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Michel Verdon (1947 - ) Anthropologue, professeur retraité du département d’anthropologie, Université de Montréal (2015) Survol des grandes théories en ethnologies NOTES DE COURS Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi Page web . Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/

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Michel Verdon (1947 - )Anthropologue, professeur retraité du département d’anthropologie,

Université de Montréal

(2015)

Survoldes grandes théories

en ethnologiesNOTES DE COURS

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi

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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, socio-logue, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi, à partir de :

Michel Verdon (1947-)

SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE.

Notes de cours. Montréal : Université de Montréal, département d’anthropo-logie, août 2015.

Professeur d’anthropologie à l’Université de Montréal, M. Verdon nous a ac-cordé le 15 août 2015 son autorisation de diffuser en accès libre ses notes de cours dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 16 août 2015 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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Michel VerdonAnthropologue, département d’anthropologie, Université de Montréal

SURVOL DES GRANDES THÉORIESEN ETHNOLOGIE

Notes de cours. Montréal : Université de Montréal, département d’anthropo-logie, août 2015.

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Table des matières

PRÉAMBULE   : L’INDIVIDUALISME EN THÉORIE SOCIALE

La vision aristotélicienne du monde physique et social

PREMIÈRE PARTIE.SURVOL DE L’ANTHROPOLOGIE SOCIALE

(ANGLAISE PUIS FRANÇAISE)

LES PRÉ-FONCTIONNALISTES

I. AUGUSTE COMTE (1798-1857)

Comte : pré-fonctionnaliste ?

II. HERBERT SPENCER (1820-1903)

LES FONCTIONNALISTES

I. ÉMILE DURKHEIM (1858-1917)II. BRONISLAV MALINOWSKI (1884-1942) FONCTIONNALISTE   ?

1. Avant 19132. (1922 - 1935).

A. La thèse individualiste.B. Le «   fonctionnalisme de sens commun   » .C. Un testament fonctionnaliste   ? D. INTERMÈDE

3. A Scientific Theory of Culture : son testament fonctionna-liste

III. A.R. RADCLIFFE-BROWN (1881-1955)

1. «   The mother’s brother in South Africa   » (1924) 2. A Natural Science of Society (ou NSS   ; 1948)   : un résumé

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A. Qu’est-ce que la science, et que fait-elle (cette partie n’est pas ma-tière à examen) ?

B. Qu’est-ce qu’un « système social » ?Rapports entre système et fonction

C. Que sera une « science sociale » ?

VERS LE STRUCTURALISME   : L’ANTHROPOLOGIE FRANÇAISE

I. DURKHEIM À NOUVEAUII. MARCEL MAUSS (1872-1950)III. CLAUDE LÉVI-STRAUSS (1908 - 2010)

Voyage à travers la parentéLes structures élémentaires de la parenté (1949)L’analyse structuraliste des mythes : Les Mythologiques

DEUXIÈME PARTIE.SURVOL DE L’ANTHROPOLOGIE

CULTURELLE AMÉRICAINE

LA TOILE DE FOND   : MORGAN ET TYLOR

I. LEWIS HENRY MORGAN (1818-1881 - USA)

La thèse

1. Une théorie axiomatique de la société2. Une méthodologie « géologique »3. Une reconstruction sociogénétique4. Une théorie de l’évolution

Un bilan

II. Edward Burnett Tylor (1832-1917)

Une première série d’axiomesUne deuxième série d’axiomes

DE 1900 À 1960   : LA «   QUÊTE   » DES PATTERNS

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I. LE PROGRAMME D’HISTOIRE CULTURELLE

1. Franz BOAS (1858-1942) : l’inspiration2. Clark WISSLER   : le méthodologue (cette partie n’est pas matière à exa-

men)3. Alfred KROEBER (1876-1960) : Le théoricien

1. Les patterns culturels dans les sociétés à documents écrits2. Dans ses autres écrits sur les sociétés sans documents écrits :

II. RUTH BENEDICT (1887-1948) : UNE RÉPONSE PSYCHOLOGIQUE À LA QUESTION DES PATTERNS

Implications méthodologiquesDeuxième série d’implications méthodologiques

III. JULIAN STEWARD (1902-1972) : UNE RÉPONSE ÉCOLOGIQUE À LA QUESTION DES PATTERNS

DE 1960 À NOS JOURS

I. L’ANTHROPOLOGIE COGNITIVE

Introduction1. Analyse cognitive de l’univers matériel (au sens large)2. Analyse cognitive du comportement humain   : les thèses de Ward GOO -

DENOUGH .

II. VERS LE POST-MODERNISME

1. CLIFFORD GEERTZ ET L’ANTHROPOLOGIE INTERPRÉTATIVE2. CLIFFORD, MARCUS, ET LE POST-MODERNISME

I. La prétendue modernitéII. La prétendue post-modernité

1. L’échec du colonialisme2. Simultanément, transformations internes :

III. Portrait-robot de l’ethnologie dite moderneIV. Critique postmoderniste de l’ethnologie dite moderne

1. La culture en tant que création2. Les effets de la globalisation

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SURVOL DES GRANDES THÉORIESEN ETHNOLOGIE.

PRÉAMBULEL’INDIVIDUALISME

EN THÉORIE SOCIALE

Retour à la table des matières

La pensée humaine fonctionne souvent sur un mode d’oppositions binaires. Prenons un exemple, soit l’univers : on le déclare fini ou in-fini ; on perçoit son origine comme créée ou incréé. Il en est de même de la nature de la matière ; jusqu’aux débuts du 20ième siècle, certains la déclaraient continue (on pouvait la découper à l’infini, sans jamais atteindre une limite, niant ainsi l’existence de l’atome), d’autres « dis-continue » (si on la découpait, on atteindre une limite, l’atome, qu’on ne pourrait plus couper - atome veut dire « insécable »). Et il en est ainsi d’une myriade de problèmes, dont celui qui nous occupera pen-dant la première moitié de ce cours, soit la nature et l’origine de la société.

À partir d’Auguste Comte (1798-1857 1) et jusque dans les années 1960, la majorité des ethnologues qui étudient la société (et les socio-logues qui les ont précédés) considéreront la société comme un phéno-mène en soi, ou un phénomène sui generis (synonymes), c’est-à-dire une réalité supra-individuelle, quelque chose qui existe au-delà des existences individuelles (qui les transcende) et ne peut se réduire à une simple somme d’individus ; bref, quelque chose « de plus » qu’un

1 Oeuvre la plus importante: Cours de philosophie positive, 1830-42.

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simple assemblage d’individus. Pour certains, Comte marque le début de la sociologie et, indirectement, de l’anthropologie sociale. Il serait vraisemblablement logique de commencer par ses théories mais, pour comprendre Comte, il faut également apprécier qu’il s’opposait à toute une tradition qui débuta plus ou moins avec le philosophe an-glais Thomas Hobbes (1588-1679) 2. Ce dernier soutenait une thèse diamétralement opposée à celle de Comte, notamment que la société n’est qu’un épiphénomène, c’est-à-dire une réalité qui n’existe pas en soi, qui est dérivée et secondaire. Pour Hobbes et ceux qui adoptèrent sa vision de la société, cette dernière se réduisait à ses composantes (ses atomes), les individus. En d’autres termes, Hobbes estimait que seuls les individus ont une réalité propre (sont « des phénomènes en soi »), la société n’étant que la somme des individus qui la composent, tout comme une horloge n’est rien de plus que la somme de ses par-ties. Ce type de théories, qui postulent que la société se réduit à ses composantes, sont dites individualistes (elles se retrouvent surtout dans la tradition anglaise) ; quant à celles qui s’inspirèrent d’Auguste Comte, on les dira holistes (nous aurons l’occasion d’y revenir et d’af-finer notre terminologie).

Dès le départ, nous retrouvons déjà une série d’oppositions : phé-nomènes en soi/épiphénomènes, théories individualistes/théories ho-listes. Nous avons également les éléments nécessaires pour dessiner la trame de cette introduction. En un mot, au 19ième siècle, Auguste Comte s’opposera aux théories individualistes, et leurs variantes, qui avaient régné à peu près sans rivales depuis Hobbes. Mais Hobbes, d’où tira-t-il sa vision de la société ? Pour le comprendre, il faut men-tionner qu’il était contemporain de Descartes et de la grande révolu-tion scientifique qui, amorcée avec Copernic et Kepler en astronomie, allait envahir l’étude du mouvement (la dynamique, première partie de la physique à devenir scientifique) avec Galilée et Descartes, pour culminer dans la grande synthèse de Newton qui domina la physique jusqu’à 1905, c’est-à-dire jusqu’aux thèses d’Einstein. On désignait ce mouvement scientifique, qui s’étala de 1543 à 1687, du nom de « Nouvelle Science ». De tout cela, deux choses sont à retenir : (1) que cette Nouvelle Science s’attaquait directement à la vision aristoté-licienne du mouvement et, (2) que Hobbes voulut explicitement ac-

2 Dont le livre le plus célèbre est le Léviathan (1651). [Ce livre est dispo-nible dans Les Classiques des sciences sociales en texte intégral. JMT.]

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complir dans l’analyse de la société ce que Galilée et Descartes avaient réalisé dans l’étude du mouvement (Hobbes mourut avant le grand oeuvre de Newton, les Principia Mathematica Philosophiae Naturalis, publié en 1687). Donc, pour comprendre Hobbes et les théories individualistes en sociologie et en anthropologie sociale, il convient de dire quelques mots de la dynamique aristotélicienne et de la révolution qu’effectua la Nouvelle Science.

La vision aristotéliciennedu monde physique et social

Nous ne pouvons entrer dans le détail de la vision aristotélicienne du mouvement, mais retenons-en l’élément principal. La science aris-totélicienne ne peut se comprendre sans quelques éléments de la phi-losophie d’Aristote, et plus spécialement de son « ontologie » (partie de la philosophie qui traite de l’être). Sur le modèle de la botanique (où la graine devient plante) ou de la biologie (où le fœtus devient or-ganisme complet), Aristote percevait notre univers en termes de deve-nir : la graine devenant plante comme l’œuf devient poule ou oiseau quelconque. En d’autres termes, selon lui, la graine ou l’œuf contiennent en puissance la plante ou l’oiseau. Une fois plante ou oi-seau, le processus de devenir cesse puisque la graine ou l’œuf ont ac-tualisé ce qu’ils contenaient en puissance ; désormais, le produit final (plante ou oiseau) appartient pleinement au domaine de l’être. Une fois qu’elles ont atteint la plénitude de l’être, les choses n’ont plus rai-son de changer (c’est-à-dire, de devenir). Cette présentation, il va de soi, ne peut être que caricaturale, car la philosophie d’Aristote était fort complexe.

Transposons cela à l’étude de la matière et du mouvement. Tou-jours selon le même Aristote, la matière possède des attributs intrin-sèques (elle est lourde, ou légère, par exemple) qui dictent la place qu’elle doit occuper dans l’univers. Prenons les choses lourdes (une pierre, par exemple). De par leur nature, elles doivent occuper le centre de l’univers (où se situe la terre, selon Aristote). En effet, si on lance une pierre dans les airs, elle retombe par terre. Aristote explique cela par les attributs de la pierre. Une fois par terre, la pierre n’a plus

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aucune intention de se déplacer, puisqu’elle a atteint sa place natu-relle. Une fois dans leurs places naturelles, selon Aristote, les objets n’ont aucune raison de bouger. D’où sa conclusion fondamentale pour l’étude du mouvement : la matière est intrinsèquement immobile. Alors, comment expliquer le mouvement, puisque nous voyons quand même les objets se déplacer ? Sa réponse nous apparaît aujourd’hui étrange, mais elle était logique dans le cadre de sa compréhension des choses. Prenons l’exemple du lancer d’une pierre (exemple de mouve-ment). La pierre se trouve par terre, à sa place naturelle (puisque la terre est là où se retrouvent les choses lourdes, et la pierre appartient à la catégorie des choses lourdes). Pour qu’elle soit projetée, il faut qu’un agent animé (donc doté intrinsèquement de mouvement, comme les animaux ou les êtres humains) la prenne et la lance. Ce faisant, il l’envoie dans les airs, qui est la place naturelle des objets légers. Ce-lui qui lance la pierre dans les airs (place naturelle des objets légers) fait donc violence à la nature de la pierre, en lui imposant le caractère des objets légers. A un certain point, la pierre n’en peut plus, et elle cherche à réactualiser son potentiel d’objet lourd. Bref, elle cherche à revenir à sa place naturelle (la terre), et c’est selon Aristote ce qui ex-plique que la pierre retombe. La pierre veut revenir « chez elle », pour ainsi dire, son mouvement de retour s’explique par le fait qu’elle cherche à regagner sa place naturelle.

Vous pouvez oublier tous les détails de l’ontologie et de la dyna-mique aristotéliciennes. Je les ai mentionnés pour faire ressortir son mode de raisonnement. Remarquez qu’il explique le mouvement de retour de la pierre (ou sa chute) en termes d’un but, soit celui qu’a la pierre de revenir à sa place naturelle. Le mot « but », en grec, se dit « telos », et toute explication en termes de buts, c’est-à-dire en termes d’effets, est dite « téléologique » (concept immensément important). Qu’est-ce qu’un raisonnement téléologique ? Dans un cours de philo-sophie, nous y consacrerions plusieurs heures ; dans le cadre de ce cours, nous ne retiendrons que deux éléments :

1) Prenons l’exemple classique d’une explication téléologique, soit le cou de la girafe (avant l’avènement de Darwin). Pourquoi la girafe a-t-elle un grand cou, se demandait-on ? Parce qu’elle s’étire le cou pour rejoindre les branches les plus hautes. Une première girafe s’est donc étirée le coup, une caractéristique qu’elle a transmise à ses petits,

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qui se sont allongés le cou encore plus ! Bref, on explique un phéno-mène (la longueur du cou de la girafe), non pas par ses causes (telles les mutations, dans la pensée darwinienne), mais par un but, un des-sein, ou des effets (à force de se tendre le cou, il s’étire). On dit d’une telle explication par les conséquences (ou un but visé) qu’elle est té-léologique. Toute explication téléologique contient un tel type de rai-sonnement.

2) À l’intérieur de l’ensemble de tous les raisonnements téléolo-giques (soit ce que nous venons de voir en (1)), on peut découper un sous-ensemble, beaucoup plus abstrait cette fois. À l’intérieur de l’en-semble général des raisonnements téléologiques, il y a des formes d’argumentation également téléologiques qui présupposent que le terme d’un processus, ou un but, (ou le tout) est précontenu dans la partie. Par exemple, le chêne (but ou terme d’un processus de devenir) est déjà précontenu dans le gland (ou la poule dans l’œuf) et on expli-quera l’existence du chêne ou de la poule comme la simple actualisa-tion d’un potentiel déjà présent dans la partie (graine ou œuf). Bref, on explique la croissance biologique ou botanique comme un devenir, un mouvement vers un but, une fin, celle d’être (une poule, ou un chêne). Traduisons cela différemment ; on pourra également dire que le tout (le but) est prédéfini, qu’il est en quelque sorte donné avant les parties (graine ou œuf, par exemple) et explique le comportement des parties. C’est une sous-espèce, mais fort importante, de logique téléologique. On pourra le saisir plus en détail en étudiant brièvement les thèses d’Aristote sur le monde social.

Avant de poursuivre, j’aimerais rappeler encore une fois que le thème de ce cours, ce sont les réflexions sur l’origine de la société et de la culture (les réflexions sur la culture sont plus tardives, et ne se développent vraiment qu’à la fin du 19ième siècle). Depuis les tout débuts de ces réflexions, deux thèmes sont omniprésents, soit celui de l’existence même de la société humaine (« pourquoi les humains vivent-ils en société ? »), et celui de la hiérarchie (comment se fait-il qu’à l’intérieur de la société humaine certains gouvernent, et d’autres sont gouvernés ; un troisième thème apparaîtra surtout à la Renais-sance, celui de la diversité humaine ou, en termes plus techniques, de la variabilité socioculturelle). En conclusion, tous les philosophes ou théoriciens qui ont réfléchi sur la société se sont demandés comment il

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se fait que les humains vivent en société ; pourquoi ne pas avoir déve-loppé une organisation sociale semblable à celle des orangs-outangs (où chaque adulte vit séparément ; seule la mère vit avec ses petits jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge adulte). Se demander le pourquoi de l’existence de la société, c’est implicitement se poser la question de ses origines.

Quelle est la réponse d’Aristote ? Encore une fois, une réponse té-léologique. Remarquons ici que la société est le tout, et les individus forment les parties qui la composent. Or, comment Aristote explique-t-il le tout (l’existence de la société) ? De façon téléologique, en po-sant que le tout existe déjà dans la partie. Plus concrètement, il décrète que l’être humain est un animal social, c’est-à-dire qu’il ne peut actua-liser son humanité (sa nature) qu’en société, puisque l’état social est un de ses attributs intrinsèques. Donc, comme je l’expliquais plus haut, le tout (la société) est déjà précontenu dans la partie (l’être hu-main), de sorte que la société n’est que le résultat du devenir de l’être humain qui, en actualisant son humanité, ne fait rien d’autre que créer la société. Ceci est une explication téléologique de la société.

Maintenant, comment expliquait-il l’existence de la hiérarchie, du fait que la Grèce qu’il connaissait (ainsi que la majorité des sociétés) se divisait en classes sociales, les unes gouvernant, et les autres gou-vernées, et même possédées (les esclaves). Encore une fois, de façon téléologique. Utilisons un langage anachronique pour expliquer sa pensée. Il supposait tout simplement que nous naissons tous « prépro-grammés », par notre nature individuelle, à occuper une place précise dans la société (notre « place naturelle », pour ainsi dire). Ainsi, cer-tains naîtraient avec une « nature » servile, et deviendraient automati-quement esclaves. D’autres naîtraient « naturellement » agressifs et courageux, et deviendraient soldats, et ainsi de suite. Encore une fois, la hiérarchie est « pré-inscrite » dans la nature de l’individu qui, en devenant adulte, occupe sa « place naturelle » dans cette hiérarchie.

Revenons maintenant au 17ième siècle, et à la révolution scienti-fique (la Nouvelle Science). Son histoire est fort complexe et empli-rait facilement plusieurs volumes, mais n’en soulignons que quelques éléments-clés. Tout d’abord, tout le développement de la dynamique, de Galilée à Newton, fut un effort clair et explicite de faire exploser la vision aristotélicienne du monde et de la remplacer littéralement par son inverse. D’abord et avant tout, cette Nouvelle Science reniait toute

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explication téléologique, pour lui substituer le mode de raisonnement qui est le nôtre aujourd’hui dans la majorité des branches du savoir, soit un raisonnement non-téléologique, c’est-à-dire une forme d’argu-mentation qui, tout simplement, cherche à expliquer un phénomène par ses causes, non par ses effets (une mutation précède l’allongement du cou de la girafe, la gravité explique le mouvement de retour de la pierre, et ainsi de suite). Mais la Nouvelle Science apportait beaucoup plus. Examinons de plus près le problème qu’ils essayaient d’expli-quer, soit d’une part le mouvement de la matière et, de façon plus gé-nérale, le mouvement des planètes dans le système solaire.

Ici, quel est le tout ? - Le système solaire. Quelles sont les parties ? Les particules de matière (que certains appelaient déjà « atomes »). Or, dans la logique de la Nouvelle Science, on ne pouvait expliquer le tout qu’à partir des parties, mais de façon non-téléologique. Comment s’y prendre ? Tout d’abord, en supposant que le tout n’est rien d’autre que la somme de ses parties (proposition des plus importantes). En d’autres termes, il n’y a aucune loi qui gouverne le tout (puisque le tout n’est qu’une sommation - comme la somme des rouages dans une horloge) ; les seules lois sont celles qui dictent le mouvement des par-ties (les particules de matière), de sorte que les lois du « tout » ne sont que celles des parties. Mais notons qu’il ne s’agit pas d’inscrire le tout dans la partie, comme le faisaient les Aristotéliciens. Au contraire, dans la Nouvelle Science, le tout et la partie ont même des caractéris-tiques différentes ! Et c’est là un de ses accomplissements majeurs. Attardons-nous brièvement sur ce dernier exploit.

Le tout que cherche à expliquer la Nouvelle Science, c’est le mou-vement qui anime le système solaire. Notons, entre autres choses, que le mouvement des planètes est elliptique, et qu’il est également accé-léré. Or, quel est le mouvement des parties ? À partir de Descartes (qui influencera Hobbes), on suppose que, sans l’action de forces, les particules de matière suivraient une trajectoire rectiligne (donc, tout le contraire d’elliptique) à une vitesse constante (contraire d’accéléré). Remarquez l’exploit de cette Nouvelle Science (culminant dans l’oeuvre de Newton) : on explique les caractéristiques du tout (le sys-tème solaire) à partir de lois contraires à celles qui dirigent le mouve-ment des parties. En postulant que le mouvement « naturel » (le mou-vement d’inertie, en termes techniques) des particules de matière est rectiligne et constant, ils arrivent en bout de compte (en introduisant la

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gravité, qui est également une loi gouvernant le mouvement des parti-cules) à expliquer un tout caractérisé par un mouvement contraire (el-liptique et accéléré). L’exploit était, et demeure, spectaculaire.

Dans toute cette transformation cosmologique (de la vision du monde), on utilisait l’analogie de l’horloge. On comparait le système solaire à une horloge (et Dieu, à un grand horloger). Pour comprendre le mouvement d’une horloge, il faut l’ouvrir, observer, puis enlever rouage par rouage, ressort par ressort, pour comprendre le mouvement du tout. Ayant ainsi décomposé le tout en ses parties on pouvait en comprendre le mouvement, et reconstruire le tout en assemblant à nouveau les parties elles-mêmes ; c’était la méthodologie de la Nou-velle Science.

Nous pouvons désormais revenir à notre point de départ, soit l’œuvre de Hobbes. Nous avons dit qu’il voulut importer dans l’étude du social (du politique, pour être plus précis, parce qu’à son époque les philosophes qui réfléchissaient sur le thème de la société se di-saient « philosophes politiques ») la révolution que les scientifiques avaient déclenchée dans l’étude de la nature. Or, la philosophie so-ciale de ceux qui le précédaient s’inspirait directement ou indirecte-ment des enseignements du catholicisme qui, lui, avait emprunté des thèses aristotéliciennes fort téléologiques depuis le 12ième siècle. Hobbes voulut donc introduire des thèses non-téléologiques dans le raisonnement sur la société, à la manière de la Nouvelle Science.

Pour ce faire, il épousa leurs méthodes. Dans son cas, quel était le tout ? - La société, nous l’avons vu, et les individus en composaient les parties. Tout comme les nouveaux scientifiques, il émit l’hypo-thèse que le tout (la société) n’est rien que la somme de ses parties (postulat de base de toute théorie individualiste). En d’autres termes, selon lui, il n’y aurait aucune loi (au sens scientifique, et non juri-dique, du terme) régissant la société, mais seulement les lois (psycho-logiques) qui gouvernent le comportement des parties (les individus). Il poussa sa logique encore plus avant, tentant d’imiter les scienti-fiques dans leur conception du rapport entre le tout et les parties.

Dans le cas de Hobbes, quelles étaient les caractéristiques du tout ? - Tout d’abord la sociabilité (le fait que les individus vivent en groupes sociaux), puis la contrainte (en société, les individus sont re-liés par des liens sociaux ; or, qui dit « lien » dit « contrainte ») et l’in-

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égalité (la hiérarchie). Pour expliquer ces caractéristiques, il supposa leur contraire, imaginant l’individu dans l’ »État de Nature » (une es-pèce d’expérience de pensée). Comment serait-il ?

Tout d’abord, il le présuma complètement libre (contraire de la contrainte). Puis, dans l’État de nature, personne n’aurait un accès ex-clusif à quelque partie de la nature que ce soit (aucune propriété) ; tout appartiendrait à tous, de sorte que tous étaient égaux. Mais Hobbes conclut également que ces mêmes individus étaient « concupiscents », dans sa terminologie, c’est-à-dire que chaque individu chercherait à assouvir ses propres désirs, au détriment de tous les autres ; chacun voudrait tout posséder. Résultat : des individus égaux, en guerre per-pétuelle les uns contre les autres (donc, a-sociaux ; c’est la fameuse notion de « la guerre de tous contre tous ») puisque tous désirent tout ce que désirent les autres. Or, comment passer d’individus égaux, libres et a-sociaux à l’existence de la société (donc, de la sociabilité, de la contrainte et de l’inégalité) ? Parce que « la guerre de tous contre tous » menaçait la survie de l’espèce humaine et que, doués de raison, les individus en vinrent à établir un contrat social et préférer l’état de société à celui de nature. Ainsi naissait la première théorie individua-liste, mais également l’ancêtre de toutes les théories du « contrat so-cial » qui lui succédèrent pendant plus de deux siècles. C’est contre ce type de théories, qui affirment que les individus ont créé eux-mêmes l’état de société et qu’il n’y a rien d’autre dans la société que la somme des individus qui la composent, que Comte s’insurgera à partir de 1830. Pour les individualistes, la société n’est pas un phénomène en soi, mais un pur épiphénomène, et il n’y a aucune loi du social ; les seules lois à l’œuvre sont d’ordre psychologique. Elles portent sur le comportement des parties (les individus), et non pas du tout. Avec Auguste Comte, tout allait changer.

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SURVOL DES GRANDES THÉORIESEN ETHNOLOGIE.

Première partie

SURVOL DEL’ANTHROPOLOGIE SOCIALE(ANGLAISE PUIS FRANÇAISE)

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Première partie.Survol de l’anthropologie sociale

(anglaise puis française)

LES PRÉ-FONCTIONNALISTES

I. AUGUSTE COMTE(1798-1857)

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Avant de passer directement à l’œuvre d’Auguste Comte, il sied de le replacer dans le cadre d’un vaste canevas qui oppose les17ième et 18ième siècles (siècles des Lu-mières) au 19ième siècle, dont le début mar-qua la révolution romantique.

Le 18ième siècle, Siècle des Lumières, fut aussi celui du classicisme, marqué par le règne de la Raison. Avec l’avènement de la Nouvelle Science, et la grande synthèse de Newton (1687), les Européens de l’Ouest crurent tout possible, à condition que l’on y applique les règles strictes du raisonnement. La Raison pouvait tout vaincre, sur tous les plans, et le futur allait marquer son emprise dans toutes les sphères possibles et imaginables. En résumé, tout ce qui avait précédé cette ascension du règne de la Raison (donc le passé) leur apparaissait comme un univers de simples superstitions, de pures croyances. À la croyance (irrationnelle), s’opposait désormais la Rai-

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son. Le siècle des Lumières se démarquait ainsi par le thème de la dis-continuité : discontinuité entre le présent et le futur (rationnels) et le passé (irrationnel), ainsi que discontinuité entre l’être humain d’une part, désormais capable de déchiffrer et de maîtriser la nature, et la na-ture d’autre part, désormais détachée de l’être humain, simple objet d’étude. Le modèle de cette Nouvelle Science était évidemment la physique newtonienne, qui devait son succès à sa vision du monde na-turel : selon les « nouveaux scientifiques », on ne pouvait découvrir les lois de la nature que si l’on réduisait tout à de la matière en mou-vement. Cela, et rien d’autre. Et leur analogie, comme je l’ai déjà mentionné, était celle de l’horloge.

Le 19ième s’ouvrit sur la rébellion romantique, qui avait débuté à la fin du 18ième siècle avec Goethe et Jean-Jacques Rousseau, et qui s’étendit non seulement à la littérature, mais à l’histoire (Michelet), à la peinture, à la musique. À l’opposé du classicisme, le thème fonda-mental du romantisme fut celui de l’unité de l’être humain avec la na-ture d’une part, et avec le passé d’autre part. Bref, à l’opposé du clas-sicisme qui mettait l’emphase sur la discontinuité, les romantiques in-sistèrent sur l’idée de continuité. Continuité, d’abord, dans le temps ; c’est le siècle qui vit essentiellement l’essor des théories évolution-nistes, tant en biologie que dans l’étude de la société, comme nous le verrons. Comme on le sait, l’évolutionnisme niait tout idée de cou-pure, de discontinuité, pour insister sur la continuité des formes orga-niques (ou sociales) avec celles qui les précédaient. Certains historiens des sciences vont même jusqu’à expliquer l’émergence de la thermo-dynamique (partie de la physique qui traite de la relation entre les phé-nomènes mécaniques et caloriques) comme une conséquence de la ré-bellion romantique. En effet, la première loi de la thermodynamique est que toutes les formes d’énergie peuvent se convertir les unes dans les autres (énergie mécanique en énergie calorique et vice-versa, par exemple), affirmant du coup l’unité de la nature. Au total, alors que le concept dominant de la science « classique » était celui de mouve-ment, les concepts dominants de la science du 19ième siècle seront ceux de vie et d’énergie. C’est sur cette toile de fond qu’il faut com-prendre Auguste Comte.

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Comte : pré-fonctionnaliste ?

Il y a tout un débat, à savoir si on devrait parler de holisme ou de fonctionnalisme dans le cas de Comte. Je n’entrerai pas dans les dé-tails, qui ne feraient qu’obscurcir la compréhension de l’auteur. Dans le cadre d’un cour d’introduction, lorsqu’un auteur parle de la société (non pas de la culture) et qu’il présuppose que le tout est plus que la somme de ses parties, nous le dirons tout simplement holiste. Si un auteur holiste est simultanément évolutionniste, nous le dirons « pré-fonctionnaliste » ; si pour une raison ou une autre il est holiste et re-jette toute référence à l’évolution, on le dira alors « fonctionnaliste ». Comme nous verrons Comte développer une théorie de l’évolution (donc, holiste + évolutionniste), nous le considérerons « pré-fonction-naliste ».

Dans le cas de Comte, quelques éléments biographiques sont né-cessaires. Tout d’abord, même s’il le fut de façon autodidacte, Comte était rompu à la méthode scientifique (ou plutôt mathématique). Mais, ce qui est plus important, c’est qu’il fut probablement le premier his-torien des sciences ; ce qui est certain, c’est qu’il fut le premier à en brosser un tableau systématique et cohérent, qui allait dominer jus-qu’au 20ième siècle.

Ensuite, l’évolution de sa pensée est en quelque sorte inséparable des problèmes sociaux de son temps (période post-napoléonienne). Napoléon fut suivi de Louis XVIII (1815-24), souverain libéral à qui, malheureusement, succéda Charles X (1824-30), souverain ultracon-servateur, dont les politiques allaient mener à la révolution de 1830. Auguste Comte essaya de comprendre les causes de ces tumultes so-ciopolitiques.

Le premier élément de réponse, il le trouva chez Saint-Simon   3, dont il fut le secrétaire pendant un certain temps. Saint-Simon avait déjà élaboré la thèse que la société française contemporaine vivait une

3 Philosophe et économiste français (1760-1825), qui chercha à définir un socialisme planificateur et bureaucratique.

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transition d’un type de société « théologique-militaire » à un type de société « scientifique-industrielle ».

Le deuxième élément, il le tira de ses propres études en histoire des sciences. De cette histoire, il conclut à l’une de ses thèses principales, soit la « loi des trois états ». Selon cette thèse, toute pensée passerait à travers trois stades, soit :

a) un stade théologique. À ce stade, l’esprit humain invente une divinité différente pour expliquer tous les phénomènes qu’il ne comprend pas. Il voit l’éclair et y associe le tonnerre, et invente un Dieu de l’éclair et du tonnerre. Mais il y a quand même évo-lution à l’intérieur de ce stade, en ce que initialement l’esprit humain est polythéiste (multitude de Dieu - les Hindous en ont 500 millions !) et qu’il évolue vers le monothéisme.

b) un stade métaphysique : semblable au stade précédent, sauf que l’esprit humain substitue la notion neutre de « Nature » à celle de Dieu. Au lieu d’invoquer le divin derrière les phénomènes, il invoque l’action d’une Nature, qui n’est que la forme laïcisée de ce qu’était Dieu.

De tout cela, le plus important à retenir est que, selon Comte, l’esprit humain à travers ces deux stades recherche la cause ultime, l’essence des phénomènes. Or, toujours selon notre auteur, cela va à l’encontre de la méthode scientifique, qui définit le troisième stade, soit

c) le stade positif. Le stade positif marque l’avènement de la science et la science, selon Comte, ne cherche pas les causes ul-times des phénomènes mais vise à établir des rapports entre eux, pour formuler des « lois ». Bref, les scientifiques sou-haitent découvrir des rapports réguliers entre les phénomènes qu’ils étudient, parce que ces rapports réguliers leur permettent de généraliser, c’est-à-dire d’arriver à l’énoncés de lois (donc, lois = rapports réguliers, donc généralisables). Chez Comte, et pour des décennies à venir (chez les ethnologues également), cela deviendra pour plusieurs la vision « orthodoxe » de ce que fait la science.

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La loi des trois états lui permettait enfin de répondre à sa question. Si tout était tumulte dans la France de 1830, c’est que toutes les branches du savoir n’avaient pas traversé les trois états ; certaines avaient depuis longtemps atteint le stade positif, alors que d’autres stagnaient au stade métaphysique. Pour mieux comprendre son diag-nostic et l’orientation que prendra l’anthropologie sociale pour cent cinquante ans à venir, il faut étudier sa classification des sciences.

De cette classification, relevons les faits suivants. Tout d’abord, il distingue les phénomènes organiques des phénomènes inorganiques. Les phénomènes inorganiques constitueraient les objets d’étude de sciences telles l’astronomie, la physique et la chimie, alors que les phénomènes organiques, essentiellement la vie et la société selon lui, composeraient les objets d’étude de savoirs différents (biologie et so-ciologie). Mais, constate-t-il, le mouvement positif (i.e., scientifique) a atteint tous les phénomènes, sauf l’étude de la société. En conclu-sion, cela expliquerait le problème qui tourmentait la société contem-poraine, et indiquerait la voie à suivre. Le problème : au début du 19ième siècle, la France aurait atteint le stade d’une société indus-trielle (donc scientifique) qui aurait conservé une pensée métaphy-sique à propos du social. Si c’est le diagnostic, le remède est tout indi-qué : parachever le mouvement positiviste en l’étendant à l’étude de la société. En un mot, créer une sociologie au sens fort. Voilà pourquoi plusieurs historiens considèrent Auguste Comte comme le père de la sociologie (mais cela, vous pouvez l’imaginer, est sujet à d’âpres controverses).

Ce projet, notamment élaborer une science du social (une sociolo-gie), les sociologues et anthropologues depuis Comte (et empruntant son langage), l’ont appelé positiviste. Qu’est-ce donc qu’une sociolo-gie ou une anthropologie positiviste ? C’est une sociologie ou une an-thropologie qui pense pouvoir s’ériger en discours précis et rigoureux en prenant pour exemple l’exemple des sciences déjà constituées (physique, chimie, biologie) ; en un mot, c’est un discours sur la so-ciété ou la culture qui aspire à un statut aussi scientifique que les sciences « pures ».

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Quelles sont les autres implications de cette vision de l’évolution des sciences ? Souvenons-nous qu’il classe la société parmi les phé-nomènes organiques et que, parmi ces phénomènes, il croit que seule la biologie avait atteint le stade « positif ». Puisque la société est un phénomène organique et puisque, des phénomènes organiques, seule l’étude de la vie (biologie) a atteint un stade scientifique, il en conclut qu’il serait logique de s’inspirer d’un modèle biologique dans l’étude du social. Cette conclusion est d’une importance capitale en ce que, jusque vers les années 1950, l’anthropologie sociale empruntera sans cesse ses analogies à la biologie, surtout en Angleterre. Mais ajoutons également une nuance importante. Quand Comte étudie le développe-ment des sciences, la biologie à laquelle il fait référence n’est pas celle que nous connaissons aujourd’hui, mais celle du début du 19ième siècle. En fait, du point de vue de la biologie contemporaine, cette biologie n’était en rien scientifique. Cette biologie du début du 19ième siècle a un nom précis ; on la dit biologie « vitaliste ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Aujourd’hui, les biologistes essaient de com-prendre la fonction d’organes, de cellules, d’enzymes, ou je ne sais quoi, d’organismes vivants. Or, il y a une différence importante entre des organismes vivants et la Vie. La Vie est quelque chose d’insaisis-sable, d’intangible ; c’est en fait une abstraction. Avant d’aller plus avant dans la compréhension de cette différence, soulignons un der-nier élément à propos de la classification des sciences de Comte.

Lorsqu’on regarde sa classification des sciences, on s’aperçoit qu’il les divise en niveaux de complexité (du plus simple au plus com-plexe). Selon lui, l’évolution des sciences aurait suivi ces niveaux de complexité. Mais, ajoute-t-il, même si chaque niveau est soumis aux lois des niveaux antérieurs, il ne s’y réduit pas. En d’autres termes, chaque niveau a ses lois propres. Qu’est-ce que cela veut dire ? Pre-nons la Vie ; elle sera soumise aux lois de la chimie, de la physique et de l’astronomie, mais son étude, la biologie, développera ses lois propres. Il en sera de même pour la sociologie. Mais, dans ce dernier cas le problème est plus complexe, en ce que l’analyse de la société devra se faire selon le modèle de la biologie (seule étude des phéno-mènes organiques à avoir atteint le statut de science, toujours selon Comte), et d’une biologie vitaliste en particulier. Examinons donc de plus près certaines des intuitions fondamentales de la biologie vitaliste

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à travers deux de ses plus grands représentants, soit Bichat et La-marck.

Selon ces deux auteurs, tous deux biologistes célèbres à leur époque, qu’est ce que la Vie ? Bichat répond : « C’est l’ensemble des fonctions qui offrent une résistance à la mort » ! Vous avouerez que ce n’est pas une définition particulièrement féconde. Mais Lamarck pousse l’idée plus loin 4. Il postule une tendance naturelle de la ma-tière à la décomposition. Prenons par exemple un organisme vivant ; il est en partie matière, en partie vie. Or, si on le prive de sa vie (si on le tue), il ne restera plus qu’une matière qui se décomposera. D’où une idée qui déjà nous avance un peu : l’inorganique n’est que mort, dé-composition, désorganisation. Donc, le passage de l’inorganique à l’organique ne peut se faire qu’en injectant un « principe organisa-teur », une « force organisatrice », quelque chose qui surmontera la tendance naturelle de la matière à la décomposition et à la désorgani-sation : cette force, ce sera la Vie. D’où une conclusion encore une fois capitale pour le déroulement théorique de l’anthropologie so-ciale : la Vie n’est donc pas réductible à la physique et à la chimie (étude des phénomènes inorganiques), c’est un phénomène en soi ou, pour utiliser l’expression latine qu’affectionnera Durkheim, un phéno-mène sui generis. En d’autres termes, même si la Vie est soumise aux lois des niveaux inférieurs de complexité (physiques et chimiques), elle ne s’y réduit pas. En effet, une montre se décompose et peut se recomposer. Mais prenons la Vie : si on décompose l’animal (on le tue), on le prive précisément de la Vie. Par conséquent, (1) la Vie est plus que la simple somme de ses composantes (les organes et cellules de l’animal) et, (2) elle a ses lois propres, qui ne sont pas celles de la physique et de la chimie. Voilà l’analogie première et fondamentale qui inspirera les trajets théoriques des plus grands penseurs en anthro-pologie sociale, et cela pour une centaine d’année après les principaux écrits de Comte ; cette analogie, nous venons de le voir, véhicule ses propres présupposés théoriques. Elle imposera les mêmes présupposés théoriques à la sociologie comtienne (et l’anthropologie sociale holiste et fonctionnaliste), ainsi qu’un nombre important d’implications mé-thodologiques.

4 Il s’agit du même Lamarck qui élabora une théorie évolutionniste de la formation des espèces et que certains considèrent, à tort, comme le prédéces-seur de Darwin.

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Quels sont les présupposés théoriques et les implications méthodo-logiques de la biologie vitaliste pour la sociologie comtienne ? Les mêmes que celles que l’on retrouve en biologie. Considérons tout d’abord le plan théorique, Comte reprend presque terme pour terme ce que les biologistes disaient à propos de la Vie. La société est soumise aux lois des niveaux de complexité inférieurs (biologie, chimie, et ain-si de suite) mais ne s’y réduit pas. En d’autres termes, la société n’est pas qu’une somme d’organismes individuels (c’est-à-dire, d’individus, comme pour Hobbes et les individualistes) ; la société est plus que la somme de ses parties : elle est un « super-organisme » ou, pour utili-ser un vocabulaire plus adéquat, elle est supra-organique, ou supra-in-dividuelle. Par conséquent, ses lois ne sont pas celles de ses parties (les lois de la psychologie et de la rationalité, comme chez Hobbes) ; la société (ou le social) a donc ses lois propres. Quelles sont ces lois ? Nous y reviendrons après un court détour du côté de la méthodologie.

Quelles sont les implications méthodologiques de ces présupposés théoriques ? Les mêmes qui découlent des présupposés théoriques des biologistes de l’époque à propos de la vie.

1) Selon Comte, dans l’étude des phénomènes inorganiques, on connaît la partie (telle que notre planète, en astronomie, ou la particule de matière en physique) mais on ne connaît pas le tout (le système so-laire, ou l’interaction globale de toutes les particules de matière). Donc, pour comprendre le tout dans ce type d’étude, il faut débuter par la partie, pour en déduire le tout. Ce type de méthode, qui décom-pose le tout en ses parties, Comte l’appelle analytique. Dans l’étude de la Vie, par contre, Comte argue que nous connaissons le tout (l’ani-mal) mais non pas ses parties (la fonction de ses organes). Pour étu-dier les phénomènes organiques (dont la société), il faut donc partir du tout et aller vers la partie ; cette méthode, Comte la dénomme synthé-tique (ce terme n’a rien à voir avec le sens qu’on lui donne en chimie, par exemple). La sociologie sera donc synthétique dans sa méthode.

2) Autant dans l’étude de la Vie que dans celle de la société, et pour les mêmes raisons, la méthode principale consistera, pour com-prendre la fonction de la partie (l’organe chez l’animal, l’institution

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dans la société 5), à la relier au tout. En d’autres termes, il faut com-prendre son rôle dans le fonctionnement du tout, comment l’organe ou l’institution en question contribue au bien-être de l’organisme, biolo-gique ou social.

3) L’implication méthodologique précédente présuppose quelque chose que nous prenons pour acquis aujourd’hui, mais qui émerge de façon vraiment systématique seulement dans les œuvres du début du 19ième, notamment celle de Comte. En effet, si l’étude de la société consiste à relier les parties au tout, cela implique que toutes les parties du tout sont conjuguées, qu’elles sont reliées entre elles. En d’autres termes, cela marque une innovation majeure : le tout (organisme, ou société) forme un « système ». Qu’est-ce qu’un système ? C’est un en-semble de parties reliées entre elles, formant une totalité intégrée, telle que l’on ne peut changer une seule partie sans automatiquement chan-ger le tout. De plus, la notion de système est elle-même inséparable de celle de relativité. Aujourd’hui, l’idée de relativité (et de relativisme) est un des fondements de la pensée anthropologique, mais il n’en était pas ainsi avant Comte. Dans la perspective des théories individualistes (héritières du Siècle des Lumières), on pouvait déduire par pur raison-nement la supériorité absolue (fondée sur la Raison) d’une institution, la démocratie parlementaire par exemple (ou le laisser-faire écono-mique). Ayant érigé cette doctrine en « dogme », pratiquement, on se croyait alors la mission de l’imposer aux autres peuples, sans égard aucun aux institutions déjà en existence dans ces sociétés. Or, dans la perspective comtienne, les institutions sont dans un rapport systé-mique, de sorte que l’on ne peut implanter une institution sur un corps social étranger, pas plus que l’on ne peut implanter un estomac de vache dans le corps d’un tigre.

Encore une fois les biologistes, et tout particulièrement Georges Cuvier (1769-1832), avaient déjà développé la notion. Le plus grand anatomiste comparé de tous les temps, Cuvier avait énoncé la loi de la « corrélation des formes ». Il avait compris qu’un animal qui se nour-

5 Notons un déplacement important. Dans les théories individualistes, le tout est la société mais les parties sont les individus. À partir de Comte, et dans la plupart des théories holistes et fonctionnalistes, le tout demeure la société, mais les parties ne sont plus les individus; ce sont les « organes », notamment ce que nous appellerions aujourd’hui « institutions ».

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rit de chair, par exemple, doit avoir une dentition qui lui permette de déchirer les viandes et une vision (ainsi qu’un odorat) hyperaiguës. Les muscles qui permettent d’articuler cette dentition devaient donc permettre un développement du cerveau qui donne préséance à la vue. Mais là ne s’arrêtent pas les corrélations. Cet animal doit être doué d’une musculature qui lui permette de courir très vite, mais sur de courtes distances, en partie parce que ses pattes doivent se terminer par des griffes qui l’aident à déchiqueter les chairs mais ne permettent pas de sprints sur de longues distances. Enfin, l’alimentation elle-même exige un certain type d’estomac, qui par ricochet exige une cer-taine musculature, et ainsi de suite. Et le contraire pour les animaux qui s’alimentent de plantes. Cuvier avait à ce point compris et dominé le sujet de l’anatomie comparée que lorsqu’on découvrit des fossiles, il fut le premier à pouvoir reconstruire l’animal, à partir de quelques ossements seulement. En cela, il fut également le père de la paléonto-logie. Il était tellement conscient de sa supériorité qu’il déclarait « donnez mois l’os, et je vous redonnerai l’animal » ! Pour conclure, les notions de relativité et de système avaient déjà gagné la biologie de Cuvier ; Comte, en un sens, ne fit que se l’approprier pour l’appli-quer à la société en tant que super-organisme.

Voilà pour les implications méthodologiques. Maintenant, nous parlions plus haut d’un a priori théorique de Comte, notamment que le social a ses lois propres, qui ne sont pas celles qui régissent le com-portement des individus. Quelles sont donc ces « lois » du social ? En-core une fois, elles ressemblent étrangement aux soi-disant lois de la biologie vitaliste (qui n’auraient pas droit au titre de « loi » en biolo-gie contemporaine, rappelez-vous).

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1) La première loi est celle du consensus. Assez décevante et pro-saïque, cette loi, selon laquelle il doit y avoir une espèce d’harmonie entre les parties d’un tout (ce tout, rappelez-vous, est un “système’, soit organisme ou société). En d’autres termes, les parties ne peuvent former un tout (par définition intégré, systémique) que si elles s’ac-cordent, pour ainsi dire, que s’il y a « consensus » entre elles. Il y a une implication inquiétante à ce corollaire. Il s’ensuit que l’état de consensus représente l’état « sain », normal d’un organisme (biolo-gique ou social), et que l’absence de consensus (donc le conflit) est pathologique, anormal ; il représente un état de « maladie » (ce qui est sociologiquement faux). Cela marque un autre axe fondamental selon lequel s’ordonnent les théories : on trouve d’une part des « théories du consensus », dont font partie presque toutes les théories holistes et fonctionnalistes, et des « théories du conflit », qui appartiennent plutôt aux traditions individualistes et marxistes (nous n’aurons pas le temps d’aborder le marxisme dans ce cours).

2) La deuxième loi, nous l’avons déjà rencontrée, c’est celle « des trois états », qui n’est qu’une manifestation d’une « loi » plus fonda-mentale, celle de l’évolution. Notons que Comte est évolutionniste, il croit que les sociétés se transforment selon un processus évolutif.

D’une part, l’Esprit chez Comte est source de consensus parce que, (a) le consensus social, selon Comte, se fait par les croyances que les gens partagent en commun et, (b) parce que les croyances sont des produits de l’Esprit humain. Toutefois, l’Esprit humain est également en évolution, comme nous l’avons déjà vu (la loi des trois états). Il est toujours en mouvement, il change sans cesse, mais ce changement est :

a) un progrès. En soi, le changement n’a pas à dessiner un progrès. Il pourrait y avoir régression, mouvement en zigzag. Mais, chez les évolutionnistes, et Comte en particulier, l’évolution marque un pro-grès parce qu’elle est inscrite dans l’Esprit humain, dont la nature même est de progresser de façon linéaire, vers une rationalité crois-sante. Notons en passant que l’Esprit chez Comte apparaît sous deux formes foncièrement différentes. En tant que source de consensus, il

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s’agit d’un Esprit « générateur de croyances » (on pourrait donc parler d’un organe de la « crédulité ») ; mais en tant que source d’évolution, l’Esprit humain apparaît en tant que raison et ne peut donc évoluer que vers une rationalité supérieure.

b) Par conséquent, ce progrès est nécessaire 6, parce qu’il ne peut que suivre le mouvement de la Raison qui, selon Comte, ne peut évo-luer que vers un stade de plus en plus grande rationalité.

c) Enfin, ce progrès est unilinéaire et dirigé. “Unilinéaire’, parce qu’il suit la trajectoire d’une rationalité croissante, et “dirigé’ pour les mêmes raisons. Bref, la vision comtienne de l’évolution est téléolo-gique (elle se dirige vers un but prédéfini, puisqu’elle suit le mouve-ment de la pensée rationnelle).

Au total, dans la sociologie de Comte, c’est l’Esprit humain qui propulse l’évolution humaine ; l’évolution sociale n’est en dernier lieu qu’une évolution mentale. Enfin, parce qu’il place l’origine et l’évolution de la société dans les activités de l’Esprit humain, Comte est un penseur « idéaliste ». Est idéaliste toute théorie de la société qui place l’origine de la sociabilité (ou de la société, ce qui revient au même) dans une ou des activités de l’Esprit humain (le contraire d’une théorie idéaliste est dite matérialiste ; c’est une théorie qui place la source la sociabilité dans les exigences matérielles de l’exis-tence humaine). Enfin, puisqu’il voulait faire de la sociologie une science, Comte est positiviste.

Au terme de ce petit périple du côté des théories de Hobbes et de Comte, nous avons déjà découvert un nombre d’axes fondamentaux autour desquels se définissent les théories. Ainsi, en présentant le cours, nous avons contrasté une anthropologie sociale à une anthropo-logie culturelle. En anthropologie sociale, nous avons déjà distingué les théories individualistes (également appelées « théories de l’action sociale ») des théories holistes (incluant le fonctionnalisme et égale-

6 « Nécessaire » = (a) ce qui est inéluctable, inévitable, obligatoire; (b) qui ne peut pas ne pas se produire dans des conditions données, au sein d’un pro-cessus donné (par opposition à contingent); (c) en logique: qui dépend de la logique et correspond à une loi de la pensée.

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ment dénommées « théories de la structure sociale ») ; nous avons également séparé les explications téléologiques des explications non-téléologiques, les théories positivistes des théories non-positivistes, ainsi que les théories idéalistes des théories matérialistes. Nous avons aussi noté que certaines théories posaient le consensus à la base de la société (théories du consensus) alors que d’autres y campaient le conflit (théories du conflit). Déjà, ces axes nous permettent de décoder plusieurs théories, ou plusieurs aspects d’une même théorie. Nous ver-rons qu’il ne reste que peu d’axes à découvrir.

II. HERBERT SPENCER(1820-1903)

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Dans la lignée qui mène au fonctionna-lisme en anthropologie, ou dans la dynastie qui va de Comte à Malinowski et à Rad-cliffe-Brown (fonctionnalisme anglais), Her-bert Spencer apparaît souvent comme un chaînon intercalé entre Comte et Durkheim. Nous verrons pourquoi.

Anglais, philosophe et sociologue mais en fait véritable espèce d’érudit en toutes choses et auteur incroyablement prolixe, ses écrits, et surtout sa vision de l’évolution, dominèrent littéralement la deuxième moitié du 19ième siècle en Angleterre et au-delà. Se disant darwiniste alors qu’il ne comprenait pas Darwin, c’est à lui que nous devons la malheureuse version du « darwinisme social ». Nous bros-serons un tableau sommaire de sa théorie de l’évolution mais, avant de s’y attarder, il sied de comprendre les éléments fondamentaux de sa sociologie.

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À un certain niveau, Spencer se réclamait de Comte. Tout comme ce dernier, il disait percevoir la société comme un organisme, mais poussa l’analogie au point d’en faire presque une homologie. En effet, il essayait de voir dans les divers « organes » de la société des équiva-lents des organes du corps : le corps politique en aurait été le cerveau (il ne connaissait pas nos politiciens...), et le système d’égouts ainsi que les éboueurs en auraient constitué les « canaux d’excrétion », pour ne prendre que deux exemples. Mais oublions les excès analogiques. Tout comme Comte, il postulait que la société formait un organisme supra-individuel qu’on ne pouvait réduire à ses composantes (avec certaines nuances, comme nous verrons) : pour Spencer et Comte, la société est plus que la somme de ses parties, le postulat de base du ho-lisme (et du fonctionnalisme). Mais ce sont là les deux seuls éléments qu’ils partageaient. En effet, sa théorie de la société et celle de l’évo-lution contredisaient radicalement celles de Comte.

Souvenons-nous que chez Comte, les idées partagées (croyances) constituaient l’aimant, pour ainsi dire, ou la force gravitationnelle qui retient les individus en un organisme social, et les mêmes idées (en tant que produits rationnels) constituaient le moteur de l’évolution. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’évolution chez Comte se ré-duisait à n’être que le développement du potentiel de rationalité de l’Esprit humain. Chez Spencer, il n’en est rien. Le moteur de l’évolu-tion n’est pas à trouver dans les idées, mais dans les sentiments et les activités. Pour mieux saisir, élaborons brièvement sa vision de la so-ciété.

