient — par exemple, afin d’interpréter un lexème comme

« bonnet », il faut connaître ses conditions de production, de manière à déterminer s’il

appartient à la famille reproductive du français, de l’anglais ou de l’américain (Millikan

2004a, chapitres 3, 4 et 10).

On le voit, pour certains items linguistiques, le domaine local exigé par

l’interprétation peut être très large. Millikan (2004a, 59-61, 153-154) propose ainsi de

considérer que la fonction d’une description définie, comme l’auteur de Aspects of

scientific explanation en (14), consiste à signifier des propriétés — dans ce cas-ci, la

propriété d’être l’unique auteur de Aspects of scientific explanation :

(14) L’auteur de Aspects of scientific explanation a vécu à Princeton.

Par conséquent, il n’est pas nécessaire, pour interpréter une telle description, de

connaître le contexte spatio-temporel de l’énonciation ; dans les termes de la

sémantique austinienne, la situation à laquelle s’applique (14), son domaine, est

constitué(e) par le monde actuel pris dans sa totalité. Bien sûr, dans bien des

circonstances, les descriptions définies indiquent à l’interprétant non seulement les

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 143

propriétés d’un particulier, mais également le particulier lui-même (Millikan 2004a,

59-61, 153-154). Par exemple, il se peut que (14) signifie, à mes yeux, la même chose que

(15) (voir aussi Soames 2002, 79-84 à qui nous empruntons ces exemples) :

(15) Carl Hempel a vécu à Princeton.

Toutefois, pour Millikan, (14) signifie la même chose que (15) non pas en vertu de sa

fonction biologique, mais seulement parce qu’il se fait que, dans un certain domaine,

Carl Hempel signifie un individu qui se trouve être identifiable, toujours dans ce

domaine, grâce aux propriétés biologiquement signifiées par l’auteur de Aspects of

scientific explanation.

Nous reviendrons sur cette conception des descriptions définies dans un

instant ; mais concentrons-nous d’abord sur le contraste entre (14) et (15), qui montre

bien que pour interpréter un nom propre, il est nécessaire de pouvoir identifier la

famille mémétique avec beaucoup plus de précision que lorsqu’il s’agit d’une

description définie. En effet, même si je ne connais pas le contexte d’énonciation de

(14) — si je ne suis pas en mesure de savoir que dans une certaine communauté

linguistique, la description définie l’auteur de Aspects of scientific explanation désigne Carl

Hempel — je peux encore interpréter l’énoncé comme signifiant l’unicité d’un

individu, dans le monde actuel, qui instancie à la fois la propriété d’avoir écrit Aspects of

Scientific Explanations et celle d’avoir vécu à Princeton. Par contre, chaque occurrence

d’un nom propre (en dehors des baptêmes, voir la note 75) s’explique par le fait que le

locuteur reproduit le nom propre à partir d’usages antérieurs où celui-ci désignait, de

manière satisfaisante, un certain individu à l’allocutaire. Dès lors, si je ne connais pas la

famille mémétique, c’est-à-dire l’ensemble des usages à partir desquels l’occurrence de

Carl Hempel est reproduite, je ne peux tout simplement pas identifier le signifié de (15) ;

je peux, bien entendu, associer un sens « descriptif » à l’énoncé, à savoir qu’il y a un

individu qui s’appelle Carl Hempel et qui a vécu à Princeton, mais un tel sens ne

constitue évidemment pas la fonction biologique de Carl Hempel. Il se peut que je

connaisse plusieurs individus appelés Jean ; chacune de ces appellations a été acquise

par moi à cause de sa capacité à désigner son référent ; par conséquent, chaque fois

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 144

que j’entends parler d’un Jean, il m’est suffisant, pour saisir le sens de cette occurrence

de Jean, de savoir à quelle famille elle appartient ; or cela n’est possible qu’à condition

de prendre en compte le contexte de l’énonciation.

Ainsi, le contexte intervient de deux manières différentes dans la théorie de

Millikan : soit il fait partie intégrante d’un signe qui, pris en isolation — en tant que

phème —, ne peut recevoir de contenu sémantique ; soit il permet de déterminer la

famille mémétique du signe. On retrouve ce point de vue chez Perry (1997), qui le

résume d’une manière particulièrement claire :

When a person or a thing is assigned a name, a permissive convention is established: that

name may be used to designate that person. […] When a [proper] name is used in a

conversation or text to refer to a given person, the speaker is exploiting a permissive

convention of this sort. A single name like “David” may be associated with hundreds of

thousands of people by different permissive conventions. In the abstract, the problem of

knowing which conventions are being exploited when one apprehends a token containing the

word “David” is considerable. […] But usually various factors work to make the use of

proper names a practical way of talking about things. I only know a small minority of the

Davids that can be designated with “David” ; the ones I know overlap in various fairly

predictable ways with the ones known by people I regularly meet in various contexts ;

principles of charity dictate that I take my interlocutors to be designating Davids that might

have, or might be taken to have, the properties that are being predicated of the David in

question ; and I can always just ask. The role of context in resolving the issues of which

naming conventions are being exploited is quite different from its role with indexicals. In the

case of indexicals, the meaning of a given expression determines that certain specific

contextual relationships to the utterance and utterer — who is speaking, or to whom, or when

— determine designation. (1997, 10, italiques dans le texte)

Voyons, à présent, si ces deux cas de figure permettent de rendre compte

d’autres phénomènes d’indétermination sémantique. Prenons l’exemple (16), qui peut

s’utiliser pour signifier une infinie variété d’états du monde : Jean est prêt à rompre

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 145

avec Marie, Jean est prêt à partir à la plage, Jean est prêt pour son examen de

conduite,…

(16) Jean est prêt.

Comme le note Recanati (à paraître-b) à propos d’exemples similaires, Millikan se voit

confrontée, ici, à un choix difficile : soit, à l’instar des noms propres, l’adjectif prêt

appartient à un grand nombre de familles mémétiques, à l’intérieur desquelles il

possède chaque fois une fonction linguistique différente ; soit, à l’instar des

descriptions définies — dans la conception que s’en fait Millikan, tout du moins —,

prêt signifie des propriétés.

La première solution — qu’adopte Millikan (2004a, 134-135) — a pour

conséquence malvenue d’introduire une ambiguïté massive dans le langage (voir aussi

Origgi et Sperber 2000) : en somme, l’adjectif prêt aurait presque autant de

significations linguistiques qu’il a d’usages. La même conclusion s’imposerait,

notamment, pour les descriptions incomplètes comme le chat dans (17) — mon chat, le

chat que je vois, le chat dont il est question,… —, pour la construction possessive dans

(18) — le bâton qui appartient à Marie, le bâton que Marie a confectionné, le bâton

destiné à Marie, le bâton que Marie voulait,… —, ou encore pour le prédicat rouge dans

(19) — rouge à l’extérieur, à l’intérieur, entièrement rouge, rougeâtre,….

(17) Le chat est revenu.

(18) Le bâton de Marie est au grenier.

(19) Passe-moi la corbeille rouge.

Quant à la seconde option, celle qui consisterait à traiter prêt, et autres cas

similaires, comme des signes de propriétés, elle se heurte à la difficulté que présente,

hors contexte, l’individualisation de ces propriétés. En réalité, une telle approche

équivaudrait à épouser le minimalisme sémantique, que nous critiquerons au chapitre

suivant.

Il apparaît donc qu’il faut traiter les exemples en (16-19) de la même façon que

(11-13), c’est-à-dire en postulant que ces signes ne revêtent une fonction biologique qu’à

condition d’inclure le contexte de l’énonciation. Cependant, il faut s’entendre ici sur

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 146

ce qu’on entend par contexte. Dans le cas des indexicaux et des déictiques, le contexte

qu’on introduit au sein d’un signe porteur de contenu sémantique se réduit à la

situation spatio-temporelle de l’énonciation ; or, comme le fait remarquer Recanati (à

paraître-b), dans bien des cas il faut, pour obtenir le contenu adéquat, conjoindre le

phème (le lekton dans sa terminologie) avec une situation qui ne correspond pas au

contexte d’énonciation. Par exemple, il se peut que j’énonce (16) alors que tout le

monde se prépare à sortir, mais dans une circonstance où mon énoncé sera interprété

comme signifiant non pas que Jean est prêt pour sortir, mais qu’il est prêt à faire partie

de la société secrète à laquelle mon interlocuteur et moi appartenons.

De même, Predelli (2005a) souligne que rien, dans la théorie standard de

Kaplan (1989a), ne contraint le type de contexte requis pour l’interprétation des

indexicaux. Bien sûr, dans la majorité des cas, le résultat de l’interprétation sémantique

ne fournira des indications intéressantes quant au sens de l’énoncé que si nous

choisissons, comme paramètres du contexte, le locuteur actuel, ainsi que le temps, le

lieu et le monde de l’énonciation. Cependant, pour interpréter l’exemple suivant de

manière intéressante, il faut associer à l’énoncé un contexte où le paramètre lieu n’est

pas le lieu de la lecture, mais la localisation de Madame de Sévigné au moment où elle

écrit sa lettre :

(20) Le coadjuteur venait de partir pour venir ici.

(Madame de Sévigné, Correspondance, tome 2, 1680, p. 469)

Predelli (2005a) soutient aussi, avec raison, que contrairement à ce que postule Kaplan,

le système sémantique ne restreint pas ses inputs à des contextes réalistes tels, par

exemple, que le locuteur du contexte se trouve à l’endroit qui correspond au paramètre

lieu de ce contexte. Afin d’interpréter (21) dans une note laissée sur la porte d’un

bureau, il faut associer à l’énoncé un contexte irréaliste où la localisation du locuteur

ne coïncide pas avec le paramètre lieu :

(21) Je ne suis pas ici maintenant.

Toutefois, même si l’on aménage la théorie de Millikan afin de pouvoir

conjoindre l’énoncé avec des situations spatio-temporelles non actuelles, voire non

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 147

actualisables, cette adaptation se révèle encore insuffisante lorsqu’on considère plus

attentivement les descriptions définies.77 On l’a vu, une description définie a pour

fonction, d’après Millikan, de signifier un ensemble de propriétés qui permet

éventuellement d’identifier l’unique individu qui l’instancie. En assignant à (17) une

certaine situation, par exemple celle de ma maison, on restreint le domaine de

quantification de la description le chat à celui où un seul individu, Duchesse, satisfait le

prédicat chat. Cependant, dans l’exemple suivant, discuté par Recanati (1996), le

premier constituant requiert un domaine incompatible avec l’interprétation

sémantique de l’énoncé pris dans son ensemble :

(22) Le chien s’est battu avec un autre chien.

En effet, la description définie le chien requiert un domaine où un seul individu satisfait

le prédicat chien — (22) n’implique évidemment pas qu’il y ait un seul chien dans tout

l’univers —, tandis que l’énoncé entier présuppose un univers où il y a au moins deux

chiens.

L’encodage de l’information à propos de particuliers — individus, événements

ou objets — dans la mémoire sémantico-encyclopédique se présente sous une variété

de modalités (e.g. Brown et Craik 2000). Ainsi, un même particulier x peut se voir

associer, au sein de la mémoire d’un individu X, un « fichier mental » composé des

différentes manières dont l’esprit de X a été en contact avec x (Grice 1969a ; Recanati

1993, 106-109). On pourrait dire, en se plaçant dans la perspective de Recanati (1993,

293-298 ; 1996 ; voir aussi Bezuidenhout 1997), que la fonction de la description définie

le G, en position sujet dans le G est J, consiste à signifier — à la manière d’une

synecdoque — un fichier mental auquel G appartient et qui permet d’identifier un

individu x dont on prédique J. Par exemple, le chien en (22) signifie le fichier mental qui

contient les informations à propos de Médor, mon chien. Bien entendu, la référence

des descriptions vient ainsi à dépendre globablement du contexte — celui-ci permet

de fixer le fichier mental pertinent —, mais aussi à en dépendre localement. Le

contexte, qui doit se concevoir ici comme la situation de communication, rend plus 77 Ce qui suit s’inspire très largement de Recanati (1996).

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 148

probable l’activation de certaines parties de la mémoire sémantico-encyclopédique, de

certains fichiers mentaux. Par exemple, lorsque je suis à la maison, la description

définie le chien va plus facilement activer le fichier mental associé à Médor que celui

associé à Snoopy. De même, lorsque la conversation porte sur Jean et sur l’examen

qu’il doit passer bientôt, les informations associées à l’expérience des examens —

notamment le fait qu’on peut être prêt ou pas pour un examen — seront activées plus

fortement que celles relatives à la lecture de La Critique de la raison pure ; ainsi, prêt dans

(16) se verra interprété comme prêt pour son examen, plutôt que prêt pour lire La Critique

de la raison pure (cf. Recanati 1996 ; 2004a, 26-37).

Dans la théorie de Recanati, les usages référentiels, où le référent ne satisfait

pas la description, ne créent pas de divergence entre les objectifs communicatifs de L

et la fonction biologique de cette description ; rien n’oblige, en effet, qu’un particulier

donné satisfasse toutes les descriptions contenues dans le fichier mental qui lui est

associé. Il se peut que X ait été confronté à x sous un mode d’appréhension G qui

entra, à cette occasion, dans le fichier mental associé à x (ou même, en jeta la

fondation) et qu’ultérieurement, X en soit venu à savoir que x ne satisfait pas G ; il

n’empêche que G peut encore activer le fichier mental associé à x (cf. Recanati 1993,

97-112). Imaginons que A et L aient cru, pendant un certain laps de temps, que

Hempel avait été l’élève le plus fervent de Derrida et que A, mais non L, ait réalisé,

récemment, que Hempel ne se situe pas dans la filiation de Derrida : il n’empêche

qu’en énonçant (23), en lieu et place de (15), L arrivera à signifier à A le même contenu :

(23) L’élève le plus fervent de Derrida a vécu à Princeton.

Bien entendu, dans certains cas, qui correspondent aux usages attributifs des

descriptions définies (Donnellan 1966), la description le G n’appartient à aucun fichier

mental. Dès lors, comme il n’y a, pour identifier x, aucun autre moyen que

l’instanciation de G, il s’ensuit que, dans le G est J, la description ne remplit sa fonction

(qui consiste à identifier l’individu dont on prédique J) qu’à condition d’être vraie de x.

Par exemple, si je ne connais pas l’auteur de Aspects of Scientific Explanation (si je ne sais

pas qui est l’élève le plus fervent de Derrida), la seule information que je pourrais tirer

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 149

de (15), ou de (23), se limitera à l’existence d’un individu qui instancie l’une de ces deux

propriétés, conjointement avec la propriété d’avoir vécu à Princeton.

Nous n’allons pas nous pencher plus longtemps sur les corrélats psychologiques

des processus pragmatiques « primaires » (Recanati 1989, 2004a) qui sous-tendent

l’activation des fichiers mentaux, ni sur la sémantique des descriptions définies. De ce

qui précède, deux points centraux sont à retenir pour la définition du locutoire. D’une

part, pratiquement aucun signe linguistique ne peut remplir sa fonction biologique,

c’est-à-dire déterminer un contenu propositionnel, s’il ne se voit pas conjoindre un

contexte : on retrouve ainsi l’équation austinienne rhème = phème + contexte du chapitre

4. D’autre part, le contexte correspond à un ensemble d’informations

extralinguistiques qui permet, localement, de déterminer le domaine des constituants,

et donc leur contribution au contenu global de l’énoncé.

4 L’isomorphie fonctionnelle entre les états Intentionnels et

les énoncés linguistiques

4.1 Représenter des états du monde Nous venons de voir que les énoncés contenant des descriptions définies

peuvent remplir leur fonction — déterminer un contenu propositionnel — même si le

référent de la description ne satisfait pas celle-ci, et malgré le fait que la description

définie ne détermine, normalement, qu’une relation parmi celles qui peuvent unir le

locuteur au contenu. De même, les énoncés en (12) et (13) possèdent le même contenu,

donc la même fonction biologique, indépendamment de la manière dont ce contenu

est présenté :

(12) J’ai un morceau de céleri entre les dents. [répété]

(13) Tu as un morceau de céleri entre les dents. [répété]

Au chapitre précédent, nous avons vu que les croyances de re se caractérisent par

l’appréhension d’un contenu objectif (d’un état du monde) sous une modalité

aspectuelle — incluse dans les conditions relationnelles — que ce contenu ne doit pas

nécessairement satisfaire. On constate, à présent, que la fonction de certains énoncés

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 150

consiste à signifier un contenu véri-conditionnel d’une façon similaire à celle dont les

croyances de re présentent leur contenu à l’esprit. Une telle correspondance

fonctionnelle justifie pleinement le postulat que ces énoncés (tokens) ont la forme

ΛCr(p), où ΛCr constitue l’équivalent linguistique du mode de présentation

psychologique ΨCr propre aux croyances, et où p représente le contenu véri-

conditionnel.

L’équivalence ainsi postulée se fonde sur le fait que ces énoncés et les croyances

de re avec le même contenu remplissent une fonction biologique identique. S’il est

légitime d’attribuer une telle fonction aux croyances de re, c’est parce que leur avantage

évolutionnaire devient alors patent : un organisme doté d’une pareille capacité de

représentation — qui ne fait pas dépendre l’identité du contenu d’un certaine

description — dispose, eo ipso, de plusieurs chemins d’accès cognitif à un même état de

choses (cf. Millikan 2004a, chapitres 12-13). D’après Proust (1997, chapitres 8-9), le

caractère représentationnel d’un état mental présuppose cette capacité cognitive,

requise pour que le recalibrage d’une modalité perceptive différente — et donc l’erreur

de représentation — puisse avoir lieu. Ainsi, du point de vue de l’explication

fonctionnelle, la seule différence entre les croyances de re et les énoncés

correspondants tient à l’organisme dont les bénéfices font que le comportement en

cause soit sélectionné, puis reproduit : il s’agit du sujet même qui entretient la

croyance dans le premier cas, et des deux interlocuteurs dans le second.

Dans la première section de ce chapitre, nous avons conclu, avec Green (à

paraître), qu’un état de choses x exprime y si, et seulement si, il existe une relation

entre les deux qui garantisse que x soit un indice digne de foi de y. La relation

fonctionnelle remplit parfaitement cette condition ; si la fonction d’un état de choses

x consiste à signifier y, alors le lien de signification entre x et y tient au fait que ce lien

fonde l’explication évolutionnaire de l’occurrence de x. Nous venons de voir que la

fonction de certains énoncés consiste à indiquer ou signifier un état de choses d’une

manière équivalente à celle dont les croyances de re présentent leur contenu à l’esprit.

Cette présentation linguistique d’un contenu véri-conditionnel constitue la fonction

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 151

de ces énoncés, ce qui nous permet de dire, du même coup, qu’il s’agit là de

l’expression du contenu p sous un mode de présentation linguistique ΛCr. Nous avons

soutenu, au chapitre précédent, que les états mentaux se laissent identifier par leur

direction d’ajustement qui, à son tour, se réduit à un mode de présentation

psychologique. Comme ΛCr et ΨCr correspondent à une manière identique de

présenter le contenu véri-conditionnel, nous pouvons donc dire que certains énoncés

expriment un contenu p sous un mode identique à ΨCr ; c’est par un raccourci

inoffensif que nous en conclurons qu’ils expriment ainsi une croyance de re que p. La

fonction biologique dont dépend l’identité de la croyance exprimée — du contenu

propositionnel — se voit déterminée par la conjonction de la structure linguistique et

du contexte de l’énonciation, c’est-à-dire par l’occurrence d’un acte phatique en

contexte. Par conséquent, l’expression en question correspond bien à notre définition

du locutoire : on a une expression de croyance constituée par l’acte phatique.

La même raisonnement vaut pour les énoncés où apparaissent des descriptions

définies utilisées de manière attributive. Nous avons vu plus haut que la fonction de

tels énoncés se voit réalisée à la condition qu’il existe réellement un particulier unique

x qui satisfait la description en question. De cette façon, les descriptions définies

mettent l’interprétant en relation avec un état du monde, même si l’interprétant ne

peut appréhender cet état sans leur intermédiaire. De tels énoncés signifient donc leur

contenu exactement de la même manière que les croyances de dicto, où la description

sous laquelle l’esprit appréhende le contenu constitue la seule voie pour accéder à ce

contenu.

4.2 Représenter des désirs

4.2.1 Les représentations « Pushmi-Pullyu »

Nous avons vu, au chapitre précédent, que les désirs présentent un contenu à

l’esprit sous une certaine description, mais sans que cette description serve en aucune

manière de relais ou de lien vers le contenu représenté. Un tel fonctionnement

cognitif permet de « détacher » certaines représentations d’états vis-à-vis des

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 152

stimulations extérieures, en ce sens que la finalité d’une activité peut se voir

représentée non pas d’une manière uniquement procédurale, qui fait que le signe d’un

état du monde n’est perçu que comme une incitation à agir d’une certaine façon, mais

en tant que représentation déclarative (cf. Millikan 2004a, chapitre 16).

En effet, le signe Intentionnel le plus primitif, que Millikan appelle « Pushmi-

Pullyu » (désormais, P-P), est constitué par une représentation qui décrit un état de

choses supposément actuel tout en ayant pour fonction de déclencher une certaine

action ; en termes traditionnels, les représentations P-P possèdent à la fois une

direction d’ajustement esprit-monde et une direction d’ajustement monde-esprit.78 Par

exemple, une ombre soudaine provoque, chez un lièvre, un comportement de fuite —

le volet déclaratif reste indissociable du volet directif. Ceci ne veut pas dire que

l’aspect « efférent » de la représentation, qui provoque une action de l’organisme sur le

monde, soit encodé de manière explicite et séparément de l’aspect « afférent »,

caractérisé par une récupération d’informations à partir de stimuli causés par le monde

externe ; si l’action a lieu, le volet « pushmi », descriptif (ou afférent), de la

représentation P-P la déclenche automatiquement et ne laisse aucune opportunité de

considérer divers états futurs du monde, ni de concevoir des représentations

« directives » alternatives, c’est-à-dire des plans d’action différents de celui qui est

encodé par le volet « pullyu ». La représentation de buts alternatifs — à l’opposé des

fonctions efférentes qui ne sont pas détachables de leur corrélat descriptif — requiert

en elle-même un format afférent, analogue à celui du volet descriptif des P-P. En

d’autres termes, pour qu’un organisme puisse se représenter différents états de choses

et opérer un choix parmi ceux-ci, il faut qu’il possède la capacité de percevoir le monde

78 Ceci n’est pas à confondre avec la direction d’ajustement double que Searle et Vanderveken

(1985, 95) attribuent aux actes de langage « déclaratifs » ou « institutionnels » comme le baptême :

dans l’optique de ces auteurs, de tels actes de langage représentent la réalité qu’il créent, de sorte

que le succès illocutoire et la satisfaction descriptive vont de pair avec un changement du monde.

Or le volet descriptif d’un P-P peut être satisfait sans que l’action réclamée par le volet directif ait

lieu ; et, inversement, la représentation du monde fournie par le volet descriptif peut être inexacte

sans que cela ait une quelconque influence sur l’accomplissement de l’action.

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 153

sous un mode « virtuel » (cf. Millikan 2004a, chapitres 16 et 17). Notons ΨD cette

manière de présenter un état de choses à l’esprit sans qu’aucune contrainte

relationnelle s’instaure entre l’état de choses et l’esprit ; nous pouvons faire l’hypothèse

que ΨD constitue la fonction des désirs. Toutefois, et nous y reviendrons avant la fin

de cette section, le contenu d’un désir doit être compatible avec ce que l’esprit qui le

possède tient pour vrai ; ce qui n’est pas nécessairement le cas pour des états mentaux

comme les souhaits, et peut-être les craintes, qui sont eux aussi dépourvus de

conditions relationnelles, mais ne se trouvent pas soumis à une telle contrainte.

4.2.2 La sémantique du mode impératif

Nous aimerions formuler ici l’hypothèse que la fonction des énoncés qui

constituent les actes illocutoires directifs consiste, précisément, à fournir à A la

représentation d’un état de choses virtuel. En d’autres mots, les représentations

locutoires de forme ΛD(p), où ΛD est la contrepartie linguistique de ΨD, expriment des

états Intentionnels caractérisés par ΨD. Bien que la justification de ce point de vue

doive attendre, pour être complète, l’analyse des actes illocutoires directifs qui sera

développée au chapitre 9, nous pouvons d’ores et déjà fournir quelques éléments qui

militent en faveur de cette idée.

Le dispositif linguistique le plus communément utilisé pour donner des ordres

ou des conseils, formuler des requêtes et des suggestions, ou encore pour commander

ou inviter, bref pour accomplir des actes de langages directifs, est bien entendu le

mode grammatical de l’impératif. Cette association se révèle à ce point systématique

qu’elle fait dire à Millikan (1984, 52-55 ; 2004a, 26 ; 2005, passim) que la fonction

biologique de ce mode consiste à inciter A à accomplir une certaine action.

Plus proches de notre position, Wilson et Sperber (1988) ou Clark (1993)

considèrent que le mode impératif encode, sémantiquement, une prédication de

désirabilité et de potentialité, sans que celle-ci soit liée à une force illocutoire. Ces

auteurs s’appuient sur le fait que certains énoncés impératifs ne dénotent pas d’action

ou, du moins, aucune action sur laquelle A possède un contrôle direct :

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 154

(24) [Marie, en visitant Pierre sur son lit d’hôpital :]

Rétablis-toi bien.

(adapté de Wilson et Sperber 1988)

(25) [Marie, à sa voiture :]

Démarre !

(adapté de Wilson et Sperber 1988)

De même, l’exemple suivant, cité par Clark (1993), montre bien que, lorsque

l’interprétation directive est exclue, l’impératif peut s’utiliser au passé :

(26) [Marie, à Jean, en revenant dans une pièce remplie d’invités

soudainement silencieux :]

Oh, please ! Don’t have said anything rude.

De tels emplois jettent le discrédit tant sur la suggestion de Millikan que sur

des approches comme celle de Portner (inédit), qui définit la sémantique du mode

impératif comme ajoutant le contenu propositionnel à la liste « Choses à Faire » de A,

en vigueur dans le contexte de la conversation. On pourrait toutefois rétorquer que,

dans ce genre d’exemples, les locuteurs usent de l’impératif d’une manière non

littérale, dérivée. Il faudrait alors étendre cette hypothèse aux exemples suivants, dont

il sera également question au chapitre 9, et dans lesquels l’impératif ne sert pas à

accomplir un acte directif :

(27) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras.

(28) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.

(29) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors.

Au chapitre 9, nous reviendrons sur la prétendue non-littéralité de (24-29) et

sur l’analyse que Sperber et Wilson réservent aux énoncés comme (27-29), où

l’impératif ne véhicule même plus aucune prédication de désirabilité. Pour l’instant,

nous nous bornerons à observer que de telles données confortent l’hypothèse selon

laquelle un énoncé impératif a pour fonction biologique de présenter son contenu

propositionnel à l’allocutaire de la même manière que ce contenu serait présenté à un

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 155

esprit par le mode psychologique ΨD. Sans doute ceci revient-il à ne garder, de

l’approche de Sperber et Wilson, que la référence à la potentialité.

Les études typologiques militent dans ce sens. Elles indiquent, en effet, que

l’impératif se place du côté des modes dits « potentiels » ou « irréels » comme l’infinitif

et le subjonctif, aptes à représenter une situation qui n’est pas nécessairement réalisée

dans le monde actuel (Allan 2006 ; cf. aussi Palmer 1986, 49). Dans certaines langues,

comme le russe, l’italien ou l’espagnol, l’infinitif peut parfois remplacer l’impératif (pace

Clark 1993, 84) ; beaucoup de langues voient aussi l’infinitif suppléer à l’inexistence

morphologique, à la personne 2, d’une flexion impérative (van der Auwera et Lejeune

2005). Très souvent, par exemple, en persan, en lingala, en latin classique, en espagnol,

en anglais ancien ou en grec ancien, le subjonctif comble les trous de la flexion de

l’impératif (Allan 2006 ; van der Auwera et Lejeune 2005 ; van der Auwera 2006 ;

Traugott et Dasher 2005, 176). En français, l’impératif et le subjonctif connaissent une

distribution complémentaire dans les emplois directifs : alors qu’il n’existe pas de

forme impérative aux personnes 3 et 6, où l’on emploie le subjonctif, l’attribution

d’une force illocutoire directive à l’énoncé rend le subjonctif inacceptable pour les

personnes 2, 4 et 5 :79

(30) Qu’elle(s) quitte(nt) la ville demain !

(31) Quitte/Quittez/Quittons la ville demain.

79 En français, la personne 1 ne possède pas, non plus, de forme impérative ; mais, sauf polyphonie

(Je me lave les mains avant de manger !), on ne peut l’utiliser pour accomplir des actes illocutoires

directifs. Ceci n’est toutefois pas une généralité absolue : en hongrois, on trouve, à la personne 1,

une forme morphologique dédiée aux emplois exhortatifs (van der Auwera, Dobrushina et Goussev

2005) et la langue una, parlée en Papouasie, possède une flexion impérative complète (van der

Auwera 2006). Lorsque le besoin se fait sentir d’une exhortation à la personne 1 — par exemple,

dans des soliloques ou monologues intérieurs —, le français recourt soit à la forme impérative de la

personne 4, soit à celle de la personne 2 :

(i) Voyons voir… Finissons ce paragraphe avant d’aller boire une bonne bière, ça sera

plus raisonnable.

(ii) Finis ce paragraphe et puis tu iras boire une bonne bière.

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 156

(32) ? Que tu quittes/ ?Que vous quittiez / ? Que nous quittions la ville

demain !

Toujours en français, on observe qu’en proposition principale — et nous ne

discuterons ni ici, ni ailleurs, d’emplois subordonnés — le subjonctif ne revêt aucune

portée existentielle. Comme le note Wilmet (1997, 304-305), le point commun entre

tous les exemples suivants réside dans l’inactualité ou la virtualité du contenu.

(33) Que personne ne sorte !

(34) Dieu vous entende !

(35) Honni soit qui mal y pense.

(36) Vive le roi !

(37) Fasse le Ciel !

(38) Coûte que coûte.

(39) Qu’à cela ne tienne.

(40) Puisse-t-il réussir !

(41) Que je le reçoive, moi ?

La sémantique que nous proposons permet aussi d’expliquer pourquoi il est

impossible de répondre par C’est vrai ou par C’est faux à des énoncés impératifs ou

subjonctifs :

(42) L : Quitte la ville demain ! /Qu’il quitte la ville demain !

A : # C’est vrai./C’est faux.80

Traitant de l’impératif, Carston (2002a, 133) conclut de ce phénomène que de tels

énoncés (tokens) n’expriment aucune proposition. Pourtant, comme l’a souligné

Huntley (1984, 103-104), il existe deux excellentes raisons pour ne pas abandonner

l’approche véri-conditionnelle de l’impératif :

First, someone cannot be said to understand an imperative sentence if he does not recognize

what has to be true for the command, request etc. issued by the utterance of it to be complied

80 C’est vrai est acceptable en tant qu’acquiescement à l’accomplissement de l’acte de langage,

mais non en tant qu’expression d’un accord sur la valeur de vérité.

Page 162: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 157

with. Arguably, then, a state of affairs, or proposition, is represented by the sentence […].

Second […], someone does not understand an imperative sentence if he cannot give a third-

person report of what it is that an utterer of the sentence commands, requests, etc. in using

the sentence. The understanding of main clause imperatives goes hand in hand with the

understanding of those clausal structures which function as their embedded counterparts in

descriptions of illocutionary acts performed by use of those imperatives. (italiques dans le

texte)

En produisant un énoncé impératif ou subjonctif, L ne présuppose pas que

l’état de choses décrit est ou sera vrai dans le monde réel ; mais cela ne veut pas dire

qu’il n’y ait pas de contenu propositionnel du tout, en ce sens que de tels énoncés ne

seraient pas capables de projeter les mondes possibles (ou les circonstances

d’évaluation) sur des valeurs de vérité. Quant aux répliques C’est vrai ou C’est faux, leur

fonction discursive consiste en l’expression d’un (dés)accord sur la valeur de vérité de

l’énoncé par rapport à une seule et même circonstance d’évaluation (voir Lasersohn

2005) qui correspond au monde actuel. Or, dans (42), une telle expression est

pragmatiquement déplacée, car l’énoncé de L rend manifeste que L n’a aucun accès

épistémologique à la valeur de vérité de son énoncé dans le monde actuel, ni d’ailleurs

dans aucun des mondes actualisables à la lumière des connaissances dont il dispose au

moment de l’énonciation.

Avant de préciser plus avant ce que nous entendons par là, examinons

l’objection que Wilson et Sperber (1988) adressent à la sémantique de l’impératif

proposée par Huntley (1984). Cet auteur avance que les modes grammaticaux non-

indicatifs représentent une situation comme possible, mais ne véhiculent aucun

engagement à ce qu’elle soit actualisable dans le monde réel. Wilson et Sperber

objectent que cette hypothèse ne prédit pas le fait que le mode infinitif peut

représenter des états de choses dont la réalisation est physiquement (voire

logiquement) impossible, tandis que l’impératif et, ajouterons-nous, le subjonctif ne

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 158

peuvent s’employer de la sorte.81 Ainsi, comme le notent Dominicy et Franken (2002),

je peux exprimer mon souhait d’être né à la Renaissance en disant (43), mais pas en

prononçant (44) à l’endroit de ma mère ; de même, un logicien insatisfait de sa vie peut

exprimer le souhait (45) sans paraître incompétent, tandis que (46) impliquerait qu’il

ignore le théorème d’incomplétude de Gödel : 82

(43) Ah ! Être né à la Renaissance !

(44) Sois née à la Renaissance !

(45) Ah ! Prouver que tous les systèmes formels sont complets !

(46) Prouvons que tous les systèmes formels sont complets !

De même, les énoncés subjonctifs ne peuvent exprimer des souhaits à contenu

physiquement ou logiquement contrefactuel. Ainsi, au moyen de (36), je peux exprimer

mon désir qu’Albert II de Belgique vive encore longtemps, mais pas le souhait que

Louis XVI n’ait pas été exécuté en 1793 ; et si j’utilise (47) au lieu de (45), soit

j’encourrai le même opprobre scientifique qu’aurait entraîné l’énonciation de (46), soit

— sous une lecture directive — je passerai pour un fou qui s’attribue des pouvoirs que

d’aucuns nieraient à Dieu :

(47) Que tous les systèmes formels soient complets ! 81 À propos du subjonctif, Philippe De Brabanter nous oppose (i) comme contre-exemple :

(i) Que le ciel me tombe sur la tête !

En réalité, l’effet de contrefactualité provient ici du fait que le domaine de (i) se voit restreint, par

le biais d’une conditionnalisation implicite (cf. chapitre 9), à un domaine vide ; comparer avec

l’explicitation founrie en (ii) :

(ii) Si tu as raison, que le ciel me tombe sur la tête.

Comme le subjonctif ne peut porter sur des situations contrefactuelles, l’antécédent de (ii) restreint

le domaine du conséquent à l’ensemble des mondes possibles non-contrefactuels — virtuels,

comme nous allons le voir — où A a raison ; ainsi, (ii) signifie, dès lors, que tous les mondes non-

contrefactuels où il est vrai que A a raison sont des mondes où il est vrai que le ciel tombe sur la

tête de L — l’ensemble des mondes non-contrefactuels où A a raison est donc vide. Notons qu’on

ne saurait restreindre le domaine du conséquent à un ensemble de mondes contrefactuels :

(iii) * Si tu avais raison, que le ciel me tombe / me soit tombé sur la tête. 82 Nous écartons un usage particulier de (44), et de (47) ci-dessous, dans lequel l’énoncé signifie

« Dis/Prétends que tu es née à la Renaissance/que tous les systèmes formels sont complets ».

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 159

Afin de bien cerner l’expression locutoire des désirs, il faut la contraster, à ce

stade, avec l’expression locutoire des croyances. Souvenons-nous que les

représentations de croyances impliquent que L possède une certaine relation avec p ;

un acte locutoire de forme ΛCr(p) présuppose donc que p est vrai ou faux dans le

monde actuel. Soit l’ensemble Q des propositions qui sont (mutuellement tenues pour)

vraies dans le monde actuel ; il s’ensuit qu’un acte locutoire de forme ΛCr(p) présente p

comme étant vrai ou faux dans l’ensemble des mondes qui incluent Q — la question de

la vérité ou de la fausseté de p dans les mondes qui appartiennent au complémentaire

de Q ne revêtant aucune pertinence dans ce cas de figure (voir aussi Schlenker à

paraître).

Ainsi les représentations ΛCr(p) s’opposent-elles diamétralement aux énoncés

contrefactuels qui s’évaluent, quant à eux, dans des mondes incompatibles avec Q — il

est généralement admis, en outre, que ces mondes ne doivent différer du monde actuel

que d’une manière minimale (Lewis 1973). Par exemple, dans (48), l’antécédent

restreint le domaine du conséquent en accord avec cette stipulation ; (48) est vrai si, et

seulement si, dans tout monde possible dont l’union avec Q serait inconsistante, qui ne

diffère que minimalement du monde actuel, et où Jean n’a pas joué la dame, Jean ne

perd pas son chien au jeu ; de même, (49) est vrai si, et seulement si, dans tout monde

possible dont l’union avec Q serait inconsistante, qui ne diffère que minimalement du

monde actuel, et où tous les systèmes formels sont complets, les ordinateurs peuvent

penser :

(48) Si Jean n’avait pas joué la dame, il n’aurait pas perdu son chien au jeu.

(49) Si tous les systèmes formels étaient complets, les ordinateurs pourraient

penser.

Si Cf est l’ensemble de toutes les propositions ¬p telles que p appartienne à Q, on dira

que les énoncés contrefactuels ne possèdent une valeur de vérité que dans les mondes

possibles qui contiennent au moins un élément de Cf.

On notera en passant que, comme le montrent déjà les exemples (48-49), le

mode indicatif n’impose pas de contraintes sur les domaines d’interprétation. En plus

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 160

de s’utiliser tant dans l’antécédent que dans le conséquent d’énoncés conditionnels

contrefactuels, il peut, en proposition indépendante, signifier des contenus qui

réclament un domaine incompatible avec le monde actuel :

(50) Si seulement Jean n’avait pas joué la dame !

(51) Si seulement tous les systèmes formels étaient complets !

Pour caractériser les modes impératif et subjonctif, il faut garder à l’esprit que

les mondes possibles (du moins dans l’utilisation que nous en faisons ici) ne sont que

des ensembles de propositions : par conséquent, on peut se donner l’ensemble WV de

mondes partiels, que nous appellerons virtuels, qui incluent un sous-ensemble strict de Q et

ne contiennent aucune proposition incompatible avec Q. Nous soutiendrons que les énoncés

au mode impératif ou subjonctif déclenchent la présupposition que leur contenu

propositionnel p ne peut être vrai ou faux que dans un monde de WV. Ceci explique

pourquoi les modes impératif et subjonctif sont exclus dans des énoncés dont le

contenu se révèle (logiquement ou physiquement) incompatible avec ce qui est tenu

pour vrai au moment de l’énonciation : dans ces exemples, le contenu p est

incompatible avec Q. En outre, cela entraîne qu’on ne peut utiliser l’impératif ou le

subjonctif lorsque le contenu propositionnel appartient à Q, car la présupposition que

p n’a de valeur de vérité que dans un monde de WV se voit alors violée.

Soulignons que cette présupposition ne réduit pas le mode impératif à un

opérateur modal de possibilité quantifiant sur les mondes virtuels. La mise de p sous la

portée d’un opérateur modal, que celui-ci relève de la modalité aléthique, épistémique

ou déontique, ne change rien au domaine de p, mais fait dépendre sa vérité de

l’existence (ou de l’inexistence) de certains mondes possibles. Par contre, le mode

impératif (ou subjonctif) ne signifie pas que le contenu p mis sous sa portée sera vrai si,

et seulement si, il existe un monde de WV où p est vrai, mais uniquement que p ne peut

être vrai ou faux que dans un monde appartenant à WV.

En ce qui concerne le français, nous devons bien avouer que notre approche ne

rend pas compte de tous les emplois du mode subjonctif en proposition principale ; en

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 161

effet, le subjonctif imparfait se rencontre tant dans les antécédents ou conséquents de

conditionnels contrefactuels que dans des expressions de souhaits irréalisables :

(52) Si Jean n’eût pas joué sa dame, il n’eût pas perdu son chien.

(53) Si seulement Jean n’eût pas joué sa dame !

(54) Si seulement tous les systèmes formels fussent complets !

Toutefois, ces formes (très littéraires) ne rentrent pas en distribution complémentaire

avec l’impératif et n’affectent donc pas notre hypothèse centrale que le mode

impératif, ainsi que les formes morpho-syntaxiques qui jouent son rôle en l’absence de

la flexion impérative, véhiculent la présupposition que le contenu propositionnel ne

reçoit aucune valeur de vérité dans un monde appartenant au complémentaire de

WV.83

Quant au domaine des énoncés infinitifs, il peut contenir n’importe quel type

de mondes, partiels ou non, compatibles ou incompatibles avec Q. Ainsi le domaine

des énoncés infinitifs inclut celui des énoncés impératifs correspondants. Ceci

explique le fait, déjà noté, que l’infinitif peut parfois remplacer l’impératif dans

certaines langues comme le russe (55) et l’italien (56) :

(55) Встать !

Se lever !

(56) Circolare. (de Palmer 1986, 114)

Circuler. [Italien]

En ce qui concerne le russe tout du moins, ces formes sont généralement ressenties

comme des alternatives autoritaires aux énoncés impératifs, peut-être parce que le

domaine inclut alors non seulement les mondes virtuels et actualisables, mais aussi les

83 Les impératifs dits « historiques » du russe ne cadrent pas non plus avec notre analyse :

(i) А он и побеги.

Et-INTERJ. lui et courir-IMP. 2 p. sg.

Et lui, il s’est mis à courir.

Toutefois, Gronas (2006) présente des arguments convaincants en faveur de l’hypothèse que cet

emploi, issu de la période slave commune, provient d’un usage « prétérit » de l’optatif indo-

européen.

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 162

mondes non actualisables, ce qui a pour effet discursif de présenter l’action de A

comme n’étant pas soumise aux contingences du monde actuel.

La définition de l’impératif et du subjonctif que nous venons de proposer

n’inclut aucun concept lié à l’émotion ou à l’évaluation positive ou négative — ce qui,

on le verra au chapitre 9, présente des avantages empiriques certains. On notera

également que, d’une manière peut-être inattendue, cette approche cadre avec

l’hypothèse que le mode impératif sert à représenter les désirs ; en effet, les désirs ne

se distinguent des souhaits irréalisables, comme le souhait d’être né à la Renaissance,

ni par le mode de présentation de leur contenu — dans les deux cas, celui-ci se réduit à

une condition descriptive qui n’est accompagnée d’aucune condition relationnelle —,

ni par la valeur — positive dans les deux cas — que leur contenu revêt aux yeux du

sujet, mais bien par ce contenu lui-même. Comme on l’a vu au chapitre précédent, les

contenus de désirs sont toujours compatibles avec ce que l’agent tient pour vrai, sans

pour autant être nécessaires par rapport à cet ensemble doxastique ; tandis que les

souhaits — en tant qu’ils s’opposent aux désirs lorsqu’on comprend ce dernier terme au

sens strict — portent sur des contenus incompatibles avec les croyances de l’esprit qui

les entretient. De la même manière, les énoncés impératifs ou subjonctifs présentent

leurs contenus comme ne pouvant être vrais ou faux que dans un monde virtuel, toute

attitude de L envers ce contenu relevant, dès lors, d’une inférence pragmatique.

Nous attendrons le chapitre 9 pour fournir un argument conclusif en faveur de

cette approche. Mais nous adopterons d’ores et déjà l’hypothèse qu’il existe des formes

linguistiques dont la fonction biologique réside dans une capacité de représentation

analogue à celle des désirs. Bien entendu, ce n’est certainement pas par hasard que ces

formes se trouvent systématiquement recrutées pour accomplir des actes illocutoires

directifs. Nous avons vu que la fonction des désirs (mais non celle des souhaits)

consiste à représenter à l’esprit un certain état de choses virtuel — état qui peut,

éventuellement, se voir mobilisé comme un objectif à atteindre. De même, pour faire

émerger, dans l’esprit de A, la décision de réaliser un certain état de choses, il faut

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 163

pourvoir A d’une représentation de cet état — c’est précisément ce que font les

impératifs et les subjonctifs.

Millikan (2005, chapitre 9) discute de l’existence, dans les langues naturelles, de

représentations P-P ; il s’agit d’énoncés qui, comme (57), représentent un certain état

de choses tout en incitant A à le réaliser :

(57) Jean, on ne mange pas avec ses doigts.

Bien sûr, (57) n’est pas une représentation P-P à proprement parler, puisque Jean peut

très bien dissocier le volet descriptif du volet directif, par exemple s’il rétorque Ah bon,

c’est vrai ?, tout en replongeant allègrement les mains dans son assiette. On peut

s’étonner, dès lors, de ce que Millikan n’envisage pas que les actes illocutoires directifs,

accomplis au moyen d’énoncés impératifs ou subjonctifs, produisent exactement le

même effet : en représentant un état de choses virtuel à A, ils lui permettent, selon un

processus que nous analyserons au chapitre 9, de traiter cet état de choses comme

l’objectif d’une action.

5 L’expression locutoire Ce chapitre avait pour objectif d’articuler la notion d’expression linguistique,

appliquée aux états Intentionnels, de telle sorte qu’elle nous permette de définir l’acte

locutoire. Grâce à la théorie biologique du langage défendue par Millikan, nous avons

pu montrer que les énoncés linguistiques indiquent ou signifient des états de choses

d’une manière identique aux croyances ou aux désirs, et ce en fonction du sens qu’ils

revêtent en contexte. Nous n’allons pas parler de l’expression des intentions avant le

chapitre 10, où nous traiterons des actes commissifs ; mais nous pouvons, d’ores et

déjà, constater qu’une partie des problèmes cernés dans la première partie de cette

thèse ont été résolus.

Nous avons vu qu’un signe Intentionnel peut signifier, que ce soit

naturellement ou non, quantité d’autres choses que celles qu’il signifie en vertu de sa

fonction. Plus particulièrement, même si un énoncé E est un signe Intentionnel de p,

la production de E peut signifier aux yeux de A un autre état de choses ou une certaine

croyance de L. Cependant, ces significations ne font pas partie de la fonction de E, et

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 164

par conséquent, ne correspondent pas à des états Intentionnels représentés

locutoirement par E. Le cas que nous venons de décrire correspond, bien évidemment,

à la situation d’insinuation : même si par l’énonciation de E, L insinue que q, parce que,

par exemple, E signifie, aux yeux de A, que q ou que L croit que q, il reste que q ne

correspond pas au contenu locutoire de E — et comme les assertions héritent leur

contenu des actes locutoires qui en sont constitutifs, on arrive bien à prouver

qu’insinuer n’est pas asserter.

Les choses ne sont pas très différentes pour la présupposition informative, que

nous avions illustrée par l’exemple de von Fintel (inédit) :

(58) Ah, Papa ! J’ai oublié de te dire que mon fiancé et moi, nous

déménageons à Paris la semaine prochaine. [= (15) du chapitre 2]

Nous avons vu, au chapitre 3, que le contenu présupposé par E en tant que type se

réduit à l’information dont les conventions régissant l’usage de E exigent qu’elle soit

incluse dans l’arrière-plan conversationnel. En ce sens, l’information ainsi présupposée

possède une relation certaine avec la signification, et donc avec la fonction, d’une

partie de l’énoncé. Mais, quelle qu’elle soit, la fonction de mon fiancé ne se confond pas,

dans l’exemple discuté, avec celle de l’énoncé entier : seul le contenu,

fonctionnellement déterminé, de la totalité de l’énoncé peut donc compter comme

contenu asserté.

Nous avons vu également que l’assignation d’une certaine fonction à un item

n’implique nullement que cette fonction soit réalisée à tous les coups. Par conséquent,

si un certain acte phatique, ou un énoncé E, constitue un acte locutoire Λ(p), et ce

parce que sa fonction consiste à exprimer p d’une certaine manière, cela ne veut

nullement dire que E signifie réellement p. Dans certains cas, il se peut même que

l’énonciation de E, dont la fonction est de représenter l’état Intentionnel Ψ(p) — c’est-

à-dire de produire l’acte locutoire Λ(p) — apparaisse, du point de vue de A, comme un

signe de ce que L n’entretient justement pas Ψ(p) ; toutefois, l’acte locutoire Λ(p) a bel

et bien été produit. Enfin, un énoncé E représente un état Intentionnel, au sens

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Chapitre 6 : La représentation linguistique des états Intentionnels 165

locutoire, même si personne n’est là pour « lire » cette représentation ; exprimer cet

état Intentionnel reste la fonction de E.84

Toutefois, avant de mettre notre conception du locutoire à l’œuvre dans la

construction des concepts illocutoires, il nous faut dissiper une objection de taille.

Notre définition de l’acte locutoire ne se laisse pas dissocier de l’hypothèse que le

contenu de celui-ci se détermine par une interprétation contextuelle du phème ; par

conséquent, dans la (presque-) totalité des cas, un signe linguistique ne peut se voir

assigner un contenu véri-conditionnel qu’en combinaison avec divers aspects du

contexte de la conversation. Or, comme on va le voir à présent, une telle position

théorique fait objet d’un rejet radical par certains philosophes du langage.

84 La fonction d’un énoncé est toujours irréductiblement interactionnelle. Ne pourrait-on pas, dès

lors, douter que la fonction d’un énoncé ne dépende pas de l’existence d’un auditoire, de même que

des doutes ont été émis (cf. note 75) quant à l’idée qu’un cœur malformé ait quand même pour

fonction de pomper le sang ? Pareille analogie serait, en fait, erronée : dans le cas du cœur malade,

l’incapacité où il se trouve d’accomplir sa fonction est indépendante de son environnement ; dans

le cas des soliloques, par contre, la fonction s’avère irréalisable non pas à cause de la structure

interne de l’item, mais en raison d’une inadéquation avec l’environnement — l’analogie correcte

serait plutôt avec des poumons sains appartenant à un organisme sain, mais situés dans un milieu

dépourvu d’oxygène.

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166

Chapitre 7 : Le contenu et le contexte

Dans les chapitres précédents, nous avons accepté deux hypothèses centrales, à

savoir, d’une part, que dans l’immense majorité des cas, la signification linguistique

d’un type ne suffit pas pour assigner un contenu propositionnel à tous ses tokens, et

d’autre part, que l’acte locutoire possède toujours un contenu propositionnel. En

conséquence, le contenu locutoire se construit, dans l’optique adoptée plus haut, par la

combinaison fonctionnelle de la signification linguistique avec le contexte. Or ces

deux présupposés ont été violemment récusés par certains courants philosophiques

contemporains.

Tout le monde s’accorde à doter les énoncés d’un sens en contexte. Dans les

termes particulièrement éclairants de Kaplan (1989a), le caractère de l’énoncé, qu’on

assimilera (abusivement) à la signification linguistique, est une fonction qui projette les

contextes d’énonciation sur des contenus.85 En d’autres mots, le contexte complète le

caractère de façon à produire un contenu (ou, en termes équivalents, un sens, une

intension). Le contenu d’un énoncé entier peut se concevoir soit comme une

proposition structurée, composée d’individus, de propriétés et de relations, soit

comme une fonction qui projette des mondes possibles sur des valeurs de vérité. Il

85 En réalité, les choses sont bien plus complexes. Pour Kaplan, la signification linguistique des

démonstratifs comme celui-ci et celui-là ne participe pas à l’assignation du contenu par le contexte,

ce qui rend imparfaite l’équation entre signification linguistique et caractère. Pour des discussions

contrastées de ce point, nous renvoyons à Predelli (2005a, 74 ff.) et Recanati (2000, 298). Pour plus

de simplicité, nous continuerons d’employer caractère et signification linguistique de manière

interchangeable.

