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Valérie Valère. Un seul regard m'aurait suffi

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Valérie Valère

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Du même auteur

Little Buddha, l'album, Livre de Poche, 1994 Lettre aux femmes qui élèvent seules leurs enfants,

Éditions du Rocher, 1995 La France des chamans, Éditions du Rocher, 1997 La Liane des dieux, Éditions Accarias L'Originel, 1998

Œuvres de Valérie Valère

Le Pavillon des enfants fous, Stock, 1978 Malika ou un jour comme tous les autres, Stock, 1979 Obsession blanche, Stock, 1981 Laisse pleurer la pluie sur tes yeux, Bartillat, 1987 Vera, Magnificia Love, Stock, 1992 La Station des désespérés ou les couleurs de la mort,

Bartillat, 1992 Éléonore, Bartillat, 1998 À la porte de moi-même, Éditions du Marais

Autour de Valérie Valère

Théâtre : Le Pavillon des enfants fous, d'après Valérie Valère par Karin Bernfeld.

À paraître

Anorexie mentale, le sens perdu, de Jean-Pierre Fresco. Valérie Valère, blessures assassines, d'Estelle Carpentier

Site consacré à Valérie Valère : <http ://www.valerievalere.com>

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ISABELLE CLERC

Un seul regard m'aurait suffi

Préface de Patrick Poivre d'Arvor

Perrin

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Les textes cités de Valérie Valère sont extraits de

Le Pavillon des enfants fous, Stock, 1979. Malika ou un jour comme tous les autres, Stock, 1979. Obsession blanche, Stock, 1981. Magnificia love (inédit).

© Perrin, 1987, 2001 ISBN 2-262-01788-3

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A Valérie Valère.

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PRÉFACE

Pourquoi s'attache-t-on à des inconnus ? Pourquoi me suis-je senti un soir de janvier 1983 submergé d'émotion en annonçant aux téléspectateurs la disparition d'une jeune fille que je n'avais jamais rencontrée ? Sur le moment, je n'ai pas su. J'ai cru que j'avais trouvé en elle une petite sœur de souffrances parce que nous avions écrit tous deux un livre à dix-sept ans et qu'elle m'avait envoyé une très belle lettre de remerciements pour Les Enfants de l'aube, paru quelques mois avant sa mort. Elle m'y parlait du titre dont mon éditeur n'avait pas voulu mais que j'avais souhaité garder entre parenthèses : Moia Bieda, mon malheur, ma douleur, en polonais. Et je ne savais pas alors que mon histoire d'adolescents dans un sanatorium, c'était un peu la sienne, sublimée. Qu'elle avait, elle aussi, emporté à l'hôpital La Montagne magique, de Thomas Mann. Que ses amours étaient aussi contrariées et improbables que celles de Camille et Tristan. Qu'elle se cognait dans son corps comme une guêpe dans une bouteille.

Je ne savais rien de tout cela à l'époque, mais j'ai commencé à renouer le fil après sa mort (qui ne fut connue du monde que trois semaines après). J'ai relu Le Pavillon des enfants fous qu'elle avait expulsé d'elle d'un

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cri rauque et bouleversant un soir d'« Apostrophes ». Puis Malika ou un jour comme tous les autres, Obsession blanche et d'autres inédits qui sont parus depuis, à commencer par Vera M..., son dernier manuscrit, inter- rompu par un craquement si discret comme la couture de sa vie. J'ai découvert le tragique de son enfermement, de sa solitude si nourrie, la richesse de son monde clos. Je ne me suis pas attardé aux causes, personne ne les connaît vraiment, pas même elle sans doute, car sa terrible luci- dité était trop aveuglante. Mais j'ai aimé encore davan- tage cette petite sœur qu'on m'offrait après Lautréamont et Radiguet. Un de ces destins fugaces qui ne peut guère rester plus de vingt ans sur terre.