Spencer part du constat que, pour survivre, les êtres humains doivent être en rapport avec l’environnement. Dans cet environne-ment, ils exécutent des activités (pêche, chasse, agriculture, construc-tion d’abris, et ainsi de suite) nécessaires à leur survie et, selon lui, ces activités déterminent les sentiments prédominants. Par exemple, rai-sonne-t-il, si les être humains vivent de la chasse, ils doivent ap-prendre à tuer des animaux, et cette activité générera un ensemble de sentiments correspondants : parce qu’ils agissent en prédateurs, ils se-ront hostiles, agressifs, cruels (ce qui est totalement démenti par la plus grande partie de l’ethnographie sur les chasseurs-cueilleurs). S’ils vivent de l’agriculture, par contre, leurs activités de production ne les forment pas à la tuerie, à la boucherie. Ils seront donc pacifiques, pai-sibles (encore une fois, contredit par l’ethnographie !). Ces senti-

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ments, en dernier lieu, seront reflétés dans un ensemble d’idées (valo-risation de la bravoure, de la cruauté, ou au contraire de la sagesse, de la mesure et de la douceur, et ainsi de suite) qui, elles, déterminent la forme de la société. On pourrait représenter cela dans le schéma sui-vant :

Environnement ACTIVITÉS Êtres humains

Sentiments

Idées

Dans cette représentation de la société, notons l’importance capi-tale des activités. Nous verrons que c’est l’élément clé qui inspirera sa vision de l’évolution. Mais avant d’examiner cette dernière, il sied en-core une fois d’introduire une distinction capitale.

Dans l’étude de l’évolution biologique, on distingue une théorie de l’évolution, d’une reconstruction phylogénétique. Une reconstruction phylogénétique (littéralement, une reconstruction « de la genèse des espèces ») présuppose une croyance en l’évolution, cela va de soi. Mais en quoi cette reconstruction consiste-t-elle ? Comme son nom l’indique, c’est la reconstruction d’une séquence évolutive. En d’autres termes, le biologiste évolutionniste a devant les yeux un grand nombre d’espèces, et il doit se faire une idée de celles qui sont apparues en premier, celles qui ont suivi, et ainsi de suite. Bref, il va placer les diverses espèces dans un ordre, une séquence, qu’il croit être celle de l’évolution même (des organismes monocellulaires aux pluricellulaires, des plantes aux poissons, et ainsi de suite). En ceci, il ne fait que décrire la trajectoire qu’il croit que l’évolution a suivie. Bref, si on pose la question : « Quelles sont les caractéristiques de l’évolution chez tel ou tel ou tel biologiste ? », ou « Comment tel ou

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tel biologiste décrit-t-il l’évolution ? » ou encore, « Quelle la vision qu’a Untel de l’évolution ? », nous faisons référence à la reconstruc-tion phylogénétique qu’il ou elle a élaborée, ou empruntée d’un(e) autre. En d’autres termes, une reconstruction phylogénétique, je le ré-pète, ne fait que décrire l’évolution, elle ne l’explique pas. Elle ne dit rien à propos des mécanismes responsables du processus évolutif. Quand on a affaire à un texte qui ne cherche pas à décrire la séquence évolutive, mais plutôt à expliquer les mécanismes à l’œuvre pour ex-pliquer l’apparition d’une nouvelle espèce (le processus de spéciation, à la racine de l’évolution), on parle alors d’une théorie de l’évolution. Prenons L’origine des espèces, de Darwin. Si vous y cherchez une re-construction phylogénétique, vous n’en trouverez guère. Vous y trou-verez le travail de l’être humain sur les races canines et chevalines, et des considérations biogéographiques (distribution géographique des espèces) sur les pinsons d’Amérique du Sud, par exemple. Et il utilise ces exemples pour déboucher sur une explication de la façon dont fonctionne la spéciation, c’est-à-dire dont procède l’évolution. C’est, dans le sens plein du terme, une théorie de l’évolution. Cette distinc-tion est tout à fait fondamentale, tant dans l’étude de l’évolutionnisme biologique que dans celui de l’évolutionnisme socioculturel. Sur cette toile de fond, revenons à Spencer.

Lorsque nous parlons d’évolution sociale, il va de soi qu’il ne s’agit pas de la genèse d’espèces, mais de sociétés, de la transforma-tion d’un type de société en un autre. Il est donc plus juste de contras-ter une reconstruction « sociogénétique » à une théorie de l’évolution (sociale). Commençons donc par l’élément le plus simple, soit la théo-rie spencérienne de l’évolution. Comment Spencer explique-t-il l’évo-lution ? En ceci, il est logique avec sa vision de la société, qui recon-naissait une primauté à l’action de l’environnement dans la formation de sociétés. Par voie de conséquence, il considère que le moteur de l’évolution sociale est à trouver dans les changements environnemen-taux. Dans son schéma (simpliste), si l’environnement change, cer-tains individus s’y adapterons les premiers, massacrerons les autres et prendrons leur place ; l’idée n’a rien à faire avec Darwin (ceux qui s’adaptent ne massacrent pas les autres). Voilà sa théorie. Avant de passer à sa reconstruction sociogénétique, relevons un élément impor-tant. Certaines théories placent le moteur de l’évolution sociale à l’in-térieur de la société, pour ainsi dire (dans l’Esprit humain chez

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Comte, dans la lutte des classes chez Marx, pour n’en mentionner que deux) ; on dira alors que ce sont des facteurs endogènes qui sont res-ponsables du processus évolutif. D’autres, tels Spencer, placent le mo-teur de l’évolution à l’extérieur de la société (dans l’environnement, par exemple) ; on dira alors que ce sont des facteurs exogènes qui entrent en jeu. Maintenant, quelle est la reconstruction sociogénétique de Spencer ? Selon moi, c’est la partie la plus importante de son œuvre sociologique, celle qui a laissé les traces les plus profondes, à ce point que l’on s’y reconnaît encore aujourd’hui.

Je l’ai déjà mentionné plus haut, la notion d’ « activité » passe à l’avant-scène dans l’œuvre de Spencer. Dans sa description de l’évo-lution sociale, il est le premier à se préoccuper de ce que les gens font, ce qui, dans son jargon et celui qui deviendra fâcheusement celui de l’anthropologie, deviendra la notion de « fonction ». Permettez-moi un aparté à propos de ce concept. Je pourrais en dire long, mais je m’en tiendrai à une dimension importante. En anthropologie comme en sociologie, le mot « fonction » a plusieurs sens, mais il en est un que je veux faire ressortir en particulier. Vous allez sans cesse lire des énoncées à l’effet que « la fonction de la famille est la procréation et la légitimation des enfants+ »ou, encore, le « lignage a des fonctions religieuses et politiques ». Ici, le terme « fonction » n’est qu’une tra-duction qui se veut scientifique de quelque chose de beaucoup plus prosaïque, notamment « activité ». En d’autres termes, on pourrait ré-écrire les énoncés précédents de la façon suivante : « la famille exé-cute les activités de procréation et de légitimation des enfants » et, « le lignage exécute des activités religieuses et politiques ». Pour tout dire, dans une grande partie des énoncés qui incluent le terme « fonction » en sciences sociales, on peut facilement y substituer le terme « activi-té » ; chez Spencer, en grande partie responsable de cette substitution, « fonction » = « activité ». Quand il utilise le terme « fonction », il fait donc référence à ce que les gens font ; quand il utilise celui de « struc-ture », il faut référence aux groupements sociaux responsables de le faire. Donc, « structure » = « groupe » chez Spencer, et chez plusieurs de ses successeurs.

Cet aparté clos, passons enfin à se description sociogénétique. A l’aube de l’évolution (donc, dans les sociétés les plus « primitives » selon le vocabulaire de l’époque), selon Spencer, la masse sociale est faible (lisez : populations et densités démographiques sont faibles), et

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il n’y a presque pas de différenciation fonctionnelle (lisez : il y a peu d’activités différentes). Dans ces sociétés, à part une division du tra-vail sexuelle élémentaire (d’ailleurs, je ne me souviens même plus s’il en tient compte), l’individu est capable d’exécuter toutes les activités réservées aux membres de son sexe. Un homme, par exemple, sera à la fois producteur primaire (chasse ou pêche), producteur secondaire (produit ses propres outils, et transforme les produits de la chasse et de la pêche ; pas besoin de bouchers, par exemple), architecte (construit sa maison), tailleur (fait ses vêtements), guerrier, législa-teur, prêtre (du culte de sa tribu). En un mot, il n’y a aucun groupe spécialisé dans l’exécution d’une activité particulière (sauf la division sexuelle du travail) ; dans la terminologie de Spencer (et de ceux qui le suivront), les sociétés primitives n’ont aucune différenciation struc-turelle (lisez : n’ont aucun groupe spécialisé dans l’exécution d’une activité), à part la division sexuelle du travail. En d’autres termes, à toutes fins pratiques, elles ne connaissent aucune division du travail social. Ce sont des sociétés foncièrement homogènes, dans lesquelles tous les individus apparaissent comme des répliques les uns des autres. Les conclusions qu’il en tire nous apparaissent aujourd’hui in-acceptables, mais elles dominèrent la pensée de l’époque, et Dur-kheim ne pensera pas autrement dans son premier livre, De la division du travail social (1893).

Parce que tout individu peut exécuter toutes les activités néces-saires à sa survie et qu’il n’y a aucune différenciation structurelle, Spencer en conclut qu’aucun individu dans une tribu primitive n’est essentiel, que tous sont remplaçables. Prenons une tribu de cent indi-vidus ; on peut en retrancher un individu, dix, cinquante ou même soixante-dix, et on a encore une tribu ! De la même façon, on peut y rajouter dix, cent, deux cents individus, et nous avons toujours une tri-bu. Autrement dit, l’intégration (ce qu’on appelle depuis la solidarité) de la tribu est faible, parce que personne n’est essentiel à son exis-tence. Il donne l’exemple des polypes qui forment les récifs de corail, mais nous pouvons tout aussi bien prendre l’exemple d’un sac de pommes de terre. On peut en retrancher la moitié, les deux tiers, 95%, et on a toujours un sac de pommes de terre. De même, on peut rajouter des tas de pommes de terre, et on retrouve toujours la même chose : un sac de pommes de terre. En d’autres termes, dans les sociétés pri-mitives comme chez les polypes, toute une partie du corps social peut

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quitter sans menacer l’existence du tout ; d’où la faible intégration. D’où, également, une conclusion importante qui contredit ses présup-posés de départ : dans les sociétés primitives, la vie du tout n’est rien de plus que la vie de la somme de ses parties. Ce n’est donc plus vrai que la société est plus que la somme de ses parties ; ce n’est vrai que des sociétés plus « évoluées ».

En quoi, donc, se caractérise l’évolution sociale selon Spencer ? Tout d’abord, par une augmentation de la masse sociale. Puis, par une différenciation fonctionnelle accrue (un plus grand nombre d’activités différentes). Dorénavant, certains individus commencent à se spéciali-ser dans l’exécution de certaines tâches (agriculteurs, forgerons, sol-dats, etc.), amorçant ainsi une différenciation structurelle qui s’accroît sans cesse. À mesure que les individus se spécialisent, nous assistons donc au développement d’une division du travail social, et d’une hété-rogénéité croissante de la société (donc, différenciation fonctionnelle = différenciation structurelle, et différenciation structurelle = division du travail social = hétérogénéité). Bref, l’évolution sociale spencé-rienne se caractérise par des différenciation fonctionnelle et structu-relle croissantes ou, en d’autres termes, par un passage de l’homogène à l’hétérogène.

Quelles en sont les conséquences ? Plus les individus se spécia-lisent, selon Spencer, plus ils se différencient les uns des autres, c’est-à-dire, plus ils s’individualisent 7 ; l’évolution inaugure donc un pro-cessus d’individualisation. Plus les individus sont « individualisés » (dotés d’une individualité propre, qui les distingue), moins ils sont remplaçables. Prenons notre société, et éliminons-en tous les électri-ciens ; la société s’écroule. Donc, raisonne Spencer, plus les individus s’individualisent, plus ils dépendent les uns des autres, de sorte que l’évolution à ses yeux se caractérise également par un processus d’in-dividualisation et d’interdépendance, ce qui entraîne toute une série d’autres conséquences. En effet, plus les individus sont spécialisés et à la fois interdépendants, plus se fait sentir le besoin de coordination et d’intégration entre les différents groupes (de la même façon que la né-

7 Ce qui présuppose que les soi-disant primitifs sont privés d’individualité et que, sur le plan psychologique, ce sont tous des répliques les uns des autres. Même le grand Durkheim soutiendra de telles thèses dans La division du tra-vail social. C’est un des postulats de base de l’évolutionnisme, et l’un des plus importants.

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cessité d’un cerveau coordinateur et intégrateur se fait sentir, le plus on grimpe dans l’échelle des organismes vivants, vers les organismes les plus différenciés). Quand apparaissent les « fonctions » de coordi-nation et d’intégration, on peut conclure d’une part que le groupe est plus intégré, donc plus solidaire et que, d’autre part, on ne peut retran-cher une partie sans détruire le tout, de la même façon qu’on détruit un organisme vivant « différencié » si on lui enlève un organe vital. Par conséquent, dans les sociétés hétérogènes (lisez : évoluées), le tout est plus que la somme de ses parties. Nous revenons aux présupposés holistes. Mais il y a plus. Dans la pensée évolutionniste de la deuxième moitié du 19ième siècle, absence d’intégration est syno-nyme d’égoïsme ; si une société n’est pas solidaire, c’est que ses membres ne sont pas orientés vers les autres, mais vers eux-mêmes 8. De plus, dans la même tradition de pensée, cet égoïsme est synonyme d’immoralité. D’où une dernière conséquence : la division du travail social est source d’individualisation, cette individualisation se traduit par une plus grande solidarité (intégration) laquelle, par définition, est morale (puisque son contraire est immoral) ! Voilà sur quoi débouche la reconstruction sociogénétique de Spencer.

Avant de quitter Spencer, je voudrais mentionner quelques derniers éléments. Tout d’abord, tout comme Comte, Spencer est positiviste et pré-fonctionnaliste (holiste et évolutionniste). De plus, dans la mesure où il enracine la société dans le rapport de l’être humain à son envi-ronnement, dicté par la nécessité de survie, on peut dire que sa théorie est matérialiste. Mais je m’empresse d’ajouter un aparté. Il y a relati-vement peu de théories qui sont radicalement et exclusivement maté-rialistes ; de telles théories traiteraient les idées (représentations men-tales de quelque ordre que ce soit) comme de purs reflets d’une infra-structure ancré dans des impératifs matériels, et leur nierait (aux idées) toute influence. Il existe de telles théories, mais elles sont peu nombreuses et nous n’en rencontrerons pas dans nos pérégrinations. Spencer, par exemple, reconnaît une influence aux idées : ce sont en

8 Voyez la contradiction. D’une part, les “primitifs’ sont privés d’individua-lité; en toute logique, on ne pourrait donc pas les déclarer “égoïsme’, car l’égoïsme présuppose une conscience très claire de soi et de ses intérêts propres. Donc, si les primitifs sont égoïstes, ils devraient être foncièrement in-dividualistes et, par voie de conséquence, parfaitement individués.

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dernier lieu les éléments qui donne à la société sa forme finale (chez Marx, les idées jouent également un rôle actif). Le matérialisme spen-cérien ne représente donc pas un cas de pur matérialisme mais, dans le cadre de ce cours nous le considérerons comme un théoricien matéria-liste, pour des raisons didactiques.

Enfin, un dernier mot à propos de l’évolution chez Spencer. No-tons un problème intrinsèque à tout évolutionnisme. Dans la mesure où une reconstruction phylogénétique ou sociogénétique décrit une sé-quence qui normalement va du plus simple au plus complexe, elle pré-sente l’évolution comme un processus qui va dans une direction pré-cise. Superficiellement, l’auteur semble avoir une vision téléologique de l’évolution. Mais je renvois à la distinction entre théorie et recons-truction phylogénétique (ou sociogénétique). Quand on dit d’une théo-rie de l’évolution qu’elle est téléologique ou non, on se base précisé-ment sur le modèle explicatif du processus évolutif (où modèle expli-catif = théorie), non pas sur la reconstruction phylogénétique ou so-ciogénétique. En d’autres termes, pour caractériser la pensée de Spen-cer sur l’évolution en termes de téléologie ou non il faut se référer à sa théorie de l’évolution, et non pas à sa reconstruction sociogénétique. Si l’évolution résulte essentiellement de changements dans l’environ-nement, il est impossible de prédire où elle va, puisqu’il est impos-sible de prévoir l’orientation des changements environnementaux. La théorie de l’évolution de Spencer ne postule donc aucune direction prédéterminée à l’évolution (quoique sa reconstruction sociogénétique le fasse !). Dans ce sens, et ce sens uniquement, on dira qu’il a formu-lé une théorie non-téléologique de l’évolution, contrairement à Comte. Enfin, si Comte plaçait le moteur de l’évolution dans l’Esprit humain, il expliquait cette évolution par des facteurs endogènes ; dans la me-sure où Spencer invoque l’environnement (extérieur à la société), il fait appel à des facteurs exogènes.

Avant de quitter les pré-fonctionnalistes pour passer au fonctionna-lisme lui-même, une dernière chose est à noter dans ce contraste entre Comte et Spencer. Comte, tant dans son explication de l’existence de la société que de son évolution, met l’emphase sur les représentations mentales (en tant que croyances, ou que rationalité) et néglige ce que nous appellerions aujourd’hui la « structure sociale » (façon dont la société est organisée en groupes). Spencer, par contre, souligne l’in-

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fluence de la structure sociale (ce que d’autres auteurs de l’époque, dont Durkheim, appelleront « morphologie sociale »). La structure est première, dans son adaptation à l’environnement, et les idées viennent tout simplement la coiffer, pour ainsi dire, et donner à la société sa forme définitive. Nos deux auteurs représentent ici deux pôles : idées, et structure sociale. Nous verrons Durkheim, le pape du fonctionna-lisme en sociologie (et par voie de conséquence en anthropologie, en ce qu’il a directement influencé les anthropologues fonctionnalistes), essayer de concilier les deux dimensions en une seule synthèse, sur-tout dans la première phase de son évolution intellectuelle. Ceci clôt donc la page ouverte sur les pré-fonctionnalistes (et les évolution-nistes dans l’étude de la société - pas dans celle de la culture). Nous allons maintenant aborder les fonctionnalistes proprement dit (surtout anglais : il s’agit de Malinowski et de Radcliffe-Brown) en commen-çant par Durkheim, leur ancêtre.

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Première partie.Survol de l’anthropologie sociale

(anglaise puis française)

LES FONCTIONNALISTES

I. ÉMILE DURKHEIM(1858-1917)

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On ne saurait surestimer l’importance de Durkheim. On peut dire que, d’une façon ou d’une autre, toutes les théories sociolo-giques et anthropologiques de ce siècle sont issues de trois « ancêtres » du siècle dernier, soit Marx, Weber et Durkheim   9. L’in-fluence de Marx en ethnologie fut tardive, limité dans le temps (1965-1985, à peu près) et dans l’espace (surtout la France) ; nous l’ignorerons. L’influence de Weber est plus difficile à saisir, puisque plus diffuse et indirecte, et quelquefois impossible à démêler des in-fluences plus strictement « individualistes ». Nous aurons également à le négliger, et ne ferons que le mentionner lorsque nécessaire. Quant à Durkheim, il est incontournable dans l’anthropologie britannique et française. Les exégètes classiques divisent en général son œuvre en deux périodes : celle du « premier Durkheim », qui va de 1893 à 1900,

9 Au département de sociologie, chacun de ces auteurs a droit à un court tout entier, et souvent un séminaire de maîtrise en sus.

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environ, et se manifeste dans trois grands classiques : De la division du travail social, Les règles de la méthode sociologique, et Le sui-cide   ; la deuxième période, celle du « deuxième Durkheim », com-mence un peu avant la parution des Formes élémentaires de la vie re-ligieuse (1912). Le « premier Durkheim » définira de façon plus ou moins définitive ce qu’est le fonctionnalisme, et influencera profondé-ment l’anthropologie britannique à travers l’œuvre de Radcliffe-Brown, qui cherchera à le prolonger et dominera théoriquement l’an-thropologie sociale anglaise pendant la première moitié du siècle. Le deuxième Durkheim laissera une marque tout aussi indélébile sur l’an-thropologie française car, par l’intermédiaire de l’œuvre de son neveu, Marcel Mauss, on rejoint directement Claude Lévi-Strauss, qui do-mine encore directement ou indirectement la pensée anthropologique française. En un mot, on ne peut rien comprendre à l’anthropologie sociale sans comprendre Durkheim.

De La division du travail social , ouvrage long et dense, je ne re-tiendrai que quelques éléments clés, sans chercher à expliquer l’articu-lation entre ces éléments ; le temps ne nous le permet pas. Disons au départ que, même si Durkheim semble s’opposer à Spencer dans cette œuvre, il lui emprunte énormément. Chez Spencer, nous avons détecté une adéquation entre égoïsme et immoralité, d’une part, et entre al-truisme et moralité, d’autre part. Vue globalement, De la division du travail social cherche à démontrer deux thèses, notamment (a) que la civilisation est « morale » et, (b) qu’en fait, la civilisation n’est pas seulement morale, mais exhibe un progrès de la moralité. Derrière cette notion de moralité se profile en filigrane une théorie générale de la société, premier élément à retenir, et qu’on peut présenter dans les termes suivants : au départ, de façon paradoxale, Durkheim postule que les individus sont, par définition (et donc par nature), individua-listes (au sens du langage courant) 10. Logiquement, cela devrait mener à ce que chacun suive sa petite trajectoire égoïste, sans se préoccuper des autres, et rendre impossible l’existence de la société. Mais nous constatons l’existence d’une sociabilité humaine (ou l’existence d’une société humaine). Donc, d’en conclure Durkheim, il doit y avoir une force plus puissante que l’individualisme, qui vainque ce dernier et at-tire les individus les uns vers les autres (une espèce de force gravita-

10 Paradoxale pour un fonctionnaliste qui, assumant un consensus social, de-vrait assumer que les individus sont fondamentalement altruistes.

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tionnelle). Cette force d’attraction (ou de gravité), il l’appelle solida-rité. Dans une logique tout à fait spencérienne, il en tire les conclu-sions suivantes : (a) l’individualisme (= égoïsme chez Spencer) est immoral ; donc, (b) la solidarité ne peut être que le contraire de l’indi-vidualisme. C’est par conséquent une force qui engendre de l’al-truisme (dans la mesure où, étant sociables, nous manifestons un inté-rêt pour les autres) qui, par définition, est « moral ». On trouve donc une « équation » de base, soit :

Moralité → Solidarité → Sociabilité (Société)

ou, ce qui revient à peu près au même :

Solidarité = Moralité → Sociabilité

Deuxième élément à retenir : à la source de la moralité, il postule l’existence d’une « conscience collective », qu’il définit comme l’en-semble des représentations mentales (surtout croyances et valeurs, dans ce premier ouvrage) que les membres d’une société ont en com-mun, qu’ils partagent. Il oppose cette conscience collective à la conscience individuelle, source des idées qui sont propres à l’individu (les idées que je fais miennes, et qui me distinguent des autres, quoique je puisse en partager certaines avec d’autres). Il postule éga-lement que ces deux consciences coexistent dans l’esprit humain mais en raison inverse l’une l’autre (plus l’une est puissante, plus l’autre est faible), et qu’elles évoluent dans une direction particulière, vers un af-faiblissement de la conscience collective et une affirmation croissante de la conscience individuelle. Autrement dit, à l’aube de l’évolution (chez les plus « primitifs »), la conscience collective est toute-puis-sante, et la conscience individuelle absente. On y retrouve encore une thèse de Spencer. S’il n’y a pas ou presque aucune conscience indivi-duelle, il n’y a donc pas d’individualité. Les « primitifs » ne sont donc pas individualisés ; ils pensent tous la même chose (conscience collec-tive toute-puissante, toutes leurs idées sont donc partagées). Ce sont des automates sociaux. Puis, à mesure que la conscience individuelle s’affirme (à cause d’une foule de facteurs que nous n’avons pas le temps de mentionner), la conscience collective décline.

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Dans un deuxième temps, il revient sur sa thèse de départ. Il y au-rait en fait deux solidarités : une solidarité mécanique et une solidarité organique. La solidarité mécanique serait produite par la conscience collective : c’est la solidarité qui résulte de ce que l’on partage (ceux qui se ressemblent s’assemblent, rien de plus). Bref, les sportifs socia-lisent avec les sportifs, les dépensiers avec les dépensiers, les fascistes avec les fascistes, et ainsi de suite. La conscience individuelle, par contre, ne saurait produire aucune solidarité par elle-même, mais elle serait source de la division du travail social. Ici, nous retrouvons en-core une fois Spencer. La division du travail social (ou différenciation structurelle, selon Spencer) est source d’interdépendance, et l’idée d’interdépendance appelle encore une fois l’analogie des organes à l’intérieur d’un organisme évolué ; d’où l’idée de solidarité orga-nique. C’est la solidarité de parties qui sont différentes, mais complé-mentaires. Je crois qu’il donne l’exemple du couple, dans lequel homme et femmes sont radicalement différents, selon lui, mais com-plémentaires.

Dans un troisième temps, il relie ces types de solidarité aux types de lois. Après un survol détaillé de corpus juridiques, il en conclut qu’il y a deux types de lois : des lois répressives et des lois restitu-tives. Les lois répressives attaquent l’individu dans sa personne ou dans ses biens, lui « amputant » une partie de son corps, ou de ses biens. Quant aux lois restitutives, elles ne cherchent pas à retrancher, mais à ramener les choses au status quo ante. Prenons le cas d’un di-vorce. Les lois qui le régissent, selon Durkheim, ne cherchent pas à « punir » en arrachant quelque chose à l’individu, mais plutôt à es-sayer de rétablir les choses à leur état antérieur : ce que la femme au-rait gagné si elle ne s’était pas marié, eu des enfants mais plutôt tra-vaillé. Or, après une longue argumentation, il en déduit que les lois ré-pressives résultent de l’action de la conscience collective, alors que les lois restitutives émanent de l’action de la conscience individuelle. Cela l’amène à opposer deux types de sociétés, soit les sociétés seg-mentaires et les sociétés organisées. Les deux types, encore une fois, nous rappellent Spencer. Dans les premières, la conscience collective domine totalement. Elles sont donc fondées sur une solidarité méca-nique, et leurs lois sont répressives. Dans les deuxièmes, la conscience individuelle prédomine. Elles sont donc soudées par une solidarité or-ganique, et leurs lois sont restitutives.

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Les premières sont également formées de segments tous sem-blables, qu’on peut détacher ou rattacher sans changer quoique ce soit au tout ; l’analogie, cette fois, est véritablement celle des organismes à segments (vers de terre), qu’on peut couper en deux, quatre, et retrou-ver deux, quatre organismes. L’individu y est également dépourvu d’individualité, ce qui explique le collectivisme de ces sociétés. En ef-fet, argue Durkheim, puisque la propriété privée est la manifestation de l’extension de l’individu sur les choses qui l’entourent, elle ne sau-rait exister sans de véritables individus individualisés (voir le schéma du Tableau 4 pour le reste du contraste). Notez que cette notion de « société segmentaire » ressuscitera dans les années 1940 sous le cou-vert de la notion de « lignages segmentaires », qui hanteront la littéra-ture ethnographique (en anthropologie sociale) jusque vers 1965. Dans la mesure où De la division du travail social est encore évolu-tionniste, cette œuvre est définitivement « pré-fonctionnaliste ».

Dans Les règles de la méthode sociologique, Durkheim abandonne l’étude de cas particuliers pour élaborer la méthodologie d’une véri-table sociologie (une « science du social » au sens fort ; il est donc ou-vertement positiviste). Son but est explicite : il faut créer une science des phénomènes sociaux qui ne soit pas réductible à la psychologie ou à la biologie ; en un mot, une science qui soit autonome. Pour cela, que faut-il faire ? Il faut d’abord identifier, délimiter un « objet d’étude » qui sera spécifique à la sociologie, c’est-à-dire qui sera éga-lement irréductible à la psychologie et à la biologie et qui, par voie de conséquence, sera également autonome. Cet objet d’étude, ce sera par conséquent un « fait social ».

Dans la préface de la seconde édition (non datée), il compare les faits sociaux à la cellule vivante :

« La cellule vivante ne contient rien que des particules minérales, comme la société ne contient rien en dehors des individus ; et pourtant il est, de toute évidence, impossible que les phénomènes caractéristiques de la vie résident dans des atomes d’hydrogène, d’oxygène, de carbone et d’azote. Car comment les mouvements vitaux pourraient-ils se produire au sein d’éléments non vivants ? Comment, d’ailleurs, les propriétés biolo-giques se répartiraient-elles entre ces éléments. Elles ne sauraient se re-trouver également chez tous puisqu’ils ne sont pas de même nature... La

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vie ne saurait se décomposer ainsi ; elle est une et par conséquent, elle ne peut avoir pour siège que la substance vivante dans sa totalité. Elle est donc dans le tout, non dans les parties (italiques ajoutées). » 11

Retraçons les étapes de sa démonstration. Prenons le chlore et le sodium. Ils ont des caractéristiques propres. Le chlore, par exemple, est un gaz toxique, alors que le sodium est un minéral très volatile. Mais lorsque les deux se combinent, pour reprendre une expression favorite de Durkheim, ils forment une synthèse sui generis, soit le sel tel que nous le connaissons. Donc, la synthèse (le sel) a des propriétés que n’ont pas les composantes : ce n’est ni un gaz, ni un élément vola-tile. C’est un composé stable, et essentiel à la vie humaine. On dira donc que le tout a des propriétés dont ne jouissent pas les parties.

De la même façon les individus sont des organismes vivants, doués d’une vie psychologique. À ce titre, ils ont des propriétés biologiques et psychologiques. Mais lorsque plusieurs individus s’associent, il en résulte selon Durkheim une entité nouvelle, indépendante (sui gene-ris), qui a des attributs distincts de ceux des individus. Ce phénomène nouveau, selon lui, est un « fait social »). Avant d’aller plus avant dans la définition du fait social, arrêtons-nous un instant sur ce que ce-la implique.

Que sont donc plus précisément ces « faits sociaux » ? Dans Les règles de la méthode sociologique, il les dit « des manières de faire, de penser et de sentir » ; dans la Préface à la deuxième édition, il ne parle plus que de « manières de faire et penser ». En un mot, ce sont des « faits psychiques », soit des comportements et des façons de pen-ser. Rappelons que Durkheim veut que la sociologie échappe à la bio-logie (à une « sociobiologie »...) ; il définit donc ses « faits sociaux » comme des faits psychiques, puisque la psychologie, à son époque, échappe à la biologie. Mais, en dernière analyse, les « façons de faire », c’est-à-dire les conduites, ne sont que la manifestations d’idées que la société véhicule à propos des devoirs de père, de ci-toyen, et ainsi de suite. En d’autres termes, même les comportements découlent de façons de penser. Finalement, quand on soupèse tout, on s’aperçoit que les faits sociaux sont d’abord et avant tout des repré-

11 Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 15ième édition, 1963, P.U.F., xvi

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sentations mentales. Cela, en soi, les arrache à la biologie, mais à la biologie seulement car, si Durkheim en était resté là, ses faits sociaux auraient appartenu à l’étude de la psychologie, puisque la psychologie de son temps étudiait les représentations mentales. Il lui fallait donc séparer clairement les représentations de la psyché individuelle, de celle des représentations collectives. Comment faire ? En les situant dans la conscience collective.

Écoutons-le de nouveau, toujours dans la deuxième préface :

« Si, comme on nous l’accorde, cette synthèse [de la cellule, de l’eau, et ainsi de suite] sui generis qui constitue toute société dégage des phéno-mènes nouveaux, différents de ceux qui se passent dans les consciences solitaires, il faut bien admettre que ces faits spécifiques résident dans la société même qui les produit, et non dans ses parties, c’est-à-dire dans ses membres. Ils sont donc, en ce sens, extérieurs aux consciences indivi-duelles, considérées comme telles, de même que les caractères distinctifs de la vie sont extérieurs aux substances minérales qui composent l’être vi-vant (italiques ajoutées) »(Ibid., xvi-xvii). Et il ajoute, à la même page :

« Mais les états de la conscience collective sont d’une autre nature que les états de la conscience individuelle ; ce sont des représentations d’une autre sorte. La mentalité des groupes n’est pas celle des particuliers (ita-liques ajoutées) » (Ibid.)

Bref, si les faits sociaux sont issus d’une conscience collective, voilà la preuve qu’en bout de route ce ne sont que des représentations mentales mais, soulignons-le, des représentations mentales particu-lières. Si ces dernières n’étaient que représentations mentales, la psy-chologie les engloberait dans son étude. Mais la psychologie (à l’époque de Durkheim) n’étudie que les représentations internes à l’individu, dont l’individu est conscient (la psychanalyse n’avait pas encore conquis le monde) et sur lequel il a un certain pouvoir. Par conséquent, Durkheim doit leur ajouter certains attributs qui les ar-rachent à la psychologie. La citation que je viens de lire ajoutent deux attributs : ce sont des représentations mentales collectives et, de ce fait même, puisqu’elles émanent de la conscience collective, elles sont ex-

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ternes, déclare Durkheim. Pourquoi « collectives et externes » ? Pour les soustraire à l’emprise de la psychologie. Si elles sont externes, ces représentations ne peuvent être que coercitives (dans une psychologie dont l’inconscient est absent, rappelez-vous) car, en étant externes, elles échappent à sa conscience individuelle et à sa volonté. Donc, en décrivant les représentations mentales de la conscience collective comme étant externes il en conclut logiquement qu’elles sont contrai-gnantes ; les « faits sociaux » sont des représentations mentales col-lectives, externes et contraignantes, et ces attribut les arrachaient à la psychologie. Le « fait social » lui apparaissait alors comme quelque chose de spécifique à l’analyse sociologique.

NOTA BENE :

Mais attention. Nous n’avons plus affaire aux consciences collec-tives et individuelles de La division du travail social. Là, elles exis-taient en rapport inverse l’une de l’autre, et évoluaient de la même fa-çon. Ici, nous n’avons plus affaire aux mêmes consciences du tout. Toute société, dans Les règles de la méthode sociologique a simulta-nément des consciences individuelles, et une conscience collective ; cette dernière n’est que la conscience de la société elle-même.

Donc :

a. La conscience collective est désormais la conscience d’une entité supra-individuelle, la société ;

b. Réification de la société : la société a une existence séparée des individus ; elle est donc plus que la somme de ses par-ties.

c. Nous ne créons pas la société ; elle existe avant notre naissance, et c’est elle qui nous produit. Elle est donc première (primauté ontologique), et l’individu, second.

d. Donc, les « faits sociaux » sont des représentations mentales qui émanent de la conscience collective, de la conscience qui résulte de l’association d’individus en groupe. Par défi-

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nition, ces représentations mentales sont externes et contrai-gnantes.

Mais il y a plus. Sa définition du fait social dictait implicitement sa méthodologie. Car, du point de vue de l’activité scientifique telle que l’entend Durkheim en 1895 (et même Radcliffe-Brown quarante ans plus tard), il ne peut y avoir de science sans régularité des phéno-mènes étudiés, et sans la possibilité d’appréhender le monde de façon « objective ». Or précisément, en étant contraignants, les faits sociaux ne peuvent qu’être réguliers (les individus les reproduisent sans cesse) ; de plus, étant externes, il est possible de les aborder de façon objective.

Cela nous mène à la proposition la plus controversée de la sociolo-gie durkheimienne. Répétons les étapes de la démonstration. Dur-kheim veut une véritable sociologie, une étude scientifique des phéno-mènes sociaux. Il s’avère qu’à l’époque (et encore aujourd’hui), qui disait « science » disait « objectivité ». Et d’où vient le terme « objec-tif » ? Du mot « objet » ; or, un objet est une chose, et Durkheim en déduit qu’il faut traiter les faits sociaux « comme des choses ». On peut imaginer, en 1895, la réaction à une telle proposition. Il s’en dé-fend dans la Préface à la seconde édition : « Nous ne disons pas, en ef-fet, que les faits sociaux sont des choses matérielles, mais sont des choses au même titre que les choses matérielles, quoique d’une autre manière. »

Qu’est-ce en effet qu’une chose ?

« La chose s’oppose à l’idée comme ce que l’on connaît du dehors à ce que l’on connaît du dedans. Est chose tout objet de connaissance qui n’est pas naturellement compénétrable à l’intelligence, tout ce dont nous ne pouvons nous faire une notion adéquate par un simple procédé d’analyse mentale, tout ce que l’esprit ne peut arriver à comprendre qu’à condition de sortir de lui-même, par voie d’observations et d’expérimentations, en passant progressivement des caractères les plus extérieurs et les plus im-médiatement accessibles aux moins visibles et aux plus profonds. » (Pré-face, xiii).

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Pour conclure, appréhender par pure introspection, par simple ana-lyse mentale, c’est appréhender de façon subjective. Pour arriver à une connaissance objective des faits sociaux, il faut en conséquence les traiter comme des entités que l’on peut aborder en tant que phéno-mènes extérieurs à nous, de phénomènes que l’on peut aborder en tant qu’ « objets », c’est-à-dire « objectivement », comme « choses ».

Il en résulte une autre conséquence méthodologique de taille. Trai-ter les faits sociaux comme des choses, donc objectivement, c’est par conséquent les aborder par leur aspect le plus extérieur, donc le plus détaché du sujet (le moins subjectif, c’est-à-dire le plus objectif). Dans la logique durkheimienne, déjà élaborée dans De la division du travail social, ce qui est socialement le plus contraignant, ce sont les lois. D’où l’implication méthodologique : pour vraiment comprendre ob-jectivement un fait social, il faut l’approcher par son biais juridique. Prenons la famille. Nous ne chercherons pas à y comprendre le fouillis de sentiments et d’émotions que les psychanalystes n’arrivent même pas à démêler, puisque nous ne ferions qu’œuvre de psychologue. Au contraire, nous étudierons (d’une façon durkheimienne, il va de soi) la famille par le droit matrimonial ! D’où l’accusation (légitime) qu’on a lancée contre cette sociologie : elle est légaliste (aborde le social par le biais du juridique).

Le troisième ensemble d’implications méthodologiques a trait aux rapports de causalité. Retenons trois énoncés de base de la sociologie durkheimienne : (a) les faits sociaux sont irréductibles (ne se réduisent à aucun autre niveau de la réalité) ; (b) les faits sociaux sont contrai-gnants ; (c) les faits sociaux résultent de l’association d’individus. A partir de ces trois énoncés, nous pouvons déduire les éléments les plus importants du reste de sa méthodologie.

Prenons le premier énoncé. Si on le prend au sérieux, il s’ensuit né-cessairement que l’on ne peut expliquer un fait social par rapport à la biologie, à la psychologie, à la géographie, et ainsi de suite. En d’autres termes, on ne peut expliquer un fait social que par référence à d’autres faits sociaux. Seuls des faits sociaux peuvent expliquer d’autres faits sociaux. C’est ce que l’on appelle le « principe de clô-ture » dans le jargon théorique. On ne peut mesurer l’importance de ce

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corollaire méthodologique (faux, d’ailleurs, mais pour des raisons trop complexes pour ce cours). Contentons-nous d’ajouter un nouvel axe à nos théories. D’un point de vue fonctionnaliste, tous ceux qui trans-gressent le principe de clôture (c’est-à-dire, qui expliquent des faits sociaux par des éléments non-sociaux, telles la psychologie ou la bio-logie, par exemple) sont accusés de réductionnisme. Par voie de conséquence, Ceux qui respectent le principe de clôture se proclament non-réductionnistes. Ensuite, si on tient compte des deux autres énon-cés mentionnés plus haut, on peut en tirer la séquence suivante :

Association d’individus → Fait social → Contrainte

De ceci, Durkheim en conclut que, dans l’analyse sociologique, il faut distinguer la cause d’un fait social, de sa fonction. Quelle en sera la cause ? L’association d’individus, c’est-à-dire la manière dont les individus se regroupent dans une société donnée (leur structure so-ciale, ou leur morphologie sociale dans le langage de Durkheim). No-tons que cette implication méthodologique n’est qu’un de la soi-disant primauté ontologique et logique de la société sur l’individu que je mentionnais plus haut. Si la société est première dans l’ordre de l’être, il s’ensuit méthodologiquement que l’on doit l’étudier en premier pour comprendre les actions des individus. Et quelle la fonction du fait social ? Si le social est source de contrainte, on sait déjà que la contrainte lie entre eux des individus qui, autrement, suivraient une trajectoire individualiste ; bref, la contrainte produit de la solidarité, et est donc morale. Ainsi, s’il est possible de démontrer qu’un phéno-mène engendre de la solidarité, nous pouvons en déduire rétrospecti-vement que c’est un fait social, et nous en avons ainsi expliqué la fonction. Ce type d’explication domine la pensée anthropologique jus-qu’à nos jours.

Mais la séquence qu’on peut extraire des deux derniers énoncés re-cèle un épineux problème. Reprenons cette séquence : (a) je veux ex-pliquer l’existence de la société (donc, le fait que les individus s’asso-cient en groupes), étant donné que les individus sont individualistes ; (b) je dois invoquer une contrainte ; (c) dans Les règles de la méthode sociologique, cette contrainte émane du fait social (représentations mentales externes et contraignantes) ; (d) mais ce fait social présup-

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pose l’association d’individus ! Or, c’est ce que je cherche à expli-quer. Son argument est donc du type :

C → A B C. Cette forme d’argument circulaire est dite tauto-logique (et non « téléologique », ni « théologique »…). En d’autres termes, la théorie durkheimienne est purement tautologique.

C’est également une théorie du consensus, dans la mesure où la conscience collective génère des représentations mentales que les in-dividus intègrent, ou acceptent malgré eux. Comme toute théorie du consensus, elle ne sait que faire du conflit, et tout spécialement de la stratification. De plus, dans le mesure où Durkheim perçoit la société comme une réalité séparée des individus, capable de conscience, et dont les représentations mentales assurent l’existence et la persistance de la société, sa sociologie est idéaliste.

Finalement, en quoi Durkheim est-il fonctionnaliste. Pour des fins purement didactiques, j’ai distingué « pré-fonctionnaliste » (holisme + évolutionnisme) de fonctionnalisme (holisme + a-historicisme). Dans cette perspective, comme je l’ai mentionné, le Durkheim de La divi-sion du travail social est pré-fonctionnaliste, alors que celui des Règles de la méthode sociologique ne l’est plus vraiment. En quoi est-il plus spécifiquement fonctionnaliste ? En ce que, chez les fonction-nalistes, la fonction acquiert un statut explicatif. On suppose que les institutions ont une fonction et que, d’une certaine façon, cette fonc-tion explique partiellement leur existence (donc, la séparation dur-kheimienne entre la cause et la fonction disparaît, jusqu’à un certain point) ; l’argument est implicitement téléologique. Si j’écris : « la fonction de la famille est la reproduction », j’écris d’une part que « la famille exécute l’activité de reproduction » (voir plus haut, commen-taire sur Spencer) mais je suppose implicitement que la famille est ap-parue pour exécuter cette activité. Bref, cet énoncé est implicitement une explication de l’existence de la famille.

De plus, il y a un déplacement majeur dans les deux années qui sé-parent De la division du travail social des Règles de la méthode socio-logique. Dans le premier ouvrage, conscience collective et conscience individuelle existent en raison inverse l’une de l’autre, et évoluent de la même façon. Dans le deuxième ouvrage, la conscience collective n’est que la conscience du groupe, de la société. La société est, son

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existence précède celle de l’individu, et elle a sa propre conscience qui génère ses propres représentations. Ainsi toute société comprend à la fois une conscience collective et des consciences individuelles. Le pré-fonctionnalisme se dissout lentement...

En dernier lieu, j’aimerais attirer votre attention sur un dernier as-pect de l’œuvre du « premier » Durkheim. Quoique Durkheim se situe constamment contre Comte et Spencer dans ses deux premiers grands classiques, il est évident qu’il leur est profondément endetté. Analysez attentivement le Tableau 4. On y voit deux volets : le premier porte sur les représentations collectives, les produits de la conscience col-lective (croyances, droit, et ainsi de suite). Par cette référence aux re-présentations mentales produites par la collectivité, Durkheim re-prend, et semble prolonger Comte.. Lorsqu’on scrute de près le deuxième volet, celui de la structure sociale, on ne peut manquer d’être frappé de la ressemblance avec les thèses de Spencer que, en-core une fois, il pousse plus avant. Au total, on pourrait conclure que dans De la division du travail social et dans Les règles de la méthode sociologique, Durkheim fait en quelque sorte la synthèse de la pensée de Comte et de celle Spencer, tout en les développant.

J’ai déjà mentionné comment le « premier Durkheim », en préci-sant les thèses fonctionnalistes, influença le fonctionnalisme en an-thropologie sociale (britannique, presque par définition) à travers ses deux plus célèbres représentants de la première moitié du siècle, soit Malinowski et Radcliffe-Brown. C’est à l’œuvre de ces deux théori-ciens que nous allons maintenant passer.

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II. BRONISLAV MALINOWSKI(1884-1942)

FONCTIONNALISTE ?

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Né à Cracovie (Pologne), Malinowski étudie les mathématiques et la physique ; il obtient son doctorat en physique en 1908, mais se tourne vers l’ethnologie en 1910, et va étudier à Londres, au London School of Economics (connu sous le nom de LSE). Célèbre pour ses études sur les îles Tro-briand (nord de la Nouvelle-Guinée), où il séjourne de 1915 à 1918 (immobilisé à cause de la première guerre mondiale), les histoires standard de l’eth-nologie en font souvent le père du fonctionnalisme en ethnologie. Après avoir étudié Durkheim, on peut voir comment cette affirmation est plutôt ténue. Mais après avoir fait un bref tour de son œuvre, nous verrons que la question est en fait beaucoup plus épineuse, et qu’on peut véritablement se demander si on peut accoler l’épithète « fonc-tionnaliste » au nom de Malinowski. Avant d’aborder son œuvre, ré-fléchissons une dernière fois sur ce qu’implique la notion d’« évolu-tionnisme », car on présente souvent Malinowski comme un des pre-miers auteurs à attaquer l’évolutionnisme de plein front.

Qu’est-ce que l’évolutionnisme (socioculturel) ? Pour un évolu-tionniste convaincu, c’est d’aborder avant tout un fait, celui de la « so-ciogenèse » (comme la phylogenèse est un fait pour les biologistes évolutionnistes). C’est le sens le plus évident, le plus prosaïque, et le moins pertinent du terme ! Car, comme nous l’avons déjà vu, l’évolu-tionnisme implique d’une part une reconstruction sociogénétique et,

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d’autre part, une théorie de l’évolution. Qu’en est-il de la reconstruc-tion phylogénétique ? Chez presque tous les évolutionnistes elle pré-suppose une ferme croyance en une évolution, (a) du collectif à l’indi-viduel et, par voie de conséquence, (b) une antinomie entre groupe et individu. Attardons-nous à ce dernier aspect. Comme nous l’avons dé-jà vu et souligné, il implique chez les « primitifs » la prééminence du groupe sur l’individu (et des représentations collectives sur les repré-sentations individuelles) au point de nier au soi-disant primitif toute individualité. Le groupe « primitif » est tout-puissant et endigue l’ex-pression de l’individualité. Cette croyance est fondamentale et, de mon point de vue, c’est l’élément le plus important à retenir de l’évo-lutionnisme.

Élaborons quelque peu. Si le primitif » est dénué d’individualité, il ne peut y avoir de rapports interpersonnels ; seuls existent des rap-ports de groupe. Le primitif est un « être-groupe » (a group being), un « être collectif », un véritable automate social. De plus, étant foncière-ment collectifs, les soi-disant primitifs ne possèdent rien en propre. Le mariage monogame, par exemple, présuppose un lien interpersonnel entre deux personnes ; il n’en est rien chez eux. Pour les évolution-nistes, les « primitifs » vivent dans la promiscuité la plus complète, ne sachant même pas qui sont leurs enfants (même les mères l’ignorent) selon certains évolutionnistes. C’est pourquoi les enfants ne sont pas rattachés à des couples, puisque ces derniers n’existent pas ; les en-fants appartiennent au groupe tout entier ; c’est le groupe qui « pos-sède » les enfants, non pas les couples. Dans la perspective évolution-niste classique, les sociétés primitives ne connaissent pas la famille. De plus, les évolutionnistes présupposent une évolution de la promis-cuité originelle à la matrilinéarité puis, en bout de route, à la patrili-néarité.

De la même façon, ils ne possèdent rien de façon individuelle ; seul le groupe (clan) possède. Les « primitifs » incarnent donc le plus pur cas de collectivisme (ou de communisme), tant dans le domaine de la sexualité, des rapports aux enfants que dans les rapports aux choses matérielles. Voilà l’essentiel de la reconstruction sociogéné-tique.

Quant à la théorie de l’évolution, elle varie d’un auteur à l’autre, mais on est en droit de se demander ce que signifie « soutenir une théorie de l’évolution sociale » ? Tout d’abord, cela implique une

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croyance dans l’action de lois supra-individuelles, de lois qui portent sur le devenir de la société. Si les évolutionnistes croient pouvoir dé-couvrir les lois de l’évolution, leur entreprise est nécessairement posi-tiviste. De plus, si ces lois portent sur une réalité supra-individuelle, tout évolutionniste devrait logiquement être holiste (supposer que le tout est plus que la somme des parties, que la société est quelque chose d’irréductible à ses parties, qu’il y a donc autonomie du social, que la société forme système, d’où la corrélation (relativité) entre ses parties) ; mais tous les évolutionnistes ne sont pas parfaitement lo-giques avec eux mêmes, et ne tiennent pas tous un discours complète-ment holiste. Nous l’avons déjà vu avec Spencer (et même Comte te-nait un discours semblable, mais je l’ai omis).

Enfin, l’évolutionnisme présuppose également une méthodologie particulière. D’une part, les évolutionnistes ne peuvent déboucher sur une sociogenèse qu’en comparant plusieurs sociétés ; la méthode com-parative est donc incontournable, mais une comparaison d’un type très particulier, car ils rapprochent des sociétés sans égard aucun à leur contexte spatial et temporel. Ils comparent par exemple les Ro-mains aux Iroquois du 19ième siècle, dans le but de les situer sur un continuum allant du plus simple au plus complexe, ignorant à toutes fins pratiques l’évolution de sociétés particulières, et utilisant des des-criptions « statiques » de société, puisées de n’importe quel continent et de n’importe quelle période, pour reconstituer leur description so-ciogénétique. Enfin, leur explication est essentiellement historiciste ; ils n’essaient pas tellement de comprendre comment les différentes parties d’une société s’articulent, mais plutôt comment telle ou telle institution représente le stade qui suit un stade moins complexe. En d’autres termes, en plaçant une société dans leur continuum sociogé-nétique, les évolutionnistes croyaient en expliquer ses institutions.

Ces distinctions sont essentielles pour comprendre les diverses ré-actions à l’évolutionnisme, car toutes n’attaqueront pas les mêmes élé-ments. Même si Malinowski dénoncera violemment les reconstruc-tions sociogénétiques de l’évolutionnisme, il ne niera pas la réalité de l’évolution, ni la possibilité un jour d’en découvrir les mécanismes. Quand nous passerons à l’anthropologie de Boas et de son programme d’histoire culturelle, nous verrons au contraire un rejet total de tous les

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aspects de l’évolutionnisme. Avec ces éléments en main, revenons à Malinowski.

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On peut diviser son œuvre en trois étapes :

1. Un écrit « pré-terrain » : The Family among the Australian Abo-rigines (1913 ; raccourci : FAA)

2. Les grands classiques ethnographiques, fondés sur son terrain trobriandais :

1922 The Argonauts of the Western Pacific

1926 Crime and Custom in Savage Society

1927 The Father in Primitive Society

1927 Sex and Repression in Savage Society

1929 The Sexual Life of Savages in Orth-Western Melanasia

1935 Coral Gardens and their Magic

3. Un livre théorique (son « testament » fonctionnaliste (1944), publié après sa mort) : A Scientific Theory of Culture (raccour-ci : STC)

1. Avant 1913 (date de parution de FAA), Malinowski n’avait ja-mais fait de terrain ethnographique. Ce travail n’est donc pas mono-graphique, et s’appuie uniquement sur des documents écrits. Le but est explicite : faire exploser la reconstruction sociogénétique évolu-tionniste selon laquelle les « primitifs » ne connaîtraient pas la famille telle que nous la connaissons (père, mère et leurs enfants) mais vi-vraient dans une promiscuité sexuelle totale. Pourquoi choisir les abo-rigènes australiens ? Parce que, à part les Tasmaniens qui avaient per-du l’art de faire du feu mais qui ont tous été décimés par les colons britanniques, les aborigènes australiens sont apparus très tôt comme les plus « primitifs » des primitifs, l’image la plus approximative de ce qu’a dû être l’humanité à l’aube de l’évolution. Par conséquent, toute tentative ethnologique, soit de construire ou de démolir une so-ciogenèse évolutionniste, soit de trouver les « formes les plus élémen-

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taires » d’un phénomène quelconque, s’est depuis longtemps fondée sur les aborigènes australiens (jusque vers les années 1950).