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 167

s’avère plus aisé pour notre propos d’adopter cette seconde convention. Par monde

possible, on entend une situation identique ou alternative à notre monde actuel, c’est-à-

dire l’ensemble des propositions qui sont vraies dans cette situation. (Cependant, le

langage des mondes possibles doit, de manière absolue, être le langage dont on

construit la sémantique : par exemple, dans aucun monde possible deux ne signifie trois

(Kripke 1971).) Dès lors, le contenu permet de prédire, pour chaque monde possible, et

donc également pour le nôtre, la valeur de vérité de l’énoncé.

Jusqu’ici, pas (ou peu) de désaccords. Mais les opinions divergent dès le

moment où il faut spécifier plus avant la nature du contexte. La sémantique

bidimensionnelle de Kaplan avait, parmi ses buts essentiels, celui de traiter les termes

indexicaux comme je, ici et maintenant. Dans une pareille optique, le rôle du contexte

se borne à fournir la référence des éléments dont la dépendance contextuelle est

encodée par la signification linguistique. Par conséquent, le contexte, en tant

qu’argument de la fonction caractère, n’aurait que peu de choses en commun avec une

conception — à l’œuvre dans notre définition du locutoire — où le contexte apparaît

en tant qu’environnement de l’énonciation, et comprend un vaste ensemble

d’informations extralinguistiques : le contexte de Kaplan est une construction

théorique, constituée (au plus) par le quintuplet de paramètres 〈locuteur, lieu, temps,

demonstratum, monde〉. Une première manière de maintenir un rôle minimal au contexte

consiste à rejeter la prémisse selon laquelle le contenu sémantique serait toujours

propositionnel ; nous refuterons cette thèse, défendue par Kent Bach, dans la section

1. Ensuite, nous critiquerons, dans les sections 2 et 3, deux tentatives récentes — le

minimalisme sémantique et le relativisme sémantique — qui aspirent à maintenir une

vision étroite du contexte tout en rendant compte des intuitions contextualistes.

1 Le locutoire minimal de Bach Dans tout ce qui précède, nous avons tenu pour acquis que le niveau locutoire

est propositionnel. Ce postulat entre en complète contradiction avec la position

vigoureusement défendue, depuis plus de dix ans, par Kent Bach (1994a ; 1994b ; 1999 ;

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 168

2001 ; 2005). Bach conçoit le contenu sémantique comme un « radical propositionnel »

qui, dans certain cas, doit se voir complété pragmatiquement afin de se muer en un

contenu asserté. Pour lui, le contenu sémantique résulte de l’assignation de valeurs

sémantiques aux constituants syntaxiques de l’énoncé ; mais ce processus ne livre pas

nécessairement une intension.86 Par exemple, hors contexte, (1) n’exprime aucune

proposition, car en l’absence d’une classe de comparaison par rapport à laquelle on

estime que Jean est grand, on ne peut décider de la valeur de vérité de (1) :87

(1) Jean est grand.

Certes, il existe des cas où, comme pour l’interprétation des indexicaux « purs »

je, ici et maintenant, un contexte se révèle nécessaire. Toutefois, Bach ne consent à faire

appel au contexte que lorsque celui-ci se conçoit, dans la filiation de Kaplan (1989a ;

1989b), comme une construction théorique, constituée par une séquence limitée de

paramètres comme 〈locuteur, lieu, temps, monde〉. En outre, et il s’agit là de la différence

majeure avec les hypothèses faites ci-dessus, Bach postule que le niveau locutoire

équivaut au contenu sémantique de l’énoncé. Ainsi, l’hypothèse centrale de Bach

revient à maintenir que le locutoire peut être sous-propositionnel.

86 Soames (2002) défend l’hypothèse d’après laquelle la proposition singulière [vit à Princeton(x)],

où x est une constante individuelle, fait toujours partie des contenus assertés par (i) :

(i) Carl Hempel a vécu à Princeton.

Ce point de vue, selon lequel un énoncé-token grammaticalement déclaratif, non ambigu et qui ne

contient pas d’indexicaux ou de déictiques, constitue chaque fois l’assertion de ce qui résulte de

l’interprétation sémantique du type correspondant, se confond avec la position de Cappelen et

Lepore, discutée dans la prochaine section. Cependant, dans un article récent, Soames adopte une

doctrine plus proche de Bach, où le contenu sémantique est vu comme une « matrice

propositionnelle » telle que pour chaque contexte, la complétion pertinente de cette matrice

constitue le contenu asserté en ce contexte (Soames 2005). 87 Bach refuse d’admettre que la forme syntaxique profonde (LF) de (1) contienne un emplacement

pour une classe de comparaison (cf. Stanley 2000 ; Szabó 2001). En réalité, le fait d’introduire un

tel emplacement revient à exiger l’intervention d’un contexte pragmatique, non-kaplanien, lors de

l’interprétation sémantique.

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 169

D’après Bach, sa notion minimale d’acte locutoire (locutoiremin) — qu’il faut

opposer à notre notion maximale (locutoiremax) — est nécessaire pour analyser les cas

suivants :

a. L dit quelque chose sans aucune intention de communiquer ;

b. L dit quelque chose et dit aussi autre chose (actes de langage indirects et

implicatures) ;

c. L dit (intentionnellement) quelque chose en voulant signifier autre chose ;

d. L ne dit pas ce qu’il avait l’intention de dire (lapsus ou

« malaproprismes »). 88

Nous convenons aisément que tous ces cas justifient le recours au locutoire —

c’est d’ailleurs, en partie, la stratégie argumentative que nous avons adoptée au

chapitre 4 — mais nous ne croyons évidemment pas qu’ils suffisent pour affirmer qu’il

s’agit là d’un niveau qui puisse être sous-propositionnel.

Parmi les situations regroupées sous (a), certaines, telles les récitations de

phrases dans une langue étrangère, relèvent du niveau phatique, et d’autres, comme les

monologues, de notre niveau locutoiremax ; rien dans de tels cas ne permet de

départager notre conception de celle de Bach.

Pour ce qui est de la catégorie (b), nous nous bornerons à noter que les actes de

langage indirects — du moins ceux qui exigent qu’on fasse la différence entre ce qui est

dit littéralement et ce qui est communiqué — prennent pour input un autre acte

illocutoire au contenu propositionnel complet, tandis que les implicatures sont

générées soit par inférence à partir d’un (élément du) contenu complet (locutoiremax),

soit sur la base d’un aspect de l’acte phatique ou de l’acte phonétique. À notre

connaissance, il n’y a pas d’exemples où un acte de langage indirect ou une implicature

serait généré(e) à un niveau intermédiaire entre le phatique et l’illocutoire.

88 D’après Bach (2005), le recours au locutoiremin se justifie également du fait que des phrases

comme « Les idées vertes dorment furieusement » ont un contenu sémantique, bien qu’elles ne

soient jamais énoncées en contexte. Cet argument est fallacieux, parce qu’il présuppose la

définition même du locutoire qu’il est censé défendre.

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 170

Pour aborder le cas (c), prenons un contexte où L énonce (2), alors qu’il est

manifeste que Jean est un étudiant paresseux, sur le point de rater son année à cause

de son manque de travail :

(2) Jean travaille trop.

Le contenu sémantique de (2) doit, dans la perspective de Bach, être tout aussi sous-

propositionnel que celui de (1) ; en effet, hors contexte, on ne peut pas choisir les

critères par rapport auxquels Jean travaille trop (trop pour un étudiant, trop pour

quelqu’un de son âge, trop pour ne pas se démarquer des autres,…).

Bach maintient que l’acte locutoire — tout comme l’acte rhétique chez Austin

— peut être rapporté au moyen de discours indirects en L a dit que p, mais avec cette

nuance que, pour lui, le verbe dire reste ambigu, dans de telles constructions, entre les

sens locutoire et illocutoire. Lorsque dire est locutoire, le contenu qui suit est le

contenu sémantique de l’énoncé rapporté ; lorsque dire est illocutoire, le contenu qui

suit est le ou un des contenu(s) asserté(s).

Comme ce qui est dit littéralement en (2) ne correspond en rien à une assertion

littérale de L, Bach doit donc accepter que le discours indirect en (3) rapporte un acte

locutoiremin :

(3) L a dit que Jean travaille/travaillait trop.

Cependant, (4) prouve que ce qui est rapporté constitue une proposition complète, car

le contenu d’une pensée ne saurait se réduire à une matrice sous-propositionnelle :

(4) L a dit que Jean travaille/travaillait trop, mais il ne le pensait pas.

On pourrait, bien entendu, objecter que le ne réfère pas au contenu

locutoiremin, mais à une proposition qui lui serait associée. Une telle réponse nous

semble totalement ad hoc. (4) peut servir à rendre l’idée que L n’a produit aucune

assertion littérale en (2) ; par conséquent, le contenu rapporté par la subordonnée

correspond bien à l’acte locutoire et rien ne permet de supposer que ce n’est pas à ce

contenu qu’on fait référence dans il ne le pensait pas.

La théorie de Bach prédit aussi que (4) demeure vrai dans un contexte

d’énonciation où A n’a aucun accès à la non-littéralité de l’énoncé original. Les

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 171

intuitions peuvent diverger ici ; à notre avis, la solution la plus acceptable consiste à

admettre que (4) reste vrai dans ce genre de contexte, et cela malgré le fait qu’en

rapportant un acte locutoire sans indiquer que celui-ci n’a pas fourni de contenu à une

assertion directe, le locuteur de (4) pousse A à tirer des conclusions fausses à propos

du statut illocutoire de l’énonciation originale : A peut, notamment, songer à un

mensonge.

Un raisonnement identique s’applique aux lapsus, repris sous le point (d) ci-

dessus :

(5) Viviane est prête …, euh ! je veux dire Violette.

De nouveau, hors contexte, on ne peut pas déterminer la classe de comparaison de

prête, ce qui implique que l’assignation de valeurs sémantiques aux constituants

syntaxiques de (6) ne livre pas une proposition complète. Or l’exemple en (7) suffit à

établir que (6) rapporte un acte locutoire qui possède un contenu propositionnel :

(6) L a dit que Viviane était prête.

(7) L a dit que Viviane était prête, mais ce n’est pas ce qu’il avait à l’esprit.

Enfin, tout suggère que, lorsqu’ils se laissent interpréter, les « malaproprismes »,

également listés sous (d), véhiculent un contenu propositionnel complet. Prenons

l’exemple, désormais connu, de Cappelen et Lepore (1997b) :

(8) Nicolas : Mon papa est un philtosophe.

On peut nier (8) de deux façons différentes. Tout d’abord, le papa de Nicolas peut

répondre par une négation métalinguistique (cf. Horn 1989) :

(9) Non, Nicolas, je ne suis pas un philtosophe, je suis un philosophe.

Mais un père très à cheval sur son métier peut aussi nier la proposition exprimée par

Nicolas :

(10) Non, Nicolas, je suis un linguiste.

Afin de maintenir la différence entre les deux types de négation, Bach devrait

soutenir que la proposition niée en (10) n’est pas le contenu de l’acte locutoire de (8),

mais une ou la proposition assertée par Nicolas. Comme philtosophe n’est pas un mot

français, le contenu sémantique de (8) (au sens de Bach, s’entend) ne saurait constituer

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 172

une proposition ; de même, Bach devrait accepter qu’en (11), aucun contenu

propositionnel n’est attribué à Nicolas :

(11) Nicolas a dit que son père est un philtosophe.

Mais (11) prête à sourire justement parce que c’est une citation « mixte », par laquelle

on rapporte un contenu tout en imitant la manière dont il a été initialement produit.

Il existe plusieurs analyses de (11) dans la littérature, qu’on peut ranger sous

trois étiquettes : sémantique, pragmatique et sémantico-pragmatique ; pour conclure

cette section, voyons pourquoi aucune d’entre elles ne milite en faveur de la théorie de

Bach.

Cappelen et Lepore (1997b) utilisent la notion de samesaying de Davidson

(1969b ; 1969c ; 1979) : d’après eux, (11) est vrai si, et seulement si, il existe une

énonciation telle que (a) Nicolas l’a produite, (b) elle rentre dans une relation de

samesaying avec la clause subordonnée, et (c) philtosophe en (11) rentre dans une relation

de sametokening, c’est-à-dire d’identité de signifiant, avec le token de philtosophe de (8).

Dans l’analyse du discours indirect esquissée par Davidson, la relation de samesaying

consiste en une synonymie de contenus, ce qui exclut d’office l’hypothèse que la

subordonnée de (11) n’exprime pas une proposition complète. Certes, Cappelen et

Lepore (1997a) se donnent une relation de samesaying plus lâche :

[…] it’s no role for semantic theory to place a priori constraints on what can samesay what.

Whether two utterances samesay each other often depends on non-semantic considerations.

Competent speakers of English, those who competently use the ‘says that’ locution, are able

to render such judgements. Having such competence consists, in part, in being able to judge

whether a given report is correct or incorrect, accurate or inaccurate, misleading or exactly

what the speaker said. (Cappelen et Lepore 1997a, 291)

Mais le fait qu’ils en appellent, dans ce passage, à la compétence linguistique montre

bien qu’il s’agit toujours d’une relation entre les contenus, et non d’une relation entre

des formes dont l’identité pourrait demeurer accessible à des locuteurs qui ne

maîtriseraient pas la langue des énoncés analysés (et seraient donc incapables de leur

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 173

donner du sens). Du reste, l’originalité de Cappelen et Lepore (1997b) réside

précisément en ce que la relation davidsonnienne de sameysaying se voit combinée,

chez eux, à la relation de sametokening qui se limite, quant à elle, à un rapport entre

signifiants.89 Par conséquent, même du point de vue de Cappelen et Lepore, il faut

qu’un contenu propositionnel complet soit rapporté par (11).

D’après l’analyse pragmatique que Recanati (2000, 259-315) offre de (11),

philtosophe se trouve sous la portée de l’opérateur déférentiel (voir chapitre 2, point 3.2)

qui le projette sur la signification (le caractère) que ce mot possède dans l’idiolecte de

Nicolas. Cette approche se situe doublement en porte-à-faux vis-à-vis de la position de

Bach : elle implique non seulement que (11) rapporte un contenu propositionnel, mais

aussi que ce contenu propositionnel résulte d’une interprétation pragmatique de l’acte

phatique.

Alors que pour Recanati, la déférence ainsi à l’œuvre consiste en un

enrichissement pragmatique, Benbaji (2003 ; 2004) propose une solution mixte en

trois temps. Il commence par enrichir le contexte sémantique, que Kaplan (1989a)

limite aux paramètres temps, lieu, monde, locuteur, en y introduisant le paramètre locuteur

à qui on fait écho (locuteure) ; ensuite, il considère que les énoncés (8) et (11) ne sont

grammaticaux qu’à condition de postuler des guillemets autour de philtosophe ; enfin, il

attribue aux guillemets une valeur sémantique double — d’une part, ils réfèrent au

paramètre locuteure du contexte ; d’autre part, ils projettent le matériel sous leur portée

sur le contenu qu’il aurait pour le locuteure (pour des critiques, voir De Brabanter 2005).

On pourrait croire, dès lors, qu’il suffirait à Bach d’adopter l’analyse de Benbaji pour se

rendre capable de maintenir que la subordonnée en (11) exprime un contenu

locutoiremin propositionnellement complet, constitué en dehors tout contexte

pragmatique. Mais, comme le souligne Benbaji (2004), le fonctionnement sémantique

ainsi attribué aux guillemets se rapproche davantage du fonctionnement des déictiques

89 Il n’est pas clair, par ailleurs, que Cappelen et Lepore arrivent à distinguer ces deux relations

(Tsohatzidis 2003). Pour d’autres critiques de leur analyse, voir notamment Recanati (2001b) et De

Brabanter (2005).

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 174

comme celui-ci ou celui-là, que de celui des indexicaux « purs » je, ici et maintenant : en

effet, on peut faire écho à une infinité de locuteurs qui varient selon le contexte,

comme on peut faire référence à une infinité de demonstrata. Or Bach (2005, 39 ;

également Soames 2005, 380-381) reconnaît lui-même que la signification des

déictiques ne suffit pas à déterminer un référent sans que soient pris en compte des

éléments pragmatiques comme la saillance contextuelle et les intentions

communicatives de L. En effet, le contexte, tel que le définit minimalement Kaplan,

n’inclut aucun geste démonstratif, ni aucune intention démonstrative, bien que l’un

(Kaplan 1989a ; Reimer 1991) ou l’autre (Kaplan 1989b ; Bach 1992) de ces éléments

doivent participer, avec la signification linguistique, à la détermination du

demonstratum (voir aussi Recanati 2000, 298 ; 2001b).

2 Le minimalisme sémantique Nous venons de voir que le locutoire est toujours propositionnel. Cependant,

cela ne nous autorise pas encore à dire qu’il naît d’une interprétation contextuelle de

l’acte phatique, comme nous l’avons maintenu. Pour les partisans du minimalisme

sémantique propositionnel, le contenu de n’importe quel énoncé qui ne contient pas

d’indexicaux comme je, ici et maintenant se détermine entièrement à partir de la

signification linguistique et reste stable à travers tous les contextes d’énonciation

(Cappelen et Lepore 2005b, 2005a ; Borg 2002). Un tel contenu sémantique minimal

ne pourrait-il pas prendre la place que nous avons voulu assigner au contenu locutoire ?

Nous allons le voir à présent, une pareille conception du contenu sémantique livre, en

réalité, des prédictions empiriques erronées.

L’intuition que, hors contexte, des exemples comme (1) ci-dessus n’expriment

aucune proposition complète se justifie, généralement, par l’instabilité que

manifestent les conditions de vérité des tokens correspondants :

(1) Jean est grand. [répété]

Imaginons, par exemple, que (1) soit énoncé dans une conversation entre la maman de

Jean (huit ans) et le pédiatre (désormais, contexte C1) : ici, (1) est vrai. Imaginons,

ensuite, le même énoncé dans le contexte d’une conversation entre la maman de Jean

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 175

et l’entraîneur de l’équipe de basket-ball de son collège (désormais, contexte C2) : dans

de telles circonstances, on jugera (1) comme faux.

Face à de tels arguments, Cappelen et Lepore soutiennent que, dans n’importe

quel contexte, le contenu sémantique de (1) projette fonctionnellement tous les

mondes possibles où Jean est grand sur la valeur VRAI ou, de manière équivalente,

s’explicite grâce au bi-conditionnel tarskien qui suit :

(12) ‘Jean est grand’ est vrai si et seulement si Jean est grand.

Si une telle analyse associe, effectivement, un contenu complet aux énoncés-

types, elle n’apporte, en revanche, aucune information quant à la proposition minimale

qu’elle livre en output. Cappelen et Lepore devraient, semble-t-il, nous expliquer ce

que serait un monde où Jean est grand (tout court) ; en d’autres termes, ils devraient

nous dire ce qu’est cette propriété d’être grandtout-court, sans référence à aucune classe

de comparaison.90 On aimerait également comprendre comment (1) peut, malgré tout,

recevoir des valeurs de vérité différentes dans deux mondes possibles — ceux qui

correspondent à C1 et C2 — métaphysiquement équivalents (du moins quant aux

aspects pertinents pour l’interprétation de (1) et où, par conséquent, les propriétés de

Jean ne sauraient fluctuer entre grandtout-court et ¬grandtout-court).

La réponse de Cappelen et Lepore s’articule en deux temps. Premièrement, le

travail du linguiste ou du sémanticien ne doit pas se confondre, d’après eux, avec la

tâche du métaphysicien, qui peut, lui, éventuellement s’attacher à analyser la propriété

d’être grandtout-court. La sémantique se bornerait donc à rendre compte de notre

capacité à générer et à comprendre un nombre infini d’énoncés dans une langue

donnée, et ce de façon à modéliser de manière satisfaisante la compétence linguistique

des locuteurs. Or une théorie qui prédirait, pour une langue donnée, toutes les

90 On se souviendra que le même problème surgit si l’on tente de construire la fonction biologique

des adjectifs gradables hors contexte (voir la sous-section 3.3 du chapitre précédent).

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 176

conditions de vérité tarskiennes du type (12) suffirait à modéliser la compétence

linguistique des locuteurs de cette langue (cf. Davidson 1967b, 1969c).91

Quant à la différence observée entre les divers contextes d’énonciation, elle

s’explique, d’après Cappelen et Lepore, par la disponibilité d’un même énoncé-type

pour accomplir une infinité d’assertions différentes. Cependant, les auteurs nous

mettent en garde : le contenu asserté ne doit, en aucun cas, être confondu avec le

contenu sémantique. Tandis que ce qui est asserté dépend du contexte large et doit

rester un objet d’étude pour la pragmatique, le contenu sémantique est commun à

toutes les occurrences (à tous les tokens) d’un même énoncé-type.

Afin de prouver la nécessité théorique d’un contenu sémantique invariant,

Cappelen et Lepore nous invitent à considérer des rapports de discours inter-

contextuels (RDIC). Prenons un premier contexte (C1) où la maman de Jean énonce

(1) dans le but d’asserter (13) :

(13) Jean est grand pour un enfant de huit ans.

Prenons un second contexte (C2), où en énonçant (1) la maman de Jean asserte (14) :

(14) Jean est grand pour un joueur de basket-ball.

Imaginons maintenant un troisième contexte C3, où un tiers rapporte ce que la

maman de Jean a dit en C1 et en C2 :

(15) En C1 et en C2, la maman de Jean a dit que Jean est grand.

Ce qui est rapporté en (15), soutiennent Cappelen et Lepore, est le contenu commun à

toutes les énonciations de (1) — le contenu sémantique minimal. La divergence entre

les contenus assertés et les contenus minimaux rend le contenu rapporté par (15)

accessible à un auditeur qui ignore tout des propriétés des contextes C1 et C2, et donc

des contenus qui y ont été assertés.

91 Si Cappelen et Lepore se réclament de Davidson, il faut noter que leur théorie ne satisfait pas

l’exigence minimale qui pèse sur l’interprétation radicale : il n’y a pas, chez eux, d’adéquation à la

pratique qui consiste, de la part des locuteurs, à traiter un énoncé donné comme vrai dans certaines

circonstances et comme faux dans d’autres (pour une discussion particulièrement éclairante, voir

Neale 2001).

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 177

Dans un premier temps, nous voudrions montrer qu’on peut douter de la

pertinence des RDIC lorsqu’il s’agit de détecter le contenu sémantique commun à

toutes les assertions. Cette critique nous conduira à formuler un argument définitif

prouvant qu’aucune théorie sémantique valide ne saurait se construire sur des bases

minimalistes.92

Prenons exactement le même scénario qu’auparavant, avec la différence qu’au

lieu de (1), la maman de Jean énonce (13) en C1 et (14) en C2.93 Il est encore et toujours

possible de rapporter, de manière vraie, ces deux énonciations par (15). Mais que

devient alors le statut du contenu rapporté : minimal ou « moins que minimal » ?

D’après l’analyse la plus naturelle des RDIC, et qui est compatible avec notre

définition du locutoire, la classe saillante en C3, lors de l’énonciation de (15), reste

indéfinie ; grand s’y lit comme grand pour une chose ou l’autre. Dès lors, tant les contenus

que (1) recevrait en C1 et C2 ([Jean est grand pour un enfant de huit ans] et [Jean est

grand pour un joueur de basket-ball], respectivement), que les contenus de (13) et de

(14), impliqueraient le contenu rapporté par (15).

Deux voies s’offrent à Cappelen et Lepore afin de contrer une telle analyse anti-

minimaliste. La première consisterait à accepter que le contenu du rapport en (15) est

véri-conditionnellement impliqué par les contenus sémantiques de (13) et de (14),

tandis qu’il existe un autre lien entre (15) et le contenu minimal de (1). Cappelen et

Lepore devraient donc postuler que le contenu sémantique minimal ne se réduit pas à

n’importe quel contenu véri-conditionnellement impliqué par tous les tokens de

l’énoncé-type ; il faut qu’il soit rapporté, dans les RDIC, à l’aide d’une clause

syntaxiquement isomorphe avec les tokens originaux. Cependant, une telle restriction

ne constitue pas une réponse, car elle ne fait que décrire les cas où le contenu impliqué

est aussi sémantiquement minimal. Or il faut encore prouver que la relation

d’implication n’épuise pas le phénomène examiné.

92 Pour d’autres arguments contre Cappelen et Lepore, voir, par exemple Recanati (à paraître-a),

Bach (inédit) et Montminy (2006). 93 L’argument qui suit nous a été suggéré par Marc Dominicy.

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 178

La seconde réaction serait de rejeter l’analyse en termes d’implication véri-

conditionnelle comme simplement inadéquate. Toutefois, il semble impossible de nier

l’existence de tout lien logique entre grand pour X (où X est une classe de comparaison)

et grandtout-court, sous peine d’endosser la conclusion absurde que les propriétés d’être

grand tout court et d’être grand pour X n’entretiennent qu’un rapport accidentel. Lors

d’une conversation, Hermann Cappelen nous a suggéré qu’un tel lien existe, tout en

étant plus faible que l’implication véri-conditionnelle. Une telle prise de position

équivaudrait à admettre qu’un individu peut être grand, par exemple, pour un joueur

de basket-ball sans être grandtout-court ; en d’autres termes, (16) ne serait pas

logiquement faux :

(16) Jean est grand pour un joueur de basket-ball et il n’est pas grandtout-court.

Gageons que Cappelen et Lepore rejetteraient notre questionnement sur la fausseté de

(16) comme une interrogation métaphysique sur les relations qu’entretiennent les

différentes propriétés en cause. Néanmoins, à force de déléguer du travail au

métaphysicien, le minimalisme finit par vider la sémantique de toute sa substance. En

effet, si le minimaliste choisit de ne pas se prononcer sur la fausseté logique de (16), il

s’interdit, par la même occasion, de stipuler que (17), pris en dehors de tout contexte

d’énonciation, est une contradiction dans les termes :

(17) Jean est grand et Jean est petit.

Or une des tâches centrales dévolues à une théorie sémantique pour une langue Lg est

bel et bien de prédire, de façon correcte, les inférences que les locuteurs de Lg peuvent

tirer, en vertu de leur seule compétence linguistique, à partir d’un ensemble

d’expressions bien formées de Lg. Et Cappelen et Lepore prétendent nous offrir une

théorie sémantique en bonne et due forme :

Semantic Minimalism is a good theory [because] it can explain all the data a semantic theory

should explain. (Cappelen et Lepore 2005b, 151, italiques dans le texte)

Cependant, si l’on admet que grandtout-court est impliqué véri-conditionnellement

par grand pour X (où X est toujours une classe de comparaison), les conséquences ne

sont pas moins désastreuses pour le minimalisme sémantique.

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 179

Si (13) comme (14) impliquent véri-conditionnellement (1), il s’ensuit que (18)

implique véri-conditionnellement (19) et (20) :

(18) Jean n’est pas grand.

(19) Jean n’est pas grand pour un joueur de basket-ball.

(20) Jean n’est pas grand pour un enfant de huit ans.

Comme nous venons de le rappeler, une des tâches fondamentales du sémanticien

consiste à étudier les relations d’implication. Or la non-validité d’une inférence

conduisant de (18) à (19) ou à (20) semble difficilement contestable. Pour s’en

convaincre, il suffit d’insérer ces énoncés sous la portée d’un opérateur logique :

(21) S’il ne peut pas faire partie de l’équipe de basket-ball, Jean n’est pas

grand.

(22) S’il ne peut pas faire partie de l’équipe de basket-ball, Jean n’est pas

grand pour un joueur de basket-ball.

(23) S’il ne peut pas faire partie de l’équipe de basket-ball, Jean n’est pas

grand pour un enfant de huit ans.

Si (20) est véri-conditionnellement impliqué par (18), (23) l’est forcément par (21). Mais,

quel que soit le contexte (minimal ou non-minimal) où s’interprète (21), il est évident

qu’il existe des circonstances d’évaluation qui rendent (23) faux tout en vérifiant (21) et

(22).

Par contre, si l’on accepte, comme nous, que (22) et (23) n’acquièrent du sens

que dans un contexte d’énonciation où grand est complété par une classe de

comparaison, les énoncés (18) et (21) ne sauraient recevoir un contenu propositionnel

qui impliquerait à la fois (19) et (20), ou (22) et (23). 94

94 Montminy (2006) adresse des objections très similaires à Cappelen et Lepore. Cependant, il en

appelle aux intuitions des locuteurs dans les contextes d’énonciation — rhétorique inefficace contre

Cappelen et Lepore, dont l’habitude est de rejeter ce genre d’argument comme une confusion entre

les contenus assertés et le contenu sémantique, indépendant de toute intuition conversationnelle.

MacFarlane (à paraître) observe que si grand pour X implique grandtout-court, alors n’importe quel

individu est grandtout-court, car n’importe quel individu est grand par rapport à au moins une classe

de comparaison. De même, n’importe quel individu serait aussi petittout-court, car pour chaque

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 180

3 Le relativisme sémantique Il existe une troisième option théorique pour qui voudrait que l’interprétation

sémantique de la signification linguistique suffise à dériver le contenu propositionnel

communiqué en contexte : c’est le relativisme sémantique.95 Selon Predelli (2005a,

chapitre 4 ; 2005b), l’erreur fondamentale, commise tant par le contextualisme que par

le minimalisme, consisterait à assimiler les circonstances d’évaluation à des états de

choses objectifs, c’est-à-dire à des mondes possibles. Or une circonstance d’évaluation

devrait plutôt se concevoir comme un point de vue sur un état du monde. Soit

l’ensemble W = {w1, w2, …, wn} des mondes possibles, conçus comme des états de

choses objectifs. Soit l’ensemble Ω = {ε1, ε2, …, εn} des circonstances d’évaluation. Les

différents points de vue peuvent être définis comme des fonctions α1, α2..., prenant

particulier, il se trouve, assurément, au moins une classe de comparaison par rapport à laquelle ce

particulier est petit. Il s’ensuivrait que chaque individu est grand et petit en même temps. Le

raisonnement de MacFarlane comporte un présupposé métaphysique que Cappelen et Lepore

pourraient légitimement contester, à savoir que, pour chaque particulier x et chaque circonstance

d’évaluation, il existe au moins deux ensembles distincts d’individus auxquels x appartient. 95 Nous ne discuterons pas le modèle relativiste proposé par MacFarlane (2005). Les valeurs de

vérité s’y déterminent par rapport à une paire formée par le contexte d’énonciation CE et le contexte

d’évaluation CA, défini comme le contexte où, face à une objection valable, L serait prêt à rétracter

son assertion, tant en CE qu’en CA. Nous doutons cependant qu’une théorie sémantique véri-

conditionnelle puisse se bâtir sur la seule notion d’assertion. Ce type d’approche diffère du

« contextualisme non-indexical » défendu par MacFarlane (à paraître) : l’ensemble des

circonstances d’évaluation Ω = {〈α1, w〉, 〈α2, w〉, …, 〈αn, w〉, …, 〈α1, wn〉, 〈α2, wn〉, …, 〈αn, wn〉} y

est constitué par des paires de points de vue et de mondes possibles (Ω est donc le produit cartésien

de l’ensemble Π de points de vues et de l’ensemble W de mondes possibles). Cependant, tandis que

MacFarlane conçoit les points de vues comme des fonctions des propriétés (ou des caractères) vers

les intensions, les intensions restent des fonctions de circonstances d’évaluation vers des valeurs de

vérité. Une telle définition de l’intension est tout simplement inintelligible. La fonction point de

vue α projette grand sur l’intension ι : α = 〈grand, ι〉. Or comme le domaine de ι contient, entre

autres, 〈α, w〉, c’est-à-dire 〈〈grand, ι〉, w〉, la définition est clairement circulaire. Quoi qu’en dise

MacFarlane, sa théorie n’est pas une simple version notationnelle du relativisme de Predelli,

discuté ici.

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 181

comme argument un monde possible et comme valeur une circonstance d’évaluation.

Le sens ou l’intension d’un énoncé reste, comme chez Kaplan, une fonction ι qui

projette des circonstances d’évaluation sur des valeurs de vérité.

Bien que Predelli discute d’un exemple différent, notre argumentation ne

souffrira pas si nous reprenons l’exemple (1) et notre scénario où C1 est la conversation

de la maman de Jean avec le pédiatre, et C2 la discussion sur l’inclusion de Jean dans

une équipe de basket-ball :

(1) Jean est grand. [répété]

D’une part, nous pensons que les conclusions ainsi tirées s’étendent aisément à

d’autres adjectifs, et d’autre part, il suffit d’un exemple dont l’interprétation nécessite

l’intervention du contexte large pour montrer que le niveau phatique ne suffit pas à

l’attribution du contenu propositionnel à un énoncé-token.96 Dans notre exemple, C1

et C2 correspondent tous deux à un même monde w — le nôtre — mais, ferait

remarquer Predelli, pas à une même circonstance d’évaluation ; les points de vue y

étant différents : α1(w) ≠ α2(w). Par contre, le sens (ou l’intension) de (1) resterait

constant(e) à travers C1, C2 et, en fait, n’importe quel autre contexte d’énonciation : le

sens de (1) projetterait, dans la théorie relativiste, des circonstances d’évaluation, elles-

mêmes valeurs des fonctions α1, α2..., sur des valeurs de vérité. La sémantique ne

pourrait pas énumérer toutes les circonstances d’évaluation, ni leur assigner à toutes

une valeur de vérité ; elle ne pourrait donc pas expliciter pleinement le sens de (1).

Mais elle prédit que (1) ne reçoit pas nécessairement une et une seule valeur de vérité

dans un même monde possible. Notons « ι(Jean est grand) » l’intension de (1). Pour rendre

compte des intuitions contextualistes, il suffit d’imaginer que

ι(Jean est grand)(α1(w)) ≠ ι(Jean est grand)(α2(w))

c’est-à-dire que les deux circonstances d’évaluation correspondent à deux points de

vues différents sur le monde actuel. Si Predelli a raison, on devrait pouvoir capter

l’hétérogénéité entre C1 et C2 sans avoir à postuler, pour autant, une « complétion » de 96 Nous avons bénéficié, ici, de discussions avec Stefano Predelli.

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 182

grand par une classe de comparaison, ce qui permettrait de sauvegarder une notion

minimale, kaplanienne, du contexte.

Le tour est-il joué pour autant ? Pas le moins du monde !

Pour être une alternative viable aux théories sémantiques traditionnelles, dont

l’une des vertus est d’être compositionnelles, le relativisme doit pouvoir associer une

interprétation non seulement aux éléments isolés, mais aussi aux énoncés dans leur

totalité, et ce en fonction du sens de leurs éléments. En d’autres mots, le relativisme

doit pouvoir assigner une valeur de vérité à un énoncé dans sa totalité, couplé à un seul

contexte, par rapport à une même circonstance d’évaluation. Moralité : il est interdit

de changer de point de vue au cours d’un seul et même énoncé — en perdant le

contexte large, le relativisme perd la possibilité de faire intervenir les points de vue

localement.

Modifions légèrement notre exemple. Plaçons-nous en C1. La maman de Jean

dit :

(24) Vous savez, Jean est encore petit, bien qu’il soit grand pour un enfant de

huit ans.

Le pédiatre répond :

(25) Oui, c’est vrai que tout en étant encore un petit garçon, Jean est grand.

L’expression d’accord du pédiatre impose un point de vue identique aux deux

exemples ; deux locuteurs ne peuvent s’accorder sur la valeur de vérité d’une

proposition que s’ils considèrent que cette valeur de vérité est attribuée par rapport à

une même circonstance d’évaluation (voir Lasersohn 2005 ; MacFarlane 2007). On

évalue donc (24) et (25) dans la même circonstance d’évaluation. Rappelons-nous aussi

qu’il est interdit de changer le point de vue au cours de l’interprétation de l’énoncé. En

d’autres mots, notamment sous peine d’être incapable d’attribuer un contenu à (26), on

ne saurait dire que dans (24) Jean est encore petit et Jean est grand pour un enfant de huit ans

ne se voient jamais évalués dans la même circonstance d’évaluation :

(26) Si Jean est encore petit mais grand pour un enfant de huit ans, alors il

fait plus que son âge.

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 183

On pourrait objecter ici que tous les exemples invoqués contiennent des

marqueurs de contraste comme mais, bien que et tout en étant.97 Toutefois, quel que soit

le point de vue que l’on adopte sur la sémantique de telles constructions, elles ont au

moins le statut logique de la conjonction. En outre, le fait qu’il y ait contraste entre

petit et grand ne fait que confirmer l’intuition contextualiste que ce contraste s’instaure

entre deux classes de comparaison (ou deux points de vue, déterminés localement).

Par conséquent, la théorie de Predelli prédit que l’intension de grand et

l’intension de petit projettent, toutes les deux, la même circonstance d’évaluation

ε1 = α1(w) sur VRAI.

Essayons le même raisonnement en C2. L’entraîneur dit :

(27) Jean est grand, mais il est petit pour un joueur de basket.

Son assistant répond :

(28) Oui, c’est vrai : Jean est petit, même s’il est grand pour un enfant de son

âge.

Quel que soit le point de vue α2, il est le même en (27) et en (28). La théorie de Predelli

prédit que l’intension de grand et l’intension de petit projettent, toutes les deux, la

même circonstance d’évaluation ε2 = α2(w) sur VRAI.

On le voit, cet argument peut être généralisé à n’importe quel point de vue. Par

conséquent, le relativisme débouche sur une théorie sémantique d’après laquelle petit

et grand sont équivalents.

Et il y a (encore) pire. Imaginons deux suites possibles au dialogue entre la

maman de Jean et le pédiatre. Dans l’un et l’autre cas, la maman exprime son accord ;

la circonstance d’évaluation ne change donc pas :

(29) Eh oui ! Jean n’est pas petit, mais ce n’est pas encore un adulte.

(30) Eh oui ! Jean n’est pas grand, bien qu’il ne soit pas petit pour son âge.

De même, l’entraîneur, en C2, peut répondre par (31) ou par (32) ; dans les deux cas, le

point de vue reste le même que pour (27) et (28) :

97 Merci à François Recanati d’avoir attiré notre attention sur ce point.

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Chapitre 7 : Le contenu et le contexte 184

(31) Eh oui ! Jean n’est pas petit, mais il n’est pas assez grand pour jouer dans

notre équipe.

(32) Eh oui ! Jean n’est pas grand, bien qu’il ne soit pas petit pour un enfant

de son âge.

On l’aura compris, non seulement le relativisme doit considérer comme

équivalents petit et grand, mais aussi, petit, non petit, grand et non grand. Par conséquent,

si l’on accepte le relativisme, on accepte que n’importe quelle proposition est

compatible avec n’importe quelle autre.98

98 Précisons qu’une approche qui considérerait que les circonstances d’évaluation sont des paires

〈point de vue, monde〉 — à supposer que la composante point de vue puisse être définie d’une

manière plus éclairante que celle de MacFarlane (à paraître) (voir note 95) — ne résisterait pas aux

exemples auxquels nous venons de soumettre la théorie de Predelli, car le fait de localiser le point

de vue dans la circonstance d’évaluation, et non dans le contexte, empêche, lui aussi, de changer de

point de vue localement.

Page 190: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

185

Conclusion de la deuxième partie

Au chapitre 4, le premier de cette deuxième partie, nous avons vu que la

hiérarchie de sens mise en place par Austin se laisse diviser, à la charnière entre

l’illocutoire et le perlocutoire, en accord avec la distinction entre être constitué par et

être accompli au moyen de. Cette articulation fondamentale établit que le phatique est

nécessairement constitué par le phonétique, le locutoire par le phatique et, enfin,

l’illocutoire par le locutoire. Il est parfaitement raisonnable, et cohérent aussi avec la

position d’Austin, de définir l’acte locutoire comme la représentation, sous un mode

psychologique linguistiquement accessible, d’un état Intentionnel. Au chapitre 5, nous

avons défini les modes de présentation psychologiques qui correspondent aux trois

grands types d’états Intentionnels — les croyances, les désirs et les intentions — à

l’aide de la distinction entre conditions de vérité, conditions relationnelles et

conditions descriptives. Ensuite, nous avons contrasté notre conception du locutoire

avec les expressions d’états mentaux qui ne sont pas contraintes par le véhicule

linguistique. La fonction biologique d’un énoncé-token consiste à signifier un état de

choses sous un mode de présentation linguistique Λ, analogue à un certain mode de

présentation psychologique Ψ ; comme les états mentaux s’individuent grâce à la

manière dont le contenu véri-conditionnel se voit appréhendé par l’esprit, on peut dire

que chaque énoncé, pris dans son contexte d’énonciation, représente l’état

Intentionnel déterminé par sa fonction biologique. Notre position consiste donc à

maintenir que le sens propositionnel émerge lors de l’interprétation contextuelle de la

signification linguistique, c’est-à-dire lors de l’interprétation contextuelle du phatique.

Page 191: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Conclusion de la deuxième partie 186

Cette position n’est pas trivialement vraie ; pour cette raison, nous avons tenté de

montrer que, d’une part, le locutoire est toujours propositionnel et que, d’autre part, la

seule interprétation sémantique de l’énoncé-type ne suffit pas à déterminer cette

proposition.

Au terme de cette seconde partie, nous avons réussi à délimiter le contenu des

actes illocutoires — celui des actes locutoires correspondants — sans faire référence à

l’illocutoire et sans réduire le locutoire à la signification linguistique. Nous devons, à

présent, comprendre comment le niveau locutoire s’insère dans une pratique

communicative qui se compose, essentiellement, d’actes illocutoires.

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187

PARTIE III :

DE L’INTERPRÉTATION DES ACTES ILLOCUTOIRES

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188

Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs

« Il n’espère pas que Dieu soit dupe, il le lui suggère à tout hasard. » (Antoine Blondin, Un singe en hiver)

Dans la première partie de cette thèse, nous avons identifié plusieurs défis dont

n’importe quelle théorie des actes assertifs et, plus généralement, des actes

illocutoires, doit triompher pour être adéquate. Une de ces difficultés est de définir le

contenu de l’assertion d’une façon qui ne réduise pas celui-ci à la signification

linguistique ; lorsqu’on y ajoute la nécessité de faire la différence entre l’assertion et les

formes de communication non manifestes, comme la présupposition informative et les

insinuations, on réalise que le contenu propositionnel des actes illocutoires doit se

définir en amont de la force illocutoire elle-même (voir chapitres 2 et 3). La conception

du locutoire, élaborée dans la partie qui précède, nous permet d’emblée de respecter

cette contrainte. En effet, pour qu’un énoncé (token) puisse accéder au statut d’acte

illocutoire F(p), le contenu p de cet acte doit être le contenu de l’acte locutoire

accompli au moyen de ce même énoncé. Or, comme on l’a vu, le contenu d’un acte

locutoire se voit déterminé par la fonction biologique de l’énoncé, pris dans son

contexte d’énonciation, ce qui exclut tout contenu insinué, impliqué ou encore

présupposé.

Bien entendu, le fait d’être constitué par un acte locutoire Λ(p) demeure une

condition nécessaire, mais non suffisante, pour l’accession au statut illocutoire. Dans

cette troisième et dernière partie, nous complèterons cette condition de façon à

fournir une analyse adéquate des actes assertifs, directifs et commissifs. Nous nous

attacherons aussi à évaluer les conséquences psychologiques du modèle ainsi construit.

Dans le présent chapitre, nous allons nous concentrer sur les actes assertifs. À

ce propos, il faut garder à l’esprit plusieurs exigences supplémentaires. Tout d’abord, la

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 189

théorie proposée doit présenter assez de souplesse pour ne pas exclure les scénarios

kantiens ou les cas avec un A impossible à persuader. Ensuite, elle doit prédire

correctement, et sans surgénérer, les cas où aucune force illocutoire assertive ne sera

attribuée à l’énoncé. Enfin, elle doit pouvoir expliquer l’ubiquité du V-engagement

parmi les actes assertifs et aussi pourquoi certaines assertions semblent produire du J-

engagement. Ci-dessous, nous proposerons un modèle d’interprétation qui tient

compte de ces exigences et qui se base sur l’idée que les assertions fonctionnent

comme des raisons de croire ; cette stratégie placera au centre de notre approche le

statut que le contenu propositionnel revêt par rapport à l’arrière-plan conversationnel.

Dans le chapitre 9, nous étendrons ce modèle aux actes directifs, que nous

analyserons comme des raisons d’agir. Ensuite, au chapitre 10, nous montrerons

comment notre analyse peut rendre compte des actes commissifs. Au chapitre 11, nous

nous proposerons d’étayer ce schéma d’interprétation, et les postulats psychologiques

qu’il entraîne, en examinant certaines données empiriques issues des études sur la

communication chez les enfants et chez les personnes atteintes d’autisme.

1 Les assertions comme raisons de croire La définition des actes assertifs que nous allons proposer maintenant reste très

stalnakerienne dans son esprit. Simplement, au lieu de considérer l’effet que l’énoncé

produit sur l’allocutaire A, nous nous centrerons sur le statut de l’énoncé par rapport à

l’arrière-plan. Dans tout ce qui suit, lorsqu’il sera question d’arrière-plan, le terme

s’emploiera au sens de Stalnaker, exposé au chapitre 3 : l’arrière-plan (désormais, AP)

se compose de tous les mondes possibles qui contiennent toutes les propositions que

les interlocuteurs acceptent mutuellement comme connues (vraies) pour les besoins de

la conversation. Dans cette section, nous voudrions exposer l’idée fondamentale que

l’intention d’asserter que p se réduit, en réalité, à l’intention de pourvoir A d’une raison de croire

que p.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 190

1.1 Les raisons de croire De quel genre de raisons parle-t-on lorsqu’on dit, comme nous venons de le

faire, qu’une assertion que p est une raison de croire que p ? Grice (2001, 37-44) établit

une typologie des raisons qui s’avère très éclairante pour une analyse des actes assertifs.

Un premier groupe est constitué par les raisons que Grice dit « explicatives ».

Quand on attribue à quelque chose le statut de raison explicative, cette assignation

revêt la forme :

R est la raison de/pour F

et implique, par conséquent, à la fois l’existence de R et celle de F. Par exemple, dans

(1), la friabilité du sol fournit une raison explicative pour l’écroulement du pont, dont

l’existence est présupposée :

(1) La friabilité du sol est la raison pour laquelle ce pont s’est écroulé.

Nous tentons d’élaborer ici une théorie qui rende compte de l’attribution de

forces illocutoires aux énoncés. Nous ne saurions nous contenter, dès lors, d’une clause

qui, dans une perspective à la troisième personne, définirait l’assertion par l’explication

d’une certaine croyance, installée dans l’esprit de A. Premièrement, une telle

définition ne capterait pas le fait qu’une assertion doit être une raison du point de vue

de A et non du point de vue d’un analyste extérieur ; or il faut exclure, de la classe des

assertions, les énoncés qui provoquent causalement des croyances sans être pour

autant des raisons de croire aux yeux de A. Grice (1957, 220-221) donne l’exemple d’une

personne chez qui un certain type d’énonciation ayant p comme contenu

propositionnel provoquerait automatiquement un certain état mental. Dans le même

ordre d’idées, on pourrait imaginer un A qui ne comprenne pas le français, mais qui se

trouve instruit à croire qu’il pleut dès qu’il entend un énoncé contenant le phonème

/i/ ; on hésitera à dire que, face à un tel A, j’ai réussi à asserter qu’il pleut en disant « Il

pleut », même si cette énonciation est la raison explicative (et la cause) de la croyance

de A qu’il pleut. Deuxièmement, une assertion que p n’implique évidemment pas que

A croie que p (avec cette assertion comme raison) — même si nous serons amenés à

nuancer cette affirmation plus bas.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 191

Le second type de raisons (qui, en fait, se trouve à la troisième place dans

l’exposé de Grice) ne fera pas l’affaire non plus ; cette fois-ci, l’assignation prend la

forme :

La raison de X pour F était que /de R

où X est un agent et F une action, comme dans l’exemple suivant :

(2) Le rayon de soleil qui entra dans la fenêtre de la cuisine fut la raison

pour laquelle Philibert se versa une bonne rasade de cognac de grand

matin.

À nouveau, ces raisons que Grice nomme « justificativo-explicatives »

requièrent l’existence de F. Or nous voudrions éviter que notre définition de

l’assertion entraîne, pour chaque cas où une assertion que p a été produite, que A s’est

effectivement donné la croyance que p avec cette assertion comme raison. En effet,

après que L ait asserté que p, A peut ne pas croire que p ou croire que p avec une autre

raison que cet acte assertif.

Beaucoup plus intéressantes pour nos objectifs sont les raisons du troisième

type, que Grice nomme « justificatives » et dont l’assignation revêt la forme canonique

suivante :

La/une raison (pour X) de F était que R.

Tout d’abord, il est clair qu’un verbe psychologique comme croire peut y

prendre la place de F sans aucun problème. Ensuite, si un fait ou un événement reçoit

le statut d’une raison justificative R pour F, rien n’implique que F a eu ou aura lieu. Il

s’agit là d’un premier résultat positif, car la réduction des assertions à des raisons de

croire n’a de chances d’aboutir qu’à condition que ces raisons ne soient pas factives

quant aux croyances en question.

On peut ainsi comprendre pourquoi les raisons de ce genre relèvent de la

justification et non de l’explication, à la différence des deux types précédents. Toute

procédure explicative vise à reconstruire des prémisses pour une conclusion avérée (cf.

par exemple Mellor 1995, 73-75). Par contre, la justification, au sens que lui donne

Grice, en accord avec l’usage commun — ce qui l’oppose à la justification

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 192

démonstrative dont il a été question au chapitre 1 —, ne réclame pas l’existence de ce

qu’elle vient justifier. Grice (2001, 44-50, 73-87) accorde beaucoup d’importance, en

effet, au caractère systématiquement non-monotone de la relation justificative : la

procédure par laquelle on arrive à une conclusion, que celle-ci porte sur un état de

choses ou s’identifie à la décision d’accomplir une action, est toujours ceteris paribus.

Par exemple, certaines circonstances légitiment les raisonnements en (3) ou en (4) :

(3) Probablement (si A, alors B)

A

∴ B

(4) Désirable (si A, alors B)

A

∴ B

Grice fond ces deux types de raisonnement sous la forme commune (6), où l’opérateur

Acceptable attribue un caractère ceteris paribus à ce qui se trouve sous sa portée.99

(5) Acceptable (si A, alors B)

A

∴ B

Dans sa dimension théorique, qui nous importe dans ce chapitre-ci, Acceptable(p)

signifie, du point de vue d’un certain sujet, que ce sujet juge, toutes choses égales par

ailleurs, que p ; dans sa dimension pratique, que nous envisagerons au chapitre suivant,

Acceptable(p) signifie, du point de vue d’un certain agent, que, toutes choses égales par

ailleurs, cet agent à la volonté de rendre p vrai. Ainsi, on est justifié à agir d’une

certaine manière, ou à conclure à la vérité d’une certaine proposition, à la seule 99 Nous nous sommes volontairement abstenu de préciser la nature de la conclusion en (5). Selon

Davidson (1969a, 37-40), la conclusion d’un raisonnement pratique ceteris paribus correspond à un

jugement inconditionnel du type « Le mieux, c’est de B » ; tandis que chez Grice, qui ambitionne

de construire un système uniforme pour les raisons pratique et théorique, cette conclusion devrait

être l’expression d’une intention. Cependant, comme Grice (2001, 48) l’observe lui-même, le fait

de former une intention de p se réduit, pour Davidson (1978, 99-102), à considérer que, toutes

choses égales par ailleurs, p est la meilleure option.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 193

condition qu’aucune prémisse allant dans le sens contraire ne vienne s’ajouter au

support épistémologique dont on dispose pour soutenir son inférence. Il est évident,

en outre, que l’addition d’une prémisse comme « Acceptable (si A, alors non-B) »

compromet la conclusion, mais qu’elle ne la rend pas impossible non plus — à moins

de correspondre à la probabilité maximale 1 —, car la justification est une affaire de

« poids ».100 Il suffit que le sujet pensant ou l’agent accorde assez de poids (un degré de

probabilité ou de désirabilité assez haut) à la première prémisse « Acceptable (si A, alors

B) » pour que l’inférence ait quand même lieu. On voit aussi pourquoi, toujours d’après

Grice, les raisons justificatives sont sujettes à une relativisation implicite ou explicite

par rapport à un agent. Le poids justificatif d’une prémisse, qu’elle soit pratique ou

aléthique, s’évalue par rapport à un ensemble restreint de propositions qui joue, à ce

moment-là, le rôle d’une « évidence totale » (voir Hempel 1965).

