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le regard qu’il porte sur le handicap est riche d’enseignement et de modernité. Tout en nous donnant à voir des êtres aux corps extrêmes, il nous transmet l’idée d’une même communauté humaine. Le regard qu’il porte sur eux ne nous piège pas, nous spectateurs, dans un voyeurisme de mauvais aloi. Il ne produit pas de spectacle mais une œuvre d’art dans laquelle le modèle est seul, gros plan sur un fond dénudé ou dans un vague paysage rappelant les environs du palais royal. L’œil est attiré d’emblée par l’expression des visages pour la plupart graves ou mélancoliques, empreints de dignité et de sérieux, non exempts d’humour et d’esprit pour les bouffons et certains nains. Le corps, bien que mutilé par la nature, n’en est pas moins là dans toute sa vérité d’être sexué sans toutefois être exhibé comme un animal de cirque, et quoiqu’en disent certains critiques qui pensent que le peintre a mis l’accent sur les difformités. Car s’il a été pour certains un courtisan avide de reconnaissance, il a su regarder avec la même intensité son modèle, quels qu’aient été son origine et son rôle dans une société pourtant hautement hiérarchisée. affronte avec la même sérénité rois et hommes du peuple, bouffons et infants et que cela va de pair avec sa prodigieuse aptitude à capter le léger frissonnement du paysage » Il est vrai que Vélasquez leur fait une place de choix dans son œuvre mais son intention n’est pas de faire un catalogue des infirmes du palais mais de témoigner de leur présence en tant que personnes partageant, tout comme lui, les appartements royaux et qui aiment à fréquenter son atelier. Il ne s’agit ni de réduire l’être à son infirmité, ni de sublimer le réel mais bien plutôt de l’accueillir sur la toile, sans se concentrer sur l’infirmité et sans pour autant l’oublier. Le résultat est un tableau de maître que nous admirons non seulement pour

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Page 1: vellasquez

le regard qu’il porte sur le handicap est riche d’enseignement et de modernité. Tout en nous donnant à voir des êtres aux corps extrêmes, il nous transmet l’idée d’une même communauté humaine. Le regard qu’il porte sur eux ne nous piège pas, nous spectateurs, dans un voyeurisme de mauvais aloi. Il ne produit pas de spectacle mais une œuvre d’art dans laquelle le modèle est seul, gros plan sur un fond dénudé ou dans un vague paysage rappelant les environs du palais royal. L’œil est attiré d’emblée par l’expression des visages pour la plupart graves ou mélancoliques, empreints de dignité et de sérieux, non exempts d’humour et d’esprit pour les bouffons et certains nains. Le corps, bien que mutilé par la nature, n’en est pas moins là dans toute sa vérité d’être sexué sans toutefois être exhibé comme un animal de cirque, et quoiqu’en disent certains critiques qui pensent que le peintre a mis l’accent sur les difformités. Car s’il a été pour certains un courtisan avide de reconnaissance, il a su regarder avec la même intensité son modèle, quels qu’aient été son origine et son rôle dans une société pourtant hautement hiérarchisée. affronte avec la même sérénité rois et hommes du peuple, bouffons et infants et que cela va de pair avec sa prodigieuse aptitude à capter le léger frissonnement du paysage » Il est vrai que Vélasquez leur fait une place de choix dans son œuvre mais son intention n’est pas de faire un catalogue des infirmes du palais mais de témoigner de leur présence en tant que personnes partageant, tout comme lui, les appartements royaux et qui aiment à fréquenter son atelier. Il ne s’agit ni de réduire l’être à son infirmité, ni de sublimer le réel mais bien plutôt de l’accueillir sur la toile, sans se concentrer sur l’infirmité et sans pour autant l’oublier. Le résultat est un tableau de maître que nous admirons non seulement pour des critères esthétiques, c’est-à-dire le talent du peintre, mais aussi pour l’audace de son sujet qu’il traite avec gravité, nous donnant à voir des êtres conscients de leurs contingences et de leur destinée, le tableau devenant ce moment desurgissement de l’altérité (M. Zerbib in C. Bonnefoi, 1999).Au côté des princes et des rois, ils ne perdent rien de leur identité et de leur personnalité, au contraire ils semblent manifester plus de vie que leurs maîtres prisonniers d’un strict protocole.On retrouve pourtant le même regard, la même simplicité de la palette et du décor que ceux du jeune peintre qu’il était à Séville. La

