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Vikings Les Européens du Nord embrassent la saison froide à coups de glögg, de saunas abordables et de bougies par dizaines. Des modèles d’architecture d’hiver, des boissons énergisantes naturelles pour le frette et un métro qui les hisse tout en haut de la montagne pour qu’ils la redescendent bottes et fixations aux pieds. Et les Scandinaves semblent savoir où ils s’en vont avec leurs skis. texte : hélène mercier // illustrations : pascal blanchet (pascalblanchet.com) Ce que les ont compris et nous pas 41 REPORTAGE

URBANIA 33 HIVER MERCIER Reportage Scandinavie

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VikingsLes Européens du Nord embrassent la saison froide à coups de glögg, de saunas abordables et de bougies par dizaines. Des modèles d’architecture d’hiver, des boissons énergisantes naturelles pour le frette et un métro qui les hisse tout en haut de la montagne pour qu’ils la redescendent bottes et fixations aux pieds. Et les Scandinaves semblent savoir où ils s’en vont avec leurs skis.

texte : hélène mercier // illustrations : pascal blanchet (pascalblanchet.com)

Ce que les

ont compriset nous pas

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FARTE, MAIS FARTE ÉGALLe paysage d’Oslo est pour sa part marqué par le célèbre

tremplin d’Holmenkollen, pour le saut à ski. Du centre-ville de la capitale norvégienne, un billet de métro suffit pour se rendre au Oslo Winterpark, où 18 pistes attendent les amateurs de ski alpin. Il est donc fréquent de croiser les skieurs dans les wagons de la ligne 1, munis de leur équipement, s’amusant des regards surpris des touristes pour qui ski à la montagne rime forcément avec voiture. Et c’est sans parler du ski de fond, élevé au rang de religion dans ce pays qui compte près de cinq millions d’habitants. Leur temple de la glisse se compare au nôtre, celui de la rondelle. « Avant, le hockey se pratiquait dans la cour arrière, mais aujourd’hui, “notre sport d’hiver”, il est pratiqué de plus en plus à l’intérieur, remarque Sylvie Halou, directrice générale de Ski de fond Québec.

En Suède, se tient début mars la Vasaloppet, une course de

ski de fond qui rassemble annuellement 40 000 participants et des milliers de spectateurs. Ce happening sportif, né en 1922 et aujourd’hui transmis à la télévision, « fait partie de l’âme nationale suédoise », dixit le site web de la compétition. Quand on demande à la directrice générale de Ski de fond Québec pourquoi son activité hivernale de prédilection n’a jamais réussi à rallier autant de sportifs ici qu’en Europe du Nord, Sylvie Halou évoque d’abord la culture : « En Norvège, le ski de fond est d’office le sport que les élèves pratiquent à l’école. Les tout-petits aussi y sont initiés ; dans les garderies, plutôt que de marcher dans la neige, ils glissent sur leurs skis dès trois ans. On a un gros travail à faire ici, car on a transformé l’hiver en perturbation et la neige en catastrophe. On est né dans ce climat-là, mais c’est comme si nous nous étions désadaptés à notre propre réalité. À coups de : “Ne sors pas dehors, il fait froid !”, c’est une transmission insidieuse qui se fait vers nos enfants », déplore la fondeuse.

D et är väldigt kallt idag ! C’est avec cette banale entrée en matière — fait vraiment froid aujourd’hui ! — que je croyais mettre dans ma petite poche ma prof de suédois lors de notre deuxième rencontre, à l’hiver

2006. J’étais à Lund, ville universitaire du sud de la Suède, et il faisait même pas si froid. En guise de réponse, Anita m’a regardée de la tête aux pieds. À la place du small talk météo conciliant auquel je m’attendais, elle m’a sèchement répondu : « Det finns inget dåligt väder, bara dåliga kläder. » Sur le coup, je n’ai rien compris. Je n’en étais qu’à ma deuxième leçon de suédois. Puis j’ai lu et entendu à répétition cette classique ritournelle qui nous dit que les mauvaises températures n’existent pas, qu’il n’y a que de mauvais vêtements. Il revient donc aux Vikings de s’adapter aux humeurs de dame Nature, et non l’inverse.

Partant de là, et sur la base de plusieurs observations, j’ai réalisé que de l’autre côté du Gulf Stream, il y avait une acceptation généralisée de la saison froide. Une résignation que j’avais rarement côtoyée au pays du navigateur égaré, Jacques Cartier. Sachons-le, à parallèles égaux, les hivers sont franchement moins rigoureux pour eux que pour nous. Les Européens du Nord ne sont pas tous pour autant des fanatiques des bains de minuit en plein mois de janvier. Sans triper sur l’hiver, ils ont accepté l’inévitable, ils ont jeté la serviette et choisi de faire avec. Eux.