Ainsi, une conjonction justificative de prémisses permet, mais ne garantit pas,

un certain processus inférentiel — dans le cas des raisons de croire, un raisonnement

théorique. Évidemment, tout ce qui vient d’être dit à propos de (5) vaut, mutatis

mutandis, pour (6) ; la seconde prémisse dote A d’un poids suffisant pour dériver, de

manière non-démonstrative, la conclusion B :

(6) Si A, alors B

Acceptable (A)

∴ B

On peut stipuler, à la suite de Recanati (1987, 185-186), que R est une raison de

croire que p dans un contexte C si, et seulement si, il existe un Z ⊆ C, tel que Z permet

de conclure p de R, mais qu’on ne peut pas conclure p de Z pris isolément ; en d’autres

termes, R doit être à la fois nécessaire et suffisante pour justifier p dans Z. Comme Z

peut être un sous-ensemble strict de C, l’existence d’une raison de croire que p

100 D’après Grice (2001, 39-40), ceci explique pourquoi, lorsqu’on parle de raisons justificatives, le

substantif anglais reason peut fonctionner comme un terme de masse (cf. « He had reason to think

that she was late »). En français, l’emploi de quelque illustre le même phénomène (comparer « J’ai

quelque raison de le croire », « J’ai quelque argent » versus « *J’ai quelque voiture »).

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 194

n’implique pas l’inexistence d’une raison R’ de croire que ¬p ; mais si C = Z, il est

possible pour R de fonder, ceteris paribus, la conclusion effective que p.

1.2 Le contexte de l’assertion Nous venons de postuler qu’une assertion que p, lorsqu’elle est couronnée de

succès, devient une raison pour A de croire que p. Autrement dit, le succès assertif est

lié à l’interprétation donnée par A de l’énoncé de L : un énoncé E n’a la valeur d’une

assertion que p que si A interprète E de telle sorte que son occurrence constitue, pour

A, une raison de croire que p.

Mais, à ce stade, notre définition est encore incomplète. Représentons-nous,

pour plus de facilité, l’ensemble des croyances de A comme l’ensemble D des mondes

possibles qui sont compatibles avec ce que A tient pour vrai. Est-il correct d’exiger,

pour qu’un énoncé soit une assertion que p, qu’on puisse conclure p à partir d’un

D’ ⊆ D ? Certainement pas. Imaginons que je sache, ou que je tienne pour certain,

qu’une certaine proposition p est fausse ; imaginons, de plus, que cette croyance ne

fasse pas partie de ce qui est mutuellement accepté par vous et moi, c’est-à-dire qu’elle

n’appartienne pas à l’AP stalnakerien ; supposons, enfin, que l’AP ne contienne rien

qui concerne votre avis au sujet de p.101 Dans de telles circonstances, on ne voit pas

pourquoi vous ne pourriez pas asserter que p avec succès ; pourtant, par rapport à D,

une énonciation de contenu p ne peut pas être une raison, pour moi, de croire que p,

car ¬p est vrai dans tout monde possible appartenant à D.

Par conséquent, un candidat E au titre d’assertion que p doit, pour réussir,

constituer une raison de croire que p non pas par rapport à l’ensemble des croyances

de A, mais par rapport à l’AP. En d’autres termes, l’AP doit inclure un sous-ensemble,

strict ou non, de mondes possibles qui soit tel qu’on ne puisse conclure p à partir de ce

seul ensemble, mais dont la conjonction avec l’occurrence de E permette de conclure

101 Nous nous exprimons tantôt comme si l’AP était un ensemble de mondes possibles et tantôt

comme si c’était un ensemble de propositions. Ce faisant, nous continuons à faire l’hypothèse

standard qu’un monde possible se réduit à l’ensemble des propositions qui y sont vraies.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 195

que p. Cette clause vient compléter la condition nécessaire, dégagée dans la deuxième

partie, qui exige que p soit le contenu de l’acte locutoire accompli par E.

Avant de passer à la section suivante, nous voudrions faire remarquer que la

définition proposée résout, d’emblée, les problèmes rencontrés par l’approche de

Stalnaker face aux cas où A est impossible à persuader ou face aux cas kantiens. Dans

les situations du premier type, il est mutuellement accepté que A ne croira jamais que

p ou que A croit que ¬p ; toutefois, il n’est pas mutuellement accepté que ¬p. Par

conséquent, rien n’empêche de conclure p à partir (d’un sous-ensemble) de l’AP ; rien

n’empêche, en d’autres mots, que l’ajout de l’occurrence de E à au moins un des

mondes qui appartiennent à l’AP rende possible la conclusion que p. Dans les scénarios

kantiens, l’intention d’asserter que p n’implique pas l’intention d’ajouter p à l’AP ; mais

L a bel et bien l’intention de fournir une raison de croire que p. En effet, L a l’intention

que son énoncé permette la conclusion p à partir d’un des mondes de l’AP, sans pour

autant avoir l’intention que le même énoncé garantisse cette conclusion dans le monde

actuel.

2 Quand la force assertive fait défaut Nous venons de montrer qu’en définissant les assertions comme des raisons de

croire, on leur rend la souplesse exclue par le perlocutoire fort, qui s’interdit de traiter

les cas avec un A impossible à persuader et les situations kantiennes. Il faut évaluer,

maintenant, les conditions que nous faisons peser sur l’accomplissement des actes

assertifs en les confrontant à toutes les circonstances où elles ne sont pas remplies.

2.1 Le discours non-littéral En premier lieu, notre approche s’applique aisément aux lectures ironiques, lors

desquelles, nous l’avons dit, aucune assertion littérale n’est accomplie. Reprenons

l’exemple du chapitre 1 : L et A marchent sous une pluie battante et L énonce (7).

(7) Il fait vraiment trop sec. [= (2) du chapitre 1]

Le fait qu’il pleuve fait forcément partie de l’AP. Par conséquent, dans tout monde

possible qui contient l’ensemble des propositions mutuellement acceptées dans le

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 196

contexte de la conversation, il est vrai qu’il pleut ; donc, dans aucun de ces mondes

possibles (7) ne permet de conclure qu’il fait trop sec. Il s’ensuit que, en énonçant (7),

L ne réussit pas à asserter qu’il fait trop sec.

Bien évidemment, il faut, pour qu’il y ait ironie, que l’énonciation ne constitue

pas une raison de croire que p. Cette hypothèse, que nous discuterons plus en détail au

chapitre 11, est en accord avec les travaux expérimentaux qui montrent que la

compréhension d’énoncés ironiques ne prend pas plus de temps que l’interprétation

d’assertions littérales ; ce qui suggère que l’ironie ne mobilise pas d’autres mécanismes

cognitifs que ceux requis pour l’interprétation des assertions littérales (pour un

résumé, voir Gibbs 1994, 107-119). Ainsi, en évaluant la présence ou l’absence de

l’ironie ou, en tous cas, du caractère non-littéral de l’énoncé, on évalue du même coup

la présence ou l’absence de la force assertive. Par contre, si le fait qu’il pleuve ne fait

pas partie de l’AP, alors, dans l’hypothèse où il ne pleut pas, (7) serait une assertion

accomplie avec succès, quoique fausse ou mensongère.

Il est sans doute utile de rappeler, à ce stade, que l’AP n’est jamais qu’une

construction psychologique et subjective ; par conséquent, rien ne garantit que les

conceptions respectives que A et L se font de l’AP se correspondent exactement.

Ainsi, il se peut que L asserte que p alors que, pour A, il est mutuellement accepté que

¬p. Dans un tel cas, A aura le choix entre modifier sa représentation de l’AP, afin de

pouvoir interpréter l’énonciation comme un acte assertif littéral, ou refuser d’attribuer

une force assertive à l’énoncé. La première solution, qui revient à une forme

d’accommodation, exige que A puisse faire des hypothèses quant aux croyances de L ;

en outre, l’accommodation ne sera pas privilégiée lorsqu’elle entraîne un changement

doxastique trop important, comme cela se passerait pour (7).

Remarquons que dans ces deux cas de figure — la modification de l’AP ou le

rejet du statut assertif de (7) A continue à appliquer le principe de charité davidsonien

(Davidson 1967b, 27 ; 1969a, 101 ; 1974b, 153 ; 1977, 200-201 ; 1984, 36-37 ; 1990, 7-21),

selon lequel on maximalise la rationalité des croyances de L afin d’arriver à une

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 197

interprétation cohérente de l’énoncé. L’exemple suivant de Davidson possède la même

structure que le scénario dans lequel A doit interpréter (7) sous une pluie battante :

If you see a ketch sailing by and your companion says, ‘Look at that handsome yawl’ you

may be faced with a problem of interpretation. One natural possibility is that your friend has

mistaken a ketch for a yawl, and has formed a false belief. But if his vision is good and his

line of sight favourable it is even more plausible that he does not use the word of ‘yawl’

quite as you do, and has made no mistake at all about the position of the jigger on the

passing yacht. We do this sort of off the cuff interpretation all the time, deciding in favour of

reinterpretation of words in order to preserve a reasonable theory of belief. (Davidson 1974a,

196)

Prenons maintenant un exemple plus extrême :

(8) Demain, les oreilles de Marie vont tellement grandir qu’elle va pouvoir

voler.

Dans un contexte ordinaire, la représentation de l’AP que va se faire A ne contiendra

pas de mondes compatibles avec le fait que certains êtres humains puissent rivaliser

avec Dumbo. Dans ce cas de figure, (8) ne saurait constituer une assertion accomplie

avec succès ; à la suite de quoi A va probablement envisager une interprétation non-

littérale ou symbolique (au sens de Sperber 1974). Toutefois, A peut aussi appliquer le

principe de charité et modifier sa représentation de l’AP de manière à y inclure la

proposition que L croit vraie la proposition — qui est en fait fausse — que les oreilles

humaines peuvent atteindre, en l’espace d’une nuit, la taille et la musculature

suffisantes pour voler ; une telle modification de l’AP équivaut, bien sûr, à en exclure la

négation de cette même proposition, tout comme la proposition L que croit/sait que

les oreilles de Marie ne deviendront jamais des ailes. Cette fois-ci, (8) constitue une

assertion accomplie avec succès, car son contenu est compatible avec l’AP ; en d’autres

termes, même si, dans ce second contexte, le contenu reste irrationnel du point de vue

de A, l’acte de langage en lui-même reste rationnel par rapport aux croyances de L.

Mais il y a une option supplémentaire, qui consiste à enlever de l’AP toute proposition

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 198

touchant à la propension des oreilles humaines à fonctionner comme des ailes sans y

inclure, par ailleurs, aucune hypothèse sur les croyances de L à ce sujet. Cette stratégie

interprétative équivaut, en fait, à interpréter l’énoncé de L dans un cadre fictif,

« comme-si », incompatible avec la connaissance du réel que possède A (voir Danblon

2002, 132-133). Il est à noter que l’appréhension fictionnelle ne rentre pas en compte

dans des cas ordinaires, tels que (8), où aucune motivation ne peut lui être trouvée :

comme le dit Danblon (2002, 189),

[l]e « comme-si » sert, en quelque sorte, de béquille à une expression difficile […].

En tant que modification de l’AP, l’interprétation en « comme-si » se révèle

évidemment moins coûteuse que l’application du principe de charité — qui, en plus de

la suppression de certaines propositions, requiert que soient faites des hypothèses à

propos de l’état doxastique de L. Mais elle ne permet pas de prédire (directement) les

actions de L et, en général, ne possède aucune pertinence immédiate pour un A placé

dans le monde réel et qui ne réviserait pas ses propres croyances de manière à occulter

le caractère « comme-si » du processus d’interprétation (cf. Danblon 2002, 188-189 ;

2005, 160).

2.2 Contradictions, tautologies et échec présuppositionnel Tout comme la définition de Stalnaker, notre définition prédit correctement

que les énoncés suivants ne sont pas des assertions :

(9) Il pleut et il ne pleut pas. [= (1) du chapitre 3]

(10) Il pleut ou il ne pleut pas. [= (2) du chapitre 3]

(11) L’actuel roi de France est chauve. [= (3) du chapitre 3]

Moyennant la stipulation que la conjonction de l’AP et de l’occurrence de E doit être

consistante, une contradiction telle que (9) ne se laisse évidemment pas déduire. À

l’inverse, une tautologie comme (10) peut se déduire, sans l’appoint de E, de n’importe

quel ensemble de propositions, et donc de n’importe quel sous-ensemble de l’AP.

Enfin, l’AP ne contient, dans les situations réelles et actuelles, que des mondes où la

France est une république. La proposition (11) sera donc toujours fausse ou dénuée de

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 199

toute valeur de vérité classique : quelle que soit la solution choisie, rien ne permettra

de conclure, à partir des mondes possibles qui constituent l’AP, que l’actuel roi de

France est chauve.

2.3 Les énoncés à contenu patent Un troisième point, qui mérite qu’on s’y arrête un peu plus longuement,

concerne les énoncés à contenu patent. Imaginons que A et L continuent leur

promenade sous la pluie, mais que cette fois L énonce (12) :

(12) Il pleut fort aujourd’hui.

Williams (2006, 66, 92-93) — qui considère que les assertions ne sont rien de plus que

des expressions directes de croyances — souligne le rôle important que jouent les

énonciations de vérités patentes dans notre pratique langagière. D’une part, énoncer

quelque chose dont la vérité est mutuellement manifeste permet l’acquisition du

langage :

[…] l’enfant sait […], sous une forme ou une autre, la vérité exprimée par [l’énoncé] et

précisément parce que, de façon préréflexive, il est évident pour l’enfant que la même vérité

est évidente pour le locuteur, l’énoncé du locuteur peut lui donner les mots pour exprimer ce

qu’il croit. Le locuteur dira par exemple « le chat vient de sauter du mur » et, en faisant cela,

il donne à l’enfant les mots pour formuler une croyance que, sous une forme quelconque, il a

déjà du fait qu’il a vu le chat sauter du mur. (Williams 2006, 93)

D’autre part, en dehors des situations d’acquisition, des pratiques langagières de ce

type

[…] remplissent encore d’autres fonctions. Elles nous rappellent que nous partageons le

même monde, que nous avons les mêmes points de repère et nous aident à découvrir nos

convergences et nos divergences. (Ibid.)

En somme, de pareilles prises de parole illustrent ce que Jakobson (1969)

entendait par les fonctions « métalinguistique » et « phatique » du langage : faisant fi de

la transmission d’information, L utilise le médium linguistique pour s’assurer ou

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 200

confirmer qu’il y a partage d’un code et d’un contact. On prendra garde, à ce propos,

de ne pas confondre la fonction phatique de Jakobson avec le niveau phatique d’Austin,

qui équivaut à la signification linguistique, même si un lien entre les deux concepts

n’est pas difficile à entrevoir. En outre, on aura sans doute remarqué que les fonctions

métalinguistique et phatique ne sont pas des fonctions biologiques de l’énoncé ; si l’on

admet le recours à une terminologie fonctionnelle dans ce contexte — chose que nous

ne discuterons pas ici —, les fonctions métalinguistique et phatique devront sans

doute se concevoir comme des fonctions dérivées (cf. note 74 du chapitre 6) qui

permettent au dispositif sous-tendant la compétence linguistique de remplir une de ses

fonctions directes. Pour la simplicité de notre exposé, nous appellerons « phatiqueJ »

tout énoncé qui vise à s’assurer ou à confirmer qu’il y a communication (c’est-à-dire

partage d’un code et d’un contact).

De notre point de vue, un énoncé phatiqueJ ne va pas au-delà de l’acte

locutoire. En effet, vu les conditions d’énonciation posées pour (12), chaque monde

possible appartenant à l’AP suffit, à lui seul, pour conclure qu’il pleut. Néanmoins, en

vertu de sa signification et du contexte d’énonciation, (12) possède bien un contenu

propositionnel, doté d’un certain mode de présentation. Mais, à l’opposé de Williams

(2006), nous ne voyons aucune raison pour traiter les énoncés phatiquesJ comme des

assertions. Une indication allant dans ce sens nous est fournie par l’inacceptabilité

pragmatique dont souffrirait (13) dans les mêmes circonstances d’énonciation (de sorte

qu’un effet ironique serait sans doute déclenché) :

(13) J’affirme/Je déclare/Je certifie/Je rappelle/J’atteste qu’il pleut.

Notre définition de l’assertion nous permet de cerner la condition nécessaire à

l’interprétation phatiqueJ : pour qu’un énoncé (token) remplisse une fonction

phatiqueJ, il faut que l’acte locutoire correspondant ne puisse simplement pas

constituer une assertion littérale. Afin de mesurer les gains méthodologiques ainsi

engrangés, comparons notre approche avec une tentative récente de fournir une telle

condition. Žegarac et Clark (1999a) postulent qu’un énoncé s’interprète de façon

phatiqueJ lorsque A fait l’hypothèse que, par son énoncé, L avait l’intention de faire

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 201

comprendre à A que L avait l’intention de communiquer avec A, et lorsque A

privilégie cette information-là par rapport au message qu’il peut extraire du contenu

linguistique de l’énoncé. D’emblée, il convient d’apporter un correctif à cette analyse,

car il y a des circonstances où des énoncés non informatifs comme (12) servent à faire

comprendre à A que L n’a justement pas envie de communiquer avec lui. Par exemple,

si L énonce (12) en réponse à une question que A lui a préalablement posée au sujet de

sa candidature au F.N.R.S., A va interpréter cette violation manifeste de la maxime de

Relation comme indiquant la volonté de L d’éviter ce thème de conversation (cf. Grice

1975, 35). Par ailleurs, Žegarac et Clark n’arrivent à définir que très vaguement ce qui

déclenche l’interprétation phatiqueJ, c’est-à-dire les facteurs qui contribuent à ce que

l’intention de communiquer qu’entretient L se voie privilégiée par rapport à son

intention d’informer. En effet, ces auteurs se limitent aux trois stipulations suivantes :

a. Le processus donnant lieu à une interprétation phatique est facile [easy] ;

b. Le type de contexte dans lequel le sens linguistique de l’énoncé revêtirait

une pertinence élevée est mutuellement manifeste à A et L ;

c. Il est mutuellement manifeste à A et L que L ne pouvait pas avoir

l’intention que son énonciation tire la plus grande partie de sa pertinence

de la signification linguistique.

De telles clauses ne sauraient nous fournir un cadre théorique véritable. Comme le

notent Ward et Horn (1999 ; pour une réponse, fort peu convaincante à notre avis,

voir Žegarac et Clark 1999b), n’importe quel contre-exemple potentiel se verra

simplement traité comme non-phatiqueJ (ou phatiqueJ à un faible degré). Reprenons

notre exemple (12) : la signification linguistique y possède une grande importance,

puisque c’est le contenu de l’énoncé qui rend possible un effet d’empathie ; mais on

peut toujours affirmer, faute d’en donner l’explication, que la pertinence de ce contenu

ne pèse guère en comparaison de la pertinence que revêt l’effet empathique lui-même.

Notre analyse, quant à elle, prédit que la communication ne primera sur le contenu

propositionnel p que dans des circonstances où l’énoncé ne sera pas perçu, par rapport

à l’AP, comme une raison de croire que p.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 202

3 Les (intuitions à propos des) engagements assertoriques Nous venons de voir que notre définition de l’assertion réussit à éviter les

problèmes rencontrés par les définitions perlocutoires fortes, tout en préservant leurs

avantages. Il est temps, à présent, de reprendre la problématique de l’engagement

assertorique, déjà abordée au début de cette thèse. Les données fondamentales à

expliquer sont les suivantes (cf. chapitre 1) : (a) tous les actes assertifs engagent L à la

vérité du contenu asserté, (b) les assertions catégoriques semblent engager L à posséder

des justifications démonstratives pour le contenu asserté mais, (c) certaines de ces

assertions possèdent un contenu impossible à justifier démonstrativement.

3.1 La perception directe dans le langage Afin de comprendre l’origine du V-engagement, il faut prendre en compte un

deuxième aspect de la théorie de la communication défendue par Millikan (1984 ;

2004a ; 2005). Cet auteur souscrit à ce qu’on peut appeler « la Théorie de la

Perception Directe dans le Langage » (TPDL) (voir, plus particulièrement, Millikan

2004a, chapitre 9 ; 2005, 207-219). D’après la TPDL, la récupération de l’information

véhiculée par les stimuli linguistiques est, dans des circonstances normales, aussi

directe que la perception visuelle. Nous n’avons pas conscience des différents

processus qui permettent de passer d’une certaine réflexion lumineuse dans notre

rétine à l’expérience visuelle d’un état distal, c’est-à-dire au contenu de la perception :

l’expérience visuelle prend pour objet un état distal sans que la médiation des stimuli

proximaux en fasse partie. La situation ne diffère en rien, d’après Millikan, lorsqu’il

s’agit de la communication ; face à un énoncé, on perçoit directement son contenu

(déterminé par sa fonction biologique), mais pas les processus psychologiques qui

donnent lieu à cette attribution de sens.

En termes évolutionnistes, il y a des avantages patents à ce que les relations de

signification soient automatisées ; il n’est donc pas étonnant que des populations

évoluent de manière à ce qu’un certain stimulus proximal, par exemple une odeur,

déclenche automatiquement un certain état informationnel, par exemple qu’un

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 203

prédateur n’est pas loin. Or, comme on l’a vu au chapitre 6, Millikan soutient que, si

l’association entre un stimulus proximal x et un état de choses distal y suffit à garantir

(ou à expliquer) la sélection de la structure physique sous-jacente à x, alors la relation

de signification entre x et y est Intentionnelle. Par conséquent, si la fonction des

signes linguistiques consiste à signifier des états de choses — si, donc, cette relation de

signification garantit leur survie — on peut s’attendre à ce que les états de choses

soient signifiés directement.

Ne pourrait-on pas dire, en suivant la Théorie de la Pertinence (e.g. Sperber et

Wilson 1989 ; Carston 2002a, 2004), qu’une telle interprétation contextuelle est

néanmoins inférentielle, quoique sub-consciente et largement automatique ?102 On

notera, tout d’abord, que cette option semble impliquer que les processus

interprétatifs mettent en jeu des représentations propositionnellement complètes

(voir Recanati 2002). Par ailleurs, le débat ne porte pas, ici, sur la nature des processus

psychologiques sous-jacents à l’acquisition d’informations par le langage, mais sur

l’hypothèse que ces processus, quels qu’ils soient, provoquent une intégration

automatique du contenu propositionnel au sein des croyances de A.103 (Nous

102 Selon Sperber et Origgi (2005 ; Origgi et Sperber 2000), seule l’émergence d’une capacité

d’interprétation inférentielle permet d’expliquer le saut d’une communication animale codée vers la

communication humaine. Toute discussion sérieuse de ce point exigerait un long détour par la

littérature sur la communication animale et nous éloignerait considérablement de notre propos. 103 Clément (2006) rejette cette vision des choses en invoquant une expérience rapportée par Gould

(1990). Dans cette expérience, une ruche d’abeilles fut placée, durant une période suffisamment

longue pour permettre aux abeilles de se familiariser avec l’environnement, à un endroit proche

d’un lac. On a ensuite placé, dans une barque immobilisée au milieu du lac, une réserve artificielle

de pollen ; et on y a conduit une abeille. Lorsque, une fois revenue à la ruche, cette abeille

accomplit une danse indiquant la présence de nourriture au milieu du lac, les autres abeilles

refusèrent de la suivre. Au contraire de ce que pense Clément, ce résultat ne montre pas que les

abeilles soient munies d’un système de « méfiance » qui empêcherait l’information communiquée

par la danse d’intégrer d’office le système cognitif du récepteur (et, d’ailleurs, ce n’est

certainement pas la conclusion que tire Gould lui-même). Tout ce qu’on peut déduire de

l’expérience de Gould, c’est que les abeilles possèdent une cartographie mentale suffisante pour

évaluer le rapport risques/bénéfices d’un déplacement et que, par conséquent, leur danse constitue

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 204

reviendrons au chapitre 11 sur les corrélats psychologiques du processus

d’interprétation posé par la Théorie de la Pertinence.) En effet, la TDPL s’inscrit dans

le cadre plus large d’une rupture radicale avec la tradition cartésienne, d’après laquelle

l’acquisition de chaque croyance se voit précédée d’un acte mental qu’on pourrait

qualifier d’assentiment (cf. De Sousa 1971 ; sur la difficulté, inhérente au programme de

Descartes, à concilier cet aspect de la théorie avec les informations perceptuelles, voir

Dominicy 1984, chapitre 1). Millikan, quant à elle, postule que, tant dans la perception

visuelle que dans l’acquisition de l’information au travers du langage, la croyance

correspondante survient de manière immédiate et sans qu’une « délibération »

préalable ait eu lieu : en effet, si le contenu propositionnel des énoncés était acquis par

le truchement d’un processus inférentiel contrôlable et conscient (ou, du moins,

conscientisable), les sujets pourraient l’interrompre et, ainsi, bloquer l’entrée de

certains contenus communiqués dans leur « boîte à croyances ». Or l’hypothèse d’un tel

fonctionnement cognitif se voit infirmée par les travaux de Gilbert et ses collègues

(voir Gilbert 1993). Dans une série d’expériences, ces chercheurs ont exposé les

participants à une séquence d’informations, dont chacune était suivie ou précédée

(selon l’expérience) de la mention de sa valeur de vérité (vrai ou faux) ; un autre

paradigme expérimental consistait à informer les participants, avant l’expérience, de ce

que certains aspects saillants des stimuli, comme par exemple la couleur typographique

rouge, signifiaient que l’information véhiculée était fausse. Dans une condition, les

participants devaient, en outre, accomplir une seconde tâche simultanée (par exemple,

discriminer des tons sonores). À la fin de chaque expérience, on réexposait les deux

groupes de participants — ceux qui devaient accomplir une tâche secondaire et ceux

qui ne devaient rien faire d’autre que lire les informations — aux informations reçues

en leur demandant de juger de la vérité ou fausseté de celles-ci. Les participants du

premier groupe, ayant subi la tâche de distraction, rapportaient uniformément de

l’information fausse comme vraie, mais non l’inverse ; sans tâche de distraction, les

bien un signe d’états distaux et non pas un simple déclencheur de mouvement (voir aussi Millikan

2004b, 25-26).

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 205

réponses étaient correctes bien au-delà du niveau du hasard. Pour Gilbert, ces données

indiquent que, par défaut, toute information devient le contenu d’une croyance, bien

que celle-ci puisse, ensuite, faire objet d’une réévaluation au travers d’une comparaison

avec le stock de croyances déjà existant. En fait, la tâche secondaire provoquait une

charge cognitive additionnelle qui empêchait de procéder à la réévaluation ; par

conséquent, dans cette condition, les informations reçues, même fausses, continuaient

à faire l’objet d’une croyance. Il est évident que cet effet ne saurait s’attribuer à une

quelconque charge attentionnelle, car on devrait s’attendre, alors, à ce que certaines

informations vraies soient rapportées comme fausses.104 Les résultats de Gilbert

s’accordent parfaitement avec d’autres données en psychologie sociale qui révèlent que

l’esprit humain ne possède qu’une capacité extrêmement limitée à contrôler

consciemment ses propres états mentaux, que ce soit au niveau de la répression ou de

la production d’un comportement, ou lors de l’évaluation d’un événement, d’une

personne ou d’un objet (Bargh et Chartrand 1999).

Il est à noter que, dans les expériences rapportées par Gilbert, les informations

reçues par les participants n’étaient jamais manifestement fausses — rien d’analogue à

104 Clément (2006, 63, note) critique les expériences menées par Gilbert en arguant qu’il « n’est

pas étonnant qu’ils [les participants] gardent plus facilement en mémoire les informations qui leur

parviennent en premier et qu’ils aient plus de difficultés à se souvenir de celles qui viennent ensuite

(et qui contredisent les premières), dans des conditions de concentration difficiles ». Pourtant, le

paradigme expérimental de Gilbert ne contient pas de contraintes séquentielles et les résultats sont

tout à fait indépendants de l’ordre de présentation du stimulus et de sa valeur de vérité. D’autre

part, Clément suggère que « la seule réponse aux expérimentateurs ne signifie pas forcément que

les informations en question aient donné lieu à des croyances chez les sujets ; il faudrait le

confirmer en vérifiant qu’ils sont prêts à adopter un comportement basé sur celles-ci ». Une telle

restriction fonctionnaliste du concept de croyance est outrancière ; à suivre Clément, on ne pourrait

entretenir à coup sûr une croyance tant que celle-ci n’a pas servi de base pour l’action. Une lecture

dispositionnelle de cette exigence serait tout aussi peu justifiée ; comme on le sait au moins depuis

Ryle (1949, 48), les analyses dispositionnelles requièrent, en épistémologie, bien davantage qu’un

seul et unique type d’actualisation. Enfin, le test envisagé par Clément ne permettrait pas de

conclure à la présence ou à l’absence d’une croyance, car il y a fort à parier que le fait d’inclure

une croyance dans un plan d’action entraîne, dans bien des cas, une réévaluation de celle-ci.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 206

« Les poules ont des dents ».105 Bien que cette hypothèse n’ait, à notre connaissance,

jamais été testée, on peut raisonnablement prédire que les participants ne

rapporteront pas de telles informations comme vraies. Leur incompatibilité saillante

avec des contenus doxastiques bien implantés provoquera sans doute leur exclusion

immédiate de la « boîte à croyances ». On devrait par conséquent s’attendre à ce que de

tels stimuli exercent, de surcroît, un impact négatif sur la bonne performance de la

tâche de distraction accomplie en parallèle. En effet, il faut souligner que le modèle de

Gilbert n’implique pas que l’auditeur doive intégrer durablement toute information

reçue :

If Spinozan systems106 must believe everything they understand and must understand

everything to which they are exposed, then how can they protect themselves against the

possibility of having false beliefs? A Spinozan system has two prophylactic strategies at its

disposal. First, it can try to perform the analytic work necessary for the rejection of any false

proposition it encounters. When a logical, informed, and energetic Spinozan system is

exposed to a false proposition, it should understand and believe it, assess it, and then change

its belief or “unbelieve” the proposition. […Second], Spinozan systems should be able to

control their beliefs by controlling their exposure to information — thus by making sure that

false propositions don’t “get in” and thus (as is inevitable in such systems) gain temporary

power to guide behavior. (Gilbert 1993, 79).

La première des deux stratégies mentionnées par Gilbert assure que

l’intégration automatique d’un contenu asserté puisse être suivie d’une élimination

immédiate dans le cas d’une incompatibilité manifeste avec l’AP ; c’est ce qui se passe,

typiquement, quand il y a ironie. Imaginons — autre cas de figure — que deux

personnes assertent, l’une à la suite de l’autre, des propositions p et ¬p compatibles

105 Merci à Serge Brédart pour avoir attiré mon attention sur ce point. 106 Gilbert désigne ainsi les systèmes qui ne procèdent à l’évaluation de contenus propositionnels

qu’après en avoir fait des objets de croyance — à l’inverse, donc, du modèle cartésien, qui fait

dépendre l’intégration doxastique de l’exercice préalable d’une délibération théorique.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 207

avec l’AP. Pace Searle (2001a, 253-254), tout comme le raisonnement pratique se voit

convoqué afin d’arbitrer entre des raisons d’agir contradictoires, la raison théorique se

trouvera ici aux prises avec des raisons de croire aux contenus incompatibles : p et ¬p

intégrant plus ou moins en même temps la « boîte à croyance », une révision s’impose

d’elle-même.107

Quant à la seconde stratégie, qui consiste à éviter d’être exposé à certaines

informations, on pourrait l’imaginer mise en œuvre par un A impossible à persuader

qui — en augmentant le volume de son baladeur, en abaissant celui de son appareil

auditif ou en diminuant son niveau d’attention — s’empêcherait d’entendre des

opinions émises par certaines personnes.108 Cependant, dans de telles éventualités, il

devient également difficile de dire que les énoncés en question constituent une raison

de croire pour A, dans la mesure où celui-ci n’a plus accès au contenu de l’acte

locutoire. Il est beaucoup plus tentant de considérer que lorsqu’une assertion est

produite face à un A impossible à persuader, la provenance de la croyance, c’est-à-dire

le locuteur lui-même, constitue une cause suffisante pour l’élimination. Le passage

suivant illustre ce cas de figure à merveille :

Surely the following has happened to you — it has happened to me many times: somebody

corners me and proceeds to present me with an argument of great persuasiveness, of

irresistible logic, step by step. [...] I get to the conclusion and can think of no reasons to

deny the conclusion, but I don’t believe it! (Dennett 1978a, 308, italiques dans le texte)

Ce qui vient d’être dit permet de dissiper un malentendu possible. D’une part,

nous avons défini les assertions que p comme des raisons pour A de croire que p, c’est-

à-dire comme des éléments permettant de conclure que p à partir d’un sous-ensemble

de l’AP ; d’autre part, nous avons souscrit à la TDPL, qui prédit que chaque énoncé de

contenu p provoque, chez A, la croyance que p. Cependant, il n’y a pas de 107 Comme ailleurs, nous négligerons l’hypothèse d’un « moi divisé » ; cf. la note 69. 108 Le fait qu’un processus comme la récupération d’information soit automatique ne présuppose

rien quant à l’élément qui le déclenche : il peut s’agir d’un acte mental (au sens de Proust 2001) ou

d’autre chose (Bargh et Chartrand 1999).

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 208

contradiction — et c’est là un point d’une très grande importance — à dire qu’une

assertion donnée que p cause la croyance que p sans constituer une raison de croire

(effective) que p ; la première relation causale peut déclencher, en plus de la croyance

que p, une procédure de révision lors de laquelle l’assertion, prise cette fois en tant que

raison de croire que p, ne parviendra pas à faire pencher la balance contre l’élimination

immédiate.

3.2 La coopération et la communication Nous venons de suggérer qu’à un stade précoce de traitement, l’acquisition

d’informations par le biais du langage ne fait l’objet d’aucun contrôle. Ceci nous aide à

mieux comprendre l’origine des engagements liés aux actes assertifs à l’intérieur d’une

approche évolutionniste où la coopération occupe une place centrale. Un des aspects

les plus tenaces et les plus erronés d’une vision naïve du darwinisme est, sans nul

doute, le postulat que la coopération comporte un désavantage certain. Pourtant, s’il

est indiscutable, à présent, que la sélection naturelle se répercute au plan génétique et

favorise, par conséquent, les gènes qui parviennent à se répliquer le plus facilement, il

tout aussi largement admis, parmi les néo-darwinistes, que la coopération, et même à

un certain degré le comportement altruiste, se révèlent souvent profitables pour ce qui

touche au succès reproductif d’un organisme (voir Dawkins 1989 ; Dennett 1995, 2003 ;

Ridley 1996).

Modelées sur la théorie des jeux, la plupart des discussions contemporaines de

la coopération prennent pour point de départ le Dilemme du Prisonnier, qui se décline

comme suit. Deux individus A et B sont accusés d’un crime dont ils savent que ni l’un,

ni l’autre ne l’a commis. La police leur propose à chacun isolément le marché suivant,

en précisant que l’autre prisonnier se trouve face au même choix. S’ils nient tous les

deux, ils se verront infliger, faute de preuves, la même peine légère (disons, trois ans

d’emprisonnement). Si A nie mais que B avoue, A sera emprisonné à vie, tandis qu’en

récompense, B s’en ira libre. À l’inverse, si B nie mais que A avoue, B sera emprisonné

à vie, tandis que A s’en ira libre. Finalement, si A et B avouent tous les deux, ils seront

condamnés chacun à une peine assez sévère (disons, quinze ans), mais moins longue

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 209

que la prison à vie. Si l’on ajoute à cela que A et B ne peuvent pas communiquer l’un

avec l’autre et ne se connaissent pas, la stratégie la plus prudente tant pour A que pour

B serait d’avouer, c’est-à-dire de ne pas coopérer. Bien entendu, ce n’est pas la stratégie

qui apporte le plus de gain, mais c’est, à coup sûr, la moins risquée. On ne saurait

mieux résumer les données du problème que ne le font Axelrod et Hamilton (1981,

1391) dans leur article, désormais classique, sur l’évolution de la coopération :

Many of the benefits sought by living groups are disproportionately available to cooperating

groups. […] The problem is that while an individual can benefit from mutual cooperation,

each one can also do even better by exploiting the cooperative efforts of others.

Cependant, dans une situation plus proche de la vie réelle, où A et B sont

engagés non pas dans une seule interaction mais dans une série de Dilemmes du

Prisonnier (dont ils ne sont pas en mesure de savoir quand elle s’arrêtera ), « tricher »

ne paie plus du tout aussi bien. En fait, des simulations mathématiques ont montré

que, dans l’immense majorité des cas à Dilemmes itérés, la stratégie la plus stable

évolutionnairement — au sens où un groupe d’individus qui use de cette stratégie et la

transmet à ses descendants ne pourra pas se voir envahir par un groupe mutant qui

adopterait une autre stratégie — s’avère celle de l’« œil pour œil, dent pour dent ». Un

agent qui applique cette stratégie commence toujours par coopérer mais reproduit, au

tour suivant, le comportement antérieur de son partenaire. Face à un tricheur, un tel

agent va tricher, mais il va aussi « pardonner » à un tricheur « repentant » qui a coopéré

au tour précédent, et coopérer avec lui (Axelrod 1984).

En termes strictement mathématiques, la stratégie qui consiste à tricher

continuellement est aussi stable, du point de vue de l’évolution, que l’« œil pour œil ».

Cependant, une telle stratégie ne permet pas de récolter les avantages évolutionnaires

liés à l’adoption d’un comportement altruiste ou coopératif envers les membres du

groupe familial. Comme ces derniers ont un patrimoine génétique proche de celui de

l’organisme susceptible d’opter pour la défection ou pour la coopération, l’« œil pour

œil », transmis génétiquement (ou culturellement), contribuera davantage à la

reproduction de cet organisme — et donc à la pérennité du groupe et de la stratégie

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 210

elle-même — que le « toujours tricher », ce qui finira par assurer à la première stratégie

une position dominante, nécessaire à la stabilité (voir Dawkins 1989, chapitre 6 ;

Axelrod et Hamilton 1981).

Ces observations appuient l’hypothèse d’une propension, génétiquement

encodée, à coopérer, ainsi qu’à exclure les tricheurs des groupes sociaux ; en termes de

gain, la coopération permet aux organismes de refuser des bénéfices à court terme au

profit de bénéfices plus élevés à long terme (en plus des travaux déjà cités, voir

Korsgaard 2006). Cosmides et Toby (1992) postulent même que l’esprit humain

possède un mécanisme cognitif spécialisé dans la détection des tricheurs (mais voir

Sperber, Cara et Girotto 1995 ; Oaksford et Chater 1995 ; Girotto et al. 2001 ; Ogien

2003, 169-175 ; Sperber et Girotto 2002, qui soutiennent que cette hypothèse se fonde

sur une interprétation discutable de la tâche sélective de Wason). On peut aussi

penser que les avantages liés à la coopération sont à l’origine des mécanismes

d’empathie émotive (De Waal 2006).109

Kitcher (1993) montre que lorsqu’on transpose le modèle du Prisonnier dans un

environnement — plus proche du nôtre, mais aussi de celui des primates — où (a)

l’interaction est optionnelle, (b) les organismes peuvent signaler leur volonté d’interagir

et (c) les organismes peuvent identifier les stratégies concurrentes et se souvenir de

leurs choix passés, quatre catégories principales émergent :

• les « solos » (S), qui ne veulent jamais interagir ;

• les « altruistes sélectifs» (AS), qui interagissent avec tout organisme qui

n’a jamais triché et qui, quand ils interagissent, coopèrent toujours ;

• les « tricheurs disposés à interagir » (TD), qui sont prêts à interagir, mais

qui trichent toujours ; 109 Certaines activités humaines, comme par exemple la conduite d’un véhicule sur l’autoroute, ne

fonctionnent pas sur le modèle du Dilemme du Prisonnier, car la défection entraînerait des

désavantages immédiats pour le tricheur (Millikan 2004a, 21-22). Cependant, il nous semble que

l’existence de telles activités présuppose une capacité à exclure les tricheurs et ne peut avoir

émergé indépendamment de celle-ci, ne serait-ce qu’en raison de la faible fréquence des situations

où les bénéfices se partagent de manière aussi équilibrée que les préjudices éventuels.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 211

• les « tricheurs sélectifs » (TS), qui trichent toujours mais n’interagissent

qu’avec les organismes qui n’ont jamais triché avec eux auparavant.

Face aux TD, les AS se retrouveront dans une position proche de celle qu’occupent les

adeptes de l’« œil pour œil » face à un groupe de tricheurs : si les AS réussissent à se

constituer en groupe, ils finiront par exclure tous les TD et par bénéficier des

avantages de la coopération, tandis que les TD, acculés à interagir ensemble, ne feront

qu’accumuler les coûts liés à la défection du partenaire. Ensuite, vu les bénéfices

attachés à la coopération, un groupe de S pourra se voir envahir par des AS, à

condition que ceux-ci soient au moins deux. Une population de TS ne pourra jamais

envahir une population d’AS ; le mieux qu’ils puissent faire sera de tricher une fois avec

chacun des AS, mais ensuite ils seront exclus de toute interaction et ne pourront donc

pas récolter les bénéfices à la portée des AS. Finalement, deux AS pourront envahir un

groupe de TS, car ces derniers arriveront toujours à un état stable où aucune

coopération ne prend place, et dans lequel les deux AS pourront récolter les bénéfices

de leur coopération continue.

Gardant ces données à l’esprit, envisageons à présent la TDPL dans une

perspective évolutionniste. Le désavantage qu’il y a à entretenir des croyances erronées

est patent ; celui de devoir procéder à une réévaluation de ses croyances ne l’est pas

moins. Dans le modèle de Gilbert, on s’en souviendra, les croyances, acquises de façon

automatique, n’encourent pas forcément un tel processus de révision. On voit

aisément pourquoi : afin de reconsidérer une croyance, il faut nécessairement la mettre

en rapport avec d’autres informations, ce qui exige souvent une activation mémorielle

qui n’est pas requise par ailleurs. Le délai dont j’ai besoin pour évaluer la vérité d’une

croyance pourra être mis à profit par un autre pour se nourrir, pour séduire un

partenaire, pour alimenter ses enfants ou pour toute autre activité qui assurera un

avantage sélectif à son patrimoine génétique.

Bien sûr, certaines révisions se révèleront plus coûteuses que d’autres : par

exemple, le processus pèsera d’autant plus lourd que la croyance à éliminer sera

ancienne et aura donné lieu à des inférences pratiques et théoriques telles que sa

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 212

suppression provoque un large effet de domino. Par contre, la révision revêt un coût

nettement inférieur — et qui peut, éventuellement se voir contrebalancé par d’autres

avantages liés, par exemple, à la construction de l’empathie ou à un parcours évocatif

de la mémoire sémantico-encyclopédique — si p vient d’être acquis et que ¬p est

saillant, comme cela se passe avec l’ironie. Cependant, même si le contenu littéral des

énoncés ironiques est généralement facile à éliminer, une révision doit prendre place

malgré tout et donc consommer de l’énergie ; d’où, sans doute, l’inacceptabilité sociale

de l’ironie — et même, parfois, des assertions avec réserve, qui, comme nous le verrons

dans un moment, recèlent l’éventualité d’une révision ultérieure — dans des situations

critiques ou importantes où les interlocuteurs se concentrent sur une certaine tâche et

où la charge de travail liée à la révision devient par trop évidente.

S’il est clair que, dans certains cas de communication, le récepteur tire au moins

autant de profit que l’émetteur, on ne saurait négliger l’existence de comportements

communicatifs dont les avantages évolutionnaires tiennent au fait que le récepteur se

voit induit en erreur. Certes, la communication se produit alors, le plus souvent, entre

des membres d’espèces différentes — dans le monde animal, les leurres en sont

l’illustration la plus frappante. Cependant, certains signaux — comme, par exemple, les

comportements de menace qui ne sont pas corrélés à un véritable potentiel d’agression

— prennent pour cible des membres de la même espèce (Krebs et Dawkins 1984).

C’est pourquoi l’affirmation suivante de Williams (2006, 96) devrait, à notre sens,

éveiller une certaine suspicion :

Même si, dans le cas le plus simple, l’énonciation n’est pas, pourrait-on dire, involontaire

quant à la forme, elle est involontaire quant au fond : dans son premier mouvement et dans

les cas les plus simples, on a une disposition spontanée à déclarer ce qu’on croit. (italiques

dans le texte)

Rien, en effet, ne permet de présumer quelque primauté de la communication qua

expression de croyances vis-à-vis de la communication qua manipulation d’autrui (voir

aussi Clément 2006). On risque, en outre, de passer à côté d’une contrainte

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 213

d’informativité qui semble constitutive de notre compétence pragmatique : comme le

souligne Dessalles (2000, 261-270), notre pratique langagière — et cela valait sans

doute pour nos ancêtres — privilégie l’information saillante, dotée d’un certain degré

de pertinence. Quoi qu’il en soit, rien n’interdit de croire que les usages relevant du

second type de communication, visant à manipuler le récepteur, présupposent que

celui-ci perçoive l’information, fausse dans ce cas, de manière directe. Pour un

organisme désireux de coopérer comme pour celui qui voudrait manipuler alors que la

nocivité de son comportement n’est pas à la mesure de sa capacité au combat, il

importe de provoquer la croyance correspondante chez le destinataire : le premier doit

éviter l’exclusion, le second des combats qu’il est certain de perdre (voir aussi Nesse

2001). Clairement, les raisons pour lesquelles on cesse de réagir à un leurre ne diffèrent

pas de celles qui font rejeter un interlocuteur coopératif, plein de bonne volonté, mais

qui se trompe souvent.110 Dans toutes les circonstances, le fait d’acquérir de

l’information fausse a un coût ; on a, dès lors, tout intérêt à ne pas interagir, sauf

exception, avec des individus qui fournissent de l’information erronée. Au niveau

basique où nous nous plaçons pour l’instant et où les états mentaux ne rentrent pas en

compte, de tels individus subiront l’ostracisme réservé aux tricheurs, indépendamment

de leur bonne ou mauvaise volonté.

On le voit, l’automaticité de l’acquisition de l’information permet d’expliquer

pourquoi la vérité des représentations véhiculées par le langage revêt de l’importance

non seulement pour les récepteurs, mais aussi pour les émetteurs. Peu importe si je

croyais que p ou non, peu importe si je voulais ou croyais mon interlocuteur disposé à

croire que p ; en produisant un énoncé de contenu p, je provoque en lui la croyance que

110 D’après Krebs et Dawkins (1984), un comportement visant à induire l’autre en erreur provoque

une « course à l’armements » où les victimes potentielles développent des mécanismes qui leur

permettent de détecter le véritable corrélat distal du message, en réponse à quoi les émetteurs

mettent en place des formes de leurre plus élaborées, susceptibles d’échapper à ce filtrage (voir

aussi Proust 2003a, 85-140) ; on peut considérer que cette course aux armements se voit déclenchée

parce que les victimes tentent de modifier l’effet direct que le leurre aura sur leur stock

d’informations.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 214

p et je m’institue, du même coup, responsable des conséquences de cette croyance et

donc de la vérité de p. Mais, et c’est là une composante essentielle du modèle, les

désavantages liés à la punition éventuellement encourue suite à une énonciation fausse

demeurent moindres que les avantages qu’un individu communiquant avec les autres

membres du groupe tire de cette prise de responsabilité. Il y a fort à parier qu’au sein

d’un groupe d’individus capables de communication interpersonnelle, la disposition à

communiquer se verra encouragée — en tous cas, s’il y a sincérité —, car pour les

raisons que nous venons d’indiquer, les menteurs (et ceux qui se trompent trop

souvent) se verront peu à peu exclus.

[…] chaque individu […] appartenant à un groupe collectif a besoin d’une information qu’il

n’est pas le mieux placé pour acquérir : tous se trouvent, à différents moments et

relativement à différents éléments d’information, dans une situation d’avantage ou de

désavantage (de simple position ou autre) par rapport aux autres. Ce dont ils ont besoin, en

fait, c’est de mettre en commun l’information, et cela implique, chose importante, qu’il y

aura division du travail d’acquisition des connaissances. (Williams 2006, 61)

Dans les termes de Kitcher (1993), introduits plus haut, le groupe ainsi constitué se

composera d’AS — d’individus disposés à communiquer de façon coopérative avec les

individus qui coopèrent —, tandis qu’un individu peu disposé à rentrer en interaction

communicative avec ses pairs se retrouvera dans la position d’un S.

Dessalles (2000, 294-300) développe un modèle inverse de la coopération

linguistique ; le locuteur y joue le rôle d’un solliciteur, en ce sens que la qualité de

l’information transmise se voit évaluée par l’allocutaire et que celui-ci, pour sa part, ne

fournit pas nécessairement une autre information en retour :

Il nous faut donc imaginer un scénario « en miroir », dans lequel c’est le locuteur qui a

quelque chose à gagner et l’auditeur qui se méfie. En d’autres termes, ce qui oppose le

scénario coopératif et la réalité du langage telle qu’elle se révèle à l’observation, c’est le côté

qui assume le risque : dans la coopération, c’est celui qui fait le premier pas, mais dans le

langage, c’est manifestement l’auditeur. (Dessalles 2000, 299)

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 215

Le postulat qui fonde ce raisonnement nous paraît difficile à justifier, et peu plausible

intuitivement ; rien ne permet de supposer que le choix d’un allocutaire ne sera pas

influencé par la propension de celui-ci à communiquer ou à communiquer des

informations intéressantes. Par ailleurs, si ce que nous avons dit de la TPDL est vrai,

on ne saurait affirmer, comme le fait Dessalles, que l’allocutaire peut entrer dans une

interaction verbale et décider de coopérer ou non en fonction de la qualité de

l’information fournie par le locuteur ; en entrant dans une interaction

conversationnelle, l’allocutaire s’expose automatiquement au coût éventuel que

revêtent l’acquisition d’une information fausse et la révision subséquente. Certes, on

peut faire intervenir, dans la genèse du V-engagement, le « principe du handicap » (voir

aussi Proust 2003a, 97-98) — mais sans doute dans mesure moindre que ne le fait

Dessalles (2000, 298-328). Ce principe s’applique aux comportements ou

caractéristiques physiques — tel le fait de sauter sur place devant un prédateur ou

d’avoir un plumage démesuré — qui, tout en désavantageant l’organisme porteur,

signalent sa force ou sa santé et, de ce fait, augmentent ses chances d’être sélectionné

comme partenaire de reproduction (Zahavi et Zahavi 1997). Ainsi, il se peut que le

locuteur fournisse de l’information vraie afin de faire prévaloir sa qualité de partenaire

sexuel ou de membre du groupe social ; mais cela ne veut pas dire, pace Dessalles, que

l’allocutaire se trouve en position d’accepter ou non cette « invitation » à interagir. De

par le simple fait qu’il s’expose à l’information, l’allocutaire se voit forcé de présumer le

locuteur coopératif — ce qui implique que le locuteur ne saurait être le seul à tirer

bénéfice de la communication, et qu’un comportement verbal « d’esbroufe »

mensongère n’atteindra jamais aucune stabilité évolutionnaire.111

111 Ceci n’exclut pas que l’on puisse assister à une course aux armements dans laquelle émergent

des comportements verbaux « d’esbroufe » de plus en plus développés — mais non-mensongers —

ou des moyens supplémentaires pour garantir la vérité du message. (Nous résisterons ici au plaisir

d’une spéculation peu scientifique à partir de situations vécues.)