S’ils sont les plus primitifs, dans une perspective évolutionniste, les aborigènes australiens devraient donc être les plus collectivistes, vivre dans la promiscuité, et ne pas avoir de familles constituées de parents et de leurs enfants. À partir de la documentation de mission-naires et d’administrateurs, Malinowski s’en prend à cette thèse, et ar-rive à la réfuter entièrement. La démonstration est d’inspiration dur-kheimienne, mais n’a rien à voir avec le fonctionnalisme de Dur-kheim. Dans De la division du travail social, Durkheim soutenait que plus l’interaction entre individus est soutenue, plus ils partagent de sentiments et de représentations collectives en commun, plus ils sont solidaires, ce qui se traduit dans un ensemble de droits et devoirs. Ma-linowski reprend ces idées pour étayer sa thèse. Si la famille « indivi-duelle » existe chez les Aborigènes australiens (ce que nous appelons « famille nucléaire » et qui se compose des parents et de leurs enfants à charge), raisonne-t-il, on doit supposer une interaction soutenue entre ces individus. Si cette interaction existe (donc, si la famille indi-viduelle existe), elle se manifestera par une solidarité qui se traduira par un ensemble de droits et de devoirs spécifiques à ces individus. À partir de documents de missionnaires et d’administrateurs, il découvre en fait qu’il y a tout un « droit » familial (pour être plus spécifique, un code normatif) chez les Aborigènes australiens, un ensemble de droits et de devoirs dictant les comportements que parents et enfants doivent avoir les uns envers les autres. Cela prouvait l’existence de la famille individuelle dans la société considérée comme la plus primitive, et fai-sait automatiquement sauter un des chaînons les plus importants dans la reconstruction sociogénétique évolutionniste. De Durkheim, on re-connaît certaines thèses mais du fonctionnalisme, rien.

2. (1922 - 1935). Les grands classiques ethnographiques de Ma-linowski manifestent deux thèmes parallèles, soit (a) une thèse expli-cite et immédiate, très ouvertement individualiste et, (b) une architec-ture globale des œuvres et une méthodologie que je désignerai de « fonctionnalisme de sens commun ».

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A. La thèse individualiste.

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1) Commençons par les célèbres Argonautes. Les ethnologues pré-cédents, en majorité évolutionnistes, avaient réduit les soi-disant pri-mitifs à un niveau voisin de l’animal. Selon eux, toute l’économique primitive aurait été dominée par la quête alimentaire, par des considé-rations purement et étroitement utilitaires. Aucune activité écono-mique ne se serait élevée au-delà de la satisfaction la plus primaire des besoins biologiques les plus immédiats.

En découvrant la kula chez les Trobriandais (vastes randonnées de milliers de kilomètres en pirogue, dans lesquelles les indigènes échan-geaient des colliers contre des bracelets), Malinowski fit une décou-verte appréciable. Notons entre parenthèse que les Trobriandais étaient matrilinéaires et ne reconnaissaient même pas le lien entre co-pulation et procréation. Dans le schéma évolutionniste, la matrilinéari-té représentait le stade qui suivait immédiatement la promiscuité pri-mitive et le fait que les Trobriandais ne reconnaissaient pas de lien entre copulation et procréation les plaçaient parmi les plus « primi-tifs » des matrilinéaires. Sur le plan économique comme sur tous les autres plans, on se serait Donc attendu à y découvrir des comporte-ments « primitifs ». Chose étonnante, la kula témoignait du contraire, révélant de la part des Trobriandais des comportements économiques apparemment non-utilitaires et gratuits, en ce qu’elle ne cherchait pas à satisfaire des besoins alimentaires immédiats. La trouvaille était de taille et Malinowski réussit à en extraire tout le jus théorique. Contre la thèse évolutionniste qui faisait des soi-disant primitifs des êtres dé-nués de toute individualité, il insista sur le caractère individualiste de la kula. Dans ces échanges ostensiblement sans but, Malinowski dé-couvrit au contraire une concurrence. D’une part, seuls les proprié-taires de pirogues, donc les membres de la ploutocratie, pouvaient prendre part aux échanges. De plus, certains colliers et certains brace-lets avaient une plus grande valeur que d’autres et, dans leurs échanges, les habitants des différentes îles essayaient par le marchan-dage d’obtenir des bijoux d’une valeur sociale supérieure à ceux qu’ils donnaient en échange. En un mot, ils étaient mûs par des mobiles par-tiellement esthétiques (la valeur des bijoux était en partie déterminée

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par leur qualité, mais aussi par la réputation de leurs anciens proprié-taires), mais surtout individualistes. Chaque partenaire échangiste, ambitieux d’acquérir plus qu’il ne donnait, cherchait à maximiser ses profits et minimiser ses pertes, comme tout agent économique dans le système capitaliste le plus avancé, mais dans un contexte culturel dif-férent. Cette thèse, celle du « primitif » individualiste, allait directe-ment à l’encontre des reconstruction sociogénétiques évolutionnistes, et loge au cœur même des Argonautes. Dans un sens, c’en est presque la thèse centrale. Mais attention ! Ici, le terme « individualiste » re-tient sa connotation du sens commun, du langage parlé, et ne fait en rien référence à une théorie « individualiste » de la société, quoi-qu’elle en trace subrepticement le chemin. Cette théorie « individua-liste » allait éclore quatre ans plus tard, dans Crime and Custom in Sa-vage Society.

2) La thèse du « primitif » individualiste, Malinowski la reprend et la martèle dans ce nouvel ouvrage mais ici, il glisse imperceptible-ment de l’acception commune du terme « individualiste » à son accep-tion technique, c’est-à-dire à une théorie « individualiste » du social.

Encore une fois, et très explicitement, il s’oppose dans cet ouvrage à la vision évolutionniste du primitif sans individualité. Il reprend les thèses évolutionnistes : selon ces derniers, les “primitifs”, dénués d’individualité, obéiraient mécaniquement et aveuglément à la loi, sans questionnement aucun. Or, de raisonner (avec justesse) Mali-nowski, il y a là contradiction cinglante. Car s’il y a loi, dans la lo-gique durkheimienne, il doit y avoir contrainte. La loi contraint. Mais pourquoi contraindre, s’il y a obéissance aveugle et mécanique ? S’il y a contrainte, ce ne peut être que parce qu’il y a des individus bien in-dividualisés qui, sans l’action de la loi, agiraient de façon « individua-liste », dans le sens contraire de la conscience collective. En toute lo-gique, on devrait au contraire conclure que, plus les lois sont fortes, plus les individus doivent être fortement individualisés ! En ceci, Ma-linowski voyait tout à fait juste. Il utilise alors ses données trobrian-daises pour démontrer, (a) que leurs lois sont aussi coercitives que chez nous, parce que les Trobriandais sont aussi individualisés que nous et, (b) pour chercher à découvrir les fondements de l’ordre so-cial. C’est dans cette deuxième tentative qu’il glissera de l’« indivi-

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dualisme » du sens commun à une compréhension individualiste de l’ordre social.

Pour prouver ces deux thèses, il étudie l’organisation sociale de l’équipage des pirogues trobriandaises. Il découvre en premier lieu que la propriété des pirogues n’obéit à aucun communisme primitif. Un individu, habituellement plus riche que les autres (car il y a des in-égalités de fortune) commande une pirogue, et paie (en nature) pour sa construction, ce qui en fait sa pirogue. Puis, cet individu recrute un équipage. Il peut lui-même en faire partie, ou il peut en déléguer la gouverne à un surintendant. Quoiqu’il en soit, lorsqu’ils vont pêcher, les membres de l’équipage ont tous un rôle précis à jouer : l’un décide de l’emplacement où aller pêcher et guide la pirogue, l’autre tient le gouvernail, certains rament, d’autres lancent un filet et en retirent les prises. Bref, dans ces expéditions de pêche, Malinowski détecte que tous ont des droits et des devoirs spécifiques : ces droits et devoirs spécifiques, il les appelle en anglais « reciprocities » (ne pas confondre avec « réciprocité » en français. Il s’agit bien de « droits et de devoirs réciproques »). En d’autres termes, chacun a droit à une partie des prises selon ce qu’il devait faire (son devoir). Malinowski va plus loin et conclut que ces reciprocities sont à la source de la co-hésion de l’équipage (passage, ici, à une théorie individualiste du so-cial). De façon plus générale, il soutient que la cohésion sociale (donc, le fondement de la sociabilité) découle des mêmes droits et devoirs ré-ciproques. Époux et épouses ont envers l’un l’autre des droits et de-voirs réciproques qui expliquent leur solidarité, tout comme les rap-ports entre parents et enfants, chefs et sujets, et ainsi de suite.

Mais en insistant sur les reciprocities, Malinowski risquait de bas-culer dans un piège presque évolutionniste. En effet, on pourrait en déduire que si les Trobriandais (lisez : les « primitifs » en général) sont liés par des droits et devoirs réciproques, c’est parce qu’ils sont foncièrement des « êtres de groupe » complètement soumis à la col-lectivité. Non, de répondre Malinowski. Les Trobriandais ne sont liés par des reciprocities que parce que c’est dans leur intérêt personnel de le faire. En effet, si le mari n’accomplit pas son devoir (apporter de la nourriture à sa femme, par exemple), il en paiera le prix (elle ne cuisinera pas pour lui). Il y va donc de son intérêt personnel de s’ac-quitter de ses devoirs parce qu’il en tire un profit. Son calcul est donc tout à fait individualiste, de sorte qu’un individualisme foncier sous-

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tend les reciprocities et explique la cohésion sociale. La preuve ? C’est que, dès que quelqu’un trouve un moyen de se soustraire à ses devoirs sans en être pénalisé, il le fait ! En d’autres termes, Malinows-ki trouve chez les Trobriandais des cas de déviance, preuve ultime d’individualité, et un concept absolument impensable dans une pers-pective évolutionniste.

Dans tout cela, Malinowski ne s’en prend pas à l’évolutionnisme sous toutes ses manifestations, mais au thème dominant de sa recons-truction sociogénétique : l’absence d’individualité du primitif, pour en conclure en dernière analyse à une compréhension individualiste des racines de la sociabilité (théorie individualiste). On peut difficilement fonder sa réputation de fonctionnaliste sur ces démonstrations, qui toutes visent à faire ressortir les motivations individualistes des Tro-briandais, et le fondement individualiste de la cohésion dans les socié-tés les plus simples.

B. Le « fonctionnalisme de sens commun ».

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Il y a une autre façon dont Malinowski s’oppose à l’évolution-nisme. Rappelez-vous que, sur le plan méthodologique, l’évolution-nisme expliquait les institutions d’une société par référence aux insti-tutions d’un stade plus simple, qui aurait précédé la condition pré-sente ; nous avons appelé cela une explication « historiciste ». De son terrain trobriandais, Malinowski comprit fort bien qu’il est impossible de savoir ce qu’était la société trobriandaise il y a cent ans, voire cinq cent ans, de sorte qu’il lui apparaît purement utopique de vouloir re-construire la genèse d’une société qui n’a pas laissé de documents écrits, et la méthode historiciste est inutile dans ce type d’étude. Au lieu de comparer une société à une autre qui apparaît représenter un stade antécédent parce qu’elle a des institutions que l’on croit plus simple, Malinowski préconise d’étudier une société dans la synchro-nie, de l’étudier de l’intérieur, d’articuler ses différentes parties pour comprendre leur fonctionnement. Voilà bien un programme qui s’an-nonce fonctionnaliste.

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Il arrive à la même conclusion dans sa critique de l’anthropologie américaine de l’époque. La plupart des monographies américaines des premières décennies du siècle se présentaient en effet comme des « monographies à tiroir ». L’auteur y faisait un catalogue de pratiques culturelles - culture matérielle, économique, religions, croyances, mythes, mariage, vie familiale, et ainsi de suite - et écrivait un cha-pitre à propos de chacune de ces rubriques, sans chercher à les relier ensemble. Il ne faisait qu’énumérer les éléments qui composaient ces rubriques. Malinowski s’insurge de nouveau : on ne peut tout simple-ment découper et cataloguer. Il faut relier entre elles ces pratiques. Encore une fois, la même suggestion à saveur fonctionnaliste. Mais s’agit-il vraiment de fonctionnalisme ? On peut en douter.

Gérard Lenclud, dans l’entrée « Fonctionnaliste » du dictionnaire de Bonte et Izard 12, distingue l’analyse fonctionnelle des théories fonctionnalistes. « L’analyse fonctionnelle, écrit-il, consiste à traiter de tout fait social sous l’angle des relations qu’il entretient, dans la synchronie, avec d’autres faits sociaux à l’intérieur d’un ensemble qu’il n’est pas épistémologiquement nécessaire de penser comme en-tièrement structuré » (p. 286 - pour comprendre le contraste avec les théories fonctionnalistes, lire la suite, pp. 286-87). À en croire ce que je viens d’écrire, on pourrait donc conclure que la méthodologie des écrits ethnographiques de Malinowski est fonctionnelle, qu’il s’agit d’une analyse fonctionnelle et non d’une approche véritablement fonctionnaliste. Mais la question n’est pas aussi simple et, pour appré-cier pourquoi j’insiste sur la notion de « fonctionnalisme de sens com-mun » je vais prendre l’exemple des Argonautes. Regardez la table des matières, elle est des plus éloquentes. Ce qu’on découvre, ce n’est pas qu’« un fait social entretient des relations, dans la synchronie, avec d’autres faits sociaux dans un ensemble » mais, au contraire, l’idée (a) qu’une chose mène à l’autre et, (b) qu’on ne peut découper les différentes dimensions du social (comme le font les Américains) car tout phénomène participe simultanément de toutes ou de plusieurs dimensions.

De cette façon de penser, la table des matières des Argonautes montre bien les contours. À mesure que Malinowski pénètre la socié-té, il passe d’une chose à l’autre au fil des observations qui s’imposent

12 Pierre Bonte et Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthro-pologie, P.U.F., 1991.

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à lui. Il se promène, voit des cultivateurs, et parle d’agriculture, de la magie qui l’entoure et de la puissance de travail des indigènes. Il continue sa route, voit un couple dans une hutte, et dit un mot sur l’ar-chitecture, la collaboration dans la construction des huttes, et de la vie familiale. Mais il y a plus. Prenons l’exemple des pirogues. Il en voit la construction, la décrit. Mais la pirogue est également « bénie » par un fonctionnaire religieux, et il parle des rituels qui l’entourent. Puis de l’économique qu’elle implique. Et du fait que ce sont surtout des chefs qui peuvent se payer des pirogues. En résumé, à partir d’un élé-ment, soit la pirogue, il parlera de culture matérielle, d’esthétique, de religion, de parenté, d’économique et de politique. Qu’est-ce que cela signifie ? Non pas que les différents phénomènes sont reliés, mais plu-tôt qu’on ne peut les découper à l’Américaine. Le même phénomène n’appartient pas exclusivement au « tiroir » de la religion ou de la culture matérielle, mais participe simultanément à de multiples dimen-sions. Il est à la fois religieux, politique, parental, économique, et ainsi de suite. Ce qu’il dispute, en dernière analyse, c’est l’idée d’une dis-continuité dans la vie sociale. Or, l’analyse fonctionnelle suppose, de façon minimale, une certaine idée de rapports relativement systé-miques, donc une certaine discontinuité. Rien de cela chez Malinows-ki. Ce qu’on retrouve, au contraire, c’est l’idée d’enchevêtrement ou de compénétration de la vie sociale, l’idée que tout compénètre tout, que le religieux, le politique, l’économique traversent tous, ou presque tous les phénomènes sociaux. C’est pour cela que je parle de « fonc-tionnalisme de sens commun », et non d’analyse fonctionnelle ; Mali-nowski ne met pas l’accent sur les relations entre des phénomènes dissociés, mais sur l’enchevêtrement des multiples dimensions du so-cial et du culturel.

Néanmoins, ses œuvres ultérieures prendront une direction qui mè-nera à son testament fonctionnaliste. En effet, à partir de 1927, il exa-mine en détail les ramifications de la vie sexuelle à travers toutes les institutions et, en 1935, il en fait de même avec l’économique. L’idée d’enchevêtrement demeure, l’idée qu’une pratique centrale (vie sexuelle, production) a des ramifications dans tous les domaines de la vie sociale, mais ce qui ressort, c’est qu’il y a désormais des activités privilégiées. Nous n’en sommes pas à un fonctionnalisme, mais nous anticipons ce qu’il appellera son fonctionnalisme, et qu’il exprime dans toute sa force dans A Scientific Theory of Culture (1944).

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3. A Scientific Theory of Culture :son testament fonctionnaliste.

De cet ouvrage, je me limiterai à un résumé schématique. Aupara-vant, j’aimerais néanmoins souligner que ce livre, comme les écrits antérieurs de Malinowski, vise particulièrement le type d’anthropolo-gie pratiqué aux USA à l’époque où Malinowski écrivait, et surtout l’idée que l’unité minimale d’analyse serait l’« élément culturel » (nous verrons tout cela en détail lorsque nous parlerons de l’anthropo-logie américaine). Malinowski veut au contraire démontrer que l’unité minimale d’analyse de l’anthropologie n’est pas l’élément culturel, mais l’institution. Voici les étapes principales de sa thèse :

1) Toute société/culture doit résoudre un nombre de problèmes universels, qui découlent de la constitution organique de l’être humain.

2) La constitution organique de l’être humain, ainsi que l’environ-nement dans lequel il vit, constituent son « environnement pri-maire ».

3) Il y a certains impératifs (ou besoins) qu’impose cet environne-ment (nutrition, protection matérielle, reproduction, etc.), et que toute société doit satisfaire.

4) L’être humain doit accomplir certaines activités qui ont pour but (ou fonction) de satisfaire ces besoins.

5) Ces activités exigent une technologie et une organisation. Le comportement humain doit être « organisé » pour permettre la formation de groupes (l’association) nécessaires à l’exécution de ces activités communes.

6) Les individus qui s’associent pour exécuter ces tâches com-munes doivent se soumettre à des règles de conduite, ou normes, qui « organisent » leurs comportements en distribuant droits et devoirs, en instituant une division du travail, ainsi qu’en créant un ensemble d’idées et de valeurs (représentations) que les individus se donnent comme explication de leur associa-

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tion et de leurs comportements. En d’autres termes, un groupe quelconque (famille, lignage) n’explique pas son origine ou sa raison d’être par référence aux besoins primaires ou secondaires que ses activités satisfont ; les membres du groupe s’expliquent leur association (en une famille, ou un lignage) en termes de croyances qu’ils se créent eux-mêmes. On distinguera donc la charte du groupe - soit la fonction que les membres du groupe se reconnaissent eux-mêmes, ou l’explication consciente que se donnent les acteurs sociaux eux-mêmes - de la fonction réelle (et habituellement inconsciente, qui doit donc être découverte par l’ethnologue), de leur association.

7) L’ensemble des individus engagés dans une activité commune (de satisfaction d’un besoin), ainsi que leur organisation, leur charte, et leur technologie, forment une institution.

8) On peut donc définir la culture comme « un ensemble d’institu-tions, en partie autonomes, et en partie reliées les unes aux autres ».

Des énoncés précédents, on peut tirer les conclusions méthodolo-giques suivantes :

1) « On ne peut définir aucun élément, aucun ‘trait culturel’, au-cune coutume ou idée, sans les replacer dans leur contexte insti-tutionnel. » Les institutions sont donc les véritables « isolats » [unités minimales d’analyse] d’une « science de la culture ». L’anthropologie est donc un discours qui porte sur les institu-tions.

2) On ne peut comprendre la culture que comme un moyen visant à une fin, c’est-à-dire qu’on ne peut la comprendre qu’en termes « instrumentaux » ou fonctionnels. Pour être « fonction-nelle », une analyse culturelle (ou anthropologique) doit être en mesure de démontrer la manière dont les institutions satisfont des besoins universels.

3) Il faut toutefois distinguer divers types d’impératifs. Parce que la culture doit d’abord et avant tout satisfaire les besoins créés par l’environnement primaire, elle doit d’abord répondre à des

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« impératifs primaires », ou purement biologiques. En satisfai-sant ces besoins primaires par et à travers la culture, l’être hu-main crée toutefois un environnement secondaire, proprement culturel, qui engendre de nouveaux impératifs, soit des impéra-tifs instrumentaux (instrumental imperatives dans le texte) qui naissent de nouvelles activités telle l’économie, la politique ou l’éducation, et des impératifs d’intégration, parmi lesquels se rangent le savoir, la religion et la magie.

En résumé :

L’anthropologie est l’étude des institutions. Cette étude ne peut es-compter être scientifique que si elle s’inscrit dans le cadre d’une ap-proche fonctionnelle dans laquelle on doit distinguer, (a) les idées que les individus se font de leurs propres institutions (leur charte) de, (b) la « fonction réelle » de ces institutions, que devra découvrir l’ethno-logue, et qui se résume en dernière analyse à la satisfaction d’impéra-tifs primaires, instrumentaux et d’intégration.

C. Un testament fonctionnaliste ?

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Nous avons vu que du point de vue d’un fonctionnalisme pur et ri-goriste, l’analyse anthropologique (ou sociologique) doit se plier au « principe de clôture », n’expliquer le social que par référence à d’autres faits sociaux ; toute procédure contraire est réductionniste, et ne peut se réclamer du fonctionnalisme. Or, que fait Malinowski ? Deux choses différentes. En premier lieu, il explique une grande partie des institutions par rapport à des éléments extérieurs à la société, soit des impératifs d’ordre biologique ; dans cette perspective, son fonc-tionnalisme est donc réductionniste, ce qui équivaut à dire qu’il n’est pas fonctionnaliste, ou l’est de façon lâche, en contradiction flagrante du principe de clôture. Par contre, lorsqu’il traite des institutions qui répondent à des impératifs d’intégration, alors il les explique par réfé-rence à des exigences culturelles. Dans ce sens il se conforme au prin-cipe de clôture. En vérité les besoins primaires, leur nom l’indique, sont premiers sur le plan analytique ; les impératifs instrumentaux et

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d’intégration viennent ensuite. Au total, même dans ce testament dit fonctionnaliste, Malinowski contrevient aux principales exigences fonctionnalistes. Si on le dit « fonctionnaliste », c’est donc un peu par abus de langage. Il me semblerait plus apte d’inventer un terme diffé-rent pour expliquer le fait qu’il perçoit la Culture ou les institutions comme des moyens pour atteindre une fin. Certains ont parlé d’un « fonctionnalisme utilitariste », et malgré la contradiction, c’est peut-être là la meilleure description de sa Théorie scientifique de la culture 13

D. INTERMÈDE

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Avant de passer à Radcliffe-Brown, et en préparation de l’examen de la semaine prochaine, j’ai rassemblé, sous forme d’organigramme, les principaux axes que nous avons isolés jusqu’ici. Cela sera suivi d’un petit texte qui vous explique comment composer des examens à choix multiples. Les années précédentes, je faisais circuler ce texte après le premier examen, d’où la référence à Radcliffe-Brown. Mais même si nous n’avons pas encore étudié Radcliffe-Brown, le texte est assez explicite pour que vous puissiez en bénéficier tout autant.

13 J’ai déjà indiqué que ce livre est en fait un manuel et, à ce point de mon cours, j’inclus habituellement un examen intra-trimestriel. Comme outils de préparation de mes examens, qui sont tous des examens objectifs étant donné le nombre d’étudiants inscrits, j’ai inclus en annexe un organigramme des principaux concepts vus jusqu’ici, ainsi qu’une indication comment je prépare ces examens, pour que les étudiants puissent mieux s’y préparer.

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Principaux axespour l'étude des théories étudiées jusqu'ici

1. La théorie que vous étudiez porte-t-elle surtout

(a) sur les interactions entre individus (relations sociales) et la constitution de groupements humains ? - C'est alors une théorie d'anthropologie sociale.

(b) les valeurs, les croyances, l'éthos d'un peuple, l'attitude et les comporte-ments ? - C'est alors une théorie d'anthropologie culturelle.

Limitons-nous maintenant aux théories sociologiques et d'anthropologie so-ciale.

2. La théorie que vous étudiez présuppose-t-elle :

(a) que le tout (la société) n'est rien de plus que la somme de ses parties ? - Elle traite alors la société d'épiphénomène, suppose qu'il n'y a pas de lois (dans le sens scientifique du terme « loi ») qui gouvernent spécifiquement la société. On dira alors qu'il s'agit d'une théorie de type individualiste (ou d’individualisme méthodologique, d'action sociale, ou transactionna-liste ; ce sont tous des synonymes).

(b) que le tout (la société) est plus que la somme de ses parties ? Elle consi-dère alors la société comme un phénomène en soi, ou un phénomène sui generis et postule qu'il y a des lois propres au niveau social, qui ne sont pas réductibles aux lois psychologiques qui dictent le comportement des individus. On dira alors qu'il s'agit d'une théorie holiste, (ou de structure sociale, ou globaliste ; ce sont encore une fois tous des synonymes).

3. La théorie que vous étudiez présuppose-t-elle ?

(a) que c'est l'esprit humain, dans l'une quelconque de ses activités (rationali-té, crédulité, symbolisation, et ainsi de suite), qui est à la source de l'exis-tence de la société (ou de la sociabilité, ou de la solidarité, tous syno-nymes) ? - On dira qu'il s'agit d'une théorie idéaliste.

(b) que ce sont les conditions matérielles de l'existence (i.e. les exigences du corps) qui sont à la source de l'existence de la société (ou de la sociabilité, ou de la solidarité) ? - On dira qu'il s'agit d'une théorie matérialiste.

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4. La théorie que vous étudiez :

(a) fonde-t-elle l'existence de la société sur le partage des mêmes croyances et valeurs (donc sur le consensus) et relègue-t-elle le conflit au plan des phénomènes pathologiques ? - On dira alors qu'il s'agit d'une « théorie du consensus ».

(b) intègre-t-elle le conflit d'une façon ou d'une autre ? - On dira alors qu'il s'agit d'une « théorie du conflit ».

5. Supposons que vous étudiez une théorie holiste :

(a) intègre-t-elle le changement, surtout sous la forme d'évolution ? On dira alors qu'il s'agit d'une théorie holiste évolutionniste ou, dans le cadre du cours, d'une théorie « pré-fonctionnaliste ».

(b) néglige-t-elle le changement, surtout sous la forme d'évolution ? On dira alors que c'est une théorie fonctionnaliste. Elle sera également a-histo-rique (néglige l'histoire, ou les transformations internes à la société).

6. Supposons que vous étudiez une théorie évolutionniste quelconque :

(a) Ne fait-elle que décrire le mouvement de l'évolution ? Elle se borne alors à tracer une reconstruction phylogénétique.

(b) Explique-t-elle les mécanismes à la base de cette évolution ? Elle vous fournit alors une théorie de l'évolution.

7. Supposons que vous étudiez une théorie qui intègre la dimension du chan-gement (en tant qu'évolution ou non) :

(a) Considère-t-elle que la source des changements (ou de l'évolution) est in-terne à la société elle-même ? On parlera alors de facteurs endogènes.

(b) Considère-t-elle que la source des changements (ou de l'évolution) est ex-térieure à la société ? On parlera alors de facteurs exogènes.

8. Vous étudiez une théorie quelconque, individualiste ou holiste, idéaliste ou matérialiste, et ainsi de suite :

(a) Cherche-t-elle à imiter le modèle des sciences pures et édifier une science du social ? On la dira positiviste.

(b) Nie-t-elle que l'étude de la société (ou de la culture) puisse se modeler sur l'exemple des sciences pures ? On la dira non-positiviste.

9. Si la théorie que vous étudiez est fonctionnaliste :

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Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 71

Rappelez-vous qu'elle présuppose que seuls des phénomènes sociaux peuvent expliquer d'autres phénomènes sociaux. En ce sens, elle traite toute autre théorie qui postule autrement (donc toute théorie individualiste et matérialiste par définition) de réductionniste ; quant à elle, une théorie fonctionnaliste se perçoit comme non-réductionniste. Sur un plan méthodologique, elle doit se conformer au « principe de clôture ».

COMMENT COMPOSER UN EXAMEN OBJECTIF

Partons de l'élément suivant du texte (élément le plus simpliste) :

Vous lisez dans vos notes sur R-B : la réalité phénoménale, du point de vue de la science, se compose d'événements et de rapports entre ces événements. Je veux donc composer une question à partir de cet énoncé. J'ampute donc mon énoncé de ce que je veux voir apparaître dans la réponse, soit « rapports entre événements ». Je compose donc mon énoncé :

Question : Selon Radcliffe-Brown, les scientifiques définissent la réalité phéno-ménale comme une série d'événements et de :

À partir de ce moment, je décide que la réponse apparaîtra ou qu'elle n'apparaîtra pas, selon le degré de difficulté que je désire donner à la réponse. Supposons ici que je la fais apparaître comme premier élément (donc, question extraordinaire-ment facile !) :

(1) rapports entre ces événements ;

Il me reste alors à inventer toutes sortes d'autres réponses, certaines absurdes, mais la majorité qui vous forcent à distinguer cause et effet, à comprendre le sens de l'énoncé ou la logique d'un argument. Dans le cas qui nous concerne, j'ai déjà dit que la somme des actions et interactions de la vie sociale forme un processus. J'inclurai donc « processus » comme deuxième réponse possible :

(2) processus ;

De la même façon, je passerai en revue divers éléments que j'ai men-tionnés à propos de Radcliffe-Brown, même s'ils n'ont rien à voir avec l'énoncé. De mes notes, supposons que je récupère les notions suivantes :

(3) structure ;

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(4) systèmes ;

(5) tout ce qui précède.

J'ai alors composé une question.

Passons maintenant à une question un peu plus difficile, un exemple fondé sur une définition, mais à laquelle s'ajoute un raisonnement. Vous trouverez dans les notes sur Radcliffe-Brown que si on considère une dyade (une relation sociale entre deux personnes) comme le « système social minimal », alors il s'ensuit logi-quement que le « système social global » ne peut être que la somme de toutes les relations sociales dans une société donnée. Voilà donc des éléments avec lesquels composer une question (supposons que je veux voir apparaître la réponse en qua-trième position) ; j'invente alors toutes sortes d'énoncés qui mettent divers élé-ments bout à bout et vous forcent à cogiter un peu, et vous trouverez la question suivante, par exemple :

Question : Si l'on définit une dyade (relation sociale ou interpersonnelle) comme le « système social minimal », il s'ensuit logiquement :

(1) que le système social global ne peut se comprendre qu'à partir d'autres éléments sociaux ;

(2) que le système social global est structuré ;

(3) que le système social n'appartient pas à la réalité phénoménale ;

(4) que le système social global ne peut être que la somme de toutes les rela-tions sociales (ou dyades) dans une société donnée ;

(5) rien de ce qui précède.

Voilà comment se compose un examen comme celui que vous devrez « su-bir » bientôt. Composez-en, soumettez-les à vos camarades de classe et testez-vous les uns les autres. Si vous trouvez ce genre d'examen particulièrement diffi-cile, c'est la seule recette.

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III. A.R. RADCLIFFE-BROWN(1881-1955)

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J’ai déjà mentionné l’importance capitale de Radcliffe-Brown. Directe-ment, ou à travers ses disciples (dont Fortes en particulier), il a dominé l’anthropologie sociale britannique sur le plan théorique pendant la pre-mière moitié du siècle, et a repensé, tout en la prolongeant, la pensée de Durkheim. On peut dire qu’il fut le fonctionnaliste le plus pur et le plus rigoriste. Contemporain de Mali-nowski, il fut également son plus grand adversaire théorique, considé-rant que les théories malinowskiennes n’avaient aucun droit à l’épi-thète « fonctionnaliste ». On peut dire que si Malinowski domina l’an-thropologie sociale jusqu’à la Deuxième Guerre en tant qu’homme de terrain et d’ethnographe, Radcliffe-Brown régna en tant que théori-cien. On désigne du terme « fonctionnalisme structuraliste » le type de théorie et d’ethnologie qu’il préconisa. Il fut également d’une in-fluence tout aussi appréciable dans la professionnalisation de l’ethno-logie, créant des départements et des chaires à travers le monde.

Même si Radcliffe-Brown réalisa un travail de terrain de 1906 à 1908 dans les îles Andamans (îles à l’ouest de l’Inde) qui culmina dans la rédaction d’une monographie, The Andaman Islanders (1922), il demeura médiocre homme de terrain, tout comme le sera Lévi-Strauss. Tous les deux, éminents théoriciens, appartiennent à cette ca-tégorie d’ethnologues qu’on désigne du nom d’armchair anthropolo-gists (ethnologues qui ne quittent pas leur fauteuil ; ethnologues de ca-binet). C’est par ses solutions originales de problèmes ethnogra-phiques, tout autant que par ses écrits théoriques, que Radcliffe-

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Brown arriva à s’imposer. De son œuvre, nous n’aborderons que deux textes : tout d’abord un article célèbre, « The mother’s brother in South Africa », qui repense radicalement le problème de l’avunculat, ainsi que A Natural Science of Society. Ce dernier texte, publié en 1948, est fondé sur des notes utilisées pour un séminaire donné à Chi-cago en 1937. C’est une étude négligée, mais capitale pour com-prendre les fondements de sa vision de la science et sa compréhension de l’anthropologie.

1. « The mother’s brother in South Africa »(1924)

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L’avunculat désigne un ensemble de pratiques qui relient l’oncle maternel à son neveu utérin (le fils de sa soeur). Dans son article, Radcliffe-Brown utilise comme point départ, et comme cible, le tra-vail d’un certain Junod (missionnaire-ethnographe) sur les BaThonga d’Afrique du Sud. Là, Junod note, (1) Pendant toute sa vie, le neveu utérin est l’objet de la sollicitude toute particulière de son oncle ; (2) Lorsque le neveu est malade, le frère de la mère offre un sacrifice en sa faveur ; (3) Le neveu est autorisé à prendre de grandes libertés avec la frère de sa mère ; par exemple, il peut aller chez son oncle et man-ger la nourriture qui a été préparée pour ce dernier ; (4) Le neveu peut prétendre à une partie des biens du frère de sa mère et parfois à une de ses veuves quand celui-ci meurt. ; (5) Quand le frère de la mère offre un sacrifice à ses ancêtres, le fils de la sœur dérobe et consomme la portion de viande ou de bière offerte aux dieux. Il se lance alors dans une réflexion qui témoigne des principes de base de son fonctionna-lisme.

Sa critique s’adresse directement aux évolutionnistes. Les BaThon-ga qu’étudie Junod, par exemple, forment une société fortement patri-linéaire et patriarcale. Face aux pratiques bizarres de l’avunculat, Ju-nod ne peut trouver d’explication autre qu’évolutionniste : ces Ba-Thonga ont dû autrefois former une société matrilinéaire, et l’avuncu-lat en serait une survivance. Notons en passant que, dans les recons-

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tructions sociogénétiques évolutionnistes, la matrilinéarité précède toujours la patrilinéarité.

C’est contre ce type de raisonnement que Radcliffe-Brown se re-biffe. D’une part, Junod isole le phénomène (soit l’avunculat), et l’ex-plique à partir de conjectures sans fondement, puisqu’on ne possède aucune preuve que les BaThonga ont traversé un stade matrilinéaire. De plus, Radcliffe-Brown retrouve ces pratiques à l’autre bout du monde, notamment chez les Tonga des îles Friendly (Polynésie) ainsi que chez les Nama de Fiji. Que faire alors de ces autres cas sem-blables ? Car les trois sociétés (BaThonga, Tonga et Nama) sont toutes patrilinéaires et patriarcales, c’est-à-dire que l’enfant appartient au groupe de son père, que ce dernier a autorité sur ses enfants et que les enfants héritent selon la lignée mâle. Et toutes trois pratiquent l’avunculat. Invoquerons-nous un stade matrilinéaire à chaque fois que nous découvrirons cette combinaison ? Il n’en est pas question pour Radcliffe-Brown et, pour résoudre le problème, il énonce son principe méthodologique (fonctionnaliste) de base :

« Il est illusoire de penser que nous pouvons comprendre les institu-tions d’une société en les étudiant isolément, sans considérer les autres institutions avec lesquelles elles coexistent et doivent être mises en rela-tion. Aussi, je voudrais attirer votre l’attention sur la relation (italiques ajoutées) qui me paraît exister entre les coutumes relatives au frère de la mère et celles qui sont relatives à la sœur du père. » 14

Il découvre en effet que, « toutes les fois que nous constatons que le frère de la mère a une importance particulière, nous constatons qu’il en va de même de la sœur du père. La coutume d’après laquelle le fils de la sœur peut prendre des libertés à l’égard du frère de la mère semble être généralement accompagnée d’un devoir particulier de res-pect et d’obéissance à l’égard de la sœur du père. » (86) Radcliffe-Brown n’y voit pas le résultat d’un simple hasard ; ces deux pra-tiques, selon lui, sont corrélées, elles font système : « Cette corréla-tion (...) doit être prise en considération dans une explication des cou-

14 Radcliffe-Brown, “Le frère de la mère en Afrique du Sud’, in Radcliffe-Brown, Structure et fonction dans la société primitive, Les Éditions de Minuit, 1968, p. 86.

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tumes relatives au frère de la mère, car ces coutumes, liées entre elles, ne sont pas, selon moi, des institutions indépendantes, mais font partie d’un même système (italiques ajoutées) ; et aucune explication d’un élément du système ne peut être pertinente, si elle ne s’insère pas dans une analyse du système pris globalement. » (86-87)

Les idées-clés sont lancées : corrélation, système, mise en relation. Radcliffe-Brown cherchera ensuite à expliquer comment ces éléments sont ainsi reliés de façon systémique. Il note d’abord que la terminolo-gie de parenté de ces sociétés est classificatoire, que l’on désigne d’un même terme le père et ses frères d’une part, et la mère et ses sœurs d’autre part. Il en conclut donc à un principe sous-jacent qui sous-tend la classification terminologique des parents, soit l’équivalence des germains de même sexe. Puis, « là où le système de classification de la parenté atteint un haut degré de développement ou d’élaboration » (89), c’est-à-dire là où l’on découvre une plus grande extension de ce système classificatoire, il découvre un autre principe : « il consiste à élaborer des modèles pour le frère de la mère et la sœur du père en considérant le premier comme une sorte de mère masculine et le se-cond, comme une sorte de père féminin » (89). Cela transparaît quel-quefois dans le langage, comme chez les BaThonga, où le terme dési-gnant le frère de la mère se décompose en « père féminin ». On peut donc conclure que dans ces sociétés, le principe d’équivalence s’étend à tous les germains (frères et sœurs).

Radcliffe-Brown se demande alors, « peut-on... déduire du principe que je suggère ce que doivent être les modèles de comportement en-vers le frère de la mère et la sœur du père, dans une société patrili-néaire ? » (90) Pour y répondre, il doit passer par les comportements que l’on observe envers le père et la mère. Que découvre-t-il ? Que, dans les sociétés patrilinéaires sous étude, « le père est celui qui doit être obéi et respecté, et la mère, celle dont on attend tendresse et in-dulgence » (90) Selon le principe de l’équivalence des germains, la sœur du père devra être respectée et obéie, alors qu’on attendra indul-gence et protection du frère de la mère. Voilà donc l’explication, à la-quelle il ajoute un dernier élément, soit les rapports entre sexes. Dans les sociétés dites primitives, selon Radcliffe-Brown, seules les per-sonnes de même sexe « sont autorisées à entretenir des relations de complète familiarité » (90-1) ; les personnes de sexes différents entre-

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tiennent des rapports plus formels, de sorte que c’est le fils de la sœur, et non sa fille, qui a des rapports familiers avec le frère de sa mère. Ceci constitue le cœur de l’explication. Ensuite, Radcliffe-Brown di-gresse à propos des notions de « matriarcat » et de « patriarcat », et conclut que dans les sociétés fortement matrilinéaires on observe l’in-verse : le frère de la mère est craint et obéi (mais il ne dit rien à propos de la sœur du père dans ces sociétés). Puis, il cherche à étendre son explication aux ancêtres. Oublions ces derniers propos, ils ne font pas véritablement honneur à l’auteur. Ce qui demeure, ce qui était innova-teur et révolutionnaire, c’était la façon dont Radcliffe-Brown réalisait admirablement le programme de Durkheim (mieux que Durkheim lui-même !). Débutant par un phénomène social, il cherche à voir s’il n’est pas relié à d’autres faits sociaux avec lesquels il ferait système. Puis, ayant découvert une telle corrélation, il cherche dans d’autres phénomènes sociaux (terminologie de parenté, types de rapports aux parents) l’explication de la corrélation observée. En 1924, la démons-tration était brillante, et elle fit époque. Elle illustre une application du fonctionnalisme radcliffe-brownien à une pratique précise. Mainte-nant, passons aux grandes élaborations théoriques, formulées dans leur plus grand détail dans A Natural Science of Society.

2. A Natural Science of Society(ou NSS ; 1948) : un résumé

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J’ai déjà mentionné que Radcliffe-Brown se situait dans le sillage de Durkheim. Comme ce dernier quarante ans auparavant, il considé-rait que ses contemporains ne pratiquaient qu’une sorte de psycholo-gie sociale, lorsqu’ils ne sombraient pas dans l’erreur évolutionniste ou diffusionniste. Il partage donc le but de Durkheim, celui d’ériger une science du social, au sens fort, comme le titre de l’ouvrage le laisse entendre.

A Natural Science of Society est un livre ardu, mais il demeure le meilleur outil (a) pour saisir la conception radcliffe-brownienne de la science et d’une « science sociale », (b) pour comprendre son usage des termes « structure » et « fonction » (essentiels puisqu’on le dit

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« fonctionnaliste structuraliste », (c) pour mieux apprécier l’opposi-tion de Lévi-Strauss à Radcliffe-Brown et, enfin, (d) pour appréhender plus finement les différences principales entre les traditions anglaise et française.

Dans NSS, Radcliffe-Brown se pose trois « grandes » questions : (a) qu’est-ce que la science, et que fait-elle ? (b) qu’est-ce qu’un « système social » et, (c) que sera une « science du social » ?

A. Qu’est-ce que la science, et que fait-elle ?

La science, selon Radcliffe-Brown, consiste en un ensemble de propositions, ou particulières, ou générales (lois), portant sur une réa-lité phénoménale (la réalité qui parvient à notre conscience par l’inter-médiaire des sens ; dans cette tradition philosophique, un « phéno-mène » est quelque chose de perçu par les sens, et s’oppose à « nou-mène », (concept de la chose en soi, conçue comme au-delà de toute expérience possible) (Larousse Encyclopédique). Dans ce dernier cas, on parle de la « réalité nouménale »). De plus, selon lui, les scienti-fiques se démarquent des philosophes en ce que ces derniers conçoivent la réalité phénoménale en termes de « choses », de sub-stances et d’attributs ; pour les scientifiques, ces notions s’érigeraient en obstacles au savoir. La science ne percevrait pas la réalité en termes de « choses » mais en termes d’événements et de rapports entre ces événements. Puisque les propositions de la science portent sur des rapports entre événements, elles sont relationnelles. Elles ne disent pas l’essence, l’être profond des choses, mais se contentent d’établir des liaisons entre événements. On détecte encore, cent ans plus tard, l’influence de Comte.

Dans cette réalité phénoménale, les rapports entre événements sont de deux types, soit (1) des rapports spatio-temporels de liens réci-proques nécessaires (relationships of interconnectedness), ou (2) des rapports logiques ou mathématiques indépendants de l’espace et du temps. Pour Radcliffe-Brown, les rapports logiques ou mathématiques par excellence sont des simples rapports de similitudes et de diffé-rences, rapports qui définissent une classe (« classe » au sens de la lo-gique, élément d’une « classification » ; synonyme d’ensemble en

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théorie des ensembles. Ne pas confondre avec « classe sociale », qui relève de la sociologie). Des rapports de liens réciproques nécessaires (type a), par contre, définissent des systèmes. On peut résumer ainsi :

Classe ↓

Rapports de similitudes et diffé-rences (Comme ensemble en ma-thématiques)

Pas de rapports fonctionnels (n’est pas un tout, mais un simple agrégat)

Système ↓

Rapports de liens nécessaires ré-ciproques

Totalité intégrée

Définir une classe (naturelle) de systèmes naturels !

À la lumière de ces définitions il se repose la question : que fait la science ? Selon Radcliffe-Brown, la science (1) étudie des systèmes et, (2) elle généralise (découvre des lois ; rappelez-vous Comte encore une fois), c’est-à-dire qu’elle cherche à découvrir les propriétés que possèdent tous les systèmes semblables. À quoi cela mène-t-il ? À ce qu’il faille (a) circonscrire des systèmes qui correspondent le plus à ce qui est dans la nature et, (b) à classifier ensuite ces systèmes, pour pouvoir généraliser.

Mais qu’est-ce qu’un « système naturel » ? Qu’est-ce d’abord qu’un système ? Nous l’avons vu, c’est un ensemble de liens réci-proques nécessaires entre événements. Par conséquent, un système est donc réel, puisqu’il appartient à la réalité phénoménale. Par contre, en tant que « scientifiques » nous imprimons à la réalité des découpages qui sont le produit de notre esprit ; ces découpages, que nous conce-vons nous-mêmes comme des systèmes, sont relativement arbitraires puisque nous les créons. Nous nous retrouvons donc avec deux élé-ments, soit (1) les « systèmes » relativement arbitraires que notre es-

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prit impose à la réalité et, (2) les systèmes « réels » qui logent au cœur de la réalité même. Selon Radcliffe-Brown, nous obtenons sur un « système naturel » lorsque les deux ((a) et (b)) coïncident. Je cite (et traduis) :

« Un système naturel est une partie de la réalité phénoménale que nous avons découpée conceptuellement, qui consiste en un ensemble d’élé-ments en rapport les uns aux autres de façon telle qu’ils forment des touts qui cohérent de par leur nature (italiques ajoutées) »

Retraduisons. Radcliffe-Brown suppose que les systèmes relèvent de la réalité phénoménale. Imaginons-les comme une vérité cachée dans une boîte enveloppée de plusieurs couches de papier. Chaque couche représente un effort de notre esprit pour appréhender ce sys-tème inscrit dans la profondeur de la réalité. La première couche est par définition la plus distante de la vérité (cachée) mais, à mesure que nous les enlevons couche par couche, nous approchons de cette vérité. Finalement, nous ouvrons la boîte et découvrons ce système « natu-rel ». Prenons le système solaire. Au tout début, les être humains crurent la terre au centre de l’univers, et les planètes ainsi que les astres circulant tout autour. Puis vint Copernic, qui inversa les choses et supposa le soleil au centre de l’univers. Peu à peu, les astronomes s’aperçurent que le soleil n’est pas au centre de l’univers, mais seule-ment au centre du système solaire, et que notre galaxie contient des milliards de systèmes solaires ! On croyait alors que l’univers se com-posait d’une seule galaxie, la nôtre. Puis on se rendit compte qu’il n’en était pas ainsi et que notre galaxie n’en est qu’une parmi des cen-taines de milliards. À ce point de l’histoire (aujourd’hui), nous aurions enfin découvert LE « système naturel » en astronomie. Mais il faut comprendre qu’à chaque étape on croyait avoir découvert le système définitif mais, en réalité, on ne peut jamais savoir quand on a enfin dé-couvert LE « système naturel » ; l’important, c’est que Radcliffe-Brown y croyait.

Enfin, notons que, vu de l’intérieur, un système est un ensemble de relations réciproques. Que ce soit un atome, une cellule, un organisme ou le système solaire, ils sont reliés par des liens réciproques néces-saires. Mais, vus de l’extérieur, ils exhibent des rapports de simili-

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tudes et de différences. Par exemple, tous les atomes d’un élément donné (le fer, l’azote, l’oxygène, ou je ne sais quoi) sont semblables, lorsque perçus de l’extérieur. Même chose pour les cellules d’un même organe, ou d’un même tissu, ou pour les organismes (tous les caniches, tous les éléphants, et ainsi de suite). Par conséquent, pour Radcliffe-Brown, le but de la science est de définir une « classe (natu-relle) de systèmes naturels ». Nous avons donc une classe (naturelle) de systèmes naturels quand les éléments d’une classe sont des sys-tèmes naturels du même type. Il est alors possible de généraliser, c’est-à-dire, selon Radcliffe-Brown, de découvrir des lois.

De toute cette élaboration savante et alambiquée, retenons surtout les trois propositions suivantes : selon Radcliffe-Brown, (1) les sys-tèmes que notre esprit cherche à découvrir par approximations succes-sives sont inscrits dans la nature elle-même et la science doit affiner ses découpages conceptuels pour les cerner et les saisir ; (2) la science classifie (les systèmes semblables pour aboutir à une classe de sys-tèmes naturels, pour pouvoir généraliser) ; elle est donc taxinomique. Enfin, (3) la science généralise sur la base de classifications, dont elle cherche le dénominateur commun. Elle procède par conséquent par in-duction (elle va des faits aux généralisations, ou aux modèles). Voyons donc les implications de cette vision de la science pour l’an-thropologie sociale.

B. Qu’est-ce qu’un « système social » ?

Maintenant, comment isoler un système social ? Les systèmes, rap-pelons-nous, consistent en (a) événements et, (b) en rapports entre événements. Alors, quels sont les « événements » d’un système so-cial ? Ce sont les individus, mais considérés en tant qu’ensemble d’ « événements comportementaux » (behavioral events ou, tout sim-plement, « comportements » Mais attention ! Si nous étudions les rap-ports entre ces behavioral events à l’intérieur d’un individu, nous par-lons de sa personnalité et faisons de la psychologie. Pour éviter qu’un système social soit réductible à un système psychologique, les rap-ports entre ces événements doivent être des rapports entre individus, des rapports inter-individuels ou, plus précisément, interpersonnels (= des relations sociales ; ce sont tous des synonymes). Par voie de

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conséquence, il s’ensuit de cette définition que toute dyade (une dyade est une relation sociale entre deux individus seulement) est un système social ; ce serait en fait le « système social minimal ». Mais est-ce ain-si ? Est-ce que la simple interaction entre deux individus forme un système social ? Non, selon Radcliffe-Brown, car n’importe lequel cas d’interaction n’est pas un système. Pour qu’un rapport interpersonnel ait droit au titre de système social, il faut qu’il soit précisément « so-cial », c’est-à-dire, il faut qu’il y ait une communauté d’intérêts entre les divers individus impliqués dans l’interaction, un intérêt qui se tra-duit par un ajustement des comportements. Sans ajustement, sans inté-rêt commun, l’interaction serait a-sociale ; il y aurait conflit.

En d’autres termes, un système social exige une mesure de prévisi-bilité dans les rapports interpersonnels. Si les rapports étaient complè-tement imprévisibles, si l’on ne savait pas à quoi s’attendre lorsqu’on rencontre un individu, si l’on ne savait pas s’il allait nous injurier, nous agresser, nous cajoler ou nous saluer poliment, on l’éviterait et l’interaction n’aurait pas lieu. Or, qui dit prévisibilité dit régularité. Si je sais à quoi m’attendre lorsque je rencontre mon père, mon frère ou un collègue, le rapport est régulier, de sorte que prévisibilité et régula-rité sont complémentaires, et toutes deux nécessaires pour qu’une in-teraction soit sociale. Et quelle est la cause de cette régularité ? On ne peut certainement pas supposer qu’elle se trouve en ce qui est unique en nous, qu’elle résulte de nos caprices, ou de notre volonté indivi-duelle, raisonne Radcliffe-Brown. Si tout comportement relevait de la plus pure idiosyncrasie, si aucun individu ne respectait aucune cou-tume, on observerait un ensemble d’actes individuels mais point de rapport social. Pour tout dire, la régularité ne peut découler que du fait que les individus, dans leurs rapports avec d’autres individus, ad-mettent une certaine dose de conformité, acceptent des types de com-portements qui ne leur sont pas particuliers mais sont communs, col-lectifs, partagés par tous les membres de la société dont ils font partie. Dans La division du travail social, Durkheim avait baptisé « conscience collective » ce type d’idées et de comportements parta-gés. Rappelez-vous que ces représentations collectives étaient ex-ternes et contraignantes. Il en est de même chez Radcliffe-Brown, sauf qu’au lieu de parler « conscience collective » Radcliffe-Brown parle de normes. Mais ne nous illusionnons pas, il ne s’agit que d’un nom différent pour les mêmes produits. Des normes sont également des

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« représentations mentales collectives, externes et contraignantes ». En résumé, pour former un système social, des rapports interperson-nels doivent être régularisés, rendus prévisibles, et ils le sont grâce à la standardisation, ou la normalisation que leur imposent les normes. Pour répondre à notre question précédente, pour qu’une dyade forme un système social minimal, il faut que les comportements des indivi-dus en présence soient ainsi prévisibles et régularisés. Notons enfin que, pour Radcliffe-Brown, ce système, comme tout système, est réel, il existe dans la réalité phénoménale.

Rapports entre système et fonction

1. Premier sens du terme « fonction » (dans NSS) :

Nous avons désormais en main les principaux éléments pour com-prendre les deux grands concepts clés de la sociologie radcliffe-brow-nienne. De tout ce qui précède, il s’ensuit que, dans certaines circons-tances, les individus se comportent de façon unique ; ils agissent alors en tant qu’individus. Dans d’autres situations, par contre (toujours dans le contexte d’interactions), une partie de leur comportement n’est pas unique, singulière, mais est partagée par tous les individus en in-teraction. Cet élément commun, partagé, Radcliffe-Brown le dé-nomme la structure du rapport, ou de la relations sociale (interaction entre deux individus = dyade = rapport interpersonnel = rapport so-cial = relation sociale). En d’autres termes, la « structure », c’est l’élément social du rapport.

De plus, si la dyade est le système social minimal, il s’ensuit selon Radcliffe-Brown que la somme des dyades, ou rapports sociaux, com-pose le système social global. Ceci nous permet de comprendre le pre-mier sens que Radcliffe-Brown donne au terme « fonction ».