Et pourtant, je ne savais toujours rien du lien secret qui m'unissait à elle. J'allais le découvrir dix ans plus tard lorsqu'une jeune fille aimée, aussi blonde que Valérie était brune, fut atteinte du même mal qu'elle. Elle ne lui ressemblait pas et elle en était si proche. Elle adorait ses parents, ses sœurs, son frère. Mais elle souffrait pareille- ment qu'elle. Un seul regard lui aurait-il suffi ? Le jour de sa mort, peut-être, pour quelques heures, pour quelques mois. Mais ces enfants-là ne sont pas d'ici, comme l'écrivait Cioran. Sans savoir que, douze ans plus tôt, une petite fée lumineuse avait, elle aussi, demandé à être incinérée, Solenn a souhaité à son tour partir en cendres. Et c'est à elle que je pense aujourd'hui en reli- sant le très beau livre d'Isabelle Clerc, à cette commu- nauté des âmes errantes, au ciel ou encore sur terre, qui écoutent le bruit du monde et veulent juste un peu de paix dans leur cœur.

Patrick POIVRE D'ARVOR

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AVANT-PROPOS

Une fin d'après-midi d'hiver de l'an 2000, est arrivée chez moi une jeune fille, étudiante en lettres modernes. Elle rédigeait un mémoire sur Valérie Valère et voulait me rencontrer pour parler de Valérie.

J'avais écrit sa biographie en 1987, je devais donc avoir des choses à lui apprendre. En réalité, je ne savais rien d'autre que ce que la vie m'avait, depuis cette époque, appris.

Premier étonnement : avec ses boots noirs à talons, ses pantalons velours côtelé pattes d'eph', ses longs cheveux partagés par une raie au milieu, ses silences, son air réflé- chi, cette jeune fille ressemblait à son « héroïne ». Première émotion : tant d'années après, j'avais l'impres- sion que Valérie, à qui je m'étais identifiée quinze ans plus tôt sans l'avoir jamais rencontrée, pénétrait chez moi.

Estelle s'était, comme beaucoup de jeunes, retrouvée dans cette enfant lucide, trop tôt disparue. Elle me disait : «Ce n'est pas commode pour travailler, nous devons photocopier votre livre dans les bibliothèques, il est épuisé, nous ne le retrouvons nulle part. »

Menant une enquête serrée auprès des éditeurs de Valérie Valère et de tous ceux qui l'avaient connue, Estelle finirait par obtenir que la biographie épuisée

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reparaisse. Entre-temps, d'autres s'y seraient essayés sans montrer le même acharnement et, donc, sans rencontrer le même succès.

Second étonnement: en relisant la biographie, je me suis aperçue que, loin d'avoir vieilli, elle était plus actuelle que jamais. Entre-temps, les cas d'anorexie avaient, hélas, augmenté. L'anorexie ne touchait plus seulement les filles, mais aussi les garçons. Dans les pays industrialisés, la fré- quence des troubles alimentaires aurait triplé en cinquante ans. Selon les études anglo-saxonnes, l'anorexie mentale touche une adolescente sur deux cents et une étudiante sur cent. La plupart des spécialistes - notamment Ginette Raimbault, Caroline Eliacheff, K. Nassikas... - replacent ces troubles dans le contexte qui est le leur : sociétés d'abondance à préoccupations essentiellement narcis- siques, hantées par la performance, entretenant l'illusion de la satisfaction permanente et bannissant la dimen- sion de la mort et du manque.

Rappelons que l'anorexie est un trouble du comporte- ment alimentaire survenant principalement chez les ado- lescents, qui se traduit par un amaigrissement, une perte d'appétit, un refus de manger, une aménorrhée (inter- ruption des règles). Malgré un état de dénutrition, l'ano- rexique manifeste une grande activité physique et intellectuelle, un refus de la fatigue, un certain état d'ex- citation. Sa devise secrète semble être : « moins de corps et plus d'esprit ».