Page 221: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 216

3.3 Du locutoire à l’assertion

3.3.1 La nécessité et l’AP

Les résultats obtenus dans la section précédente amènent à penser que la

responsabilité envers le contenu de l’énonciation, c’est-à-dire le V-engagement,

émerge à un stade de communication qui ne fait intervenir aucun arrière-plan partagé.

Le V-engagement est ainsi lié à la pratique même qui consiste à représenter

verbalement des états du monde, en deçà du niveau de sophistication propre à la

compétence pragmatique. On voit donc confirmée la conclusion du chapitre 2, à savoir

que le V-engagement doit se situer en amont de la force assertive. Toutefois, notre

définition des actes assertifs, formulée dans la section 1, semble incompatible avec la

très nette intuition, discutée à la fin du chapitre 1, que le V-engagement caractérise

tous les actes assertifs, indépendamment de leur degré de force [strength]. En effet,

comment concilier cette exigence avec une condition de succès qui permet que le

contenu propositionnel d’un acte assertif accompli avec succès ne soit vrai que dans un

seul monde possible de l’AP ?

Commençons par considérer quelques actes assertifs que n’accompagne aucune

marque d’hésitation ou d’atténuation :

(14) Il pleut.

(15) Firmin est un voleur. Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais ma main à

couper que c’en est un. [= (1) du chapitre 1]

(16) Adélaïde a ce je-ne-sais-quoi qui fait une femme du monde. [= (7) du

chapitre 1]

La TDPL prédit que les contenus en (14-16) vont directement intégrer

l’ensemble des croyances de A et donc que L est responsable quant à leur vérité. On

peut également montrer qu’en fait, la responsabilité de L s’étend à tout monde

considéré comme métaphysiquement accessible au monde actuel.

D’après Lewis (1975), les antécédents des phrases conditionnelles indicatives

ont pour fonction sémantique de restreindre l’ensemble des assignations de valeurs

que peuvent recevoir, dans le conséquent, les variables mises sous la portée d’adverbes

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 217

comme toujours, souvent ou parfois (c’est-à-dire sous la portée de quantificateurs non

sélectifs). Par exemple, (17) est vrai si, et seulement si, pour toute assignation de valeur

aux pronoms il et le qui soit compatible avec l’antécédent, il bat le ; c’est-à-dire que (17)

est vrai si, et seulement si, chaque fois que il réfère à un fermier et le à un âne tels que

il le possède, ce fermier bat cet âne :

(17) Si un fermier possède un âne, alors il le bat toujours.

Kratzer (1991b) généralise ce raisonnement ; pour elle, la fonction sémantique de

l’antécédent d’une conditionnelle indicative consiste, dans tous les cas, à restreindre le

domaine des quantificateurs du conséquent. Si l’on s’accorde, en outre, avec Lewis

(1979) et Kratzer (1991a) sur le fait que les expressions modales ont une sémantique

unitaire en tant que quantificateurs sur des mondes possibles, et que les différences

entre les types de modalité sont dues à une variation contextuelle de leur domaine, on

dira que, dans (18), l’antécédent restreint le domaine de quantification du modal

épistémique doit aux mondes possibles épistémiquement accessibles au monde actuel

— c’est-à-dire qui contiennent toutes les propositions qui y sont connues —, et où il

est vrai que Marie ait un petit ami. En d’autres termes, (18) est vrai si, et seulement si,

dans tous les mondes épistémiquement accessibles où Marie a un petit ami, ce petit

ami est suédois :

(18) Si Marie a un petit ami, alors il doit être suédois.

Lorsque le conséquent ne contient, en surface, aucune expression quantificatrice

explicite, Kratzer pose l’existence d’une nécessité épistémique phonologiquement non

articulée, dont le domaine est restreint par l’antécédent, de manière à rendre (18) et

(19) sémantiquement équivalents :112

(19) Si Marie a un petit ami, alors il est suédois.

Nous pouvons, dès à présent, tirer des conclusions intéressantes quant à la

relation du contenu asserté à l’AP. Prenons un énoncé comme (20) :

(20) Ma sœur viendra vous chercher à la gare.

112 Pour ce qui nous concerne, on peut poser soit que cet opérateur est présent dans la LF, soit qu’il

est issu d’une contribution pragmatique.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 218

En énonçant (20), L tient pour acquis qu’il a une sœur ; pour pouvoir interpréter

l’énoncé, A va devoir en faire autant. D’après l’analyse de Kratzer exposée ci-dessus,

(21) contient une nécessité épistémique non articulée à la surface linguistique et dont

le domaine de quantification est restreint par l’antécédent ; en d’autres mots, (21) est

vrai si, et seulement si, dans chaque monde qui contient tout ce qui est mutuellement

connu et où L a une sœur, cette sœur viendra chercher A à la gare :

(21) Si j’ai une sœur, elle viendra vous chercher à la gare.

Il en découle que (20) implique sémantiquement (21).

Généralisons l’argument. Soit l’ensemble Q = {q,…, qn} des propositions

mutuellement acceptées comme vraies par A et L à l’instant t qui précède l’instant de

l’éventuelle acceptation par A du contenu asserté. Pour toute proposition p et tout

monde possible w tel que w ∈ AP en t, la vérité p dans w entraîne la vérité de si q ∧…

∧ qn, alors p dans w. Or, on vient de le voir, les conditions de vérité de

si q ∧… ∧ qn, alors p sont celles de p, où est un opérateur de nécessité épistémique

qui quantifie uniquement sur les mondes possibles qui ne sont pas compatibles avec

¬q ∨… ∨ ¬qn.113

Ainsi, toute assertion catégorique a un contenu tel que la vérité de p est

nécessaire au regard des mondes possibles qui constituent l’AP, c’est-à-dire au regard

de ce qui mutuellement accepté comme vrai (ou connu) ; pour plus de facilité, nous

noterons cette nécessité comme APp. Bien entendu, il est également vrai que

APq,… APqn, vu que par définition, pour tout monde w ∈ AP, q ∧… ∧ qn ∈ w. Nous

avons aussi vu que l’ensemble Q renferme toutes les propositions qui sont

mutuellement connues, c’est-à-dire mutuellement acceptées comme vraies. Par

conséquent, du point de vue des interlocuteurs — ou, du moins, du point de vue

113 Cette conclusion, bien entendu, n’a rien d’extraordinaire : même l’enrichissement le plus simple

du calcul propositionnel du premier ordre avec des opérateurs modaux — le système K — requiert

l’axiome de nécessitation : si α est valide par rapport à un ensemble d’axiomes (auquel on peut

assimiler l’ensemble Q des présuppositions), α l’est également (voir, par exemple Hughes et

Cresswell 1996, 23-36 ; Grice 2001, 60-62).

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 219

adopté par les interlocuteurs pour les besoins de la conversation —, chaque membre

de Q est vrai dans le monde actuel wa. Il s’ensuit que tout monde possible qui contient

toutes les propositions qui sont tenues, en wa, pour vraies par L et A contient chaque

membre de Q ; ainsi, toujours du point de vue de L et de A, il est vrai que q,… qn,

où, cette fois, est un opérateur de nécessité métaphysique (dont le domaine se

définit par la compatibilité avec tout ce qui est vrai dans le monde actuel). Par contre,

au moment de l’énonciation, on ne saurait affirmer la même chose de p — en effet,

dire qu’une proposition p est nécessaire au vu de ce que l’on connaît, ou de ce que l’on

accepte comme vrai, n’équivaut pas à dire que p est nécessaire métaphysiquement, car

rien ne permet d’exclure l’existence, au sein de wa, de propositions vraies mais dont la

vérité n’est pas connue au moment de l’énoncé et qui sont incompatibles avec p. Ce

n’est que lorsque p intègre Q qu’on peut dire que, du point de vue de A et L, p est

métaphysiquement nécessaire.

La TDPL prédit que, par défaut, tout contenu asserté intègre directement

l’ensemble des croyances de A ; donc, dans le cas d’une assertion catégorique, A croit

par défaut que APp, c’est-à-dire que p est vrai dans tous les mondes possibles de l’AP.

Bien entendu, croire cela n’équivaut pas à croire que p appartient à Q ; il faut, pour que

p fasse partie de Q, qu’il soit mutuellement manifeste à A et L qu’ils acceptent tous

deux que p est vrai dans chaque monde de l’AP. Cependant, les hypothèses formulées

dans la section précédente à propos de la TDPL, et de la dimension évolutionniste de

la communication sincère, permettent de postuler, d’une part, que A et L savent tous

deux que tout contenu asserté est cru par A et d’autre part — s’il n’est pas

mutuellement manifeste que L ne croit pas que p —, qu’il est mutuellement manifeste

que L croit ce qu’il asserte. Il s’ensuit qu’une assertion que p a pour résultat immédiat

et automatique non seulement de provoquer, chez A, la croyance que p, mais aussi

d’ajouter p à l’ensemble Q des propositions acceptées comme vraies par A et L. Or,

comme nous venons de le voir, cela équivaut à rendre p métaphysiquement nécessaire

du point de vue des interlocuteurs. En termes plus simples, on peut dire que les

assertions catégoriques ont pour résultat de faire croire à A que p est vrai quel que soit

Page 225: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 220

l’accroissement ultérieur des connaissances ; de tels actes assertifs engagent donc L à la

vérité persistante de p.114

Souvenons-nous que certains théoriciens associent à des assertions catégoriques

comme (14-16) l’engagement à posséder une justification démonstrative. Au chapitre 1,

nous avons mis l’universalité de cette exigence en cause : en (15), le déni explicite de

l’existence d’une telle justification accompagne l’assertion, tandis qu’en (16), la

présence du concept inanalysable je-ne-sais-quoi empêche le contenu propositionnel

d’entrer dans des relations d’implication ou d’incompatibilité sémantique. On voit à

présent que les exemples en (14-16) ont en commun de présenter la vérité du contenu

propositionnel comme immunisée contre d’éventuelles révisions.

En réalité, ceux qui veulent mettre le J-engagement — l’engagement à la

justification démonstrative — au centre de la pratique assertorique se montrent

insuffisamment attentifs à l’interaction entre le contenu asserté et l’AP ; lorsqu’on

analyse ce rapport de près, il apparaît, comme nous venons de le voir, qu’en assertant p,

L s’engage à la vérité persistante de p. Or le fait que p soit vrai dans tous les mondes

possibles qui sont, du point de vue des interlocuteurs, métaphysiquement accessibles

au monde actuel n’implique pas que p puisse remplir un rôle inférentiel non trivial.

Bien entendu, la plupart des contenus propositionnels, tel par exemple celui de (14),

entrent sans aucun problème dans des relations sémantiques avec d’autres

propositions ; dans ces cas-là, s’engager à la vérité persistante de p revient, eo ipso, à

rendre p disponible pour un rôle inférentiel déductif (au moins selon la perspective de

A et L). Cependant, nous espérons avoir établi que le J-engagement n’est aucunement

nécessaire à l’accomplissement d’une assertion. La notion de J-engagement n’est, pour

nous, rien de plus qu’un artefact théorique, né d’une analyse incomplète du V-

engagement généré par les assertions catégoriques.

114 Soulignons, à tout hasard, que cette responsabilité ne dépend aucunement du fait que A finisse

ou non par croire que p. Nous avons vu, dans la section précédente, que la responsabilité quant à la

vérité du contenu propositionnel provient de ce que l’énonciation provoque automatiquement la

croyance correspondante, même si celle-ci peut être immédiatement éliminée.

Page 226: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 221

Qu’en-t-il alors de l’engagement à la vérité persistante de p ? Celui-ci semble

constitutif de la pratique sociale consistant à asserter catégoriquement, mais lui est-il

nécessaire pour autant ? Tout d’abord, notons que L ou A peuvent très bien savoir

qu’en fait, le contenu asserté p est faux ; mais tant que chacun garde cette

connaissance pour soi, ¬p ne fera pas partie de l’AP et, par rapport à cet AP — et donc

du point de vue adopté sur ce qui est nécessaire métaphysiquement —, chacun

continuera d’attribuer à l’acte de langage de L l’effet potentiel de faire accepter

mutuellement le contenu comme nécessaire ; de sorte que cet acte véhiculera du V-

engagement. Il en va de même dans les cas kantiens : même si L désire que la croyance

que p, déclenchée automatiquement par son énoncé, soit immédiatement éliminée par

A, le fait même que son acte locutoire provoquera cette croyance pour un temps

engage L à la vérité de p.

Le cas de l’allocutaire impossible à persuader est bien plus ambigu. Comme

l’AP contient, dans ce genre de scénario, l’information que A ne va jamais croire que p

— c’est-à-dire, dans les termes de ce qui a été dit plus haut sur la perception directe,

que A va d’office reconsidérer comme fausse toute croyance acquise du fait de L —,

peut-on encore dire que L est V-engagé par rapport au contenu de son assertion ? De

même, le V-engagement subsiste-t-il lorsqu’il est mutuellement manifeste que A n’a

que faire du contenu asserté ? Je dois avouer que mes propres intuitions sur ce point

sont assez floues ; mais il se pourrait que le V-engagement soit contracté, dans ces cas-

là, non pas vis-à-vis de A, mais vis-à-vis d’un tiers ou de la conscience morale de L,

conçue alors comme un homoncule qui deviendrait un garant abstrait de l’impératif

kantien.

En tout état de cause, l’hypothèse défendue dans ce chapitre reste que ce qui

détermine, au sens d’une condition nécessaire et suffisante, l’attribution, par A, de la

force illocutoire assertive à un énoncé, c’est la capacité qu’a l’énonciation de constituer

une raison de croire vrai le contenu propositionnel. Il fallait rendre compte de

l’intuition que le V-engagement émerge dans la (presque-)totalité des cas, ce que nous

Page 227: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 222

avons fait. Mais il demeure indépendant de la force assertive ; on peut s’attendre, par

conséquent, à ce que la corrélation ne soit pas parfaite.115

3.3.2 Les marqueurs de réserve

À ce stade, nous devons aussi expliquer pourquoi les exemples suivants, malgré

leur caractère non catégorique, engagent quand même L à la vérité du contenu

propositionnel (voir chapitre 1) :

(22) Firmin était probablement là. [= (11) du chapitre 1]

(23) Firmin était là, je suppose/je présume. [= (12) du chapitre 1]

Commençons par (22). Plusieurs tests indiquent que probablement y porte sur la

totalité de la proposition [Firmin était là] et non sur un constituant de celle-ci

(Thomason et Stalnaker 1973 ; Bellert 1977). Tout d’abord, au contraire, par exemple,

de (24) où pendant longtemps porte sur un constituant (strict) de la proposition,116 (22)

n’implique pas vériconditionnellement (25) :

(24) Firmin était là pendant longtemps.

(25) Firmin était là. 115 Un autre point délicat concerne les relations que le V-engagement entretient avec les

implicatures (pour une discussion qui, toutefois, ne nous semble pas conclusive, voir Williams

2006, 120-125). Il est intéressant de noter que les implicatures particularisées de Grice, au contraire

des contenus assertés, ne comptent pas comme des présupposés une fois l’énonciation accomplie

(et non contredite). En répliquant par (iv) à la variation sur l’exemple de Grice (1975) donné en (ii),

A force B à s’engager plus qu’il ne l’a fait, tandis que cet effet n’a pas lieu si c’est par (iii) que B

lui a répondu :

(i) A : Est-ce que Firmin est un bon linguiste ?

(ii) B : Il a une excellente écriture et il arrive toujours à l’heure.

(iii) B : Non.

(iv) A : Puisqu’il n’est pas bon, on ne va pas l’inviter. 116 Ce constituant ne renferme pas l’opérateur temporel (ou, si l’on préfère, ne correspond pas à un

référent temporel), comme en témoignent les acceptabilités inégales des paraphrases en (i-iv) :

(i) La présence de Firmin fut longue.

(ii) * La présence (passée) de Firmin est longue.

(iii) * La présence de Firmin fut probable.

(iv) La présence passée de Firmin est probable.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 223

Ensuite, il apparaît que probablement qualifie la vérité de la proposition placée sous sa

portée ; on peut paraphraser (22) par (26), alors que (27) ne préserve clairement pas le

sens de (24) :

(26) Il est probablement vrai que Firmin était là.

(27) Il est vrai pendant longtemps que Firmin était là.

Nous adopterons l’hypothèse de Bellert (1977), selon laquelle les exemples

comme (22) expriment deux propositions : celle en (25) et celle en (26). Pour Bellert,

probablement est inacceptable dans des constructions interrogatives en vertu de la règle

sémantique — très plausible à nos yeux — d’après laquelle on ne saurait, de façon

littérale et directe, poser une question et asserter une proposition au travers d’un seul

et même énoncé :

(28) * Est-ce que Firmin était probablement là ?

Tout ce qui s’applique à probablement dans (22) vaut également pour l’incise je

suppose/je présume dans (23) ; (23) peut se paraphraser comme (29), et (30) est clairement

inacceptable :

(29) L suppose / L présume qu’il est vrai que Firmin était là.

(30) * Firmin était-il là, je suppose/je présume ?

Notons que je suppose/je présume peut aussi se rencontrer dans des énoncés

performatifs, tel (31), ce qui milite en faveur d’un rapprochement entre les performatifs

et les incises, comme suggéré par Blakemore (1991 ; 1992, 95-118) :

(31) Je suppose/Je présume que Jean était là.

Les marqueurs de réserve véhiculent donc des propositions (auxquelles

s’applique le concept, notoirement obscur, d’implicature conventionnelle), dont le rôle

consiste à guider l’interprétation du matériel auquel elles sont adjointes (Wilson et

Sperber 1993 ; Bach 1999 ; Potts 2005 ; sur le rôle d’un tel sens « procédural » au sein de

la Théorie de la Pertinence, voir Blakemore 1987 ; Carston 2002b, 160-164). Plus

précisément, à partir d’énoncés comme (22-23), A peut tirer deux propositions : la

première, p, qui correspond à (25), est la proposition principale ; la seconde, véhiculée

par le marqueur de réserve, correspond à quelque chose comme (26) ou (29).

Page 229: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 224

La TPDL prédit que ces deux propositions vont intégrer la « boîte à croyances »

de A. En somme, à moins d’avoir des raisons de considérer que ¬p, A va croire à la fois

que p et que les informations ultérieures peuvent infirmer p. Cette seconde

proposition, même si elle neuve, reste périphérique par rapport à l’information

principale p (cf. Bach 1999 ; Potts 2005, 32-35). On peut supposer, en outre, que son

caractère incontestable entraîne que les deux interlocuteurs la considèrent comme

mutuellement connue ; ainsi, à la suite de l’énonciation de (22) ou de (23), l’AP

demeurera compatible tant avec les mondes où p est vrai qu’avec ceux où p est faux.

Par conséquent, l’AP sera également incompatible avec p, où possède pour

domaine les mondes considérés comme métaphysiquement accessibles. Mais comme,

par défaut, A croit quand même que p, fût-ce ceteris paribus, L reste responsable du

coût que la révision de cette croyance entraînerait, et donc de la vérité de p.

Les utilisations épistémiques du verbe devoir, comme dans (32), constituent un

autre cas intéressant d’assertion avec réserve :

(32) On sonne à la porte. Ça doit être Jean.

Dans la sous-section 3.3.1, nous avons vu qu’asserter que p revient, en fait, à asserter

que p est vrai dans tous les mondes de l’AP. Ainsi, p est vrai dans tous les mondes

possibles compatibles avec ce qui est connu (tenu pour tel) dans le monde actuel wa. Or

la sémantique la plus plausible pour le devoir de (32) en fera donc un opérateur de

nécessité épistémique. Rien n’interdit de supposer que l’AP correspond, par défaut, à

l’ensemble des mondes épistémiquement accessibles au monde actuel. Un argument en

ce sens peut sans doute être tiré du fait que, lorsque L asserte qu’il est nécessaire que p

et que cette nécessité ne vaut que moyennant la connaissance d’une proposition q que

A ne connaît pas, A devra, pour pouvoir interpréter l’assertion, accommoder q, c’est-à-

dire l’inclure au sein de Q. Par conséquent, si le domaine de devoir est circonscrit à

l’AP, il faut admettre que (32) et (33) sont sémantiquement équivalents :117

117 Évidemment, on peut toujours admettre que le domaine de devoir contient des mondes partiels,

auquel cas (32) impliquerait (33) : cependant, une telle lecture paraît peu plausible, car si p est

Page 230: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 225

(33) On sonne à la porte. C’est Jean.

Par ailleurs, on observe que l’engagement du locuteur est plus faible en (32)

qu’en (33) ; en fait, dans (32), devoir joue un rôle proche de celui qu’assumeraient sans

doute ou probablement (Karttunen 1972 ; Dendale 1994 ; Kronning 2001). Ce constat

pousse Dendale (1994), et von Fintel et Gillies (à paraître), à considérer que tous les

usages non-déontiques de devoir (ou de must en anglais) se basent sur un substrat

évidentiel, en ce sens que devoir indique que le contenu sous sa portée est une

information reçue par le biais d’un processus inférentiel et non une information

acquise de façon directe. Ainsi, (32) se révélerait inacceptable dans une situation où L

verrait, par la fenêtre, que Jean est en train de sonner à la porte.

À notre sens, la source d’un tel effet évidentiel se niche précisément dans

l’équivalence sémantique, prédite par notre analyse, entre (32) et (33). Cette

équivalence implique qu’en énonçant (32) au lieu de (33), L viole ouvertement la

maxime gricéenne de Manière en faisant preuve d’une prolixité dépourvue de raison

apparente. Le parcours interprétatif qui s’accorde le mieux avec le Principe de

Coopération consiste à attribuer à doit une base modale (un domaine de

quantification) qui diffère de l’AP. En principe, L croit plus de choses que L et A n’en

acceptent mutuellement ; en d’autres termes, l’ensemble D des mondes possibles qui

contiennent tout ce que L croit est strictement inclus dans l’AP . Cet ensemble D

constitue un domaine parfait pour devoir tel qu’il apparaît dans (32). Selon cette

lecture, (32) est vrai si, et seulement si, tous les mondes possibles appartenant à D

contiennent la proposition [Jean sonne à la porte] ; mais L ne s’engage ici à la vérité de

[Jean sonne à la porte] que par rapport à ses propres croyances. Dès lors, (32) est plus

faible que (33) ; car le nombre des mondes possibles qui contiennent [Jean sonne à la

porte] si (33) est vrai surpasse le nombre des mondes possibles qui contiennent [Jean

sonne à la porte] dans le cas où (32) est vrai. En outre, on arrive ainsi à expliquer

pourquoi la source d’information doit être indirecte avec le devoir épistémique : par

nécessaire au vu de Q, rien n’indique que p est tout aussi nécessaire par rapport à chaque sous-

ensemble de Q.

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 226

défaut, L et A acceptent mutuellement que tout ce à quoi L a un accès perceptuel

direct est connu de L. Dès lors, s’il est mutuellement accepté que L possède un accès

direct au contenu p de son assertion, il est mutuellement accepté que L sait que p.

Dans de telles circonstances, on ne peut plus restreindre la base modale de devoir à D :

en effet, p est également vrai dans tous les mondes qui composent l’AP — une telle

restriction, en réalité, ne ferait alors que remplacer une violation manifeste de la

maxime de Manière par une violation manifeste de la maxime de Quantité. Il est

intéressant de noter, à ce propos, que le devoir épistémique semble ne pas pouvoir

s’employer pour rapporter des informations acquises par ouï-dire (Dendale 1994), ce

qui milite en faveur de l’inclusion de ce mode d’acquisition parmi les modalités d’accès

direct, comme le prédit la TDPL.118

Pour finir, nous aimerions revenir brièvement à une autre constatation, faite au

chapitre 1 : au contraire de (22-23), (34) n’engage pas L à la vérité de (25), comme le

révèlent (34-37) :

(34) Il est possible que Firmin était là. [= (13) du chapitre 1]

(35) Il est possible que Firmin était là et il est aussi possible qu’il n’était pas

là. [= (14) du chapitre 1]

(36) ? Firmin était probablement là et Firmin n’était probablement pas là.

[= (15) du chapitre 1]

(37) ? Firmin était là, je suppose/je présume, et Firmin n’était pas là, je

suppose/je présume. [= (16) du chapitre 1]

De ce point de vue, il est possible que se distingue, bien évidemment, au devoir

épistémique :

(38) ? Firmin doit avoir été là et Firmin doit ne pas avoir été là.

Il est intéressant de mettre ces résultats en parallèle avec l’hypothèse de Bellert (1977),

selon laquelle les adjectifs comme possible ne portent pas sur le contenu énoncé, mais

prennent pour argument l’événement ou l’état de choses dénoté par ce contenu. Ainsi,

118 Nous ne traiterons pas des emplois aléthiques de devoir, discutés par Kronning (2001) ; pour une

analyse qui se situe dans la perspective défendue ici, voir Kissine (à paraître).

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Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 227

(34) exprime une seule proposition, et non deux comme (22) ; pour cette raison, il est

possible que rentre sans aucun problème dans des constructions interrogatives :119

(39) Est-il possible que Firmin ait été là ?

La seule proposition à la vérité de laquelle L s’engage par (34) possède la forme ◊p, où ◊

est un opérateur de possibilité épistémique, c’est-à-dire un quantificateur existentiel

sur l’ensemble des mondes possibles compatibles avec ce qui est connu dans le monde

actuel.

4 Le rôle du contexte Une des tâches que nous nous étions fixé consistait à rendre compte de

l’intuition que les assertions engagent L à la vérité du contenu propositionnel même si

la force [strength] de l’acte est atténuée, et donc moindre que celle d’un énoncé

catégorique. Notre stratégie fut d’attribuer le V-engagement à un réflexe cognitif

indépendant de l’assertion à proprement parler, mais sous-jacent aux mécanismes

d’acquisition d’information, et donc plutôt lié au niveau locutoire. Quant au

sentiment, illusoire, que les assertions catégoriques imposent à L de posséder une

119 Bellert (1977) met possible et probable sur le même pied. En effet, probable peut s’utiliser dans

les constructions interrogatives :

(i) Est-il probable que Firmin ait été là ?

En outre, il semble bien qu’à l’opposé de (22), (ii) n’engage pas L à la vérité de (25) :

(ii) La présence de Firmin à la soirée de hier est probable.

S’il est vrai que (iii) n’est pas très acceptable, le phénomène pourrait prendre sa source dans une

heuristique gricéenne qui fait que l’on suppose, par défaut, que la probabilité assignée n’équivaut

pas à 0.5 :

(iii) ?/# La présence de Firmin à la soirée de hier est probable et son absence est

probable (aussi).

C’est sans doute pour cela que, lorsqu’on remplace et par mais, l’énoncé devient plus acceptable et

perd ainsi le parfum d’irrationalité mooréenne que la présence de mais n’arrive pas à extirper en

(v) :

(iv) La présence de Firmin à la soirée de hier est probable, mais son absence est

probable (aussi).

(v) ? Firmin était probablement là, mais Firmin n’était probablement pas là.

Page 233: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 8 : Les actes illocutoires assertifs 228

justification démonstrative pour le contenu asserté, il provient d’une interaction entre

ce réflexe et le fait que les énoncés soient interprétés par rapport à l’AP.

C’est précisément l’AP qui se trouve au centre de notre définition de la force

assertive. Un énoncé constitue un acte assertif de contenu p si, et seulement si, cet

énoncé constitue une raison de croire que p. Bien entendu, rien dans cette définition

n’implique que p soit le contenu locutoire de l’énoncé. Il s’ensuit que les insinuations

ou les actes de langage indirects sont bien des assertions, car les unes et les autres

constituent, pour A, une raison de croire un certain contenu. Ce dernier point rend

particulièrement manifeste le fait que rien, dans notre approche, ne requiert le recours

à un mécanisme d’attribution d’intentions illocutoires à L. En effet, tant qu’un énoncé

est nécessaire et suffisant pour donner lieu à un raisonnement ceteris paribus

débouchant sur la conclusion p, cet énoncé compte comme un acte assertif de contenu

p.

Dans les deux chapitres qui suivent, nous allons montrer que cette position, qui

consiste à dériver la force illocutoire de l’interaction entre l’énoncé et l’AP, peut se

maintenir lorsqu’on s’efforce d’analyser les actes illocutoires directifs et commissifs.

Page 234: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

229

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs

Au chapitre précédent, nous avons montré que la force illocutoire assertive

peut se reconstruire en termes de raison de croire, c’est-à-dire sur base du statut de

l’énoncé face à l’AP. Au cours de ce chapitre-ci, nous allons voir qu’une approche

similaire des actes illocutoires directifs se révèle particulièrement fructueuse. Dans la

section 1, nous offrirons une caractérisation de la force directive en termes de raisons

d’agir. La section 2 sera consacrée aux cas où la force directive ne peut être attribuée à

un énoncé au mode grammatical impératif ; nous verrons que ce mode ne se laisse

définir ni dans les termes d’une dérivation opérant à partir de la force directive, ni en

termes de désirabilité. Développant l’hypothèse ébauchée au chapitre 6, nous

montrerons comment la structure sémantique des énoncés utilisés de manière

directive peut se construire en prenant les représentations de désirs comme

fondement. Dans la section 4, nous donnerons quelques indications rapides sur la

manière dont notre approche pourrait rendre compte de l’opposition entre les actes

directifs conditionnels et les actes directifs à contenu conditionnel. Enfin, dans la

section 5, nous aborderons la disjonction illocutoire, dont l’étude, outre qu’elle valide

notre sémantique de l’impératif, met en lumière la relation étroite que l’analyse de la

force directive entretient avec des problèmes plus généraux, liés au raisonnement

pratique.

1 Les actes directifs comme raisons d’agir De manière intuitive, on inclinerait à définir les actes directifs comme des

tentatives d’obtenir de A qu’il accomplisse une certaine action. Une telle définition

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 230

s’inscrirait dans la lignée des définitions perlocutoires des actes assertifs, critiquées

plus haut. Or, si l’inclusion de critères perlocutoires dans le concept d’assertion se

trouve sujette, comme on l’a vu, à de nombreuses suspicions, une telle attitude

sceptique paraît, de prime abord, moins fondée lorsqu’il s’agit des actes de langage

directifs — qu’est-ce un acte directif, sinon une tentative de provoquer une action ?

Cependant, toutes les définitions perlocutoires — quel que soit leur definiendum

— offrent le flanc à une objection de principe : les intentions de communiquer, fût-ce

celles qui se réalisent en donnant un ordre, n’incluent pas nécessairement la volonté de

produire un certain effet sur A (Recanati 1987, 179 ; voir aussi Green 2003). Dans la

mesure où la force illocutoire d’un énoncé fait partie de son sens total ou, en tous cas,

du résultat de son interprétation, l’indépendance de l’illocutoire et du perlocutoire

n’est pas étonnante. Comme le note Alston (2000, 31),

[p]resumably the deep reason for this […] is that we do not want the significance of our

utterances to be at the mercy of the external contingencies that determine the ways in which

the audience is affected.

Afin de rendre les choses moins abstraites, considérons la variation suivante sur

les scénarios kantiens, abordés plus haut. Madame Dupont a un secrétaire, Nestor,

qui, systématiquement, ne fait pas ce qu’on lui demande. Nestor étant syndiqué,

Madame Dupont ne peut pas le licencier sans motif. Un matin, Madame Dupont a un

courrier urgent à rédiger ; elle convoque Nestor et lui demande de taper ce courrier.

Ainsi, Madame Dupont a bien le désir que ce courrier soit tapé. Toutefois, fatiguée de

l’inefficacité de Nestor, Madame Dupont a l’intention, en lui demandant de taper le

courrier en question, de produire un ordre qui ne sera pas obéi et de se donner, de

cette façon, une raison officielle pour renvoyer Nestor. Nous avons donc là une

situation où un ordre est accompli sans que L possède l’intention que A rende vrai le

contenu correspondant. Soulignons, en outre, que Madame Dupont ne fait pas

semblant de donner un ordre, car seul un ordre accompli avec succès peut l’aider dans

son dessein de renvoyer Nestor.

Page 236: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 231

Au chapitre précédent, nous avons résolu la difficulté analogue que soulevaient

les actes illocutoires assertifs (dans les cas kantiens) en faisant appel à la notion de

« raison de croire ». Une raison de croire doit, selon nous, pouvoir justifier une

conclusion (au sens de Grice 2001), c’est-à-dire être suffisante pour déclencher un

raisonnement ceteris paribus dans lequel soit le contenu propositionnel (de forme

catégorique) de la prémisse mineure, soit celui (de forme hypothétique) de la prémisse

majeure, se trouve mis sous la portée de l’opérateur Acceptable :

(1) Si A, alors B

Acceptable (A)

∴ B

(2) Acceptable (Si A, alors B)

A

∴ B

Or cet opérateur Acceptable peut revêtir une dimension théorique ou pratique ; dans ce

dernier cas, il signifie que l’agent dont on reconstruit le raisonnement a la volonté,

toutes choses égales par ailleurs, de rendre vrai le contenu mis sous la portée de

l’opérateur ; en d’autres mots, cela veut dire que, du point de vue de l’agent, ce contenu

représente un objectif (prima facie) à atteindre.

Faisant le parallèle avec notre définition de la force assertive, nous dirons donc

que, face à un certain AP, un énoncé E est une raison, pour A, de rendre p vrai

seulement si E est nécessaire et suffisant pour justifier p dans un sous-ensemble de

l’AP.120 On peut, dès lors, assimiler les actes illocutoires directifs à des raisons d’agir :

un énoncé E possède le statut d’un acte directif de contenu p si, et seulement si, l’AP

contient au moins un monde possible w tel que la décision de rendre p vrai se laisse 120 En réalité, nous allons voir que, lorsque la conclusion d’un raisonnement ceteris paribus relève

de la praxis, la prémisse contenant l’opérateur Acceptable ne peut pas toujours constituer une

condition à la fois nécessaire et suffisante pour arriver à une décision d’agir — ce qui nous renvoie

à la non-validité, bien connue, dont souffre le syllogisme pratique chez Aristote. Il faut alors faire

appel à un mécanisme pragmatique résultant en une lecture bi-conditionnelle de la prémisse

majeure.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 232

dériver, ceteris paribus, lorsque la représentation locutoire constituée par E est adjointe

à w, et tel que cette même conclusion pratique ne soit pas autorisée avec w pris

isolément. En outre, si le contenu p en question se trouve être le contenu de l’acte

locutoire accompli au moyen de E, on dira que l’acte directif accompli au moyen de E

est direct et littéral.

Cette définition comporte deux avantages immédiats. Tout d’abord, on arrive à

expliquer pourquoi certains actes directifs, comme dans l’exemple de Madame Dupont

et de son secrétaire Nestor, ne sont pas produits avec l’intention que A rende vrai le

contenu propositionnel. Dans de telles circonstances, L a bien l’intention que son

énonciation soit une raison pour A de rendre p vrai (c’est-à-dire qu’elle permette à A

d’arriver à la décision de rendre p vrai dans au moins un monde de l’AP) ; mais L n’a

pas l’intention qu’il s’agisse là d’une raison effective (débouchant sur une décision de

rendre p vrai dans le monde actuel).

On échappe ensuite aux insuffisances d’une éventuelle définition des actes

directifs en termes causaux. Repensons à l’exemple donné par Grice (1957), et déjà

mentionné plus haut, d’un A chez qui la production d’un certain ordre — par exemple,

l’ordre de rougir — provoque automatiquement l’effet escompté — A rougit. Une

définition en termes de raisons d’agir prédit, correctement, l’insuccès d’un tel ordre :

en effet, si A croit qu’il ne peut contrôler sa rougeur, l’énonciation d’un ordre de rougir

ne constituera jamais, pour lui, une raison de rougir, même si elle cause cette rougeur.

Notons aussi qu’on ne saurait dire qu’un acte directif est satisfait (c’est-à-dire obéi,

exaucé,…) à la simple condition qu’il cause le fait que A rende vrai le contenu

propositionnel (comme l'affirme, par exemple Vanderveken 1988, 35, 135 ; 1990).

Certes, si vous m’enjoignez de sortir de la pièce et que je m’exécute tout en disant « Je

sors mais ce n’est pas pour vous obéir, je dois justement acheter des cigarettes », vous

ne pourrez considérer votre ordre comme satisfait (Searle 1985, 205). Toutefois, cette

non-satisfaction n’implique pas que votre ordre n’ait pas causé ma sortie — il est

possible que le seul son de votre voix m’indispose au point de déclencher ma décision

de sortir de la pièce —, bien qu’il ne constitue pas la raison pour laquelle je suis sorti.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 233

En résumé, un acte directif accompli avec succès est une raison d’agir et un acte

directif satisfait est une raison d’agir effective.

Au chapitre 6, nous avons soutenu que les actes locutoires de forme ΛD(p) — où

ΛD est l’équivalent linguistique du mode psychologique ΨD — présupposent que leur

contenu n’est sujet à une évaluation véri-conditionnelle que dans des mondes virtuels.

Les actes illocutoires directifs (directs et littéraux) sont constitués par de tels actes

locutoires ; en effet, tout comme la fonction des désirs — des représentions

Intentionnelles de forme ΨD(p) — consiste à présenter à l’esprit un état de choses

virtuel de manière à ce que cette représentation puisse éventuellement être recrutée

dans un plan d’action, les représentations linguistiques du même type — les actes

locutoires ΛD(p) — ont pour fonction de présenter à A un état de choses virtuel qui

puisse éventuellement être mobilisé par A comme la représentation d’un objectif à

atteindre. Cela implique qu’aucun acte directif ne peut avoir pour contenu une

proposition que l’on sait fausse, ou une proposition que l’on sait vraie ; car le contenu

des désirs ne saurait véhiculer ni une présupposition d’existence dans le monde actuel,

ni une présupposition de contrefactualité par rapport à ce même monde. Ainsi, je ne

peux ordonner à mon voisin de bureau de se coucher sur le plafond, comme je ne peux

lui ordonner de sortir au moment où il ferme la porte derrière lui en quittant la pièce.

Cependant, cela ne veut pas dire que la représentation de n’importe quelle

situation virtuelle, ou que n’importe quel énoncé impératif, aura le statut d’une raison

d’agir. Les représentations locutoires de forme ΛD(p) qui ne se voient pas associer une

force illocutoire directive vont être discutées dans les deux sections suivantes.

2 Les énoncés impératifs non-directifs Au chapitre 6, nous avons fait l’hypothèse que le mode impératif encode

linguistiquement le mode de présentation ΨD propre aux désirs en indiquant que le

contenu propositionnel de l’énoncé n’est que virtuel. À ce stade de notre exposé, nous

pouvons justifier notre position face à deux autres types d’analyses : celles qui

considèrent que le mode impératif encode la force directive et celles qui lui attribuent

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 234

pour fonction de véhiculer une prédication de désirabilité appliquée au contenu

propositionnel. Dans cette section, nous allons examiner une série d’énoncés à

l’impératif dont notre définition de la force directive permet de postuler que ce sont

de simples actes locutoires, et passer en revue les problèmes qu’ils posent aux

sémantiques de l’impératif rivales de la nôtre.

2.1 L’expression de désirs Vers la fin du chapitre 6, nous avons invoqué les exemples suivants afin de

plaider pour une dissociation entre le mode impératif et la force directive.

(3) [Marie, en visitant Pierre sur son lit d’hôpital :]

Rétablis-toi bien. [= (24) du chapitre 6]

(4) [Marie, à sa voiture :]

Démarre ! [= (25) du chapitre 6]

(5) [Marie, à Jean, en revenant dans une pièce remplie d’invités

soudainement silencieux :]

Oh, please ! Don’t have said anything rude. [= (26) du chapitre 6]

En effet, selon le critère définitoire exposé dans la section précédente, (3-5) ne

sauraient constituer des actes directifs : comme, dans chacun de ces cas, le contenu

propositionnel n’est pas soumis au contrôle d’un A muni d’intentions, l’AP ne contient

évidemment aucun monde possible où l’énonciation correspondante constituerait une

raison pour A de rendre ce contenu vrai. Dominicy et Franken (2002) proposent de

considérer que la faillite de la force directive laisse place à une simple expression de

désir ou de souhait en vertu du Principe d’Engagement Illocutoire — selon lequel,

rappelons-le, chaque acte illocutoire engage L à l’expression de l’état mental

mentionné dans la condition de sincérité de l’acte en question.

À l’encontre de cette analyse, Emmanuelle Danblon nous a suggéré, lors d’une

discussion, qu’on pourrait concevoir les exemples (3-5) comme instaurant un cadre

« magique », au sein duquel L aurait l’aptitude d’ordonner ou de demander la

réalisation des contenus propositionnels correspondants. Bolinger (1977, 166-167)

adopte une ligne de pensée assez proche lorsque, pour établir la (prétendue) inanité de

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 235

toute distinction entre les expressions de souhaits et les directifs, il invoque des

exemples comme (6) :

(6) Rétablis-toi bien, c’est un ordre !

De même, la présence de please dans (5), et le fait qu’on puisse ajouter s’il te plaît à (4),

comme dans (7), semblent militer en faveur de cette hypothèse :

(7) Démarre, s’il te plaît !

Pourtant, s’il y a une différence entre (3) et (6), c’est bien, à notre sens, que le

second énoncé se voit perçu comme un ordre ironique ou comme une variété de

« comme-si », alors qu’une telle interprétation ne se laisse normalement pas appliquer à

(3). Certes, face à un souhait de prompt rétablissement comme (3), A peut répondre

Parce que tu crois que ça dépend de moi ?. Mais une telle réponse sera considérée, en

principe, comme agressive parce que A paraît alors faire preuve de non-coopération en

feignant de comprendre (3) en termes directifs ; la même réponse à (6) ne susciterait

aucune réaction négative, car elle se situerait, cette fois-ci, au sein du cadre ironique

ou en « comme-si » déjà instauré par l’énoncé de L.

Quant à l’adjonction de please ou s’il te plaît, elle obéit à certaines contraintes ;

ainsi, les énoncés qui suivent seront ressentis comme plus marqués que (5) ou (7) :

(8) ? Rétablis-toi bien, s’il te plaît.

(9) ? Dors bien, s’il te plaît.

(10) ? Amuse-toi bien en vacances, s’il te plaît.

Dans (5) comme dans (7), A ne dispose d’aucun contrôle concevable sur le cours des

choses. Si le monde où l’allocutaire de (5) n’aurait rien dit de grossier reste

épistémiquement virtuel, il ne l’est pas aléthiquement, puisque le passé ne saurait plus

souffrir aucune modification ; et dans (7), il n’existe même pas de véritable

destinataire. Il s’ensuit que l’emploi de please ou de s’il te plaît ne peut réactiver ni

l’interprétation directive, ni les effets conversationnels que celle-ci entraîne ; tout au

plus peut-on dire qu’un tel usage renforce ou met en place un cadre en « comme-si ».

Par contre, les exemples (8-10) demeurent interprétables en termes directifs, même si

une telle interprétation exigerait des changements importants quant à la

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 236

représentation que A se fait des croyances de L, et donc de l’AP ; dès lors, l’adjonction

de s’il te plaît renforce l’interprétation directive sans que celle-ci revête obligatoirement

le statut d’une lecture ironique ou en « comme-si ».

Quoi qu’il en soit, notre approche est compatible tant avec l’idée selon laquelle

(3-5) expriment des désirs, qu’avec l’analyse de ces énoncés en termes d’ordres

« comme-si ». Suivant notre définition du locutoire et notre hypothèse que l’impératif

encode le mode de présentation ΨD caractéristique des désirs, les énoncés en (3-5) ne

sont que des actes locutoires de forme ΛD(p), c’est-à-dire des représentations d’un état

de choses virtuel. Or, d’un énoncé de ce type, on peut inférer soit que l’état de choses

représenté correspond au contenu d’un désir entretenu par L, soit que L instaure un

cadre fictionnel au sein duquel cette représentation pourrait servir de raison d’agir

pour A.

2.2 Les « pseudo-impératifs » Un argument de poids contre une analyse sémantique de l’impératif en termes

de potentiel illocutoire directif peut être tiré d’exemples comme (11-13). On désigne

souvent ces constructions par l’appellation de « pseudo-impératifs » ; nous

continuerons à utiliser ce label par commodité, mais nous montrerons que le mode

grammatical y reste tout ce qu’il y a de plus impératif :

(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras.

(12) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.

(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors.

Dans aucun de ces exemples le premier conjoint ne possède la valeur illocutoire

d’un directif ; L ne semble pas ordonner, suggérer ou conseiller à A de tendre la main,

d’ouvrir un journal quelconque ou de rater l’examen. On pourrait éventuellement

considérer que, par (12), L conseille à A d’ouvrir un journal ; mais une telle

interprétation n’a rien d’obligatoire, car (12) reste parfaitement acceptable dans un

contexte où L, rendant visite à A qui est en mission scientifique dans la jungle

brésilienne, lui relate l’ambiance post-électorale régnant en France.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 237

On constate également que, dans de telles constructions, l’impératif et le

subjonctif sont en distribution complémentaire : pour les personnes grammaticales qui

possèdent une forme impérative, celle-ci est obligatoire, tandis que le subjonctif

s’emploie partout ailleurs :

(14) Que je lui tende la main et il me mange(ra) le bras.121

(15) * Que tu lui tendes la main et il te mange(ra) le bras.

(16) * Que nous lui tendions la main et il nous mange(ra) le bras.

(17) Tendons-lui la main et il nous mange(ra) le bras.

(18) * Que vous lui tendiez la main et il vous mange(ra) le bras.

(19) Tendez-lui la main et il vous mange(ra) le bras.

(20) Qu’il(s) lui tende(nt) la main et il lui/leur mange(ra) le bras.

(21) Que j’ouvre n’importe quel journal et j’y trouve(rai) des éloges de

Sarkozy.

(22) * Que tu ouvres n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de

Sarkozy.

(23) * Que nous ouvrions n’importe quel journal et nous y trouv(er)ons des

éloges de Sarkozy.

(24) Ouvrons n’importe quel journal et nous y trouv(er)ons des éloges de

Sarkozy.122

121 Philippe De Brabanter (c.p.) nous a fait remarquer qu’à la personne 1, l’indicatif est aussi

acceptable, sinon meilleur que le subjonctif :

(i) Je lui tends la main et il me mange(ra) le bras.

Cela vaut, en réalité, pour toutes les personnes, et a fortiori pour celles où s’utilise l’impératif :

(ii) Tu lui tends/Il(s) lui tend(ent)/Nous lui tendons la main/Vous lui tendez la main et

il te/lui/leur/nous/vous mange(ra) le bras.

Toutefois, l’hypothèse formulée ici ne concerne que les modes subjonctif et impératif ; la seule

conclusion qu’on puisse tirer des exemples (i) et (ii) est que, conformément à ce que nous avons

conclu au chapitre 6 (cf. la sous-section 4.2.2), le mode indicatif n’impose, du point de vue

sémantique, aucune contrainte sur le domaine du contenu propositionnel. 122 Dans cet exemple, l’interprétation directive nous paraît inévitable ; mais cela ne change rien

quant à l’inacceptabilité de (23).

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 238

(25) * Que vous ouvriez n’importe quel journal et vous y trouv(er)ez des

éloges de Sarkozy.

(26) Ouvrez n’importe quel journal et vous y trouv(er)ez des éloges de

Sarkozy.

(27) Qu’il(s) ouvre(nt) n’importe quel journal et il(s) y trouve(ra)/ trouve(ro)nt

des éloges de Sarkozy.

(28) Que je rate cet examen et il me jette(ra) dehors.

(29) * Que tu rates cet examen et je te jette(rai) dehors.

(30) *Que nous rations cet examen et ils nous jette(ro)nt dehors.

(31) Ratons cet examen et ils nous jette(ro)nt dehors.

(32) * Que vous ratiez cet examen et je vous jette(rai) dehors.

(33) Ratez cet examen et je vous jette(rai) dehors.

(34) Qu’il(s) rate(nt) cet examen et je le(s) jette(rai) dehors.

Cette alternance conforte l’hypothèse, défendue au chapitre 6, que la fonction

sémantique de l’impératif, identique à celle du subjonctif (en proposition principale),

consiste à signifier un état de choses virtuel. Par contre, les tenants d’une sémantique

directive de l’impératif ne sont pas en mesure d’expliquer ces données, à moins, peut-

être, de postuler que la proposition impérative ne s’emploie pas, ici, de manière

littérale. Nous reviendrons plus bas sur ce dernier point.

Notons, en outre, que si (11-12) peuvent recevoir une lecture générique, où l’on

s’adresse à une seconde personne « universelle » et pas à l’allocutaire réel, une telle

interprétation s’avère exclue pour (13), ce qui montre que l’absence de la force directive

ne peut pas s’attribuer à cet effet générique. À cet égard, un bon test nous est fourni

par la possibilité ou l’impossibilité d’employer le pronom on dans un sens impersonnel :

(35) Qu’on lui tende la main et il mange(ra) le bras.

(36) Qu’on ouvre n’importe quel journal et on y trouve(ra) des éloges de

Sarkozy.

(37) * Qu’on rate cet examen et il le jette(ra)/ jette(ra) on dehors.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 239

Par ailleurs, quand on remplace, dans (10-12), la personne 2 par une véritable troisième

personne du singulier — et donc l’impératif par le subjonctif — cette généricité

disparaît du tout au tout.

2.3 Les prédicats superlatifs à l’impératif Un troisième argument contre la sémantique directive de l’impératif nous est

offert par le comportement des prédicats superlatifs. De tels prédicats sont

difficilement acceptables, voire pas acceptables du tout, dans des constructions

impératives isolées :

(38) ? /* Travaille énormément !

(39) ? /* Sois délicieuse !

Martin (à paraître) explique cette inacceptabilité par le fait que les prédicats

superlatifs dénotent non seulement un procès, mais aussi (et sans que ce soit pertinent

pour les conditions de vérité) « une émotion ou une forte impression » provoquée par

le procès en question. Lorsqu’on prononce (38-39) de manière isolée, on privilégierait,

de fait, une interprétation directive dont le contenu propositionnel serait déterminé

par la totalité de la dénotation de énormément et de délicieuse — or, comme le souligne

Martin, nul ne peut « vraiment contrôler les émotions d’autrui ».

Ce n’est pas la source de l’inacceptabilité de (38-39) qui nous importe ici —

l’explication avancée par Martin nous paraît d’ailleurs plausible — mais plutôt le fait

que cette inacceptabilité va de pair avec l’interprétation directive. En effet, comme

Martin l’observe elle-même, la cooccurrence de l’impératif et des prédicats superlatifs

ne pose plus de problème dans les exemples suivants, qui permettent une

interprétation non-directive :

(40) Travaille énormément et les gens diront que tu es un autiste.

(41) Sois délicieuse et tout ira bien.