Ce que l’ethnologue note quand il va sur le terrain, selon Radcliffe-Brown, c’est l’ensemble observable d’actions et d’interactions. C’est ce qui se passe à tout moment, c’est le tissu même de la vie sociale, et Radcliffe-Brown en parle comme d’un processus (un processus, par définition, s’écoule à travers le temps). Simultanément, une « struc-ture » (= élément régulier, partagé) relie ces événements et assure

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qu’il y a précisément vie sociale. Sans structure, aucune vie sociale possible, puisqu’il n’y aurait aucune communauté d’intérêt, aucune ré-gularité dans les rapports. D’autre part, sans interactions, sans rapports sociaux, sans le flot continu de la vie sociale, aucune structure ne pourrait voir le jour. En d’autres termes, si les individus n’interagis-saient jamais, ils ne pourraient créer une communauté d’intérêt, un élément partagé et standardisé, et aucune structure ne pourrait appa-raître. Les processus interactifs (la vie sociale) et la structure qui les régularise ne sont que deux faces d’une même réalité ; ils sont empiri-quement inséparables. Ceci nous mène directement au premier sens du terme « fonction » chez Radcliffe-Brown, qu’on retrouve surtout dans NSS.

Ce sens est plutôt simpliste. « Fonction » suggère « fonctionne-ment », d’où la conclusion un peu tautologique : la fonction d’une pratique sociale, c’est ce qu’elle contribue au fonctionnement de la so-ciété ! Or, la société ne peut fonctionner sans actions et interactions, c’est-à-dire sans vie sociale. Par voie de conséquence, dans la mesure où elle contribue à la vie sociale, c’est-à-dire dans la mesure où elle intensifie le processus des actions et des interactions qui définissent cette vie sociale, permettant ainsi la continuité de la structure, on ob-tient la « fonction » d’une pratique. Prenons un rituel, par exemple. Dans la mesure où il rassemble des individus qui vivaient dispersés, intensifiant par le fait même le nombre et l’intensité de leurs interac-tions et réaffirmant la structure de leurs rapports (leurs normes), ce ri-tuel contribue au fonctionnement de la société ; c’est sa fonction. Comme je l’ai dit, ce premier sens est plutôt simpliste et, à ma connaissance, ne se retrouve que dans NSS.

2. Deuxième sens du terme « fonction ».

Il est à noter que ce deuxième sens n’a aucun rapport avec le pre-mier ! Dans d’autres contextes, dans d’autres écrits, Radcliffe-Brown ignore complètement les définitions de A Natural Science of Society et postule que la société est un système social (une totalité intégrée, dont les parties sont reliées entre elles de façon telle que des changements dans l’une entraîne des changements dans toutes les autres), et que ce système est formé de quatre sous-systèmes, soit le système de parenté,

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le système politique, le système économique et la religion. Dans ce contexte, la « structure sociale » est le modèle (aucune définition pré-cise du terme donnée) des rapports entre ces quatre sous-systèmes, et la « fonction » est le rôle que joue une institution dans le maintien du système social global. Prenons un exemple, soit l’existence de cultes des ancêtres dans certaines sociétés. En soi, ce culte appartient au sous-système religieux. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. En géné-ral, les véritables cultes des ancêtres se retrouvent surtout dans des so-ciétés gérontocratiques, où les aînés « gouvernent » parce qu’ils sont les plus proches des ancêtres. Ce culte sert ainsi de légitimation au sous-système politique. De plus, le culte des ancêtres est enraciné dans des généalogies ancestrales, et les ancêtres veillent au bien-être de leurs descendants ; de cette façon, le culte des ancêtres est directe-ment relié au système de parenté. Enfin, lors de ces cultes, on sacrifie des animaux dont on redistribue la viande aux participants, une activi-té de type économique. Au total, par la façon dont le culte des an-cêtres, participant du sous-système religieux, est simultanément relié aux trois autres sous-systèmes qu’il contribue à articuler, il maintient solidement les quatre sous-systèmes, contribuant ainsi au bon fonc-tionnement du système social global. C’est le deuxième sens du terme. Nous pouvons maintenant passer à la troisième grande question :

C. Que sera une « science sociale » ?

On a défini le système social minimal et le système social global (premier sens), et nous pouvons désormais passer au projet radcliffe-brownien, celui d’accomplir une science naturelle de la société. Pour cela, il faudra définir une classe naturelle des systèmes sociaux. Com-ment s’y prendre ? Il ne donne aucune réponse dans son livre, et il faut extrapoler. Le résultat, soit dit en passant, est méthodologique-ment impossible ! C’est néanmoins la méthodologie qui découle logi-quement de ses prémisses, et contre laquelle se situera Lévi-Strauss.

Dans une première étape, il nous faudrait identifier la structure d’un rapport (époux-épouse, père-fils, père-fille, mère-fils, etc.). On classifierait ainsi tous les rapports qui se ressemblent. On observerait par exemple deux individus en interaction plusieurs fois, et on noterait un élément répétitif, régulier à leur rapport. On apprendrait ensuite

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qu’ils sont père et fils. On observerait ensuite divers rapports entre père et fils à d’autres moments, et on discernerait également un élé-ment régulier à leur interaction. Après plusieurs observations sur une longue période de temps, on aurait ainsi obtenu l’élément constant, ré-gulier du rapport, c’est-à-dire sa structure. Mais ce n’est qu’un début. On peut élargir ou raffiner notre classification en multipliant le nombre d’attributs. On s’aperçoit que les pères sont aussi maris, fils, frères, et ainsi de suite. À partir de là, on peut définir la classe de tous les rapports sociaux fondés sur la parenté. On détectera peut-être que ces rapports entretiennent entre eux des liens systémiques, que tous les individus qui agissent de telle ou telle façon en tant que pères agissent de telle ou telle façon en tant que maris, que frères, et ainsi de suite, ce qui révélera la structure du sous-système de parenté. On répé-tera la même procédure avec les systèmes politique, économique et re-ligieux, et le modèle des liaisons qui articulent ces quatre sous-sys-tèmes décrira la structure sociale du système social global.

Avant d’aller plus loin, remarquons un fait important. Puisque la structure appartient à la réalité phénoménale, une description de cette structure, qu’on appellera « modèle », est une description de quelque chose de réel, qui loge dans la réalité elle-même, et qu’on peut abs-traire par un processus d’abstraction graduelle de dénominateurs com-muns, c’est-à-dire par un processus d’induction progressive. Exami-nons donc comment ce processus d’induction s’étend au-delà d’une société particulière.

Après avoir rassemblé les divers sous-systèmes sous le système so-cial global et en avoir décrit la structure, l’ethnologue peut désormais commencer le travail de généralisation proprement dit ; en d’autres termes, il peut commencer à définir une classe naturelle. Comme nous l’avons vu, pour ce faire, il devra se fonder sur les similitudes. Suppo-sons que la première société qu’il a étudiée était une société austra-lienne à groupes de descendance patrilinéaires. Il sélectionnera alors toutes les autres sociétés aborigènes australiennes à groupes de des-cendance patrilinéaire et en extraira le dénominateur commun, soit les caractéristiques qu’elles partagent toutes, ce qui lui permettra de géné-raliser à toutes les sociétés australiennes à groupes de descendance pa-trilinéaire. Selon Radcliffe-Brown, cette généralisation révélera une « loi » (scientifique). L’ethnologue répétera le même exercice avec les sociétés patrilinéaires polynésiennes, puis mélanésiennes, puis micro-

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nésiennes ; cela lui donnera une classe plus vaste, dont il abstraira en-core une fois les éléments communs, rendant possible l’élaboration d’un modèle plus abstrait, donc plus général, soit celui des sociétés patrilinéaires du Pacifique. On peut ainsi continuer indéfiniment.

De tout ceci, l’essentiel à retenir se résume aux points suivants : (a) la structure (ainsi que le système) appartiennent à la réalité phénomé-nale. Donc, une description de la structure (un modèle de la société) est une description de quelque chose qui existe dans la réalité ; (b) la méthodologie radcliffe-brownienne consiste à classifier les sociétés pour généraliser en extrayant le dénominateur commun des sociétés ainsi rassemblées en une même classe « naturelle » ; sa méthode est donc taxinomique (se fonde sur des classifications) et inductive (ex-trait des généralisations à partir d’une vaste collection de faits). En dernière analyse, ce sont les éléments fondamentaux à retenir pour comprendre l’approche de Lévi-Strauss.

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Première partie.Survol de l’anthropologie sociale

(anglaise puis française)

VERSLE STRUCTURALISME:

L’ANTHROPOLOGIEFRANÇAISE

I. DURKHEIM À NOUVEAU

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En quittant le fonctionnalisme, je laisse derrière l’anthropologie sociale anglaise. Bien sûr, l’anthropologie sociale britannique de la première moitié du siècle ne se résume pas au fonctionnalisme. En fait, Malinowski laissa sa marque principale sur les théories individua-listes, d’abord à travers les travaux de Ray-mond Firth sur Tikopia, puis même ceux d’Ed-mund Leach (avant sa conversion au structuralisme de type lévi-straussien) et de Fredrik Barth, les principaux « géants » de la théorie individualiste. Les années 1960 en Angleterre virent le déclin du fonc-tionnalisme structuraliste et la montée des théories individualistes, structuralistes et pseudo marxistes. Mais il n’en demeure pas moins que personne après Radcliffe-Brown n’atteignit sa renommée et son influence sur le plan théorique. Certains, comme Leach, connurent

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une célébrité égale mais ne laissèrent aucune marque théorique pré-cise (sauf indirectement, celle de Lévi-Strauss). Donc, je laisse de côté le fonctionnalisme structuraliste pour prendre la route du structura-lisme lévi-straussien, et cela nous ramène au « deuxième Durkheim », le Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Puisque nous nous sommes déjà longuement attardés sur les premières œuvres de Durkheim je me contenterai de résumer très brièvement les principales thèses de cet ouvrage, et de souligner en quoi il annonçait les développements ultérieurs en ethnologie française.

Tout d’abord, quel est le but du livre ? Fidèle à lui-même, Dur-kheim cherche dans Les formes élémentaires à accomplir une analyse sociologique de la religion. Pour en mesurer toutes les implications, il faut avoir bien assimilé le premier Durkheim car, d’après Les règles de la méthode sociologique, la condition première d’une telle analyse est de traiter la religion comme un fait social. Qu’est-ce que cela im-plique ? Toujours dans la même logique des premières œuvres, cela exige d’abord de définir la religion comme une réalité sociale auto-nome, qu’on ne peut réduire à des paramètres psychologiques ou bio-logiques (donc, lui reconnaître un caractère irréductible). Durkheim recense alors dans le détail toutes les théories de l’époque et conclut que toutes réduisent la religion à de la psychologie, sous une forme ou l’autre. D’aucuns la traitent comme le résultat d’une pensée non ra-tionnelle, ou comme une forme de pensée prélogique ; d’autres la disent découler de l’expérience humaine des rêves, alors que certains l’expliquent comme une réponse à notre anxiété devant la mort. Bref, toutes ces explications la ramènent à une question de fausse logique, ou à l’extension de sentiments divers. On la réduit ainsi à n’être qu’un épiphénomène de nos processus mentaux et, ce faisant, on ne peut sai-sir son caractère social, selon Durkheim. Que faut-il donc faire pour appréhender ce caractère social ? Toujours dans la même logique dur-kheimienne, il faut lui reconnaître un caractère objectif, c’est-à-dire externe et contraignant.

Comment alors élucider le caractère contraignant de la religion ? Les choses se compliquent dès le départ car, après une analyse dé-taillée des phénomènes religieux, Durkheim remarque que la religion se compose de deux principaux types de phénomènes, soit les rites et les croyances. Or, de raisonner Durkheim, les rites ne sont qu’une mise en scène des croyances. Prenons le rituel de la messe dans le ca-

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tholicisme. On ne peut rien y comprendre si l’on ne connaît pas tout le bagage de croyances qui sous-tendent ces rites, en particulier la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Il faut donc entamer l’analyse par la question suivante : comment les croyances peuvent-elles être contrai-gnantes ?

L’analyse des croyances l’amène à découvrir un phénomène reli-gieux universel, qu’il postule être l’essence même de toute croyance religieuse, notamment le fait que toutes les religions, selon lui, classi-fient l’univers qui les entoure en éléments sacrés et profanes. Mais il va plus loin. Il conclut de son analyse que la notion de « sacré » est première, et celle de « profane » purement résiduelle : est profane tout simplement ce qui n’est pas sacré.

Ce constat l’incite à pousser son raisonnement beaucoup plus avant. Il apparaîtrait donc que toute religion nous force à classifier l’univers en catégories bipartites (sacré/profane). La religion serait donc à la source de nos catégories mentales elles-mêmes. La thèse était fort ambitieuse et, pour la comprendre, il sied de la situer som-mairement dans le cadre des débats philosophiques sur la nature de la connaissance. Certains postulaient que nous naissons avec un cerveau « vierge », pour ainsi dire. Sur cette matrice vierge viendraient s’im-primer des intrants sensoriels. Nous n’aurions par exemple aucune ca-tégorie mentale de temps, d’espace ou de causalité. Mais nos sens, pour ne prendre qu’un exemple, enregistreraient d’une part de gros nuages noirs, puis de la pluie. Après maintes observations ainsi impri-mées dans notre cerveau, nous établirions un lien de cause à effet. Et de même pour le temps et l’espace. Le célèbre philosophe Emmanuel KANT transforma complètement cette thèse en affirmant que l’ordre que nous percevons, ou plus spécifiquement les catégories de temps, d’espace et de causalité, entre autres, sont inscrites dans notre cerveau lui-même. C’est le cerveau humain qui projette sur le monde extérieur ses propres catégories. Ou, plus précisément, notre cerveau est struc-turé de façon telle à ce que tous nos intrants sensoriels sont automati-quement traités selon ces catégories fondamentales de la pensée. Cela ne nous dit pas si l’univers extérieur (ou phénoménal, c’est-à-dire ce-lui qui parvient à notre connaissance par le biais des sens) est intrinsè-quement structuré. Il peut l’être ou ne pas l’être mais, selon Kant, nous ne pouvons penser et connaître si notre cerveau n’est pas prépro-grammé, pour ainsi dire, à traiter les impressions de nos sens de façon

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structurée. Dans ce débat plus que séculaire, Durkheim tenta d’élabo-rer une nouvelle position : les catégories fondamentales de la pensée ne seraient pas pré-inscrites dans la structure même de notre cerveau, mais nous seraient imposées par la religion, et c’est ainsi que la reli-gion (par les croyances) serait contraignante 15. Mais comment ?

Pour y répondre, Durkheim se tourna vers la religion des abori-gènes australiens (toujours perçus comme les plus « primitifs », donc les sujets idéaux pour toute étude des « formes élémentaires » de quoi que ce soit). Chez ces aborigènes il découvre une pratique religieuse dominante, soit le totémisme. Par voie de conséquence, le totémisme devait représenter la forme la plus élémentaire de la vie religieuse, et donc celle à partir de laquelle toute réflexion sociologique sur la reli-gion devait commencer.

Or, qu’est-ce que le totémisme ? Tout d’abord, en 1912, et dans le cas des aborigènes australiens, il s’agissait d’une part d’une croyance de la part des membres d’un même clan d’être issus d’un ancêtre ani-mal (le kangourou, le corbeau, je ne sais quoi). Cet animal était donc déclaré « sacré » ; on devait éviter à tout prix de le tuer, et il était in-terdit de manger sa chair. De plus, les rituels mettaient en scène cer-taines croyances à propos de cet animal totémique et, dans ces rituels, l’animal était représenté par une sculpture, par des danses, des chants, et ainsi de suite. Mais en quoi le totémisme peut-il nous informer de la façon dont la religion imprime à notre esprit les catégories fondamen-tales de la pensée ?

Durkheim note d’abord que, chez les aborigènes australiens, chaque clan a son totem. Prenons le kangourou, par exemple. Certains clans se diront issus du kangourou, et célébrerons des rituels en son honneur. Mais, de remarquer Durkheim, nous devons toutefois distin-guer le kangourou comme animal, et le totem, qui en est la représen-tation (en sculpture, danses ou autres formes d’expression). Le kan-gourou est donc l’animal sacré de ce clan, et le totem, la représenta-tion du sacré. Et, dans ces rituels, que vénère-t-on, en fait ? On vénère

15 Durkheim voulait ainsi donner une réponse sociologique à une question philosophique, mais sans succès, car la thèse est tautologique. En effet, nous verrons que derrière la religion se profile la société, et la société ne peut que se composer d’individus qui pensent leur univers en termes de sacré et pro-fane. D’où la nécessité que cette catégorisation soit inscrite dans le cerveau humain.

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le totem ! On peut toucher un kangourou mais c’est le totem qui est l’objet de cultes, et qu’on ne peut approcher qu’avec d’extrêmes pré-cautions rituelles. Seuls des hommes adultes peuvent prendre part aux rituels totémiques. Si une femme ou un étranger en était témoin, il était tué sur-le-champ. En d’autres termes, le totem n’est pas une simple représentation du sacré ; il est en fait plus sacré que l’animal lui-même. Mais pourquoi ?

Si la représentation (le totem) est plus sacrée que l’animal lui-même (le kangourou), de raisonner Durkheim, il s’ensuit que le sacré n’est pas une propriété intrinsèque de certaines choses, ou de certains animaux. Il n’y a rien, dans la nature même du kangourou, qui le rende sacré. Ce n’est donc pas l’animal qui, en soi, est sacré, de sorte qu’il ne faut pas chercher la source du sacré dans les choses dites sa-crées, mais dans leurs représentations. Le sacré est donc quelque chose d’ajouté aux objets, au monde extérieur. Une question surgit alors : qu’est-ce qui est ajouté ?

Nous avons déjà dit que chaque clan dans un groupe aborigène australien possédait son propre totem. En y réfléchissant, Durkheim en arriva à la conclusion suivante : si chaque clan possède son totem, il s’ensuit que les totems (donc, les représentations) ne font que reflé-ter l’organisation sociale, ce qui le mena tout droit à la thèse centrale de son livre : dans la religion, c’est la société qui se représente à elle-même, sans s’en rendre compte. En d’autres termes, la religion n’est qu’une représentation voilée que la société a d’elle-même ; la société ne se vénère pas en tant que société, ce serait pratiquement absurde. Elle apparaît donc aux individus sous le masque de la religion, de sorte qu’à travers la religion la société se vénère elle-même, mais à son insu.

Cela, selon Durkheim, expliquerait le caractère contraignant de la religion (toujours en tant qu’ensemble de croyances ; nous viendrons aux rites plus tard). En effet, si la religion impose des catégories (telle la distinction sacré/profane) c’est, derrière elle, la société elle-même qui le fait puisque la religion n’est rien d’autre que la façon dont la so-ciété se perçoit elle-même. Or, nous avons vu que pour Durkheim la société est une entité réelle, qui transcende les individus (elle est su-pra-individuelle) ; si tel est le cas, elle ne peut se donner d’elle-même qu’une image transcendante. Le sacré, c’est donc la société qui se vé-nère elle-même, qui vient se déposer dans des êtres (les divinités, les

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totems, et ainsi de suite) qu’elle déclare transcendants et qu’elle ho-nore. Si la religion parle de divinités, - c’est-à-dire d’êtres qui sont, par définition, transcendants - et si ses vérités sont transcendantes c’est parce que, derrière elle, c’est la société (transcendante) qui se re-présente inconsciemment à elle-même. Bref, derrière la religion, c’est en dernière analyse la société qui imprime les catégories fondamen-tales de la pensée. C’était là sa réponse sociologique au problème phi-losophique que nous avons brièvement mentionné (voir note 15).

C’est donc ainsi que les croyances contraignent. Nous avons vu néanmoins que la religion se compose de croyances et de rites. Alors, comment se manifeste la contrainte qu’exercent les rituels ? Cette question nous renvoie au premier Durkheim. Les rites sont aux croyances, selon Durkheim, ce que l’action est à la pensée. En effet, les rituels s’expriment par des gestes, par des comportements. Dans un rituel, on fait quelque chose alors qu’à travers les croyances, on pense quelque chose. Et les rituels contraignent parce que, encore une fois, c’est la société qui à travers eux dicte les comportements. Comment ? Parce que les rituels rassemblent des individus qui, la plupart du temps, vivent séparés. En les regroupant en un même endroit, au même moment, le rituel multiplie leurs interactions. Puisqu’ils inter-agissent plus, selon Durkheim, leur conscience collective en est ravi-vée, et elle insuffle à son tour une vie nouvelle aux représentations collectives (valeurs, codes de conduite) à la source de leur solidarité. Par conséquent, en intensifiant les représentations collectives (qui contraignent les comportements, puisque ces représentations collec-tives ne sont autres que les faits sociaux des Règles de la méthode so-ciologique, qui sont externes et contraignants. De cette façon, la so-ciété assujettit les comportements par le biais des rituels.

On ne saurait surestimer l’importance de cette distinction. Elle de-meure encore un peu nébuleuse dans l’ouvrage de 1912, mais on peut en rétrospective en mesurer l’impact. En dissociant la contrainte que la société exerce, d’une part par l’intermédiaire des croyances et, d’autre part, par le biais des rites, Durkheim annonçait une rupture qui, mieux que nulle autre, résume les différences principales entre les ethnologies anglaise (fonctionnaliste structuraliste) et française (struc-turalisme cognitif de Lévi-Strauss). Reprenons les éléments princi-

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paux : la société contraint l’individu, mais de deux façons radicale-ment différentes :

1) Par les rites, elle agit sur les comportements (on dira qu’elle les organise) et ce, elle l’accomplit en revivifiant les règles de conduite (les représentations de la conscience collective, ou re-présentations collectives). De cette façon, elle régit l’aspect normatif du social.

2) Par les croyances, elle agit sur la pensée (on dira qu’elle la structure) et ce, elle l’accomplit en définissant les catégories fondamentales auxquelles doit se plier toute pensée. De cette façon, elle régit l’aspect taxinomique (classificatoire) du social.

Malheureusement, on ignore trop souvent la distinction entre nor-matif et taxinomique, essentielle à toute compréhension des ethnolo-gies anglaise et française. Elle est cependant fondamentale car normes et classifications renvoient à deux dimensions radicalement diffé-rentes du social. J’expliquerai pourquoi on les confond mais, avant de passer à cette explication, je soulignerai leurs différences.

À part quelques organismes fort peu évolués, pratiquement dépour-vus de cerveau, on peut presque affirmer que tout organisme doué d’un cerveau classifie. Prenons un crabe. Son cerveau est déjà capable d’activités taxinomiques. Il distingue les crabes des non-crabes, les crabes mâles des femelles, les crabes plus gros des plus petits, les proies des prédateurs, et ainsi de suite. Donc, dans l’échelle des orga-nismes, l’aptitude à la taxinomie apparaît dès les formes les plus pri-mitives. Mais il n’en pas ainsi de l’aspect normatif ; le normatif, c’est ce qui a trait aux règles qui gouvernent le comportement en société. Dans n’importe laquelle société ? Dans la mesure où les ethnologues s’entendent que seule la société humaine connaît des règles de conduite, on peut conclure que le normatif est unique aux sociétés hu-maines.

Reprenons ces deux dimensions. D’une part le cerveau humain, dans la mesure où il classifie l’univers qui l’entoure, exécute une acti-vité classificatoire, ou taxinomique. C’est un aspect de toute société.

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Nous catégorisons tous les individus selon le genre, selon des critères esthétiques (beau/laid, gros/mince, grand/petit), selon l’âge (vieux/jeune), selon la génération, selon la position généalogique, selon des critères socio-économiques (riches/pauvres), et ainsi de suite selon des centaines, sinon des milliers de critères. Par ailleurs, même si nous connaissons les catégories sociales que définit une population, cela ne nous renseigne en rien sur la façon dont ses membres se conduisent envers ces catégories de personnes. Ils peuvent apprécier les per-sonnes grasses et mépriser les minces, être pleins de sollicitude envers les pauvres ou les conspuer. Bref une taxonomie ne nous permet ja-mais de déduire un système normatif. Une taxonomie est une taxono-mie, un point c’est tout. C’est un point de départ dans l’analyse, mais un point de départ muet si on veut connaître les comportements qu’on attend des gens. Pour connaître les règles de conduite, comprendre l’aspect normatif, il faut demander aux gens comment on s’attend à ce qu’ils agissent, observer des comportements, et ainsi de suite. En d’autres termes, on ne peut appréhender le normatif que directement, en tant que système normatif. Mais là surgit la confusion : tout sys-tème normatif présuppose une classification. Si dans une société on m’informe qu’il faut respecter les aînés, cela présuppose qu’on dis-tingue les aînés des cadets ; de la même façon, si je prends note de la façon dont les gens disent qu’on doit se comporter envers les hommes et les femmes, cela présuppose encore une fois une classification entre hommes et femmes. En un mot, tout système normatif est construit sur des classifications sociales. On peut résumer de la façon schématique suivante :

Taxinomique → Normatif

Normatif → Taxinomique

On peut lire ce petit tableau comme suit : à partir d’une classifica-tion sociale donnée, on ne peut rien déduire à propos de l’aspect nor-matif de cette société mais, à partir des règles de conduite, on peut in-férer une classification sociale. D’où la nécessité d’une séparation conceptuelle et analytique des deux dimensions, ce que l’ouvrage de Durkheim annonce. Sautons provisoirement les étapes et mentionnons

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tout simplement que le fonctionnalisme structuraliste de Radcliffe-Brown isole l’aspect normatif du social, alors que la tradition fran-çaise insistera sur l’aspect classificatoire (et plus tard symbolique ; on pourrait subsumer les deux sous le concept de « cognitif »). On peut résumer ces distinctions dans le schéma suivant :

La société contraint, mais de deux façons :

Par les rites Par les croyances

Elle contraint les comportements (elle les organise)

Elle contraint la pensée(elle la structure)

En revivifiant les règles de conduite (représentations collec-tives)

En définissant les catégories aux-quelles doit se plier toute pensée

Représente l’aspect normatif du social

Représente l’aspect taxinomique du social

Tradition fonctionnaliste structu-raliste (Radcliffe-Brown)

Annonce le structuralisme de Lé-vi-Strauss

« Normatif » : qui a trait aux règles de conduite qui gouvernent le comportement humain en société

« Taxinomique » : qui a trait à la façon dont notre esprit catégorise/classifie le monde extérieur.

Distinctions fondamentales amorcées dansLes formes élémentaires de la vie religieuse

C’est à l’intérieur de ces distinctions, surtout si l’on élargit l’aspect taxinomique à l’aspect cognitif du social, que vient s’insérer l’œuvre de Marcel Mauss.

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II. MARCEL MAUSS (1872-1950)

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Après Durkheim et avant Lévi-Strauss, ce sera Marcel Mauss, neveu de Durkheim, qui dominera l’ethnologie française de 1925 à 1950. Comme le note Jean Jamin dans sa courte notice biographique 16, « considéré comme l’un des principaux théoriciens de l’anthro-pologie française, Mauss n’a jamais écrit un seul livre où se seraient trouvées exposées les lignes directrices de sa pensée. Considéré également comme le principal inspirateur des enquêtes ethnographiques de l’anthropologie française, Mauss n’est jamais allé sur le terrain. » (458) Spécialiste de l’histoire des religions, polyglotte et sensible aux rapports entre repré-sentations et langage, Mauss écrivit sur une multitude de sujets mais il est demeuré surtout célèbre par son Essai sur le don (1924), ouvrage dans lequel il élabore sa notion centrale de « fait social total ». C’est néanmoins par ses thèses sur l’échange qu’il nous est particulièrement estimable dans le cadre de ce cours, car elles font en quelque sorte le pont entre la pensée de Durkheim et celle de Lévi-Strauss. Comme plusieurs de ses œuvres l’Essai sur le don a quelque chose d’inachevé, de labyrinthique même, mais l’ouvrage fut fécond à cause des thèses qui le traversent, même si l’écheveau qu’elles dessinent révèle un mo-tif plutôt embrouillé.

L’Essai porte sur les prestations économiques dans les sociétés qu’étudiait traditionnellement l’ethnographie (prestations telles le pot-latch des Indiens de la côté Nord-Ouest du Pacifique, ou la kula tro-

16 Dans Bonte et Izard, Dictionnaire de l’ethnologie.

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briandaise qu’avait étudiée Malinowski) et, dans ces recherches, il ob-serve les faits suivants :

1) Dans ces sociétés, ce sont les groupes entiers (et non les indivi-dus) qui font ces prestations (qui échangent entre eux) ;

2) Ces prestations sont continuelles, elles prennent la forme d’un échange qui ne s’arrête pas. Il y a un va-et-vient incessant de dons et de contre-dons, de prestations et de contre-prestations, entre les différents clans, les différents sous-clans, les différents lignages, et ainsi de suite.

3) Ces prestations constituent des « faits sociaux totaux ». C’est-à-dire que les groupes en présence ne s’échangent pas que des biens économiques ; ils s’échangent aussi des partenaires matri-moniaux, des cérémonies, des foires, des produits de consom-mation, des politesses, et ainsi de suite. En d’autres termes, l’échange relève à la fois du domaine économique, parental, re-ligieux, politique, et ainsi de suite.

4) Le fait le plus marquant, toutefois, est le caractère paradoxal de cet échange. Il s’agit, en fait, de dons (dans la représentation que s’en font les agents sociaux eux-mêmes). Mais analysons de plus près cette notion de « don ». En théorie un don est un cadeau, c’est-à-dire quelque chose d’offert gratuitement, sans attente de retour. En d’autres termes, l’idéologie du don est celle d’un geste volontaire, gratuit et généreux. La réalité, tou-tefois, est tout autre. On donne, réellement, parce qu’on se sent dans l’obligation de donner. Autrement dit, un don appelle tou-jours un contre-don. Le mouvement de prestations et de contre-prestations économiques, même s’il apparaît comme un mouve-ment de dons et de contre-dons, révèle néanmoins quelque chose d’éminemment contraignant (contraire de la liberté que suppose le don). C’est cette énigme que Mauss essaie de déchif-frer.

Avant de voir comment il s’y prend, je voudrais m’attarder quelque peut sur la notion de « fait social total ». On l’a interprétée de multiples façons, comme une nouvelle approche de la notion de sys-

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tème, mais je crois personnellement qu’il y va de quelque chose de beaucoup plus prosaïque, que nous avons déjà rencontré chez Mali-nowski. Rappelez-vous, chez ce dernier, le refus d’imposer les discon-tinuités de l’observateur (religion, économique, politique, magie, mythes) sur l’objet observé. La fabrication d’une pirogue, tout comme la kula, participent simultanément de toutes ces dimensions ; je crois que c’est là l’essence de l’idée maussienne de « fait social total ». Chez lui, l’idée est également reliée à un autre thème qui l’oppose à Durkheim, quoique Durkheim ait été contradictoire à ce sujet. Rappe-lez-vous la devise durkheimienne : tout approcher par le biais du droit. Cela supposait que la dimension juridique était déjà dissociée des autres dimensions dans les sociétés les plus primitives ; en cela, Dur-kheim se contredisait, lui qui percevait les primitifs comme structurel-lement indifférenciés. Or, je crois que le « fait social total » renvoie ainsi à l’idée spencérienne de l’absence de différenciation structurelle chez les soi-disant primitifs.

En d’autres termes, dans ces sociétés, on ne saurait dissocier le ju-ridique du politique, le politique de l’économique, l’économique du religieux, et ainsi de suite, puisque aucun groupe ne se spécialiserait dans l’une ou l’autre activité. Tous participeraient simultanément de toutes ces activités, surtout à travers les grands mouvements de presta-tions et de contre-prestations. En ce sens Mauss s’opposait à Dur-kheim. La conscience collective « primitive » ne peut dissocier le juri-dique du religieux, par exemple, de sorte qu’il faut abandonner le pro-jet d’aborder cette conscience collective par ses manifestations juri-diques. Comment s’y prendre ? C’est là que la vaste expérience philo-logique de Mauss se manifeste : il faut, selon lui, choisir des sociétés dans lesquelles le travail philologique permet d’avoir accès à « la conscience des sociétés elles-mêmes », c’est-à-dire, à la conscience collective. La conclusion était logique. Si l’on veut accéder à la conscience collective d’une société, on ne pourra y parvenir qu’à tra-vers les représentations que nous révèle le langage car cette conscience ne peut s’exprimer que par des concepts qui doivent être porteurs de sens. Il faudra donc faire œuvre de sémanticien, déchiffrer le sens des concepts, plutôt que d’isoler un code légal.

La sémantique lui apparaîtra donc comme l’instrument privilégié de ses recherches, mais seulement dans le cadre de l’analyse compa-rative. D’une société à l’autre il faudra identifier des concepts sem-

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blables, chercher la réponse à un problème dans les représentations qu’offrent une ou des sociétés voisines. Enfin, pour le problème plus précis qui le préoccupe dans l’Essai (celui du don, et du paradoxe qui l’entoure) il faudra, déclare-t-il, dissocier l’échange en trois « mo-ments » distincts, soit les actes de donner, de recevoir et de rendre.

On aurait pu s’attendre à ce qu’il débute son analyse de l’échange par le don, puisque l’Essai en porte le titre, mais il inverse l’ordre des questions et commence par se demander : « pourquoi se sent-on obli-gé à rendre le don reçu ? » Pour y répondre, il applique son analyse comparative et sémantique et cherche une réponse parmi les sociétés polynésiennes. Dans l’ethnographie de Samoa il remarque l’existence d’objets d’une extrême importance, les taonga. Les taonga sont pro-priété indivise du clan et sont échangés lors de rites de passage. Or, la possession de ces objets procure la richesse, et la richesse procure le mana, le pouvoir surnaturel, l’autorité. Mais quiconque ne rend pas les cadeaux reçus court le risque de perdre son mana.

Cette piste le mène directement chez les Maori (Nouvelle-Zélande) où il retrouve une catégorie d’objets semblables, aussi appelés taonga, et il découvre ce qu’il croit être une explication de l’obligation de rendre. Comme à Samoa, les taonga maori sont très puissants, en ce qu’ils sont également les véhicules du mana. Chez les Maori, toute-fois, les taonga ainsi que certains autres objets qui recèlent d’une puissance spirituelle possèdent ce que les Maori appellent un hau. Et c’est à propos du hau que Mauss croit avoir trouvé la réponse à son problème. Pour apprécier l’aspect tortueux de son raisonnement, je vais relater les détails.

Dans les textes qu’il consulta sur les Maoris, il fut frappé par ce qu’un vieux Maori avait raconté à propos du hau : « Si j’ai un objet et que je le donne à B et que B le donne à C, et que cet objet se repro-duit, alors l’objet a un hau et ce hau exige que C rende l’objet à B, et B à moi. » Si j’insiste sur les détails, c’est pour vous sensibiliser à des questions de méthodologie. Notons d’une part qu’il ne mentionne qu’un informateur. Il n’est jamais allé chez les Maori, il n’a aucun échantillon tiré d’informateurs âgés de divers villages. Il se fit au té-moignage d’un seul individu, mentionné dans une monographie. Or, notons au moins ce que raconte cet informateur. Il nous informe que si A donne un cadeau à B, et que B le donne à C, et que ce don se repro-duit, alors C doit rendre le don originel à B, qui doit le rendre à A. La

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notion de « reproduction » est ici cruciale, car elle suppose qu’il s’agit d’animaux ou d’esclaves. D’autres ethnologues, formés à une anthro-pologie économique plus exigeante, y auraient vu une théorie indigène du taux d’intérêt ; mais pas Mauss ! Voici ce que Mauss tira de cette explication du vieux Maori :

« Les taonga et toutes propriétés rigoureusement dites personnelles ont un hau, un pouvoir spirituel. Voue m’en donnez un, je le donne à un tiers ; celui-ci m’en rend un autre, parce qu’il est poussé par le hau de mon ca-deau ; et moi je suis obligé de vous donner cette chose, parce qu’il faut que je vous rende ce qui est en réalité le produit du hau de votre taonga. » (159)

Notez ici deux déformations majeures. Il ne s’agit plus d’un échange de A à B et de B à C. Il s’agit d’un certain A qui donnerait à Ego (appelons-le ‘B’) un don qu’Ego donnerait à C. La séquence est complètement déformée. De plus, Mauss ignore complètement la no-tion de reproduction, ce qui l’amène à la thèse suivante : ce qui, dans le cadeau donné, oblige le donataire (donataire = celui qui reçoit ; do-nateur = celui qui donne) à rendre, c’est le fait que la chose reçue n’est pas inerte. Le donateur passe dans le don qu’il fait quelque chose de lui-même ou d’elle-même, une partie de sa propre substance. La chose donnée retient donc quelque chose du donateur, et veut revenir à son origine. Il est par conséquent dangereux de la garder, parce qu’elle confère au donateur une espèce de pouvoir sur le donataire. En droit maori, conclut Mauss, le lien entre les choses est un lien d’âmes parce que les choses elles-mêmes ont une âme. Il faut donc rendre parce qu’il est dangereux de conserver un don, puisque l’on se met ainsi sous l’emprise spirituelle du donateur. Dans cette interprétation, il n’est nullement nécessaire d’avoir trois protagonistes ; deux suf-fisent.

Néanmoins, n’oublions pas que l’échange est constitué de trois « moments » distincts et que, jusqu’ici, Mauss n’a expliqué que l’obli-gation de rendre. Alors pourquoi donner et recevoir ? Malheureuse-ment il n’y répond pas directement mais, de ses multiples digressions ethnographiques, on peut récupérer les réponses suivantes :

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1. Ne pas accepter un don, c’est se soustraire à l’échange, c’est l’équivalent de refuser l’alliance, la communion. En un sens, c’est tout simplement déclarer la guerre, affirmer qu’on ne veut pas de l’amitié de celui ou celle qui donne. Il n’y a donc qu’une alternative : ou accepter un don, et lier une amitié (alliance), ou le refuser, et se déclarer ennemis. Il y a donc quelque chose de contraignant dans le don lui-même : on doit l’accepter si l’on accepte le rapport social.

2. On peut, par extension, en conclure que si des rapports sociaux existent, c’est qu’il doit y avoir échange, c’est-à-dire dons et contre-dons. Conçu dans cette perspective, le don surgirait comme le support même des rapports sociaux. Mauss lui-même n’en tira jamais la conclusion explicitement, quoiqu’elle appa-raît comme un corollaire implicite (et qu’inférera Lévi-Strauss) de l’observation antérieure : s’il est nécessaire d’accepter un don offert si l’on ne veut pas rompre un rapport social il s’en-suit logiquement que le don est une ouverture à autrui, une vo-lonté d’établir un rapport social. Bref, la volonté de sociabilité contraint au don, le don à l’acceptation, et l’acceptation à la né-cessité de rendre. Par l’analyse du potlatch, toutefois, Mauss découvre une toute autre raison de donner et rendre.

Dans le potlatch, en effet, il observe que le contre-don n’est pas immédiat. Il y a toujours un intervalle de temps, un délai, entre le don et le contre-don, et ce délai est lié aux notions de crédit et d’honneur. En d’autres termes, les partenaires échangistes dans le potlatch ne sont pas seulement obligés de rendre, mais ils doivent être en mesure de rendre avec intérêt s’ils ne veulent pas perdre leur honneur. Donner et rendre, dans le cadre du potlatch, servent à définir et à perpétuer la hiérarchie entre les chefs. Échanger, c’est donc définir des rapports hiérarchiques. Pourquoi ?

Parce que le don est également une forme de crédit. Malgré l’idéo-logie de la « gratuité » qui l’entoure le don est un crédit, et celui qui reçoit est endetté. Il est débiteur, et tout débiteur est dans une position inférieure vis-à-vis son créancier. Donner, c’est par conséquent forcer

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une créance, et se placer en position supérieure. Le don, en conclu-sion, ne crée pas seulement de l’alliance ; il crée aussi de la hiérarchie.

Au total, l’Essai sur le don nous offre deux théories différentes, mais non articulées :

1) Tout d’abord, une explication de la solidarité (de l’origine de la sociabilité, donc de la société), (a) premièrement en termes du caractère animiste du don (le fait que les objets auraient une âme pour les « primitifs » - une explication plutôt psychologi-sante) et, (b) deuxièmement, en termes d’échange (où dons et contre-dons sont les supports du social ; une explication plus sociologique).

2) Une explication de la hiérarchie à partir du caractère écono-mique du don (une explication proprement sociologique).

Ce sera la deuxième thèse sur la solidarité (1b) qui inspirera le plus directement Lévi-Strauss, ainsi que l’importance accordée au langage. Nous verrons comment.

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III. CLAUDE LÉVI-STRAUSS(1908 - 2010)

Retour à la table des matières

Tout comme pour Dur-kheim, on ne saurait sures-timer l’influence de Lévi-Strauss, dont le nom est in-dissociablement associé à l’anthropologie dite struc-turale 17 qui domine l’ethno-logie française jusqu’à ce jour et ce, depuis 1950. Tout comme Radcliffe-Brown, Lévi-Strauss a été médiocre ethnographe mais brillant théoricien (d’abord formé en philosophie, à l’encontre de Radcliffe-Brown).

J’aborderai son œuvre à partir de l’exégèse d’une seule citation, exégèse qui nous obligera à parcourir une grande partie de son itiné-raire intellectuel. Cette exégèse est personnelle, elle va à l’encontre des interprétations classiques, mais je crois qu’elle colle mieux aux détails de son œuvre que celles d’autres commentateurs.

Passons donc à cette citation clé. En 1953, Lévi-Strauss écrivait un texte long et, il faut le dire, plutôt abstrus, sur la notion de modèle en ethnologie et, par ricochet, sur la notion de structure sociale. Dans votre recueil des textes, une partie des pages que vous avez à lire sont tirées de ce texte, dans lequel on lit cette phrase :

17 Souvent désigné tout simplement comme « structuralisme » dans le contexte de l’analyse anthropologique, ou comme « structuralisme lévi-straus-sien » ou même « structuralisme cognitif»; je qualifierai donc son approche d’analyse structurale, ou de structuralisme.

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« ... la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empi-rique, mais aux modèles construits d’après celle-ci. . . Les relations so-ciales sont la matière première employée pour la construction des modèles qui rendent manifeste la structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci ne saurait être ramenée à l’ensemble des relations sociales observables dans une société » (305)

Dans cet énoncé, comme la suite du texte le révèle explicitement, Lévi-Strauss oppose son approche structurale, sa compréhension de la structure sociale, à celle de Radcliffe-Brown. L’énoncé est donc fon-damental, et exige une interprétation serrée.

Pour saisir le sens de cette citation, il est nécessaire de la situer dans l’œuvre globale de Lévi-Strauss. J’omettrai certains titres cé-lèbres pour ne retenir que deux points de référence majeurs, soit (1) Les structures élémentaire de la parenté (désormais SEP), publié en 1949 et, (2) Les Mythologiques, une série de plusieurs titres qui marque le début de l’analyse structurale des mythes et dont les pre-miers volumes parurent au début des années 60 (tels Le cru et le cuit, Du miel au cendre, Les origines des manières de table, et ainsi de suite). En d’autres termes, pour comprendre l’énoncé de 1953 nous commencerons par l’analyse structuraliste de la parenté en 1949 (SEP) pour sauter directement aux Mythologiques (1960), et revenir en bout de route à la citation de départ.

Voyage à travers la parenté

Les Structures élémentaires de la parenté exigent quelques notes d’introduction à propos de l’étude de la parenté. En 1871, Lewis Hen-ry Morgan, que d’aucuns considèrent comme le père de l’ethnologie, consignait dans un livre intitulé Systems of Consanguinity and Affinity of THE Human Family les découvertes qu’il avait faites. Avocat de Rochester, dans l’état de New York, Morgan s’était très tôt intéressé au système politique des Indiens Sénéca (Iroquoiens) et avait remar-qué que leur terminologie de parenté diffère sensiblement de la nôtre. Le même terme, par exemple, désignait à la fois le père et le frère du père ; symétriquement, un même terme désignait la mère et sa sœur.

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Intrigué par ce fait et d’autres semblablement curieux, il envoya deux mille questionnaires à des missionnaires et des administrateurs à tra-vers le monde, et reçut sept cents réponses. À son grand étonnement il découvrit que les terminologies de parenté exhibaient certaines régula-rités et qu’il pouvait les regrouper en sept grandes catégories. Je n’en-trerai pas dans les détails, mais il retrouva à plusieurs endroits ce qu’il avait observé chez les Iroquois ; dans certaines sociétés, le même terme désignait même le père et tous ses germains, et de même du cô-té matrilatéral. À partir de ces faits il introduisit dans l’étude des ter-minologies de parenté une distinction importante, soit celle entre ter-minologies classificatoires et terminologies descriptives. Dans une terminologie descriptive, comme la nôtre, un terme différent désigne le père, ses frères et ses sœurs, et la même chose du côté de la mère. Dans ce type de nomenclature, chaque lignée collatérale est séparée sur le plan terminologique : celle qui me relie à mon père est dissociée de celle qui lie mon oncle à ses enfants, ma tante à ses enfants, et ainsi de suite. Dans une terminologie classificatoire, au contraire, les li-gnées collatérales (au moins père et frère du père, ainsi que mère et sœur de la mère et, dans certains cas, tous les germains patrilatéraux, et tous les germains matrilatéraux) sont confondus sur le plan termino-logique. Morgan émit une hypothèse qui allait survivre près d’un siècle : il supposa que les terminologies de parenté reflètent les types de mariage. L’hypothèse était sociologiquement brillante mais, comme nous allons le voir bientôt, Morgan était évolutionniste et in-terpréta ses données dans cette perspective : si tous les germains sont désignés par le même terme, argua-t-il, ce ne peut être que le résultat d’un mariage collectif d’un groupe de frères à un groupe de sœurs (promiscuité primitive) et il est donc impossible de savoir qui sont les pères des enfants. Au début du 20ième siècle, tant aux États-Unis qu’en Europe, on eut tôt fait d’attaquer et de réfuter ces thèses évolu-tionnistes et, fâcheusement, on jeta ainsi le bébé avec l’eau du bain.

Pas complètement, néanmoins, car un célèbre ethnologue britan-nique, W.H.R. Rivers, allait récupérer les thèses de Morgan tout en les décapant de leur vernis évolutionniste. Sa démonstration, élaborée en une série de trois conférences rassemblées en un volume intitulé Kin-ship and Social Organisation (1913), était brillante et allait avoir une influence décisive sur le développement des études de parenté.

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Dans un premier temps, Rivers fit ressortir les implications du ma-riage avec la cousine croisée matrilatérale, à partir d’un diagramme de ce type de mariage (voir livre sur la parenté pour le comprendre, ou essayez de le dessiner vous-mêmes ; sinon, venez au cours !). Prenons par exemple un Ego mâle qui épouse sa cousine croisée matrilatérale. On s’aperçoit alors que l’individu qui, avant ce mariage, était le frère de la mère d’Ego, devient son beau-père après le mariage d’Ego, et ré-ciproquement du point de vue du frère de la mère : son neveu utérin devient son gendre. Et les autres cousins croisés (germains de son épouse) qui, avant le mariage d’Ego, n’étaient que des cousins et cou-sines, deviennent désormais ses beaux-frères et des belles-sœurs. Et la réciproque s’applique à la femme.

Poussons les choses encore plus loin et supposons que le frère de la mère a épousé la sœur du père. Du point de vue d’Ego, la fille du frère de sa mère est simultanément la fille de la sœur de son père ; c’est ce qu’on appelle une cousine croisée bilatérale et ce type de mariage est donc un mariage avec la cousine croisée bilatérale (perçu du point de vue d’un Ego mâle). Avant d’aller plus loin, introduisons quelques dé-tails terminologiques. Pour ne pas toujours avoir à écrire dans le détail les liens entre individus, les ethnologues ont accepté la convention suivante (anglophone) :

M = mother, F = father, S = son, D = daughter, B = brother, Z = sister, W = wife et H = husband.

C’est tout ce qu’il nous faut pour désigner tout consanguin ou affin (parent par alliance). Par exemple, au lieu d’écrire « frère de la mère’ » (anglais : mother’s brother), on se contente d’écrire MB ; et ainsi de suite. Revenons maintenant à notre mariage avec la cousine croisée bilatérale. Dans ce cas, le frère de la mère (MB) devient beau-père après le mariage d’Ego (WF), et est également le mari de la sœur du père (FZH). De la même façon, la sœur du père (FZ), qui devient belle-mère (WM), est simultanément la femme du frère de la mère (MBW). On découvre donc que ce type de mariage résulte dans la combinaison (ou amalgamation) de trois types de rapports distincts, qu’on pourrait écrire ainsi :

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a) MB = FZH = WF

b) FZ = MBW = WM

Dans certaines sociétés, on sait que le mariage avec la cousine croisée bilatérale se pratique (quand il est démographiquement pos-sible, bien entendu) ; d’autre part, on trouve également dans la termi-nologie de parenté que tous les différents rapports ci haut mentionnés sont classés sous un même terme. Les Mbau de Fiji, constate Rivers, pratiquent le mariage avec la cousine croisée bilatérale. Or, dans leur terminologie de parenté un seul terme, soit vungo, s’applique à la fois au MB (frère de la mère), au WF (beau-père) et au FZH (mari de la sœur du père) ; de façon réciproque le terme nganei désigne à la fois la FZ (sœur du père), la MBW (épouse du frère de la mère) et la WM (la belle-mère).

La terminologie de parenté mbau, conclut Rivers, nous permet d’affirmer sans équivoque qu’il y a un rapport entre un type de ma-riage (le mariage avec la cousine croisée bilatérale) et un type de clas-sification terminologique. En fait, raisonne-t-il, ce rapport en est éga-lement un de causalité car c’est le type de mariage qui engendre cette amalgamation de certains statuts, qui se traduisent ensuite sur le plan terminologique par un seul terme. La terminologie reflète donc une pratique matrimoniale, conclut-il, comme l’avait saisi Morgan, mais sans supposer de séquence évolutive et de promiscuité primitive. Il étendit sa démonstration à d’autres cas encore plus complexes et bi-zarres, pour étayer sa thèse de façon plus exhaustive et définitive. La preuve était concluante.

Mais Rivers ne s’arrêta pas là, et il en tira une leçon méthodolo-gique. Si on trouve dans une ethnographie une classification de paren-té qui nous permet d’inférer l’existence d’un type de mariage donné sans avoir d’information sur ce type de mariage (parce que l’ethnogra-phie est trop superficielle), on pourra en déduire néanmoins que ce type de mariage doit fort vraisemblablement être pratiqué, ou l’a été dans un passé récent. D’une terminologie, on pourrait donc inférer l’existence d’un type de mariage. On verra l’importance de cette pro-

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cédure méthodologique lorsqu’on examinera plus loin les Structures élémentaires de la parenté.

Les structures élémentaires de la parenté est un livre complexe et par endroits labyrinthique, résultat de la combinaison de multiples in-fluences. Les principales sont celles de Ferdinand de Saussure (lin-guistique structurale), de Rivers et de Mauss. Je négligerai de Saus-sure. Nous venons de voir l’influence de Rivers : la terminologie de parenté est un ensemble de concepts qui nous fournissent une clé pour déchiffrer le social. Quant à Mauss, nous avons déjà fait ressortir les éléments essentiels de son Essai pour comprendre la transition à l’an-thropologie de Lévi-Strauss, notamment le fait que Mauss cherche à saisir la conscience collective à travers ses manifestations linguis-tiques et qu’il découvre la source de la contrainte sociale non dans le droit, mais dans le don, qu’il postule indirectement et implicitement à la source de la solidarité sociale.

Des Structures élémentaires, je ne connais de meilleure présenta-tion et de meilleur résumé que ceux de Louis Dumont, dans son Intro-duction à deux théories d’anthropologie sociale. C’est donc de cet au-teur que je m’inspirerai pour présenter l’ouvrage.

Les structures élémentaires de la parenté (1949)

Dans les SEP, Dumont distingue deux théories qui sont, écrit-il, or-ganiquement liées entre elles, soit (a) une théorie générale, la théorie structuraliste de la parenté et, (b), une théorie restreinte, ce qu’il ap-pelle la théorie de l’alliance de mariage. Je choisirai de qualifier cette théorie restreinte de théorie de l’échange des sœurs.

A. La théorie générale :théorie structuraliste de la parenté.

Comme je l’ai déjà maintes fois souligné, la théorie structuraliste de la parenté s’inspire de Mauss, et se définit par rapport à ses thèses à propos du don. Mauss aurait été dupe des théories indigènes, allègue

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Lévi-Strauss, en cherchant son explication du don dans les représenta-tions ou théories indigènes. La théorie indigène est au mieux une bonne rationalisation, mais elle ne peut jamais s’afficher comme ex-plication scientifique. En s’attachant aux explications indigènes du don (celle des Maori en particulier), explications de sens commun, Mauss aurait sombré dans un empirisme naïf. En suivant de près la pensée maori il a cru pouvoir décomposer l’échange en trois moments distincts. En fait, déclare Lévi-Strauss, cette décomposition est pure-ment arbitraire et déforme la réalité. La réalité, c’est que ces trois « moments » ne forment en fait qu’une seule et même réalité indisso-ciable, soit l’échange. L’échange serait donc un fait de base indécom-posable, la réalité primordiale qui doit nous servir de point de départ. Nous retrouvons donc deux axiomes sur lesquels se fondent les SEP, soit (1) que l’échange est une totalité indivisible et, (2) qu’il sous-tend l’existence même de la société.