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question du beau et du laid ne semble pas plus se poser. Il porte le même regard mesuré et profond sur tous les visages et les corps qu’il représente. Est-il intimement persuadé que la nature et la société sont bien là dans leur diversité et que son devoir de témoin est de la reproduire avec cette manière qui lui est propre.Ainsi, nous dit Henri-Jacques Stiker, il ne les intègre pas (ces êtres disgraciés) à son œuvre en les minimisant mais en les situant; ce qui lui permet des effets de sens sur les autres modèles… ils jouent avec les autres la scène sociale visible, et en révèlent des aspects inédits. Si ses contemporains évoquent souvent le flegme du peintre, ce flegme qui « témoigne d’un caractère paisible et d’un certain détachement de l’agitation quotidienne » (idem p. 60), que dire alors de cette sensibilité, ouverte à toutes les manifestations de la vie qui s’offrent à lui dans l’austère palais et dont témoigne son œuvre ? l’infirmité ne pouvait que provoquer des réactions diverses et contradictoires allant du rejet à l’encensement« l’animalité des traits et l’allure terre à terre des nains et des bouffons, tout comme leur attitude et leur physionomie comique ou stupide ainsi que l’enlaidissement… provenant des passions, des appétits, de l’idiotie congénitale et de l’âge, isolés ou conjugués ». Plus loin encore ce même critique ajoute que « la façon dont il aborde les pitreries des nains et des bouffons aboutit en vérité à une description franche – ou stoïque – de la nature humaine et de ses travers » !« nains et fous, objet de réflexion et de diversion, comme des miroirs déformants à figurer sur les listes de l’abondant personnel du palais de Madrid »  Et lorsqu’ils tombent en disgrâce parce qu’ils n’amusent plus ou parce que leurs délires s’amplifient, l’hôpital de Zaragosse se charge de les recueillirle portrait du prince   Balthasar Carlos avec un nain .    Cette tête légèrement inclinée, trop lourde pour se tenir droite pourrait, s’il s’agit du nain Lezcanillo, être celle d’un malade atteint d’oligophrénie » selon le diagnostic du docteur Moragas (1964, catalogue p. 211). Dans sa main droite, à la place du bâton du commandement, le nain brandit un hochet qui accentue, nous dit J. Gallego, « la puérilité du personnage en opposition au caractère presque divin de son maître ».

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Contrairement à l’enfant roi, immobile, impassible et fier, l’enfant nain n’a pas perdu ses attributs d’enfant spontané et curieux de l’entourage. « Ce nain, dénommé Francisco Lezcano ou Lazcamo et surnommé le biscaïen pour ses origines, a été mentionné dans les documents du palais à partir de1634 comme nain du prince Balthasar Carlos, ce qui a permis de l’identifier dans ce portrait de B. Carlos avec son nain » (Gallego).Don Sebastián de Morra

« l’impression de pantin désarticulé mais diminue la douloureuse sensation de pied-bot ».« Notre attention, dit-il rebondit sur la laideur de l’objet et se concentre sur la manière dont il est peint »

On retrouve ce Francisco Lezcano dans le tableau dénommé le Niño de Vallecasqui aurait été peint entre 1643 et 1645. Le personnage serait à peine âgé de 12 ans, il se trouve dans « une sorte d’abri, une grotte, entourée d’un paysage montagneux des environs de Madrid, décor propice à la méditation qui rappelle les peintures d’ermites de Ribéra … la jambe droite peinte de face met en évidence sa difformité ainsi que l’épaisse semelle de sa chaussure. La chausse gauche est rabaissée et forme des plis, le costume est peu soigné, la grosse tête légèrement inclinée est peu expressive… Malgré son allure monstrueuse, Vélasquez a donné à son personnage la beauté d’un fruit mûr » (Gallego, p. 322). D’après Moragas (op. cit. p. 324) « Lezcano souffre de crétinisme et en présente les caractéristiques habituelles : humeur facétieuse et extrême fidélité ».

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22Les commentaires de Blanco Soler et de Ramón Gaya manifestent une sensibilité plus en phase avec le regard porté sur le handicap aujourd’hui. Le premier (revueGoya, 1960) dit que si « Don Diego ne peut dissimuler l’infirmité de l’enfant, il le peint avec une infinie bonté ». Et Ramón Gaya pour lequel ce tableau est une œuvre majeure, ajoute que « devant l’Idiot de Vallecas, Vélasquez ne s’apitoie pas, ne se lamente pas, ne se moque pas, ni ne s’acharne car il a réussi sa plus parfaite passivité créatrice : l’enfant de Vallecas, Vélasquez le laisse vivre intact, entier et vrai dans sa gloire d’être vivant, totalement maître de son être … Il laisse parler la créature elle-même, ou mieux encore, son être unique, libre, libéré de lui-même ».

Vélasquez, peintre du siècle d’or espagnol, ne s’est pas contenté d’être le peintre du roi. Il peint avec succès le petit peuple du palais chargé d’amuser la cour. Bouffons et nains occupent une place de choix dans son œuvre qui n’est pas sans gravité. Le peintre par sa capacité à voir ce qui est caché, révèle toute l’humanité présente dans ses modèles et témoigne de la qualité de leur présence. Cette quête de l’intériorité dont témoigne l’œuvre d’art n’est-elle pas à l’image de ce travail psychique à l’œuvre dans la rencontre de l’analyste et de l’analysant ?