D’ailleurs, même (38-39) deviennent plus acceptables dans un contexte où l’attribution

d’une force directive (littérale) est exclue, laissant ainsi place à la simple expression

d’un désir — imaginons, par exemple, (38) énoncé par un rabbin qui espère que son

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 240

golem s’anime ou (39) énoncé par Pygmalion attendant que Galatée descende de son

socle.

En accord avec l’analyse de Martin, notre sémantique de l’impératif prédit que,

lorsque l’attribution de la force directive est bloquée, ce genre d’énoncé décrit un état

de choses virtuel dans lequel l’action de l’allocutaire A provoque une émotion intense

chez une tierce personne ou chez L. Par contre, nous ne voyons pas comment ce

phénomène pourrait s’expliquer dans l’hypothèse où le mode impératif se verrait

obligatoirement assigner une valeur directive.

2.4 La désirabilité et l’impératif Nous n’avons pas encore montré en quoi notre approche est préférable à celles

qui décrivent le mode impératif comme encodant soit une prédication de potentialité

et de désirabilité (Wilson et Sperber 1988 ; Clark 1993), soit une nécessité quantifiant

sur un ensemble de mondes possibles déterminé par les désirs de L ou de A (Schwager

2004, 2006). En effet, notre analyse ne prédit pas — en tous cas, pas pour ce qui

concerne la sémantique de l’énoncé — que (3-5) représentent des états de choses

désirables, mais seulement que (3-5) représentent des états de choses virtuels.

Dominicy et Franken (2002) soulignent, à propos de l’exemple (3), qu’il n’est pas

certain, du point de vue sémantique, que le contenu propositionnel s’avère désirable

dans la perspective subjective de A ; rien n’impose, en effet, que A ne veuille pas

mourir. Rien ne garantit, non plus, que cet état de choses soit désirable pour L ; si, par

exemple, L hérite d’une grosse somme au cas où A décède, le contenu de (3) n’est pas

davantage désirable du point de vue objectif de L :

(3) [Marie en visitant Pierre sur son lit d’hôpital :]

Rétablis-toi bien. [répété]

Ainsi, la seule possibilité qui reste est celle d’un contenu désirable à la fois du point de

vue objectif de A et du point de vue subjectif de L. Cependant, Dominicy et Franken

font remarquer que, dans ce cas, L doit entretenir des désirs altruistes. Or, si cela ne

crée certainement aucun problème théorique dans l’absolu, il n’en va pas de même

pour Wilson et Sperber. En effet, ceux-ci soutiennent que, dans le dialogue suivant, où

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 241

il n’y a pas de raison de penser que L se soucie a priori de savoir si A prendra ou non le

bus numéro 3, le contenu de l’énoncé impératif n’est pas désirable du point de vue

(objectif ou subjectif) de L, de sorte que nous aurions affaire à un emploi échoïque :

(42) A : Excusez-moi, je voudrais aller la gare.

L : Prenez le bus numéro 3.

Par conséquent, soulignent Dominicy et Franken, Wilson et Sperber devraient

admettre que (3) aussi est échoïque, c’est-à-dire que (3) représente ce qui est désirable

du point de vue (objectif ou subjectif) de A. Tout ceci, quelles qu’en soient les

conséquences pour Wilson et Sperber, ne montre pas encore que la prédication de

désirabilité relève elle-même de la contribution du contexte, mais seulement que ni

son origine, ni le point de vue pertinent ne sont encodés sémantiquement.

Dans les exemples (11-13), la clause impérative ne semble véhiculer aucune

prédication de désirabilité. Clark (1993) suggère que, dans des cas comme (12), la

désirabilité encodée par l’impératif est seulement potentielle.

(12) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.

[répété]

Ainsi, à propos de l’exemple équivalent (43),

(43) Open the Guardian and you’ll find three misprints on every page.

il fait le commentaire suivant :

Informally the interpretation of the imperative clause is something like “ you might (at some

time) think that it is potential and desirable that you open the Guardian”. (Clark 1993, 109)

Toutefois, dans l’exemple (44), la proposition impérative décrit un état de

choses qui n’est désirable ni du point de vue de A, ni de celui de L :

(44) Attrape une grippe et ils te mettront à la porte sans indemnités.

En outre, cet état de choses ne découle pas d’un autre état de choses, désirable, celui-

là, du point de vue de A — ce qui est une suggestion de Clark (1993, 115) qu’on

pourrait, avec beaucoup d’imagination, appliquer à (11) et (13) :

(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. [répété]

(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. [répété]

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 242

En dernier recours, Clark suggère que dans les constructions « pseudo-

impératives » où le premier conjoint décrit un état de choses indésirable de tout point

de vue, la proposition en cause n’est pas vraiment impérative.123 Pour justifier ce choix,

qu’on ne peut s’empêcher de voir comme une hypothèse ad hoc, Clark invoque l’idée de

Bolinger (1977, 165-167) que des constructions comme (45) pourraient provenir de

l’effacement phonologique d’un if you initial, suivi par l’insertion de la conjonction :

(45) ([If] you) tell him anything, (and) he just looks at you blankly.

En français, (44) proviendrait alors de (46), l’absence du s final orthographique étant

indépendamment motivée :124

(46) Si tu attrapes une grippe, ils te mettront à la porte sans indemnités.

Cependant, une telle explication se révèle impossible pour les verbes dont la flexion

impérative provient du subjonctif :

(47) Sois malade une semaine et ils te mettent/ mettront à la porte sans

indemnités.

Bolinger (1977, 160-161) — qui n’ambitionne pas d’offrir une analyse unitaire des

constructions « pseudo-impératives » — fait d’ailleurs un constat analogue pour le

verbe be en anglais ; il donne les exemples suivants, où seule la forme de l’impératif est

acceptable :

(48) *Are (a) scoundrel(s), and people admire you.

(49) * Be scoundrels, and people admire you.

(50) Be a scoundrel, and people admire you.

Notons en passant que, dans ces énoncés, le contenu propositionnel du premier

conjoint n’est normalement pas désirable, même de manière virtuelle, pour L ou pour

A.

123 Dans un article paru après que la rédaction de ce chapitre a été terminée, Russell (2007) tente de

défendre cette même hypothèse à l’aide de nouveaux arguments, dont nous réservons la discussion

pour un travail futur. 124 En effet, ce s réapparaît devant un enclitique :

(i) Comme ces pommes sont belles ! Attrapes-en une et tu vas te régaler.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 243

Bolinger (1977, 189-191) trace une ligne de démarcation entre les formes

morphologiques de l’infinitif et de l’impératif grâce à la négation ; l’usage de don’t

semble prohibé avec la première forme, tandis que not est inacceptable dans la

condition inverse :

(51) *Don’t / Not see him again ? That would be unbearable.

(52) *Not / Don’t work and you don’t get paid.

Clark invoque ce comportement pour éliminer les contre-exemples où l’état de choses

décrit par le premier conjoint n’est pas désirable : de tels usages ne relèveraient pas de

l’impératif, mais de l’infinitif. Malheureusement, comme on l’a vu à propos de (44),

une telle explication vient buter sur (47) et (48-50). De surcroît, l’argument de Clark

aboutit à des prédictions erronées même si on se limite à l’anglais. Commençons par

examiner les exemples que Clark mentionne pour appuyer son hypothèse :

(53) John was a big part of my life. Not see him again and I knew I’d never

forgive myself.

(54) My lecturer is a real tyrant. Not show up on time and he’ll throw you off

the course.

(55) The safety drill is important. Not listen and it’ll be your fault if you get

into trouble.

Dans ces trois exemples, la contrepartie positive du premier conjoint se révèle

désirable du point de vue de L, ou de A, ou des deux. Mais, pour Clark, le cas de figure

problématique est, en anglais, celui de (56), où la proposition impérative prend un

contenu non désirable, à la fois du point de vue de A et — on peut le supposer — du

point de vue de L :

(56) Catch the flu, and you’ll be ill for weeks.

Or, comme le révèle (57), le test de la négation — pour autant qu’il faille le situer,

comme Clark, à un niveau sémantique et non pragmatique — montre qu’il s’agit là

d’un véritable impératif :

(57) Don’t/*Not catch the flu, and you’ll do fine this winter.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 244

Enfin, l’hypothèse d’une collision morphologique dans les pseudo-impératifs ne

permet pas d’expliquer les emplois comparables où l’impératif en proposition

indépendante ne véhicule aucune désirabilité :

(58) Rate seulement cet examen ! Tu vas voir ce que tu vas ramasser !

(59) Tombe seulement malade ! On va vite trouver quelqu’un pour te

remplacer.

Ici on doit constater, toujours en suivant Dominicy et Franken (2002), que la seule

issue pour la Théorie de la Pertinence consiste à postuler un usage non littéral et non

échoïque : Rate cet examen ou Tombe malade serviraient, en fait, à véhiculer le message

inverse : Ne tombe pas malade et Ne rate pas cet examen. Cependant, le second énoncé est

tout à fait littéral et, qui plus est, sa vérité semble liée à l’actualisation du contenu de

l’énoncé impératif : A va voir ce qui lui arrive s’il rate l’examen ; on va vite trouver

quelqu’un pour remplacer A si A tombe malade. Or on ne voit pas comment dériver

cette interprétation si, en (58) comme en (59), le contenu réellement véhiculé par le

premier énoncé est, respectivement, Ne rate pas cet examen et Ne tombe pas malade. De

même, on ne peut dire que l’impératif n’est pas utilisé littéralement dans (11-13) sans

s’interdire d’expliquer le lien entre l’état hypothétique décrit par la première clause et

celui décrit par la seconde (cf. Dominicy et Franken 2002, 274-276). Ceci devrait

suffire à écarter l’hypothèse de la non-littéralité de (11-13), laissée en suspens dans la

sous-section 2.2 de ce chapitre.

3 Les contraintes sémantiques sur l’utilisation du mode

impératif Nous venons de montrer que le mode impératif ne peut s’analyser ni en termes

de force directive, ni en termes de désirabilité. Dans cette section, nous allons voir

comment notre propre analyse capte les facteurs sémantiques et pragmatiques qui

influencent l’utilisation de ce mode. Les conclusions tirées nous permettront, dans les

deux sections suivantes, d’expliquer les contraintes qui pèsent sur l’attribution de la

force directive aux énoncés conditionnels et disjonctifs.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 245

3.1 Les contraintes séquentielles Il est bien connu que, dans certains environnements, la conjonction et acquiert

des connotations temporelles (60) et/ou causales (61) :

(60) Pierre et Marie se sont mariés et ont eu beaucoup d’enfants.

(61) Pierre a sorti la clé de sa poche et a ouvert la porte.

Il est tout aussi connu que ces composantes pragmatiques peuvent affecter les

conditions de vérité de l’énoncé, comme en témoignent les deux exemples suivants :

(62) Chaque père est heureux si sa fille se marie et a des enfants ; beaucoup

moins si elle a des enfants et se marie.

(63) S’il a sorti la clé de sa poche et a ouvert la porte, c’est que c’était la

bonne clé ; s’il a ouvert la porte et a sorti la clé de sa poche, c’est qu’il a

dû se servir d’un pied-de-biche.

Recanati (1989 ; 1993, 269-274 ; 2004b) en tire la conclusion que ces connotations font

également partie des conditions de vérité d’énoncés (tokens) tels que (60) et (61) où, a

priori, on pourrait les cantonner à un niveau qui ne relève pas du contenu véri-

conditionnel (cf. Levinson 2000).

Le point de vue de Recanati est partagé par Carston (2002a, 242-250) qui

postule, en suivant Blakemore (1987, 119-120), que la présence de la conjonction a pour

effet d’indiquer que les deux membres conjoints sont plus pertinents, c’est-à-dire

génèrent plus d’inférences au moindre coût, lorsque l’allocutaire les interprète comme

un tout plutôt que de les appréhender séparément. À cause de la tendance que

manifeste l’esprit humain à réorganiser ses représentations selon des axes temporels et

causaux, une telle appréhension holistique aboutirait à un enrichissement de la

conjonction par une plus-value temporelle ou causale. Si, par exemple, (65) s’avère

moins acceptable que (64), ce serait parce que l’impossibilité d’un tel enrichissement

affaiblit la pertinence qu’il y aurait à utiliser et :

(64) La route était verglacée et Marie a glissé.

(65) ? Marie a glissé et la route était verglacée.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 246

Carston avance la même explication pour la différence d’acceptabilité entre

(66) et (67) :

(66) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses.

(67) ? Je vais faire les courses et prête-moi ta voiture.

Par parité de raisonnement, rien n’interdit d’invoquer cet argument pour expliquer

l’inacceptabilité de (68-70) versus (11-13) :

(68) ? Il te mange(ra) le bras et tends-lui la main.

(69) ? Tu trouve(ra)s des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal et

ouvres-en un.125

(70) ? Je te jette(rai) dehors et rate cet examen.

On sait, cependant, que l’enrichissement pragmatique de et demeure annulable ;

ainsi, la séquence de discours qui suit est parfaitement acceptable :

(71) La route était verglacée et elle a glissé. En fait, les deux n’ont rien à voir

ensemble ; elle a glissé et la route était verglacée.

Or une telle annulation se révèle beaucoup plus difficile, voire impossible, pour (66) et

(68-70) :

(72) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. En fait, l’un ne dépend

pas de l’autre. ? Je vais faire les courses et prête-moi ta voiture.

(73) Tends-lui la main et il te mangera le bras. En fait, l’un ne dépend pas de

l’autre. ? Il te mange(ra) le bras et tends-lui la main.

(74) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouveras des éloges de Sarkozy. En

fait, l’un ne dépend pas de l’autre. ? Tu trouve(ra)s des éloges de Sarkozy

dans n’importe quel journal et ouvres-en un.

(75) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. En fait, l’un ne dépend pas de

l’autre. ? Je te jette(rai) dehors et rate cet examen.

125 En passant de (12) à (69), nous avons modifié les chaînes anaphoriques afin de garantir que

l’inacceptabilité provienne bien de la présence du mode impératif dans le second membre de la

conjonction. La même chose vaut pour (74) ci-dessous.

Page 252: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 247

D’autre part, Carston note que les exemples (65) et (67) retrouvent une

acceptabilité plus élevée quand on remplace la conjonction par une simple

juxtaposition :

(76) Elle a glissé ; la route était verglacée.

(77) Je vais faire les courses ; prête-moi ta voiture.

En (76) le second énoncé apparaît comme une explication du premier — on obtient

ainsi un sens analogue à celui véhiculé par (64). Carston avance l’hypothèse suivante

(voir aussi Molendijk et de Swart 1999) :

[…] we are explanation-seeking creatures, so that, in general, when we register a new

fact/assumption about the world, we look for an explanation for it. When the source of that

new fact is an utterance, the speaker can assume that a further utterance on her part which

supplies an explanation for it will be relevant to the addressee. (2002a, 237)

Toutefois, en (77), le second énoncé ne possède pas de statut explicatif — c’est plutôt

le premier énoncé qui justifie l’acte directif accompli au moyen du second.

Au-delà de cette différence entre (76) et (77), l’hypothèse de Carston ne nous

aide pas à comprendre pourquoi le fait de remplacer la conjonction de (68-70) par une

juxtaposition ne rend pas ces énoncés plus acceptables, alors qu’on gagne en

acceptabilité en passant de (64) à (77) :

(78) ? Il te mangera le bras ; tends-lui la main.

(79) ? Tu trouveras des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ;

ouvres-en un.

(80) ? Je vais te jeter dehors ; rate cet examen.

Notons que (79) est plus acceptable, dans l’absolu, que (78) et (80) ; mais il faut alors

appliquer une lecture directive à la seconde proposition, ce qui modifie le sens global

de l’énoncé par rapport à (12).

Page 253: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 248

3.2 Les domaines de discours

3.2.1 Le liage des domaines sous la conjonction

Les recherches menées sur les sémantiques dynamiques ont montré que les

domaines de discours se construisent de façon incrémentielle, dans la mesure où le

traitement des énoncés linguistiques est largement local et se déclenche avant que ces

énoncés ne parviennent à leur terme (voir, parmi beaucoup d’autres, Groenendijk et

Stokhof 1991 ; Kamp et Reyle 1993 ; Asher et Lascarides 2003). On peut également

penser qu’au cours du processus d’interprétation, les domaines de quantification sont

« liés » par défaut au domaine déterminé par le discours précédent (voir, par exemple,

Geurts 1999, 57).

Ainsi, le second énoncé de (81) s’interprète par rapport au domaine fixé par le

premier, c’est-à-dire par rapport à un monde où L est entré dans la bibliothèque ; (81)

est vrai si, et seulement si, L est entré dans la bibliothèque et n’y a vu personne (voir

aussi Cornulier 1985, 146-149) :

(81) Je suis entré dans la bibliothèque et je n’ai vu personne.

Le même phénomène apparaît avec des séquences d’opérateurs modaux (Geurts 1999,

chapitre 6) ou de quantificateurs (Geurts et van der Sandt 1999) : (82) est vrai si, et

seulement si, dans l’ensemble de tous les mondes possibles où un voleur entre dans la

maison, il en est au moins un où ce voleur trouve l’argenterie ; (83) est vrai si, et

seulement si, parmi tous les passagers de nationalité belge, la majorité sont décédés

dans l’accident :

(82) Ferme la fenêtre. Un voleur pourrait entrer et il pourrait trouver

l’argenterie.

(83) Il y avait quelques Belges dans l’avion et la majorité ont péri dans

l’accident.

Les exemples en (81-83) exhibent, tous les trois, une structure identique : un

premier élément α prend pour domaine d’entrée un certain ensemble Z et donne

comme domaine de sortie un certain sous-ensemble Y de Z ; un second élément β

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 249

proposition prend Y pour domaine d’entrée et donne, comme domaine de sortie, un

certain sous-ensemble U de Y. Ainsi, le premier conjoint de (81) prend, comme

domaine d’entrée, l’ensemble des mondes possibles qui sont compatibles avec le

monde actuel et donne comme domaine de sortie l’ensemble des mondes compatibles

avec le monde actuel où il est vrai que L est entré dans la bibliothèque ; le second

conjoint prend ce sous-ensemble-là pour domaine d’entrée et y sélectionne comme

domaine de sortie le sous-ensemble des mondes possibles où il est vrai que L n’a vu

personne dans la bibliothèque.126 Dans (82), la première occurrence de l’opérateur de

possibilité épistémique prend comme domaine d’entrée l’ensemble des mondes

possibles compatibles avec ce qui est connu au moment de l’énonciation et y

sélectionne comme domaine de sortie le sous-ensemble des mondes où un voleur entre

dans la maison ; la seconde occurrence de l’opérateur de possibilité prend ce sous-

ensemble-là pour domaine d’entrée et y sélectionne comme domaine de sortie le sous-

ensemble des mondes où le voleur trouve l’argenterie. Sans rentrer dans les détails de la

sémantique des quantificateurs, on peut dire que, dans (83), l’expression quantifiée

quelques Belges prend pour domaine d’entrée l’ensemble des Belges et sélectionne

comme domaine de sortie le sous-ensemble — à la cardinalité suffisamment basse —

des Belges qui satisfont le prédicat être dans l’avion ; la seconde expression quantifiée la

majorité [des Belges dans l’avion] prend pour domaine d’entrée ce sous-ensemble-là et

donne comme domaine de sortie le sous-ensemble — dont la cardinalité est proche,

mais différente, de celle du domaine précédent — qui est constitué des Belges dans

l’avion qui satisfont le prédicat périr dans l’accident. La structure commune à (81-83) peut

se représenter comme (84), où la majuscule accolée à gauche de l’expression α ou de

l’expression β correspond au domaine d’entrée et celle accolée à droite, au domaine de

sortie : ainsi, en (84), Z ⊇ Y ⊇ U :

(84) ZαY et YβU

126 Nous présupposons ici l’axiome de nécessitation (p →p) conjointement avec l’axiome 4

(p →p) qui implique la transitivité de la relation d’accessibilité entre les mondes possibles.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 250

Nous allons voir, à présent, que le même mécanisme se retrouve à l’œuvre dans

(11-13) et dans (64) ; nous verrons ensuite que c’est là aussi que gît la source des

contraintes séquentielles pesant sur ce genre d’exemples.

Supposons que p soit la forme logique d’un énoncé grammaticalement

déclaratif qu’on interprétera, par défaut, comme une expression de croyance, c’est-à-

dire comme un acte locutoire de forme ΛCr(p). Les croyances — et leurs

représentations — obéissent à une condition relationnelle : on ne peut avoir une

croyance de contenu p qu’à condition de considérer que p ou ¬p est vrai dans le monde

actuel. Soit l’ensemble Q qui contient toutes les informations, et rien que les

informations, (mutuellement) tenues pour vraies dans le contexte de la conversation ;

soit l’ensemble WA des mondes w tels que w ⊇ Q. (Si la connaissance des propositions

de Q est mutuelle, WA sera donc équivalent à l’arrière-plan conversationnel AP.) Si p

appartient à Q, alors p est vrai dans tout monde de WA ; si ¬p appartient à Q, alors p est

faux dans tout monde de WA — on retombe sur l’axiome de nécessitation. Comme

nous l’avons déjà vu au chapitre 6, un acte locutoire ΛCr(p) présuppose que le contenu p

ou le contenu ¬p appartient à tous les mondes de WA ; par rapport aux autres mondes

possibles, la valeur de vérité de p reste indéfinie.

Présupposition déclenchée par le mode de présentation ΛCr :

Pour tout w, si (p ∈ w ou ¬p ∈ w), alors w ∈ WA.

C’est en ce sens que WA constitue le domaine de ΛCr(p).

Au chapitre 6, nous avons postulé que les actes locutoires accomplis au moyen

d’énoncés impératifs ou subjonctifs ont la forme ΛD(p) et présentent leur contenu p

comme virtuel. Soit l’ensemble Cf constitué de toutes les propositions ¬p telles que p

appartienne à Q ; soit WC l’ensemble des mondes w tels que w ⊇ Cf. On peut décrire

l’ensemble WV des mondes virtuels comme l’ensemble de tous les mondes possibles

qui sont compatibles avec Q et qui appartiennent à -WA∩-WC ; en d’autres termes,

pour tout monde w appartenant à WV, il existe au moins une proposition p

appartenant à Q, et donc au moins une proposition ¬p appartenant à Cf, telles que ni p

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 251

ni ¬p n’appartiennent à w. Un acte locutoire ΛD(p) présuppose que le contenu p ou le

contenu ¬p ne peut appartenir qu’à des mondes de WV ; par rapport aux autres mondes

possibles, la valeur de vérité de p reste indéfinie.

Présupposition déclenchée par le mode de présentation ΛD :

Pour tout w, si (p ∈ w ou ¬p ∈ w), alors w appartient à WV.

C’est en ce sens que WV constitue le domaine de ΛD(p).

Notre approche prédit donc qu’en (66), le premier conjoint prend WV comme

domaine d’entrée. Quant au second conjoint, il est conjugué au mode indicatif ; pour

les raisons données au chapitre 6 (cf. la section 4.2.2), ce mode n’impose, en vertu de sa

sémantique, aucune contrainte sur le domaine d’interprétation. Toutefois, il est

impossible d’interpréter ce conjoint comme ayant le mode de présentation ΛCr : d’une

part, cela aurait pour effet de restreindre son domaine d’entrée à WA ; d’autre part, à

cause de la présence du et, le contenu propositionnel (conjonctif) de (66) sera vrai dans

un monde possible w si, et seulement si, A prête sa voiture à L en w et L va faire des

courses en w. Or, comme aucun monde w n’appartient à WV et à WA, il s’ensuivrait

que l’évaluation véri-conditionnelle du contenu propositionnel de (66) ne pourrait

avoir lieu dans aucun monde possible, c’est-à-dire en aucune circonstance d’évaluation.

Si, en (66), il est impossible d’assigner des domaines indépendants aux deux

membres de la conjonction, le liage, par contre, fonctionne parfaitement : le second

conjoint prend pour domaine d’entrée le domaine de sortie du premier conjoint. Il

s’ensuit que tout monde virtuel où A prête sa voiture à L est un monde où A prête sa

voiture à L et L va faire les courses, donc un monde où L va faire les courses. Dans la

section 5, nous verrons que cette interprétation permet d’expliquer le sens directif de

(66).

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 252

3.2.2 Les conjonctions « impératives », les « pseudo-impératifs » et les conditionnelles « indicatives »

Notre analyse a pour avantage non négligeable d’éclairer la relation sémantique

qui unit l’interprétation par liage des conjonctions « impératives » comme (66) ou des

« pseudo-impératifs » comme (11-13) aux phrases conditionnelles correspondantes :

(66) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. [répété]

(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. [répété]

(12) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.

[répété]

(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. [répété]

Rappelons-nous que, dans l’approche de Kratzer (1991b) que nous avons adoptée au

chapitre précédent, le conséquent des phrases conditionnelles se trouve sous la portée

d’une nécessité épistémique implicite dont le domaine est restreint par l’antécédent.

Rappelons-nous aussi que les phrases envisagées appartiennent à la classe des

conditionnelles dites « indicatives » ; cela veut dire que le domaine d’entrée de

l’antécédent se restreint à WA (Stalnaker 1975). Ainsi, (85) est vrai si, et seulement si,

dans tout monde de WA où A prête sa voiture à L, L va faire les courses :

(85) Si tu me prêtes ta voiture, je vais faire les courses.

La possibilité d’énoncer une « conjonction impérative » comme (66) ou un

« pseudo-impératif » comme (11-13) entraîne que, par rapport à un même AP, il est

également possible d’énoncer la phrase conditionnelle correspondante. Examinons,

par exemple, le cas de (66) et (85). Représentons la proposition que A prête sa voiture à

L comme p, et la proposition que L va faire les courses comme q ; supposons que, par

rapport à un état de savoir mutuel Q, il soit pragmatiquement acceptable d’énoncer

(66) mais que, par rapport ce même ensemble de propositions Q, la conditionnelle (85)

soit fausse — et donc pragmatiquement inacceptable, en vertu d’un principe

conversationnel comme la première Maxime de Qualité de Grice (1975), qui interdit de

produire des énoncés dont on sait le contenu faux. Si (85) est faux, il existe au moins un

monde w de WA tel que (p ∧ ¬q) appartienne à w ; donc Q doit être compatible avec

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 253

(p ∧ ¬q). Si Q est compatible avec (p ∧ ¬q), cela veut dire qu’il y a au moins un monde

virtuel qui contient (p ∧ ¬q). Or, l’interprétation par liage de (66) exige que tout monde

virtuel où A prête sa voiture à L soit un monde où L va faire les courses ; par

conséquent, Q doit être incompatible avec (p ∧ ¬q). Il s’ensuit, par l’absurde, que la

possibilité d’énoncer (66) — et de le soumettre à l’interprétation par liage — entraîne

la vérité de (85) et donc la possibilité de l’énoncer. Notons que la réciproque ne vaut

pas : la possibilité d’énoncer une conditionnelle indicative (p → q) n’exclut pas que la

conjonction « impérative » correspondante — qu’on pourrait symboliser par (!p ∧ q) —

soit inacceptable ; en effet, l’impossibilité d’énoncer !p ∧ q et/ou de lui appliquer

l’interprétation par liage peut avoir d’autres sources que la compatibilité de Q avec

(p ∧ ¬q) ; nous reviendrons à cette asymétrie dans un moment.

On se gardera de conclure, du fait que la possibilité d’énoncer (66) implique

celle d’énoncer (85), que l’énonciation de (66) n’aurait aucun effet sur l’énonciation

potentielle et subséquente de (85) ou inversement ; en d’autres termes, la permutabilité

paradigmatique de (66) et (85) n’entraîne pas leur co-acceptabilité syntagmatique. Afin

de bien voir ce dont il s’agit, considérons, pour un instant, un impératif simple, comme

(86) :

(86) Ouvre cette lettre dans cinq minutes.

Comme aucun monde virtuel ne peut contenir de propositions incompatibles avec Q,

l’acceptabilité pragmatique de (86) exige que son contenu p soit compatible avec Q. De

même, pour qu’une énonciation potentielle de (87) ne se voie pas condamnée à violer la

première Maxime de Qualité, il faut que Q soit compatible avec p :

(87) Vu ce que l’on sait pour l’instant, il est possible que tu ouvres cette

lettre dans cinq minutes.

Cependant, l’énonciation de (86) déclenche, lors de son accomplissement, la

présupposition que p ne peut recevoir de valeur de vérité ailleurs que dans un monde

de WV ; or (87), une fois produit, entraîne que p est vrai dans au moins un monde de

WA. Par conséquent, une fois (87) énoncé, une énonciation subséquente de (86)

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 254

devient pragmatiquement inacceptable. Le caractère très marqué de (88) vient

confirmer cette prédiction :

(88) [Jenny à Brandon, en lui donnant une lettre dont il n’a jamais entendu

parler :]

Il est possible que tu ouvres cette lettre dans cinq minutes. ? Ouvre cette

lettre dans cinq minutes.

L’inverse est vrai également :

(89) Ouvre cette lettre dans cinq minutes. ? Il est possible que tu ouvres

cette lettre dans cinq minutes.

Revenons à (66) ; une fois l’énoncé produit, l’interprétation par liage déclenche

la présupposition qu’aucun des deux conjoints p et q ne peut recevoir de valeur de

vérité en dehors des mondes de WV ; cette interprétation implique aussi que dans tout

monde de WV où p est vrai, q est vrai. La vérité de (85), exige, quant à elle, que dans

tout monde de WA où p est vrai, q soit vrai également. Examinons alors l’exemple (90) ;

même si nos intuitions deviennent assez floues à cet égard, nous tendons à percevoir

(90) comme moins marqué que (88-89) :

(90) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. (Oui,) si tu me prêtes ta

voiture, je vais faire les courses.

En réalité, tandis qu’en (88-89) la production de l’énoncé impératif présuppose la

fausseté de l’énoncé modal — car elle présuppose qu’il n’existe aucun monde de WA où

le contenu p est vrai —, en (90), l’énonciation de la conjonction « impérative » (et son

interprétation en termes de liage) n’affecte pas la vérité de la conditionnelle

subséquente. D’un point de vue strictement logique, rien dans l’interprétation par liage

de (66) ou dans les conditions de vérité de (85) n’implique qu’il y ait au moins un

monde de WV ou de WA qui contienne p ou q.

Cependant, les principes qui régissent l’interaction verbale requièrent

généralement, sans doute pour des raisons de pertinence conversationnelle, qu’aucun

domaine nouvellement introduit dans le discours ne soit vide. Par exemple, en (91),

l’expression quantifiée présuppose — exige pour que l’assignation de conditions de

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 255

vérité puisse prendre place — un domaine de licornes ; bien que la vérité de (91) ne le

requière pas, on présupposera également, face à un locuteur présumé coopératif, que

ce domaine n’est pas vide :

(91) Toutes les licornes vivent dans la forêt.

Si l’on combine la théorie des conditionnelles « indicatives » de Kratzer avec

l’hypothèse, empruntée à Geurts (1999, chapitre 6), que les expressions modales

présupposent leur domaine, on peut appliquer le même raisonnement à (85) : la mise

du conséquent sous la portée d’une nécessité épistémique implicite déclenche la

présupposition d’un domaine (le domaine de sortie de l’antécédent) constitué de

mondes épistémiquement accessibles au monde actuel ; des considérations de

coopérativité justifient l’inférence pragmatique que ce domaine n’est pas vide. Comme

cette seconde exigence — qu’il faut bien dissocier de la présupposition d’un domaine,

vide ou pas, et qu’on peut qualifier d’« import existentiel » — demeure éminemment

pragmatique, elle peut se révéler inapplicable dans certains contextes (cf. Geurts

2007). Par exemple, la conditionnelle suivante reste vraie — et acceptable — malgré le

fait que le domaine de sortie de l’antécédent soit vide :

(92) Si le roi de France est chauve, alors il existe un roi de France.

En effet, la seule manière de concilier la vérité de (92) avec la fausseté manifeste du

conséquent consiste à considérer qu’il n’y a simplement aucun monde de WA qui

contienne le contenu de l’antécédent ou sa contrepartie négative. On trouve chez

Grice (1989a, 59-60) deux autres exemples où l’énonciation d’une conditionnelle ne

revêt aucun import existentiel :

(a) You may know the kind of logical puzzle in which you are given the names of a

number of persons in a room, their professions, and their current occupations, without being

told directly which person belongs to which profession or is engaged in which occupation.

You are given a number of pieces of information, from which you have to assign each

profession and each occupation to a named individual. Suppose that I am propounding such a

puzzle, not about imaginary people but about real people whom I can see but my hearer

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 256

cannot. I could properly say, at some point, “If Jones has black (pieces) then Mrs. Jones has

black too”. […]

(b) There are now some very artificial bridge conventions. My system contains a bid of

five no trumps, which is announced to one’s opponents on inquiry as meaning “If I have a

red king, I also have a black king”.

Rien ne nous force donc à supposer que, dans des cas comme (90), un L

coopératif présupposera nécessairement que l’antécédent fournisse, comme domaine

de sortie, un domaine non vide ; et du point de vue de l’interprétant, rien n’empêche

de postuler que la conjonction « impérative » bloque l’import existentiel, c’est-à-dire

l’hypothèse qu’il existe au moins un monde de WA contenant p et q. Dans le cas

inverse, donné en (93), il est permis de croire que le second énoncé annule l’import

existentiel déclenché par défaut lors de l’énonciation de la conditionnelle :

(93) Si tu me prêtes ta voiture, je vais faire les courses. Prête-moi ta voiture

et je vais faire les courses.

Bien entendu, toute la machinerie pragmatico-logique que nous venons de

déployer ne possède aucune utilité si l’on applique à (90) ou à (93) une lecture sous

laquelle L fait comme si A n’avait pas entendu le premier énoncé et, dès lors, comme si

cet énoncé n’avait modifié l’AP en aucune manière. Cependant, même lorsqu’on exclut

une pareille lecture — assez naturelle, avouons-le —, une explication discursive à

l’utilisation d’une conditionnelle vraie, mais où l’antécédent reçoive un domaine de

sortie vide, reste envisageable : l’acceptabilité de la conjonction « impérative » exige,

avons-nous vu, la vérité de la conditionnelle correspondante ; dès lors, la fonction de la

conditionnelle se limiterait à souligner l’incompatibilité de Q avec (p ∧ ¬q).

En bref, notre approche prédit que l’acceptabilité de l’éventuelle énonciation

d’une conditionnelle n’entraîne pas forcément l’acceptabilité de la conjonction

« impérative » ou du « pseudo-impératif » correspondant(e), face au même AP. Ceci

permet d’expliquer pourquoi certaines phrases conditionnelles ne possèdent pas

d’équivalent « pseudo-impératif », alors qu’il n’existe aucune phrase « pseudo-

impérative » qui se voit dénuée de correspondant conditionnel. Considérons, à titre

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 257

d’illustration, un exemple emprunté à Clark (1993) : l’énoncé (94) — dont nous

réservons l’analyse pour la section suivante — se laisse difficilement paraphraser au

moyen de (95) :

(94) Si tu rates le train, il y a une salle d’attente sur la plateforme 1.

(95) ? Rate le train et il y a une salle d’attente sur la plateforme 1.

L’inacceptabilité de (95) provient du fait que son deuxième conjoint — donc le

conséquent de (94) — ne peut prendre que WA comme domaine d’entrée, parce qu’il

existe une présupposition, déclenchée uniformément par toute énonciation éventuelle

de (94) ou de (95), quant à l’existence d’une salle d’attente sur la plateforme 1 dans le

monde actuel. Comme, de ce fait, le contenu propositionnel du second conjoint de

(95) appartient à un monde de WA, il ne peut appartenir à aucun monde de WV ; il

s’ensuit que l’interprétation par liage s’avère pragmatiquement inacceptable : on l’a vu,

en l’absence de liage, le contenu propositionnel d’un énoncé comme (95) ne pourra

s’évaluer véri-conditionnellement dans aucun monde possible. Par contre, lorsque le

contexte impose WV comme domaine d’entrée pour la totalité de l’énoncé — ce qui

cantonne la présupposition existentielle aux mondes de WV — la construction

« pseudo-impérative » redevient acceptable :

(96) [L et A sont en chemin vers une gare qu’il ne connaissent pas] :

Nous sommes en retard. Mais ça ne fait rien… dans un beau village

suisse, tout propre comme celui-ci, je suis sûr que tout est prévu. Rate le

train et il y a une confortable salle d’attente, sois pris d’une petite faim

et il y a un marchand de hot-dogs en face...

L’analyse que nous venons de présenter rend également compte d’un

phénomène déjà mentionné par Davies (1979) et Cornulier (1985, 150), et que ce

dernier explique, de manière informelle, en postulant que la proposition impérative du

second exemple invite à mettre en place un domaine hypothétique :

[…] l’énoncé If you attend this college, you’ll know Nigel (Si tu fréquentes cette faculté, tu

connaîtras Vincent) peut s’adresser 1) à un futur étudiant qui s’inscrira PEUT-ÊTRE à cette

faculté, 2) à un étudiant dont on sait qu’il la fréquente déjà ; mais l’énoncé Attend this

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 258

college, and you’ll know Nigel (Fréquente cette faculté et tu connaîtras Vincent), dans

l’interprétation purement conditionnelle, n’est naturel que dans le premier cas.

En effet, tandis que le contenu de l’antécédent d’une conditionnelle « indicative » doit

être compatible avec Q et, de ce fait, peut être vrai dans le monde actuel, le domaine

du conjoint impératif se restreint à WV, ce qui signifie que son contenu garde une

valeur de vérité indéfinie par rapport au monde actuel tout en étant compatible avec

ce qui y est connu au moment de l’énonciation.

Nous avons déjà évoqué, au chapitre 6, l’impossibilité qu’il y a à qualifier un

énoncé impératif de vrai ou de faux ; nous avons expliqué ce phénomène par le fait que

la valeur de vérité du contenu propositionnel ne peut qu’être indéterminée dans le

monde actuel. Certes, il est concevable que A réplique à (66) par « C’est faux. Je vais te

prêter ma voiture et tu iras encore charmer les filles au dancing du village » ou qu’un

tiers commente ce même énoncé en disant « C’est vrai, ça s’est passé comme ça pour

moi la semaine passée ». Mais ce que l’on qualifie alors de vrai ou de faux, ce n’est pas

l’énoncé « pseudo-impératif » lui-même, mais la phrase conditionnelle dont la vérité se

voit entraînée par l’existence d’une interprétation par liage.

L’explication en termes de liage rend également compte de (11-13) :

(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. [répété]

(12) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.

[répété]

(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. [répété]

Si l’interprétation par liage s’applique à (11), il s’ensuit que tout monde virtuel où A

tend la main à l’individu désigné par le pronom lui est un monde où cet individu mord

la main de A ; si elle s’applique à (12), il s’ensuit que tout monde virtuel où A ouvre un

journal est un monde où A trouve dans ce journal des éloges de Sarkozy ; si elle

s’applique à (13), il s’ensuit que tout monde virtuel où A rate son examen est un monde

où L jette A dehors. De surcroît, la disponibilité de ces « pseudo-impératifs » entraîne

la vérité des conditionnelles correspondantes :

(97) Si tu lui tends la main, il te mangera le bras.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 259

(98) Si tu ouvres n’importe quel journal, tu y trouveras des éloges de Sarkozy.

(99) Si tu rates cet examen, je te jette dehors.

Cependant, à la différence de (66), (11) et (13) ne peuvent se voir attribuer une

force illocutoire directive. En ce qui concerne (13), il est déjà peu probable que le

premier conjoint, pris isolément, acquière le statut d’une raison d’agir, car on ne voit

pas comment la représentation de l’état virtuel où A rate son examen puisse inciter A

à prendre cet état de choses comme l’objet d’une intention. Mais, de toute façon,

l’emploi de la conjonction et entraîne que l’état de choses virtuel présenté à A contient

un événement indésirable pour A — en (11), que la personne à qui A tend la main lui

mange le bras et, en (13), que L jette A dehors. Il n’y a donc aucune chance que

l’énoncé serve de raison d’agir. Pour (12), on l’a déjà dit, une lecture directive demeure

possible, mais elle n’est pas obligatoire.

3.2.3 Les contraintes séquentielles expliquées

L’appareil théorique mis en place dans les sous-sections précédentes permet

aussi de comprendre ce qui se passe lorsque l’ordre des conjoints est inversé, comme

en (67-70) :

(67) ? Je vais faire les courses et prête-moi ta voiture. [répété]

(68) ? Il te mange(ra) le bras et tends-lui la main. [répété]

(69) ? Tu trouve(ra)s des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal et

ouvres-en un. [répété]

(70) ? Je te jeter(rai) dehors et rate cet examen. [répété]

Pour les raisons qu’on a vues à propos de (66), le premier conjoint, au mode

indicatif, ne peut constituer une représentation de croyance à l’intérieur de (67-70).

Mais si, d’une part, le liage est obligatoire et que, d’autre part, le mode indicatif

n’impose aucune contrainte sur le domaine, pourquoi le premier conjoint ne prend-il

pas WV pour domaine d’entrée ? On aurait alors affaire à un liage « régressif », analogue

à l’enchaînement cataphorique que l’on observe dans des exemples comme (98) :

(98) Soni pacemaker tombe en panne. Pierrei s’écroule dans la rue.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 260

Cependant, de tels usages réclament qu’une priorité temporelle, et un lien de causalité,

s’instaurent entre l’état de choses décrit par le premier membre et l’état de choses

décrit par le second ; en d’autres mots, les relations temporelle et/ou de cause à effet

doivent aller dans le sens contraire du liage régressif — faute de quoi, il y a, comme en

(99), violation de la Maxime gricéenne de Manière (pour une discussion des liens

discursifs qui vont de la première à la seconde proposition et qui permettent de

surmonter cette contrainte, voir Molendijk et de Swart 1999) :

(99) ? Sai réputation s’écroule. Pierrei s’est fait surprendre en compagnie

d’une prostituée.

De même, à comparer (82) avec (100) et (83) avec (101), on constate, dans (100-

101), que le liage régressif se voit interdit par la relation de causalité et/ou de priorité

temporelle qui va du second au premier conjoint :

(82) Ferme la fenêtre. Un voleur pourrait rentrer et il pourrait trouver

l’argenterie. [répété]

(83) Il y avait quelques Belges dans l’avion et la majorité ont péri dans

l’accident. [répété]

(100) Ferme la fenêtre. ? Un voleur pourrait trouver l’argenterie et il pourrait

rentrer.

(101) ? La majorité (des Belges dans l’avion) ont péri dans l’accident et il y

avait quelques Belges dans l’avion.

Par contre, le liage régressif est permis dans des exemples comme (102) ou (103), où les

contenus des deux conjoints ne dépendent pas l’un de l’autre sur les plans temporel et

causal :

(102) La plupart des passagers ont péri dans l’accident et tous avaient une

assurance-vie.

(103) Pierre devra éteindre tout appareil électronique lui appartenant une fois

à bord et il pourrait avoir un téléphone portable.

Une lecture naturelle de (102) est que tous les passagers de l’avion avaient une

assurance-vie et que la plupart de ces passagers-là ont péri dans l’accident ; selon une

Page 266: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 261

lecture où le domaine de tout appareil électronique appartenant à Pierre n’est pas vide, (103)

signifie que dans au moins un monde épistémiquement accessible au monde actuel

Pierre a un téléphone portable et que dans ce(s) monde(s)-là, Pierre sera obligé

d’éteindre son téléphone.

Il en va de même si l’on confronte, par exemple, (66) et (67) : en effet,

l’interprétation par liage de (66) implique, pragmatiquement, que l’état de choses

décrit par le premier conjoint entraîne causalement — et donc précède

temporellement — l’état de choses décrit par le second, ce qui interdit le liage

régressif ;

(66) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. [répété]

En bref, l’inacceptabilité de (67-70) a pour origine une incompatibilité de

domaines qui rend le liage obligatoire, et qui ne pourrait se résoudre qu’au prix d’une

déviance pragmatique — par un liage régressif que bloquent les liens de cause à effet

allant du second conjoint vers le premier. Ceci explique pourquoi les annulations de

(72-75) ne restaurent pas l’acceptabilité.

(72) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. En fait, l’un ne dépend

pas de l’autre. ? Je vais faire les courses et prête-moi ta voiture. [répété]

(73) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. En fait, l’un ne dépend pas de

l’autre. ? Il te mange(ra) le bras et tends-lui la main. [répété]

(74) Ouvre n’importe quel journal et tu y trouve(ra)s des éloges de Sarkozy.

En fait, l’un ne dépend pas de l’autre. ? Tu trouve(ra)s des éloges de

Sarkozy dans n’importe quel journal et ouvres-en un. [répété]

(75) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. En fait, l’un ne dépend pas de

l’autre. ? Je te jette(rai) dehors et rate cet examen. [répété]

L’annulation des liens causaux et/ou temporels lève l’un des obstacles potentiels à

l’assignation de domaines indépendants aux deux conjoints ; comparons dans cette

optique (100) à (104) et (101) à (105) :

(104) Un voleur pourrait rentrer et il pourrait même trouver l’argenterie. En

fait, l’un ne dépend pas de l’autre. Il pourrait trouver l’argenterie

Page 267: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 262

enterrée sous le vieux saule du jardin et il pourrait rentrer dans la

maison.

(105) Il y avait quelques Belges dans l’avion et la majorité des Belges ont péri

dans l’accident. En fait, je ne parle pas des mêmes Belges. La majorité

des Belges présents à l’aéroport ont péri lorsque l’avion a quitté la piste

d’atterrissage et il y avait quelques passagers belges dans l’avion.

Cependant, dans le cas de (67-70), il existe un autre obstacle, que l’annulation ne

pourrait surmonter ; comme on l’a déjà répété à plusieurs reprises, l’assignation de

domaines indépendants aux premiers et aux seconds conjoints de ces énoncés — WA

et WV, respectivement — bloquerait, dans tout monde possible, l’évaluation véri-

conditionnelle du contenu propositionnel de ces énoncés pris dans leur totalité.

Venons-en maintenant à la juxtaposition (77), dont l’acceptabilité contraste

avec l’inacceptabilité de (67) :

(77) Je vais faire les courses ; prête-moi ta voiture [répété]

Notons, pour commencer, que le simple fait de remplacer la conjonction par une

juxtaposition ne rend pas le liage régressif plus acceptable :

(106) Ferme la fenêtre. ? Un voleur pourrait même trouver l’argenterie ; il

pourrait rentrer.

(107) ? La majorité (des Belges dans l’avion) ont péri dans l’accident (d’avion) ;

il y avait quelques Belges dans l’avion.

En réalité, on gagne en acceptabilité en passant de (67) à (77) non pas grâce à un effet

de liage régressif, mais bien grâce à l’absence de liage : en effet, la suppression de la

conjonction lève l’interdiction d’attribuer des domaines d’entrée différents — WA et

WV — aux deux propositions. Cette lecture est d’autant plus plausible que, même si le

prêt de la voiture peut causer le fait d’aller faire les courses, notre connaissance du

monde nous dicte que les deux événements peuvent survenir indépendamment l’un de

l’autre. Ainsi, en (77), le premier énoncé, grammaticalement déclaratif, s’interprète

comme une représentation de croyance et, même plus, comme un acte illocutoire

assertif. Cette assertion fonde — comme nous l’enseigne notre intuition — l’acte

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 263

directif accompli au moyen du second énoncé. En effet, si le contenu asserté s’ajoute à

l’ensemble Q de ce qui est (mutuellement) tenu pour vrai dans le monde actuel, il

devient vrai dans chaque monde de l’AP (et de WA) que L va faire les courses. Le

second membre prenant pour domaine l’ensemble WV des mondes virtuels par rapport

à Q, il s’ensuit que A ne peut envisager de prendre le contenu virtuel en cause comme

objectif à atteindre sans faire l’hypothèse que L va faire les courses. Un A coopératif,

qui sait que le prêt de la voiture facilite ou permet de faire les courses, disposera ainsi

plus facilement d’une raison de prêter sa voiture à L. Cependant, à l’opposé de (66), la

juxtaposition en (77) ne lie pas le fait que L aille faire les courses au fait que A prête sa

voiture à L ; (77) est, en effet, tout à fait compatible avec l’existence de mondes virtuels

où A ne prête pas sa voiture à L, mais où L va faire les courses. C’est pourquoi un A

non-coopératif peut rétorquer à (77) par « Pourquoi ferais-je une chose pareille,

puisque tu (dis que tu) vas faire les courses de toute façon ? ».

Un raisonnement similaire s’applique à (79), si l’on applique une lecture

directive à la proposition impérative :

(79) Tu trouve(ra)s des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ;

ouvres-en un. [répété]

L’énonciation de la première proposition a pour effet de restreindre WA aux mondes

où il est vrai qu’à un instant temporellement postérieur au moment de l’énonciation, A

trouve des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ; en supposant qu’il soit

envisageable que A cherche des éloges de Sarkozy — sans quoi la lecture directive de la

seconde proposition ne serait pas disponible —, le premier énoncé augmente donc la

probabilité que A décide d’ouvrir un journal.

Il reste à expliquer pourquoi la juxtaposition est moins acceptable en (78) et

(80) qu’en (77) :

(78) ? Il te mangera le bras ; tends-lui la main. [répété]

(80) ? Je vais te jeter dehors ; rate cet examen. [répété]

Nous venons de voir que, pour être acceptable, une juxtaposition comme (78) ou (80)

doit prendre WA comme domaine d’entrée de la première proposition et WV comme

Page 269: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 264

domaine d’entrée de la seconde. Deux raisons, l’une sémantique et l’autre pragmatique,

empêchent d’appliquer cette lecture à (78) et (80). D’une part, en (78) et en (80), et à

l’opposé de (77), on peut difficilement envisager que la vérité du contenu de la seconde

proposition ne soit pas présupposée par la vérité du contenu de la première : si le

contenu du premier énoncé est vrai dans un monde de WA, il devrait en aller de même

pour le contenu de la proposition impérative ; or, ce dernier contenu ne peut pas

appartenir à un monde de WA. D’autre part, en (77) l’assignation de domaines

différents aux propositions juxtaposées se justifie, au plan pragmatique, par le fait que

le premier énoncé constitue un acte assertif qui favorise la lecture directive du second.

Mais si l’on veut interpréter le second énoncé de (78) ou de (80) comme un acte

directif, force est de constater que, dans chaque exemple, la présence, dans l’AP, du

contenu (prétendument) asserté par l’énoncé à l’indicatif ne permet pas à A d’avoir la

moindre raison de rendre vrai le contenu de la phrase à l’impératif. On peut, toutefois,

imaginer un contexte où une attribution de domaines différents puisse prendre place

pour (80) : L n’arrête pas de se plaindre que le fait de vivre chez sa mère l’empêche de

rater ses examens et de pouvoir se targuer d’un échec, à l’instar de ses camarades. Dans

ce cas, on peut très bien imaginer que la mère de L, qui en a marre d’entendre ce genre

de jérémiades, énonce (80).

Par ailleurs, (108) et (109) paraissent bien plus acceptables que, respectivement,

(78) et (80) :

(108) Il te mangera le bras ; tends-lui la main, seulement.

(109) Je vais te jeter dehors ; rate seulement cet examen.

Dans (108-109), l’ajout de seulement bloque l’interprétation directive, peut-être parce

que seulement attribue à la seconde proposition le statut d’une condition suffisante

pour la vérité de la première et que, du même coup, cette première proposition prend

WV pour domaine d’entrée. En d’autres termes, seulement véhiculerait, dans ces usages,

une information procédurale qui permettrait le liage régressif malgré les relations

temporelle et/ou causale allant de la seconde proposition à la première. Le même effet

Page 270: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 265

s’obtient par la locution il suffit que (qui, suivie du subjonctif, maintient WV comme

domaine d’entrée de la seconde proposition) :

(110) Il te mangera le bras ; il suffit que tu lui tendes la main.