Tout le livre est en quelque sorte une démonstration de cette thèse. L’argumentation débute par un constat, soit l’universalité de la prohi-bition de l’inceste. La prohibition de l’inceste, selon Lévi-Strauss, jouirait d’un statut unique. D’une part, en tant que « règle », elle parti-cipe de la culture ; c’est un fait de culture. Mais, ajoute-t-il, cette même prohibition serait le seul fait de culture qui soit universel (ce qui est empiriquement faux, entre parenthèses). Il faut comprendre ce qu’implique cette notion d’universalité. Lévi-Strauss a été très forte-ment influencé par l’ethnologie américaine, dans laquelle le débat na-ture/culture joue un rôle primordial (pour des raisons que nous verrons plus tard). Or, dans la logique de ce débat, ce qui varie est culturel mais ce qui est constant, donc universel, participe de la nature. La prohibition de l’inceste serait donc simultanément ancrée dans la na-ture et dans la culture, ce qui lui conférerait son statut unique : elle se-rait le fait primordial qui aurait permis la transition de la nature à la culture, puisqu’elle fait le pont entre les deux.

Mais, s’empresse-t-il de nuancer, la prohibition de l’inceste s’ex-prime de façon purement négative, en précisant tout simplement qui Ego ne peut pas épouser. Or, cette négation s’accompagne toujours d’une injonction positive, soit la règle d’exogamie. En forçant les gens à se marier à l’extérieur du cercle étroit des consanguins, elle oblige à l’échange des conjoints. La règle d’exogamie est donc une loi

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d’échange, l’expression au niveau des règles de mariage d’un principe universel de réciprocité. 18

Le principe de réciprocité, en imposant l’échange des conjoints (ré-sultat de la règle d’exogamie), expliquerait à son tour la création même du social, et de la culture. En effet, la loi d’exogamie, en astrei-gnant les familles à se lier entre elles plutôt que de se refermer sur une consanguinité incestueuse, impose le social et permet le passage de la nature à la culture. Sans exogamie on retrouverait un repliement géné-tique autodestructeur. L’échange crée donc la société et la culture ; il est premier dans l’ordre causal et n’a donc pas besoin d’être expliqué. Il est, tout simplement.

En tant que conséquence de cette règle d’exogamie, le mariage fait partie d’une règle d’échange. Mais cet échange, note Lévi-Strauss, n’est pas égal. Dans la plus grande partie des sociétés, observe-t-il, ce sont en fait les hommes qui échangent les femmes ; plus spécifique-ment, comme nous le verrons, les hommes échangent leurs sœurs. Mais ne simplifions pas naïvement. Les hommes n’échangent pas leurs sœurs comme des objets ; cet échange matrimonial, comme le percevait Mauss, fait au contraire partie d’un échange plus global, ce que Mauss désignait du nom de « fait social total ». Mais ne nous illu-sionnons pas. Quoique Lévi-Strauss mentionne la notion de fait social total à un endroit seulement, il l’ignore tout au long de son ouvrage, où les femmes apparaissent comme des « choses » données. Au total, ces deux intuitions clés, soit celle de l’exogamie, donc du mariage comme échange mais comme échange de sœurs par les hommes, nous mènent à la théorie restreinte.

B. La théorie restreinte :théorie de l’échange des sœurs

Dans nos sociétés, la règle d’exogamie dicte le mariage en dehors du cercle étroit des consanguins, mais ne spécifie aucunement avec qui l’on doit se marier. Nos structures de parenté seraient ainsi « com-

18 À noter que la notion de réciprocité chez Lévi-Strauss se rapproche de l’acception commune et courante du terme, et n’a rien à voir avec la notion malinowskienne de reciprocities.

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plexes », de conclure Lévi-Strauss, et ne présentent pas le point de dé-part nécessaire pour comprendre la parenté, et surtout la logique des mariages. Pour ce faire, il faut au contraire partir des « structures élé-mentaires » de la parenté. Mais où les trouver ?

Par chance, on trouve des sociétés où la règle d’exogamie ne sti-pule pas seulement qu’il faut se marier à l’extérieur de la famille mais précise simultanément la catégorie d’individus qui sont des conjoints permissibles, ou éligibles. En d’autres termes, ces sociétés définissent la classe des individus à l’intérieur de laquelle il faut se trouver un conjoint. On parle alors de sociétés qui ont des règles prescriptives de mariage et de telles sociétés, selon Lévi-Strauss, on des structures élé-mentaires de parenté.

Ces règles prescriptives varient énormément. En certains endroits, on prescrit le mariage avec la cousine croisée bilatérale. Ailleurs, on trouve des organisations dualistes et l’obligation de se marier dans une moitié donnée. Lorsqu’on démultiplie ces « moitiés » par deux ou quatre ou huit, on obtient ce que l’on appelle des « systèmes à sec-tions » (quatre, huit et même seize sections) que l’on retrouve exclusi-vement en Australie. Ailleurs, on prescrira le mariage avec la cousine croisée matrilatérale, ou avec la cousine croisée patrilatérale (Je ne m’attends pas à ce que vous compreniez ce qui précède ; lisez un livre sur la parenté !)

Les ethnologues avaient émis certaines hypothèses à propos de l’un ou l’autre type de ces mariages, mais personne n’avait réussi à tout relier. Ce fut l’originalité de Lévi-Strauss, dans les Structures élé-mentaires, de tout ramener à un substrat commun, soit l’échange des sœurs. En s’inspirant de cette nouvelle hypothèse, il allait démontrer comment on peut introduire un nouvel ordre dans tout cet enchevêtre-ment. Du simple postulat de l’échange des sœurs, il arrive à en dé-duire le type de mariage dans les organisations dualistes ainsi que la mariage avec la cousine croisée bilatérale ; puis, en multipliant le nombre de partenaires échangistes par deux (en passant de deux à quatre, de quatre à huit, et ainsi de suite), il parvient également à dé-montrer que les systèmes à sections appartiennent à la même famille que les organisations dualistes. Mais comment passer aux mariages avec la cousine croisée matrilatérale et patrilatérale ? En introduisant une autre distinction, celle entre « échange restreint » et « échange gé-néralisé ». L’échange restreint suppose que le nombre des partenaires

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est toujours un multiple de deux, que ces partenaires échangent entre eux d’une façon close, pour ainsi dire. Quant à l’échange généralisé, il suppose une chaîne d’au moins trois partenaires, ou ouverte à un nombre indéfini de partenaires, tel qu’on trouverait par exemple si A B C A (où A, B, C sont des lignages). Lorsqu’on ajoute cette dimension (soit l’échange généralisé), on peut alors passer direc-tement aux mariages avec la cousine croisée matrilatérale et patrilaté-rale.

D’un point de vue théorique, les détails de cette démonstration sont relativement sans importance. Ce qu’il faut retenir, c’est que cette nouvelle hypothèse (l’échange des sœurs), aussi simple fut-elle, lui permit d’organiser en un tout cohérent un ensemble impressionnant de pratiques apparemment disparates et de démontrer comment diffé-rentes formes d’alliances matrimoniales peuvent se déduire les unes des autres en ne changeant qu’un élément du système. Derrière cela se profile une nouvelle démarche. Lévi-Strauss ne débute pas l’analyse, comme l’aurait fait Radcliffe-Brown, à partir d’une classification des alliances matrimoniales, de laquelle il aurait tenté, par un processus inductif d’abstraction du dénominateur commun, d’extraire une géné-ralisation qu’il aurait érigée en « loi ». Au contraire, une fois les faits connus et bien assimilés, il fait une espèce de saut dans le vide et, par un processus de pure imagination (qui, il va de soi, ne peut provenir que d’une distillation inconsciente d’une masse énorme de faits), conçoit un modèle fondé sur un postulat de base axiomatique et cer-tains corollaires (l’échange des sœurs découle de la prohibition de l’inceste, qui elle-même exprime le principe sous-jacent de réciproci-té). À partir de ce modèle il en déduit certaines conséquences et véri-fie si ses extrapolations collent aux faits observés. S’ils ne corres-pondent pas, il recommence. Mais s’il semble pouvoir en déduire ce qu’il observe, il complexifie ensuite le modèle en changeant quelques paramètres : nombre d’unités échangistes, type de recrutement de ces unités, échange clos ou ouvert. En introduisant certaines permuta-tions, il parvient ainsi à produire de nouveaux modèles qui expliquent un plus grand nombre de faits. En d’autres termes, à partir d’une hy-pothèse et d’un modèle de base (l’échange des sœurs) et de permuta-tions de ce modèles il obtient une « famille de modèles ».

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La méthode, dans la perspective de Lévi-Strauss (et dans la pers-pective de la citation de départ), est donc déductive ; il part des faits, il ne peut faire autrement, mais il parvient au modèle par un saut de l’es-prit et, de ce modèle, il revient aux faits par déduction. Cependant, je n’aime pas cette opposition entre induction et déduction et je lui pré-fère une distinction qu’a utilisée un des plus grands épistémologues des sciences, Gaston Bachelard. Il dissociait plutôt ce qu’il dénom-mait « induction amplifiante » d’ « induction transcendante ». Le contraste est éloquent en ce qu’il met l’accent sur le fait que tous les scientifiques doivent partir des faits, les connaître dans le fin détail, les assimiler, mais que la voie vers les modèles ou la théorie n’en est pas une qui se fonde simplement sur l’assimilation de nouveaux faits et la recherche de leur dénominateur commun (induction amplifiante). Au contraire, comme le terme « transcendant’ »le laisse entendre, le passage des faits aux modèles est discontinu. On absorbe les faits mais, par un mécanisme que les scientifiques eux-mêmes ne com-prennent pas et que, faute d’une meilleure terminologie, nous appelle-rons simplement « imagination » (mais qui inclut le pouvoir mental de configuration, la pensée latérale et analogique, et ainsi de suite), les faits s’organisent soudainement, on perçoit brusquement une hypo-thèse de laquelle on peut revenir aux faits ; c’est cela, une « induction transcendante » et c’est le terme que je préfère. On pourrait donc dire de Radcliffe-Brown qu’il procédait par induction amplifiante et que Lévi-Strauss lui oppose une approche par induction transcendante. Mais puisque Lévi-Strauss lui-même s’exprime dans les termes d’in-duction et de déduction nous utiliserons également ces derniers.

L’analyse structuraliste des mythes :Les Mythologiques

Cette démarche que je faisais ressortir à propos des SEP apparaît encore plus explicitement dans l’élaboration des Mythologiques, dont le premier volume parut plus de dix ans après la parution des SEP. En fait, la complexité de l’analyse structuraliste des mythes est telle qu’il est absurde de penser en saisir la substance en quelques minutes et, pour ceux d’entre vous qui désireraient une introduction plus appro-fondie, quoique encore très sommaire, je vous renvoie au texte de Dan

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Sperber sur le structuralisme en anthropologie dans un recueil de textes intitulé Qu’est-ce que le structuralisme ? Pour les besoins très immédiats de ce cours, nous nous contenterons d’un court texte de Lé-vi-Strauss. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, écoutons comment Sperber appréhende la différence entre l’approche structurale de Lévi-Strauss et les approches antérieures.

Selon Sperber, les ethnologues qui ont travaillé sur les mythes avant Lévi-Strauss les interprétaient de manière symboliste ou fonc-tionnaliste. Les symbolistes traitaient le texte du mythe lui-même, mais s’attachaient à certains symboles universels. Ils isolaient d’un mythe les symboles que la lecture de plusieurs autres mythes leur fai-sait apparaître comme spécialement pertinents (symboles de l’eau, du feu, de la croisée des chemins, de la croix, et ainsi de suite) et cher-chaient à en décoder la signification sans souci de comparaison avec des mythes voisins. Quant aux fonctionnalistes (et l’on y inclut Mali-nowski, malgré la réticence que j’ai de le qualifier de fonctionna-liste...), ils ne travaillaient pas le texte du mythe, son contenu, mais désiraient en comprendre l’utilisation sociale. Ils s’intéressaient exclu-sivement au contexte sociologique dans lequel les mythes sont racon-tés. La révolution lévi-straussienne fut d’abord de s’attarder au texte du mythe (son contenu, l’histoire qu’il raconte), mais de considérer chaque mythe comme un système symbolique, comme un ensemble symbolique dont chacune des parties n’a de sens qu’en rapport avec toutes les autres, et où le changement d’une partie entraîne une trans-formation de toutes les autres. La clé de ce système, toutefois, n’est pas à trouver dans le message « conscient » transmis par le mythe, dans l’histoire telle que racontée et telle qu’on la comprend spontané-ment. Pour comprendre le mythe, pour en produire un modèle explica-tif, il faut d’abord effectuer une série de transformations sur le texte lui-même. Enfin, et c’était là le deuxième élément le plus innovateur, l’interprétation dernière ne se trouve pas dans le mythe lui-même, mais dans la comparaison entre deux ou plusieurs mythes voisins.

Pour comprendre cette démarche, je vous renvoie d’abord au texte de Lévi-Strauss sur « Structuralisme et ethnologie » que vous trouve-rez dans votre recueil de textes, et que je résume brièvement ici.

Lévi-Strauss y analyse un ensemble de mythes de populations voi-sines : les Bella-Bella et leurs voisins du sud, les Kwakiutl de la Co-lombie Britannique. On trouve dans ces deux populations un mythe

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qui, à peu de variantes près, est le même. On y raconte qu’un enfant fut enlevé par une ogresse surnaturelle. Le jeune héros ou héroïne (l’enfant est quelquefois mâle, quelquefois femelle) parvient à s’échapper, et l’ogresse périt ou est mise en fuite. « En suite de quoi, le père de l’enfant s’empare de tous les biens qui appartenaient à l’ogresse et les distribue à la ronde. C’est, dit-on, l’origine du pot-latch.

Cependant, les versions bella-bella diffèrent de celles des Kwakiutl et d’autres groupes voisins par un incident qu’on ne retrouve pas ailleurs. Un protecteur surnaturel aide l’enfant à se délivrer de l’ogresse en lui conseillant de recueillir les siphons de grosses pa-lourdes. . . ramassées par Kawaka (l’ogresse), c’est-à-dire la partie des mollusques qu’elle ne mange pas et jette. Quand le héros ou l’héroïne met ces siphons au bout de ses doigts et les brandit en direction de l’ogresse, celle-ci est tellement effrayée qu’elle tombe à la renverse du haut d’une montage escarpée et se tue.

Pourquoi une puissante ogresse... aurait-elle peur d’objets aussi in-offensifs et insignifiants que des siphons de palourde ? » (469-70) « Pour trouver une réponse, il faut commencer par s’inspirer d’une règle essentielle de l’analyse structurale : chaque fois que, dans une version d’un mythe, apparaît un détail qui semble ‘détonner’ par rap-port aux autres versions, il est vraisemblable que la version déviante s’efforce de dire l’opposé d’une version normale qui existe ailleurs, et généralement pas très loin de l’autre...

[...] Dans le cas présent, il est facile de repérer la version ‘nor-male’. Elle existe chez les Chilcotins qui vivent à l’intérieur des terres, sur le versant oriental de la chaîne côtière....

Que dit le mythe chilcotin ? Un petit garçon pleurard (comme la petite fille bella-bella dans une version) fut enlevé par le puissant sor-cier Hibou qui le traita bien et chez qui il vécut heureux. Aussi, quand ses parents et amis découvrirent sa retraite, le garçon, qui avait grandi entre-temps, ne voulut d’abord pas les suivre. On le persuada enfin, et Hibou donna la chasse aux fuyards, mais le jeune héros réussit à l’ef-frayer en armant ses doigts de cornes de chèvres de montagne et en les brandissant comme des griffes. Il avait emporté avec lui tous les co-quillages Dentalia (qui ressemblent à de minuscules défenses d’élé-phant) dont, alors, Hibou avait la propriété exclusive, et c’est depuis

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ce temps-là que les Indiens possèdent ces coquillages qu’ils consi-dèrent comme leurs biens les plus précieux...

Si nous nous en tenons aux mythes bella-bella et chilcotin, il est évident que jusqu’ici ils s’organisent de façon parallèle. Les deux his-toires suivent le même cours, bien que leurs unités constitutives s’in-versent (voir original pour la suite, que je résume dans le tableau ci-dessous) » (470 et suivantes).

Comparaison des mythes bella-bella et chilcotin

Fille pleurnicheuse Garçon pleurard

Méchante ogresse (humaine) Sorcier bienveillant (oiseau)

Siphons de palourde : Cornes de chèvres :

Mous, inoffensifs, marins Dures, dangereuses, terrestres

Ogresse s’écrase sur un rocher et meurt Hibou tombe à l’eau mais ne se noie pas

Moyen aquatique pour atteindre une fin terrestre

Moyen terrestre pour atteindre une fin aquatique

Et, de continuer Lévi-Strauss, « chaque mythe explique donc com-ment certains moyens permirent d’atteindre une fin. Et, puisque nous sommes en présence de deux mythes, chacun diffère de l’autre par le choix du moyen et par celui de la fin. Ce qui est intéressant, c’est que si l’un des moyens offre une affinité avec l’eau (les siphons de pa-lourde) et l’autre avec la terre (les cornes de chèvre), le premier pro-cure une fin en affinité avec la terre (les trésors de l’ogresse), et le se-cond une fin en affinité avec l’eau (les coquillages Dentalia). Par conséquent, le moyen ‘aquatique’ comporte une fin ‘terrestre’ et, à l’inverse, le moyen ‘terrestre’ comporte ne fin ‘aquatique’. »

Je m’arrête là (lisez tout l’article) pour réfléchir sur cette dé-marche, que j’ai caractérisée sommairement plus haut. Cette approche

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est fascinante en ce qu’elle ne se soumet pas aux évidences du sens commun. Lévi-Strauss présuppose que l’explication d’un mythe, le modèle anthropologique qu’on peut en donner, n’est pas à trouver dans le récit tel quel, au niveau conscient de la façon dont les divers épisodes nous apparaissent. La structure (que révèle le modèle) est ca-chée et, pour décoder le mythe, il faut lui faire subir certaines transfor-mations. Comment savoir comment effectuer ces transformations ? Il n’y a malheureusement pas de recette, et seule la pratique peut nous en donner une idée adéquate mais on peut néanmoins essayer de men-tionner certaines généralités.

Ces transformations consistent d’abord en un découpage du mythe, qui permet d’isoler soit certains segments, soit certains épisodes (ce que Lévi-Strauss appelle des « mythèmes »). Comment savoir quels mythèmes découper ? Quand les divers segments ont entre eux, et entre des segments comparables de différents mythes, des rapports de sens. Le découpage, ainsi que la clé d’un mythe, se trouve donc dans la comparaison de mythes voisins. De ceci, il découle, (1) que pour élaborer un modèle, il faut dépasser la réalité phénoménale ; (2) « ...qu’il existe un ensemble de règles permettant de transformer un mythe en un autre » (« Structuralisme et écologie »,, p. 474). Donc, « les mythes sont toujours réductibles uns aux autres au moyen de transformations de ce type, et... ces transformations réciproques s’en-gendrent par symétrie et inversion (italiques ajoutées), de sorte que les mythes se réfléchissent mutuellement selon tel ou tel axe » (Ibid.). En d’autres termes, « les mythes sont des transformations d’autres mythes » (Sperber).

Deux faits sont à retenir. D’une part, une fois ces transformations accomplies, les oppositions que l’on découvre nous révèlent des di-mensions cachées où s’articulent de nouvelles oppositions, selon des axes encore plus « souterrains » (tel le rapport entre moyens et fins aquatiques/terrestres). Au terme de cette analyse structurale on obtient un message radicalement différent de celui qui, spontanément, trans-paraît à la lecture superficielle, « consciente », du récit. Cette nouvelle lecture met à jour la « structure » du mythe. D’autre part, si « les mythes sont des transformations d’autres mythes », il s’ensuit qu’une fois en possession du modèle d’un mythe (où modèle = représentation de la structure), nous pouvons presque prédire la structure des mythes voisins en changeant quelques éléments clés, selon des rapports de sy-

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métrie et d’inversion. Les mythes qu’on peut ainsi déduire les uns des autres forment une espèce de famille de mythes.

En conclusion, tant Les structures élémentaires de la parenté que les Mythologiques répètent les mêmes idées, soit (1) que le modèle ne consiste pas en une simple abstraction à partir du visible, du connu, de ce qui appartient à la réalité phénoménale telle qu’on la perçoit, mais qu’il doit provenir d’une intuition plus fondamentale ; (2) que, de ce modèle, on « redescend » vers la réalité à expliquer, vérifiant la plau-sibilité du modèle par le nombre de faits dont il permet de rendre compte et, (3) qu’à partir de ce modèle, par un ensemble de permuta-tions, on produit une « famille de modèles » qui permettent d’expli-quer un nombre encore plus vaste de faits. C’est cette démarche qu’il faut saisir pour pouvoir aborder l’exégèse « classique » de l’énoncé de 1953 qui ouvre ces pages sur Lévi-Strauss. Bref, nous avons désor-mais tous les éléments en main pour tenter de déchiffrer cette affirma-tion notoire.

Comment donc l’interpréter ? Pour mieux y parvenir, schématisons l’énoncé de la façon suivante :

Modèles Structure

Réalité empirique = Relations sociales

Passons à l’interprétation standard de cet énoncé, celle-là même dont Lévi-Strauss lui-même nous donne un indice à la même page 305 (page de l’énoncé de départ) lorsqu’il écrit : « D’un point de vue structuraliste qu’il faut bien adopter ici,... la notion de structure ne re-lève pas d’une définition inductive, fondée sur la comparaison et l’abstraction des éléments communs à toutes les acceptions du terme tel qu’il est généralement employé... » (305) La clé serait donc à trou-ver dans le contraste entre induction (ou induction amplifiante) et dé-duction (ou induction transcendante). Il y aurait donc un ordre dans la réalité phénoménale, et il y aurait aussi un ordre dans notre représen-tation de cette réalité - c’est-à-dire les modèles que l’on s’en fait -

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mais cet ordre n’est pas un simple reflet de l’ordre de la réalité phéno-ménale. On réservera donc le terme « structure » pour nos modèles seulement puisque, en dernière analyse, c’est tout ce que nous possé-dons. La « structure » de la réalité est quelque chose que nous ne pou-vons que déduire, qu’on ne peut jamais découvrir par perception di-recte. On ne peut même jamais savoir ce qu’elle est.

Pour expliquer sa position, dans un autre texte, Lévi-Strauss donne un exemple plus concret. Supposons une montre dont le boîtier est scellé pour toute éternité, que personne ne parviendra jamais à ouvrir. Il est donc strictement impossible de découvrir « réellement » la struc-ture de la montre puisqu’on ne peut pas y avoir accès. Le mieux que l’on puisse faire c’est d’observer le mouvement des aiguilles et construire un modèle ; de ce modèle, on essaiera de déduire ce que l’on a observé, soit le mouvement des aiguilles. Supposons que l’on y parvienne parfaitement. Tout ce que l’on pourra dire, c’est que notre modèle, produit de notre esprit, explique la réalité ; on ne peut pas af-firmer que la structure que nous avons créée est la même que celle qui se trouve dans le boîtier, puisque l’intérieur de ce dernier nous est in-terdit.

Cette deuxième interprétation colle mieux au texte parce qu’elle suppose une méthodologie différente. Si l’on ne peut jamais savoir si la structure que révèlent nos modèles est celle de la réalité phénomé-nale, on ne peut passer de la réalité au modèle (et à la structure) par un simple processus d’induction, de recherche du dénominateur commun, de généralisations, comme le voulait Radcliffe-Brown. On observe et on décrit des faits, certes, on s’immerge dans la réalité phénoménale mais, pour expliquer ces faits, il faut faire un saut mental, s’en déta-cher, s’en divorcer, penser un modèle par la seule force de notre ima-gination et de notre pouvoir de structurer mentalement le monde qui nous entoure, et « redescendre » voir si ce modèle explique les faits observés. S’il ne le fait pas, on retourne au métier et on s’évertue à penser un modèle nouveau et plus adéquat, jusqu’à ce qu’on en trouve un qui nous satisfasse, en ce qu’il rende compte des faits connus. La procédure, dans ce cas, est déductive.

Cette interprétation de notre énoncé de départ semble plus vrai-semblable. Elle cadre bien avec le rejet explicite de la méthode induc-tive de Radcliffe-Brown, et avec tout ce que nous avons vu de la mé-thode structurale dans l’étude de la parenté et des mythes. Mais selon

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moi, même si elle est classique et entérinée par Lévi-Strauss, elle m’apparaît encore superficielle. Je suppose donc qu’il y peut y avoir une lecture ‘plus profonde’ et, pour arriver à la discerner, il faut re-tourner aux œuvres de Lévi-Strauss et de Radcliffe-Brown.

En 1949 (dans les SEP), Lévi-Strauss parlait surtout d’échange. Mais dans le texte de 1953, lorsqu’on s’aventure plus loin dans le texte, on détecte un glissement conceptuel. « Une société, écrit-il, est faite d’individus et de groupes qui communiquent entre eux...

Dans toute société, la communication (italiques ajoutées) s’opère au moins à trois niveaux : communication des femmes, communica-tion des biens et des services ; communication des messages » (326), ce qu’il généralise à la page 329 : « ...il est permis d’espérer que l’an-thropologie sociale, la science économique et la linguistique s’asso-cieront un jour, pour fonder une discipline commune qui sera la science de la communication (italiques ajoutées)... ».

Le mot est lancé : tous les phénomènes d’échange participent d’une réalité plus fondamentale, celle de la communication. Échange de mots (langage), échange de biens (économique) ou échange de femmes (mariage et parenté, ce qui pour Lévi-Strauss caractérise le social dans les sociétés sans écriture), tous ne parlent en dernière ana-lyse que d’une seule et même réalité, soit la communication. Or, chose intéressante, il annonçait déjà ce programme d’une science de la com-munication dans la conclusion des Structures élémentaires de la pa-renté. Bref, l’échange n’est désormais qu’une forme de la communi-cation, et le social est communication. Or, toute communication pré-suppose au moins des catégories, des classifications qu’imposent nos grilles conceptuelles sur le monde extérieur. C’est, je crois, sous ce jour qu’il faut réinterpréter l’énoncé de 1953.

Faisons donc marche arrière, pour repenser la théorie implicite des Structures élémentaires. Passons outre à la théorie explicite, et exami-nons la méthodologie de plus près. On y aperçoit que Lévi-Strauss dit parler de mariage et de parenté mais, lorsqu’on explore sa méthodolo-gie, on y détecte une influence de Rivers. En effet, il extrapole sou-vent des systèmes matrimoniaux à partir de terminologies de parenté. Ceci m’incite à conclure que lorsque Lévi-Strauss parle du social, ou de relations sociales, il ne parle tout simplement pas de la même chose que Radcliffe-Brown même si le langage et les termes sont les mêmes.

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Revenons à Radcliffe-Brown. Nous n’avons pas abordé ses études sur la parenté mais, avant Lévi-Strauss, il en était le grand spécialiste, et ses travaux sur les terminologies de parenté remplissent une grande partie de son œuvre. En fait, quand on y regarde de près, on s’aperçoit que lorsque Radcliffe-Brown parle de terminologies de parenté, il fait implicitement référence à un système de statuts dans un réseau de re-lations sociales. Qu’est-ce qu’un statut ? C’est l’ensemble des droits et des devoirs qui définissent une position sociale dans une relations sociale quelconque (le statut de « père » dans le rapport père-fils, d’époux dans le rapport époux-épouse - et vice versa). Or, qu’est-ce que « l’ensemble des droits et des devoirs » ? C’est, dans une société donnée, l’ensemble des représentations mentales qui dictent la façon dont les individus doivent se comporter les uns envers les autres ; ce sont les « représentations mentales externes et contraignantes » de Durkheim, et des normes chez Radcliffe-Brown. Ce ne sont donc qu’un système de normes. Et qui dit normes dit contraintes sur le comportement. Quand Radcliffe-Brown écrit à propos des terminolo-gies de parenté, que perçoit-il vraiment ? Il voit implicitement des in-dividus en interaction, il voit leurs comportements interpersonnels et, pour lui, la terminologie de parenté n’est qu’un reflet linguistique du système de statuts sociaux, c’est-à-dire de la façon dont les compor-tements sont organisés au niveau normatif. Ainsi, si on désigne le père et son frère par le même terme, c’est, selon lui, parce qu’on a envers les deux le même ensemble de droits et de devoirs.

Quand Lévi-Strauss analyse des terminologies de parenté, par contre, il a tout autre chose en tête. Pour lui, des terminologies repré-sentent ce qu’elles sont en réalité, c’est-à-dire des classifications, un ensemble de catégories nécessaires à la communication parce qu’elles structurent la façon dont nous nous représentons l’univers pour pou-voir communiquer. Tout le développement ultérieur de son œuvre, dans les Mythologiques particulièrement, confirme cette hypothèse. En conclusion, la différence fondamentale entre Radcliffe-Brown et Lévi-Strauss (et le sens profond de l’énoncé de départ) ne se trouve pas seulement au niveau de la méthodologie (induction versus déduc-tion), ou de la construction des modèles. La différence est à trouver au niveau de la réalité sociale elle-même, en ce que les deux auteurs parlent de choses différentes. Revenons aux Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim. Nous y avions discerné l’amorce d’une

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coupure radicale entre un fonctionnalisme structuraliste, analysant la vie sociale en termes d’interactions, donc de comportements et de règles gérant ces comportements, en un mot, étudiant la dimension normative du social, alors que le deuxième Durkheim entamait l’étude de la dimension cognitive (et surtout taxonomique à l’époque) du so-cial. Or, c’est précisément ce schisme que nous retrouvons derrière l’énoncé de 1953, et qui sépare Radcliffe-Brown de Lévi-Strauss : Radcliffe-Brown écrit à propos de systèmes normatifs, alors que Lévi-Strauss s’intéresse aux systèmes cognitifs. Dans sa simplicité quelque peu caricaturale, c’est là le lieu de la différence majeure entre l’an-thropologie sociale britannique de la première moitié du siècle, et de l’ethnologie française, surtout depuis Lévi-Strauss. On peut résumer le contraste dans le tableau suivant ci-dessous.

RADCLIFFE-BROWN LÉVI-STRAUSS

Terminologie Terminologie

↓ ↓

Statuts (somme des droits et devoirs) Classification

↓ ↓

Règles de conduiteCatégories par lesquelles doit passer la

pensée

↓ ↓

Organisent le comportement Structurent la pensée

SYSTÈMES NORMATIFS SYSTÈMES COGNITIFS

Dans le sillage du 1er Durkheim et source du fonctionnalisme structuraliste en anthropologie sociale britannique

Dans le sillage du 2ième Durkheim et source de l’analyse structurale en eth-nologie française

Comparaison des ethnologies radcliffe-brownienneet lévi-straussienne (structuralisme cognitif).

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En dernière analyse, pour clore ce premier volume, comment ca-ractériser les trois grands types d’explication analysés jusqu’ici (mali-nowskien, radcliffe-brownien et lévi-straussien) ? Supposons un sys-tème composé de quatre sous-systèmes (S = (A+B+C+D)). Malinows-ki rattacherait chacun de ces sous-systèmes à un impératif biologique différent (A = réponse à l’impératif sexuel, B = réponse à l’impératif de survie biologique, et ainsi de suite). Radcliffe-Brown, comme nous l’avons vu avec l’exemple du culte des ancêtres, démontrerait com-ment une institution donnée articule (et s’explique par) les trois autres sous-systèmes. Quant à Lévi-Strauss, il ne parle jamais de sous-sys-tèmes. Son discours ne se situe pas dans le même champ épistémique mais s’il pensait système, il arguerait que chacun de ces sous-sys-tèmes n’est qu’une manifestation d’une réalité sous-jacente, soit la fa-çon dont opère le cerveau humain. On pourrait qualifier son approche de réductionnisme psychologique, et plusieurs l’ont fait, mais il s’est contenté de répondre que c’était une approche intellectualiste. Faites-vous une opinion !

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SURVOL DES GRANDES THÉORIESEN ETHNOLOGIE.

Deuxième partie

SURVOL DEL’ANTHROPOLOGIE

CULTURELLE AMÉRICAINE

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Deuxième partie.Survol de l’anthropologie culturelle américaine

LA TOILE DE FOND:MORGAN ET TYLOR

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Dans le volume précédent, nous avons complété un survol fort schématique de l’anthropologie sociale européenne ; nous devrons nous contenter du même schématisme dans notre examen de l’anthro-pologie culturelle américaine, de loin la plus prolifique et complexe dans ses ramifications depuis les années 80.

En découpant mon exposé en ces deux grandes traditions, eu-ropéenne et américaine, je m’impose dans cette deuxième partie une marche arrière vers l’évolutionnisme du dix-neuvième siècle. Si je suivais religieusement mon cadre, à la fois géographique et relative-ment chronologique, j’aurais dû étudier l’oeuvre de Tylor à l’intérieur de l’anthropologie britannique car Tylor était anglais. De plus, en con-trastant Morgan et Tylor, je devrais également débuter par Tylor, l’aîné de Morgan. Si j’inverse tout, c’est que des exigences didac-tiques l’imposent. En fait, l’anthropologie américaine, d’environ 1900 à 1950, se définira énormément contre Morgan 19 et, quoiqu’elle s’op-posera également aux spéculations évolutionnistes de Tylor elle s’in-spirera néanmoins de ses vues sur la culture. Dans la logique de ma

19 Lui-même américain, et dont les vues appartiennent plus à la tradition d’anthropologie sociale qu’à celle d’anthropologie culturelle. Il deviendra le « bad guy » par excellence de nos voisins ethnologues du sud.

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présentation j’esquisserai donc les théories du principal adversaire (Morgan) en premier, pour ensuite présenter l’anthropologie de Tylor afin de comprendre la direction que prendra l’ethnologie américaine de Boas à Julian Steward (voir plan de cours ou table des matières pour saisir les découpages).

I. LEWIS HENRY MORGAN(1818-1881 - USA)

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Comme je viens de le mentionner, Morgan fécondera surtout l’anthropologie sociale bri-tannique alors que Tylor inspirera l’anthro-pologie américaine. C’est un de ces chassés-croisés intercontinentaux qui se produisent souvent dans l’histoire des idées.

Avocat, né en 1818 près de Rochester dans l’État de New York, Morgan s’intéressa très tôt aux Amérindiens de son État (les Sénéca, un groupe iroquoïen de la grande Confédération Iroquoise), et particulièrement à leur organi-sation politique. En 1851 il publia The League of the Ho-dé-no-sau-ne, or Iroquois, la première véritable ethnographie d’anthropologie politique et, à mes yeux, la première véritable monographie ethno-graphique qui nous paraît encore contemporaine ; un chef-d’œuvre, étant donné l’année de publication. Malheureusement, ce fut sa pre-mière et dernière aventure du côté monographique. En travaillant sur l’organisation sociale sénéca, comme je l’ai souligné précédemment dans mon petit aparté sur la parenté, il découvrit l’existence de termi-nologies de parenté classificatoires que, fâcheusement, il interpréta en termes évolutionnistes dans Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family (1871 ; le penchant évolutionniste n’a rien d’éton-nant, puisque nous sommes en pleine deuxième moitié du dix-neu-vième siècle). Ces thèses évolutionnistes, il allait les raffiner et les

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élaborer dans son dernier classique, Ancient Society (1877). L’histoire a été dure envers Morgan mais, personnellement, je le considère comme l’un des plus grands ethnologues de tous les temps, et Ancient Society comme l’un des plus grands classiques de la littérature eth-nologique. C’est l’un des rares livres du dix-neuvième siècle qui con-serve des accents tout à fait contemporains dans plusieurs de ses fresques. Quoique l’on en pense, Ancient Society eut une influence monumentale sur les ethnologues américains avant Boas et même une ou deux décennies après, et le fut également de façon négative pour les Boasiens ; je me limiterai donc à Ancient Society dans cette intro-duction à la pensée de Morgan.

Je structurerai ma présentation de la façon suivante : Ancient Soci-ety apparaît de prime abord comme un livre qui cherche à prouver une thèse particulière. Pour démontrer cette thèse, Morgan doit (1) avoir une vision de ce qu’est la société, soit une « théorie axiomatique de la société » ainsi que, 2) une méthodologie. De ces deux éléments, il dé-duira (3) une reconstruction sociogénétique de l’évolution sociale ainsi, (4) qu’une théorie de l’évolution.

La thèse

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À partir d’environ1850, rappelez-vous que la préoccupation ma-jeure de ceux que l’on perçoit rétroactivement comme des anthropo-logues était d’expliquer la variabilité socioculturelle. Or, d’écrire Morgan au tout début de son livre, « On vient récemment de prouver la grande antiquité de l’humanité » et ceci, conclut-il, nous permet de comprendre la variabilité sous un nouveau jour, soit dans une perspec-tive évolutionniste. Quoi de neuf, objectera-t-on ? Morgan vit dans un siècle évolutionniste, et veut prouver la thèse d’une évolution sociale. Mais il y injecte un élément crucial qui nous permettra d’apprécier différemment sa méthodologie, un élément que Tylor avait également noté.

Réfléchissons en effet à cette « grande antiquité de l’humanité ». Vers les années 1850 les découvertes paléontologiques de Boucher de Perthes avaient contribué à démontrer que l’être humain existait

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depuis au moins 30,000 ans (aujourd’hui, 4,000,000 !). Pour apprécier l’impact de cette découverte sur la pensée ethnologique (et évolution-niste) il importe de comprendre que, au même moment, les anti-évolu-tionnistes respectaient religieusement la chronologie biblique, selon laquelle l’humanité n’aurait que quelque 6,500 ans (en 1850). Je re-viendrai à ces 6,500 ans. Il faut également mettre en parallèle cette « grande antiquité de l’humanité » avec une révolution qui se pro-duisit en géologie vers 1835, et qui est associée au nom de Lyell. Avant Lyell presque tous les géologues (sauf Hutton, qui anticipa les thèses de Lyell) acceptaient cette même chronologie biblique. Dans un intervalle de temps aussi court, comment expliquer le relief du globe, les chaînes de montagnes telles les Alpes, l’Himalaya et les Rocheuses, et d’autres phénomènes naturels comme le Grand Canyon ? En supposant un globe âgé de 6,500 ans seulement (thèse créationniste) on ne pouvait rendre compte des phénomènes géologiques qu’en invoquant l’action de catastrophes : vastes tremble-ments de terre, éruptions volcaniques phénoménales, et ainsi de suite (d’où le nom de « catastrophisme » utilisé pour désigner cette géolo-gie pré-lyellienne). La chronologie biblique imposait ainsi une vision catastrophiste des transformations géologiques mais, au début du 19ième siècle, de nombreux faits suggéraient que la terre était beau-coup plus ancienne que ne le laissait supposer la Bible. En fait, on en vint à suggérer des millions d’années, 50 millions peut-être, je ne me souviens plus. Imaginez le changement de perspective, de 6,500 à 50 millions d’années ! Ce nouvel horizon temporel permettait une com-préhension complètement nouvelle des phénomènes géologiques qui, de Hutton à Lyell, engendra ce qu’on appelle la révolution trans-formiste en géologie (l’équivalent de l’évolutionnisme en anthropolo-gie).

Qu’est-ce que le transformisme ? C’est l’idée que le paysage géologique que nous percevons aujourd’hui résulte rarement de cata-clysmes, mais tout simplement de l’action de facteurs que nous apercevons tous les jours : l’action de l’eau qui coule, du vent qui souffle, des changements de température, et ainsi de suite. Prenons un ruisseau ; il est difficile de penser qu’il peut creuser un lit profond en 6,500 ans, mais qu’on ajoute 40 millions d’année de vie et tout change. On peut fort bien concevoir qu’avec les pluies le ruisseau de-viendra rivière et que, 40 millions d’années plus tard, si son cours

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n’est pas détourné, il aura grugé la terre et le roc pour se tailler un lit profond. L’action graduelle et continue des phénomènes de la vie (géologique) de tous les jours, considérée sur une très longue période de temps, peut ainsi expliquer la majorité des phénomènes géologiques connus. Voilà la première grande révolution en géologie (la deuxième est récente - vers 1970 - et est contemporaine de la dé-couverte des plaques tectoniques). C’est cette révolution qui inspira Morgan, dont on a souvent interprété l’oeuvre à tort dans une perspec-tive darwinienne. Il n’y a rien de darwinien chez Morgan, sauf sa théorie de l’évolution, inspiré par le « mauvais Darwin !... » ; tout le reste est lyellien.

Revenons donc à l’histoire l’humanité. Le même problème se po-sait. Comment expliquer, dans un horizon temporel de 6,500 ans, que coexistent sur la planète des tribus « primitives » tels les Tasmaniens qui, dit-on, avaient même perdu l’art de faire du feu, et des nations développées et « civilisées » ; il y a 5,000 ans, les Égyptiens ne con-struisaient-ils pas leur empire et, à la même époque les Sumériens ne créaient-ils pas leurs cités-états ? En d’autres termes, pour expliquer la variabilité socioculturelle de l’être humain dans un horizon chronologique biblique il fallait se rabattre sur la thèse de la création, de l’intervention divine (le créationnisme, tel qu’il apparaissait égale-ment en biologie). Mais multiplions cette période par 5, et donnons à l’espèce humaine 30,000 d’âge. La perspective s’en trouve transfor-mée, comme chez Lyell. 25,000 ans précèdent désormais l’émergence de la civilisation égyptienne et on peut alors supposer que les Égyp-tiens ont débuté de façon aussi primitive que les Tasmaniens ou les Aborigènes australiens mais qu’ils ont grimpé dans l’échelle évolutive alors que leurs infortunés compagnons d’Australie et de Tasmanie ont stagné, pour ainsi dire. Les « primitifs » contemporains nous rendraient donc une image des débuts de l’humanité et, dans la per-spective d’une chronologie de 30,000 ans, il est désormais possible d’expliquer la variabilité socioculturelle en termes évolutifs. D’où la thèse de Morgan.

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1. Une théorie axiomatique de la société

Les thèses de Morgan sur la société anticipent étrangement celles de Malinowski (qui ne reconnaît pas de dette spéciale envers Morgan ; plus ça change, plus c’est la même chose). Ces thèses, Morgan ne cherchent pas à les démonter, il les prend pour des vérités évidentes ; c’est pourquoi j’en parle comme d’une théorie axiomatique de la so-ciété. Quels sont ces axiomes ?

L’avocat de Rochester part d’un constat : que, pour survivre, tous les êtres humains doivent satisfaire certains besoins physiologiques et psychologiques. Ces besoins, ils ne peuvent y répondre par leur con-stitution génétique comme les animaux (fourrure au lieu de vêtements, griffes au lieu de couteaux, et ainsi de suite) et doivent par conséquent recourir à leur activité mentale, à leur intelligence. C’est ainsi qu’ils ont conçu (a) « des inventions (italiques ajoutées) et des découvertes » (des techniques, et une technologie, dans le langage contemporain) qui répondent à leurs besoins physiologiques et, (b) des institutions, pour combler leurs besoins psychologiques. Mais que sont ces « insti-tutions » ? Morgan nous en fournit une liste et, pour comprendre sa notion d’institution, ce qu’il exclut nous éclaire plus que ce qu’il en-globe. Au nombre des institutions il inclut les moyens de subsistance (qu’il subsume en fait sous la rubrique d’inventions), le gouverne-ment, la famille et la propriété. Il y assimile également la vie famille familiale et l’architecture, qu’il classe sous la rubrique « famille », ainsi que le langage, à propos duquel il n’écrit rien. Mais il élimine très explicitement la religion du nombre des institutions parce que, selon lui, elle relève de l’affectivité et non de la rationalité.

Voilà qui nous renseigne profitablement : dans la logique de l’au-teur, il s’ensuit qu’inventions et institutions sont, en dernière analyse, des produits rationnels de l’esprit humain. Cela explique un usage un peu singulier. Quand on lit Ancient Society on remarque qu’il ne parle jamais du gouvernement, de la famille ou de la propriété, mais de l’« idée de gouvernement », de l’« idée de famille » et de l’« idée de propriété ». En d’autres termes, le gouvernement, la famille et la pro-priété existent d’abord et avant tout comme idées, comme productions

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mentales, quoique ce sont des idées d’un type particulier. D’une part, elles émanent de ce qui est rationnel en nous ; d’autre part, et ceci est tout aussi important (en ce que cela nous rappelle l’anthropologie so-ciale, et Durkheim en particulier), ce sont des idées qui servent à rassembler les gens en groupements humains, ce sont des idées qui ont un pouvoir d’attraction sociale, pour ainsi dire, ce que les anthro-pologues sociaux appelleront plus tard des « principes d’organisation sociale ».

Ces idées, puisqu’elles sont rationnelles, se développent donc selon un plan logique et nécessaire, celui de la rationalité humaine. Nous retrouvons là deux vieux thèmes chers aux évolutionnistes. La « logique » et la « nécessité » ne sont pas des attributs fortuits des in-stitutions. Comme pour plusieurs autres évolutionnistes, les institu-tions chez Morgan doivent être logiques et suivre une progression « nécessaire » pour qu’on puisse en extraire des lois. Dans une per-spective évolutionniste la logique et la nécessité constituent les condi-tions prérequises pour que l’on puisse accéder à une science ; des pro-ductions illogiques et contingentes ne sauraient exhiber de lois. Les inventions, selon Morgan, manifesteraient spontanément ce caractère logique et nécessaire. En effet, si on nous présente un ensemble d’artéfacts, nous supposerons que le couteau de silex a précédé l’arc et la flèche, et que ces derniers ont précédé l’arquebuse, qui a précédé le mousquet. En un mot, nous organiserions intuitivement la technologie selon une progression du simple au complexe ce qui, dans la pensée évolutionniste, correspond à la progression naturelle de la rationalité humaine. Enfin, c’est la similitude intime entre inventions et institu-tions, toutes deux productions mentales rationnelles, ainsi que la révo-lution lyellienne, qui dicta sa méthodologie.

2. Une méthodologie « géologique »

J’ai déjà mentionné que Morgan ne puise pas son analogie dans la biologie, mais dans la géologie lyellienne (transformiste). Or, en 1877 (près de 45 après la parution des Principles of Geology de Lyell en 1833), quelle était la méthode principale de la géologie pour découvrir l’évolution du globe terrestre ? - La stratigraphie. Selon moi, pour saisir la singularité de la méthodologie de Morgan, il faut supposer

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qu’il cherchait à importer une méthode stratigraphique en ethnologie. Je ne vois pas comment interpréter sa notion de « Période ethnique » si ce n’est en la comparant à la notion de strate en géologie. En effet, chaque strate géologique se caractérise par une combinaison partic-ulière de minéraux, ainsi que de fossiles animaux et végétaux. De façon analogique, Morgan divise l’évolution de l’humanité en « Péri-odes ethniques », et chaque période se caractérise par une condition particulière de la société ainsi que le mode de vie qui y est relié (in-ventions + institutions).

En géologie, la reconstruction de la séquence évolutive de la terre posait un sérieux problème méthodologique. En effet, supposons que la séquence stratigraphique qui corresponde à ce qui s’est vraiment passé soit A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K (A étant la strate supérieure). Un géologue fait une coupe stratigraphique à un endroit ; il ne sait pas qu’elle est la « vraie » séquence, et il découvre l’agencement strati-graphique suivant : D, C, F, G, B, H, K, A, J, E, J, K. Un autre, ailleurs, fait une autre coupe et observe la série B, D, A, C, I, H, K, C, E, et ainsi de suite. Imaginons plusieurs autres géologues décelant des enchaînements également différents, résultats de cataclysmes ou de l’action différentielle de divers facteurs géologiques. Comment isoler la « vraie » séquence ? Il n’y a rien, dans les minéraux eux-mêmes, qui suggère une évolution ; il n’y a aucune raison pour que le quartz suive logiquement et nécessairement le zinc, ou vice versa. Pour pou-voir reconstituer la série stratigraphique qui reflète l’évolution du globe terrestre telle qu’elle a eu lieu, il fallait un référent externe, une aune qui permette d’établir une séquence sans référence au contenu minéralogique d’une strate. Dans les années 1830, un certain William Smith trouva la réponse. Dans la plupart des strates, et cela très pro-fondément dans la croûte terrestre, on découvre également des fossiles végétaux et animaux. A partir d’une classifications de ces fossiles, soit du plus simple au plus complexe, il obtint le référent nécessaire pour classer les strates. En effet, si la strate K contient les fossiles les plus rudimentaires, elle doit apparaître au bas de l’échelle, pour ainsi dire. Ainsi pouvait-il situer de façon relative toutes les strates, et « recon-struire » ce qu’a dû être la « vraie » séquence évolutive du globe ter-restre (du moins, de la partie contenant des espèces fossilisées).

Or, le même problème surgissait pour les Périodes Ethniques de Morgan. En effet, comment recomposer l’enchaînement évolutif des

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institutions humaines ? Elles ne présentent rien, d’elles-mêmes, qui suggère automatiquement une succession de formes. Mais les inven-tions, que l’on peut assez aisément classer du plus simple au plus complexe, pouvaient jouer le même rôle que les vestiges fossilisés. En reconstruisant la succession probable des inventions, Morgan détenait l’échelle, ou le barème nécessaire pour reproduire ce qu’il croyait être la trajectoire de l’évolution humaine, puisque chaque Période Eth-nique, caractérisée par une invention, se singularisait également par les institutions qui accompagnent ces inventions.

Au total, Morgan identifie le travail de l’ethnologue à celui du géo-logue. Pour l’un et l’autre, l’évolution est une thèse à démontrer et, pour les deux, la stratigraphie est la méthode. Dans les deux do-maines, également, le déroulement de l’évolution ne se révèle pas de lui-même, ce n’est pas quelque chose qui saute aux yeux dès que l’on gratte un peu ; au contraire, il faut le « construire ». L’évolution so-ciale, selon Morgan, reproduit en quelque sorte l’évolution de l’en-veloppe terrestre ; les deux ont été perturbées par diverses catastro-phes au cours de leur histoire. Pour reconstruire l’évolution sociale, Morgan se sert donc de sa jauge externe, soit les inventions et, pour chaque Période Ethnique, il choisit une société qui lui semble avoir été la moins troublée par des événements extérieurs, et qui lui semble ainsi représenter le plus adéquatement la Période Ethnique à laquelle elle est associée. Au total, en mettant bout à bout ces exemples de Périodes Ethniques « imperturbées », glanés ici et là à travers l’espace et le temps, il « découvre », ou « reconstruit » ce qu’il pense être la « vraie » séquence évolutive. Cette trajectoire évolutive révèle alors une « reconstruction sociogénétique » particulière (ce qui s’ensuit re-devient matière à examen).

3. Une reconstruction sociogénétique

Nous avons vu que, pour Morgan, inventions et institutions exis-tent d’abord et avant tout en tant qu’« idées ». Selon lui, ces idées ont pris naissance dans l’esprit humain en tant que « germes » (germs of thought), c’est-à-dire de façon embryonnaire, embrouillées et con-fuses ; elles se sont ensuite développées en précision, se sont clarifiées et manifestées de façon plus limpide. Qu’est-ce à dire ? Prenons

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d’abord l’idée de famille. Au début de leur évolution, selon Morgan, les humains n’avaient aucune « idée » de famille ; ils vivaient dans la promiscuité sexuelle la plus totale, des groupes d’hommes épousant collectivement et se partageant des groupes de femmes. Puis l’idée se précisa ; seuls des groupes de frères se mirent à épouser des groupes de soeurs. Petit à petit l’esprit humain se mit à exclure un nombre croissant d’individus de sorte qu’en bout de route un homme ne put épouser qu’une seule femme, et vice versa, amorçant le règne de la monogamie et de la famille nucléaire. De même avec l’idée de gou-vernement ; absente au début, elle signifiait une espèce de collec-tivisme politique, c’est-à-dire un partage égal du pouvoir entre tous les individus, ce que nous appellerions une démocratie parfaite. Puis, un nombre croissant d’individus furent exclus du pouvoir, qui se cen-tralisa au point de devenir la prérogative d’un seul individu, monarque ou Premier ministre. Et on observerait le même processus avec l’idée de propriété. Encore une fois à peine « germe » au début, elle signifie absence de propriété individuelle, soit un communisme primitif : tous possèdent en groupe tous leurs biens. Et, à mesure que s’affine l’idée de propriété, encore une fois, le cercle des propriétaires se rétrécit, pour déboucher enfin sur la propriété individuelle, ou propriété privée. Au total, l’évolution aurait suivi dans toutes ses institutions des trajets parallèles, soit du communisme à l’individualisme. Enfin, à l’intérieur de l’évolution de la famille, Morgan supposait également que la so-ciété humaine avait traversé un stade matrilinéaire avant de devenir patrilinéaire.

4. Une théorie de l’évolution

Morgan chercha à appuyer sa reconstruction sociogénétique par une théorie de l’évolution. Cette malheureuse théorie, à peine quelques pages dans un volumineux ouvrage de plus de trois cents pages, lui coûta cher !

Elle s’inspirait de ce que j’ai libellé le « mauvais Darwin » soit le Darwin de The Descent of Man et non le Darwin de The Origins of Species. Dans TheDescent of Man Darwin se risquait en terrain dan-gereux et débouchait sur des conclusions aujourd’hui inacceptables. En un mot lorsqu’il étudia l’évolution de la civilisation, il l’attribua à

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un accroissement de la taille du cerveau, et c’est cette fausse thèse que Morgan épousa.

Selon Morgan, si, à l’aube de l’humanité (et chez les « primitifs » contemporains) les idées sont confuses et floues, conclut-il, c’est que le cerveau humain est plus petit et plus faible, donc incapable d’une pensée claire et précise. Alors, comment expliquer l’évolution ? En ce que un de ces cerveaux connut par hasard un certain accroissement et fut capable d’une invention nouvelle (qui, en général, a trait à la sub-sistance), invention qui permit une nourriture plus ample et de meilleure qualité (possibilité, par exemple, de tuer du plus gros gibier), ce qui se traduisit par un accroissement démographique. Une population plus nombreuse permit une exogamie accrue (out-marry-ing), éliminant les effets délétères d’une endogamie trop stricte et en-gendrant un meilleur stock humain, pour ainsi dire, c’est-à-dire des in-dividus physiquement supérieurs et qui, entre autres, naquirent dotés d’un cerveau de plus grande taille et donc, selon Morgan, plus puis-sant. Un cerveau plus puissant inventa de nouvelles inventions, et le cycle recommença, jusqu’à ce qu’on parvienne au cerveau évolué de Morgan.