La sérénité affichée est toujours frappante. L'anorexique mène un véritable combat pour faire diminuer ce corps qui prend trop de place et qui est perçu comme une menace.

Selon Jean-Pierre Fresco, auteur d'Anorexie mentale, le sens perdu, qui consacre un chapitre à Valérie Valère, Valérie est un « être de grande qualité brisé par son envi- ronnement». Par-delà sa mort, elle continue d'exister dans nos mémoires, dans nos psychismes, dans nos pen- sées. «En deux phrases, ajoute-t-il, elle a fourni la sub-

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stance de base de ma propre réflexion : "Je ne trouve plus la vraie raison des choses. Rien n'a de sens" et : "Je ne trouverai jamais le chemin, je suis perdue". En deux phrases tout est dit. Pas de sens et pas de sens. La signi- fication est perdue, la direction est perdue, le sujet s'est perdu, il est perdu. La perte de sens conduit à la mort. »

Valérie aurait pu attendre. Mais elle n'a pas pu. Dans ses ténèbres, l'enfer intérieur de sa prison, il n'y avait pas une once de lumière, pas un gramme d'espoir, tout était trop serré, trop contraignant, trop étouffant. Manquait l'essentiel : la possibilité de l'amour, c'est-à-dire la sensa- tion de se sentir tissé, relié au monde, à la nature, aux autres, et non pas abandonné, perdu, sans repères. Son combat pour un regard l'avait épuisée. Elle est donc par- tie, nous laissant des milliers de pages « explicatives » de la situation, alors sans issue.

Si elle avait pu attendre, elle aurait peut-être rencontré ce regard attentif qui vous permet d'être, ce regard qui vous met au monde. Car la vie sans cesse rebondit et tout, toujours, peut surgir. Il y a parfois des volte-face inespé- rées qui bouleversent et changent tout.

Certes, nous sommes marqués par nos parents. Mais ils ne sont pas tout. Et nous ne pouvons nous y fixer défi- nitivement. Surtout lorsqu'ils ne nous ont pas donné ce que nous étions en droit d'attendre. N'oublions pas qu'ils ont leur propre histoire, leurs propres empêchements...

Bien sûr, il faut être assez mûr - ce n'est pas une ques- tion d'âge - pour avoir envie de remettre en question nos certitudes, ce qui nous a été inculqué et qui, dans certains cas, forme autant de barrières contre la liberté, envers soi- même et envers les autres. Mille possibilités s'ouvrent aujourd'hui (toutes ces techniques de développement personnel passant notamment par le yoga, la méditation, les massages thérapeutiques...).

A condition de «bien tomber », de faire les «bonnes rencontres », il sera possible de découvrir l'espace inté-

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rieur, de trouver une clairière dans la jungle. Même si cela prend du temps. Qu'importe ! L'enjeu est de taille : trouver un sens à la vie.

Valérie Valère a éclairé avec une douloureuse acuité le malheur de ne pas se sentir aimé en venant au monde et de ne trouver aucun sens à la vie. Sa mort ne nous dit qu'une seule chose : cherchez et vivez ! Merci à elle d'avoir demandé la création d'une Fondation pour les anorexiques à laquelle reviendraient les bénéfices des ventes de ses livres.

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Valérie est née à l'automne quand le roux des feuilles marque la mort qui les gagne, au temps de la Toussaint, quand toute végétation se prépare à rentrer sous terre, à retourner au chaos de la matière brute. La nature entière se décompose, se détruit, meurt pour renaître.

Irruptions et effondrements, drame de l'incarnation, symbolisent le Scorpion, signe astrologique de Valérie, « signe meurtrier et fécond où la vie ne peut renaître si le grain ne meurt ».

Le scorpion est le seul animal à posséder un dard mortel qu'il peut, si les circonstances lui sont par trop défavorables, retourner contre lui-même. Sa queue est gorgée d'un venin qui alimente un aiguillon toujours bandé et prêt à piquer qui le frôle de trop près.