(111) Je vais te jeter dehors ; il suffit que tu rates cet examen.

On observera, pour finir, que l’ajout de seulement ou de il suffit que à (79) y force le liage

régressif — ce qui enlève son caractère obligatoire à l’interprétation directive de la

proposition impérative :

(112) Tu trouveras des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ; il suffit

que tu en ouvres un.

(113) Tu trouveras des éloges de Sarkozy dans n’importe quel journal ; ouvres-

en un, seulement.

3.3 Les prédicats statifs Avant de conclure cette section, mentionnons rapidement un autre type de

données qui militent en faveur de l’analyse développée ci-dessus. Selon Bolinger (1977,

162-165), les prédicats statifs ne sont acceptables dans les constructions « pseudo-

impératives » que si le deuxième conjoint décrit une conséquence intrinsèque de l’état

de choses dénoté par la première :

(114) ? Apprécie-là et je te la présente.

(115) Apprécie-là et tous ses amis vont t’apprécier.

(116) ? Comprends le chinois et j’aurai besoin de toi comme professeur.

(117) Comprends le chinois et tu peux obtenir n’importe lequel de ces jobs.127

Nous allons avancer une explication analogue, mais qui ne fait appel qu’à des

paramètres analytiques déjà introduits. (On constatera, en passant, que, dans les quatre

exemples (114-117), le contenu du premier conjoint est normalement désirable, ce qui

pose la question de savoir comment Sperber et Wilson (1988) ou Clark (1993)

pourraient rendre compte de ce phénomène.) 127 Nous devons dire que (117) reste marqué à nos yeux ; si l’on en croit la littérature, son

équivalent anglais (i) ne l’est pas :

(i) Understand Chinese and you can get any of these jobs.

Page 271: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 266

L’inacceptabilité de (114) et (116) provient de ce que la deuxième proposition

sonne comme une promesse ou, en tous cas, comme un engagement — ce qui n’a pas

échappé à Bolinger (1977, 163-164). Ces propositions représentent ainsi une intention

de L et, de ce fait, véhiculent la présupposition que l’événement décrit aura lieu dans le

monde actuel (voir chapitre 10) — leur domaine d’entrée est donc WA. Or le premier

conjoint, au mode impératif, prend WV comme domaine d’entrée, de sorte qu’on

assiste au même type de conflit qu’en (67-70) : l’évaluation véri-conditionnelle des deux

conjoints ne peut prend place dans un seul et même monde. Par contre, rien

n’empêche d’assigner un sous-ensemble de WV comme domaine d’entrée aux seconds

membres de (115) et de (117), et donc de lire l’énoncé complet comme la représentation

d’un état de choses virtuel.

D’ailleurs, (114) et (116) deviennent plus acceptables lorsqu’un cotexte permet

d’interpréter la seconde proposition comme la représentation d’un état de choses

virtuel et non comme la représentation d’une intention, ce qui signifie que l’opération

du liage peut s’appliquer :

(118) Tu crois vraiment que tout se passe comme par un coup de baguette

magique ! Apprécie cette fille-là et je te la présente, déteste celle-ci et je

me brouille avec elle… ! Non, tu dois être plus réaliste.

(119) [Un despote capricieux, à un esclave qu’on vient de lui amener :]

Moi, je ne demande qu’à m’instruire ! Comprends le chinois et je

t’engage comme professeur, sois spécialiste de Machiavel et je t’écoute

parler pendant des heures. Mais sois médiocre et je te livre aux lions.

4 Les actes directifs à contenu conditionnel et les actes

directifs conditionnels L’appareil théorique mis en place dans les sections précédentes permet

d’aborder la question épineuse du statut illocutoire qu’il faut assigner aux phrases

conditionnelles dont le conséquent se conjugue à l’impératif. Nous ne prétendons pas,

dans cette section, en apporter une analyse véritable, qui exigerait la prise en compte

de nombreux paramètres sémantiques et pragmatiques que nous ne pouvons aborder

Page 272: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 267

ici ; toutefois, il est intéressant de constater que l’approche développée ci-dessus aide à

décrire correctement les phénomènes en jeu.

On distingue, généralement, parmi les énoncés en question, les exemples du

type (120) et les exemples comme (121), que van der Auwera (1986) appelle « actes

conditionnels commentatifs » :

(120) Si Marie te demande ce que j’ai fait hier soir, dis-lui que j’ai corrigé ma

thèse.

(121) Si je peux me permettre de te donner un conseil, ne dis plus un mot.

De manière intuitive, on peut décrire la différence entre ces deux classes

d’énoncés en disant que, dans le premier cas, la vérité de l’antécédent requiert la

satisfaction de l’acte directif, tandis que, dans le second cas, le succès de l’acte directif

dépend conditionnellement de la vérité de l’antécédent. On peut, par conséquent,

considérer que (120) et (121) possèdent, respectivement, les formes logiques en (122) et

en (123), où FD symbolise la force directive (voir, par exemple Searle et Vanderveken

1985, 5, 157-160 ; Vanderveken 1990, 23-25 ; Dummett 1981, 339-340 ; van der Auwera

1986) :

(122) FD(p → q)

(123) p → FD(q)

Interrogeons-nous sur ce qu’entraîne la satisfaction de (120) si on lui assigne la

forme logique (122). Il faut que A rende le contenu conditionnel vrai, et ce avec l’acte

directif comme raison. Bien évidemment, nul ne peut avoir de raisons que pour une

action intentionnelle et nul ne peut entretenir une intention dont le contenu échappe

entièrement à son contrôle. Mais une partie de ce contenu peut rester incontrôlable ;

un énoncé tel que (124) n’implique pas que Pierre ait exercé un contrôle sur son

éternuement, mais seulement sur la direction de celui-ci :

(124) Pierre m’a intentionnellement éternué à la figure.

De même, A n’exerce un contrôle, dans (120), que sur le fait de dire à Marie que L a

corrigé sa thèse. Cependant, à la différence de ce qui se passe pour l’énoncé (125), l’acte

Page 273: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 268

directif accompli au moyen de (120) ne se verra considéré comme satisfait, au plan

pragmatique, que dans les mondes de l’AP où l’antécédent est vrai :

(125) Dis à Marie que j’ai corrigé ma thèse hier soir.

En effet, (125), mais pas (120), sera satisfait si A prend l’initiative de raconter à Marie

ce que L a fait le soir précèdent, alors que Marie n’a rien demandé.

Nous avons soutenu que le mode impératif véhicule la présupposition que son

contenu n’est vrai ou faux que dans les mondes appartenant à WV. Une hypothèse

sémantique cohérente consiste à soutenir que le domaine du conséquent se restreint à

l’ensemble WV des mondes qui sont virtuels par rapport au domaine de sortie de

l’antécédent. Dans les énoncés comme (120), l’antécédent p a pour effet de restreindre

WA aux seuls mondes qui contiennent p ; en d’autres termes, l’antécédent rend Q

incompatible avec ¬p. Il s’ensuit que le conséquent, conjugué à l’impératif, ne peut

être vrai dans un monde virtuel que si ce monde ne contient pas ¬p ; (120) signifie

donc que tout monde virtuel où l’antécédent p n’est pas faux est un monde où le

conséquent q est vrai, et donc — a fortiori — que tout monde virtuel contenant p

contient également q.

Souvenons-nous qu’un énoncé E est un acte illocutoire directif de contenu p si,

et seulement si, il existe au moins un monde de l’AP tel que l’occurrence de E y permet

à A d’arriver à la décision de rendre p vrai. La fonction biologique des énoncés

mobilisés pour accomplir de tels actes, consiste, avons-nous vu au chapitre 6, à fournir

à A la représentation d’un état de choses virtuel qui peut, éventuellement, acquérir le

statut d’un but à atteindre. La représentation virtuelle véhiculée par (120) — que dans

tout monde virtuel où l’antécédent n’est pas faux, le conséquent est vrai — peut ainsi

provoquer, dans tout monde de l’AP où Marie demande à A ce que L a fait le soir

précédent, la décision de A de dire à Marie que L corrigeait alors sa thèse. On peut

représenter le raisonnement pratique qui prendrait place dans un tel monde par (126) :

(126) Acceptable (Si Marie demande à A ce que L a fait le soir précédent, A dit

que L a corrigé sa thèse)

Marie demande à A ce que L a fait le soir précédent

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 269

∴ A dit à Marie que L a corrigé sa thèse

Imaginons, à l’inverse, que Marie ne demande rien à A ; dans ce cas, la négation de la

prémisse mineure bloquera le raisonnement.

Si les prémisses de (126) en garantissent la conclusion, alors, trivialement, ils

garantissent la conclusion plus faible (127) :

(127) ∴ Si Marie demande à A ce que L a fait le soir précédent, A dit à Marie

que L a corrigé sa thèse

Dans la première section de ce chapitre, nous avons soutenu, d’une part, qu’un acte

illocutoire directif de contenu p est une raison, pour A, de rendre p vrai, et d’autre

part, qu’une raison de rendre p vrai doit être nécessaire et suffisante pour justifier la

décision d’agir de la sorte dans au moins un monde de l’AP. Étant donné que l’AP

contient au moins un monde où il est vrai que Marie demande à A ce que L a fait le

soir précédent, il existe au moins un monde de l’AP où l’énonciation de (120) suffit

pour justifier la décision de A de dire à Marie que L a alors corrigé sa thèse. Il s’ensuit

que (120) constitue bien une raison, pour A, de dire à Marie que L a corrigé sa thèse.

Mais comme à chaque fois que l’énonciation de (120) justifie la conclusion (126), elle

justifie aussi (127), il s’ensuit que (120) est une raison, pour A, de dire à Marie que L a

corrigé sa thèse le soir précédent si Marie lui demande ce que L a fait alors ; par

conséquent, (120) constitue bien un acte illocutoire directif à contenu conditionnel, de

la forme (122).

À titre de comparaison, prenons à présent le cas de figure où le contenu de

l’antécédent de (120) fait déjà partie de Q au moment de l’énonciation (on pourrait

arguer que l’énoncé de L en (128) n’a pas vraiment la forme logique d’une

conditionnelle ; toutefois, ce point n’a pas d’importance réelle pour l’usage illustratif

que nous ferons de l’exemple) :

(128) [A est en train de converser avec Marie sur Internet ] :

A : Marie me demande ce que tu as fait hier soir.

L : Si Marie te demande ce que j’ai fait hier soir, dis-lui que j’ai corrigé

ma thèse.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 270

Si l’échange suivant s’avère tout à fait acceptable en prolongement de (120), la réponse

de A serait pragmatiquement inappropriée dans le contexte instauré par (128) :

(129) L : Pourquoi as-tu dit à Marie que j’ai corrigé ma thèse hier soir ?

A : Parce que Marie m’a demandé ce que tu avais fait hier soir et que tu

m’avais demandé de lui dire que tu travaillais à ta thèse si elle me

demandait ce que tu avais fait hier soir.

La différence entre (120) et (128) tient au fait qu’en (128), la vérité de l’antécédent étant

présupposée, A ne peut envisager sous un mode virtuel que le contenu du conséquent.

La prémisse d’un raisonnement ceteris paribus qui pourrait permettre à A de prendre la

décision de dire à Marie que L a corrigé sa thèse le soir précédent aura alors la forme

(130) et non celle de la prémisse majeure de (126) :

(130) Acceptable (A dit à Marie que L a corrigé sa thèse la veille).

À la lumière du contraste entre (120) et (128), considérons maintenant le cas de

(121). L’inacceptabilité pragmatique du dialogue en (131) rapproche (121) de (128) :

(131) L : Pourquoi ne dis-tu plus un mot ?

A : ? Parce que tu peux te permettre de me donner un conseil et que tu

m’as demandé de ne plus dire un mot si tu peux te permettre de me

donner un conseil.

Au plan locutoire, (121) ne possède pas la même structure que (120) : le

conséquent q peut appartenir à un monde virtuel qui contient la négation de

l’antécédent ; si L ne peut pas se permettre de donner un conseil à A, seul le succès de

l’acte directif se trouve affecté, de sorte que, même dans ce cas, L parvient à exprimer

son désir. La forme illocutoire de (121) est donc bien (132) :

(132) Je peux me permettre de te donner un conseil → FD(ne dis plus un mot)

Revenons, à présent, à l’exemple (94) de la section précédente :

(94) Si tu rates le train, il y a une salle d’attente sur la plateforme 1. [répété]

On postule, généralement, que dans les conditionnelles de ce type — propulsées au

centre de l’attention des linguistes et des philosophes par Austin (1956) — l’antécédent

introduit une hypothèse qui justifierait l’accomplissement de l’acte illocutoire effectué

Page 276: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 271

au moyen du conséquent (Ducrot 1972, 167-178 ; Cornulier 1985, 183-192). D’après

Kreutz (1999), dans ce type de phrases conditionnelles, « l’antécédent met en place un

contexte par rapport auquel l’accomplissement avec succès et la satisfaction de l’acte

illocutoire du conséquent sont ou seraient pertinents ».128 Au plan illocutoire, (94)

présente donc une forme analogue à (123) — c’est une assertion qui ne s’accomplit avec

succès que dans l’hypothèse où A rate son train.

5 La disjonction illocutoire Dans cette section, nous nous proposons de rendre compte, à l’aide des outils

théoriques réunis plus haut, de plusieurs phénomènes liés à l’usage du mode impératif

dans des énoncés disjonctifs. La discussion de ces cas nous permettra, chemin faisant,

de préciser les facteurs pragmatiques qui régissent le passage de la strate locutoire vers

le statut d’une raison d’agir.

5.1 Les phénomènes à expliquer À première vue, l’énoncé (133) semble équivalent à la conjonction en (134) :

(133) Bouge pas ou je tire.

(134) Bouge et je tire.

Il a été observé, cependant, qu’une pause peut être insérée avant le connecteur ou,

alors que ce phénomène produit un résultat inacceptable avec et (Dominicy et Franken

2002, 282-283) :

(135) Bouge pas ! … ou je tire !

(136) ? Bouge ! … et je tire.

Même en l’absence d’une pause, l’intonation discrimine les deux types d’énoncés : le

premier disjoint de (133) se termine sur un contour descendant (« circonflexe »), tandis

que le premier conjoint de (134) se termine sur un ton haut.

128 Selon Horn (1989, 380-381), de telles conditionnelles « austiniennes » relèveraient d’un usage

métalinguistique ; traitant de l’anglais, Horn avance deux arguments en faveur de cette thèse —

l’impossibilité d’utiliser un then initial dans le conséquent et de paraphraser l’énoncé complet par

une disjonction en either… or.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 272

Il faut, en outre, apporter quelques précisions quant au rapport entre les

conjonctions de la forme [!p ∧ q] et les disjonctions de la forme [!(¬p) ∨ q] : il ressort de

la comparaison entre (133) et (134) que les deux énoncés servent à prévenir la même

action p de A. Cependant, il n’en va pas de même lorsque le conjoint impératif reçoit

une force directive ; cette fois, la disjonction correspondante devient

pragmatiquement inacceptable (voir Clark 1993 qui n'envisage toutefois pas le

contraste dans ces termes ; pour une critique de son traitement, voir Dominicy et

Franken 2002) :

(137) Reste et je te fais un bon dîner.

(138) ? Ne reste pas ou je te fais un bon dîner.

Ajoutons à cela que, bien évidemment, des contraintes séquentielles analogues à celles

que nous avons analysées plus haut ont cours ici :

(139) ? Je tire ou (ne) bouge pas.

Enfin, l’acceptabilité pragmatique de (133) — tout comme celle de (134) — implique la

vérité de (140) :

(140) Si tu bouges, je tire.

5.2 L’hypothèse du « décrochage énonciatif » Commençons par ce dernier point. Étant donné les propriétés véri-

conditionnelles de la disjonction logique — et en mettant de côté, pour l’instant, le

mode impératif — on s’attend a priori à ce que le contenu propositionnel de (133) — de

forme (¬p) ∨ q — soit équivalent à celui de (140), de forme (p → q). Certes, il faut

expliquer la lecture exclusive que l’on applique alors spontanément au connecteur ou ;

mais toute explication fournie à cet égard devra également prédire la lecture

biconditionnelle équivalente que l’on applique spontanément à (140).

Pour Clark (1993), le second disjoint de (133) vient compléter le premier, de

manière à augmenter la désirabilité qu’est censé revêtir, du point de vue de A, l’état de

choses décrit. En effet, la fonction discursive de (133) paraît proche de celle de (141-

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 273

142), où le second énoncé vient, après un temps de pause, donner à A une raison

supplémentaire de satisfaire l’acte directif constitué par Bouge pas :

(141) Bouge pas … Sinon, je tire.

(142) Bouge pas … Je vais tirer.

Bien que Clark ne fasse pas référence à Cornulier (1985, 140-159), son

explication équivaut à l’hypothèse du « décrochage énonciatif » formulée par cet

auteur :

[…] le parleur dit « d’abord » Bouge pas ! et, sur cet ordre catégorique, ne greffe qu’après

coup l’adjonction ou je tire !, signifiant sinon je tire. (p. 144)

Le contour prosodique de (133) et l’acceptabilité de (135) rendent cette analyse

particulièrement attrayante. Par ailleurs, Cornulier observe que les énoncés du type

(143) provoquent un effet de « second choix » : ainsi, (143) rend manifeste le fait que L,

dans l’absolu, préférerait être aimé, et ne désire que A le quitte que dans la seule

éventualité où A ne l’aime pas :

(143) Aime-moi ou quitte-moi.

Ce phénomène résulterait, pour Cornulier, du mécanisme de décrochage :

[…] le parleur émet d’abord une prière sans condition, mais il la complète en demandant

que, si cette prière n’est pas satisfaite, on lui consente, à défaut, autre chose […]. (p. 141)

Le mécanisme de décrochage fournit une explication à l’inacceptabilité de (136).

Dans un énoncé comme (134), le premier conjoint ne reçoit aucune force directive,

l’énoncé complet représentant, par le jeu du liage, une situation virtuelle où la vérité du

premier conjoint entraîne celle du second. Or le fait que la proposition impérative soit

énoncée de manière isolée en (136) favorise l’interprétation directive — celle-ci

s’averrant alors incompatible avec le second énoncé ; dès lors, l’insertion d’une pause,

surtout si Bouge se termine avec une intonation montante, constitue une violation de la

Maxime de Manière, parce qu’elle rend moins accessible une interprétation par liage

qui se révèle, par ailleurs, obligatoire.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 274

Toutefois, l’approche en termes de décrochage commet, à notre sens, une

confusion entre l’explanans et l’explanandum : plutôt que d’expliquer l’effet de second

choix par le décrochage, il faut expliquer le décrochage et les échelles de préférences

dans les exemples comme (143) en partant de l’analyse des disjonctions « impératives ».

Selon Cornulier, le décrochage devient impossible dans des structures du type ou p, ou q

parce qu’un ou initial de phrase signalerait que ce qui suit doit s’interpréter comme une

proposition au contenu logiquement disjonctif —, ce qui, à première vue, semble se

confirmer au travers de l’inacceptabilité de (144-145) :

(144) ? Ou bouge pas ou je tire !

(145) ? Ou aime-moi ou quitte-moi !

Mais rien ne permet d’écarter l’hypothèse que cette inacceptabilité soit d’ordre

syntaxique ; en effet, il suffit de remplacer le mode impératif par l’indicatif pour que

l’acceptabilité se restaure et que l’énoncé ne se différencie plus de (133) ou de (143) :

(146) Ou tu ne bouges pas ou je tire.

(147) Soit tu ne bouges pas, soit je tire.

(148) Ou tu m’aimes ou tu me quittes.

(149) Soit tu m’aimes, soit tu me quittes.

Il n’est donc pas possible de réduire le phénomène qui nous intéresse au simple

décrochage énonciatif. Il en va de même pour l’effet d’exclusivité (ou de

biconditionnalité), contrairement à ce que soutient Clark (1993).

5.3 Le liage sous la disjonction Plus haut, nous avons postulé un phénomène de liage qui, dans des énoncés du

type (134), impose un domaine virtuel aux deux conjoints. Nous allons défendre

l’hypothèse que ce même effet de liage ouvre une voie satisfaisante à l’analyse de la

disjonction tant dans (133) et (134), que dans (146-147) — ce qui permettra de

comprendre le décrochage énonciatif et l’effet de second choix qu’il peut entraîner.

Peut-on considérer que, dans (133), les deux membres de la disjonction prennent

WV et WA pour domaines d’entrée respectifs ? On s’interdirait alors de définir la

disjonction à partir de la négation et de la conjonction : en effet, comme pour chaque

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 275

monde où le premier membre de la disjonction serait vrai ou faux, la valeur du second

serait indéterminée et inversement, les lois de De Morgan ne vaudraient plus. Du

même coup, on perdrait tout espoir d’expliquer les liens qui unissent (133) à (134) et à

(140).

Voyons d’abord, de manière informelle, comment fonctionne le liage dans les

énoncés disjonctifs :

(150) Soit tous les étudiants de Marie ont réussi, soit quelques-uns devront

repasser en septembre.

(151) Tous les étudiants de Marie ont réussi ou quelques-uns devront repasser

en septembre.

On glosera, grossièrement, les exemples (150-151) comme suit : le premier

disjoint prend WA pour domaine d’entrée et donne, comme domaine de sortie,

l’ensemble W1 des mondes de WA où tous les étudiants de Marie ont réussi : le second

disjoint prend pour domaine d’entrée WA-W1, c’est-à-dire tous les mondes de WA où il

n’est pas vrai que tous les étudiants de Marie ont réussi. Il s’ensuit que tout monde de

WA où il n’est pas vrai que tous les étudiants de Marie ont réussi est un monde où

quelques étudiants de Marie devront repasser l’examen en septembre.

Examinons maintenant un exemple qui implique des opérateurs modaux :

(152) Laisse la porte ouverte. Le chat ne pourra pas sortir ou alors il devra

passer par chez les voisins.

(153) Laisse la porte ouverte. Soit le chat ne pourra pas sortir, soit il devra

passer par chez les voisins.

Dans (152-153), le premier disjoint prend pour domaine d’entrée l’ensemble des mondes

épistémologiquement accessibles au monde actuel et pour domaine de sortie le sous-

ensemble des mondes où le chat ne peut pas sortir ; le second disjoint prend pour

domaine d’entrée le complémentaire de ce sous ensemble-là. Il s’ensuit que tout

monde épistémologiquement accessible au monde actuel où il n’est pas vrai que le chat

ne peut pas sortir est un monde où le chat doit passer par chez les voisins.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 276

Généralisons l’argument : d’abord de manière abstraite et puis à l’aide d’un

exemple. Un énoncé disjonctif présente la structure suivante, où les majuscules

accolées à gauche des expressions α et β représentent les domaines d’entrée et celles

accolées à droite de ces mêmes expressions, les domaines de sortie :

(154) ZαY ou Z-YβU

Soit une structure comme (155) où les domaines des expressions α et β doivent être

liées :

(155) α ou β ou (α et β)

Posons un domaine d’entrée Z pour la première occurrence de α et raisonnons par

étapes :

1. le domaine de sortie de la première occurrence de α sera donc Y ⊆ Z ;

2. le domaine d’entrée de la première occurrence de β sera donc Z–Y ;

3. le domaine de sortie de la première occurrence de β sera donc U ⊆ Z–Y ;

4. (α et β) doit donc prendre pour domaine d’entrée (Z–U)-Y.

Afin de rendre les choses plus concrètes, essayons d’interpréter (156) en termes

de liage :

(156) Pierre est venu ou Jacques est venu ou les deux.

Posons que le premier disjoint prend pour domaine d’entrée l’ensemble WA des

mondes qui contiennent toutes les propositions mutuellement tenues pour vraies au

moment de l’énonciation :

1. le domaine de sortie du premier disjoint sera donc l’ensemble W1 ⊆ WA de

tous les mondes de WA où Pierre est venu ;

2. le domaine d’entrée du second disjoint sera W2 = WA – W1, c’est-à-dire

l’ensemble de tous les mondes de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu ;

3. le domaine de sortie du second disjoint sera W3 ⊆ W2, c’est-à-dire l’ensemble

des mondes de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu et où Jacques est

venu ;

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 277

4. le domaine d’entrée du troisième disjoint sera W4 = W2–W3, c’est-à-dire

l’ensemble des mondes de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu et où il

n’est pas vrai que Jacques est venu ;

Il s’ensuit que

a. tout monde de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu est un monde

où Jacques est venu ;

b. tout monde de WA où il n’est pas vrai que Pierre est venu et où il n’est pas

vrai que Jacques est venu est un monde où Pierre et Jacques sont venus.

La deuxième clause b se trouve satisfaite, de manière triviale, par l’inexistence de tout

monde où il n’est vrai ni que Pierre est venu, ni que Jacques est venu; en effet, le liage

du troisième disjoint produit un domaine de sortie vide : voir Schéma 1.

Revenons maintenant à (133) :

(133) Bouge pas ou je tire. [répété]

Notre approche prédit que le premier disjoint prend WV comme domaine d’entrée et

donne, comme domaine de sortie, l’ensemble des mondes virtuels où A ne bouge pas ;

le second disjoint prend donc comme domaine d’entrée l’ensemble des mondes

virtuels qui ne contiennent pas la proposition que A ne bouge pas et donne, comme

domaine de sortie, le sous-ensemble des mondes virtuels qui ne contiennent pas la

proposition que A ne bouge pas et où il est vrai que L tire. À ce stade, on arrive au

résultat que tout monde virtuel où A bouge est un monde virtuel où L tire : voir

Schéma 2.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 278

p. ou q. ou (p ou q)

p

domainein : WA

domaineout : {w : w ∈ WA et p ∈ w} = W1

ou q

domainein : WA-W1 = {w : w ∈ WA et p ∉ w} = W2

domaineout : {w : w ∈ W2 et q ∈ w} = W3

ou (p et q)

domainein : W2-W3 = {w : w ∈ W2 et q ∉ w} = { w : w ∈ WA et p ∉ w et

q ∉ w} = W4

domaineout : ∅

(∀w)( w ∈ W2 → q ∈ w)

(∀w)( w ∈ W4→ (p ∧ q) ∈ w)

Schéma 1

!p ou q

!p

domainein : WV

domaineout : {w : w ∈ WV et p ∈ w} = W1

ou q

domainein : WV-W1 = {w : w ∈ WV et p ∉ w} = W2

domaineout : {w : w ∈ W2 et q ∈ w}

(∀w)(w ∈ W2 → q ∈ w}

Schéma 2

Page 284: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 279

5.4 Les disjonctions « impératives », les « pseudo-impératifs » et les conditionnelles « indicatives »

Dans la section 3 de ce chapitre, nous avons élaboré une analyse qui rend

compte de (134) dans les termes suivants : le premier conjoint prend WV pour domaine

d’entrée et donne, comme domaine de sortie, tous les mondes virtuels où A bouge ; le

second conjoint prend cet sous-ensemble-là comme domaine d’entrée et donne

comme domaine de sortie, l’ensemble de mondes virtuels où A bouge et L tire:

(134) Bouge et je tire. [répété]

Il s’ensuit que tout monde virtuel où A bouge est un monde où L tire ; cependant, à

l’opposé de (133), (134) ne serait pas falsifié par l’existence d’un monde virtuel où il n’est

pas vrai que A ne bouge pas, où il n’est pas vrai que A bouge et où il n’est pas vrai que

L tire. Ainsi, l’analyse par liage prédit que (133) implique (134) et lui est

pragmatiquement équivalent.

Nous avons vu que si l’AP se trouve dans un état qui rend l’énonciation de (134)

acceptable, alors le même AP permet l’énonciation de la conditionnelle

correspondante (140) :

(140) Si tu bouges, je tire. [répété]

Du lien implicatif entre (133) et (134), il découle donc que l’acceptabilité d’une

énonciation éventuelle de (133) entraîne également l’acceptabilité de (140). Par contre,

la possibilité d’énoncer une conditionnelle n’implique pas forcément que les

conjonction et disjonction « impératives » correspondantes soient acceptables : comme

on l’a déjà vu, le conséquent de (93) déclenche une présupposition quant à l’existence

de la salle d’attente dans le monde actuel, ce qui empêche de lier le second conjoint de

(94) et le second disjoint de (174) à l’intérieur d’un domaine virtuel :

(93) Si tu rates le train, il y a une salle d’attente à la plateforme 1. [répété]

(94) ? Rate le train et il y a une salle d’attente à la plateforme 1 [répété]

(157) ? Ne rate pas le train ou il y a une salle d’attente à la plateforme 1.

Page 285: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 280

De même, comme le conséquent de (158) véhicule une présupposition d’existence liée,

par défaut, au monde actuel, le second disjoint de (159) ne peut prendre qu’un sous-

ensemble de WA pour domaine :

(158) [Goldfinger à James Bond] :

Si vous pensez vous en sortir, il y a une bombe programmée pour vous

faire exploser de toute façon dans cinq minutes.

(159) ? Ne pensez pas à vous en sortir ou il y a/aura une bombe pour vous faire

exploser de toute façon dans cinq minutes.

Lorsque le contexte impose WV comme domaine d’entrée pour la totalité de l’énoncé

— ce qui déplace l’ancrage de la présupposition existentielle du monde actuel vers des

mondes virtuels — l’énoncé disjonctif redevient plus acceptable :

(160) Ce scénariste ne laisse aucune chance à ses héros. N’essayez pas de vous

en sortir ou il y a/aura une bombe programmée pour vous faire exploser

de toute façon dans cinq minutes.

Arrêtons-nous, à présent, sur l’aspect illocutoire. Comme les « pseudo-

impératives » (11) et (13), (133), (134) et (140) constituent une tentative de prévenir une

action de A :

(11) Tends-lui la main et il te mange(ra) le bras. [répété]

(13) Rate cet examen et je te jette(rai) dehors. [répété]

(133) Bouge pas ou je tire. [répété]

(134) Bouge et je tire. [répété]

(140) Si tu bouges, je tire [répété]

Intuitivement, cette conclusion paraît évidente : d’une part, se faire tirer dessus

représente un état de choses indésirable du point de vue de A et, d’autre part, comme

A apprend par (133-134) et (140) que le fait qu’il bouge sera suivi d’un coup de feu, il est

clair qu’un bon moyen, pour lui, de pas se faire tirer dessus consiste à ne pas bouger.

Mais examinons plus précisément le contenu de (133-134). Le phénomène de

liage y a pour résultat que tout monde virtuel où A bouge est un monde où L tire ;

représentons cela sous (161) :

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 281

(161) Acceptable (Si A bouge, alors L tire)

Le contenu mis sous la portée de Acceptable en (161) équivaut donc à la proposition

exprimée par (140). Représentons le fait qu’il soit désirable pour A de ne pas se faire

tirer dessus sous (162) :

(162) Acceptable (L ne tire pas sur A)

Si l’on essaie de dériver la conclusion que A ne bouge pas à partir de (161) — ou (140)

— et de (162), on obtient une variété du syllogisme pratique d’Aristote, dont on sait

qu’il est invalide (voir Gochet 1996) :

(163) Acceptable (Si A bouge, alors L tire) / Si A bouge, alors L tire

Acceptable (L ne tire pas sur A)

∴ A ne bouge pas

Le raisonnement en (163) ne possède que les apparences du Modus Tollens ; pour

aboutir à la décision de ne pas bouger, A doit exclure l’éventualité où L tire sur A

même si A n’a pas bougé.129 Plutôt que de tenter de fournir un caractère

inférentiellement valide à un raisonnement comme (163) (sur les difficultés que soulève

une telle solution, voir Dominicy 2003), nous proposons de résoudre le problème par

le biais de la non-monotonicité de la relation justificative. On peut supposer qu’en

l’absence d’une évidence contraire, A pourra procéder au raisonnement ceteris paribus

suivant :

(164) Acceptable (Si A bouge, alors L tire sur A)

Acceptable (Si L tire sur A, alors A a bougé)

∴ L tire sur A si, et seulement si, A bouge/a bougé

Le raisonnement en (164) formalise, d’une manière un peu expéditive certes, un

processus pragmatique bien connu — qu’on l’analyse, ou non, en termes d’implicature

— qui consiste à faire accéder une condition suffisante au statut de condition

129 Dans (163), les deux prémisses sont sous la portée de l’opérateur Acceptable, ce qui va à

l’encontre de la notion de justification, telle que définie dans la section 1 ; cependant, on va voir

que cet opérateur disparaît de la première prémisse grâce à la même opération qui restaure la

validité logique du syllogisme.

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 282

nécessaire et suffisante (voir, par exemple, Geis et Zwicky 1971 ; Ducrot 1984, 13 ;

Cornulier 1985, 83-87 ; van der Auwera 1997 ; Horn 2000 ; Dominicy 2003, 187). En

réalité, on peut comprendre le processus schématisé en (164) en termes de prise de

décision. Une représentation virtuelle, telle celle qui est véhiculée par (133-134), peut

constituer un objectif à atteindre mais aussi — comme c’est le cas ici — à éviter.

Cependant, pour les raisons qu’on vient de voir, une pareille représentation ne peut

servir, en elle-même, de prémisse dans une délibération pratique — encore faut-il que

la conclusion pratique soit représentée comme une condition suffisante pour la non-

actualisation de la situation virtuelle. Cela implique qu’au cours du raisonnement, la

prémisse majeure perde son aspect virtuel tout en étant « renforcée »

pragmatiquement. Un tel « renforcement » de cette prémisse permet de restaurer la

validité de (163), qui, du coup, redevient conforme à la définition gricéenne de la de

justification :

(165) L tire sur A si, et seulement si, A bouge

Acceptable (L ne tire pas sur A)

∴ A ne bouge pas

Nous avons dit qu’un énoncé est un acte illocutoire directif de contenu p si, et

seulement si, l’AP contient au moins un monde possible où cet énoncé peut justifier la

décision de p ; ainsi, pour que (133-134) et (140) constituent, chacun, un acte directif

visant à obtenir de A qu’il ne bouge pas, il faut qu’il y ait au moins un monde possible

où l’inférence en (165) puisse prendre place ; il faut donc que l’AP soit compatible, à la

fois, avec le fait qu’il soit désirable pour A que L ne lui tire pas dessus et avec le fait

que L tire sur A si, et seulement si, A bouge.

Notons qu’on rencontre un problème analogue lorsqu’on tente d’expliquer

pourquoi, dans la pratique, l’exemple (82) de la section 3 visera normalement à obtenir

le prêt de la voiture par A :

(82) Si tu me prêtes ta voiture, je vais faire les courses. [répété]

Supposons que le fait que L aille faire les courses soit désirable du point de vue de A,

ce que l’on représentera comme en (166) :

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 283

(166) Acceptable (L va faire les courses)

En conjoignant le contenu de (82) avec (166), on retrouve un autre type de syllogisme

pratique, invalide lui aussi :

(167) Si A prête sa voiture à L, L va faire les courses

Acceptable (L va faire les courses)

∴ A prête sa voiture à L

En effet, un tel raisonnement ne peut s’obtenir qu’au prix de l’affirmation du

conséquent (voir Gochet 1996) ; (167) ne rend pas compte du fait que, même s’il est

désirable pour A que L aille faire les courses, A peut se décider contre le prêt de sa

voiture — il suffit que A ait connaissance d’une autre condition suffisante pour que L

aille faire les courses. On peut supposer, toutefois, qu’en l’absence d’une évidence

contraire, A procédera au raisonnement ceteris paribus suivant :

(168) Si A prête sa voiture à L, L va faire les courses

Acceptable (Si L va faire les courses, A prête sa voiture à L)

∴ L va faire les courses si, et seulement si, A prête sa voiture à L

Une fois la conclusion de (168) à sa disposition, A peut procéder au raisonnement

pratique — valide celui-là — en (169) :

(169) L va faire les courses si, et seulement si, A prête sa voiture à L

Acceptable (L va faire les courses)

∴ A prête sa voiture à L

Notons que pour effectuer l’inférence en (168), A doit se trouver dans un

environnement coopératif, où il peut avoir l’assurance que si le conséquent de (82) est

vrai, alors l’antécédent l’est également. Ainsi, pour que (82) soit une raison pour A de

prêter sa voiture à L, il faut non seulement que l’AP soit compatible avec le fait qu’il

soit désirable, du point de vue de A, que L aille faire les courses, mais aussi que l’AP

soit compatible avec la lecture bi-conditionnelle.

Comme cette lecture biconditionnelle équivaut à la lecture exclusive de la

forme disjointe correspondante, nous tenons, par là-même, une explication

pragmatique de l’exclusivité normalement attribuée au ou de (133). La dépendance de

Page 289: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 284

tels phénomènes vis-à-vis de la présomption de coopérativité apparaît très clairement

lorsqu’on examine les difficultés décisionnelles que soulèvent les kidnappings avec

chantage financier. Alors que les malfaiteurs utilisent des énoncés tels que (187-189),

l’efficacité de leur chantage — le succès perlocutoire de leurs énoncés — se trouve

souvent compromis(e) par le fait que nombre de kidnappeurs mettent leur menace à

exécution dans toutes les éventualités ; dès lors, la lecture bi-conditionnelle se verra

défavorisée :

(170) Ne nous payez pas en grosses coupures ou nous tuons VDB.

(171) Payez-nous en grosses coupures et nous tuons VDB.

(172) Si vous nous payez en grosses coupures, nous tuons VDB.

5.5 Les contraintes séquentielles expliquées L’analyse par liage permet d’expliquer l’effet de second choix observé par

Cornulier. Un énoncé comme (143) rend manifeste qu’un état virtuel où A quitte L ne

peut prendre place que s’il n’est pas vrai que A aime L ; pour ce qui touche à la

représentation des états mentaux, on peut en inférer, sur des bases contextuelles, que

le désir de L que A le quitte ne vaut que dans l’éventualité où son désir que A l’aime

n’est pas satisfait :

(143) Aime-moi ou quitte-moi ! [répété]

On comprend aussi les contraintes séquentielles qui pèsent sur ce genre de

constructions. Supposons que nous transformions (133) en (139) :

(133) Bouge pas ou je tire. [répété]

(139) ? Je tire ou (ne) bouge pas. [répété]

Nous l’avons déjà vu à plusieurs reprises, le liage reste obligatoire dans les

constructions où l’un des disjoints (ou conjoints) est conjugué à l’impératif et l’autre à

l’indicatif. Or si un liage s’avérait possible ici, on aboutirait à ce que le contenu du

second disjoint ne devienne un contenu désirable que dans le cas où le premier disjoint

n’est pas vrai : il faudrait donc que, dans l’absolu, L préfère le fait de tirer au fait de

voir A rester immobile. Par contre, dans un cas où rien ne permet de préjuger du degré

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 285

de désirabilité applicable, du point de vue de L, aux deux conjoints, les contraintes

séquentielles semblent se relâcher :

(173) Commence à t’habiller ou je téléphone aux Durand pour annuler.

(174) Je téléphone aux Durand pour annuler ou commence à t’habiller.

Toutefois, il reste impossible de paraphraser (175) par (176), ce qui montre bien que les

contraintes séquentielles qui pèsent sur les disjonctions « impératives » et leurs

contreparties conjonctives ne relèvent pas de la même origine :

(175) Continuer à traîner et je téléphone aux Durand pour annuler.

(176) ? Je téléphone aux Durand pour annuler et continue à traîner.

Le même type d’explication s’applique au fait que les conjonctions

« impératives » où la proposition à l’impératif reçoit une interprétation directive

littérale et directe ne peuvent se voir paraphrasées par une disjonction « impérative »

correspondante :

(137) Reste et je te fais un bon dîner. [répété]

(138) ? Ne reste pas ou je te fais un bon dîner. [répété]

(66) Prête-moi ta voiture et je vais faire les courses. [répété]

(177) ? Ne me prête pas ta voiture ou je vais faire les courses.

L’interprétation directive des premiers conjoints de (137) et (66) implique que la

réalisation de leur contenu est, d’une certaine manière, désirable du point de vue de L ;

cela suffit donc à expliquer la bizarrerie de (138) et de (177). À propos de l’exemple en

(138), Dominicy et Franken (2002, 280-283) font remarquer que lorsque L s’abstient

d’exprimer le moindre désir, la construction disjonctive redevient possible, sans plus

aucune contrainte sur l’ordre des disjoints (voir aussi Cornulier 1985, 144) :

(178) Ou tu ne restes pas, ou je te fais un bon dîner. C’est à toi de décider.

(179) Soit tu ne restes pas, soit je te fais un bon dîner. C’est à toi de décider.

(180) Ou je te fais un bon dîner, ou tu ne restes pas. C’est à toi de décider.

(181) Soit je te fais un bon dîner, soit tu ne restes pas. C’est à toi de décider.

On peut même imaginer de telles constructions, où les contraintes séquentielles se

voient levées, avec le mode impératif ; dans les exemples suivants, celui-ci marque la

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 286

virtualité d’une situation dont on ne peut présumer qu’elle revêt, ou non, un caractère

désirable du point de vue de L :

(182) Ne reste pas planté là ou je vais te sauter dessus.

(183) Je vais te sauter dessus ou ne reste pas planté là.

(184) Ne me prête pas ta voiture ou je vais aller boire.

(185) Je vais aller boire ou ne me prête pas ta voiture.

6 Le rôle du contexte Dans ce chapitre, nous avons exploité notre caractérisation locutoire des

énoncés qui constituent les actes directifs littéraux et directs ; ces actes locutoires, de

forme ΛD(p), présentent p comme un contenu virtuel. Au chapitre 6, nous avons fait

l’hypothèse que la fonction du mode impératif consiste à véhiculer ce mode de

présentation. Nous avons vu, dans ce chapitre-ci, que les actes illocutoires directifs

sont, en réalité, autant de raisons d’agir fournies à A. Un acte locutoire ΛD(p) revêt le

statut directif si, et seulement si, l’état de choses représenté peut, dans le contexte de

la conversation, devenir un but d’action pour A. En d’autres termes, il faut que l’AP

contienne au moins un monde possible où la production de l’acte locutoire en question

puisse conduire A à la décision de rendre p vrai. Lorsqu’on combine ces deux

hypothèses, divers phénomènes empiriques, comme les conjonctions « impératives »,

les « pseudo-impératifs », les prédicats statifs à l’impératif, les phrases conditionnelles à

conséquent impératif et les disjonctions « impératives », reçoivent une analyse unifiée

et cohérente.

Rappelons-nous que Millikan (2005, chapitre 9) nomme « représentations

linguistiques P-P » les énoncés qui, comme (186), joignent une fonction descriptive à

une fonction directive :

(186) Jean, on ne mange pas avec ses doigts. [= (57) du chapitre 6]

L’analyse développée dans ce chapitre permet d’expliquer cette ambivalence : pourvu

que l’AP soit tel que la représentation en (186) puisse servir comme une raison, pour

Jean, de prendre sa fourchette, l’énoncé constituera une raison pour Jean de ne pas

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Chapitre 9 : Les actes illocutoires directifs 287

manger avec ses doigts, et donc un acte illocutoire directif muni de ce même contenu.

Le mode indicatif étant sémantiquement neutre, l’interprétation en termes de raison

d’agir entraîne, simultanément, une interprétation de l’acte locutoire correspondant en

termes virtuels. L’analyse fournie ici admet donc que les processus pragmatiques qui

sous-tendent la détermination du niveau locutoire et ceux qui président à l’assignation

d’une force illocutoire à l’énoncé opèrent de manière interdépendante et non-

séquentielle.

Ce dernier point met, une fois de plus, l’accent sur le rôle primordial que joue

l’AP au sein de notre analyse des forces illocutoires. En effet, au chapitre précédent,

nous avons rattaché l’assignation de la force illocutoire assertive à l’état de l’arrière-

plan conversationnel, sans faire appel à aucune attribution gricéenne d’intentions

illocutoires. Le présent chapitre a fait la démonstration qu’une telle manière

d’envisager les choses reste parfaitement adéquate pour traiter des actes directifs.

Avant d’examiner les corrélats cognitifs de cette position, nous voudrions montrer,

brièvement, comment le même type d’analyse peut rendre compte des actes

illocutoires commissifs.

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288

Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs

« Cuando no se está demasiado seguro de nada, lo mejor es crearse deberes a manera de flotadores. » (Julio Cortázar, El perseguidor)

Dans les deux chapitres précédents, nous avons défini les actes assertifs en

termes de raisons de croire et les actes directifs en termes de raisons d’agir. Avant de

passer aux corrélats psychologiques de notre position, nous aimerions montrer

comment le modèle mis en place permet de rendre compte des actes illocutoires

commissifs. Dans la section 1, nous allons motiver notre désaccord avec les chercheurs

qui cantonnent l’étude des actes commissifs, comme les promesses ou les menaces, à

une analyse sociologique des comportements observables au sein d’un groupe plus ou

moins large. Puis nous verrons (en section 2) qu’il est impossible de rendre compte en

termes exclusivement sémantiques de l’engagement généré par les actes commissifs.

Dans la section 3, nous mettrons à profit les résultats obtenus lors de la discussion de

la structure des intentions (au chapitre 5) et du statut des assertions au sein d’une

approche évolutionniste (au chapitre 8) afin d’expliquer pourquoi les prédictions que L

fait au sujet des ses propres actions intentionnelles et futures reçoivent, par défaut, la

force illocutoire commissive. Ensuite, nous comparerons, dans cette perspective, les

promesses et les menaces (section 4). En guise de conclusion, nous verrons que la

structure des actes commissifs met en œuvre toutes les contraintes cognitives déjà

posées pour les assertifs et pour les directifs, mais en y ajoutant un niveau de

complexité supplémentaire.

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 289

1 Quel niveau d’analyse pour les promesses ? Même si, comme on l’a vu à plusieurs reprises, on ne saurait établir une

correspondance absolue entre les types illocutoires et une typologie morpho-

syntaxique, force est de reconnaître qu’il y a une relation systématique entre les

énoncés grammaticalement déclaratifs et les actes illocutoires assertifs, entre les

énoncés impératifs et les actes illocutoires directifs, et entre les énoncés à structure

grammaticale interrogative et les questions (dont nous ne traiterons pas ici).

Cependant — à l’exception possible du coréen (cf. Pak, Portner et Zanuttini 2005) —

on n’a découvert, à ce jour, aucun langage naturel qui possède un mode grammatical

prototypiquement associé à la réalisation des actes de langage commissifs tels que les

promesses, les offres, les menaces, etc. (Sadock et Zwicky 1985). Cette donnée

typologique a incité certains chercheurs (par exemple Zaefferer 2001 ; Croft 1994) à

remettre en question la classification de Searle (1982, chapitre 1), ainsi que les

développements ultérieurs de la Théorie des Actes de Langage (Searle et Vanderveken,

1985 ; Vanderveken 1988, 1990), où les actes de langage commissifs constituent un type

illocutoire distinct, au même titre que les assertifs et les directifs. La même attitude

sceptique a conduit Sperber et Wilson (1989, 368 ; Wilson et Sperber 1988) à rattacher

l’analyse des promesses à l’étude des conventions culturelles spécifiques à un groupe

social donné, ce qui aboutit à les mettre sur le même pied que des actes de langages

véritablement « institutionnels » comme les baptêmes, les mariages ou les répudiations.

Dans cette optique, l’implication qui semble aller de Je promets de faire à Je dois faire ne

peut s’expliquer en termes uniquement linguistiques et nécessite une analyse, menée

au cas par cas, des cadres culturels propres à chaque communauté langagière.

Cependant, une telle position ne nous paraît pas très féconde. Les mécanismes

psychologiques qui sous-tendent le raisonnement déontique — et donc l’attribution à

autrui d’un engagement à accomplir une certaine action — ne dépendent pas d’un

environnement social spécifique (Cummins 1996). Ce dispositif universel se trouve,

sans doute, implanté à un niveau conceptuel profond, ce qui expliquerait pourquoi

certains enchaînements inférentiels propres au domaine déontique sont perçus comme

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 290

valides dans toutes les cultures (Jackendoff 1999). En examinant l’acquisition, par les

jeunes enfants, du langage et des structures de raisonnement, on est amené à conclure

que la capacité de comprendre l’engagement déontique et les actes commissifs relève

plus de dispositions innées que d’un effet d’immersion dans un groupe social donné

(Astington 1988a, 1988b ; Cummins 1996 ; Bernicot et Laval 1996, 1999 ; Harris et

Núñez 1998 ; on trouvera des arguments supplémentaires contre une définition

conventionnaliste de la promesse dans Baier 1985, chapitre 10).

Le contenu propositionnel de n’importe quel acte illocutoire commissif

accompli avec succès décrit un état de choses temporellement postérieur au moment

de l’énonciation ; de ce fait, l’expression linguistique d’un tel acte doit contenir une

référence, explicite ou implicite, au futur. Toutefois, cette caractéristique n’implique

pas que l’on puisse se contenter d’une analyse qui grouperait les commissifs avec les

assertions à propos d’états de choses futurs. Comme on va le voir, certains facteurs

cognitifs, essentiels à l’interaction humaine, déclenchent l’interprétation proprement

commissive d’énoncés qui, structurellement, ne sont rien d’autre que des assertions à

contenu futur ; en d’autres mots, chaque promesse est aussi une assertion, mais ne s’y

réduit pas.

2 Une solution sémantique ? L’hypothèse que nous venons d’esquisser pourrait nous inciter à analyser les

marqueurs morpho-syntaxiques de la temporalité future comme des opérateurs de

nécessité deontique. Cette tentation est d’autant plus forte que nombre de théories

sémantiques assignent une composante modale aux temps du futur (voir, par exemple,

Palmer 1987 ; 1986, 216-218 ; Smith 1978 ; Enç 1996 ; Yavas 1982 ; Jaszczolt 2005, 2006 ;

Haegeman 1983 ; Sarkar 1998 ; Copley 2002 ; Condoravdi 2002). Nous avons prouvé

ailleurs qu’une telle approche ne repose sur aucun fondement logique (voir Kissine à

paraître) ; nous nous limiterons donc à montrer ici que l’apport discursif des actes

commissifs ne saurait être rendu dans les termes d’une (prétendue) composante

modale des temps verbaux du futur.

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 291

Supposons, pour les besoins de la discussion, que la sémantique du futur simple

recèle un opérateur de nécessité. Comme nous l’avons déjà vu, un opérateur de

nécessité peut se voir assigner n’importe quelle base modale, c’est-à-dire n’importe

quel domaine (Lewis 1979 ; Kratzer 1991a). Supposons donc que, dans l’énoncé suivant,

la nécessité (prétendument) encodée par le futur simple quantifie sur l’ensemble des

mondes possibles consistants avec les obligations morales de L :

(1) Je viendrai à ta fête.

Sous cette lecture, (1) est vrai dans le monde actuel si, et seulement si, L vient à la fête

de A dans tous les mondes possibles compatibles avec les obligations morales de L ;

l’engagement moral qu’un énoncé comme (1) semble imposer à L n’exigerait alors

aucune explication autre que celle fournie par la structure sémantique de l’énoncé.

Au-delà des problèmes théoriques qui guettent toute tentative de justifier

pareils postulats sémantiques, il faut se demander pourquoi aucune lecture déontique

du futur simple ne se laisse appliquer à (2) :

(2) Il est possible/Il se peut que je viendrai à ta fête.

En effet, non seulement il n’est question, dans (2), d’aucune obligation touchant L ;

mais ce même énoncé ne peut même pas constituer un acte illocutoire commissif :

(3) ? Je promets qu’il est possible/qu’il se peut que je viendrai à ta fête.