Le vice principal de cette thèse, et en cela ses adversaires auront raison, est qu’elle réduit l’évolution sociale à n’être qu’un épiphénomène de l’évolution biologique ; paradoxalement Morgan, le plus sociologue des ethnologues à fouler le sol américain avant 1950, allait être accusé de réduire le social au biologique. Et tout cela pour dix ou quinze malheureuses pages, pour donner à ses thèses une crédi-bilité scientifique !

Un bilan

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Malgré sa théorie de l’évolution Morgan, comme la plupart des évolutionnistes, proclamait l’unité psychique de l’humanité, condition nécessaire pour soutenir une thèse évolutionniste. Mais il poussa l’idée beaucoup plus loin. Là où les humains ont des besoins psy-chologiques semblables, raisonna-t-il, il les ont satisfaits de façon similaire. L’idée était lourde de conséquences et allait soulever trente

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ans plus tard une salve de dénonciations acharnées. Car si des besoins semblables appellent des réponses identiques il s’ensuit que des insti-tutions comparables chez des peuples différents témoignent de réponses à des besoins psychologiques analogues. D’où l’inconfort-able conclusion : des institutions comparables dans des sociétés dif-férentes résultent d’inventions indépendantes. En un mot, seules les inventions sont le moteur de l’évolution sociale et de la formation de cultures (par leur effet sur la morphologie humaine, comme nous l’avons vu), une idée qui allait de pair avec sa vision des périodes eth-niques. Enfin, il donnait de l’évolution un tracé unilinéaire, celui d’une précision, d’une clarté et d’une rationalité croissantes des idées.

Pour des raisons que je n’ai jamais élucidées dans le détail mais que quelque auteur aura certainement étudié, Morgan devint au début du 20ième siècle l’ennemi numéro un de l’ethnologie américaine. On peut évoquer une raison, assez évidente. Son Ancient Society influ-ença énormément Marx, qui y vit son propre matérialisme historique appliqué aux sociétés primitives. Marx n’eut pas le temps de faire autre chose que d’écrire ses commentaires en marge de l’ouvrage avant sa mort, et c’est Engels, son collaborateur idéologique, qui se servit des notes de Marx et de Ancient Society pour écrire son célèbre classique, qui devint immédiatement la Bible des marxistes et plus tard des léninistes, soit L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884). Cette association n’a certainement pas joué en sa faveur.

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II. Edward Burnett Tylor(1832-1917)

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Si la première génération d’ethno-logues américains professionnels du 20ième siècle allait s’acharner contre Morgan, ils se servirent dans leur tra-vail de démolition de la vision de la culture élaborée par un Anglais, E.B. Tylor, dans son ouvrage-synthèse de 1871, Primitive Culture (quoique, comme je l’ai mentionné, ils at-taquèrent également les thèses évolu-tionnistes de Tylor, et celles qu’il in-spira, surtout dans le domaine « culturel » (arts, religion, et ainsi de suite)). Les contributions de Tylor furent assez diverses mais, dans l’optique qui est la mienne, Primitive Culture est le point de référence principal et je me bornerai à en faire ressortir ce que j’appelle la « cos-mologie tylorienne », c’est-à-dire la représentation que se fait Tylor de la culture.

Le but du livre, qui d’ailleurs précède Ancient Society de six ans (voir plus haut pour explication de cette inversion chronologique), est le même que ce dernier, soit étayer la thèse de l’évolution. Mais, au-delà de cette convergence, les deux livres diffèrent presque en tous points. Notons d’abord la divergence des titres. Tylor écrit à propos de Primitive Culture alors que Morgan s’intéresse à l’Ancient Society. Morgan, tout comme Tylor, traitera de l’évolution d’« idées » mais, comme je l’ai souligné, d’idées d’un genre particulier, soit d’idées qui servent à rassembler les gens en groupes, à former des groupements humains, de sorte qu’il ne fait aucune distinction entre « société » (les groupements humains) et les idées qui en sont la source ; les deux ne constituent que les deux faces d’une même pièce de monnaie. Tylor,

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au contraire, dissocie radicalement les idées des gens qui les véhicu-lent. Pour lui, ces idées forment la « culture » et sont entièrement in-dépendantes des individus biologiques qui en sont les porteurs (les Américains de cette époque, et pour plusieurs décennies, décrivent en fait les individus comme des « culture-bearers », littéralement des « porteurs de culture » ; l’individu ne serait qu’un réceptacle dans lequel vient se déposer la culture). Mais qu’est-ce que cette culture ? À la première page du Chapitre I, premier paragraphe, Tylor écrit :

Le mot culture ou civilisation (italiques dans le texte), pris dans son sens ethnographique le plus étendu, désigne ce tout complexe comprenant à la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les cou-tumes et les autres facultés et habitudes acquises par l’homme dans l’état social (italiques ajoutées).

Nous verrons bientôt que ce « tout complexe » n’a rien d’une total-ité telle qu’elle a pu nous apparaître en anthropologie sociale, et que peu de définitions ont autant porté à confusion. Mais passons outre pour l’instant et négligeons également le fait qu’il traite de façon syn-onyme « culture » et « civilisation ». Puisque c’est sa notion de cul-ture qui lui survivra et dirigera au moins cinquante ans d’ethnologie américaine, c’est elle que nous allons examiner. À cause de son pro-pos Tylor nous offre, quoique surtout de façon implicite, une nouvelle série (plus précisément deux séries) d’axiomes à propos de la culture cette fois : ces deux séries composent sa « cosmologie ».

Une première série d’axiomes

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1. La culture consiste en une série d’ « éléments » (plus tard ap-pelés « éléments culturels » ou « traits culturels ») ;

2. Ces éléments se composent d’idées (lois, croyances, arts, et ainsi de suite) et de comportements (moeurs, coutumes, etc.) acquis par l’être humain dans l’état social ;

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3. Ces éléments sont complètement séparés les uns des autres et, qui plus est, ne s’influencent pas réciproquement. Nous verrons pourquoi.

4. Ces éléments, rappelons-le, sont également séparés des esprits et des personnalités des individus qui les véhiculent. En d’autres termes, la culture selon Tylor est entièrement coupée de la société de sorte qu’il lui est analytiquement légitime d’aborder ces éléments en eux-mêmes, indépendamment de la société (des individus), et de les considérer comme un ensemble discret.

5. Ces comportements et produits intellectuels (en d’autres termes, ces éléments culturels) se divisent en deux catégories : (a) des idées morales et politiques, engendrées par un « principe vertueux » ! (il ne devait pas connaître de politiciens), qui aurait son siège dans les émo-tions et, (b) les arts, le savoir et toutes les coutumes produites par un « principe intellectuel » (il ne devait pas connaître beaucoup d’ar-tistes…), qui émanerait de la raison.

6. L’évolution opère au niveau des « idées rationnelles » seule-ment et, par voie de conséquence, les idées morales et politiques échappent aux lois de l’évolution, donc à l’analyse anthropologique ;

7. Les lois de l’évolution ne sont donc rien d’autre que les lois de la rationalité (voir Comte, Morgan, pour vues semblables) ;

8. Bref, les éléments culturels auxquels donne naissance le prin-cipe intellectuel ne peuvent se développer que selon les lois de la ra-tionalité et de la logique ;

9. En conclusion, toute analyse qui pourrait tracer une séquence d’éléments culturels qui illustrerait la progression rationnelle et lo-gique de ces éléments aurait réussi à en reconstituer la véritable évolu-tion.

Mais, quand on scrute sa conception de l’évolution, on s’aperçoit qu’une seconde série d’axiomes se superpose à la première.

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Une deuxième série d’axiomes

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En effet, Tylor conçoit l’évolution dans les termes suivants :

1. Si les éléments culturels de ce soi-disant « tout complexe » qu’est la culture sont indépendants les uns des autres (axiome 1 ci-dessus), il s’ensuit que l’évolution ne porte pas sur la culture comme un tout, mais sur les éléments individuels, chacun pris séparément ;

2. Par conséquent, la culture n’a rien d’un « tout complexe ». Elle apparaît plutôt comme un assemblage aléatoire d’éléments culturels et, en dernière analyse, ce que Tylor étudie n’est pas le tout (la culture), mais les éléments individuels ;

3. L’analogie n’est plus alors la biologie, comme en anthropologie sociale, mais bien la biogéographie (distribution géographique des es-pèces). L’ethnologue étudie les éléments culturels comme le biogéo-graphe inventorie la distribution géographique des espèces. En der-nière analyse, Tylor perçoit les éléments culturels comme des espèces végétales. Il ne peut être plus explicite à ce sujet :

Dans les rites et les cérémonies, nous rencontrons des pratiques, telles que les différentes manières de sacrifier aux esprits des morts et autres êtres immatériels, l’usage de se tourner vers l’orient pour prier, la purification des impuretés morales... ; ce sont là quelques exemples parmi cent autres. Le travail de l’ethnographe consiste à classer tous ces détails afin d’en établir les distributions géo-graphiques et historiques et les rapports réciproques. La tâche de celui qui entreprend l’étude de ces caractères de culture peut être comparée à celle qu’exige l’étude des animaux et des plantes. Pour l’ethnographe, l’arc et la flèche constituent une espèce ; l’habitude d’aplatir le crâne des enfants et celle de compter par dix en sont également d’autres. La distribution géographique de ces choses et leur transmission d’une région à une autre doivent être étudiés comme le naturaliste étudie la géographie des espèces botaniques

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et zoologiques. De même que certaines plantes et certains animaux appartiennent à certains districts, les instruments ont aussi leur dis-tribution géographique propre... (9)

Si les éléments culturels sont à traiter comme des espèces en biogéographie on peut par extrapolation traiter les cultures comme des zones géographiques (telles la Mauricie, l’Estrie, et ainsi de suite) et les périodes de l’évolution (sauvagerie, barbarie et civilisation, trois stades simplement pris pour acquis, venant de je ne sais où), comme des zones écologiques. Le modèle tylorien de la culture (sa cosmolo-gie) apparaîtrait alors tel que présenté dans le Tableau 1.

Tylor ne nous offre pas de théorie de l’évolution. Quant à ses re-constructions évolutives on ne peut les dire « sociogénétiques » car elles ne retracent ni l’évolution de formes sociales ni l’évolution cul-turelle ; elles portent, je le rappelle, sur l’évolution de traits isolés. Il aime par exemple identifier ce qu’il appelle des « survivances », - soit des pratiques d’une période antérieure qui persistent dans une période ultérieure et dont on ne connaît plus vraiment le sens, tels que les jeux de dés, ou pourquoi les Anglais disent « Bless you » quand quelqu’un éternue -, pour reconstruire un enchaînement « rationnel » qui expliquerait leur sens. Mais je passe outre, et vous pourrez aller chercher des exemples dans l’original. Une exception importante est à noter. Je l’ai mentionné et je le répète, Tylor, à l’encontre de Morgan, croit que la religion découle du « principe intellectuel » et évolue par conséquent selon les lois de la rationalité. Il fut l’un des premiers à proposer une esquisse de l’évolution du phénomène religieux : de l’animisme au polythéisme, et du polythéisme au monothéisme. Mais, du point de vue de ma problématique, tout cela est relativement sans pertinence.

Ce qui importe, c’est sa vision de la culture, car cette représenta-tion influencera Boas et tout le programme d’« histoire culturelle » 20. Mais avant d’aborder ce programme, je veux terminer par une com-paraison entre Morgan et Tylor. Dans la citation reproduite plus haut,

20 J’utilise dans ce cours la notion de « programme » pour signifier « pro-gramme de recherche », au lieu de parler d’ « écoles », car il n’y a pas vrai-ment d’écoles en anthropologie.

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Tylor écrivait que nous devons traiter des faits de culture comme des espèces, étudier leur distribution et leurs rapports réciproques. Cette dernière expression est fort trompeuse car elle semble contredire l’un des axiomes que j’ai fait ressortir, soit l’indépendance des traits cul-turels. Mais ne nous illusionnons pas, car il faut comprendre cette ex-pression dans le contexte global de l’oeuvre de Tylor. Il appert alors que ces « rapports réciproques » se réduisent à n’être que des rapports de diffusion, ce qu’il entend par « distributions historiques ». En d’autres termes, alors que Morgan ne voyait que de l’invention tant dans l’évolution que la formation des culture, Tylor reconnaît que l’invention est à la source de l’évolution mais suppose qu’une fois in-venté, un trait culturel se dissémine la plupart du temps. Il suppose que les inventions apparaissent rarement mais qu’elles voyagent fréquemment, de sorte qu’un même élément culturel découvert dans deux cultures différentes s’y est vraisemblablement propagé de l’une à l’autre. C’est ce qu’il entend par « rapports historiques » et « rapports réciproques » ; nous retrouverons les mêmes conceptions chez Boas et ses acolytes. En d’autres termes, l’invention est le moteur de l’évolu-tion mais la diffusion est l’élément principal dans la formation de cul-tures.

Tylor et Morgan partageaient certaines convictions, telles une croyance à l’évolution, au fait que cette évolution est celle de la ratio-nalité, et qu’elle implique la doctrine de l’unité psychique de l’human-ité. Sur tous les autres plans, par contre, leurs vues s’opposaient, comme le tableau à la page suivante en témoigne.

La cosmologie tylorienne allait dominer presque cinquante ans d’ethnologie américaine et, avant d’entamer la phase boasienne de cette histoire, il convient d’apprécier les problèmes que cette cosmolo-gie léguait. Dans l’étude de l’anthropologie sociale, j’ai déjà som-mairement abordé une vision que l’on pourrait désigner du nom d’« atomisme », soit la tradition individualiste issue de Hobbes. De cette tradition, relevons un trait capital. Dans l’étude de la société les « individualistes » débutent par une analyse de la partie pour recon-stituer le tout. Dans ce sens l’individualisme (aussi désigné du nom d’« individualisme méthodologique ») est un atomisme méthodologique en ce que l’atome n’est qu’un point de départ, sur les plans analytique et méthodologique, pour recomposer et expliquer le tout.

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Tylor, au contraire, nous confronte à une perspective foncièrement différente, un atomisme non pas social, mais culturel. Ici, l’atome n’est plus l’individu mais l’élément culturel, une façon de penser ou d’agir acquise par la vie en société. Ce qui est frappant, ici, c’est que Tylor ne cherche jamais à reconstituer le tout (la culture) à partir de l’élément culturel ; le tout, je le souligne à nouveau, n’est que le résul-tat du hasard (de l’invention et de la diffusion). Bref, si on peut dire de l’individualisme rationaliste que c’est un atomisme méthodologique, on dira de l’atomisme culturel de Tylor que c’est un atomisme on-tologique ; l’atome n’est pas un point de départ, il est, c’est tout.

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MORGAN TAYLOR

Idées sont inséparables des institu-tions (ou groupes) qu’elles engen-drent

Idées perçues comme pures pro-ductions mentales, idées d’indi-vidus quoique séparées de l’indi-vidu (notion de groupe absente)

Société est composée d’institutions Culture est composée d’idées et de comportements appris (‘ éléments culturels)

Institutions sont reliées entre elles Éléments culturels sont indépen-dants, et séparés les uns des autres

↓ ↓

Intuition implicite d’une organisa-tion sociale

Intuition contraire : celle d’un hasard culturel

↓ ↓

Évolution porte sur le système (le tout)

Évolution porte sur l’élément cul-turel séparé

↓ ↓

« Comprendre l’institution » veut dire la relier aux autres institutions du même système

« Comprendre l’élément culturel » ne peut pas impliquer le relier aux autres éléments du tout

↓ ↓

Raisonnement foncièrement soci-ologique

Raisonnement qui n’a rien de soci-ologique

Inventions = moteurs de l’évolu-tion

Diffusion prédomine sur l’inven-tion

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Ce fut là un des éléments les plus problématiques de l’héritage de Tylor car les premiers ethnologues professionnels américains (pour simplifier les choses, disons tout simplement l’ethnologie à partir de Boas, ce qui est en fait faux mais utile pour la présentation) qui se penchèrent sur l’étude de cultures « vivantes » empruntèrent l’optique atomiste de Tylor tout en reconnaissant qu’une culture n’est pas véri-tablement un simple produit du hasard. Intuitivement, ils se rendaient compte qu’un style commun reliait la plupart des éléments culturels d’une même culture, ce qui explique qu’à l’oeil averti, un élément (ou trait) culturel trahit facilement son origine. Il y a donc, imprimé en quelque sorte dans la plus grande partie des éléments culturels, une es-pèce de « marque de commerce » (trademark) que laisse la culture sur les éléments, et qui fait qu’on reconnaît ici des traits culturels iro-quoiens, là cheyenne, ou sioux, ou idaho, et ainsi de suite. C’est ce qu’ils désigneront du nom de « pattern culturel » (ou « configuration de culture ») et c’est ce pattern qu’ils essaieront d’expliquer. Dans ce sens, on peut résumer l’essentiel des six premières décennies de l’eth-nologie américaine (de 1900 à 1960) comme une « quête, ou une recherche, des patterns culturels ». Or, ma thèse à propos de ces six décennies, et surtout à propos du programme d’histoire culturelle de Boas, est qu’il était impossible de restituer des « touts configurés » (cultures as patterned wholes) à partir de l’atomisme ontologique de Tylor qui leur servit de fondement cosmologique et théorique.

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Deuxième partie.Survol de l’anthropologie culturelle américaine

DE 1900 À 1960 :LA « QUÊTE »

DES PATTERNS

I. LE PROGRAMMED’HISTOIRE CULTURELLE

1. Franz BOAS (1858-1942) :l’inspiration

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D’origine allemande, formé en mathé-matiques et en physique, il soutint une thèse de doctorat sur les variations de la couleur de l’eau. Puis, intéressé par les rap-ports entre la géographie et les modes de vie il parcourut la Terre et Baffin et vécut chez les Inuit de 1883 à 1884. Cette expédi-tion, ainsi que sa découverte des cultures de la Côte Pacifique (les Bella-Coola et Kwakiutl, de la Colombie Bri-tannique), le « convertirent » à l’ethnologie.

Boas a laissé une réputation d’anti-théoricien, manquant d’esprit de système, tolérant mal les généralisations (Lévi-Strauss, dans Dic-tionnaire de l’ethnologie, 117), mais il est néanmoins possible d’ex-

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traire une orientation théorique à partir de quelques-uns de ses arti-cles, ainsi que de manuels qu’il a composés. C’est donc à partir de ces documents que je présenterai mon interprétation du programme boasien.

Lorsque Boas abandonne les sciences pures pour l’ethnologie, une lettre de 1887 nous informe de sa conception de l’ethnologie à l’époque. Selon cette lettre, le jeune Boas concevait ce qu’il appelle les « phénomènes ethnologiques » comme un mélange composé, (a) d’éléments physiques (somatiques), ainsi que, (b) d’éléments psy-chologiques, lesquels sont influencés, (c) par l’environnement dans lequel ils se développent. On étudie ces phénomènes, écrit-il toujours en 1887, « pour connaître les lois et l’histoire du développement du caractère physique et psychologique de l’humanité. »

En 1887, il entérine donc les thèses évolutionnistes mais se disso-cie des évolutionnistes sur une question de méthode : avant de pouvoir généraliser à propos de l’évolution socioculturelle de l’humanité, souligne-t-il, il faudra étudier en profondeur des cas particuliers, élu-cider le développement ou l’évolution de cultures particulières, de cultures individuelles considérées comme des totalités distinctes, dis-crètes. Dans la mesure où Boas projette de reconstituer l’histoire de cultures individuelles avant de pouvoir se lancer dans des généralisa-tion à propos de l’évolution on peut dire de son programme que c’est une « histoire culturelle » (c’est le nom par lequel on le désigne offi-ciellement). Nous verrons comment ce programme invitera une cos-mologie tylorienne et aboutira à un embrouillamini inextricable à pro-pos des configurations de culture (culture patterns).

Ce projet d’histoire culturelle soulevait immédiatement un prob-lème méthodologique épineux : comment retracer l’histoire de cul-tures qui n’ont laissé aucun document écrit ? Boas croyait qu’on pou-vait s’y prendre de deux façons, soit à partir de fouilles archéologiques, ou à partir de documents ethnographiques contempo-rains. Or, les fouilles archéologiques sont fort coûteuses, et surtout très lentes, et à l’époque ne révèlaient que des fragments de l’histoire d’une culture à cause de méthodes plutôt primitives, de sorte que des « histoires culturelles » se fondant exclusivement sur ce type de source n’auraient jamais pu s’accomplir. Dans ce domaine, comme dans celui de l’anthropologie en général, l’influence de Boas fut néan-moins énorme, car nous lui devons d’avoir incorporé l’archéologie

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préhistorique dans le syllabus des départements d’anthropologie américains.

Si les données archéologiques faisaient défaut, il fallait par con-séquent se rabattre sur la seule autre source de données disponibles, soit les documents contemporains à propos de ces sociétés, et tout spé-cialement les études ethnographiques. Mais, direz-vous, comment lire une « histoire » à partir de documents sans aucune profondeur his-torique ? C’est pour le moins paradoxal ! Or, à mes yeux, la question est non seulement cruciale, mais j’ajouterais que c’est cette nécessité d’extraire une histoire culturelle à partir de documents contemporains qui a incité Boas et ses disciples à adopter une cosmologie tylorienne. En effet, Boas résolut le problème de la façon suivante : nous recon-struirons une histoire culturelle à partir de documents muets de toute histoire, par la comparaison de culture voisines. Et comment ? Exam-inons deux cultures adjacentes ; nous ne pourrons qu’être frappés par leurs similitudes. En effet, de nombreux phénomènes se retrouvent dans l’une et l’autre. Si on isole les éléments semblables de ces deux cultures, on peut supposer que ces traits se ressemblant, non pas, comme le voulait Morgan parce qu’ils ont évolué à partir de causes identiques par un processus d’invention indépendante, mais parce que, inventés ici, ils ont été adoptés là. Ils ont donc « voyagé » d’une cul-ture à l’autre par un processus de diffusion, qui explique les conver-gences. Bref, les similitudes entre cultures voisines ne nous informent pas de rapports à des besoins identiques, comme chez Morgan, mais de rapports dits historiques.

Mais il est à noter :

1. Que cette méthode suppose de la part de l’ethnographe qu’il considère une distribution géographique d’éléments culturels en tant que rapports historiques. D’une distribution géo-graphique (donc statique, ou synchronique) l’ethnologue déduit des rapports historiques (donc dynamiques, ou diachroniques) en imaginant où l’élément a dû être inventé, dans quelle direc-tion il a dû voyager, comment il a dû être modifié par ce pro-cessus, et ainsi de suite. Mais rappelez-vous que tous ces mou-vements sont de pures conjectures.

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2. Que les soi-disant « rapports historiques «  ne sont, dans toute l’œuvre de Boas comme chez Tylor, que des rapports de diffu-sion.

3. Cela nous informe du premiere sens qu’il donne au terme « his-toire ». Dans la mesure où un élément est inventé et diffusé, il se déplace maintes et ces déplacements prend du temps, et ce temps constitue son « histoire ». En bout de route, ce premier sens du terme « histoire » n’est qu’un « déplacement dans l’es-pace ».

4. Notons en passant que même que si le processus fondamental de l’histoire culturelle est la diffusion, on ne parle pas du pro-gramme d’histoire culturelle comme d’un « diffusionnisme ». Le diffusionnisme, surtout d’origine allemande et anglaise, se complaisait à recréer de vastes reconstructions pseudo-his-toriques à propos de traits analogues dans des cultures souvent séparées par des continents. Boas et ses disciples récusent ces excès, se contentant d’examiner le processus de diffusion entre cultures voisines. Encore une fois, la différence est uniquement méthodologique ; il s’agit, avec Boas, d’un micro-diffusion-nisme, pour ainsi dire.

Cette méthodologie véhicule d’autres présupposés. Toutes ces re-constructions historiques fondées sur la comparaison de cultures voi-sine présupposaient nécessairement que la culture n’est en quelque sorte qu’une somme d’éléments ou de traits, que ces traits voyagent, se diffusent, comme les espèces végétales et animales (analogie biogéographique). Ce sont en fait les traits sont inventés et se dépla-cent ; bref, les traits culturels (ou éléments culturels) ont une vie pro-pre, ils sont autonomes, donc indépendants les uns des autres.On y re-connaît les axiomes de Tylor ! Bref, pour toutes ces raisons le pro-gramme d’histoire culturelle ne pouvait ainsi qu’inviter la cosmologie atomiste de Tylor et déboucher sur les mêmes résultats : la culture boasienne n’est qu’un assemblage aléatoire, un pur « hasard cul-turel ». Bien sûr, comme nous allons le voir en détail avec Wissler, un autre facteur important oeuvrait dans la même direction, soit les exi-gences de la muséographie ethnographique, car Boas collabora à la

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formation de l’American Museum of Natural History de New York, dont il demeura le curateur jusqu’en 1905.

Avant d’aller plus loin, notons néanmoins un imporant paradoxe : la vision tylorienne qui mène au « hasard culturel » et sa façon de faire l’histoire par la comparaison de traits de cultures différentes ont deux conséquences importantes :

1. Au niveau conceptuel, Boas n’a aucune vision d’une culture comme totalité individuelle, lui qui voulait reconstruire l’his-toire de cultures individuelles. C’est en partie ce qui explique qu’il n’a jamais écrit une seule monographie ethnographique sur les Amérindiens de la côte ouest.

2. Mais parce que sa méthodologie « historique » consiste à com-parer des traits de cultures voisines, il anticipe la notion d’aire culturelle mais ne débouche sur aucune histoire : ni l’histoire de cultures individuelles, ni même l’histoire d’aires culturelles. Ce sera son étudiant, Kroeber, qui accomplira l’histoire de cultures individuelles. Mais avant de passer à Kroeber, continuons avec Boas.

Dès 1904, son expérience entraîne déjà Boas à reformuler sa no-tion de culture. Dans la lettre de 1887, les « phénomènes eth-nologiques » comprenaient à la fois les dimensions somatique et psy-chologique. Dans un texte de 1904 la perspective a changé. Désormais l’ethnologie, selon Boas, traite des phénomènes de la vie mentale. Ici encore ici, l’aspect comportemental a été subsumé sous la notion d’idées ; pratiquer le mariage avec la cousine croisée matrilatérale, cela signifie d’abord et avant tout avoir l’idée d’un tel mariage. On en oublie alors les interactions, les groupes et même les pratiques pour tout aspirer dans le processus d’idéation. La culture n’est qu’un pro-duit de l’esprit. Boas détache ensuite l’aspect somatique des phénomènes ethnologiques pour en faire l’objet d’étude d’une sous-discipline connexe mais différente et autonome : l’anthropologie physique, telle que nous la connaissons encore dans nos départements.

Notons en aparté que l’anthropologie constituée de quatre sous-dis-ciplines (ethnologie, archéologie préhistorique, anthropologie

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physique et ethnolinguistique) est un legs de Boas et, à part l’Univer-sité de Montréal, ne se retrouve je crois que dans les universités nord-américaines anglophones. On ne retrouve rien de semblable en Europe ou ailleurs.

Cette définition de la culture comme « produit de l’esprit » n’était pas sans soulever de graves dilemmes, qu’il exprime clairement dans un article de 1911. Si la culture est la somme des produits de l’esprit, raisonne-t-il en 1911, elle doit émaner de l’action de ce qu’il appelle une « force interne », soit des facteurs psychologiques. Mais, s’em-presse-t-il d’ajouter, cette force interne (ces facteurs psychologiques) ne s’exercent pas dans le vide ; elle est contrainte par une « force ex-terne », c’est-à-dire l’environnement. Par cette nouvelle formulation Boas marchait sur une corde raide, car quel facteur privilégier ? Quel facteur joue le rôle prédominant dans la facture culturelle ? Serait-ce l’environnement ? Boas ne peut soutenir une telle thèse puisqu’il sait pertinemment que des cultures variées se côtoient dans un même envi-ronnement. Logiquement, il devrait alors conclure à la prépondérance des facteurs psychologiques ; mais cela, il ne peut le faire. Pourquoi ? Parce qu’en 1911 il a compris que la majorité des thèses évolution-nistes présupposent le primat des facteurs psychologiques 21, sinon leur exclusivité. Or, en 1911 l’évolutionnisme, surtout celui de Morgan, s’oppose impérieusement à son programme d’histoire culturelle car, pour Morgan, des similitudes entre cultures témoignent de causes identiques. La thèse répugne à Boas, car de la comparaison de cultures voisines il lui apparaît évident que les traits ont été adoptés par l’une ou l’autre culture, mais rarement inventés indépendamment. Donc, en s’accrochant à la diffusion comme mécanisme principal de différenci-ation culturelle (et donc d’histoire culturelle), il doit tempérer le rôle des facteurs psychologiques, ce qu’il ne manque de faire en adoptant sa solution finale : la culture ne s’explique pas par l’action d’un seul facteur, conclut-il, mais par une combinaison unique de facteurs, soit la psychologie, l’environnement, et ce qu’il appelle l’« histoire ». En un mot, ces divers facteurs se combinent différemment dans chaque culture, produisant un résultat unique. En 1911 il ne se rendit pas vrai-ment compte des implications de cette position, qu’il ne perçut vrai-ment que dans les années 20. Mais dès 1911, qu’il en fut conscient ou

21 Nous avons vu le rôle de la rationalité comme condition sine qua non d’une évolution chez Comte, Morgan et Tylor.

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non, son itinéraire intellectuel aller accuser un revirement radical puisqu’il en vient ainsi à récuser, non seulement la méthodologie évo-lutionniste, mais en bout de route l’évolutionnisme lui-même, niant l’existence de véritables similitudes autre que des « similitudes de voisinage » et désavouant la possibilité même de comparaisons inter-culturelles autres que celle du type d’histoire culturelle. De scien-tifique d’obédience vaguement évolutionniste en 1887 Boas en ressort vers les années 20 non seulement anti-évolutionniste, mais farouche-ment anti-positiviste, une position qui demeurera celle du programme d’histoire culturelle jusqu’à sa fin.

Avant de terminer par un tableau contrastant l’évolutionnisme de Morgan à l’histoire culturelle de Boas, j’aimerais mentionner que les textes boasiens véhiculent deux sens très distincts du concept d’« his-toire ». Dans un premier sens, déjà envisagé ici, « histoire » veut sim-plement dire « déplacement dans l’espace ». Quant au deuxième sens, il ressortira clairement du tableau suivant :

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ÉVOLUTIONNISME BOAS

Phénomènes répétitifs(similitudes véritables)

Phénomènes uniques(similitudes de voisinage)

↓ ↓

Comparaison possible Comparaison impossible

↓ ↓

Dans le but de généraliser Proscrit toute généralisation

↓ ↓

Suppose existence de lois Suppose absence de toute loi

↓ ↓

Présuppose que les phénomènes socio-culturels évoluent sous le sceau de la nécessité

Présuppose que les phénomènes cul-turels n’obéissent à aucune nécessité (sont purement contingents)

↓ ↓

Possibilité et volonté d’ériger une sci-ence

Impossibilité d’une science : l’anthro-pologie est l’étude de phénomènes uniques, qui tire son modèle de l’his-toire (anti-positivisme)

Reprenons l’essentiel de cette position, car elle allait peser lourd (et pèse encore lourd) sur l’héritage ethnologique américain. Si chaque culture est unique, il est impossible de généraliser. Or, une « science de la culture » réclame la possibilité de généraliser dans le but d’extraire des « lois ». En postulant l’unicité absolue de chaque culture Boas en arrive ainsi à contredire la possibilité même de la comparaison (au sens fort, et au sens d’une histoire culturelle) si ce n’est pour y détecter une diffusion. L’anthropologie boasienne (et le programme d’histoire culturelle) parvient ainsi à rejeter la possibilité

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d’une « science de la culture » pour lui substituer la notion d’une « histoire ». Mais l’histoire qu’elle préconise (et c’est ici son deux-ième sens dans l’oeuvre de Boas) n’est qu’une étude du singulier, de l’événement individuel, de l’événement unique, qui ne se répète pas (notons que ce n’est pas nécessairement la façon dont les historiens comprennent leur discipline). Nous nageons désormais dans un univers de pure contingence car l’unique marque le règne du hasard. De plus, la contingence est le contraire de la nécessité, et il n’y a au-cune loi à tirer de l’événement unique. Le culte de l’unique, la contin-gence de la culture et une posture anti-positiviste allaient ainsi de pair. On comprend désormais qu’une fois son vernis évolutionniste décapé, une fois lancé le programme d’histoire culturelle et la cosmologie ty-lorienne bien implantée, la conception boasienne de la culture se prê-tait mieux que toute autre à un credo anti-positiviste. C’est cette inver-sion intellectuelle, si lourde de conséquences, que l’itinéraire de Boas représente de façon exemplaire. Son anti-positivisme menait in-éluctablement au dogme du relativisme culturel car, si toute comparai-son véritable entre cultures est impossible, on ne peut comprendre un élément culturel qu’à l’intérieur de sa propre culture. Nées d’une com-binaison unique de facteurs, les cultures ne peuvent plus se comparer. Seuls des traits isolés invitent encore timidement la comparaison, mais uniquement pour tracer une histoire qui n’est qu’un mouvement géo-graphique.

2. Clark WISSLER :le méthodologue

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Si Boas a pensé le programme d’histoire culturelle, il n’en a cependant pas fourni la méthodologie. Ce seront Wissler et Kroe-ber qui compléteront cette tâche.

À l’encontre de Boas et de certains de ses adeptes, tel Lowie, Wissler n’était pas aussi âprement anti-évolutionniste, et certainement pas anti-posi-tiviste. Ses visées étaient moins ambitieuses, plus concrètes. Curateur

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d’un musée ethnographique de profession, il cherchait avant tout à trouver un fondement adéquat sur lequel élaborer ses exhibitions ethnographiques, une classification systématique pour organiser ses expositions. Allait-il, par exemple, se contenter de cataloguer ses col-lections selon l’origine ethnique de la culture matérielle recueillie, présentant la « culture iroquoise », la « culture dakota », ou la « cul-ture apache » ? Ou allait-il les organiser par thèmes : la chasse au buf-fle, l’art de la poterie et de la céramique, l’agriculture du maïs, et ainsi de suite ?

Dans sa recherche d’une solution, la vision tylorienne de la culture surgit comme un cadre théorique inespéré. Pour un muséographe, les pièces d’une collection ethnographique en musée sont des produits ouvrés, des éléments de ce que l’on appelle la culture matérielle, qui de nécessité se présente de façon visible, tangible. Dans une perspec-tive muséographique, une culture n’est qu’une somme d’éléments de culture matérielle, des éléments séparés, distincts les uns des autres, et qu’on peut bêtement assembler dans une série de caisses. Le parallèle avec la cosmologie tylorienne s’imposait de lui-même, et la symbiose était inévitable.

En 1917, dans son premier et principal livre de méthodologie, The American Indians, Wissler s’inspirait indirectement de Morgan, mal-gré l’influence tylorienne, et choisissait les « arts of subsistance » comme base de sa classification, c’est-à-dire le régime alimentaire d’une population et, plus spécialement, la denrée principale de ce régime alimentaire. Pourquoi ? Parce qu’il avait noté « the almost uni-versal tendency among the several groups of mankind to specialize in some one kind of food which thereby becomes the staple, or main support, to be supplemented by secondary foods when opportunity permits » (1917 : 7) La remarque était d’une importance capitale, nous allons le voir plus tard. Ce que Wissler découvrait, c’est que malgré la grande variété de produits comestibles qu’offre un environnement donné, chaque culture sélectionne une denrée principale, qu’elle ex-ploite au détriment de toutes les autres. Cette sélection lui fournissait la base d’une classification rêvée, parce qu’elle s’accompagne d’une deuxième caractéristique : la continuité géographique. Chaque culture fait des choix, soit !, mais Wissler remarqua également que des cul-tures voisines, ou des cultures qui occupent le même type d’environ-nement, ont tendance à opter pour les mêmes denrées dans leur régime

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alimentaire. Sans cette contiguïté géographique des régimes alimen-taires, il n’aurait pu y avoir de classification. La combinaison des deux éléments lui permit ainsi de délimiter pour les Amériques huit « aires alimentaires » (food areas) : l’aire du caribou (le Grand Nord Canadien), du saumon (la Côte Pacifique), du bison (les Plaines), du maïs (l’Est de l’Amérique du Nord), des graines sauvages (le Sud-Ouest des U.S.A..), de l’agriculture intensive (la Mésoamérique), du manioc (Amérique du Sud), et celle du guanaco (les Andes).

Wissler se rendit vite compte que ces « aires alimentaires » étaient trop vastes, qu’elles englobaient des cultures qui, en dernière analyse, se révélaient trop différentes. Il décida donc d’aborder le problème par l’autre bout, pour ainsi dire, à partir de présupposés directement issus de Tylor, via Boas. L’unité minimale de l’observation ethno-graphique, écrivit-il, est le « trait culturel » (l’ « élément culturel » de Tylor). C’est l’unité de base de la « culture tribale » mais, ajouta-t-il, les traits existent rarement de façon isolée. Prenons la culture du maïs ; elle suppose une méthode de culture, un choix de sol, une méthode de désherbage, une organisation des plants, une façon de ré-colter, de faire sécher, de fumer, et ainsi de suite. Isoler la pipe ou le maïs est absurde ; ils font partie, conclut Wissler, d’un « complexe de traits » (trait complex), de sorte qu’il serait plus approprié de parler d’une culture comme une « somme de complexes de traits ». Cela lui servira de nouveau point de départ pour une définition que nous util-isons encore. Suivons son raisonnement.

En étudiant la distribution géographique des complexes de traits, il identifie ce qu’il appelle un « type culturel » (a culture type), c’est-à-dire, un ensemble de cultures voisines partageant plusieurs des mêmes complexes de traits, même s’ils varient quelque peu d’une culture à l’autre. Déjà, le problème des pourcentages se profile en filigrane : quel pourcentage de traits des cultures avoisinantes doivent-elle partager pour qu’on les dise appartenir à un même « type culturel » ? Wissler ne répond pas et, comme nous le soulignerons, ne peut pas y répondre, car le problème est insoluble. Nous y reviendrons. Pour l’in-stant, supposons cerné un « type culturel » ; on désignera alors l’aire géographique caractérisée par un type culturel du nom d’ « aire cul-turelle ». Le concept joua un rôle essentiel dans le développement du programme d’histoire culturelle, et il fait même désormais partie de notre patrimoine ethnographique, puisque nous découpons encore

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l’univers ethnographique en aires culturelles, comme le dénotent les intitulés mêmes de certains cours.

C’est à propos des aires culturelles que le problème méthodologique se manifeste dans toute sa force. Comment, en effet, tracer les frontières des aires culturelles (ou des types culturels) ? La question était d’autant plus coriace qu’il n’y a pas vraiment de façon de tracer des frontières dans une distribution géographique de com-plexes de traits, ce que Wissler notait lui-même, lorsqu’il écrivait que « the cultures of the various units (within a geographical area) grade into each other. » (1917 : 242) En fait, il est méthodologiquement im-possible de délimiter des aires culturelles de façon quantitative et « objective » ; la seule solution est intuitive et arbitraire. Mais cela, Wissler ne pouvait l’admettre, et ce sera Julian Steward (voir plus bas), quarante ans plus tard, qui le soulignera avec emphase. Wissler cherchait en fait à élaborer une méthodologie objective, sérieuse, « scientifique », et ne pouvait avouer son impuissance. Il fonça donc dans la direction qu’il avait déjà esquissée, postulant l’existence de « centres culturels ». Qu’est-ce qu’un centre culturel ? C’est, répondit-il, la culture dont la position géographique coïncide avec l’habitat de la culture la plus typique de l’aire. Et qu’est-ce que la culture la plus typique ? Encore une fois, pas de réponse ; on peut imaginer que c’est celle qui contient le plus grand nombre de traits caractérisant le type culturel. Entre deux centres culturels, nous trouverons des sociétés dont les cultures représentent des gradients intermédiaires, et nous pouvons par conséquent dessiner une ligne au point mitoyen entre deux centres culturels. Cette ligne marquera les frontières l’aire cul-turelle entre ces deux centres. En continuant ce tracé aux divers points mitoyens entre tous les centres culturels qui entourent un centre cul-turel particulier, on trace ainsi les frontières de l’aire culturelle de tous côtés.

Malgré tous ces raffinements, les notions de « type culturel », de « centre culturel » et d’ « aire culturelle" étaient toutes arbitraires, ou du moins purement intuitives car, sur la simple base d’une distribution géographique de complexes de traits, il est impossible de circonscrire des aires culturelles ou d’identifier des centres culturels. Mais les eth-nologues de cette époque, surtout ceux qui se rattachèrent au pro-gramme d’histoire culturelle et qui s’intéressaient par conséquent aux distributions de traits culturels ou de complexes de traits, cherchaient

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à les raccrocher à leur environnement et ne pouvaient éviter de se ren-dre compte que cette distribution ne se faisait pas complètement au hasard. Elle semblait correspondre jusqu’à un certain point à certaines contraintes environnementales. En cherchant à cerner des aires cul-turelles, ils imposaient une dimension géographique qu’il était impos-sible de découvrir sur la base d’une méthodologie objective, mais qui résultait de leur connaissance intime des cultures amérindiennes, ainsi que de l’environnement dans lequel elles vivaient (les U.S.A.). En d’autres termes, ce n’est pas la distribution géographique de traits qui mena aux tracés d’aires culturelles ; bien au contraire, c’est la percep-tion qu’eurent les ethnologues de patterns géographiques dans la dis-tribution des cultures qui les incita à découper des aires culturelles. Car soulignons que dans la notion d’ « aire culturelle », le terme « aire » véhicule un référent purement géographique. Ce sont donc les découpages géographiques qui suggérèrent des « aires » culturelles, et non la distribution des cultures et de leurs complexes de trait qui révéla des frontières géographiques. Les aires culturelles étaient ni plus ni moins fondées sur une intuition géographique, superposée à la distribution des complexes de traits.

Mais oublions les vices méthodologiques pour l’instant, car les concepts d’aire culturelle et de centre culturel jouèrent rapidement un rôle primordial pour le programme boasien d’histoire culturelle. Car, dès les écrits de Wissler, le « centre culturel » apparut non seulement comme le centre géographique d’une aire, mais comme un « centre de créations ». Selon Wissler, c’est dans le centre culturel que les traits ou complexes de traits étaient inventés, et c’est à partir de là qu’ils étaient diffusés. Les traits rayonnaient, ou irradiaient à partir du cen-tre, pour ainsi dire. Toujours selon notre auteur, les premières cultures à s’établir dans un environnement donné avaient l’avantage de s’adapter les premières, et donc d’inventer leurs moyens de survie matérielle et sociale. Les premières arrivées constituent donc les cul-tures « créatrices de traits » et, par une espèce d’inertie culturelle, « the successful adjustment of one tribe to a given locality will be uti-lized by neighbours to the extension of the type... » (1917 : 339) et, une fois inventé, les traits avaient une tendance innée « to expand to the limits of the geographical area in which they arise, and no fur-ther. » (1917 : 336)

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En un mot, une fois inventés au centre, les traits se diffusent jusqu’aux limites de l’aire, et ne vont pas plus loin ! Quant aux culture limitrophes à l’intérieur de la même aire, elles ne font qu’imiter, em-pruntant les inventions conçues au centre. Ne croyons surtout pas à de la simple naïveté. Ce présupposé permettait à Wissler de suggérer une « échelle temporelle » pour reconstruire l’histoire des traits, ce qui, après tout, était le but ultime du programme. En effet, dans cette représentation de la dynamique culturelle, Wissler pouvait utiliser une simple distribution pour révéler une séquence temporelle. Si les traits sont inventés au centre d’une aire, il s’ensuit que les centres culturels, à l’intérieur d’un type culturel, représentent les cultures les plus anci-ennes, et les traits que l’on retrouve du centre à la frontière de l’aire doivent par conséquent être les plus anciens. Quant aux traits qu’on ne retrouve que près du centre, ils ne peuvent, par la même logique, qu’être plus récents. Bref, avec sa théorie des centres et des aires cul-turelles, malgré son caractère intuitif et plutôt simpliste lorsque étudiée quelque quatre-vingts ans plus tard, Wissler découvrait l’aune nécessaire pour traduire des distributions géographiques en séquences temporelles, pour mesurer une histoire inscrite dans une distribution statique. Il prodiguait ainsi au programme d’histoire culturelle ses out-ils les plus précieux pour accomplir son programme.

En dessinant ses distributions de complexes de traits, Wissler ne put s’empêcher d’observer que certains ne se diffusent pas complète-ment au hasard, mais « voyagent » toujours en groupe ; quelques complexes de traits se retrouvent toujours partout, et uniformément, tout à travers l’aire culturelle. Comment expliquer l’association de ces traits, le fait qu’ils ne se diffusent pas de façon complètement in-dépendante et aléatoire, comme le veut la définition tylorienne de la culture ? En 1917, Wissler suggérait une réponse qui, en dernière ana-lyse, n’en était pas une. L’association de certains complexes de traits à l’intérieur de certaines cultures n’est pas purement aléatoire, remar-qua-t-il, elle est « historique ». Bien ! Mais à quoi est-ce que cela rime ? Il répond : « If two complexes once happen to get associated there is small chance of diffusing one without the other. » (1917 : 351) En d’autres termes, il n’offre aucune explication de leur association. Le fait que deux ou plusieurs complexes de traits se soient associés au départ est purement fortuit, un pure accident. Ils ont pu tout simple-ment être inventés presque simultanément, ou se sont retrouvés en-

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semble par un concours de circonstances purement imprévisibles. Mais, une fois « associés », ils se déplacent ensuite en compagnie...

En 1923, dans Man and Culture, son deuxième livre célèbre, il reprend cette question d’ « association de traits » qui, en fait, n’est rien d’autre que celle des patterns culturels. Alors qu’il n’avait au fond aucune réponse digne de ce nom en 1917, il en offre une plus plausible en 1923, une que Kroeber lui-même reprendra. En effet, dans ce dernier livre, il explique les patterns en termes de la créativité de génies individuels. L’idée lui vint de sa propre notion de « centre culturel ». En 1923, il en donne une image plus complexe. La pre-mière culture à inventer certains traits, raisonne-t-il, est en quelque sorte contrainte par ses propres inventions. Une fois que certains indi-vidus à l’intérieur d’une culture ont inventé un nombre de traits et que ces traits ont été « institutionnalisés » (c’est-à-dire ont été adoptés par tous, et sont devenus des « traits culturels », ou « complexes de traits culturels »), un certain pattern se développe presque spontanément (pensez à la diffusion du romantisme de la littérature à l’art, la musique, l’histoire et même la science), et entame « a process of elab-oration which reaches its maximum, and then begins to disintegrate. » (1923 : 196) En d’autres termes, l’invention de traits culturels a une espèce d’effet sélectif sur la culture qui les adopte, en ce sens que les traits que l’on inventera par la suite auront tendance à partager un cer-tain « esprit de famille » avec les traits antécédents jusqu’à ce qu’un thème (tels le classicisme, ou le romantisme) se soit épuisé.

Il est très révélateur de contraster les vues de Wissler entre 1917 et 1923. Dans le premier ouvrage, Wissler s’intéresse aux classifications et aux tracés géographiques (donc à la taxonomie) et, par voie de con-séquence, l’approche est plus matérialiste, donnant à l’environnement une importance première ; après avoir analysé la distribution géo-graphique des complexes de traits dans son ouvrage de 1917, Wissler conclut en effet : « It is now clear that we have an evolution of society that is determined by the conditions of the time and place and not by the inborn traits of the people producing it. » (1917 : 164) Il fait bien sûr référence à l’hérédité, mais il est intéressant de noter qu’il omet toute mention des « forces internes » dont parlait Boas. Lorsqu’il se penche sur ses distributions géographiques, il ne voit rien d’autre que géographie et « histoire » (en tant que déplacement dans l’espace). Dans le deuxième livre, par contre, il met l’emphase sur la séquence

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temporelle, et sur les similitudes entre cultures. Dans ce second vol-ume les centres culturels ne sont plus de simples moyens de tracer des aires culturelles, ce sont des points de références cruciaux pour ex-trapoler des séquences temporelles. De la diffusion (en 1917), il passe désormais à la dynamique de l’invention (en 1923) et, comme tou-jours, la question de l’invention soulève celle des facteurs psy-chologiques. Qu’est-ce qui a suscité la première invention ? Pourquoi une culture voisine l’a-t-elle acceptée ? Ce livre de 1923 donne donc à la psychologie une place qui lui revient, même lorsqu’il analyse la dif-fusion. Comment les traits se diffuse-t-il ? Les accepte-t-on aveuglé-ment, ou avec discrimination ? Une fois empruntés, les traits sont-il modifiés ? Si oui, comment et pourquoi ? Y a-t-il certaines prédisposi-tion psychologiques à accepter certains traits et non certains autres ? Les traits se diffusent-ils tous à la même vitesse, ou certains voyagent-ils plus vite que les autres ? Si oui, pourquoi ? Une fois les distribu-tions statiques mises de côté et l’accent porté sur la dimension tem-porelle, les questions de psychologie surgissent d’elles-mêmes.

Au total, l’itinéraire intellectuel de Wissler répétait en quelque sorte celui de Boas, et tous deux allaient anticiper l’histoire même de l’ethnologie américaine, dans sa quête des patterns. Boas, tout comme Wissler, avait commencé sa carrière en privilégiant les facteurs envi-ronnementaux, pour reconnaître ensuite l’importance des facteurs psy-chologiques. Ces deux pôles - environnement et psychologie -, al-laient traverser la première moitié du siècle et complètement articuler le développement de l’ethnologie américaine. Car lorsqu’on se rendra compte du cul-de-sac auquel le programme d’histoire culturelle accu-lait inéluctablement, les deux tentatives de solutions vinrent précisé-ment de ces deux pôles, soit la psychologie, avec Ruth Benedict (et le programme de Culture et Personnalité qu’elle inspirera) et l’écologie avec Julian Steward (et le programme d’écologie culturelle associé à son nom). Mais cela nous mène déjà trop loin. Avant d’aborder ces deux nouvelles solutions au problème des patterns, il nous sied de comprendre l’impasse du programme d’histoire culturelle dans l’oeu-vre de son plus grand théoricien, Alfred KROEBER.

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3. Alfred KROEBER (1876-1960) :Le théoricien

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Allemand de deuxième génération, germanophone, Kroeber fut le premier étudiant de doctorat de Boas et le deux-ième à obtenir un doctorat en anthropologie aux U.S.A. (en 1902). Grand spécialiste des In-diens de Californie et du Sud-Ouest, il créa la chaire d’anthropologie à Berkeley, où il y fit carrière.

Du programme d’histoire culturelle, Kroeber fut sans contredit le plus grand théoricien, quoiqu’il n’ai laissé aucun véritable traité théorique ; il a écrit un manuel, Anthropology, en 1923, manuel qu’il revisa en 1948. L’ouvrage est en partie théorique mais l’essentiel de ses vues théoriques virent le jours dans de multiples articles qu’il rassembla en 1952 dans un recueil, The Nature of Culture. Deux de ces articles nous suffiront amplement pour extraire l’essentiel de ses vues, que complétera un examen d’un de ses ouvrages, soit The Con-figuration of Cultural Growth (1952).

Faisons le point. Nous avons vu qu’en important une vision tylori-enne de la culture, Boas et Wissler introduisaient subrepticement, et fort vraisemblablement à leur insu, des difficultés qui, en bout de route s’avéreront insurmontables : sur la base d’une simple distribu-tion de traits, comment expliquer les patterns culturels ? Nous avons déjà vu la réponse décevante de Wissler en 1917. Kroeber s’attaquera aux mêmes problèmes théoriques. Son cas est des plus intéressants en ce qu’il poussa à leur limite logique toutes les contradictions du pro-gramme d’histoire culturelle et de la cosmologie tylorienne.

Kroeber reprendra le point de départ de Tylor, notamment que la culture est une entité complètement dissociée de la société, tout en es-sayant cependant d’en donner une définition qui évite l’atomisme de Tylor. Il veut maintenir la séparation conceptuelle et analytique entre

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culture et société tout en élaborant une définition de la culture qui dé-place l’accent du trait culturel vers le « tout culturel ». C’est ce qu’il accomplit dans un de ses articles théoriques les plus célèbres, « The Superorganic » (1917), dans lequel il élucide sa vision d’un pro-gramme d’histoire culturelle.

Dans cet article, la démarche de Kroeber ressemble étrangement à celle de Durkheim mais le mène à des conclusions radicalement dif-férentes. Nous essaierons de comprendre pourquoi au fil de l’exposé.

Son point de départ dans cet article est une attaque contre le ra-cisme. En effet, le racisme explique les différences culturelles à partir d’aptitudes différentes selon les races (discrimination raciale) et est donc foncièrement réductionniste. Pour le combattre, il développera ce qu’il appelle une proclamation anti-réductionniste, ce qui le mènera à des thèses relativement voisines de Durkheim.