Une légende du Mali a donné la parole au scorpion : « J'ai deux cornes et une queue que je tortille en l'air. Mes cornes se nomment l'une violence et l'autre haine. Le stylet de ma guerre s'appelle poinçon de la vengeance. Je ne mets au monde qu'une fois : la conception qui est chez les autres signe d'augmentation est chez moi le signe d'un prochain trépas. »

A suivre Valérie, nous pénétrons dans un univers de feu. Ici, les sentiments ne sont pas tièdes. Ils brûlent, régénèrent.

D'elle, on pourrait dire ce qu'Artaud avait dit de Van

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Gogh : « Suicidé de la société. » Ce lent suicide, cette force de mort parce que la vie ne convient pas (mais aussi ce que cette vie pourrait être), Valérie les décrit avec des mots qui nous parlent, des mots d'aujourd'hui.

Elle a dénoncé le faux bien avant que des revues inti- tulées l'Ere du faux ne soient publiées. Elle a vomi le monde une quinzaine d'années avant que ne s'expose dans les vitrines des librairies le Dégoût sur papier glacé.

Elle est née la veille du jour des morts. Ce mercredi 1 novembre 1961, les journaux annon-

cent trente morts et soixante blessés en Algérie, des discussions passionnées à Moscou à propos du transfert du corps de Staline, l'explosion d'une bombe au plastic place Maubert, et celle de la superbombe soviétique... Aux Nations unies, le Japon invite les Etats-Unis à ne pas reprendre leurs essais nucléaires dans l'atmosphère et, à la rentrée du parlement britannique, Harold Mac- millan condamne avec vigueur la récente explosion ato- mique soviétique...

Mais cela, ces informations-là, n'intéresseront jamais Valérie : « La politique, je ne sais même pas ce que ça veut dire. Je n'y comprends rien, ça ne m'intéresse pas du tout. »

Elle poursuivra une autre quête. Ce 1 novembre, temps frais et brumeux le matin.

Après une nuit froide, le thermomètre est descendu à 4°C. Les prévisions météorologiques du M onde annon- cent que les formations brumeuses nocturnes seront nombreuses. Que leur dissipation n'interviendra que lentement mais qu'ensuite le temps sera finalement assez beau.

Brumes. Valérie tentera par tous les moyens, la maladie, l'écri-

ture, la mort même, de dissiper ces brumes qui entourent sa naissance, son enfance. Revenir à l'origine, reconsti-

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tuer inlassablement les éléments épars du puzzle, hurler ce qui ne se dit pas parce que trop forte est la douleur de vivre.

A ses parents, à la fonction de parents en général, et, par extension, au monde, Valérie déclare la guerre. Elle espère une riposte de l'adversaire. Il n'est pas de taille à lui répondre. Elle n'atteindra pas cette auto- nomie qui ne peut jaillir que de la lutte. Jusqu'au bout, ils demeurent murés dans leur ivoire protecteur.

Parents, je vous accuse et je vous accuserai toujours... Vous m'avez mise au monde et je ne suis pas au monde... Ce premier bain, cette eau polluée de médiocrité, de mesquineries, de mensonges, dans laquelle vous m'avez trempée, a brouillé ma vision... Des autres, je ne perçois que cette médiocrité... Je suis une handicapée. Votre indifférence m'a paralysée... Je ne suis pas dans un fauteuil roulant mais c'est tout comme : je ne peux tendre les bras vers personne et c'est la plus grande souffrance qu'un être humain puisse endurer.

L'orexie est l'action de tendre les bras. Par extrapo- lation, ce qui s'élève, le désir.

Anorexie veut dire le contraire, manque d'appétit névrotique.

Anorexie veut dire refus. Et Valérie ne dira que cela. Mais « cela » est énorme.