Or si le futur simple de (1) exprime une nécessité déontique, on ne voit pas pourquoi

cette lecture disparaîtrait sous la portée de modaux épistémiques ; en effet, le verbe

devoir s’interprète aisément comme une nécessité déontique dans le même

environnement (c’est d’ailleurs, de loin, l’interprétation la plus naturelle) :

(4) Il est possible/Il se peut que Jean doive rentrer faire son service

militaire.

En réalité, et c’est là un fait d’une grande importance pour la suite de ce

chapitre, les actes commissifs ne peuvent prendre pour contenu des propositions qui

se trouvent sous la portée d’une possibilité épistémique :

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 292

(5) ? Je promets que je viendrai peut-être à ta fête.130

Nous ne serions pas davantage aidés par l’hypothèse, due à Jaszczolt (2005,

chapitre 6 ; 2006), que l’auxiliaire anglais will — et, par généralisation, tout marqueur

du futur — possède, par défaut, le sens d’une acceptabilité épistémique faible envers

un contenu futur. Car aucun engagement déontique — et, en fait, aucune sorte

d’engagement, fût-ce à la vérité du contenu propositionnel — ne peut s’instaurer à

l’intérieur d’une telle sémantique. Si, au moment de l’énonciation, il est

épistémiquement possible, c’est-à-dire épistémiquement acceptable à un faible degré,

que A viendra à la fête de L, alors (1) est vrai dans la sémantique de Jaszczolt. Mais

l’expérience quotidienne nous enseigne que, dans le cas où L n’est pas venu à la fête, on

l’accusera, au minimum, d’avoir dit quelque chose de faux, sinon d’avoir menti ou

d’avoir failli à son engagement. Le problème ne tient pas à un éventuel changement

d’opinion, survenu au cours du temps, quant à la valeur de vérité de (1). Personne ne

voudrait nier le fait que nos opinions à propos de la vérité de certains énoncés (tokens)

peuvent varier ; mais si l’analyse de Jaszczolt était correcte, cela entraînerait ici un

revirement à propos de ce qui s’annonçait comme possible au moment de

l’énonciation, c’est-à-dire à propos de l’ensemble des mondes alors accessibles,

épistémiquement, au monde actuel. Or on ne voit pas pourquoi le fait que L ne vienne

pas à la fête entraînerait, à tous les coups, un tel changement doxastique : il n’y a rien

d’inconsistant à croire, simultanément, que L n’est pas venu à la fête et qu’il était

possible, au moment de l’énonciation, que L vienne à la fête ; en l’occurrence, c’est ce

que A fera dans la plupart des situations où il accusera L de ne pas avoir tenu sa

promesse.

130 L’exemple (5) est acceptable dans une interprétation, sans pertinence pour notre présent propos,

où je promets signifie j’affirme que.

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 293

3 Les promesses et les prédictions

3.1 Les conditions de succès des prédictions Nous venons de constater que la relation entre les promesses et les assertions à

contenu futur ne peut s’établir à un niveau purement sémantique. Avant de formuler

une analyse alternative, dotons-nous d’un postulat très simple à propos des

prédictions : une prédiction de contenu [p sera vrai en t] est vraie si, et seulement si, p

est vrai en t (pour une discussion et une justification, voir Kissine à paraître).

Souvenons-nous aussi que les prédictions appartiennent à la classe des assertifs.

Comme nous l’avons vu au chapitre 8, un énoncé est un acte illocutoire assertif de

contenu p si, et seulement si, cet énoncé constitue, par rapport à l’AP, une raison de

croire que p — c’est-à-dire si, et seulement si, cet énoncé permet, pour au moins un

monde w de l’AP, de conclure que p appartient à w. Les mondes de l’AP, rappelons-le,

contiennent toutes les propositions mutuellement acceptées comme vraies par A et L

dans le contexte de la conversation. Par conséquent, lorsque l’évaluation véri-

conditionnelle de p ne peut se faire qu’à un moment postérieur au moment de

l’énonciation, il faut, pour que l’énoncé correspondant reçoive le statut d’une

prédiction (et donc, d’un acte illocutoire assertif), que la probabilité de p par rapport à

l’AP soit, au moment de l’énonciation, strictement supérieure à 0 [P(p) > 0] (Kissine

2004).

Pour rendre les choses un peu moins abstraites, considérons l’énoncé (6) dans

deux contextes différents : l’un où L produit l’énoncé en désignant un arbre qui est

manifestement mort ; l’autre où l’arbre en question bourgeonne :

(6) Cet arbre va fleurir la semaine prochaine.

Imaginons que, dans les deux contextes, l’arbre ne fleurisse pas durant la semaine qui

suit celle où a pris place l’énonciation. À chaque fois, le contenu propositionnel de (6)

est faux ; cependant, le statut discursif de l’énoncé varie. Dans le contexte où L

entendait désigner un arbre en bourgeons, (6) fut une prédiction rationnelle, fondée

sur l’évidence empirique disponible à A et à L au moment de l’énonciation ; par

contre, dans le cas d’un arbre déjà mort, A ne peut se soustraire à l’hypothèse que L est

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 294

un agent irrationnel que de deux manières : soit il suppose que L souffre de myopie ou

que L ne connaît rien à la botanique,… ce qui revient à apporter quelque modification

ad hoc à l’AP ; soit il fait l’hypothèse que (6) est un énoncé symbolique, fictionnel ou

ironique.

3.2 Les prédictions catégoriques, les intentions et les promesses Ce n’est pas s’avancer trop que de faire l’hypothèse que les promesses sont

constituées par des représentations d’intentions. Mais encore faut-il comprendre en

quoi consiste une telle représentation. Nous avons vu, au chapitre 5, que les intentions

présentent leur contenu comme relié à l’esprit par une chaîne d’intentions-en-action.

Puisque le sujet qui entretient une intention conçoit son contenu p comme la

description d’un objectif à atteindre, il s’ensuit que ce même sujet, une fois l’intention

formée, devrait considérer la vérité de p comme nécessaire.

To firmly intend to do a thing consists, in part, in believing that one will do it. Otherwise,

one intends only to try. A confident intention […] tells both what to do and what will have

been done, so that further plans that depend on that settled future can now be made.

(Millikan 2004a, 200)

Pourtant, cette conclusion paraît excessive ; ne puis-je pas avoir la ferme

intention d’aller boire une bière tout en croyant que tel ou tel événement

m’empêcherait d’arriver jusqu’à mon bar préféré ? Chaque intention est formée par

rapport à une base doxastique, c’est-à-dire par rapport à un ensemble de croyances qui

permet de passer d’une représentation virtuelle — d’un désir — à la décision d’agir. À

notre sens, l’hypothèse de Millikan revient plutôt à l’idée, plus plausible, que la base

doxastique qui fonde une intention de contenu p doit contenir la croyance que p ; il

s’agit là d’un postulat qu’on trouve, exprimé d’une manière ou d’une autre, chez

Anscombe (1957, 91-93), Davidson (2001a, 83-102) ou encore Grice (2001, 9-10, 51-57,

101-105). Cet ancrage catégorique de l’intention dans une base doxastique se voit

confirmé empiriquement : Malle et Knobe (2001) ont présenté, à un groupe important

de participants, des énoncés lacunaires du type Je sais que Marie _ partir en Europe, à

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 295

compléter en choissant parmi des verbes qui réfèrent soit au désir, comme espérer,

souhaiter, vouloir, soit à l’intention, comme décider, avoir l’intention de. Lorsque l’énoncé

n’impliquait pas que le contenu était certain du point de vue de la personne à qui l’état

mental devait être attribué — Marie dans l’exemple ci-dessus —, le verbe choisi

appartenait au premier groupe ; par contre, si l’action semblait certaine — toujours du

point de vue de la personne à qui on devait attribuer l’état mental — le choix des

participants se portait, massivement, vers les verbes d’intention.

Par conséquent, si L recourt à (1) pour exprimer sincèrement une intention, il

s’ensuit que du point de vue de L, c’est-à-dire par rapport à l’ensemble doxastique D

qui fonde l’intention exprimée, la probabilité que L vienne à la fête de A égale 1

[P(p) = 1 ] :

(1) Je viendrai à ta fête. [répété]

Envisagée sous cet angle, l’inacceptabilité de (3) et de (5) confirme bien que les actes

commissifs sont constitués par des représentations d’intentions. Cela dit, L peut

rendre manifeste le fait que son intention ne vaut que par rapport à certain ensemble

de mondes possibles, c’est-à-dire que D, excédant les seules croyances que L tient pour

vraies, contient également des propositions dont la vérité n’est pas assurée à ses yeux.

Une telle restriction des mondes constituant le domaine de l’énoncé opère dans la

conditionnelle (7), où l’intention exprimée n’est fondée que par l’ensemble des mondes

possibles, épistémiquement accessibles au monde actuel, où il ne pleut pas :

(7) S’il ne pleut pas, nous irons au cinéma.

Il faut souligner, cependant, que cette restriction explicite ne change rien au fait que,

par rapport à la base doxastique réduite, P(p) reste égale à 1 :

(8) ? Je promets que s’il ne pleut pas, nous irons peut-être au cinéma.

(9) ? S’il ne pleut pas, je promets que nous irons peut-être au cinéma.

En accord avec ce que nous avons soutenu à propos de la perception directe

dans le langage (voir chapitre 8), on doit s’attendre à ce qu’un énoncé comme (1)

provoque automatiquement, chez A, la croyance que L va venir à la fête. En outre,

certains facteurs supplémentaires vont empêcher A de réviser cette croyance

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 296

immédiatement après le moment de l’énonciation. On peut postuler que, lorsqu’un

énoncé a pour contenu l’attribution d’une action future à L, A va, par défaut,

concevoir cette action comme intentionnelle (pour une confirmation expérimentale,

voir Malle et Knobe 2001). Ainsi, L, par l’expression de son intention d’accomplir p en

t, va induire, chez A, la croyance que p aura lieu en t dans tout monde possible

compatible avec D. Si A n’a aucune raison de croire que L n’est pas sincère, si A

n’entretient pas de croyances contradictoires et si A n’a aucune raison de penser que D

contient au moins une proposition fausse, alors n’importe quel monde compatible avec

l’ensemble D’ des propositions que A tient pour vraies au moment de l’énonciation est

compatible avec P(p) = 1 : par conséquent, A ne possède aucune raison pour ne pas

croire que p sera vrai en t dans n’importe quel monde compatible avec D’. Et si L n’a

pas de raisons pour penser que A entretient des croyances contradictoires ou que D’

est incompatible avec p, alors L peut présumer qu’il a provoqué, dans l’esprit de A, la

croyance que p prendra place en t dans n’importe quel monde possible compatible avec

D’.131

Toutefois, ceci ne suffit pas encore à rendre compte de la force illocutoire

commissive ; car un locuteur qui produit une promesse ne vise pas simplement à

communiquer une intention : comme le souligne Searle (2001a, 193-200 ; voir aussi

Jackendoff 1999, 75-76), une promesse accomplie avec succès à l’instant t de

l’énonciation devient une raison pour L de rendre le contenu propositionnel vrai à un

moment futur t + n, et ce indépendamment des désirs ou des intentions que L peut

avoir en t + n. En vous promettant de venir à votre fête, je me dote d’une raison d’agir

en conséquence même si, le jour venu, mon environnement cognitif a évolué de telle

manière que je n’aie plus ni l’intention, ni le désir de venir.

Quand nous nous sommes arrêté, au chapitre 8, sur les avantages

évolutionnaires du comportement coopératif, nous avons observé qu’ils entraînent des

réactions d’ostracisme vis-à-vis des individus considérés comme des sources

d’information peu dignes de confiance. Nous venons de voir que, lorsque L produit 131 Sur ce point, nous rejoignons les conclusions d’Armstrong (1971).

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 297

une assertion dont le contenu p décrit une action intentionnelle que L doit accomplir

dans le futur, A va en inférer que P(p) = 1, à moins qu’il ait des raisons pour mettre en

cause la sincérité de L ou pour penser qu’une information connue de lui-même, mais

inconnue de L, vient interdire l’inférence en question. Cette croyance que P(p) = 1 peut

exercer une influence capitale sur les décisions et sur les actions de A. Bien sûr,

n’importe quelle croyance est susceptible de révision ; mais, nous l’avons déjà vu, ce

processus ne va jamais sans un certain coût. Par conséquent, et toutes choses égales

par ailleurs, il existe, pour A, un avantage évolutionnaire incontestable à éviter

l’interaction avec un L qui l’oblige à procéder à des révisions doxastiques. Cependant,

il faut bien réaliser que, dans le cas qui nous occupe ici, deux mécanismes de révision

distincts peuvent entrer en jeu : d’une part, A peut découvrir à un moment t + n, la

fausseté de certaines propositions que L tenait pour vraies, au moment t de

l’énonciation — la base doxastique D par rapport à laquelle l’intention de L fut formée

s’avèrera alors incorrecte au moment t + n ; d’autre part, A peut avoir à réviser la

croyance, acquise au moment t de l’énonciation, que L va rendre p vrai. Dans certaines

circonstances, la première révision entraînera la seconde, parce que l’ensemble des

choses que A tient pour vraies en t + n sera incompatible tant avec D qu’avec le fait

que L rende p vrai ; mais il n’y a rien de nécessaire à cela : car tant A que L peuvent très

bien s’être trompés en t quant à leur représentation du monde sans que la nouvelle

représentation, qu’entretient A en t + n, exclue que L rende p vrai. On voit ainsi que

l’option la moins coûteuse, du point de vue de A, consiste à procéder, en t + n, à une

révision qui préserve la croyance que L va rendre p vrai.

Étant donné le désavantage patent qu’il y a à se voir écarté des interactions

verbales, les locuteurs vont normalement tenter de faire des prédictions correctes,

c’est-à-dire de se libérer de toute responsabilité quant aux révisions de croyances

opérées par leurs allocutaires. Dans le cas d’une prédiction portant sur une action

future que L a l’intention d’accomplir, la vérité du contenu p dépend de L. Par

conséquent, en produisant une telle prédiction, tout L coopératif se dote d’une raison

supplémentaire, qui ne dépend pas de ses désirs, de rendre p vrai ; et ce même si le

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 298

monde, tout en restant compatible avec p, se révèle incompatible avec certaines des

attentes entretenues par L au moment de l’énonciation. C’est sans doute la raison pour

laquelle, en produisant des promesses, les locuteurs tendent à utiliser des moyens

linguistiques qui ont pour fonction d’induire une certitude quant à l’actualisation du

contenu propositionnel (cf. Holtgraves 2005).

Bien entendu, si la vérité de p ne dépend pas de la volonté de L — par exemple,

s’il est clair, par ailleurs, que p se verra vérifier —, aucun engagement ne s’instaure :

l’intention correspondante ne pouvant qu’être irrationnelle, ni un A dont les croyances

à propos de p ne sont pas dues à L, ni un L rationnel n’estimeront que l’acte

d’énonciation constitue, pour L, une raison d’agir. Par exemple, un criminel ne peut

pas promettre de rester cinq ans en prison au moment où lui est infligé un verdict de

cinq ans de réclusion ferme, à moins qu’il soit manifestement capable de s’enfuir

quand il le veut.

Notons aussi que, comme le révèle l’échange suivant, emprunté à Alston (1991,

61), la représentation d’une intention rationnelle ne suffit pas à créer un engagement :

S said «I’ll write those letters tomorrow» in a context that clearly indicates that this would

normally be taken as a promise. [A] replies […] «What makes you think I care whether you

write them or not?»

Dans ce dialogue, A rend claire l’absence de tout effet, induit par l’énonciation de L,

sur l’ensemble des croyances qui lui importent un tant soit peu ; par conséquent, la

fausseté avérée du contenu propositionnel en cause ne va sans doute provoquer aucune

révision doxastique dans l’esprit de A. De même, aucun engagement n’est créé dans

l’échange suivant, où A fait savoir à L qu’il ne croit pas que P(p) = 1, soit parce que A

soupçonne L d’insincérité, soit parce que A estime que, toute sincère qu’elle soit,

l’intention qu’a L de rendre le livre le lendemain se fonde sur une base doxastique

erronée ; certes, à la suite de ce dialogue, L peut acquérir une raison de rendre vrai le

contenu propositionnel de son énoncé, mais celle-ci correspondra non pas à un acte

commissif, mais au désir de réintégrer un certain rôle social :

(10) L : Je te le promets, je te rends le livre demain.

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 299

A : C’est ça ! Ne sois pas ridicule, tout le monde sait bien ce que valent

tes protestations de fiabilité !

En résumé, la représentation, par L, d’une de ses intentions génère un

engagement ceteris paribus à chaque fois qu’il n’est pas mutuellement manifeste à A et à

L que A ne croit pas que P(p) = 1 ou que A n’estime pas que la vérité de p possède une

quelconque importance pour lui. Ainsi, l’inférence qui va de la représentation d’une

intention à l’engagement déontique demeure optionnelle et peut se voir bloquée ; dans

d’autres cas, elle est explicitement annulée :

(11) Je vais venir à ta fête. Quoique je ne puisse rien te promettre…

(12) J’ai l’intention de venir à ta fête, mais je ne peux rien promettre.132

L’absence de force commissive dans (12) est particulièrement intéressante ; à notre

avis, on doit pouvoir en construire l’explication dans une perspective gricéenne.

Comme n’importe quelle promesse sincère présuppose l’intention de contenu

identique, mais non réciproquement, l’emploi de j’ai l’intention constituerait une litote,

sous-informative au niveau littéral. Par conséquent, (12) génère une implicature qu’on

pourrait qualifier de scalaire : la seule interprétation compatible avec le Principe de

Coopération est que L n’enfreint pas la première Maxime de Quantité et accomplit

donc l’acte de langage le plus fort qu’il puisse produire tout en restant sincère ;

l’énonciation se réduit ainsi à une simple assertion, ce qui indique, à un niveau

perlocutoire, que L ne veut pas s’engager à la promesse correspondante.

Ceci nous ramène à la question, laissée en suspens au chapitre 5, que soulève

l’expression des intentions au niveau locutoire. Nous venons de voir que chaque acte

illocutoire commissif implique l’assertion de contenu identique, car afin de s’engager,

par son énonciation, à faire p, L doit nécessairement donner une raison à A de croire

que p. Il n’y a rien d’étonnant à cela, puisque sur le plan locutoire, toute représentation

d’un état de choses p auquel L est relié par une chaîne d’intentions-en-action — c’est-

à-dire toute représentation d’intention — appartient à la classe plus vaste des

représentations portant sur des états choses futurs avec lesquels L possède une 132 Merci à Nausicaa Pouscoulous pour avoir attiré mon attention sur cet exemple.

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 300

certaine relation — c’est-à-dire à la classe des représentations de croyances touchant

au futur. D’ailleurs, lors de l’acquisition du langage, la distinction entre les prédictions

et les expressions d’intentions n’émerge que tardivement, vers l’âge sept ans (Astington

1999b). Par conséquent, les actes illocutoires commissifs, tout comme les directifs et

les assertifs, héritent leur contenu de l’acte locutoire qui les constitue, ce qui empêche

de considérer qu’ils sont forcément indirects (voir aussi Recanati 1987, 166).

4 Les menaces L’analyse que nous venons de proposer s’applique sans problèmes à d’autres

actes commissifs, comme l’offre ou l’acceptation de faire quelque chose. Néanmoins,

les choses peuvent paraître moins tranchées en ce qui concerne les menaces.

Dans un article récent, Verbrugge et al. (2004) rapportent une expérience qui

visait à élucider la réaction des participants face à des promesses conditionnelles et à

des menaces conditionnelles de la forme Si p, alors Promesse/Menace (q). Le paradigme

expérimental comportait deux contextes, l’un à « crédibilité basse » et l’autre à

« crédibilité élevée » : dans le premier contexte (à crédibilité basse), le conséquent

correspondait à une récompense (dans le cas d’une promesse), ou à une punition (dans

le cas d’une menace), excessive par rapport à la condition spécifiée dans l’antécédent ;

dans le second contexte (à crédibilité élevée), une dépendance proportionnelle reliait

la récompense ou la punition à la condition spécifiée dans l’antécédent. Les sujets

furent testés sur deux processus inférentiels, le modus ponens (MP) et l’affirmation du

conséquent (AC). Par exemple, après que le participant ait été exposé à la menace

conditionnelle suivante (adressée par un professeur à un élève de sa classe) « Si tu

bavardes pendant le cours, tu seras renvoyé dans le couloir », on lui demandait :

« L’élève a bavardé pendant le cours. Est-ce que vous pensez qu’il sera renvoyé dans le

couloir ? » (= MP), ou bien « L’élève a été renvoyé dans le couloir. Est-ce que vous

pensez qu’il a bavardé pendant le cours ? » (= AC). Les résultats montrent que, dans les

deux contextes, les participants ont tiré plus d’inférences, c’est-à-dire ont fourni plus

de réponses positives, par rapport aux promesses que par rapport aux menaces ;

Page 306: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 301

cependant, il faut noter que cette différence entre les promesses et les menaces

diminue considérablement lorsqu’on passe de MP à AC.

Au contraire de ce que concluent Verbrugge et al., ces résultats ne mettent pas

en lumière une propension moindre des menaces à produire de l’engagement. Dans la

section précédente, nous avons vu (a) qu’un acte illocutoire commissif est constitué

par la représentation d’une intention ; (b) que cette intention se fonde sur un certain

ensemble de propositions par rapport auquel la probabilité de sa satisfaction est égale

à 1. La différence cruciale entre les promesses et les menaces se niche au niveau

perlocutoire : les menaces, mais pas les promesses, visent (presque) toujours à prévenir

une certaine action de la part de A. Pour cette raison, les intentions qui sous-tendent

les menaces se voient toujours restreintes à un ensemble de mondes possibles

beaucoup plus réduit que dans le cas des promesses — la plupart du temps, la

réalisation d’une menace dépend conditionnellement d’une certaine action de A. Cela

n’empêche que, comme le révèle l’inacceptabilité de (13), la probabilité que la menace

soit satisfaite reste égale à 1 par rapport à ce qui la restreint conditionnellement :

(13) ? Firmin a menacé Marie de l’étrangler probablement si elle n’arrête pas

de faire des yeux doux à Nestor.

Comme le souligne Nesse (2001), la production d’une menace nous engage

autant que celle d’une promesse, car il n’y a pas moins d’importance, sur le plan social,

à mettre ses menaces à exécution (dans les conditions requises) qu’à tenir ses

promesses (voir aussi Krebs et Dawkins 1984). Cependant, dans beaucoup de cas où L

accomplit ce qu’il avait menacé de faire, la situation créée par la satisfaction de la

menace présente des inconvénients non seulement pour A, mais aussi pour L lui-

même. Par conséquent, les bénéfices liés à l’exécution d’une menace se verront

souvent contre-balancés par les désavantages de cette option. Ceci nous aide à

comprendre pourquoi, dans la tâche inférentielle MP, les sujets tendent à nourrir

moins d’attentes pour ce qui concerne la satisfaction des menaces que pour ce qui

touche à celle des promesses. En réalité, ces résultats indiquent que, dans un

environnement expérimental où aucun contexte supplémentaire n’est mis en place, on

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Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 302

adoptera spontanément l’hypothèse que le fait d’honorer l’engagement issu d’une

menace recèle plus d’effets potentiellement négatifs que positifs du point de vue de L.

Par contre, le fait que la différence entre les promesses et les menaces soit plus faible

dans la condition AC cadre parfaitement avec l’idée que les menaces génèrent autant

d’engagement que les promesses : dès le moment où la situation décrite par le contenu

de la promesse ou de la menace a eu lieu, et en l’absence d’autres informations, on

supposera spontanément (moyennant une lecture biconditionnelle de la promesse ou

de la menace) que cet état de choses résulte de l’engagement pris lors de l’énonciation

commissive.

5 La complexité des actes commissifs On constate que la structure des actes commissifs met en œuvre toutes les

contraintes exigences cognitives déjà posées pour les assertifs et pour les directifs,

mais en y ajoutant un niveau de complexité supplémentaire. Chaque acte commissif

accompli avec succès engage L à la vérité de son contenu p, tout comme l’acte assertif

de contenu identique. Ce type d’engagement tient au fait, mis à jour au chapitre 8,

qu’une assertion de contenu p provoque automatiquement, chez A, la croyance que p.

Mais le contenu p d’un acte commissif a ceci de particulier que, comme il s’agit d’une

représentation d’intention, p est nécessaire, du point de vue de L, par rapport à un

certain ensemble doxastique D. Le succès commissif exige donc que A ne révise pas la

vérité de p juste après le moment de l’énonciation, et aussi que A estime la vérité de p

garantie dans toutes les éventualités futures qui sont envisageables au moment de

l’énonciation. Cela impose, d’une part, que A puisse faire des hypothèses à propos de

D, c’est-à-dire puisse attribuer des croyances à L et, d’autre part, que A puisse

envisager les différentes possibilités qui sont compatibles à la fois avec D et avec ses

propres croyances au moment de l’énonciation. L’attribution d’une force illocutoire

assertive ou directive mobilise également ces deux capacités : il faut, en effet, que A

puisse concevoir un ensemble de possibilités déterminées par des propositions

mutuellement tenues pour vraies ; or cela requiert, à la fois, l’aptitude au raisonnement

hypothétique et l’attribution de croyances à autrui.

Page 308: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 10 : Les actes illocutoires commissifs 303

Si l’on a affaire à un L coopératif et capable de comprendre les effets de ses

énoncés sur l’environnement cognitif de A, son acte commissif de contenu p lui

fournit une raison de rendre p vrai. Cependant, comme notre objectif n’a été jusqu’ici,

que d’expliquer la source de l’engagement déontique véhiculé par les promesses, nous

n’avons pas encore mentionné le fait que, du point de vue de A, tout ceci ne suffit pas

pour faire la distinction entre une assertion catégorique et une promesse. Nous avons

vu, au chapitre 8, que les assertions catégoriques génèrent un engagement à la vérité

persistante de p ; or, dans le cas des promesses, L sera éventuellement responsable non

seulement de la fausseté de p, mais aussi d’avoir failli à sa promesse, c’est-à-dire de ne

pas avoir satisfait la raison d’agir qu’il s’est créée par son énoncé. Ainsi, pour arriver à

une compréhension parfaite d’un acte commissif, A doit concevoir — de manière

réflexive, pourrait-on dire — les conséquences qu’ont pour L les effets que l’énoncé

provoque chez A ; en d’autres mots, bien que la capacité de concevoir un AP suffise

pour imposer à L l’obligation de tenir sa promesse, A ne peut véritablement attribuer

une force commissive à l’énoncé sans saisir que L endosse cette responsabilité.

Nous avons présenté ces différentes capacités interprétatives comme relevant

de couches cognitives distinctes ; au chapitre suivant, nous allons avancer des

arguments empiriques en faveur cette façon de procéder. Une autre conséquence

psychologique de notre modèle mérite d’être jaugée : à présent que nous avons

examiné trois types illocutoires majeurs, il apparaît qu’à aucun endroit de notre

analyse, nous ne devons faire appel à une attribution d’intentions communicatives ou

illocutoires à L. Selon l’analyse que nous avons développée, l’attribution d’une force

illocutoire émerge automatiquement de l’immersion du contenu linguistique au sein

d’un contexte de conversation ; si cette vision des choses s’avère correcte, les capacités

pragmatiques régissant l’attribution des forces illocutoires aux énoncés doivent être

corrélées aux mécanismes qui sous-tendent la conceptualisation du contexte. On va

voir, maintenant, que c’est bien le cas.

Page 309: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

304

Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques

« Mais s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible. » (Robert Musil, L’Homme sans qualités)

Dans les chapitres précédents, nous avons souligné la prégnance du contexte à

l’intérieur des processus de communication linguistique. D’une part, le contexte

permet de passer depuis le niveau de la signification linguistique — des actes phatiques

— vers le niveau locutoire, muni d’un contenu véri-conditionnel. D’autre part, c’est le

contexte, dans la mesure où il détermine la conception que l’interprétant se fait de

l’AP, qui préside à l’attribution des forces illocutoires. En effet, la différence entre

l’aspect illocutoire d’un énoncé et ses effets perlocutoires correspond à la ligne de

partage entre le statut de raison et le rôle causal ; ainsi, la force illocutoire de l’énoncé

prend en compte non pas les effets causaux, potentiels ou effectifs, de celui-ci, mais sa

capacité justificative au sein d’un AP, idéalement conçu comme partagé.

Notre position implique donc qu’une même capacité à prendre le contexte en

compte se voit mobilisée par l’assignation d’un sens locutoire à un énoncé (token) et

par l’attribution d’une force illocutoire — d’un statut de raison de croire ou d’agir — à

ce même énoncé. En outre, comme nous l’avons déjà noté, rien ne permet de douter

du fait que ces deux facettes de l’interprétation correspondent à des processus

cognitifs qui opèrent de manière simultanée et interdépendante. Dans ce dernier

chapitre, nous allons tenter de montrer qu’une telle vision de l’attribution des forces

illocutoires aux énoncés représente une option plus plausible, du point de vue cognitif,

qu’une approche gricéenne, basée sur la reconnaissance d’intentions communicatives.

Page 310: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 305

Dans la section 1, nous ferons le point sur les contraintes cognitives que notre

analyse fait peser sur l’accession progressive à une maîtrise parfaite des actes de

langage assertifs et directifs. Nous verrons que l’assignation des forces illocutoires ne

se fonde pas, alors, sur une capacité à attribuer des états mentaux, mais réclame

seulement la construction d’un arrière-plan (AP) constitué de possibilités alternatives

et compatibles avec un certain ensemble de contenus doxastiques. Toutefois,

l’aptitude à prêter à autrui des croyances du premier et du second ordres, améliore la

qualité épistémologique de l’AP et, du même coup, affine l’interprétation. Nous

comparerons ensuite (section 2) notre approche avec la Théorie de la Pertinence, qui

rend compte de ces mêmes stratifications dans l’aptitude communicationnelle à l’aide

d’un modèle où l’attribution d’intentions informatives et communicatives se trouve

prise en charge par un module spécifique. Dans la section 3, nous examinerons les

arguments qui autorisent à définir les impacts cognitifs de l’autisme dans les termes

d’un déficit exécutif bloquant l’émergence de représentations alternatives du monde et

empêchant, par là même, la constitution d’un quelconque AP conversationnel. Dans la

section 4, nous verrons, à la lumière de quelques données expérimentales, que ce point

de vue prédit, correctement, qu’une disparité s’instaurera, au niveau pragmatique,

entre les autistes et les jeunes enfants : les premiers ne peuvent dépasser un niveau de

communication où les énoncés correspondent à des stimuli descriptifs ou directifs,

tandis que les seconds, malgré leur incapacité à attribuer des croyances aux autres, ont

accès à la dimension illocutoire du langage. Dans la section 5, nous verrons qu’une

maîtrise complète de l’assertion, qui se manifeste par la capacité à distinguer le

mensonge de l’ironie, nécessite de construire l’AP en fonction des croyances du second

ordre qu’entretient le locuteur L. La section 6 est consacrée aux actes commissifs :

conformément aux prédictions théoriques faites au chapitre précédent, il y sera

montré que l’assignation de la force commissive mobilise un niveau cognitif

supplémentaire qui permet de conceptualiser l’engagement déontique. Enfin, nous

reviendrons, à la lumière de ces résultats, sur l’hypothèse modulariste avancée par

Sperber et Wilson, et nous montrerons qu’elle est circulaire et infalsifiable.

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 306

1 Le contexte et l’interprétation Nous l’avons vu aux chapitres 4 et 5 : pour accéder au niveau locutoire, un

énoncé linguistique doit se voir assigner un contexte. Du point de vue de l’allocutaire,

cela veut dire que certaines interprétations des constituants linguistiques seront

favorisées en fonction des propriétés de la circonstance d’énonciation. On peut

penser, par exemple, que la détermination contextuelle du sens obéit, localement, à

des considérations de saillance cognitive (voir Recanati 2004b, 2004a). Mais quelle

que soit la nature d’une telle capacité à mettre les énoncés en contexte, il est clair

qu’en son absence, la communication se verrait restreinte au modèle du code, où

chaque token hérite de son type le sens véhiculé (voir Sperber et Wilson 1989, 15-22).

Sur le plan cognitif, le passage du phatique au locutoire exige donc une certaine

flexibilité, permettant d’envisager divers sens pour une même occurrence linguistique

donnée.

Fait intéressant, notre analyse implique qu’aucune attribution de forces

illocutoires ne saurait prendre place en l’absence de cette aptitude. Nous avons vu que,

par rapport à un certain AP, un énoncé reçoit une force assertive si, et seulement si, il

constitue une raison, pour A, de croire que le contenu p est vrai ; qu’il reçoit une force

directive si, et seulement si, il constitue une raison, pour A, de rendre p vrai ; et qu’il

reçoit une force commissive si, et seulement si, il constitue une raison, pour L, de

rendre p vrai. Notre utilisation du connecteur biconditionnel n’est pas innocente. En

effet, nous avons présenté l’assignation de la force illocutoire comme un effet

automatique, déclenché par le statut de l’acte locutoire face à l’AP. Or se représenter

un AP présuppose que l’on soit capable d’envisager diverses possibilités alternatives à

partir d’un corps de propositions connues ou considérées comme telles.

Reprenons l’exemple de Millikan, déjà discuté plus haut :

(1) Jean, on ne mange pas avec ses mains.

Normalement, (1) se verra interpréter comme un ordre incitant le petit Jean à manger

avec des couverts : comme nous l’avons dit à la fin du chapitre 9, si la représentation

d’un tel état de choses générique, où personne ne mange avec ses mains, fonctionne

Page 312: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 307

comme une raison pour ne pas manger avec ses mains, le statut locutoire de l’énoncé

passe, automatiquement, de la représentation d’une croyance à la représentation d’un

désir. Cependant, si A ne peut ni aller au-delà du sens linguistique ni, surtout,

envisager des scénarios hypothétiques, l’interprétation qu’il fera de (1) ne devrait pas

transcender la signification conventionnelle : le mode indicatif servant,

prototypiquement, à représenter des états de choses actuels, on est en droit de

s’attendre à ce que, faute d’une mise en perspective face à un certain AP, (1) sera

uniquement perçu comme une description du monde. Nous allons voir, plus loin dans

ce chapitre, que cette prédiction a reçu une vérification expérimentale.

La flexibilité cognitive, si elle est nécessaire, ne suffit pas à établir un niveau

optimal de communication, car il faut encore choisir, parmi toutes les options

envisageables, celle qui est la plus compatible avec les croyances du locuteur L. Tant

que A ne tient compte que de ses propres croyances, les interprétations qu’il va

donner aux énoncés excluront, forcément, l’éventualité que L se trompe ou

entretienne des croyances différentes des siennes. En d’autres termes, A doit

interpréter l’énoncé par rapport à l’ensemble des possibilités qui sont compatibles non

seulement avec ce que A croit, mais aussi avec ce que A croit que L croit ; tant que

l’objet des croyances ainsi attribuées à L n’inclut aucun autre état mental, on parlera

d’attribution de croyances du premier ordre.

Imaginons, par exemple, que je vienne de gagner un million à la loterie, et que

vous l’ignoriez ; vous entrez dans la pièce et énoncez (2) :

(2) J’aurais vraiment besoin d’un million.

Supposons que je ne possède pas la capacité de vous attribuer des croyances

différentes des miennes ; j’interpréterai donc (2) par rapport à un AP exclusivement

déterminé par mes propres états doxastiques ; or, face à un tel AP, (2) constituera un

acte directif — par rapport à ce que je crois être vrai, rien n’exclut la possibilité que

votre énonciation déclenche ma décision de vous donner un million. Imaginons encore

que A sache que Pierre a raté son examen de conduite et que L énonce (3) :

(3) Pierre a réussi son examen de conduite avec brio.

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 308

Si A est incapable d’ attribuer à L des croyances différentes des siennes propres, l’AP

par rapport auquel A va interpréter un énoncé comme (3) ne contiendra aucun monde

possible où L croit que Pierre a obtenu son permis ; face à un tel AP, on ne saurait

décider si (3) ne doit se voir attribuer aucune force illocutoire assertive, si (3) constitue

une assertion fausse, ou, enfin, si (3) est un mensonge.

Que se passe-t-il si, lors de mon interprétation de (2), je prends en compte des

hypothèses quant à vos croyances et que je relativise, dès lors, (2) par rapport à

l’intersection de vos croyances avec les miennes ? L’AP constitué de la sorte ne

contiendra ni la proposition que j’ai gagné un million, ni sa négation ; or face à un AP

comme celui-là, (2) peut encore toujours recevoir un statut directif, car rien n’y

empêche que l’énoncé s’interprète comme une raison, pour A, de donner un million à

L. Il faut donc, pour éviter une interprétation trop riche de (2), que je prenne en

compte non seulement ce que vous croyez, mais aussi ce que vous croyez de mes

croyances ; autrement dit, je dois me représenter l’AP de la même manière que vous,

de sorte que cet AP inclue l’impossibilité, pour vous, de recevoir un million de ma

part. Qu’en est-il alors de (3), énoncé face à un A capable d’attribuer des croyances ?

Imaginons que A prête à L la croyance que Pierre a réussi son examen et qu’il

interprète (3) par rapport à l’intersection de ses croyances avec celles de L ; dans ce cas,

l’AP ne contiendra ni le contenu de (3), ni sa négation, et l’énoncé pourra se voir

attribuer une force assertive. Mais imaginons que A sache que L ne croit pas que

Pierre a réussi son examen : afin de pouvoir décider si (3) est une assertion —

mensongère — ou un énoncé ironique (donc dépourvu de force illocutoire directe), A

doit être capable d’attribuer à L des croyances du second ordre, c’est-à-dire de faire des

hypothèses quant aux croyances qu’entretient L à propos des états doxastiques de A.

Si L croit que A ne sait pas si Pierre a raté son examen, (3) sera une assertion par

rapport à un AP constitué en fonction des croyances du second ordre entretenues par

L : en effet, ce qui est tenu mutuellement pour vrai ne contiendra pas la proposition

que A sait que Pierre a raté son examen ; mais si A sait que L sait que A sait que

Pierre a raté son examen, A n’assignera pas une force assertive à l’énoncé, car l’AP sera

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 309

alors constitué par rapport à un stock de propositions contenant [A sait que Pierre a

raté son examen], ce qui ne permet plus d’assigner à (3) le statut d’une raison de croire

que Pierre a réussi son examen.

En résumé, nous devons distinguer quatre niveaux :

a. Pas de flexibilité cognitive :

Une seule interprétation par token ;

Pas d’interprétation illocutoire ;

b. Flexibilité cognitive, mais seulement à partir d’états épistémiques

propres :

Plusieurs interprétations d’un même token envisageables ;

Attribution imparfaite de forces illocutoires ;

Pas de distinction entre l’erreur, le mensonge et l’ironie ;

c. Flexibilité cognitive, prise en compte des croyances du premier ordre de

L :

Pas de distinction entre le mensonge et l’ironie ;

d. Flexibilité cognitive, prise en compte des croyances du second ordre de

L ;

Distinction entre mensonge et ironie.

Ce bref résumé des contraintes cognitives posées par notre modèle entraîne

deux conséquences théoriques de taille. La première est que la simple capacité à

interpréter les énoncés en termes illocutoires ne requiert rien d’autre que l’aptitude à

concevoir des possibilités alternatives. Une fois mise en place, cette capacité permet

de passer à une interprétation plus fine, non seulement au niveau locutoire, mais aussi

au niveau illocutoire : les énoncés ne se réduisent plus à des représentations du monde

ou à des incitations à l’action ; ils constituent aussi des raisons de croire ou de rendre

vraies des propositions qui ne coïncident pas forcément avec le contenu littéral. Dès

lors — et c’est là l’autre conséquence —, l’aptitude à attribuer des états mentaux ne

constitue plus le fondement de toute compétence pragmatique. En fait, l’assignation

d’états épistémiques du premier ou du second ordre n’améliore la performance

Page 315: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 310

communicative que de manière indirecte ; en livrant à l’interprétant une

représentation plus adéquate de l’AP, elle lui donne accès, du même coup, à des

attributions illocutoires plus exactes — mais la nature même du processus, par lequel

l’énoncé reçoit le statut d’une raison de croire ou d’agir, reste inchangée.

Ces deux corollaires placent notre modèle en porte-à-faux vis-à-vis du courant

(néo/post-)gricéen, qui explique la dimension pragmatique de la parole à partir de la

capacité à attribuer des intentions communicatives du second ordre. La Théorie de la

Pertinence offre, sans nul doute, l’élaboration la plus avancée de ce paradigme au sein

d’une approche plus globale de l’esprit et se présente, dès lors, comme un bon terme

de comparaison. Dans la section qui suit, nous allons examiner les points sur lesquels

cette approche diffère du modèle que défendons ici, et déterminer dans quelle mesure

les prédictions empiriques qu’elle autorise peuvent s’opposer aux nôtres.

2 L’hypothèse d’un module pragmatique inférentiel Les niveaux d’interprétation a-d de la section précédente correspondent aux

distinctions que fait Sperber (1994) entre le Modèle du Code, l’Optimisme Naïf,

l’Optimisme Prudent et la Compréhension Sophistiquée. Cette stratification renvoie,

chez Sperber, aux hypothèses centrales de la Théorie de la Pertinence, qui reconstruit

l’interprétation des énoncés en termes uniquement inférentiels (Sperber et Wilson

1989).

Le passage du Modèle du Code — où le sens de l’énoncé (token) se dérive

mécaniquement de la signification attachée au type — vers l’Optimisme Naïf consiste

à inférer, à partir de l’acte de l’énonciation, une intention informative qu’on définit

comme suit :

Intention informative : l’intention de rendre manifeste à A un

ensemble d’hypothèses.

On peut, sans en altérer l’esprit, reformuler cette définition en termes de croyances :133

133 Voir, en effet, la manière dont Sperber et Wilson (1989, 66) définissent la manifesteté :

Page 316: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 311

Intention informative : l’intention que A croie ou soit en position de

croire un ensemble d’hypothèses.

Pour Sperber, l’optimiste naïf infère l’intention informative en présumant L à la

fois coopératif et compétent : A fait l’hypothèse que l’intention informative de L

correspond à l’interprétation de l’énoncé qui soit la plus pertinente du point de vue de

A. L’optimiste naïf est donc condamné à l’erreur dans un contexte où L se trompe

quant aux priorités de A et entretient une intention informative dont le contenu ne

s’avère pas immédiatement pertinent du point de vue de A. D’après Sperber (1994), les

jeunes enfants raisonnent en optimistes naïfs — un postulat dont la confirmation

empirique est, comme on va le voir, loin d’être évidente.

Cette strate théorique correspond, en gros, à notre niveau b, où A possède la

capacité de concevoir des possibilités alternatives, mais uniquement à partir de ses

croyances propres. La différence majeure entre notre position et celle de Sperber

réside dans le fait que, pour nous, ce niveau interprétatif ne requiert aucune aptitude à

attribuer des états mentaux à autrui ; par contre, l’intention informative portant sur

une éventuelle croyance, l’attribution d’une intention informative, et donc le passage

du Modèle du Code à l’Optimisme Naïf, exige que A puisse prêter à L des états

mentaux du second ordre.

La transition entre l’Optimisme Naïf et l’Optimisme Prudent se caractérise,

selon Sperber, par la prise en compte du fait que L puisse se tromper. Un optimiste

prudent ne s’arrête pas nécessairement à l’hypothèse la plus pertinente de son point de

vue, mais jauge aussi la plausibilité que L ait pu penser que cette interprétation s’avère

la plus pertinente du point de vue de A ; l’optimiste prudent arrive ainsi à gérer les

erreurs de L. Cependant, ce mécanisme interprétatif, où L se voit attribuer des

hypothèses à propos des croyances de A, se fonde sur la présupposition que L est

coopératif, c’est-à-dire que L n’a pas l’intention de faire croire à A une proposition

Une hypothèse est manifeste dans un environnement cognitif, si l’environnement cognitif fournit

assez d’indices en faveur de son adoption […].

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 312

qu’il croit lui-même fausse. Un optimiste prudent ne pourra donc pas distinguer le

mensonge de l’ironie — ce qui correspond à notre niveau c, où A peut attribuer à L

des croyances du premier ordre, mais pas des croyances à propos de croyances. On le

voit, tandis que nous ne postulons, à ce niveau interprétatif, qu’une capacité à

attribuer des états doxastiques du premier ordre, l’optimiste prudent de Sperber

attribue à L des croyances à propos des croyances de A, et ces attributions figurent

parmi les prémisses d’une inférence qui conduit à prêter à L une intention du second

ordre — en effet, afin d’attribuer à L l’intention de rendre manifeste l’hypothèse ou la

proposition p, l’optimiste prudent part de l’hypothèse que L croit que A tient pour vrai

un certain ensemble de propositions par rapport auquel p serait pertinente.

D’après Sperber (1994 ; aussi Sperber et Wilson 1989, 88-101), une procédure de

compréhension qui ne présuppose pas que L soit coopératif, c’est-à-dire qui permette

d’attribuer à L une intention informative adéquate même si cette intention

informative a pour contenu une proposition que L sait fausse, exige la formation

d’hypothèses non seulement à propos de ce que L a voulu dire, mais aussi à propos de

ce que L a voulu communiquer. Ainsi, A doit inférer l’intention informative de L à

partir de l’intention communicative qu’il lui attribue :

Intention communicative : l’intention de rendre manifeste à A

l’intention informative.

La Compréhension Sophistiquée consiste donc à attribuer une intention informative à

L en fonction de l’intention communicative que L pouvait avoir. Cette stratégie

interprétative exige que A soit capable d’attribuer à L des intentions du quatrième

ordre — une intention à propos d’une croyance de A à propos d’une intention de L à

propos d’une croyance de A. Notre niveau d, par contre, où A se montre capable

d’interpréter les énoncés de L par rapport à un AP consistant avec la représentation

que s’en fait L, n’exige qu’une attribution, bien plus modeste, de croyances du second

ordre — une attribution à L de croyances à propos des croyances de A.

L’attribution d’intentions informatives et communicatives obéit, selon Sperber

et Wilson (1989), à une contrainte de Pertinence ; lors de son interprétation, A va

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 313

présupposer que L croit que son énoncé possède une pertinence suffisante pour que

son intention communicative et son intention informative soient satisfaites. Nous

n’allons pas nous attarder ici sur ce principe, d’après lequel chaque énoncé véhicule la

présomption de sa propre pertinence. Il nous importe, par contre, de savoir s’il est

justifié de recourir, dès le niveau du code dépassé, à des attributions d’états mentaux

du second ordre. En effet, c’est sous cet aspect que l’approche de Sperber et Wilson se

révèle la plus nettement incompatible avec la nôtre.

Cette divergence s’accentue lorsqu’on prend en considération l’hypothèse,

récemment défendue par Sperber et Wilson (Sperber et Wilson 2002 ; Wilson 2000,

2005b, 2005a ; Sperber 2000), qu’il existerait un module pragmatique inné,

spécifiquement dédié à la communication humaine. D’après eux, une fois que l’énoncé

a fait objet d’un décodage phonologique et syntaxique, ce module prendrait

l’interprétation entièrement en charge via l’attribution, en conformité avec le principe

de pertinence, des intentions informative et communicative. Le dispositif que

postulent Sperber et Wilson ne correspond pas à un module fodorien dont le

fonctionnement ne saurait être affecté par des connaissances générales, mais constitue

plutôt un mécanisme cognitif spécifique qui aurait émergé, au cours de l’évolution, à

partir de la « Théorie de l’Esprit », c’est-à-dire sur base d’une aptitude plus générale à

attribuer des états mentaux à autrui.134

Sperber et Wilson (Sperber et Wilson 2002 ; Wilson 2000, 2005b, 2005a ;

Sperber 2000) avancent trois arguments qui militeraient en faveur d’un module

pragmatique indépendant :

a. La signification linguistique d’un énoncé peut s’associer à une infinité

d’intentions communicatives, tandis que, généralement, une action

ordinaire ne peut être le résultat que d’un nombre limité d’intentions ;

134 Nous utiliserons des majuscules afin de désigner par Théorie de l’Esprit une capacité cognitive à

attribuer des états mentaux, et non une réflexion philosophique ou psychologique sur le

fonctionnement de l’esprit.

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 314

b. L’explication des actions ordinaires en termes de buts ne requiert qu’une

capacité à attribuer des états mentaux du premier ordre — des intentions

ou des buts —, tandis que l’attribution d’intentions communicatives et

informatives exige une capacité méta-représentationnelle à plusieurs

niveaux ;

c. La procédure normale pour déterminer l’intention sous-jacente à une

action donnée consiste à identifier l’effet causal de l’action et à faire

l’hypothèse que celui-ci constituait le contenu de l’intention

correspondante. Cependant, cette procédure ne saurait s’appliquer aux

énoncés linguistiques, étant donné que le but de l’intention

communicative consiste en sa reconnaissance.

On aura remarqué que ces trois arguments présupposent, plus qu’ils ne le prouvent,

que l’interprétation procède par la récupération d’intentions informatives et

communicatives. Or, si les vues que nous avons précédemment avancées sur

l’attribution des forces illocutoires se révélaient correctes, on devrait admettre qu’il

existe au moins un aspect pragmatique de l’interprétation qui ne procède pas selon ce

schéma — ce qui rendrait caduque toute la comparaison, menée par Sperber et

Wilson, avec l’inférence d’intentions ou de buts à partir d’actions. En outre, la validité

empirique de notre analyse impliquerait que le module pragmatique ne prend pas en

charge toutes les composantes interprétatives de l’énoncé ; on serait alors conduit à se

demander si l’hypothèse modulariste se laisse encore justifier sans le postulat d’un

traitement pragmatique unitaire. Dans les quatre sections qui suivent, nous tenterons

d’établir la plausibilité psychologique d’un modèle qui ne fait appel à aucune

attribution d’intentions du second ordre lors de l’assignation d’un statut illocutoire aux

énoncés. Nous reviendrons sur la nature prétendument modulaire de la compétence

pragmatique dans notre section finale.

Page 320: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 315

3 Les corrélats cognitifs de l’autisme

3.1 La compétence pragmatique et la croyance fausse Il existe, à ce jour, un nombre important de données montrant que l’autisme a

pour corrélat une pratique langagière caractérisée par de graves déficits pragmatiques.

Ceux-ci incluent l’incapacité à comprendre les actes de langage indirects, les

métaphores, les blagues et l’ironie ; d’importantes difficultés à ajuster le contenu, et le

contour prosodique, des énoncés aux besoins de la conversation ; la violation des

maximes gricéennes, y compris la Maxime de Politesse ; la production et la non-

détection de faux-pas conversationnels ; ou encore un usage extrêmement pauvre des

verbes appartenant au lexique de la cognition (voir, par exemple, Baron-Cohen 1988 ;

2000, 15 ; Baron-Cohen et al. 1999 ; Kaland et al. 2002 ; Lord et Paul 1997 ; Surian,

Baron-Cohen et Van der Lely 1996 ; Wearing et Blair 2005 ; Tager-Flusberg 1992,

1993, 2000 ; Happé 1993 ; Frith 1989, 118-135 ; Baltaxe 1977). D’autres volets de la

compétence linguistique, comme la syntaxe ou la phonologie, semblent relativement

préservés (à condition, bien sûr, que le langage se soit développé). Un tel profil

linguistique s’avère unique et propre à l’autisme (Tager-Flusberg 2000). En outre, ce

n’est pas tant le fait qu’un énoncé puisse recevoir plusieurs interprétations qui pose

problème que la détermination pragmatique du sens ; en effet, les énoncés ambigus se

révèlent beaucoup moins difficiles à interpréter pour les personnes autistes que des

métaphores ou des formulations approximatives (Dennis, Lazenby et Lockyer 2001).135

Beaucoup de chercheurs ont lié ce déficit pragmatique à une désorganisation

plus générale dans la Théorie de l’Esprit (voir Perner et al. 1989 ; Happé 1993 ; Capps, 135 Notons, toutefois, que dans un article qui vient de paraître, de Villiers, Stainton et Szatmari

(2007) rapportent que les patients autistes de haut niveau éprouvent relativement peu de difficultés

à gérer les processus pragmatiques « primaires » (cf. Recanati 2004a) qui doivent être mis en jeu

pour assigner un contenu propositionnel à l’énoncé. Ces résultats posent de nouvelles questions,

que nous n’aborderons pas ici, quant aux capacités cognitives requises pour la construction du

niveau locutoire ; mais quoi qu’il en soit, cela ne remet pas en cause les hypothèses développées ci-

dessous, car, comme nous le verrons par la suite, les patients autistes se révèlent inaptes à saisir la

dimension illocutoire des énoncés à cause d’une incapacité à concevoir des mondes possibles.