En effet, si l’anthropologie (culturelle, ou ethnologie) se veut une discipline autonome et indépendante - bref, une discipline qu’on ne puisse réduire à la psychologie, à la biologie ou à la géographie 22 - elle doit par conséquent se définir un objet d’étude autonome (donc, également irréductible). Vous voyez le parallèle avec Durkheim. Cet objet autonome existe, conclut Kroeber, et c’est la culture. La culture est donc un phénomène sui generis, irréductible à la biologie, à la psy-chologie et à la géographie, ce qui l’amène, tout comme Durkheim à propos de la société, à se la représenter comme une entité supra-or-ganique (plus logiquement, supra-individuelle). Voyons les étapes de sa démonstration.

Boas avait déjà opéré en 1911 une dichotomie entre ce qui a trait au corps, ou somatique, objet d’une anthropologie physique, et ce qui a trait à l’esprit, objet d’une ethnologie (ou d’une anthropologie cul-turelle). Kroeber pousse plus avant. Certains traits se transmettent par le corps, observe-t-il ; ils sont par conséquent héréditaires et font l’ob-jet de cette partie de la biologie qui étudie l’hérédité. D’autres phénomènes, par contre, se transmettent par l’esprit. Ils ne sont ni héréditaires ni innés, mais appris par chaque individu ; ce sont les

22 Notez l’inclusion de la géographie, « marque de commerce » de l’ethnolo-gie américaine pendant cinquante ans, et qu’on peut rattacher à l’origine alle-mande de ses pionniers. La dimension géographique est absente chez Dur-kheim.

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phénomènes proprement culturels. On retrouve ici Tylor textuelle-ment.

La culture, de continuer Kroeber, est spécifique à l’espèce hu-maine. Mais qu’est-elle, au juste ? C’est, répond-il, un message, et les individus qui forment une société ne sont que les porteurs de ces mes-sages (encore une fois, ce sont des culture-bearers), de sorte que so-ciété et culture sont profondément différents : « la tradition [lisez : culture] est quelque chose d’ajouté aux organismes qui la véhiculent, quelque chose qui leur est imposé, externe (italiques ajoutées) » (1917 : 32, traduction libre) On retrouve ici à propos de la culture ce qu’on découvrait à propos de la société chez Durkheim : la culture est une réalité autonome et indépendante (un phénomène sui generis) parce qu’elle est externe à l’individu, qui n’en est que le réceptacle, pour ainsi dire, le « porteur ». Cela, aux yeux de Kroeber, résumerait la différence principale entre l’espèce humaine et les espèces ani-males. Les animaux naissent avec un message (leurs comportements) déjà inscrit dans leur programme génétique, un message héréditaire auquel ils ne peuvent rien ajouter. De plus, ils ne connaissent qu’un message et ne peuvent jamais en apprendre un second. Enfin, si on pouvait parler de « message » dans le cas de comportements animaux on devrait également conclure qu’il ne change pas. Ce qu’on sait du comportement des éléphants aujourd’hui, on peut l’extrapoler à un passé indéfini. De plus, l’éléphant ne peut jamais apprendre le « mes-sage » du léopard. Parce que les « messages » animaux ne changent pas, selon Kroeber, les animaux sont sans histoire et sans variabilité intra-spécifique (à l’intérieur d’une espèce).

La culture, par contre, n’a rien de statique. Parce que c’est un mes-sage externe, il peut s’allonger ; bref, la culture est cumulative. De nouvelles inventions, de nouveaux éléments viennent sans cesse s’ajouter ; elle n’est jamais la même d’une période à l’autre. Toute culture a donc changé, elle possède une histoire qui explique sa singu-larité, et la variabilité humaine.

Mais attention : même si la culture progresse par inventions ou découvertes, Kroeber réduit complètement le rôle des individus dans ces inventions. Son argument est statistique, pour ainsi dire. Il présuppose que la quantité de génies est uniforme dans le temps et

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l’espace. Or, il note que les inventions se font sporadiquement. On ne peut donc attribuer les progrès de la civilisation à l’action d’individus, en conclut-il. C’est la civilisation qui progresse et qui, lorsqu’elle est prête, se matérialise, ou s’incarne, pour ainsi dire dans un individu donné ; mais ce pourrait un autre, comme les inventions simultanées le démontrent. Donc, dissociation complète entre culture et indivi-dus, et déni presque complet du rôle des individus dans le progrès de la civilisation.

De ceci découle un certain nombre d’implications méthodologiques :

1) La culture est intrinsèquement historique (parce que cumula-tive), de sorte que culture et histoire ne sont que les deux faces d’une même pièce de monnaie. Par voie de conséquence, si la culture est histoire, toute étude de la culture (anthropologie cul-turelle) sera par définition une histoire culturelle. Nous revenons au point de départ de Boas, mais par un long détour théorique et axiomatique.

Avant de passer à la deuxième implication méthodologique, arrêtons-nous un instant pour comparer les arguments de Durkheim et Kroeber. Les deux visaient à définir des objets d’étude autonomes et irréductibles, et les deux y parvinrent en postulant le caractère externe du phénomène étudié (société pour Durkheim, culture pour Kroeber). Mais, du caractère ex-terne de la société Durkheim en inférait son aspect coercitif alors que, du caractère externe de la culture, Kroeber en conclut à son caractère cumulatif. Des mêmes prémisses, deux conclu-sions divergentes. Pourquoi ? Nous essaierons d’y répondre plus bas. Retournons à la méthodologie. Nous y retrouverons encore un étroit parallélisme avec Durkheim.

2) Rappelez-vous Durkheim. Si le fait social ne peut se réduire à rien qui ne soit social, il s’ensuit de cette irréductibilité que seuls des faits sociaux peuvent expliquer d’autres faits sociaux. Kroeber ne raisonne pas autrement. Si la culture est irré-ductible, on ne peut donc expliquer de phénomènes culturels

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que par référence à d’autres phénomènes culturels. C’est le principe de clôture de l’anthropologie culturelle, tout simple-ment. Toute tentative d’expliquer la culture par référence à des différences raciales, ou à des psychologies dissemblables, ou à des particularités environnementales, est par définition réduc-tionniste. Si on conjugue ces deux conclusions méthodologiques (soit (1) et (2)), que trouve-t-on ?

3) Que l’histoire, méthodologie première de l’anthropologie cul-turelle (dans la perspective d’histoire culturelle qui est celle de Kroeber) consiste à mettre en rapports des phénomènes cul-turels entre eux. Voilà un troisième sens attaché au concept d’ « histoire », un sens relativement spécifique à Kroeber mais qu’il importe de souligner. Nous aurons l’occasion d’y revenir. De cette nouvelle implication, quelle autre déduire ?

4) Que cette histoire, qui met en rapport des phénomènes culturels entre eux, ne peut s’appliquer qu’à l’intérieur de cultures indi-viduelles perçues comme totalités distinctes et individualisées. Cela pose problème, car ces cultures individuelles progressent. Quand commencent-elles, et quand finissent-elles ? Le pro-blème est épineux, et il y répond ailleurs en supposant que les cultures, mêmes si elles cumulent de nouveaux traits, conservent les mêmes caractéristiques pendant des centaines d’années. Malgré leur historicité, elles sont puissamment sta-tiques ! Enfin,

5) Si l’on établit des rapports entre les éléments d’une culture indi-viduelle, on se doit de conclure que ces totalités culturelles (whole cultures) sont intégrées, d’une façon ou d’une autre, qu’elles sont configurées, ou patterned.

L’argument était remarquablement astucieux. Tylor n’était jamais parvenu à concevoir la culture en tant que totalité configurée. A partir des mêmes prémisses que Tylor Kroeber réussissait à déduire la né-cessité d’étudier des cultures individuelles conçues comme totalités configurées ! Cette vision des choses, il l’élabore encore plus en détail en 1949 dans un autre article, « The concept of culture in science ».

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Michel Verdon, SURVOL DES GRANDES THÉORIES EN ETHNOLOGIE. (2015) 168

Dans cet article, il distingue quatre « niveaux d’organisation” » (un peu comme les « niveaux de complexité » chez Comte) dans lequel est intégré l’individu : la culture, la société, la psychè et l’organisme. Chacun de ces niveaux, déclare-t-il, est indépendant sur les plans de l’analyse et de l’explication. Néanmoins, remarque-t-il, plus nous de-scendons dans cette hiérarchie (vers l’organisme), plus les phénomènes se prêtent avec succès aux méthodes des sciences ex-actes, méthodes qui, à son avis, ne peuvent s’appliquer qu’à des phénomènes révélant une grande uniformité, des phénomènes récurrents, réguliers et par conséquent prévisibles. Mais plus on monte dans la hiérarchie (vers la culture), plus les phénomènes échap-pent à des telles méthodes parce qu’ils n’exhibent pas les mêmes car-actéristiques d’uniformité, de récurrence, de régularité et de prévisibil-ité, et plus ils se prêtent au type d’approche que pratiquent les histo-riens. En d’autres termes, l’histoire serait l’outil de l’anthropologie culturelle et la science, l’outil de l’étude biologique. Nous retrouvons le contraste boasien entre science et histoire, mais une « histoire » en tant qu’étude de l’unique qui nous renvoie au Kroeber de 1917.

La science, selon Kroeber, est une activité qui procède d’une méth-ode particulière. Confrontée à la riche et luxuriante complexité du réel, elle cherche d’abord à l’appauvrir, en isolant certains phénomènes par la méthode expérimentale (une expérience consister à éliminer l’influence de certains facteurs, tels l’humidité, la pression atmosphérique, le vent, le magnétisme et même la gravité, de nos jours), pour en rechercher les causes. L’histoire (selon Kroeber, tou-jours) utilise une méthode tout à fait contraire. Elle ne tient pas compte des événements qui se répètent avec régularité (encore une fois, toujours selon Kroeber) et à propos desquels on pourrait généraliser. Comme l’avait déjà noté Boas, elle analyse les événe-ments singuliers, uniques (telle la Révolution française), et sa dé-marche consiste à contextualiser ces événements, c’est-à-dire à les re-lier à d’autres événements à la fois contemporains (dans l’espace) et antérieurs (dans le temps). En d’autres termes, elle restitue les événe-ments dans l’ensemble de leurs rapports spatiaux et temporels. Elle ne les appauvrit pas, comme la science, mais vise au contraire à leur ren-dre toute leur complexité existentielle première. En résumé, si la sci-ence généralise pour découvrir la cause des phénomènes, l’histoire particularise pour retrouver le sens des phénomènes. Nous retrouvons

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là une prémisse de Tylor que j’ai (volontairement) omise, notamment que si les phénomènes culturels sont des produits de l’esprit, les expli-quer, c’est fondamentalement retrouver leur sens. On peut tout rassembler dans le tableau ci-dessous.

La méthode de l’anthropologie culturelle, dans la perspective kroe-berienne, demeure une histoire culturelle mais, dans ces derniers développements, l’« histoire » de Kroeber n’est plus celle de Boas ou de Wissler. L’histoire culturelle de Kroeber c’est, d’abord et avant tout (dans ses écrits théoriques), une recherche du « sens culturel », un sens que l’on ne peut reposséder qu’en replaçant l’élément dans le tissu de ses rapports avec d’autres éléments dans l’espace et le temps. Ayant élaboré sa vision de l’histoire, Kroeber se demande ensuite quels seraient les phénomènes culturels les plus « purs », les moins entachés de biologie, de psychologie, ou de l’influence de l’environ-nement. En 1949 il trouve dans le langage son candidat idéal (plus tard, ce sera l’archéologie préhistorique !), car on peut étudier la langue indépendamment de la parole, c’est-à-dire en elle-même, dé-tachée de tout locuteur (comme on peut apprendre le latin, alors que plus personne ne l’utilise comme langue maternelle). Dans ce développement inattendu de sa pensée (toujours dans cet article de 1949), l’analyse linguistique devient le modèle d’une analyse cul-turelle. Mais comment conçoit-il l’analyse linguistique dans ce texte ? Sur le modèle de sa conception de l’histoire : une analyse linguistique, à ses yeux, cherche à reconstruire le système de tous les rapports syn-taxiques et grammaticaux entre éléments linguistiques. Mais atten-tion ! La linguistique est un vaste champ ; c’est l’étude du language, qui comprend moult dimensions, dont la grammaire, la sémantique, la sémiotique, la philologie, le symbolisme, et ainsi de suite. Or, cette définition de Kroeber ne circonscrit en rien la linguistique, mais définit purement et simplement une grammaire.

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HISTOIRE SCIENCE

Étudie l’unique, le non-récurrent Étudie le récurrent, ce qui se répète

Elle contextualise (replace les éléments dans leur contexte spatio-temporel)

Elle isole (sort les phénomènes de leur contexte, par expérimentation)

Reproduit la richesse et la complexité de l’événement unique

Elle appauvrit la réalité telle que vécue sur le plan existentiel

Elle particularise pour redonner aux éléments leur sens

Elle généralise pour découvrir la ou les causes des phénomènes

La conclusion, à bien y songer, est époustouflante. Reprenons ses propres prémisses : définir une anthropologie culturelle qui soit une histoire culturelle. Or, y a-t-il dans le domaine des sciences sociales quelque chose de plus a-historique, de plus dépouillé de toute histoire qu’une grammaire ? Je ne parle pas des « grammaires historiques » à la Grimm et autres reconstructions philologiques de même acabit, mais bien de grammaire, telle celle de Grévisse ou Bescherelle. Une grammaire se compose tout bêtement de l’ensemble de règles qui ar-ticulent les éléments syntaxiques et grammaticaux, voilà tout. Ici ré-side le premier grand paradoxe de la réflexion kroeberienne, celui d’un programme d’histoire culturelle qui mène à la rédaction d’une grammaire !

Avant d’aller plus loin, comparons une dernière fois son les it-inéraires de Kroeber et Durkheim. Du caractère externe de la société, pourquoi Durkheim en conclut-il à la contrainte sociale ? Parce qu’il désirait établir une science de la société et que, pour ce faire, il lui fal-lait identifier des phénomènes récurrents, réguliers et prévisibles. Or, la contrainte sociale engendre précisément ce type de phénomènes. De plus, préoccupé par l’étude du social, il analyse les interactions, ainsi que les groupements humains. Kroeber, au contraire, adopta d’entrée de jeu une posture anti-positiviste. Du caractère externe de la culture il aurait pu conclure également à son aspect contraignant mais il évite de

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suivre cette voie parce que cela l’aurait conduit à une destination con-traire à celle qu’il visait. Il voulait en arriver à une histoire culturelle et, en déduisant l’aspect cumulatif de la culture de son caractère ex-terne, il débouchait sur l’histoire-invention ou emprunt culturel, et sur la notion d’histoire – ou plus précisément historiographie – en tant qu’étude de l’événement unique, singulier.

L’histoire culturelle de Kroeber, vous vous souviendrez, présup-pose l’existence de patterns. Or, que sont ces patterns ? Il en fera un des thèmes centraux de son oeuvre. Ces patterns, il les cherchera d’une part dans les sociétés qui ont laissé des documents écrits, dans son énorme volume, Configurations of Culture Growth (1952).

1. Les patterns culturels dans les sociétés à documents écrits

J’inverse ici la chronologie, car Kroeber traitera des patterns de so-ciétés sans documents écrits bien avant Configurations of Cultural Growth, d’une part dans ses petits sketchs ethnographiques, qui cul-mineront dans son volumineux Cultural and Natural Areas of North America (publié en 1938 mais écrit en 1931). J’en traiterai sommaire-ment plus loin mais je commence par sa notion de patterns dans les sociétés à documents écrits.

Sa première publication sur le sujet date de 1919 et porte sur une question de mode. Il se concentre sur les robes de soirées telles qu’elles sont décrites dans des périodiques sur la mode. Je n’entrerai pas dans le détail, c’est plutôt compliqué. Il utilise plusieurs mesures, mais n’en retenons qu’une, soit la longueur des robes. En notant systé-matiquement la longueur des robes sur deux ou trois siècles il décou-vre un « pattern ». Il y a un véritable mouvement cyclique : de cour-tes, les robes s’allongent jusqu’à une longueur maximale, puis se rétrécissent. Le cycle lui apparaît très clair à propos de la majorité des mesures mais ce qu’il note vient soutenir l’une de ses principales thèses. Qui pense mode pense génie individuel, Dior ou Gucci, inven-tion de cerveaux particulierement doués. Or ce qu’il observe dément cette thèse, car la cyclicité des tendances est d’une durée d’au moins cent ans, soit beaucoup plus que l’espérance de vie créatrice d’un indi-

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vidu. D’une part si la mode dépendait de la pure individualité on ne retrouverait pas cette cyclicité ; mais s’il y avait individualité et cyclicité pour diverses raisons, cette cyclicité devrait être inférieure à l’espérance de vie créatrice d’un créateur originel. En d’autres termes cette découverte venait confirmer son intuition : la quantité de génies est uniforme dans le temps et l’espace, et le fait qu’on les retrouve ici plutôt que là n’est pas le résultat de leur œuvre, mais le résultat d’un déterminisme civilisationnel ; ce sont ses termes. Bref, c’est la civili-sation qui progresse et s’incarne ici et dans dans un cerveau supérieur particulier. Si ce n’était pas celui-là, ç’aurait été un autre. C’est cette intuition qu’il développe dans toute son ampleur dans Configurations of Culture Growth.

Dans cet énorme volume, il reprend les thèses de 1919. D’une part, il y aurait distribution uniforme des capacités intellectuelles à travers l’espace et le temps. Mais quand on suit dans le détail la progression des œuvres culturelles (ici, il veut dire « haute culture », c’est-à-dire littérature, art, philosophie, et ainsi de suite), on observe des jaillisse-ments sporadiques de créativité : le développement scientifique de Copernic à Newton, la Renaissance italienne, et ainsi de suite. Bref, si ces manifestations « géniales » ne sont pas uniformes dans le temps et l’espace, comme le sont les « génies », elles ne peuvent être le produit d’actions individuelles mais, encore une fois, d’un déterminisme civi-lisationnel.

Il découvre une certaine cyclicité entre les différents domaines ar-tistiques et scientifiques. S’il y a des périodes de grande créativité qui se traduisent par l’invention de multiples traits culturels qui se développent à partir d’un thème de base, on finit par épuiser ce thème. Une phase d’évolution suit l’invention originelle mais, au fil des développements, tant de détails s’ajoutent que cette évolution devient « involution ». On passe ainsi du gothique au baroque, puis au rococo. On ne peut plus greffer d’ajouts, l’architecture croule sous une masse de détails qui inhibent toute créativité. Les développements devien-nent stériles. Une période de grande créativité atteint un sommet, ce qu’il appelle un « climax culturel » auquel succède une période de stérilité, laquelle déclenche une nouvelle période de créativité, et le cycle recommence. Et ces cycles se répètent sans cesse. D’une intu-ition originale on « évolue » jusqu’à atteindre « sommet ou climax

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culturel ». Passé ce climax tout périclite, on travaille les détails jusqu’à l’absurde. Ces cycles de croissance et de climax suivis de dégénérescence, ce sont également des patterns ; en fait, c’est très pré-cisément ce que Kroeber désigne par l’expression « configurations of culture growth ». Notons que ces climax, il ne les explique pas ; il les décrit tout simplement en termes du nombre d’éléments cultu-rels. Ce n’est qu’une liste d’éléments.

Ces derniers développements font ressortir le troisième grand para-doxe de l’approche kroeberienne. Pensons à ce Kroeber anti-posi-tiviste cherchant à contextualiser, à particulariser. Or que découvre-t-il dans cette recherche de patterns dans les sociétés à documents écrits ? Derrière les cycles de croissance de civilisations il discerne en dernière analyse une nécessité (toujours en tant que contraire de « contingence ») parce que, subrepticement, ses études l’amènent à croire que la culture possède un dynamisme propre, qu’elle évolue d’elle-même selon ses propres lois. L’apôtre de l’unique et du contin-gent soudainement devenu missionnaire du positivisme ! Il récupère en effet une vision quasi évolutionniste et, de l’évolutionnisme, il en-térine un autre credo, soit le rôle négligeable de l’individu dans l’His-toire. Si la culture se meut d’elle-même, elle évolue dans une certaine direction et les individus n’en sont que les manifestations. Nous baignons à nouveau dans le plus pur essentialisme. Selon Kroeber, l’Histoire se fait d’elle-même et il faut que la civilisation soit prête pour qu’une invention apparaisse. Si Galilée ou Newton n’avaient ja-mais vu le jour, quelqu’un d’autre aurait fait leurs découvertes. Au dix-septième siècle, la civilisation était mûre pour leurs inventions et il fallait par conséquent que ces inventions se fassent. En gonflant le rôle de la culture, Kroeber en minimisait d’autant le rôle des individus dans l’évolution culturelle ; c’est la Culture qui évolue, et les indi-vidus se conforment à son évolution.

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2. Dans ses autres écritssur les sociétés sans documents écrits :

Pour comprendre le deuxième sens de ce que Kroeber entend par la notion de « configuration » (pattern) dans un ensemble civilisationnel, il faut se tourner vers l’anthropologie allemande du 19ième siècle et surtout au mouvement qui se rattache à Dilthey. Nous avons tous fait l’expérience vécue de la spécificité des cultures. Prenons la culture française. Lorsqu’on parle d’une approche cartésienne (c’est-à-dire, hypothético-déductive) et d’un certain amour du verbe pour le verbe, on peut penser spontanément à l’épithète « français ». Par contre, lorsqu’on fait référence à une orientation expérimentaliste, farouche-ment empiriste et inductionniste, avares de mots, on la rattache intu-itivement à l’Angleterre. Il y aurait ainsi un « génie français » ou un « génie anglais » 23, quelque chose d’unique et d’identifiable qui im-prime à un produit culturel la marque indélébile « made in France » ou « made in England ». On peut désigner de la même façon une époque et parler du « génie du siècle des Lumières » ou du « génie ro-mantique ». Il y a une littérature, un art, une musique et même une historiographie romantiques, un ensemble d’éléments qui portent la marque « romantique ». C’est ce qui incita les ethnologues allemands du 19ième siècle à parler de Volkgeist (« esprit », ou « génie » d’un peuple), de Kulturgeist (esprit d’une culture) et de Zeitgeist (esprit d’une période). Or, le lien entre les éléments « romantiques », par ex-emple, est indéniable et, pour Kroeber, ils forment une configuration. Mais comment analyse-t-il ces configurations ? D’une façon qui rap-pelle étrangement Wissler.

Aux yeux de Kroeber, certaines périodes révèlent une grande créa-tivité culturelle et exhibent une extrême prolifération de traits autour des mêmes thèmes. Un ou deux esprits innovateurs inventent quelques traits qui partagent des éléments communs, et ces traits influencent pour un moment l’orientation que prendront les inventions sub-séquentes, de sorte que l’on exploite le thème original jusqu’à ce qu’il

23 Pour une merveilleuse démonstration, un livre ignoré des ethnologues mais qui en fait un des premiers chefs-d’œuvre d’anthropologie culturelle, je vous convie de lire De l’Allemagne de Madame de Staël.

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soit plus ou moins épuisé. Pensons aux premiers architectes qui inven-tèrent le style gothique. Ceux qui les suivirent en furent inspirés, raf-finèrent le style, ajoutèrent quelques autres éléments autour des mêmes thèmes, jusqu’à ce que le style atteigne un point culminant au-delà duquel il devient stérile. Ces patterns (le style gothique, le ro-mantisme, et ainsi de suite), bien sûr, se développent au cours d’une période mais ils apparaissent sous un certain angle comme des config-urations presque synchroniques. Ils ne le sont pas, mais on peut raisonner comme s’ils l’étaient. On parlera alors du « génie roman-tique » comme une configuration. Examinons de plus près la procé-dure kroeberienne dans cette perspective.

En premier lieu, il faut apprécier que l’inspiration de départ, celle d’une espèce d’ « esprit » ou de « génie » d’une culture ou d’une époque est d’abord et avant tout intuitive et qualitative. C’est cela que Kroeber tente de saisir mais qu’il ne réussit jamais à cerner. Pourquoi ? Parce que, en dernière analyse, il ne fait que traduire, en termes quantitatifs, ce qui est essentiellement une intuition qualita-tive. Mais cette traduction quantitative n’explique rien. Pour rendre compte du romantisme, par exemple, Kroeber ne dit pas grand chose. Il nous le présente comme une période pendant laquelle un grand nombre de traits furent inventés autour d’une intuition fondamentale. Sur les plans de l’analyse et de l’explication, nous n’avons pas avancé d’un micromètre. Kroeber n’a fait qu’observer une configuration et la décrit tout bêtement dans une arithmétique de traits culturels. Tel est, en fait, l’échec fondamental de l’histoire culturelle, et il ne pouvait en être autrement dans le cadre d’une cosmologie tylorienne. Tant et aussi longtemps que la culture s’atomise en un nuage de traits compt-abilisables, les patterns ne peuvent s’exprimer que dans une arithmé-tique, un simple catalogage, une comptabilité de traits. La vision tylo-rienne de la culture ne pouvait engendrer rien d’autre. Pour recom-poser la culture en tant que totalité individualisée et configurée à par-tir de traits ou de complexes de traits culturels, on n’a jamais pu trou-ver mieux, dans le programme d’histoire culturelle, que de décrire une multiplication de traits autour d’une invention clé ou d’une découverte première. On revient à la thèse de Wissler : une fois une invention de-venue « convention » (acceptée comme trait culturel), elle prédéter-mine, dans une certaine mesure et pour un certain temps, l’orientation des découvertes ou inventions futures. Elle ouvre une voie, trace une

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piste dans laquelle s’engagent ensuite les autres « créateurs », et une nouvelle piste n’apparaît que lorsqu’on est allé jusqu’au bout de la précédente.

Bref, dans un sens comme dans l’autre, les patterns de Kroeber se réduisent à une arithmétique de traits culturels. C’est là l’impasse fon-cière du programme d’histoire culturelle.

II. RUTH BENEDICT (1887-1948) :UNE RÉPONSE PSYCHOLOGIQUE À LA QUESTION DES PATTERNS

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Nous avons été jusqu’ici té-moins d’une entreprise acharnée de démolition de l’évolution-nisme et d’élaboration d’un pro-gramme délibérément anti-positi-viste en anthropologie culturelle. Inspirés de Tylor, les ethnologues américains des deux premières décennies du vingtième siècle (les plus célèbres, tous d’origine alle-mande, de première ou de deuxième génération) héritaient d’une vision atomiste de la culture. Dans cette cosmologie culturelle les éléments, ou traits culturels, indépendants les uns des autres, suivent chacun leur trajectoire propre, sorte de nuage d’atomes dans un univers sans loi de gravité, sans principe qui puisse expliquer com-ment les différents éléments peuvent former des touts cohérents. Dans sa volonté d’esquiver cet atomisme pour rendre compte des patterns culturels nous avons vu que le programme d’histoire culturelle de Boas menait à une impasse. La solution ne pouvait provenir que d’une source autre que cette histoire culturelle. Cette source, Ruth Benedict la trouva dans la psychologie et l’exprima de la façon complète dans

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son célèbre Patterns of Culture (1934), l’un des best-sellers de la litté-rature anthropologique, à l’étude duquel je limiterai cette présentation.

Revenons brièvement à Kroeber. Sa représentation de la culture souffrait d’un autre paradoxe. Si la culture est apprise par l’individu elle ne peut lui être complètement externe. Ce fut, en quelque sorte, le point de départ de Ruth Benedict. Cette analogie de l’individu en tant que tableau vierge sur lequel viendrait s’écrire le « message » culturel est erronée, remarque-t-elle, parce que la culture n’est pas simplement un message écrit ; c’est plutôt quelque chose de gravé dans l’individu. Si on cherche une analogie à tout prix, il faudrait plutôt considérer l’individu comme de la pâte à modeler qu’on peut sculpter de mul-tiples façons car, insiste-t-elle, la culture moule, elle façonne l’indivi-du. Nuance fondamentale qui allait réorienter l’anthropologie cultu-relle vers de nouveaux horizons.

Car Benedict pensait la culture, non plus exclusivement en termes de produits de l’esprit, comme ses prédécesseurs, mais en termes de comportements. Mais prenons garde ! Elle n’évacue pas les idées. Au contraire, comportements et produits de l’esprit lui apparaissent comme les deux faces d’une même monnaie car la culture, en tant que « comportements appris en société », présuppose un ensemble d’idées à propos de ce qui constitue le comportement idéal. Mais là où les eth-nologues boasiens subsumèrent tout sous la notion d’idée Benedict re-donna au comportement une partie de sa réalité. Ce faisant, elle réin-troduisait l’individu lui-même dans l’analyse culturelle car elle croyait impossible de séparer culture et individus ; tout au contraire, elle sup-pose que la culture agit sur les individus, moulant et modelant leurs comportements.

Paradoxalement, on retrouve une anthropologie qui, à première vue, nous rappelle Durkheim. En effet, la culture de Benedict se com-pose de produits de l’esprit – systèmes de valeurs - qui contraignent le comportement individuel et l’orientent dans certaines directions parta-gées par le groupe ; aurions-nous affaire aux normes de Durkheim ? Non, le parallélisme n’est que superficiel. Malgré la notion de contrainte le rapport chez Benedict est entre l’individu et sa culture, l’individu qui « apprend » sa culture, qui l’assimile. En dernière ana-lyse, nous avons faussé compagnie à Durkheim dès le point de départ, car l’idée clé de l’anthropologie de Benedict n’est pas à trouver dans l’organisation des relations sociales et la formation de groupes,

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comme chez Durkheim, ou même dans l’accumulation et l’histoire, comme chez Kroeber ; elle réside dans le pouvoir de sélection de la culture. L’analogie provient encore du langage. On reconnaissait de-puis longtemps que l’enfant humain naît avec l’aptitude de prononcer une gamme impressionnante de sons mais que chaque langue ne sélec-tionne qu’un nombre restreint de ces sons dans la formation de pho-nèmes (la majorité des langues ont quelque trente phonèmes). De la même façon, Benedict note que l’enfant humain naît doué d’une plas-ticité comportementale étonnante, capable d’apprendre un vaste éven-tail de comportements variés mais la culture, comme le langage, ne privilégie qu’un nombre limité de ces comportements.

Implications méthodologiques :

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1. Pour comprendre comment la culture sélectionne les comporte-ments il faut pouvoir la relier à une population spécifique, et à un mo-ment donné dans le temps ; en un mot, il faut traiter de cultures dû-ment circonscrites dans le temps et l’espace, donc perçues comme to-talités individuelles et distinctes. Ce sont ces deux éléments - compor-tements et cultures individuelles - qui sous-tendent sa solution au no-toire problème des patterns.

2. En effet, l’intégration des traits culturels, sa configuration ou patterning, est à comprendre en termes de sélection car les sociétés bien configurées sont également bien intégrées. Or, selon Benedict, pour obtenir une société bien intégrée la sélection ne peut se faire au hasard ; si la culture sélectionnait des comportements contradictoires elle ne serait pas harmonieusement intégrée et les individus ne le se-raient pas non plus. Cette perception du rapport entre les individus et la culture repose sur un postulat implicite : qu’on ne peut sélectionner des comportements contradictoires si l’on veut des individus à la per-sonnalité harmonieusement intégrée (faux psychologiquement). Bref, elle a donc une vision plutôt monolithique de la personnalité. La so-ciété doit donc être cohérente dans sa sélection pour produire des per-sonnalités intégrées et c’est cette cohérence qui configure, qui est à la source des patterns.

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Mais les idées reviennent à la charge ! Pour sélectionner des comportements, toujours selon Benedict, la culture doit se définir des visées, des buts, des motifs ; bref, un ethos ou un système de valeurs. Un comportement culturel nécessite une visée culturelle. La culture doit d’abord définir des motivations, des systèmes de valeurs, un ethos particulier. En bout de route, la culture façonne les comportements en définissant un ethos particulier.

Dans un article de trois ans antérieurs à la publication de Patterns of Culture Benedict s’était inspirée d’une distinction du philosophe al-lemand Friedrich Nietzsche 24 (fin du 19ième siècle) entre cultes apol-liniens (cultes à Apollon) et cultes dionysiaques (cultes à Dionysos, dieu du vin en Grèce antique) pour comprendre les configurations culturelles de deux populations amérindiennes très connues, soit les Zuñi (Nouveau Mexique) et les Kwakiutl (Colombie Britannique). Nietzsche avait défini le culte apollinien « ... par la poursuite de la so-briété, de la mesure, la méfiance à l’égard de l’excès et de l’orgie. » (1932 : 137) Au contraire, ce qui est dionysiaque « ... donne de la va-leur à l’excès comme une façon de s’échapper vers une existence au-delà des cinq sens, et s’exprime culturellement par la recherche d’ex-périences douloureuses et dangereuses, la pratique d’excès émotion-nels et psychologiques, par l’état d’intoxication alcoolique, les expé-riences hallucinogènes et la transe. » (1932 : 137, traductions libre) Ces ensembles de valeurs, ou « ensembles psychologiques » comme elle les désigne alors, « ... peuvent façonner la culture lorsqu’ils sont institutionnalisés. » (1932 : 137, traduction libre). Elle allait dévelop-per ces idées en détail dans Patterns of Culture.

Commençons par les Zuñi. Ils vivent dans des villages gouver-nés par une par des prêtres ; ils forment donc une théocratie. Il y a une ascension dans l’accession à la prêtrise, mais aucun prêtre ne gou-verne ou n’agit comme leader, à l’encontre de l’Iran, par exemple, avec son Guide Suprême. Bref, c’est une théocratie parfaitement dé-mocrate parmi ceux qui ont atteint les plus hauts degrés de la prêtrise.

24 Dans un de ses livres célèbres, Naissance de la tragédie.

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Selon Benedict, ils forment également une société très ritualisée, vivant une existence ponctuée de nombreuses cérémonies, fastidieuses dans leur exécution. Les Zuñi seraient à ce point pointillistes que si tous les gestes du rituel ne sont pas accomplis avec la plus parfaite précision, ils recommencent tout, de sorte qu’un rituel d’une couple d’heure peut durer toute une journée s’il n’est pas exécuté dans le plus parfait détail. Des plus, ils accomplissent ces rituels dans le calme et la mesure ; ils s’assoient, sans bouger, et assistent impassiblement, sans aucune marque d’exaltation. S’ils dansent, c’est avec un flegme imperturbable. Leurs dieux ne les « possèdent » pas (pas de phéno-mènes de possession) et les Zuñi ne recherchent pas l’extase reli-gieuse. C’est une société paisible, qui ne évite la guerre. Ils ne guer-roient que pour se défendre et, dans l’activité guerrière, ne pratiquent pas la torture.

Comme je le mentionnais, les prêtres accèdent à leur position parce qu’ils ont acquis un savoir religieux et non parce qu’ils sont des per-sonnalités extraordinaires, charismatiques. Ils ne connaissent pas le chamanisme et leurs initiations ne cherchent pas à tester leur force et leur endurance. Ce sont tout simplement des étapes dans l’acquisition d’un savoir.

Cette même sobriété s’observerait dans leurs rapports sociaux. Se-lon Benedict, rien dans la culture zuñi n’est exprimé ou vécu avec in-tensité. Ils n’exprimeraient aucune colère, et réprimeraient l’expres-sion de sentiments profonds de peine, de douleur ainsi que de joie. Ils se marieraient par convenance et ne vivraient ni amour passionné, ni jalousies meurtrières. Lorsqu’ils se divorcent, ce serait presque avec indifférence. Ils tenteraient même d’arracher à la mort son caractère dramatique par des rites funéraires simples, sans expression exagérée de deuil. Enfin, l’alcoolisme, les homicides et les suicides y seraient tous inconnus.

Sur le plan économique, ils dévaloriseraient la richesse et posséde-raient collectivement leurs biens. Leur culture serait d’ailleurs orien-tée vers les valeurs spirituelles ; puissamment religieux, les Zuñi se-raient détachés de la possession des biens matériels. Civils et éminem-ment courtois, ils se méfieraient des excès, ainsi que de l’expression indue de l’individualisme. Ils fuiraient le leadership ou le charisme personnel et privilégieraient le conformisme à la tradition, à une tradi-tion collectiviste, dans laquelle les valeurs civiques occupent une

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place de toute première importance. Bref, une société foncièrement apollinienne dans ses institutions religieuses, économiques, politiques et sur le plan des rapports de parenté.

Rien de tel chez nos chers Kwakiutl (à qui nous devons les cé-lèbres totems de nos musées) ! Sur le plan politique c’est une société éminemment concurrentielle, dirigée par des chefs qui sont tous en compétition pour arriver au sommet de la hiérarchie. Et cette concur-rence s’exprime également par la violence et la guerre.

Dans leurs pratiques religieuses, selon Benedict, les Kwakiutl re-cherchent l’extase. Leurs rituels et leurs cérémonies étaient marqués de manifestations frénétiques, de possession par les dieux. La posses-sion, d’ailleurs, jouait un rôle central dans leur expérience religieuse, dans la quête religieuse qui menait à la position de chamane, un statut acquis individuellement par une initiation douloureuse. Plus quelque chose les effrayait ou leur inspirait l’horreur la plus complète, plus ils se sentaient irrésistiblement obligés d’en faire l’expérience ! Abhor-raient-ils la manducation de chair humaine ? Ils pratiquaient le canni-balisme. Ils vivaient à l’extrême la sensation ultime de transgresser les tabous plus fondamentaux, d’accomplir ce qui était le plus atrocement terrible à leurs yeux.

Dans leur vie économique, on observerait les mêmes inclinaisons. Ils faisaient de la richesse une fin en soi, non pour en jouir, mais pour en faire un étalage orgiaque. Ils s’enrichissaient pour exprimer leur pouvoir personnel en détruisant leurs richesses. Cette quête de ri-chesse manifestait quelque chose d’excessif, d’immodéré. Ils vo-guaient dans le monde de la démesure, dans la quête de l’excès, et le potlatch n’aurait été qu’une expression culturelle de cette surévalua-tion de l’individu, du pouvoir personnel, de cette mégalomanie sous-jacente. Benedict y voit une culture de la mégalomanie, de la re-cherche individuelle du pouvoir par la réalisation de l’excès, par la dé-monstration de la démesure. Culture de la violence également, qui se vivait dans l’agression, dans la guerre, dans les expériences de transe, de la recherche d’hallucinations, dans la torture. Voilà, en mot, la des-cription « bénédictine » d’une culture dionysiaque.

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Deuxième série d’implications méthodologiques :

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1. Ces deux exemples illustrent en quoi consiste une configuration de culture à la Benedict. Tous ces traits sont ainsi cohérents et repré-sentent une sélection particulière qui individualise une culture et lui imprime une physionomie unique. Mais notons que les même traits se retrouvent dans tous les domaines socioculturels : politique, religion, économique et parenté.

2. Mais ce n’est pas tout. Puisque les éléments culturels sont chez elle des comportements qui expriment des sélections cohérentes, il s’ensuit qu’ils sont réciproquement interreliés. Des rites de puberté dans le contexte de la recherche d’expériences hallucinogènes chez les Indiens des Plaines ne peuvent partager le sens des rites de puberté d’une société matrilinéaire d’agriculteurs africains, et ne font sens que dans la constellation particulière qui a été sélectionnée.

3. Lorsqu’on conjugue ces deux éléments (sélection unique et co-hérente, ainsi qu’influences réciproques), il devient alors impossible de comparer deux cultures. En tant que comportement, le sens d’un élément culturel émane de l’ensemble particulier de valeurs institu-tionnalisées dans cette culture. L’implication méthodologique est in-évitable : il faut étudier des totalités culturelles en elles-mêmes, re-chercher les axiomes sous-jacents ou les valeurs dominantes qui ex-pliquent leur configuration. De façon étrange et paradoxale, Benedict réalisait le rêve kroebérien : focaliser sur des cultures individuelles et se conformer au principe de clôture. Mais dans sa perspective, des to-talités culturelles peuvent peut-être se comparer comme on compare des styles architecturaux, littéraires ou musicaux, mais les éléments individuels échappent à tout comparaison. Benedict formulait ainsi de la façon la plus explicite, tout en l’appliquant, ce qui allait devenir le dogme le plus fondamental de la tradition anti-positiviste en anthropo-logie culturelle, soit le (tristement) célèbre relativisme culturel.

L’approche de Benedict allait engager l’anthropologie américaine sur une piste qui, en passant par Margaret Mead, allait se prolonger dans le programme de « Culture et Personnalité », dont le mandat ex-

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plicite fut de relier culture et personnalité (les plus célèbres d’entre eux : Margaret Mead, Kluckhohn, Linton, Kardiner, Wallace), d’ana-lyser la façon dont la culture s’apprend, se transmet par la socialisa-tion et finit par produire des personnalités qui se ressemblent jusqu’à un certain point. C’est ainsi que se développa la notion d’une « per-sonnalité de base » ou personnalité-type et que certains ethnologues s’évertuèrent à esquisser ce qu’est « La personnalité japonaise », « La personnalité allemande », « La personnalité russe », et ainsi de suite. La Deuxième Guerre donna à ce mouvement un élan qui en fit un cou-rant majeur de l’anthropologie américaine pendant les années 40 et 50.

L’anthropologie de Benedict répondait à la question des patterns mais soulevait simultanément d’importants problèmes :

1. D’une part, elle réifiait la culture tout autant que Kroeber.

2. De plus, on releva vite les simplifications abusives de ses por-traits « psychologiques » des sociétés étudiées.

3. D’autre part - et c’est là un des graves problèmes du relativisme culturel et de tout culturalisme - elle n’expliquait en rien pour-quoi telle culture a sélectionné telle configuration, et telle autre, une configuration différente.

4. Enfin, elle rendait toute comparaison impossible, ce que Boas avait d’ailleurs déjà accompli dans ses écrits théoriques. La ré-ponse, la seule véritable réponse à mon avis, allait se trouver à l’autre pôle, soit l’environnement. Ce fut l’œuvre de Julian STEWARD.

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III. JULIAN STEWARD (1902-1972) :UNE RÉPONSE ÉCOLOGIQUE

À LA QUESTION DES PATTERNS

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Formé par Kroeber et spécialiste des Amérindiens du Sud-Ouest américain (quoique archéologue au départ), Ste-ward put d’autant mieux critiquer le programme d’histoire culturelle qu’il l’avait lui-même pratiqué et en connais-sait tous les tenants et les aboutissants. Si les adeptes de l’histoire culturelle et de l’anthropologie à la Benedict som-braient dans l’essentialisme et le ho-lisme le plus pur en percevant la culture comme un ensemble de pro-duits de l’esprit, ou en concevant une Culture agissant sur les indivi-dus par son pouvoir de sélection, Steward proposera une vision plus matérialiste en s’efforçant de rattacher la culture à l’environnement, dans un nouveau programme qu’il baptisera du nom d’« écologie culturelle ». Ce programme, Steward l’élabora à partir de 1950 envi-ron, dans une série d’articles qu’il rassembla en un volume d’une im-mense influence théorique, soit Theory of Culture Change (1955).

Comme on peut s’y attendre, une réponse matérialiste au pro-blème des configurations ne pouvait qu’emprunter, ou plutôt ressusci-ter, une optique positiviste. Ce credo positiviste, Steward le confesse dès les premières pages de Theory of Culture Change. Les évolution-nistes, souligne-t-il, voulaient comparer des sociétés ou des cultures pour extraire des généralisations scientifiques. D’un point de vue mé-thodologique, leur programme était légitime et valide. On les a vili-pendés à cause de l’évolution unilinéaire qu’ils ont lue dans des docu-ments ethnographiques qui ne révélaient rien de la sorte, mais larguer

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leur projet comparatiste et scientifique à cause de cette bévue équivaut à jeter le bébé avec l’eau du bain. Steward exprime ainsi son but sans équivoque, soit ressusciter le projet positiviste des évolutionnistes en cherchant à découvrir une évolution, non pas unilinéaire, mais multili-néaire. Il s’explique : « L’évolution multilinéaire, comme l’évolution unilinéaire, s’intéresse à la découverte de séquences de développe-ment mais, à l’encontre de cette dernière, elle cherche à découvrir des séquences de développement semblables (italiques ajoutées) non pas universelles, mais plus particulières. » (1955 : 14-5, traduction libre).

Notez que lorsqu’on regarde l’œuvre de Steward dans son en-semble, la notion de « séquences de développement semblables » me semble un mauvais choix de mot ; « similitudes véritables » aurait été plus judicieux, selon moi. Ne reconnaît-il pas « que les traditions culturelles en deux endroits différents peuvent être complètement ou seulement partiellement différentes, et ... [se pose] tout simplement la question, à savoir s’il existe véritablement des similitudes authen-tiques et significatives entre cultures, et si ces similitudes se prêtent à un type de formulation généralisatrice. » (1955 : 19, traduction libre). Ce projet lui impose une nouvelle méthodologie qui soit adéquate à ses visées : « le plus grand problème de l’évolution multilinéaire, écrit-il, est une taxonomie des phénomènes culturels qui soit appro-priée. » (1955 : 22, traduction libre). Steward se lance alors dans une critique radicale des découpages en aires culturelles.

Toutes les classifications de l’anthropologie américaine, déclare-t-il, sont d’une façon ou d’une autre dérivées du concept d’aire cultu-relle et une aire culturelle, écrit-il, « est caractérisée par un contenu distinctif d’éléments culturels qui, au niveau tribal au moins, constitue le comportement partagé (i.e., appris) de tous les membres de la socié-té. » (1955 : 22, traduction libre) 25. Que trouve-t-il à redire à cette dé-finition ? Tout d’abord, elle accorde une valeur (ou un poids) égale à tous les éléments culturels. La démocratie est un élément culturel, tout comme les épingles à cravate et, dans l’optique atomiste tylorienne, il

25 En fait, à propos de Benedict, je vous ai volontairement induit en erreur. J’ai argué comme si elle décrivait des cultures individuelles. En fait, ce n’est le cas que pour les Dobu de Mélanésie. Sinon, elle utilise les Kwakiutl comme paradigme des Amérindiens de la Côte Pacifique, et fait de même pour les In-diens du Sud-Ouest avec les Zuñi. En d’autres termes, elle argue également en termes d’aires culturelles.

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est impossible de les pondérer. Puis, cette définition engendre inexo-rablement un relativisme culturel stérile (puisqu’il inhibe toute com-paraison, et donc toute possibilité de généraliser) et, de plus, elle est purement arbitraire, comme je le mentionnais en présentant la métho-dologie de Wissler. Steward fut le premier à le marteler : « Dans toutes ces divisions en aires culturelles, le critère principal a générale-ment été le nombre ou le pourcentage d’éléments ou de traits partagés par des tribus ou sociétés voisines. Puisque le degré de similitude re-quis pour pouvoir décider si deux ou plusieurs tribus appartiennent à la même aire culturelle est fondé sur des impressions plutôt que des standards quantitatifs définissables, il a été possible de justifier n’im-porte quelle classification. » (1955 : 82, traduction libre) Le concept d’aire culturelle, enfin, ne vaut ni plus ni moins que le concept de culture lui-même, qui laisse beaucoup à désirer.

Pour les anthropologues américains, de remarquer Steward, la culture se compose « de formes de comportements appris, qui sont transmises socialement d’une génération à l’autre. » (1955 : 44, tra-duction libre) Or, une telle définition n’a de valeur opératoire que pour les petites sociétés relativement homogènes. Dans une Nation-État comme les États-Unis, peut-on parler d’une culture unique lorsque plusieurs sous-groupes exhibent « des formes de comporte-ments appris et transmis socialement d’une génération à l’autre » tels les Italiens, les latino-américains, les Juifs ? Pour contourner toutes ces difficultés une nouvelle taxonomie (classification) est nécessaire et, à cet effet, Steward propose un nouveau concept taxonomique, soit celui de « type transculturel ».

Dans cette nouvelle classification en types transculturels il faudra abandonner toute velléité, illusoire d’ailleurs, de découvrir des sé-quences de développement analogues entre cultures perçues comme totalités. Plutôt que d’étudier des totalités culturelles il propose de ne prendre en considération qu’un sous-ensemble de la culture, et d’iso-ler « des constellations spéciales de traits reliés entre eux de façon causale, (italiques ajoutées), constellations qui se retrouveraient dans deux cultures ou plus, mais non pas nécessairement dans toutes les cultures. » (1955 : 24, traduction libre). Pour pouvoir distinguer ces traits il faut leur supposer une plus grande importance, ce qui présup-pose que tous les traits culturels n’ont pas tous le même poids et qu’on peut les pondérer. De plus, une fois isolée cette constellation de l’en-

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semble global des traits culturels d’une culture ou de plusieurs cultures, on supposera enfin que la relation fonctionnelle qui relie les divers éléments est la même dans toutes les cultures où l’on retrouve ce sous-ensemble.

On peut évaluer l’aspect révolutionnaire de la pensée de Steward. L’anthropologue doit-il traiter de patterns ? Soit, mais à une nuance près : ce ne sont pas des cultures globales qui sont configurées, mais uniquement des sous-ensembles à l’intérieur de ces cultures. C’était une des premières, sinon LA première profession de foi non-holiste dans l’histoire de l’anthropologie culturelle. De plus, ces sous-en-sembles sont configurés parce que leurs parties (les éléments culturels qui les composent) sont reliées de façon fonctionnelle. Deuxième pas de géant. L’anthropologie culturelle discourait à propos du « sens », de la signification des éléments culturels, mais elle discutait rarement, voire jamais, « fonction ». Mais alors, comment circonscrire ces sous-ensembles de traits reliés de façon causale et fonctionnelle si nous ignorons désormais la culture comme totalité individualisée ? Quel critère utiliser pour les cerner ? Steward se rendit compte que les deux problèmes - comment les éléments sont reliés fonctionnellement, et comment circonscrire de tels ensembles - n’en font qu’un seul. L’élé-ment qui servira à détacher ces sous-ensembles du « tout culturel » est celui-là même qui rendra compte de l’interdépendance fonctionnelle des parties de ces sous-ensembles. Cet élément, ce n’est pas simple-ment l’environnement, comme je l’ai laissé entendre ; c’est en fait le type de rapport que l’être humain entretient avec l’environnement comme source de subsistance. En un mot, c’est l’adaptation écolo-gique. Cette distinction impose une nuance importante.

Jusqu’ici, j’ai volontairement cité l’environnement comme deuxième pôle autour duquel allait s’élaborer une nouvelle solution au problème des patterns. À strictement parler, c’est faux. L’environne-ment occupait une place prédominante dans l’ethnologie de Wissler et de Kroeber (en fait, dans le cas de ce dernier, un rôle plus important que je ne l’ai laissé entendre) mais, chez ces deux auteurs il ne jouait pas de rôle causal. On percevait le rôle de l’environnement comme quelque chose qui permet ou proscrit. La chasse au bison pouvait se développer dans les Plaines, mais non la chasse à la gazelle pour la simple raison qu’on n’y trouve pas de gazelles ! En d’autres termes, l’environnement offre un éventail de possibilités à partir desquelles

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les cultures peuvent choisir, sélectionner, mais il limite également les choix par le simple fait que certaines espèces animales ou végétales ne prospèrent que dans des environnements particuliers ; c’est la place qu’on lui accordait. Steward transforme les perspectives ; chez lui, ce n’est plus cette dimension qui ressort, mais la façon dont l’adaptation à un environnement donné détermine, jusqu’à un certain point, cer-tains types de phénomènes culturels.

En un mot, l’adaptation écologique est à la fois le critère qui per-met à l’ethnologue de détacher de la culture globale ce compartiment à l’intérieur duquel les divers éléments culturels sont reliés fonction-nellement, et la cause de cette interdépendance fonctionnelle. Certains traits culturels font partie de ce sous-ensemble et sont reliés entre eux à cause de leur rapport fonctionnel à l’environnement à cause de leur adaptation écologique. Ce sous-ensemble, Steward le désigne « nœud culturel » et le définit comme « cette constellation de traits qui sont le plus intimement liés aux activités de subsistance et aux arrangements économiques. » (1955 : 37, traduction libre) L’environnement « confi-gure » désormais à cause des exigences écologiques d’adaptation, et non plus à cause de l’esprit humain. A l’intérieur de l’anthropologie américaine de la première moitié du siècle, la tentative de Steward ap-paraît ainsi la plus « matérialiste ».