Elle parle pour tous les enfants du monde, grands ou petits. Tous ceux qui voyagent de l'utérus au tombeau sans un éclat de rire et se demandent parfois où les mène cette torture qu'ils s'imposent. Ils voient passer de superbes journées. Mais comme à travers un voile. Elles ne leur servent à rien. Ils traînent leurs jours, ils n'accrochent pas aux jours. Qui ne font que passer. C'est tout.

Quelque chose n'adhère pas, n'accroche pas, n'écoute pas mais entend. Ce quelque chose crispe les muscles des cuisses, croisées, serrées l'une sur l'autre, genoux emboîtés. Ces enfants-là haïssent les familles, les écoles, les bureaux.

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Ils ont l'impression que la vie s'y meurt, que les prota- gonistes s'y perdent en bavardages futiles qui ne riment à rien et se transforment, avec le temps, en tics nerveux, gestes uniformes. Par la vitre, ils ne voient que des vitres et le rectangle du ciel ne leur dit plus rien. Ils demandent tout le ciel, nu et non découpé d'immeubles. Ils deman- dent beaucoup. Ils sont là et pourtant absents. Ils sont toujours en dehors, toujours à l'écart, toujours dans la marge, cette colonne blanche où rien ne s'écrit, ce désert, ce no man's land.

Et pourtant... — Valérie Valère, vous connaissez ? Temps d'arrêt, de recueillement presque, marqué par

un pli entre les sourcils. On connaît, on croit connaître : — Une comédienne, je l'ai vue récemment dans... Confusion. C'est de Simone que vous parlez, Simone

Valère. Valérie, elle, est morte. Morte à vingt et un ans, il y a vingt ans, par une

nuit d'hiver alors que nous allions célébrer, croyants ou incroyants, la naissance du Christ.

Née la veille du jour des morts et décédée la veille de la naissance de la lumière. Et le temps, pourtant si court, de dire l'essentiel.

Valérie Valère, nous connaissons. Toute une géné- ration s'est identifiée à Valérie...

Qui reçoit encore des lettres. Et dont l'œuvre se prolonge au théâtre, au cinéma. Pourtant, il n'est pas facile de ressusciter, « d'incar-

ner », celle qui a mis tant d'acharnement à bannir la chair et son cortège d'événements terrestres, journaliers. Celle dont impresarii, metteurs en scène, éditeurs... disent qu'elle est restée pour eux une énigme.

Pas plus que le Sphinx, Valérie ne répondait aux questions.

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Pas de jouets pour cet enfant-là

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Valérie est née dans un estuaire compris entre la Seine et le métro aérien, entre deux rapides, l'un charriant ses débris, l'autre ses hommes pressés. Elle est née à Paris, dans le XV arrondissement, de parents trop pressés, eux aussi, pour s'en apercevoir. Du moins pour la voir comme elle l'aurait voulu. Dans la bousculade de la vie, ils avaient oublié qu'ils ne souhaitaient pas de second enfant. Valérie, elle, se souviendra pour eux qu'elle n'a pas été désirée.

On s'était mariés par souci des convenances. L'opinion publique — la doxa — compte beaucoup, compte d'abord. Il s'agit de présenter aux yeux des autres une image claire de soi-même. On a caché sa dérive rebelle et l'on s'accommode, apparemment, du rôle qui vous est imparti. Que la façade soit convenable ; pour le reste on verra.

Un couple, deux enfants, père ingénieur, mère secré- taire, appartement bourgeois avec table de ferme rustique, chaises imitation Louis-XIII et tentures de velours rouge. Les parents dorment dans le double living. Chaque enfant

1. Du grec doxa : gloire.

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a sa chambre et la lumière pénètre à flots par les grandes baies vitrées.

Les apparences sont sauves. Une famille normale, comme il en existe des milliers. Une famille que le temps aurait engloutie comme les autres si un enfant, longtemps muet ou presque, ne s'était un jour mis à crier à son tour : « Familles, foyers clos, je vous hais !... »

Si cet enfant, qui avait trop souffert, ne s'était pas acharné à révéler le négatif de la belle photo, à gratter furieusement avec ses mains nues la façade que l'on croyait si bien ravalée.