Page 321: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 316

Kehres et Sigman 1998 ; Tager-Flusberg 2000). De fait, un autre symptôme

caractéristique de l’autisme réside dans l’incapacité à attribuer des croyances à autrui

(par exemple Baron-Cohen, Leslie et Frith 1985 ; Baron-Cohen 1995, 2000 ; Perner et

al. 1989).

On considère qu’un esprit possède la capacité en cause lorsqu’il peut attribuer

des croyances qu’il sait fausses par ailleurs (Dennett 1978b). Traditionnellement,

l’aptitude à projeter des états épistémiques sur les autres s’évalue au travers de la tâche

dite de la « croyance fausse ». Dans son paradigme le plus ordinaire, ce test se déroule

comme suit. Le participant voit une scène où un premier personnage (Sally) dépose un

certain objet (par exemple, un chocolat) à l’endroit l1 (par exemple, dans une boîte

bleue) ; ensuite, Sally quitte la scène. Arrive alors un second personnage (Anne) qui

déplace l’objet de l1 vers un autre lieu l2 (par exemple, dans une boîte verte) ; après

quoi, Anne quitte la scène également. Lorsque Sally revient, on demande au

participant à quel endroit elle va chercher l’objet. Il a été montré, à plusieurs reprises,

que les personnes souffrant d’autisme, ainsi que des enfants de moins de trois ans et

demi, échouent à cette tâche en répondant que Sally va chercher l’objet en l1 (Baron-

Cohen, Leslie et Frith 1985 ; Baron-Cohen 2000, 5-7 ; Astington 1999a, 106-117).

Un paradigme alternatif consiste à présenter au participant un tube de Smarties,

des bonbons très largement commercialisés, et à lui demander ce qu’elle/il s’attend à y

trouver ; les participants répondent en fonction de leurs attentes prototypiques, c’est-

à-dire pensent y trouver des bonbons. Mais, en réalité, le tube contient un crayon.

Après que le contenu du tube ait été révélé, un second expérimentateur (ou un autre

participant) rentre dans la pièce, et on demande au premier participant ce que cette

seconde personne va penser qu’il y a dans le tube de Smarties. Utilisant ce test, Perner

et al. (1989) ont obtenu des résultats identiques à ceux livrés par le paradigme « Sally-

Anne » : alors que la plupart des enfants autistes ont répondu « un crayon » à la seconde

question, les enfants au-dessus de trois ans souffrant d’un déficit linguistique

spécifique ont fourni la réponse correcte, c’est-à-dire « des Smarties ».

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 317

Jusqu’ici, rien ne semble valider notre analyse. D’après ce que nous avons dit

dans la section 2, la transition allant du Modèle du Code vers un niveau

d’interprétation pragmatique ne requiert pas la capacité à attribuer des états mentaux,

mais seulement une aptitude à concevoir des possibilités alternatives. Nous ne

saurions donc faire l’économie d’une discussion plus détaillée portant sur les sources

du déficit que les autistes exhibent en matière de Théorie de l’Esprit.

3.2 L’hypothèse du déficit exécutif Certains chercheurs ont émis des doutes quant à la capacité cognitive que

« filtreraient », en réalité, les tâches de la « croyance fausse ». Ce scepticisme se fonde,

essentiellement, sur le fait que tant les enfants de moins de trois ans que les personnes

souffrant d’autisme présentent des difficultés similaires lors d’une tâche de « faux

désir », dans laquelle les participants doivent inhiber leur propre désir en faveur d’un

désir incompatible avec le premier et qui doit être attribué à un tiers (Moore et al.

1995 ; Russell, Saltmarsh et Hill 1999). Ce résultat surprend d’autant plus que des

expériences menées de manière indépendante ont montré que les enfants de moins de

trois ans et les autistes sont capables d’attribuer des désirs et des buts à d’autres esprits

(Baron-Cohen, Leslie et Frith 1986 ; Russell et Hill 2001 ; Astington 1999a, 83-85). De

même, alors qu’on ne trouve dans la conversation des autistes presque aucune mention

d’états épistémiques ou attentionnels, ils se réfèrent aux états volitionnels dans une

mesure au moins égale à celle d’un groupe-contrôle de patients souffrant du syndrome

de Down (Tager-Flusberg 1992, 1993).136

Cependant, ces résultats ne prouvent pas que le bon accomplissement des

tâches de la « croyance fausse » exige une aptitude cognitive qui fait défaut à la fois aux

136 Phillips et al. (1995) soutiennent que les enfants autistes ne comprennent pas les propriétés

« représentationnelles » des désirs. Cependant, ces auteurs utilisent un test qui exige du participant

qu’il infère les désirs de la personne-cible sans disposer d’aucune information à propos des buts de

celle-ci, ou qu’il infère un changement de désir à partir d’une information nouvelle ; des

performances de ce type supposent la construction d’un modèle des croyances entretenues par la

cible, ce dont les autistes ne sont précisément pas capables (cf. Nichols et Stich 2003, 129-130).

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 318

autistes et aux jeunes enfants. Les performances d’enfants en dessous de trois ans dans

une tâche « Sally-Anne » s’améliorent considérablement lorsque la question est posée

en termes plus explicites, comme par exemple « L’objet o est en l2. Sally veut trouver o.

Sally pense que o est en l1. Où penses-tu que Sally va chercher o ? » ou « Où penses-tu

que Sally va chercher o en premier lieu ? » (voir Wellman et Bartsch 1988 ; Siegal et

Beattie 1991). Surian et Leslie (1999) ont comparé l’effet qu’une telle explicitation

exerce sur la performance de la tâche « Sally-Ann » par des enfants en dessous de trois

ans et par des enfants autistes plus âgés : en ce qui concerne les enfants normaux,

l’effet de facilitation a été répliqué ; par contre, on n’a constaté aucune amélioration

pour les enfants autistes. Ces données suggèrent que si les jeunes enfants maîtrisent

une forme — limitée — d’attribution de croyances, cette capacité manque totalement

chez les personnes autistes.

Une source plausible de l’échec des autistes dans des tâches de « croyance

fausse », même facilitées, réside dans les déficits que ces mêmes personnes exhibent au

niveau exécutif. En effet, la difficulté à maintenir une stratégie flexible constitue un

autre symptôme persistant de l’autisme et du syndrome d’Asperger137. Ces patients

échouent dans des tâches qui requièrent de passer d’une stratégie à une autre, comme

le « Wisconsin Card Test », ou de choisir parmi plusieurs mouvements possibles,

comme la « Tour d’Hanoi » (cf. Frye 1999).138 Dans ces tâches, la performance des

personnes souffrant d’autisme et du syndrome d’Asperger est corrélée, de manière

significative, avec l’attribution de croyances du premier et du second ordres (Ozonoff

137 Les personnes atteintes du syndrome d’Asperger présentent les symptômes majeurs de l’autisme

mais possèdent un QI (très) élevé. 138 Dans le « Wisconsin Card Test », le participant doit classer des cartes en tas selon des critères

qui ne lui sont pas communiqués ; à chaque essai, l’expérimentateur indique si le classement est

correct ou non, permettant ainsi au participant d’inférer les règles de la classification. Dans la tâche

de la « Tour d’Hanoi », on fournit aux participants un dispositif constitué de trois axes sur l’un

desquels sont enfilés, du plus grand au plus petit, quatre ou huit disques : la tâche consiste à faire

passer cette « pyramide » sur un autre axe en transférant les disques d’un axe à un autre, mais sans

jamais poser un disque plus grand sur un disque plus petit.

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 319

1997 ; Ozonoff, Pennington et Rogers 1991 ; Ozonoff, Rogers et Pennington 1991). Ces

résultats incitent à penser que l’échec dans la tâche de la « croyance fausse » tient à un

déficit exécutif ; pour réussir dans ces paradigmes expérimentaux, le participant doit

supprimer une de ses propres croyances tout en tentant de répondre à une question

portant sur les actions de la personne-cible (voir Russell 1997 ; Russell, Saltmarsh et

Hill 1999).

L’hypothèse du désordre exécutif peut nourrir des conjectures extrêmement

fécondes. En effet, l’autisme n’affecte pas tous les aspects exécutifs du fonctionnement

cognitif ; par exemple, les patients autistes n’ont aucun problème à fixer leur attention

sur des aspects moins saillants d’un stimulus, en ignorant un aspect plus saillant et

distracteur (comme c’est le cas dans la tâche de Stroop).139 Plus précisément, l’autisme

compromet l’habileté à passer d’un environnement cognitif à un autre, mais préserve la

capacité inhibitoire (Ozonoff 1997). Les difficultés exécutives des enfants autistes se

trouvent ainsi circonscrites aux tâches qui exigent non pas de suivre une règle fixe,

mais d’abandonner certaines règles ou conclusions (Russell 2002) ; en d’autres termes,

les personnes souffrant d’autisme éprouvent des difficultés à raisonner de manière

non-monotone (Stenning et van Lambalgen 2007 ; van Lambalgen et Smid à paraître).

Afin de mener un raisonnement non-monotone, il faut pouvoir envisager des

possibilités alternatives au stock de croyances du moment ; cette capacité présuppose,

à son tour, celle de pouvoir envisager des possibilités incompatibles entre elles.

Nichols et Stich (2003) décrivent l’attribution d’états mentaux à autrui à l’aide d’un

système complexe où la détection de désirs et d’états perceptifs n’est pas prise en

charge par le même mécanisme que l’assignation de croyances. Pour cette dernière, ils

postulent une « Boîte à Mondes Possibles » (BMP) qui permet d’appliquer à n’importe

quelle proposition — qu’elle fasse ou non objet d’une croyance — les processus

139 Dans la tâche de Stroop, on présente aux sujets des mots nommant une couleur, par exemple

vert, mais dont la couleur typographique (par exemple, le rouge) est différente de la couleur

dénotée ; les participants doivent donner la couleur typographique, ce qui permet de mesurer leur

capacité à inhiber l’interférence produite par la signification du mot.

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 320

inférentiels opérant sur des croyances réelles ; en d’autres mots, la BMP autorise le

raisonnement hypothétique et contrefactuel.

On peut raisonnablement soutenir que les enfants normaux de moins de trois

ans disposent d’une BMP : en effet, on observe chez eux, à partir de l’âge de dix-huit

mois, un comportement en « comme-si », c’est-à-dire des jeux qui consistent à faire

semblant (cf. Astington 1999a, 53-56). Nichols et Stich (2003, 28-35) pensent que ce

type de comportement implique, à son point de départ, qu’une représentation (de

même format que les contenus de croyances) soit insérée dans la BMP ; après que les

contenus de croyances du sujet aient été, à leur tour, transférés dans la BMP, les

opérations inférentielles ordinaires s’appliquent au tout. Cependant, le transfert de

contenus depuis la « Boîte à Croyances » vers la BMP subit un filtrage assuré par le

mécanisme cognitif qui préside, par ailleurs, à la révision de croyances à la lumière

d’informations nouvelles. Ce mécanisme assure, par exemple, que lorsque j’apprends

que Jean-Paul II est décédé, ma croyance (acquise antérieurement) que Jean-Paul II va

répondre à ma lettre disparaisse immédiatement de ma « Boîte à Croyances ». Dans les

jeux en « comme-si », la représentation initiale, par exemple [Cette banane est un

téléphone], se trouve « agrafée » dans la BMP de sorte que le mécanisme de révision ne

possède plus aucune prise sur elle ; dès lors, seules les croyances compatibles avec cette

représentation seront admises dans le BMP. Le lien entre la BMP et ce type de jeux

s’avère d’autant plus plausible que c’est également vers l’âge de dix-huit mois que les

enfants manifestent une capacité à imaginer des solutions à des problèmes nouveaux

par projection, sans passer par une séquence effective d’essais et d’erreurs (Astington

1999a, 52).

De même, avant l’âge de trois ans, les enfants utilisent une forme primitive

d’attribution d’états mentaux qui consiste à prédire le comportement d’autrui en

injectant ses propres croyances dans la BMP. Cela ne suffit pourtant pas pour réussir

les tâches de la « croyance fausse » : lors d’une tâche de ce type, l’enfant commence par

« agrafer » dans la BMP la représentation [Sally veut prendre l’objet o] et construit un

modèle des croyances de Sally en injectant dans la BMP les contenus de ses propres

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 321

croyances, dont celle que o se trouve en l2 ; l’inférence obtenue sera donc que Sally va

regarder en l2. On est en droit de supposer, cependant, que lorsqu’une information

plus explicite, comme « Sally pense que o est en l1 », est ajoutée aux instructions, la

prémisse de la simulation conduite dans la BMP sera [o est en l1]. Mais la capacité à

passer la tâche de la « croyance fausse » non-facilitée requiert que la personne-cible

puisse se voir attribuer des représentations incompatibles avec celles du sujet — et que

de telles attributions donnent lieu, dans la BMP, à des inférences dont les conclusions

retomberont dans la « Boîte à Croyances » sans être assimilées pour autant à une

croyance propre (Nichols et Stich 2003, 87-93, 111-116, 129-130).140 Dans une forme

primitive d’attribution de croyances comme dans les jeux en « comme-si » pratiqués

par de jeunes enfants, la simulation se cantonne sans doute à la BMP, en ce sens que le

caractère non actuel, « simulé », des inférences n’est pas évalué en ces termes par

rapport au modèle que l’enfant se construit du monde actuel ; or l’attribution correcte

de croyances fausses et de faux désirs exige non seulement que soit construite une

situation alternative à ses propres états mentaux, mais aussi que s’exerce une capacité à

« naviguer » entre un cadre contrefactuel et une représentation du monde actuel, c’est-

à-dire à évaluer correctement les conclusions tirées au sein de la BMP par rapport à ce

que l’on croit vrai (voir Proust 1999, 2002). Proust (2002) cite deux arguments

empiriques probants en faveur de cette analyse de la simulation : le lien qui unit le

raisonnement contrefactuel à l’acquisition de la Théorie de l’Esprit, et les confusions

entre imagination et réalité chez les jeunes enfants. Riggs et al. (1998) ont constaté que,

chez les enfants d’entre trois et quatre ans, la réussite aux tâches de la « croyance

fausse » est fortement corrélée à la capacité de répondre à des questions portant sur

une état contrefactuel du monde — ce qui requiert de cantonner une conclusion

inférée dans la BMP à un statut fictionnel ; par contre, les sujets éprouvent moins de

peine à raisonner à propos d’un état futur hypothétique, sans doute parce que, cette

140 La réussite à une tâche de « croyance fausse » ne signifie pas que la prémisse placée dans la

BMP contienne le concept de croyance en tant que tel ; on peut supposer, en effet, que l’enfant se

livre à une simulation à partir des buts et des dispositions de la personne-cible (Proust 2002).

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 322

fois, la conclusion issue de la simulation ne crée pas de conflit avec la connaissance qui

touche à l’état actuel du monde.141 Harris et al. (1991) ont établi, quant à eux, que les

jeunes enfants ont parfois du mal à discerner le caractère irréel de certains situations

imaginaires, ce qui montre, d’après Proust (2002), qu’ils sont incapables d’appréhender

la simulation en « comme-si » d’un point de vue externe.

Nichols et Stich (2003, 128-131) soutiennent que les principaux symptômes de

l’autisme s’expliquent par un dommage subi au niveau de la BMP. Tout d’abord, au

contraire des enfants normaux, les jeunes autistes n’exhibent aucun comportement de

« faire semblant » (Leslie et Roth 1993). Ensuite, cette hypothèse cadre parfaitement

avec les difficultés, mentionnées plus haut, qu’ont les personnes autistes à raisonner de

manière non-monotone et à envisager des plans d’action flexibles. Proust (2002 ; 2005;

à paraître-b) souligne que le contrôle exécutif qui sous-tend l’accomplissement d’une

action, fût-elle mentale ou non, exige une simulation « à la première personne » de

l’acte à accomplir, à l’intérieur d’un espace de possibilités compatibles avec

l’expérience passée. Dans cette perspective, la forte tendance de ces patients à

s’engager dans des routines persistantes (voir, par exemple, Baron-Cohen 2003; Willey

1999) milite en faveur d’un dommage affectant la BMP.

Pour en revenir à notre propos principal, l’hypothèse d’un déficit dans la BMP

conduit également à prédire que les personnes autistes ne pourront se constituer un

arrière-plan conversationnel, même si celui-ci se résume à un stock de possibilités

compatibles avec leurs croyances propres. En conséquence, ces personnes

n’accèderont même pas au niveau d’interprétation où l’énoncé peut recevoir un sens

contextuel et, éventuellement, une force illocutoire. Par contre, les jeunes enfants

devraient être capables de soumettre les énoncés à une interprétation pragmatique

sans toutefois prendre (systématiquement) en compte les croyances du locuteur.

141 German et Nichols (2003) nuancent ces résultats en montrant que les enfants de trois ans

réussissent à accomplir des inférences contrefactuelles simples, du type « Si p, alors q » ; toutefois,

quand le raisonnement contrefactuel met en œuvre des chaînes causales plus longues, on retrouve

une forte corrélation avec la performance observée lors des tâches de la « croyance fausse ».

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 323

4 La communication autiste et la communication enfantine Roth et Leslie (1991) ont réuni un groupe d’enfants d’un peu plus de cinq ans,

un groupe d’enfants en dessous de trois ans et huit mois (âge auquel on commence, en

moyenne, à réussir les tâches de la « croyance fausse ») et un groupe d’enfants autistes ;

ils ont exposé chaque groupe à un scénario du type suivant. Sally et Anne jouent

dehors, Sally dépose l’objet o en un lieu l1 et s’en va. Pendant son absence, Anne

déplace l’objet en l2 ; lorsque Sally revient, elle demande à Anne où est o et Anne

répond « o se trouve en l3 ». Roth et Leslie demandaient, ensuite, aux participants

(a) « Où Sally pense-t-elle que se trouve o ? », (b) « Où Anne pense-t-elle que se trouve

o ? ». Les enfants de plus de cinq ans ont fourni les réponses correctes aux deux

questions — l3, l2. Notons qu’à cet âge, ils ne sont probablement pas capables

d’attribuer des croyances du second ordre (cf. Perner et Winner 1985) — ce qui

indique que, pour concevoir l’acte consistant à transmettre de l’information que l’on

ne croit pas personnellement, il suffit de pouvoir attribuer des croyances du premier

ordre. Ce résultat se laisse donc interpréter comme signifiant que les enfants de plus

de cinq ans exécutent une simulation à partir d’un modèle — peut-être uniquement

dispositionnel — de l’esprit de Sally et arrivent à cantonner la conclusion de cette

simulation — o se trouve en l3 — sous un format contrefactuel, par rapport aux

modèles qu’ils se forment de l’esprit de Anne (qui coïncide, dans ce cas, avec leur

propre représentation du monde). Les enfants de moins de trois ans et huit mois ont

majoritairement répondu l3, l3. On peut en conclure qu’ils conçoivent les énoncés

comme des raisons de croire par rapport à un certain contexte, et non pas comme de

simples signes d’états de choses extérieurs ; en effet, l’énoncé de Anne ne peut revêtir

le simple statut d’un signe distal cantonné à leur point de vue, puisque l’état distal

correspondant n’existe pas. Ces enfants exécutent la même simulation que leurs aînés,

mais n’arrivent pas à distinguer entre la conclusion d’une inférence menée dans le

modèle de l’esprit de Sally, et celle menée dans un modèle constitué à partir de l’état

d’esprit de Anne. Toutefois, ils ont répondu, correctement, qu’en réalité l’objet se

trouve en l2 ; ils se rendent donc compte du caractère fallacieux de l’information

Page 329: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 324

fournie par Anne. En effet, pour concevoir, sur la base d’un énoncé linguistique, que

quelqu’un dit le faux, on peut raisonner dans les termes procéduraux d’une prévision

d’action, sans faire appel à aucune attribution de croyances (cf. Proust 2002) ; sur ce

point, on citera une étude de Hografe, Wimmer et Perner (1986) qui montre que des

enfants d’entre trois et cinq ans qui ratent la tâche de la « croyance fausse » réussissent,

tout de même, à évaluer l’ignorance d’autres personnes. Enfin, pour revenir à

l’expérience de Roth et Leslie (1991), les enfants autistes ont massivement donné la

réponse l2 aux deux questions, ce qui milite en faveur de l’idée qu’ils conçoivent les

énoncés comme de simples informations à propos du monde qui perdent toute

pertinence dès qu’elles sont fausses.142

Ces résultats concordent avec le fait qu’entre trois et quatre ans, les jeunes

enfants mettent en œuvre un large éventail de stratégies visant à induire les autres en

erreur : cependant, ces stratégies restent, la plupart du temps, peu efficaces et donnent

l’impression que le sujet ne tient pas compte des états doxastiques où se trouve la

personne qu’il tente de tromper (Sodian et al. 1991 ; Newton, Reddy et Bull 2000). On

peut supposer, avec Proust (2002), que le mensonge requiert la construction d’un

monde contrefactuel, c’est-à-dire le recours à la BMP, et qu’en outre, cette

construction, pour réussir, doit être mise en rapport constant avec le monde réel. Ceci

exige une capacité à naviguer entre les représentations contrefactuelles et les

représentations du monde actuel, ce que les jeunes enfants, on l’a vu, ne maîtrisent pas

avant la fin de leur troisième année. Ainsi, quelle que soit leur efficacité, les

comportements de tromperie mobilisent la BMP ; on ne s’étonnera donc pas que les

enfants autistes qui ratent les tâches de la « croyance fausse » se montrent également

incapables de mettre en œuvre une tromperie verbale ou non-verbale, et ce même s’ils

142 C’est sans doute pour une raison similaire que les autistes ne réalisent pas que l’information

véhiculée par les énoncés doit être neuve par rapport à ce qui a été dit précédemment ou par rapport

ce qui est connu (Paul 1987 ; Perner et al. 1989), c’est-à-dire qu’une représentation du monde doit

normalement constituer une raison de croire dans le contexte de la conversation.

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 325

réussissent à élaborer des stratégies complexes de « sabotage », afin de prévenir

certaines actions d’autrui (Sodian et Frith 1992 ; Baron-Cohen 1992).

La disparité entre la compétence illocutoire des enfants normaux et celle des

personnes souffrant d’autisme se manifeste encore plus clairement lorsqu’on étudie la

compréhension des actes de langage indirects. En effet, on a souvent observé les

difficultés que ce genre d’énoncés soulèvent pour les autistes (par exemple Bara, Bosco

et Bucciarelli 1999 ; Wearing et Blair 2005). L’échange suivant, rapporté par Perkins

(1998) est très révélateur en ce sens :

(4) A : can you turn the page over ?

B : yes [pas de signe de continuation]

A : go on then [montre]

B : [tourne la page]

Paul et Cohen (1985) ont évalué la compréhension de requêtes indirectes par les

individus atteints d’autisme (quatre à sept ans d’âge mental) en utilisant deux

contextes différents. Dans le premier contexte, dit « structuré », le participant reçoit

une feuille de papier sur laquelle sont dessinés des cercles, et deux crayons de couleurs

différentes ; on prévient le participant qu’il lui sera demandé de colorier les cercles en

une certaine couleur ; ensuite, l’expérimentateur produit des requêtes de statuts

linguistiques différents, mais toujours avec le contour prosodique habituellement

associé aux actes directifs :

(5) Could you colour this circle in red ?

(6) I’d be happy if you coloured this circle in red.

(7) Why not colouring this circle in red ?

Dans le second contexte, dit « pragmatique », le participant est encouragé à dessiner

pendant une conversation « libre » avec l’expérimentateur ; une fois le dessin terminé,

l’expérimentateur demande au participant de colorier le dessin en une certaine

couleur, de nouveau en utilisant des requêtes aux statuts linguistiques différents. Dans

les deux contextes, une réponse est codée comme correcte si le participant obéit ou

manifeste un refus d’obéir, c’est-à-dire s’il comprend la nature directive de l’énoncé. Le

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 326

paramètre contextuel n’a produit aucun effet sur un groupe-contrôle d’enfants

retardés, qui réussirent de manière égale dans les deux situations. Par contre, la

performance des personnes autistes s’est révélée considérablement plus mauvaise dans

le contexte pragmatique que dans le contexte structuré. De plus, toutes les formes de

requête indirecte ne furent pas comprises comme telles, même dans le contexte

structuré ; par exemple, la forme (7) n’a donné que 75% de réponses correctes. D’après

ces résultats, les enfants autistes comprennent que certains énoncés s’emploient pour

provoquer l’action et ils se servent de cette prémisse dans le contexte structuré. Dans

le contexte pragmatique, la forme linguistique de l’énoncé n’est pas prototypiquement

associée à une telle fonction directive ; les sujets autistes se retrouvent alors incapables

de concevoir l’énoncé comme une raison d’agir par rapport au contexte d’énonciation.

En cela ils diffèrent non seulement du groupe-contrôle mais aussi de très jeunes

enfants, d’entre dix-neuf mois et trois ans, qui répondent de manière adéquate aux

actes de langage indirects (Reeder 1978 ; Shatz 1978).

Sur le versant de la production, les enfants normaux arrivent, dès l’âge de deux

ans et demi, à utiliser diverses formes (directes ou indirectes) de requêtes, et tentent

de les adapter à l’allocutaire (Read et Cherry 1978 ; O'Neill 1996) ; ceci n’est pas

étonnant si l’on considère qu’à cet âge, une BMP déjà en place permet de construire

un AP conversationnel. Chez les autistes, par contre, on observe, lors de la production

de requêtes, une absence de coordination visuelle et une pauvreté d’affects positifs qui

constituent l’un des indices permettant le dépistage précoce du déficit (Mundy,

Sigman et Kasari 1993 ; Lord 1993).

Lors de la production de requêtes non verbales, les jeunes enfants utilisent le

contact visuel ou des gestes déictiques ; les enfants autistes, de leur côté, privilégient le

contact corporel et tendent à utiliser l’autre personne comme un outil (Phillips et al.

1995). Ceci corrobore à l’hypothèse de Gómez et al. (1993) que les enfants autistes

conçoivent le langage de manière instrumentale, comme un moyen de satisfaire leurs

besoins ; ainsi, exhibent-ils, à des stades pré-linguistiques et au début de leur

développement linguistique, une prédominance anormale des comportements proto-

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 327

impératifs par rapport aux gestes informatifs et aux vocalisations (Wetherby et

Prutting 1984 ; Mundy, Sigman et Kasari 1993).

On peut donc soutenir que les enfants autistes saisissent l’aspect directif du

langage sous une perspective uniquement et naïvement causale qui met sur le même

pied les interactions physiques et les interactions interpersonnelles, selon une vision

où une entité active exerce une pression sur une autre en tentant de provoquer ou de

bloquer un mouvement. Cette hypothèse paraît très plausible si l’on accepte qu’un

système cognitif unique sous-tend la conceptualisation, en ces termes, de tous les

types de dynamiques causales, que celles-ci se déroulent dans le domaine social ou dans

le domaine physique (Talmy 2000, 409-471 ; Leslie 1995). En fait, les représentations

véhiculées par des énoncés impératifs ne constituent pas, pour les personnes autistes,

des représentations virtuelles susceptibles d’être mobilisées dans un plan d’action,

mais de véritables signes « pushmi-pullyu » (P-P) dont l’aspect représentationnel reste

indissociable de la dimension directive. Souvenons-nous, en effet, que le bénéfice

apporté par la dissociation entre ces deux facettes des signes P-P réside dans la

possibilité qu’elle offre d’envisager simultanément plusieurs états finaux des plans

actionnels et de comparer leurs avantages respectifs ; or on a vu que, chez les autistes,

la capacité de simuler des actions se trouve affectée par le déficit dont pâtit la BMP ; il

y a donc fort à parier que lorsque la dimension directive ne déclenche pas

immédiatement l’action correspondante, le signe tout entier se voit rejeté comme

dénué de pertinence.

En bref, on constate que les jeunes enfants commencent à maîtriser la

dimension illocutoire des énoncés avant même de pouvoir attribuer des croyances

fausses à autrui. À l’inverse, l’autisme ne permet pas de concevoir un AP

conversationnel qui se compose de mondes possibles consistants avec les informations

connues ; aucune attribution de forces illocutoires ne peut donc prendre place. Le

langage des autistes ne va pas au-delà d’une signification d’états de choses ou d’une

incitation instrumentale à l’action ; en d’autres termes, il ne dépasse pas un niveau

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 328

locutoire appauvri, d’ailleurs, par l’impossibilité d’enrichir la signification linguistique à

travers une prise en compte du contexte (mais voir note 135 ci-dessus).

5 Mensonge et ironie Nous avons vu, dans la section précédente, qu’avant l’âge de quatre ans, les

enfants éprouvent quelque peine à construire un mensonge efficace ; cette aptitude se

perfectionne à partir du moment où ils acquièrent la capacité d’attribuer des croyances

aux autres personnes (Astington 1999a, 117-127), c’est-à-dire la capacité à utiliser, dans

leurs représentations du monde actuel, des conclusions tirées lors d’une simulation

contrefactuelle (Proust 2002).143 Cependant, afin de détecter le mensonge « adulte »,

conçu comme une tentative faite en connaissance de cause, par L, pour que A croie

une information crue fausse par L, il ne suffit pas d’attribuer à L une croyance qui

contredise le contenu de son énoncé ; il faut encore arriver à savoir si L croit, ou non,

que A entretient, lui aussi, une croyance identique. Cela équivaut à dire, dans les

termes de la construction de l’AP, qu’il ne suffit pas de former l’AP à partir de

l’intersection des croyances du premier ordre entretenues par A et par L ; il faut se

fonder sur les croyances du second ordre (ou d’un ordre supérieur) qu’entretient L. Si L

produit un énoncé de contenu p, si A sait que L sait que ¬p, et si A sait que L ne sait

pas que A sait, lui aussi, que ¬p, l’AP permettra d’assigner une force illocutoire

assertive à l’énoncé — cet énoncé sera donc une assertion mensongère. Par contre, si

A sait que L sait que A sait que (que L sait…) que ¬p, ce même énoncé n’aura pas le

statut d’une assertion accomplie avec succès — ce qui ouvre la porte, entre autres

lectures, à une interprétation ironique.

Si ce que nous venons de dire est correct, aucun esprit ne saurait manipuler les

notions de mensonge et d’ironie sans avoir la capacité d’attribuer des croyances du

second ordre, c’est-à-dire de construire un arrière-plan conversationnel à partir

d’hypothèses sur les croyances qu’entretient L à propos de l’état doxastique de A. En

143 Cela dit, même les enfants de trois ans associent plus facilement une réaction négative à un

mensonge qu’à une erreur involontaire (Siegal et Peterson 1998).

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 329

fait, la maîtrise de la distinction entre le mensonge et l’ironie correspondrait à la

capacité d’assigner correctement une force assertive aux énoncés. Cette hypothèse

s’accorde avec les vues de Gibbs (1994, 107-119), pour qui, comme nous l’avons déjà

mentionné au chapitre 8, l’interprétation des énoncés ironiques ne mobilise pas

d’autres aptitudes cognitives que celles requises pour l’interprétation des assertions

littérales.

En testant des enfants d’entre 6 et 11 ans, Talwar et Gordon (2007) ont établi

une forte corrélation entre la capacité à s’en tenir à un mensonge de façon cohérente

et la capacité à attribuer des croyances du second ordre. Sur le versant de la

compréhension, Winner et Leekam (1991) ont montré que les enfants de cinq à sept

ans n’arrivent à distinguer le mensonge de l’ironie qu’à condition de pouvoir faire des

hypothèses à propos de ce que le locuteur avait l’intention de faire croire à

l’allocutaire ; ces auteurs ont également observé que la présence ou l’absence d’une

intonation spécifique ne joue aucune rôle déterminant dans la détection de l’ironie,

une résultat confirmé pour les adultes par Bryant et Tree (2005).

En outre, il ressort du travail de Leekam et Prior (1994) que les enfants

normaux et les enfants autistes ne distinguent les mensonges et les blagues que s’ils

peuvent attribuer des croyances et des intentions à propos de croyances. Les résultats

de Happé (1993) vont dans le même sens : cet auteur a montré que les patients autistes

qui réussissent à attribuer des croyances du premier ordre — chez qui, selon notre

hypothèse, la BMP n’est pas (entièrement) endommagée — maîtrisent certains aspects

pragmatiques de la communication comme la métaphore, parce que ceux-ci, tout en

exigeant une flexibilité cognitive, ne mettent pas en œuvre l’attribution d’états

mentaux du second ordre ; par contre, ces mêmes patients ne comprennent l’ironie

qu’à condition de réussir les tâches impliquant l’attribution de croyances du second

ordre.144 Ce lien entre l’attribution d’états mentaux du second ordre et la détection de

144 En revanche, nous rejetons l’interprétation de Happé (1993), selon laquelle ses résultats

confirmeraient la validité de la Théorie de la Pertinence (voir section 7 de ce chapitre).

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 330

l’ironie a également été observé par Martin et McDonald (2004) chez des patients

souffrant du syndrome d’Asperger.

6 Comprendre les promesses Nous avons conclu le chapitre précédent en formulant l’hypothèse que la

compréhension des actes commissifs mobilise non seulement toutes les capacités

cognitives exigées par le traitement des actes illocutoires directifs et assertifs, mais

aussi des compétences supplémentaires. Dans cette section, nous allons examiner

brièvement quelques données empiriques qui militent en ce sens.

Astington (1988a) montre qu’avant l’âge de sept ans, les enfants ne parviennent

pas à distinguer les promesses des prédictions dont le contenu ne se trouve pas soumis

à un quelconque contrôle de L. Bernicot et Laval (1996 ; Laval et Bernicot 1999 ; Laval

1999, 116-125) ont également établi que les enfants de trois ans s’attendent à ce que les

promesses soit tenues même si l’allocutaire n’est pas concerné par l’action

correspondante : il semble donc qu’avant un certain âge, les enfants évaluent la

satisfaction de la promesse en fonction de la seule valeur de vérité du contenu

propositionnel. Nous avons vu que l’engagement généré par les actes commissifs a ceci

de particulier, par rapport aux assertions catégoriques, que du point de vue d’un A qui

présume la sincérité de L, la vérité du contenu propositionnel se voit garantie par le

fait que L se présente comme ayant l’intention, au moment de l’énonciation, de rendre

ce contenu vrai. En d’autres termes, A voit dans le locuteur d’une promesse, mais non

dans celui d’une assertion, un ensemble de dispositions causales pour la réalisation du

contenu propositionnel. Replacés dans cette perspective, les résultats d’Astington, et

de Bernicot et Laval n’ont rien d’étonnant. On sait qu’avant l’âge de quatre ou cinq

ans, les enfants ne font aucune distinction entre les désirs — dont la satisfaction ne

dépend pas causalement du sujet — et les intentions (Astington 1999a, 86-92 ; 2001).

Par conséquent, si les énoncés en cause ne peuvent apparaître, aux yeux des enfants,

comme l’expression de désirs, la seule interprétation qui subsiste les réduit à des actes

assertifs, et donc à de simples prédictions.

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 331

Vers l’âge de sept ans, les enfants arrivent à faire la part entre les énoncés dont

la vérité tombe sous la responsabilité de L et ceux pourvus d’un contenu inaccessible

au contrôle intentionnel de L (Astington 1988a). Toutefois, tant les études de Bernicot

et Laval que celles d’Astington montrent qu’avant l’âge de neuf ou dix ans, les enfants

ne tiennent pas compte, dans leur évaluation de l’accomplissement ou du non-

accomplissement de l’action, de la présence ou de l’absence d’un engagement. Or des

expériences menées avec des sujets adultes ont révélé que, tant en production qu’en

compréhension, le caractère obligatoire — déontiquement nécessaire — du contenu

propositionnel constitue la propriété essentielle des promesses (Gibbs et Delaney

1987). En réalité, le concept d’obligation sociale, d’engagement [commitment] n’émerge

pas avant l’âge de neuf ou dix ans : ainsi, entre six et huit ans, les enfants jugent

condamnable le non-accomplissement d’une action verbalement annoncée, sans se

soucier de savoir si l’intention correspondante entretenue par L entre ou non dans une

relation constitutive avec l’énonciation de L — par exemple, ils traitent sur le même

pied le cas où L convient de rencontrer A à la piscine et celui où il lui dit simplement

qu’il compte aller à la piscine (Mant et Perner 1988). Bien que nous ne soyons pas en

mesure d’analyser ici la notion de responsabilité déontique, il est clair qu’une véritable

attribution d’un engagement revient à prêter à L des états mentaux du quatrième

ordre. Tout d’abord, L doit croire que A croit que L va aller à la piscine ; à ce niveau, L

n’est responsable que d’avoir provoqué une croyance chez A — ce qui constitue déjà,

en soi, une bonne raison d’aller à la piscine. Souvenons-nous, cependant, qu’un tel

engagement s’ancre dans la pratique même qui consiste à échanger des informations et

qu’il constitue donc un réflexe indépendant de toute capacité métareprésentationnelle

(voir chapitre 8). Le fait que L sache que son énoncé a provoqué une certaine croyance

chez A ne suffit pas pour que A soit en mesure de déterminer si L se considère comme

véritablement engagé aux yeux de A ; il faut encore que A puisse croire que L croit que

A sait que l’énoncé de L constitue, pour L, une raison indépendante d’aller à la piscine,

parce que L sait que A sait que L sait que A a modifié sa planification d’action en

fonction de la croyance, acquise grâce à son énoncé, que L va aller à la piscine. Si la

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 332

conceptualisation de l’engagement commissif obéit à un schéma de ce type, la

compréhension des actes commissifs ne pourra atteindre le niveau adulte avant que la

capacité d’attribuer des croyances du quatrième ordre ne se mette en place.

7 Contre l’hypothèse modulaire Au fil des sections précédentes, il est apparu que l’assignation des forces

illocutoires n’exige rien d’autre qu’une capacité à évaluer, par rapport à un arrière-plan

hypothétique, le rôle que peut jouer l’énoncé lors d’une prise de décision théorique ou

pratique. Nous avons vu que les personnes atteintes d’autisme restent incapables de

concevoir des modèles constitués de possibilités alternatives, que celles-ci soient

contrefactuelles ou simplement hypothétiques ; en conséquence, ces sujets réduisent le

langage à une dimension uniquement instrumentale, c’est-à-dire à un ensemble de

signes distaux d’états du monde existants ou à des vecteurs de forces incitant à

l’action.

Souvenons-nous que, d’après Sperber et Wilson, la transition menant d’une

communication codée au niveau plus riche de l’optimisme naïf exige l’attribution à L

d’intentions informatives, donc du second ordre. Or, même s’ils le font de manière fort

imparfaite, les autistes communiquent ; étant donné qu’ils se montrent incapables

d’attribuer des croyances du premier ou du second ordre, les processus de

communication qu’ils mettent en œuvre ne sauraient comporter une étape consistant

à prêter des intentions informatives à L (voir aussi Glüer et Pagin 2003). En fait, le

problème ainsi posé ne se limite pas au domaine de l’autisme. La capacité d’attribuer

des croyances à propos de croyances n’émerge que vers l’âge de sept ans (Perner et

Winner 1985); en outre, Leekam et Prior (1994) ont observé que tous les enfants,

autistes ou normaux, éprouvent autant de difficultés à attribuer des intentions à

propos de croyances qu’à attribuer des croyances du second ordre. Par conséquent,

dans le modèle de Sperber et Wilson et, plus généralement, dans tout modèle gricéen

qui fait appel à l’attribution d’intentions du second ordre, la charnière entre la

communication codée et l’optimisme naïf devrait se situer, au mépris des données

expérimentales, vers l’âge de sept ans. Si l’on veut éviter cette conséquence

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 333

empiriquement intenable, la seule option consiste à poser l’existence d’un module

pragmatique qui livre, comme output, une attribution d’intentions informatives (et

communicatives) qui ne dépende pas d’une Théorie centrale de l’Esprit — c’est

précisément la solution choisie par Sperber et Wilson.

Certains chercheurs travaillant dans le cadre de la Théorie de la Pertinence

(Sperber 2005 ; Wharton 2004 ; Papp à paraître) postulent que les autistes utilisent le

module pragmatique avec un input appauvri, c’est-à-dire infèrent des intentions

informatives, à partir de stimuli communicationnels, en se laissant guider par des

considérations égocentriques de pertinence qui ne prennent pas en compte les états

mentaux de L. Mais il s’ensuit de cette position que l’autisme, exemple par excellence

d’une dissociation des capacités pragmatiques, ne permet pas de conclure à l’existence

d’un module pragmatique. On peut se demander, en outre, si une telle interprétation

des données n’entraîne pas que les jeunes enfants devraient se trouver à un même

niveau d’aptitude conversationnelle que les autistes. Avant l’âge de trois ans et huit

mois, les enfants ne sont pas capables de raisonner à partir des croyances d’autrui ; leur

module pragmatique s’appliquera donc à un input aussi appauvri que celui des autistes

et, chez eux également, l’output se réduira à l’attribution d’une intention du second

ordre, dont la nature restera (mystérieusement) différente des attributions prises en

charge par la Théorie de l’Esprit.

Le passage de l’optimisme naïf à l’optimisme prudent soulève un autre

problème. On se rappellera que, selon Sperber, l’optimiste naïf infère une intention

informative de l’énoncé en fonction de ce qu’il croit être pertinent, tandis qu’un A

optimiste prudent infère l’intention informative de L à partir de ce que A croit que L

croit pertinent pour A. Ainsi, l’optimiste prudent attribue à L des croyances du second

ordre et il en fait l’input du module pragmatique. Dès lors, le saut conduisant de

l’optimisme naïf vers l’optimisme prudent devrait avoir lieu vers l’âge de sept ans.

Toutefois, on l’a vu, l’optimiste prudent doit présumer L coopératif ; or, on l’a vu aussi,

dès que les enfants sont capables d’attribuer des croyances du second ordre, ils

peuvent faire la différence entre le mensonge et l’ironie. Pourtant cette dernière

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 334

compétence exige, d’après Sperber et Wilson, l’attribution à L d’une intention

communicative, du quatrième ordre ; on doit donc supposer que les enfants de sept

ans disposent d’une telle capacité — qui, dans notre modèle, n’est requise que vers

neuf ou dix ans, pour le traitement correct de la force illocutoire commissive. De toute

façon, on perd toute indication fiable sur l’étape développementale où se situerait

l’optimisme prudent ou sur l’explication qu’il faudrait réserver au fait que les

performances pragmatiques connaissent une amélioration sensible vers l’âge de trois

ans et huit mois, lorsque les enfants deviennent capables d’attribuer à autrui des

croyances fausses, du premier ordre uniquement.

En vérité, même l’interprétation la plus charitable de l’hypothèse du module

pragmatique aboutit à un postulat infalsifiable. Comment expliquer, dans cette

perspective, les contrastes observés entre les comportements verbaux des enfants

normaux et ceux des enfants autistes tout en maintenant que le module pragmatique

fonctionne de part et d’autre ? La seule solution consiste, de nouveau, à introduire une

différence dans l’input, bien que celui-ci ne puisse comporter en aucun cas une

quelconque attribution de croyance à L. À supposer qu’on arrive à formuler une telle

hypothèse de manière satisfaisante, on ne voit plus quelle donnée échapperait, dans le

principe, à l’explication par la différence des inputs.

Traitant de quelques aspects du comportement verbal, nous avons vu que les

jeunes enfants et les autistes diffèrent dans leur capacité à conceptualiser des mondes

possibles, ce qui nous a dispensé de recourir à des intentions informatives générées par

un module indépendant. Ce résultat nous semble d’autant plus bienvenu qu’aucune

dissociation ne justifie le postulat, crucial pour la Théorie de la Pertinence, que

l’attribution des intentions informatives par le module pragmatique n’est pas liée au

développement de la Théorie de l’Esprit. Par ailleurs, nous récusons également l’idée

que sans cette capacité à attribuer des intentions informatives, toute communication

non-codée deviendrait impossible tant au niveau ontogénétique qu’au plan

phylogénétique.

Page 340: UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES F P L

Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 335

Pour ce qui concerne l’ontogenèse, nous venons de voir que la simple présence

d’une BMP suffit à fonder l’assignation des forces illocutoires ; l’interprétation d’un

énoncé comme un acte assertif ou directif muni d’un contenu p consiste en une

simulation qui prend place au sein d’un modèle hypothétique compatible, au pire, avec

les seules croyances de A et, au mieux, avec les croyances mutuellement manifestes à L

et à A. Au fur et à mesure que se développent les capacités à attribuer des états

mentaux, le modèle au sein duquel cette simulation prend place se rapprochera

davantage d’un AP partagé, ce qui améliorera progressivement l’assignation des forces

illocutoires. On le voit, cette compétence pragmatique n’exige aucun dispositif

modulaire.

Pour ce qui touche à la phylogenèse, nous nous bornerons à noter qu’il semble

difficile d’expliquer l’émergence de la communication humaine par une pression

sélective telle que l’adaptation optimale résiderait dans un processus de

communication du type inférentiel qui nous livrerait en output une attribution

d’intentions spécifiques du second et du quatrième ordres, et cela sans entretenir

aucune relation avec l’attribution ordinaire d’états mentaux. Pareille reconstruction

présupposerait soit que la Théorie de l’Esprit s’est développée indépendamment du

module pragmatique — simultanément ou postérieurement à son apparition —, soit

que la pression à l’origine du module pragmatique s’est exercée alors que la capacité à

attribuer des états mentaux d’un ordre strictement supérieur à 1 se trouvait déjà en

place. Dans le premier cas de figure, on imagine difficilement qu’une pression sélective

demeure si spécialisée qu’elle ne fasse pas émerger, en même temps que le module

pragmatique, une capacité plus générale à attribuer des états mentaux ; dans le second

cas de figure, il faudrait que les structures cognitives sous-tendant la Théorie de

l’Esprit ne permettent pas d’interpréter pragmatiquement les énoncés — nous

espérons avoir montré le contraire.

La théorie modulariste de Sperber et Wilson suppose, d’une part, que le

contexte extérieur dans lequel la communication prend place n’a pas changé depuis le

moment où s’est exercée la pression sélective à l’origine du module pragmatique —

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Chapitre 11 : Les corrélats psychologiques 336

sinon, on aurait du mal à expliquer la persistance de ce module aujourd’hui ; et d’autre

part, que tous les changements survenus dans l’architecture cognitive après

l’émergence du module pragmatique n’ont aucunement affecté celui-ci (sur ce type de

problèmes que rencontrent les théories modularistes de l’esprit, voir Proust à paraître-

a). À cet égard, l’approche que nous avons développée est beaucoup plus souple ; en

faisant dépendre la dimension illocutoire du langage d’une capacité à exécuter des

simulations au sein de modèles alternatifs de la réalité extérieure, nous l’avons liée à

une adaptabilité, déjà existante, à l’environnement, sans préjuger d’une nature

modulaire que rien ne permet de postuler. L’attribution de la force illocutoire émerge

ainsi d’aptitudes cognitives plus générales qui façonnent notre interaction avec le

monde.

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337

Conclusion générale

Dans l’introduction à ce travail, nous nous sommes donné pour objectif de

formuler une théorie de l’interprétation des actes de langage qui livre des prédictions

claires au niveau cognitif et qui satisfasse les exigences d’une approche naturaliste. Le

moment est venu de voir si ces promesses ont été tenues.

Notre analyse s’est fondée sur deux idées principales : d’une part, que le

contenu propositionnel des actes illocutoires (directs et littéraux) se voit déterminé

par l’acte locutoire que constitue par l’énoncé et, d’autre part, que l’assignation de la

force illocutoire dépend du statut de raison de croire, ou d’agir, que ce même énoncé

acquiert face à l’arrière-plan conversationnel.

Pour définir le niveau locutoire, nous avons exploité la correspondance

fonctionnelle qu’exhibent les énoncés-tokens et les états Intentionnels ; l’appel que

nous faisons ainsi à l’expression ou à la représentation d’états mentaux ne recèle aucun

concept métaphorique ou irrecevable d’un point de vue naturaliste. L’acte locutoire se

laisse caractériser à partir de la fonction biologique de l’énoncé pris dans son contexte

d’énonciation ; son émergence procède des facteurs même qui ont garanti la stabilité

de certaines formes d’interaction verbale au cours de l’évolution.

La place centrale que nous avons accordée au concept de raison dans notre

définition des actes illocutoires pourrait susciter quelques doutes quant à l’authenticité

de notre vision naturaliste — d’autant que nous avons systématiquement opposé le

statut illocutoire de l’énoncé à son rôle causal. Cependant, nous espérons avoir

démontré que ce conflit n’est qu’apparent. Nous avons défini les raisons de croire et

d’agir comme des propensions, que possèdent les énoncés, à mener à une conclusion

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Conclusion générale 338

théorique ou pratique par le biais d’un raisonnement ceteris paribus exécuté dans le

cadre d’un certain arrière-plan conversationnel. Il existe donc une relation étroite

entre notre capacité à interpréter les énoncés en termes illocutoires et une aptitude

plus générale à conduire des simulations mentales au sein de modèles hypothétiques

du monde.

Si certaines données obtenues en étudiant l’autisme et le développement

cognitif et linguistique des enfants normaux militent en faveur de cette hypothèse,

beaucoup de mystères subsistent, en revanche, sur le versant phylogénétique.

Cependant, notre enquête permet de faire peser une contrainte forte sur la forme que

devrait prendre, ici, une véritable explication évolutionniste : l’émergence de la

compétence illocutoire a partie liée avec l’adaptation qui a rendu possible la simulation

mentale. Bien entendu, cela ne veut pas dire que cette capacité à concevoir des

mondes possibles constitue le chaînon manquant entre la communication animale et le

langage humain — d’autant que les primates en semblent pourvus à un certain degré

(cf. Proust 1999). Par contre, le fait que, pour pouvoir assigner des forces illocutoires

aux énoncés, il faut disposer d’une telle compétence cognitive, amène à s’interroger sur

le rôle que cette dernière a joué lors de l’émergence du langage. À la lumière des

différentes théories qui postulent que nos pratiques linguistiques et rationnelles

conservent des couches « fossiles », héritées d’époques plus anciennes (voir, par

exemple, Donald 1999 ; Dessalles 2000 ; Danblon 2002), on se demandera si les

niveaux phatique, locutoire et illocutoire ne doivent pas s’envisager comme autant de

strates distinctes, correspondant à des formes de communication et/ou de rationalité

qui se sont superposées les unes aux autres au cours de l’évolution. Mais que ce soit par

l’effet d’une adaptation spécifique, par l’effet collatéral d’une adaptation préexistante,

ou par l’effet d’une adaptation plus massive, il semble bien qu’en accédant à la

dimension illocutoire du langage, nous ayons appris à projeter les conséquences de nos

paroles, par-delà l’actuel, vers des mondes qui ne sont que possibles.

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