« Au Canada, on a tendance à nier le besoin de créer une ar-chitecture qui célèbre cette idée de protéger les habitants du climat », explique d’entrée de jeu Lisa Rochon, critique en matière d’architecture pour The Globe And Mail. « Très influencés par nos voisins américains, nous érigeons encore des tours en verre et nous copions un modèle de disposition des maisons dans nos banlieues qui font fi des routes du vent, de la neige. » À titre d’exemple, l’auteure du livre Up North : Where Canada’s Architecture Meets the Land croit qu’il y a énormément de travail à faire en ce qui a trait aux cours intérieures, encore peu présentes ici : « Elles répondent à des besoins pratiques et esthétiques, il s’agirait de créer des cours microclimatisées qui nous protégeraient des intempéries. »

Lisa Rochon estime que les Scandinaves ont une longueur d’avance pour ce qui est de l’architecture qui s’adapte au climat. D’abord, « les normes énergétiques pour la construction sont beaucoup plus sévères en Europe du Nord — l’isolation, le triple vitrage — les exigences scandinaves sont drôlement plus éle-vées, surtout au Danemark. » Mais au-delà de ces considérations pratiques, la journaliste pense que « l’architecture doit exprimer l’échelle monumentale des paysages. J’admire ça des Scandinaves, leurs chapelles, leurs maisons d’opéra et les musées ont une architecture épique, même à petite échelle. Ça reflète ce côté spectaculaire des paysages, du climat. »

« On a un gros travail à faire ici, car on a transformé l’hiver en perturbation et la neige en catastrophe. »– Sylvie Halou, directrice générale de Ski de fond Québec

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PORES, OUVREZ-VOUSCinq parallèles plus au nord de Skelleftea, en Laponie, au pays des Samis — peuple autochtone d’Europe du Nord — le doctorant américain Tim Frandy s’est installé dans la municipalité la plus septentrionale de Finlande, Utsjoki. Le spécialiste en études scandinaves et en folklore de l’Université du Wisconsin explique que « l’hiver, le froid, la neige et la noirceur sont d’importants symboles culturels, très présents dans l’art sami. En langue sami du Nord, il existe plus de 250 mots pour parler de glace et de neige. Les Samis ont un terme magnifique, unique : Skábma, qui signifie la nuit d’hiver ou cette période de deux mois pendant laquelle le soleil ne se lève pas sur l’Arctique. » Est-ce que les Samis ont de nombreux mots pour parler de sauna ? Le chercheur aux origines finlandaises ne me l’a pas dit.

Véritable icône de la finlandicité, le pays de cinq millions de têtes compterait 1,6 million de saunas, un ratio qui les placerait certainement en tête d’un palmarès inexistant. Sec, vapeur ou humide, même l’édifice du Parlement à Helsinki compte son sauna. Contrairement à notre relativement récente appropriation du concept spa, vendu ici comme une activité de luxe et dont les prix prohibitifs savent tenir loin des bains glacés les moins nantis, il s’agit, dans la chère Scandinavie, de lieux accessibles, parfois même de propriétés municipales. À Malmö, ville portuaire du sud de la Suède, il est possible de sauter dans l’Öresund glacé après une séance de sudation. Pour 8 $ s’ouvriront les portes du Ribersborgs Kallbadhus, édifice en bois construit sur pilotis à une centaine de mètres de la côte suédoise. Une coutume dominicale qui attire de nombreux tout nus (règlement oblige) quand le froid s’installe.

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Trois hivers durant, j’ai donc observé vivre les Scandinaves. Et je me suis demandé : pourquoi eux et pas nous ? Certains pointent du doigt notre passé colonial. Il y a 500 ans, des peuples qui en connaissaient bien peu sur les rigueurs de nos hivers

ont reproduit ici leurs façons de faire, de vivre : inadéquates et malhabiles compte tenu de nos réalités. Pour leur part, les Vikings avaient une longueur d’avance de plusieurs centaines d’années d’expérience nordique. Mais comme l’explique Tim Frandy, rien n’est statique. « De plus en plus de Finlandais s’identifient à l’Europe cosmopolite, continentale, délaissant un peu leur spécificité nordique. Ils sont nombreux à partir en Espagne en février. Mais quand ils se retrouvent dans le sud de la France, au début du printemps, ce sont les seuls assez fous pour nager dans les eaux encore glacées. » Comme quoi on ne sortira jamais complètement le Nord du Finlandais.

À la fin de mon séjour, j’ai remercié Anita de m’avoir remise à ma place ce matin de 2006. La sexagénaire m’a évité de passer pour la chialeuse de service et elle m’a appris à me transformer, sans barbe ni bouclier, en Viking.

Gamine, Hilary St Jonn n’a jamais entendu ses parents bou-gonner contre l’hiver. Faut dire qu’à Walnut Creek, dans la région de la baie de San Francisco, il était plutôt clément. Rien ne prédisposait la Californienne de 29 ans à devenir cette amante du froid, qui blogue au swedishfreak.com sur sa passion des activités extérieures en Suède. L’amour l’a fait installer ses pénates à Skelleftea, ville au nord du 64e parallèle. « C’était frappant de réaliser à quel point les Suédois sortent à l’extérieur. Même quand il fait très froid en plein milieu de l’hiver, les parents promènent bébé en poussette, prévoyant des poches chauffantes pour les mains gelées et traînant un thermos rempli de boisson chaude. » Et parmi ces chauds liquides, les Suédois ont leur breuvage énergisant hivernal, le Blåbär, une épaisse mixture ultra vitaminée faite à base de bleuets, dont se régalent les sportifs depuis plus d’un siècle. Une quantité phénoménale est d’ailleurs consommée pendant le Vasaloppet.

« Même quand il fait très froid en plein milieu de l’hiver, les parents promènent bébé en poussette, prévoyant des poches chauffantes pour les mains gelées et traînant un thermos rempli de boisson chaude. »

– Hilary St Jonn

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