Derrière laquelle on avait rangé ses petites misères, ses illusions perdues, ses rêves inaboutis, ses excentricités.

Certaines familles sont damnées. Le malheur de vivre s'offre en cadeau de naissance et le poids de la malé- diction se transmet à travers les générations. Valérie avait beau dire que les parents ne devraient pas exister, tout parent a eu des parents. Elle évoque à peine ses grands-parents mais suffisamment, non pour excuser ses parents, mais pour leur donner un éclairage supplémen- taire. Et eux, mes parents, comment ont-ils été marqués ? Quels mots, quels gestes ? Bref, quelle éducation ont-ils reçue pour m'en avoir si peu donné ?

Elle ne les porte pas dans son cœur. Un soir, elle affirme même, lors d'une conversation sur les aïeuls, après son cours de danse :

— Les grands-mères, ça dit toujours des bêtises. Valérie a quinze ans. Elle vient de rédiger le Pavillon

des enfants fous. Sa grand-mère paternelle est veuve. Elle élève seule

son fils. Cette grand-mère-là cultive une passion pour les jeunes

garçons. Son hobby, son jardin secret. Elle sait toujours accueillir les amis de son fils lorsqu'il les ramène avec lui après les cours des Jésuites. Les tasses de chocolat sont chaudes, plus tard, le thé sera servi et la table de bridge dressée. Mère et fils ont le même goût car lui

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V a l é r i e V a l è r e

Préface de Patrick Poivre d'Arvor

Valérie Valère est née la veille du Jour des Morts, le I novembre 1961.

chez un couple désuni. La mère se dispute sans cesse avec son mari et a mal accepté la naissance de cette fille. Valérie va ressentir très vite et s'exagérer ce refus, comme elle devinera la mésentente de ses parents avant de la comprendre. Elle refuse un jour de manger. Psychiatres et psychanalystes se heurtent à un mur de béton. Sa mère la fait enfermer dans un asile pour enfants anorexiques ou fous. Son refus est sa façon de s'affirmer. Sortie du « Pavillon des enfants fous », elle cherche une

évasion, sans persévérer, à l'école du Cirque où elle devient funambule, puis au cinéma (elle tourne avec Jeanne Moreau et dans un film tiré d'un roman de Balzac). Elle croit enfin trouver libération et identité dans

l'écriture. A 17 ans, elle écrit en trois mois Le Pavillon des enfants fous. C'est un best-seller. Elle fait à « Apostrophes » un passage inoubliable. La presse s'empare d'elle. La mal-aimée paraît sortir enfin d'elle-même, trouver çà et là les regards et l'écoute après lesquels elle court. Grâce à ses droits d'auteur, elle est indépendante. Boulimique d'écriture, elle écrit encore plusieurs romans. Mais rien n'y fait, elle se replie dans le rêve et la solitude, le refus. Elle se drogue de médicaments. Le 18 décembre 1982, à 21 ans, elle ne se réveillera pas. En fait, dans ce monde si étranger à ses rêves, elle a toujours été sûre de sa mort prochaine. Elle a fait plusieurs testaments dont le dernier, respecté, demandait Que l'on disperse ses cendres dans la mer.

Le souvenir de Valérie Valère, dont la célébrité parmi les jeunes a été fulgurante et brève comme sa vie, valait d'être ranimé. En elle s'entrechoquaient l'enfance et la maturité. Elle a été le reflet pathétique d'une frange obscure, angoissée, trop lucide, de sa génération. Ce Qui fut un témoignage exceptionnel il y a vingt ans est devenu aujourd'hui un véritable phénomène de société. Son histoire est un appel aux parents pour Qu'ils regardent encore plus leurs enfants.

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