Avec ces outils en main, Steward distingue deux aspects de la culture, soit le nœud culturel et, à l’extérieur du nœud, les « traits se-condaires ». Parce qu’ils sont adaptés sur le plan écologique les traits du nœud culturel sont reliés entre eux de façon fonctionnelle et, pour cette raison, deviennent objet d’étude d’un nouveau programme, soit l’écologie culturelle. Ils sont stables, ne se diffusent pas, ou rarement, et peuvent exhiber ces fameuses « séquences de développement » qu’espère découvrir Steward. Les traits secondaires, par contre, sont dénués de valeur adaptative et sont par conséquent plus instables. Ils peuvent se déplacer plus facilement, sont également beaucoup plus contingents (ils échappent au déterminisme de l’adaptation écolo-gique) et ne manifestent aucune séquence de développement. Ils échappent donc au programme d’écologie culturelle et sont objet d’étude de l’histoire culturelle classique. Enfin, si les traits du nœud culturel expliquent les similitudes entre cultures (en tant que sé-quences de développement), les traits secondaires rendent compte des différences entre cultures qui, par ailleurs, peuvent partager un même

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nœud culturel. Bref, Steward inverse ainsi complètement le raisonne-ment de l’histoire culturelle : dans une perspective d’histoire cultu-relle les traits semblables expliquent la similarité de cultures d’une même aire ; chez Steward elles expliquent leurs différences ! On peut résumer ce contraste dans un tableau (voir tableau suivant)

Le type transculturel permettait de contourner presque tous les pièges du concept d’aire culturelle mais non celui de culture, car il ne permettait pas de dissocier les petites tribus à cultures homogènes des collectivités plus complexes et multiculturelles. Steward tenta de ré-soudre le problème en ajoutant une autre dimension à sa taxonomie, soit la notion de « niveaux d’intégration socioculturelle ». Steward comparait cette notion à celle de « niveau d’organisation » en biolo-gie. Quand on étudie les cultures d’un point de vue évolutionniste, écrit-il, on trouve une « succession de types organisationnels qui sont, non seulement plus complexes, mais qui représentent de nouvelles formes issues par émergence. » (1955 : 51, traduction libre) Je ne veux que nous nous empêtrions dans la notion d’émergence en biolo-gie et j’utiliserai un terme différent qui, je crois, traduit peut-être plus clairement la même idée, soit celui de « souveraineté ». Dans la termi-nologie de Steward, certaines sociétés (qu’il appelle « bandes ») n’ont jamais dépassé un niveau familial d’intégration socioculturelle, ce que je traduis dans les termes suivants : dans ces sociétés la famille est le groupe souverain et aucun groupe supra-familial ne régit le sort des familles. Au-delà de la famille aucun groupe ne détient de pouvoir quelconque. La famille décide seule de toutes ses affaires, règle tous ses litiges, quoique bien entendu en collaboration avec d’autres fa-milles. Mais qui dit collaboration (ou association) ne dit pas souverai-neté ; bref, l’ensemble des familles qui s’associent pour quelque rai-son que ce soit ne forme pas une entité supra-familiale souveraine. Ailleurs, d’autres sociétés ont formé des tribus, dans lesquelles des li-gnages constituent des entités supra-familiales souveraines ; les aînés du lignage ont autorité sur les familles qui le composent, définissant ainsi un niveau tribal d’intégration socioculturelle. D’autres sociétés ont développé des chefferies, et certaines autres, des états. Pour ac-complir un programme d’écologie culturelle, une taxonomie adéquate devra par conséquent tenir compte des deux dimensions : d’une part l’adaptation à l’environnement et, d’autre part, le niveau d’intégration

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socioculturelle. En dernière analyse, un « type transculturel » (le taxon de la classification d’écologie culturelle) se compose d’un noyau de traits (1) qui exhibent des régularités transculturelles à cause d’une adaptation semblable à l’environnement et, (2) qui représentent un même niveau d’intégration socioculturelle.

NOEUD CULTUREL TRAITS SECONDAIRES

Traits ont valeur d’adaptation écolo-gique

N’ont aucune valeur d’adaptation

Sont reliés fonctionnellement Ne sont pas reliés fonctionnellement

Sont stables Sont instables

Ne « voyagent » pas d’une culture à l’autre

Se diffusent facilement

Sources de similitudes Sources de différences

Forment « type transculturel » Forment « type aire culturelle »

Objet d’une écologie culturelle Objet d’une histoire culturelle

Cette nouvelle classification en types transculturels amorçait une véritable révolution car elle permettait à Steward de dissocier des cultures que tous avant lui avaient associées, et d’apparier des cultures que personne n’aurait eu l’idée de comparer. On peut par exemple trouver deux sociétés voisines partageant un grand nombre d’éléments culturels. Dans une classification en aires culturelles ces deux cultures appartiendraient au même taxon (à la même aire). En termes d’écolo-gie culturelle, par contre, elles peuvent relever de deux types transcul-turels différents. L’une, société de chasseurs-cueilleurs pourrait ne pas avoir dépassé un niveau familial d’intégration socioculturelle alors que sa voisine, semblable par la grande majorité de son contenu cultu-rel, aurait pu commencer à se sédentariser, conjuguant une agriculture

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occasionnelle à la chasse et à la pêche, et pourrait avoir atteint un ni-veau tribal d’intégration socioculturelle. Par contre, deux cultures qui sur le plan de leurs éléments culturels appartiennent à deux aires tota-lement dissimilaires, même situées sur des continents différents, peuvent participer du même type transculturel à cause d’une adapta-tion écologique semblable et de niveaux comparables d’intégration so-cioculturelle.

Comme exemple, on ne saurait mieux faire que de répéter l’illus-tration la plus célèbre de Steward, celle de sociétés qui, pour leur sub-sistance, se nourrissent de petits animaux qui vivent en petits groupes dispersés sur un grand territoire mais ne se manifestent pas toujours au même endroit, à la même saison. Cette source de subsistance impo-sera une adaptation spéciale qui définira un nœud culturel, et les so-ciétés qui partagent ce nœud ainsi qu’un même niveau d’intégration socioculturelle participeront du même type transculturel. Il en ainsi des Bochimans (désert du Kalahari, Afrique du Sud), des Aborigènes australiens vivant en régions désertiques ainsi que des Amérindiens de la Californie du Sud (surtout les Shoshone ; les trois groupes, je le souligne, se retrouvent sur trois continents différents, quoique tous dans un environnement semi-désertique), les Négritos des Philippines (habitants de forêts tropicales, cette fois) et des Fuégiens (habitants de la Tierra del Fuego, extrémité sud de l’Amérique du Sud, région froide, venteuse et pluvieuse). Ces cinq cultures, malgré leurs vastes différences du point de vue du contenu culturel et malgré le fait qu’elles appartiennent à des aires culturelles on ne peut plus diffé-rentes, relèvent toutes du même type transculturel que Steward baptise « bandes patrilinéaires ».

Sur le plan des rapports de subsistance, comme je l’ai mentionné, ce sont toutes des populations qui se nourrissent de petits animaux qui vivent en petits groupes dispersés sur un vaste territoire mais migrent sans pattern évident et ne se manifestent pas au même endroit, à la même saison, sur le territoire. Ils vivent donc de la cueillette et de la chasse de petits mammifères. De ce fait, Steward en infère une série de conséquences qui définissent à la fois un nœud culturel et un ni-veau d’intégration socioculturelle.

Tout d’abord la source de nourriture, puisque dispersée, ne permet pas de concentration de la population. Il s’en ensuit donc :

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1. Une faible densité démographique : la population elle-même doit se disperser sur le territoire pour maximiser ses chances de trouver ces mammifères.

2. La plupart du temps, les familles œuvrent seules ; en d’autres termes, parents et enfants à charge vont chacun aller de leur cô-té, à la recherche de nourriture.

3. Puisqu’on ne peut prévoir qu’avec difficulté où la nourriture se trouvera, il n’y a aucun sens à ce que des parcelles de terrain appartiennent à une famille en particulier. En d’autres termes, la terre appartient à toute la tribu. Les familles de la tribu peuvent aller là où elles veulent, dans la mesure où une autre famille ne s’y trouve pas.

4. Il y a un intérêt évident, sur le plan des rapports de parenté, de conserver des liens très solidaires avec ses parents matrilatéraux et ses affins, pour avoir accès à leur territoire s’il y a pénurie dans le nôtre.

5. La famille est donc souveraine ; il n’y a aucune autorité supra-familiale qui dicte où les gens iront.

6. Cela veut dire qu’il n’y a aucune instance supra-familiale pour régler les conflits. S’il y a des conflits les familles de rencontre-ront et règleront leurs litiges. Il va de soi que certains individus, plus vieux et plus sages, auront peut-être une influence plus grande mais ils n’ont aucun pouvoir. Seulement une influence.

7. Sur le plan économique, il y a des saisons plus difficiles, où même des années plus difficiles à cause d’une pluviométrie er-ratique. Il n’y a pas d’unité supra-familiale mais il y a des indi-vidus qui se distinguent néanmoins par leur savoir écologique. Certains se démarquent en ce qu’ils savent presque toujours mieux que les autres où trouver la nourriture quand plus per-sonne ne sait. Il y a donc des leaders écologiques, pour ainsi dire, et les familles s’associeront de temps en temps à de tels leaders en temps difficiles mais les quitteront en temps d’abon-dance relative.

8. On trouve le même phénomène sur le plan religieux. Il n’y a pas de prêtrise, pas d’autorité religieuse supra-familiale mais,

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encore une fois, des individus qui se démarquent des autres par leur rapport au surnaturel : ce sont les chamanes.

Steward conclut : « les bandes patrilinéaires... représentent un même type en ce que le niveau d’intégration socioculturelle et l’adap-tation écologique sont les mêmes dans toutes ces cultures. Dans ces cas et dans bien d’autres semblables, les mêmes facteurs produisent les mêmes types, de sorte que l’environnement, les ressources alimen-taires, la coopération sociale requise, la densité de population, la na-ture des agrégats [lisez : groupements humains], les contrôles sociopo-litiques, le rôle fonctionnel de la religion, la guerre, et d’autres traits, auront entre eux un rapport compréhensible. » (1955 : 89, traduction libre). Bref, d’un rapport aux moyens de subsistance, Steward en arri-vait à déduire une densité démographique, un type de tenure foncière, un niveau d’intégration socioculturelle et l’existence de leaders sur les plans politiques (dans l’arbitrage), économiques et religieux (cha-manes). L’exploit était et demeure moins spectaculaire en ethnologie.

Avec Kroeber et le programme d’histoire culturelle, la variable in-dépendante est l’environnement comme éventail de la série des actua-lisations possibles ; avec Steward, c’est l’adaptation écologique. En faisant ce saut analytique Steward établissait pour la première fois des rapports fonctionnels explicites (et bien plus que ne le firent jamais les fonctionnalistes en anthropologie sociale) entre le type de ressources alimentaires, les paramètres démographiques, la forme d’implantation sur le territoire, les structures de parenté, la forme de tenure foncière, la forme de pouvoir politique et religieux, et de nombreux autres phé-nomènes socioculturels. Il fut à mon avis le premier, et le seul, à pro-poser une réponse plausible à la question des patterns, quoique son projet se soit effrité au fil des ans pour des raisons trop complexes à analyser ici. Son programme dominera plus ou moins la décennie des années 60, et les plus grands pontifes actuels du culturalisme le plus forcené, tels Geertz ou Sahlins, ont commencé leur carrière comme missionnaires zélés de l’écologie culturelle. Parmi les grands repré-sentants de l’école, le nom d’Elman Service est également à retenir.

Quant à l’autre programme qui allait dominer de pair les années 60, il se situe complètement en dehors de la « quête des patterns » ; il s’agit de l’ethnosémantique, ou « anthropologie cognitive ». En ce

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sens, Steward marque la fin d’une époque dans l’histoire de l’anthro-pologie américaine.

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[]

Deuxième partie.Survol de l’anthropologie culturelle américaine

DE 1960 À NOS JOURS

I. L’ANTHROPOLOGIE COGNITIVE *

Introduction

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[Les lignes qui suivent ne sont qu’un résumé de l’introduction de Stephen Ty-ler au recueil de textes qu’il a publiés sous le titre Cognitive Anthropology (1969)]

L’anthropologie cognitive marque une importante rupture dans une ethnologie qui, jusqu’à la fin des années 50 se situait encore dans le cadre de la quête des patterns. Ses racines sont à trouver dans l’étude de la parenté, et plus précisément dans un article de Kroeber sur les terminologies de parenté (1909) qui inspira les développements de l’« analyse componentielle » dans les années 60. Je n’aborderai pas l’article de Kroeber. De l’analyse componentielle, je me contenterai

* Voir “Anthropological Theories. A Guide prepared by students for stu-dents.” Department of Anthropology, University of Alabama. [EN LIGNE] Consulté le 16 août 2015. JMT.

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d’un portrait sommaire. L’analyse componentielle part de l’idée que tout langage est classification, que nous classifions dans l’acte même de parler et que tout terme, surtout un terme de parenté, nous transmet une série d’informations. Prenons un terme, soit celui de « père » ; il nous informe immédiatement que l’individu ainsi désigné est (1) un homme, (2) qui a atteint l’âge de la procréation, (3) à qui l’on recon-naît socialement la progéniture d’un enfant et, (4) que cet homme est vraisemblablement marié (ou a été marié) à la femme dont il reconnaît l’enfant comme le sien (ce qui, soit dit en passant, n’est plus vrai au Québec, et dans nombre d’autres sociétés). Bref, ces diverses informa-tions sont des « composantes » (« components » en anglais) de la classe terminologique « père » et l’analyse componentielle se donne comme but d’extraire les « components » des divers termes d’une ter-minologie de parenté. Mais les praticiens de cette analyse componen-tielle prétendirent très tôt que leur méthode ne se limitait pas aux ter-minologies de parenté et pouvait s’appliquer à toutes les classifica-tions culturelles (de la botanique, de la zoologie, mais également du droit, de la religion, de l’économique, et ainsi de suite) ; il ne s’agis-sait plus alors de simple analyse componentielle (donc, d’une mé-thode, tout bêtement), mais d’ethnosémantique, ou d’anthropologie cognitive. Ward GOODENOUGH y trouvait une nouvelle clé pour déchiffrer la culture et supposait même qu’on pouvait l’appliquer à l’analyse de tous les rapports sociaux. Avant d’esquisser ses idées principales, je présenterai les thèmes principaux de l’anthropologie cognitive telle que les résume Tyler.

L’anthropologie cognitive part de notre environnement et se de-mande ce que l’esprit humain en fait. Cependant, Tyler ne distingue pas l’environnement matériel de l’environnement humain et, pour ap-précier la spécificité du travail de Goodenough, je dissocierai les deux.

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1. Analyse cognitive de l’univers matériel(au sens large)

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Nous circulons dans un univers matériel (qui inclut certains aspects de la culture) mais, pour les ethnosémanticiens, l'ethnographe ne se préoccupe pas de cet univers en soi ; il s’intéresse plutôt à la façon dont l’esprit humain l’« organise ». Je m’empresse de souligner que cette idée d’organisation n’est d’aucune façon parente de celle de configuration. Pour les ethnosémanticiens, la culture est l'organisation cognitive de phénomènes matériels, et l'analyse culturelle (ethnosé-mantique) se pose deux questions-clés : (1) quels sont les phénomènes matériels qu’une population donnée dote d’une signification particu-lière et, (2) comment la société organise-t-elle ces phénomènes signi-ficatifs sur le plan cognitif ?

Par, exemple, de mentionner Tyler, la langue américaine distingue « dew » (rosée) de « fog » (brouillard) d’ « ice » (glace) et de « snow » (neige), mais les Koyas du Sud de l'Inde les subsument tous sous un même concept, celui de « mancu », quoiqu'ils reconnaissent la diffé-rence entre rosée, brouillard et ainsi de suite. Par contre, ils différen-cient sept types de bambou sur le plan terminologique, là où les Amé-ricains n’utilisent qu'un terme.

Pour saisir comment les gens organisent leur univers sur le plan cognitif (c'est-à-dire pour découvrir les principes organisationnels qui sous-tendent ces classifications, ou systèmes conceptuels), il faut re-cueillir leurs classifications, aller quérir dans leurs systèmes de no-menclature car c'est par l'acte de nommer, d’attacher des concepts aux choses qui nous entourent, que nous organisons notre perception de l'environnement.

Par l'usage des catégories du langage nous découpons l’univers qui nous entoure en classes dont les éléments partagent un trait commun, même s’ils sont uniques (le concept de « table », par exemple, englobe des milliers de tables différentes par leur degré d’usage, leur couleur,

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leur texture, leur forme, et ainsi de suite). Nous regroupons ensuite ces classes d'objets en catégories plus inclusives. Dans la mesure où ces catégories sont ordonnées selon une hiérarchie d'inclusions, nous par-lons de « taxonomie ». Consultez le texte original et lisez toute la sec-tion sur la classification américaine de l’ameublement. De cet exemple, Tylor tire les conclusions suivantes : (1) les éléments d'un même niveau s’y contrastent les uns aux autres ; (2) les éléments de différents niveaux y sont reliés par un processus d'inclusion. De plus, cette taxonomie particulière de l'ameublement constitue un domaine sémantique dans notre culture. Un domaine sémantique est une classe d'objets qui partagent au moins un trait en commun qui les différencie d'autres domaines sémantiques.

Tyler en conclut qu’on ne peut plus considérer la culture comme un système unitaire régi par un principe organisateur unique puis-qu’une multitude de domaines sémantiques se côtoient dans une même culture. Chaque domaine sémantique est « organisé » différem-ment sur le plan cognitif. Pour la deuxième fois (Steward était le pre-mier), l’ethnosémantique nous confronte à une vision de la culture qui fait exploser l’image monolithique que les ethnologues colportaient jusqu’alors de la culture. Le premier, et peut-être le plus grand accom-plissement de l’anthropologie cognitive, c'est à mon avis d’avoir frag-menté une fois pour toute notre image de la culture. Nous y revien-drons avec Goodenough.

Cette approche ethnosémantique, il va de soi, exige que l'on consi-dère la culture en tant que système cognitif, en tant que système de connaissance, ce qui suppose qu’on peut obtenir ces taxonomies cultu-relles en n’interrogeant que quelques individus, et à la limite un seul. Les ethnosémanticiens tentent de discerner le système cognitif qui or-ganise la perception et le comportement de l'individu comme le lin-guiste peut vouloir écrire une grammaire mais cela, il peut théorique-ment le faire en écoutant le long monologue d'un seul individu. Nous apprécierons toute l’importance de cette inférence méthodologique lorsque nous étudierons l'anthropologie interprétative.

L’anthropologie cognitive et ses méthodes ne suscitent aucun pro-blème particulier pour ceux qui s'intéressent à l'ethnozoologie, l'ethno-botanique, l'ethnoastronomie, l'ethnomédecine, ou l'ethnoscience en général. Mais ses prétentions dépassèrent vite ces limites avec Goode-

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nough, qui crut pouvoir l'appliquer également à l'étude du comporte-ment humain.

2. Analyse cognitive du comportement humain :les thèses de Ward GOODENOUGH.

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De Goodenough, je n’analyserai qu’un texte de 1965 26, dans lequel il souhaite établir les bases d’une approche qui permette de dé-crire une culture ou un système de normes de façon telle à ce que les événements sociaux ac-quièrent pour le lecteur la même intelligibilité qu’ils ont pour les acteurs sociaux eux-mêmes. Pour y parvenir, il appréhende le contenu culturel des rapports sociaux en termes de « vocabulaires » de différents types (« vocabu-laries » dans l’original ; en bout de route, on verra qu’il s’agit d’identités et de statuts), ainsi que d'une « syntaxe », c'est-à-dire d'un ensemble de règles qui per-mettent à l'acteur social de composer des séquences significatives d'événements sociaux à partir de ces « vocabulaires ». En d'autres termes, il désire écrire une « grammaire du comportement ».

Il amorce sa démonstration par une analyse de la notion tradition-nelle de « statuts » 27, citant la définition classique que Linton donnait des statuts, soit ces « positions que l'on retrouve aux deux pôles d'un rapport social, lesquelles positions consistent en une ‘collection de

26 Il s’agit de « Rethinking ‘status’ and ‘role’. Toward a general model of the cultural organization of social relationships, » dans M. Banton, éd., The Rele-vance of Models for Social Anthropology, London: Tavistock, pp. 1-24.

27 Utilisons les symboles suivants : Σ (‘s’ majuscule grec, symbole mathéma-tique pour une somme); D= droits et d = devoirs. Donc Σ (D+d) est une for-malisation de l’expression « somme des droits et devoirs ». Or, jusqu’à Goo-denough tous les ethnologues supposaient que Statut = Σ (D+d) attachés à une position sociale.

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droits et de devoirs’ » (1965 : 1-2, traduction libre). Selon Goode-nough, Linton (et tous ceux qui ont ainsi défini statuts et rôles, soit tous les sociologues et ethnologues) aurait commis une sérieuse erreur en définissant une catégorie sociale en terme des droits et les devoirs qui y sont attachés comme s’il s’agissait d’une catégorie monoli-thique, et les ont traités de façon indivise sur le plan analytique. On ne peut assimiler statuts et positions, affirme-t-il, car les deux ont leur or-ganisation propre, qui exige d’être analysée en elle-même. La distinc-tion qu’il introduit est capitale : on ne peut confondre « position so-ciale » et « ensemble de droits et de devoirs » (Donc, selon lui, Σ (D+d) ≠ position sociale) Mon frère est mon frère, (donc une « posi-tion » dans le système de parenté) quelque soit son comportement en-vers moi (qu’il se comporte de façon fraternelle ou non, c’est-à-dire, qu’il respecte ou non les droits et devoirs d’un frère envers moi). Par conséquent, Goodenough dissocie les deux dimensions. Il appellera « statut » les combinaisons de droits et de devoirs uniquement, souli-gnant leur autonomie par rapport aux positions sociales, qu’il choisit de rebaptiser « identités sociales ». Pour la première fois, un ethno-logue distingue les droits et les devoirs de la façon dont ces droits et devoirs se distribuent à l'intérieur de relations identitaires (relations définies en termes d’identités sociales : père-enfant, époux-épouse, et ainsi de suite).

Qu’est-ce qu’une identité sociale ? C’est « un aspect de soi qui fait une différence dans la manière dont les droits et devoirs d'Ego se dis-tribuent par rapport à des alter spécifiques. » (1965 : 3-4, traduction libre) ; il la définit donc par analogie avec la notion de phonème, qui est un son qui change le sens d’un mot. Une identité est donc un attri-but de soi qui change nos droits et devoirs envers les autres. Des exemples d’identité (parmi d’autres) : sexe, âge, type de lien paren-tal, niveau généalogique, voisinage, amitié, citoyenneté, client, patient d’un médecin, statut matrimonial, identité professionnelle. Exemples de non-identité, c’est-à-dire d’aspects de soi qui ne changent rien à nos rapports à autrui : couleur des yeux, taille des souliers, longueur des ongles ou du lobe des oreille, maquillage, et ainsi de suite.

Avec cette notion, il allait transformer l’ethnologie et amorcer toute la vague du « discours identitaire ». Mais avant de voir com-ment, suivons-le dans son questionnement.

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1) En premier lieu, il remarque que nous conjuguons plusieurs identités sociales et que nos « droits et devoirs » dépendent de l’identité que nous assumons dans une interaction donnée : les droits et devoirs d'un médecin (identité sociale), par exemple, varieront selon qu'il s'adresse à d'autres médecins, à des infir-mières, à des patients, ou au Comité de direction de l'hôpital.

(2)Certaines identités échappent à tout choix : je ne peux me pré-senter que comme un homme adulte, dans toutes les interac-tions auxquelles je participe. Mais plusieurs de nos identités ne sont pas données de naissance ; nous les acquérons, telle l’iden-tité professionnelle, le statut matrimonial, et ainsi de suite.

(3)Au total, nous sommes le lieu d’une multitude d'identités so-ciales et il nous est impossible de les activer toutes dans une in-teraction donnée, de sorte qu’il nous faut en choisir dans nos di-verses interactions.

(4)Dans toute interaction, Ego devra donc nécessité sélectionner les identités qu’il adoptera, à partir de l’éventail de toutes les identités qui le définissent. Et quelles règles gouvernent le choix des identités ?

(a) Tout d’abord, l'occasion, ou le contexte : si mon médecin personnel est également un ami et que je l'invite à une fête chez moi, nous devrons tous les deux agir en tant qu’amis car il serait « déplacé » qu’il me demande l’état de mes in-testins.

(b)En adoptant une identité dans une interaction, nous limitons le nombre d'identités que l'autre peut choisir. Si, dans une in-teraction, une personne opte pour une identité que n'adopte pas l'autre, le résultat n'est pas « grammatical » ; on gaffe so-cialement. Ainsi, si dans son rapport avec un professeur une étudiante choisit d’activer son identité de « femme fatale », le professeur la poursuivra peut-être pour harcèlement sexuel...

(c) les individus en interaction se comportent rarement en termes d'une seule relation identitaire à la fois. Un médecin mâle âgé et marié ne se conduit pas de la même façon envers

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une jeune infirmière célibataire que ne le fait un jeune méde-cin mâle célibataire.

Au total, chaque individu qui s’engage dans une interaction doit choisir plusieurs identités à la fois, et ces identités doivent se conju-guer de façon telle qu'il soit possible d'en faire une identité composite qui soit « grammaticale », qui ne résulte pas en une bourde. Cette identité composite, c'est la persona sociale de l'individu dans une in-teraction. Goodenough la définit ainsi :

« La façon de sélectionner des identités dans la composition de rap-ports sociaux n'est pas tellement différente de la sélection de mots pour composer une phrase, en ce que cette sélection doit se conformer à des principes syntactiques gouvernant (1) l'arrangement des identités sociales les unes avec les autres dans des rapports identitaires, (2) l'association d'identités selon les occasions ou les activités, et (3) la compatibilité des identités en tant que caractéristiques d'une persona sociale cohérente. » (1965 : 7, traduction libre)

J’omets toute la « grammaire » que développe Goodenough, elle est trop complexe, et je n’en retiens que les accomplissements ma-jeurs : ayant dissocié les identités sociales des droits et devoirs, Goo-denough accole le terme « statut » à la somme des droits et devoirs ex-clusivement, les détachant des positions sociales (c’est-à-dire des identités). Ayant isolé des « rapports identitaires » dans l’analyse des identités, il cerne ensuite des « rapports statutaires » dans l’analyse des statuts, définissant ces derniers comme toute paire réciproque constituée de la même combinaison de droits et de devoirs. Une même identité peut ainsi se retrouver dans plusieurs rapports statutaires dif-férents (c’est-à-dire, être associée à des droits et devoirs différents, se-lon le contexte) ; de façon symétrique, les mêmes rapports statutaires (ou tout simplement les mêmes statuts) peuvent se retrouver dans di-vers rapports identitaires. Par exemple, définissons un statut se com-posant des droits et devoirs suivants : droit à la nourriture, au loge-ment, à la protection, et devoir d’obéissance et de respect, ainsi que l’exécution de certaines tâches. On pourrait trouver ce statut chez des

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enfants par rapport à leur père, chez des apprentis par rapport à leur maître dans certains pays ou à certaines époques, chez des orphelins dans un couvent, autrefois, et ainsi de suite. Bref, les deux types de re-lations (identitaires et statutaires) se chevauchent mais sont analyti-quement distincts.

Oublions rapports identitaires et statutaires pour apprécier ce que Goodenough accomplit en fait. Il tente de réaliser (et réalise jusqu’à un certain point) ce que l'anthropologie cognitive s’efforçait d’effec-tuer dans le domaine de l'organisation cognitive de notre environne-ment matériel. Là où les ethnosémanticiens découpaient divers do-maines sémantiques Goodenough détache le plan de l'identité de celui des droits et des devoirs. De plus, et même surtout, il en recherche les composantes minimales par une espèce d’analyse componentielle des identités et des statuts, ainsi que la syntaxe qui les article. Bref, il tente de poser les fondements d’une « grammaire du comportement ». On ne saurait trop souligner l’importance de ce projet, et ce qu’il signifie.

Tout d’abord, qu’implique cette dislocation, cette fragmentation du social ? Que nous sommes, dans toute interaction, le lieu de rapports identitaires et de rapports statutaires variés, qui sont les uns envers les autres dans des rapports de combinaisons multiples. Essayons d’éva-luer ce postulat en le contrastant à la représentation de la culture de Ruth Benedict. Ce qui frappe au premier abord c’est que Benedict per-çoit la culture de façon monolithique. La culture « bénédictine » ne moule pas des rapports sociaux, elle façonne toute la personnalité de l'individu en sélectionnant à toute fin pratique un seul trait de person-nalité ; tous les Kwakiutl seraient individualistes et mégalomanes dans tous les aspects de leur vie sociale. La culture travaille directement sur l'individu et ne tolère aucune contradiction. La personnalité doit être une, cohérente, franche de toute inconséquence. Si l'on est violent par « sélection culturelle », on le sera sur tous les plans. La personnalité est directement pétrie, modelée par la Culture ; l'individu de Benedict n’agit pas, mais subit une culture qui agit sur lui. Encore une fois, je vous induisais en erreur en disant qu’elle introduisait l’individu en ethnologie ; c’est un individu qui n’agit pas.

Goodenough bouscule tout cela. Chez lui, la culture isole des iden-tités sociales et des statuts, elle définit leur contenu ainsi que la syn-taxe qui les article, un point c’est tout. Certaines identités nous sont imposées (sexe et âge, par exemple) mais, dans la plupart des

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contextes, l'individu de Goodenough choisit, sélectionne les identités qu'il animera, et celles qu'il étouffera, dans une interaction donnée.

Cette idée est inséparable pour lui de l’idée de grammaire. Car l'in-dividu de Goodenough se trouve face à la culture tel un locuteur face au langage. Il peut dire la même chose de multiples façons ; il jouit donc d’une grande liberté au niveau de la parole, mais à l'intérieur de contraintes. Pour exprimer notre pensée nous pouvons opter pour tel mot plutôt que tel autre, mais nous ne pouvons les combiner à notre guise ; des règles régissent l'emploi de ces mots, et ces règles défi-nissent une grammaire. Même si nous maîtrisons la grammaire d’une langue nous ne pouvons prédire comment tel ou tel individu exprime-ra telle ou telle pensée, mais nous pourrons juger si son expression est grammaticale ou non, et nous pourrons nous-mêmes nous exprimer de façon grammaticale.

Goodenough étend cette analogie à la sphère sociale. Dans une in-teraction donnée, on ne peut prédire comment un individu se compor-tera. Mais si l'on connaît la grammaire du comportement d’une culture donnée, on pourra estimer si tel ou tel comportement est « grammati-cal » ou non, si l'individu commet une sottise ou non. Et, qui plus est (relire la phrase du début, à propos des visées de Goodenough), si nous connaissons la grammaire du comportement d'une culture don-née nous pourrons nous-mêmes agir d'une façon « grammaticale », de façon à éviter les impairs, les malentendus. D'où son projet d'anthro-pologie cognitive dans le domaine social : identifier en premier lieu les « vocabulaires », c’est-à-dire les composantes (identités et statuts) ainsi que leur contenu culturel, puis comprendre les règles de leur arti-culation pour pouvoir décoder le comportement des autres et ap-prendre soi-même comment agir de façon grammaticale.

D'autre part, le même individu se meut sous le signe de la multipli-cité. La Culture définit toujours les identités et les statuts (elle le fera partout et toujours !), elle leur injecte leur contenu, mais toute nécessi-té de cohésion entre les statuts (comme chez Benedict) a disparu. L’exigence de cohésion ne porte plus sur la définition culturelle mais sur la combinaison des identités et des statuts que l'individu active. C’est à ce point qu'intervient l'idée d'une grammaire. L'individu fait face à une multiplicité d'identités et de statuts qu'il peut sélectionner, mais il ne peut choisir tout bêtement au hasard parce que certaines combinaisons se contredisent. Les contradictions ne logent plus à l'in-

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térieur de sa personnalité mais à l'intérieur de la syntaxe culturelle, pour ainsi dire, en ce que l’acteur social peut sélectionner des identités qui ne sont pas grammaticales.

Cela marque une innovation majeure. Ruth Benedict parlait de comportements, mais de comportements appris, stéréotypés. Elle ne décrivait aucune interaction, parce qu’elle participait encore de l’uni-vers culturel tylorien, univers atomisé de comportements appris. La sélection culturelle qu’elle évoquait sélectionnait des apprentissages, pour ainsi dire. Goodenough change tout cela : il donne à l’individu un véritable rôle. L’individu jouit désormais d’une liberté d’action dans sa sélection d’identités ; il peut agir « grammaticalement » ou faire des bévues. C’est désormais un acteur social, qui jouit d’une li-berté d’action. Il donne donc à l’individu un véritable rôle.

De ce point de vue, l’anthropologie de Goodenough se situe plus du côté d’une anthropologie sociale que d’une anthropologie cultu-relle. Dans cet article théorique il ne décrit pas des interactions mais souhaite élaborer un modèle pour saisir et comprendre les interactions. Ses individus interagissent, en principe peut-être, mais ils combinent et activent leurs identités en contexte d’interactions. J’ai écrit « en principe » parce qu’il veut parler du social mais n’y parvient pas tout à fait à cause de sa représentation du social en termes d’identités et de grammaire. Car même si l’identité se situe toujours dans un rapport identitaire il n’en demeure pas moins que Goodenough met l’accent sur un seul des individus dans cette interaction. La preuve, c’est que toutes ses considérations sur l’identité mènent en bout de route à la construction d’une grammaire. Or ce que Goodenough occulte c’est qu’on peut théoriquement élaborer cette grammaire à partir d'un seul informateur. On peut s'enfermer dans un hôtel avec un informateur-clé et, après des mois d'interrogations, arriver à en extraire la grammaire du comportement de sa société. Bref, à travers cette notion de gram-maire Goodenough n’arrive pas à saisir la pleine réalité de l’interac-tion, et la culture n’est ici qu’un ensemble de termes et de règles que l'individu doit respecter pour agir grammaticalement. La culture de Goodenough loge dans la tête des gens et, dans la mesure où elle défi-nit les identités, les statuts ainsi que les règles de leur articulation, elle agit sur le comportement individuel tout comme une grammaire in-fluence en bout de route la langue parlée ; à ce niveau, la culture conserve un caractère relativement normatif. Il est essentiel d’appré-

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cier cette dimension pour saisir l’opposition de Geertz aux thèses de Goodenough.

En terminant, j’aimerais souligner que toute l’aventure ethnosé-mantique, et celle de Goodenough incluse, est positiviste. Aux États-Unis, les années 60 se démarquent des décennies antérieures et posté-rieures par le caractère ouvertement positiviste des deux programmes principaux, soient l’écologie culturelle et l’anthropologie cognitive. Les deux, également, faisaient éclater l’image holiste de la culture. Enfin, comme je le mentionnais, l’ethnologie de Goodenough, telle qu’elle transparaît dans cet article, est un hybride assez étrange. Car la Culture agit en définissant identités et statuts, nul doute là-dessus, quoique simultanément l’individu acquière une liberté d’action qui lui permet de combiner ses identités comme il veut. Il en résulte en der-nière analyse une théorie d’anthropologie culturelle fondée sur des postulats d’action sociale. Cette ligne de pensée allait traverser l’eth-nologie de certains penseurs importants, tels Scheffler et Keesing. Nous la retrouverons également chez Geertz.

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II. VERS LE POST-MODERNISME

1. CLIFFORD GEERTZET L’ANTHROPOLOGIE INTERPRÉTATIVE

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L’anthropologie cognitive commen-çait à s’essouffler au début des années 1970, années qui allaient par ailleurs marquer le virage le plus important pour les décennies suivantes. Marshall Sahlins et Clifford Geertz, les deux plus talen-tueux élèves de Julian Steward, aban-donnèrent toute aventure positiviste pour se convertir à un culturalisme intransi-geant. Aux mains de Geertz ce volte-face donnait naissance à une nouvelle conception de la culture qui invitait les développements de ce qui depuis a pris nom « post-modernisme ». Geertz est un auteur prolifique et complexe, et ce n’est guère lui rendre justice de ne retenir qu’un de ses articles, mais cet article fit époque 28. Je me limiterai donc à en extraire les éléments théoriques principaux.

Après avoir démontré la confusion qui afflige le concept tylorien de culture, Geertz tente d’en donner une définition plus spécifique et, pour ce, propose une approche sémiotique (la sémiotique est l’étude des systèmes de signes utilisés dans la communication). Qu’entend-il par cela ?

Il échafaude sa notion de la culture à partir de ce que les ethno-graphes font ou, plus précisément, à partir de ce qu’est l'ethnographie.

28 Cet article est « Thick Description: Toward an Interpretive Theory of Culture », dans The Interpretation of Cultures, Basic Books, 3-30.

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Pour illustrer sa thèse, il emprunte un exemple du philosophe Ryle qui contrastait un clin d’œil d’un simple clignement de la paupière. On ne saurait dire si quelqu'un fait un clin d'œil en ne décrivant qu’un cli-gnotement de la paupière, remarque-t-il. En réalité, celui qui cligne de l’œil n’exécute pas bêtement un mouvement de paupière, il commu-nique quelque chose et le fait d'une façon toute spéciale, soit (1) de fa-çon délibérée, (2) à quelqu'un en particulier, (3) afin de passer un mes-sage précis, et (4) selon un code établi socialement.

Poussons l’analogie plus avant et supposons qu'un troisième indi-vidu parodie celui qui fait un clin d'œil en exagérant son clin d'œil ; on peut même imaginer qu’il se pratique devant un miroir pour mieux se moquer des clins d'œil des autres. On peut pousser encore plus loin et imaginer un autre individu qui parodie celui qui parodie, et ainsi de suite. Sur un plan superficiel, naïvement physiologique, on constate-rait la même chose dans les trois cas (qu'on peut multiplier à l'infini), soit un simple clignotement de la paupière. Mais l’ethnographe qui se contenterait de décrire ainsi la réalité n'y aurait rien saisi, car si le clin d'œil est un message c’est qu’il est doté d'une signification, et le dé-crire suppose qu’on aille au-delà de la surface des phénomènes récu-pérer la profondeur du sens : l'ethnographie est donc une « description en épaisseur », ou en profondeur, c’est-à-dire une « thick description » (titre de l’article).

La culture se présenterait donc comme un texte composé dans un langage composé d’actes, et non de mots ; en tant que texte elle est avant tout message 29, signification (meaning). Ici, Geertz reprend We-ber, pour qui toute action sociale a un sens pour l’autre. Dénuée de sens, l’action n’est tout simplement pas sociale. Bref, le sens s’ex-prime dans et à travers le déroulement même des événements (actions et interactions, donc action sociale). Si la culture « signifie », elle le fait dans la mesure où mon action « dit » quelque chose à l’Autre. C'est l’élément qui sépare l’ethnologie de Geertz de celle de Goode-nough. Contre Goodenough, Geertz affirme que la culture n'existe pas

29 Kroeber parlait également de message, mais dans un sens radicalement différent. Il n’y a que peu en commun entre la « culture-message » de Kroeber et celle de Geertz. Chez Kroeber, le message est composé de comportements et d’idées appris, résultats d’inventions et d’emprunts culturels. Il n’y a rien de tel chez Geertz.

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dans la tête des individus, même si elle est « idéationnelle » 30 ! Étrange paradoxe, qui exige une explication. Pour le décoder, rappe-lons-nous que pour Geertz le sens (meaning) est inséparable du dérou-lement des événements, et uniquement dans la mesure où ces événe-ments mettent des individus en rapport. Si la culture est signification (meaning) elle est idéation, mais le sens qu’elle véhicule ne se révèle que dans l’interaction, dans la vie sociale. Comment conclure alors que la culture n’existe pas dans la tête des individus si elle est imma-nente aux rapports sociaux ? Parce que, paradoxalement, la culture geertzienne est publique ; elle l’est parce qu’elle forme un contexte de significations que les individus utilisent pour donner un sens à leur ac-tion. On pourra la dire « extra-individuelle », mais il faut également comprendre que Geertz n’est pas très explicite là-dessus. C’est ainsi que pour lui la culture, quoique idéationnelle, n’existe pas dans la tête des individus puisqu’elle est inséparable de leurs rapports car ce contexte de significations s’exprime à travers la multitude des actions et interactions de la vie sociale. Enfin, puisque la culture signifie, Geertz la déclare un système symbolique. Essayons d’en saisir les im-plications méthodologiques.

Si la culture est un système symbolique, son analyse ne peut être qu’interprétation, de sorte que l’ethnologie devient ipso facto « inter-prétative ». Une ethnographie, ou le résultat d'une analyse ethnolo-gique, ne nous présente pas des données brutes ; toutes les données ethnologiques sont construites. En effet, si nous « disons » quelque chose par nos actes mêmes parce que ces actes se veulent porteurs de sens pour les autres il s’ensuit que toute action sociale transmet un message ; c’est, en un mot, un « discours social » de premier degré, pour ainsi dire. Si la vie sociale est un discours les acteurs sociaux (vous et moi, tout le monde) doivent par conséquent déchiffrer le mes-sage que véhicule ce discours, ils doivent interpréter le sens que les autres veulent donner à leur action. C’est ici que la transparence du sens n’est pas évidente, est rarement limpide car on peut mal interpré-ter ; il peut y avoir mésentente.

30 Le terme « idéationnel » n’est pas français, mais le terme « idéation » l’est. « Idéation » = formation et enchaînement des idées (Larousse)

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Reprenons : agir socialement, c’est déjà interpréter. Puis vient l'ethnographe. Il doit à son tour traduire la façon dont les acteurs so-ciaux comprennent leurs actions réciproques, il doit interpréter ce qui est déjà une interprétation, deviner le sens que les acteurs sociaux pressentent dans le discours social qu’ils tiennent les uns avec les autres. Le travail de l'ethnographe est donc d'écrire ce texte, de prendre note de ce discours social mais, insiste Geertz, cette « traduc-tion » ne peut être qu’interprétation puisque aucun discours n'est transparent, aucun discours ne révèle son sens et tout le nœud de ses significations à la surface ; pour en percer le sens, le contenu, l'ethno-graphe doit faire œuvre de « thick description » ; d’où l’idée que l’eth-nographie est « l’interprétation d’une interprétation », c’est-à-dire une interprétation au deuxième degré et que ses données ne peuvent qu’être construites, d’abord par les acteurs sociaux, puis par l’ethno-graphe.

En bout de route, l’approche sémiotique de Geertz ne vise pas à élaborer une grammaire du comportement pour savoir se comporter grammaticalement comme un autochtone, mais à décoder le contenu du discours social des agents sociaux de façon à pouvoir « discourir socialement avec eux ». Dans cette perspective, la culture n'est pas une puissance supra-individuelle qui agit sur nous, un méta-code anté-rieur à toute action qui permettrait de percer le sens des comporte-ments ou des événements sociaux ; comme je le soulignais la culture est un contexte de significations qu’on utilise pour donner un sens à son action, mais toujours dans le cadre d’une interaction, et toujours possiblement sujette à une mésinterprétation. Une règle de grammaire est claire, explicite, mais un sens l’est rarement. C’est à l’intérieur de cet ensemble de significations qu’on peut décrire la vie sociale « en épaisseur ». D’où l’écart qui l’éloigne de l’ethnographie de Goode-nough, pour qui une grammaire du comportement n’est pas un texte prégnant de sens pour les autres mais un code, un ensemble de règles à découvrir dans la tête des gens. En dernière analyse, comme nous l’avons vu, la culture de Goodenough demeure normative et on pour-rait à la rigueur extraire la « grammaire culturelle » à partir d’un seul « locuteur », comme on aurait pu reconstruire la grammaire mohican à partir du dernier des Mohicans... Rien de tel chez Geertz, pour qui le sens ne peut se saisir qu’à travers la parole. On pourrait dire que Goo-

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denough met encore l’emphase sur la langue, alors que Geertz privilé-gie la parole.

Geertz, dans son article, s’oppose explicitement à Goodenough. Mais comment son approche dite sémiotique se différencie-t-elle de celle de Lévi-Strauss ? Lévi-Strauss, il me semble, détache le plan symbolique de celui des comportements. Il ne suppose pas la culture intrinsèquement symbolique et, en ce sens, considère que la significa-tion symbolique est surajoutée, superposée à des comportements qui, en eux-mêmes, n’expriment rien de symbolique. Lévi-Strauss re-cherche le symbolisme surtout dans les productions purement intellec-tuelles, ou dans des comportements ritualisés (et non dans les interac-tions qui tissent la vie sociale) dont la dimension symbolique est à trouver ailleurs, dans des référents symboliques extérieurs aux com-portements. Geertz s'insurge contre cette vision d’une culture hyposta-siée et lui substitue celle d’une culture qui s’exprime à travers le flux des interactions. De façon plus axiomatique encore, il déclare « sym-bolique » tout comportement porteur de sens (comportement qui, par ses définitions mêmes, est alors social).

Notons en passant un abus de langage chez Geertz. D’une part, tout ce qui signifie ou a un sens n’est pas symbolique. Ici, Geertz fait fi de certaines distinctions fondamentales car la sémiotique ne se li-mite pas à l’étude des systèmes symboliques. En effet, les sémioti-ciens distinguent entre autres les « icônes » des « index » des « sym-boles », mais Geertz renonce à cette distinction en affirmant que tout ce qui signifie est symbolique, une proposition carrément fausse (les signaux routiers signifient quelque chose mais ne symbolisent souvent rien ; ce sont des icônes, ou tout simplement des signes). Si l’action sociale signifie et que pour cette raison on la déclare symbolique il de-vient impossible de dissocier le plan des symboles de celui de l’action sociale. La dimension symbolique n’est plus quelque chose de super-posé aux comportements, comme chez Lévi-Strauss, elle devient au contraire une dimension intrinsèque de toute action dans la mesure où elle se veut sociale, c'est-à-dire porteuse de sens pour les autres.

Pour terminer, j’aimerais souligner que, malgré leurs différences importantes, Goodenough et Geertz se rejoignent sur un point majeur. En introduisant l’individu et sa liberté de choix dans la sélection des

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identités Goodenough injectait une perspective d’action sociale dans une anthropologie culturelle. Or, à mon avis, l’approche sémiotique de Geertz campe de façon encore plus définitive la culture dans l’action sociale. L’interaction échappait à Goodenough qui, à travers ses iden-tités et sa grammaire du comportement, n’arrivait pas à saisir la pa-role ; il ne percevait que des locuteurs isolés, sur fond d’action so-ciale. En ce sens, l’élément wébérien chez Geertz prolonge ce déve-loppement, car Geertz ne voit que du dialogue, des interlocuteurs dont l’action perd tout sens en dehors de l’interaction, de la parole.

2. CLIFFORD, MARCUS,ET LE POST-MODERNISME

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Le virage de Geertz vers l’anthropo-logie interprétative conservait une cer-taine continuité avec l’ethnologie clas-sique. Après tout, Geertz prétendait étu-dier la culture, la comprendre, et en pré-senter une exégèse. Les « post-moder-nistes », toutefois, opèrent une transfor-mation drastique. Le post-modernisme ne constitue pas un programme à l’image de ceux que nous avons analy-sés jusqu’ici ; il se définit plutôt en tant que réaction radicale de déconstruction et de mise en question. Je ne prétends pas en saisir toutes les manifestations car il n’y a pas de véri-table unité dans cette nouvelle voie, et je me limiterai à résumer ce qu’ils entendent par modernité et postmodernité, par une ethnologie qui participait de la modernité, et une anthropologie qui participe de la postmodernité.

Georges Marcus

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I. La prétendue modernité :

Est héritière du Siècle des Lumières (17-18ièmes siècles), et par conséquent d’un discours foncièrement rationaliste et positiviste. Ce positivisme de la modernité se veut objectif, empiriste, et sépare le su-jet observant ou connaissant de l’objet étudié. Il croit pouvoir « sai-sir » cet objet, c’est-à-dire comprendre et expliquer les causes de son existence, supposant ainsi qu’il y une « Vérité » que nous pouvons dé-couvrir. Une fois découverte, cette « vérité » s’exprime en une théorie qui se veut généralisatrice, qui cherche à découvrir des lois.

Au-delà de l’entreprise scientifique, ce rationalisme et cette incli-naison scientifique s’expriment dans les développements technolo-giques et économiques (rationalisation de la production, révolution in-dustrielle et technologique), ainsi que dans un projet de société. On veut soumettre l’étude de la société à la même analyse rationnelle et scientifique, croyant que les résultats obtenus, fruits de la raison, sont de valeur universelle. S’ils le sont, nous voulons l’imposer aux autres : d’où un projet politique impérialiste et hégémonique, soit tout le projet de colonisation justifié par le discours des sciences sociales.

Résultat : la « modernité » crée un individu et une culture « mo-dernes ». L’individu « moderne » rationnel a une identité bien cam-pée, située dans un temps et un espace bien identifiés. Il appartient à une culture bien intégrée, qui a également son identité propre et claire-ment définie, et se pense dans et par référence la l’Autre – le colonisé, le primitif, objet de son projet hégémonique.

II. La prétendue post-modernité :

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Résulterait d’une foule de phénomènes qui ont bousculé le monde « moderne » mais, tout particulièrement :

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1. L’échec du colonialisme :

Cet échec amorce l’apparition de « voix » nouvelles, celles des an-ciens colonisés qui, par ricochet, nous rendent sensibles aux « autres » parmi nous, soit les homosexuels, les femmes, les gens de couleur, et ainsi de suite. D’où une « décentralisation » radicale du discours (il n’y a plus de point de vue privilégié, qui serait celui de « notre » His-toire occidentale). Cette pluralité de voix et de perspectives mine la notion même d’une Histoire. Qui plus est, les anciens colonisés in-ventent même leur histoire, de sorte que la dite « histoire » est une création du présent, ce qui enlève à la temporalité toute justification comme support d’un discours. On ne peut « situer » les événements dans le temps puisque nous inventons le passé. Si la variable « temps » perd tout potentiel explicatif, les notions mêmes de causali-té et de déterminisme s’évanouissent et, avec elles, la possibilité même d’une « vérité », donc de toute théorie ou, dans la terminologie des postmodernistes, de tout « méta-narratif », ou « méta-discours », ou « méta-théorie » (marxisme, libéralisme, fonctionnalisme et ainsi de suite). En bout de route, abandon de tout rationalisme, de tout le projet positiviste des Lumières ; la science contemporaine n’est qu’un mythe parmi d’autres.

2. Simultanément, transformations internes :

Production en masse de biens de consommation et émergence d’une culture populaire qui fait disparaître la « haute culture ». Autre-fois l’artiste était un être à part, et la production artistique une activité créatrice hautement valorisée. Les objets culturels sont désormais pro-duits en masse (posters, par exemple) et amorcent la disparition de la position privilégiée de l’artiste. L’art devient collage, pastiche. Des images qui autrefois cherchaient à représenter perdent désormais tout cadre référentiel hors d’elles-mêmes. Les images se détachent de la réalité et en viennent à se substituer à la réalité (représentation média-tique qui « fait » les Présidents américains ; ils « sont » l’image qu’on en donne). D’où une culture sans profondeur dans laquelle l’individu

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lui-même devient décentré, fragmenté. Il perd tout sens d’identité puisqu’il est constamment bombardé par des signes et des images fragmentés qui effacent tout sens d’une continuité entre le passé, le présent et le futur. L’individu postmoderne perd donc toute continuité biographique. Les préoccupations des individus postmodernes ne sont plus morales, éthiques (se positionner sur le plan politique, par exemple) mais esthétiques (paraître, être « in » par son vêtement, sa manière d’être). Selon un philosophe très à la mode, Rorty, il n’y a au-cune « essence humaine » cohérente qui sous-tend nos divers rôles so-ciaux. Il n’y a pas de « moi » (self) centré, unifié ; nous ne sommes qu’un assemblage hétéroclite, contradictoire et contingent de diverses expériences. Nous ne sommes que le lieu d’une série de « fragments d’être », issus d’expériences sans cohérence, sans lien unificateur, fragments contradictoires, hétéroclites, contingents. Nous sommes des « collages » psychologiques.

III. Portrait-robot de l’ethnologie dite moderne :

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L’ethnologie « moderne » aurait été complètement tributaire de la modernité et de son projet rationaliste-positiviste. De façon plus parti-culière elle serait contemporaine de l’émergence de la monographie ethnographique (avec Malinowski), ou tout simplement de l’ethnogra-phie. Cette ethnographie présuppose une autorité, celle de l’ethno-graphe, qui « garantit » sa véracité son autorité est fondée sur l’unici-té de l’expérience ethnographique, un rapport exclusif et privilégié de l’ethnographe et sa population, une expérience puisée directement à la source et que ne partage nul autre, ou presque. Cette monographie se présente dans la forme rhétorique du monologue, soit le texte qu’écrit l’ethnographe en son propre nom, le texte d’un ethnographe qui parle au nom de ses « informateurs » et les réduit donc au silence dans le processus même de narrer leur culture. De ce fait, mais surtout du fait qu’il ou qu’elle découle de la culture occidentale et de son projet posi-tiviste hégémonique, cette ethnographie camoufle également des rap-ports hégémoniques entre l’ethnographe et ses soi-disant informateurs.

Participant de la modernité, cette ethnographie partage son réa-lisme naïf. S’il y a des « informateurs » il y a donc une « informa-

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tion », une réalité qui existe en dehors des acteurs sociaux eux-mêmes et que l’ethnographe va « cueillir » (ne parle-t-on pas de « cueillette de données » ?) : cette information, c’est la culture. Par conséquent, l’ethnographie moderne aurait prétendu décrire (représenter) tout sim-plement « ce qui est », supposant que la culture est quelque chose qui existe « objectivement » dans la réalité phénoménale et n’attend que d’être perçue et décrite. La représentation ethnographique serait la description d’une réalité qui existe là, en dehors de nous, et qui attend que nous l’appréhendions. Il y aurait donc une « vérité culturelle » qui existerait en dehors des acteurs culturels et de l’ethnographe lui-même, et dont la découverte définirait le projet ethnographique lui-même. Enfin, cette ethnographie décrit ce qu’elle croit percevoir dans un « présent ethnographique » ; elle est a-historique.

Cette réalité, la culture, a des propriétés particulières. Les cultures de l’ethnographie moderne sont conçues comme circonscrites (elles ont des « frontières »), comme discontinues, séparées les unes des autres, donc indépendantes. Cette discontinuité est logiquement néces-saire pour penser les cultures de façon holiste (en tant que super-orga-nismes) et pour se représenter des cultures individuelles. Si les cultures n’étaient pas circonscrites et discontinues on ne pourrait par-ler de « cultures individuelles » ni postuler que la culture est « ex-terne » à l’individu, est un super-organisme (Kroeber). Enfin, ces cultures seraient homogènes et cohérentes.

IV. Critique postmoderniste de l’ethnologie dite moderne

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Dans quelque domaine que ce soit, et en ethnologie en particulier, le postmodernisme s’érige en « crise de la représentation ». Il y a au moins deux discours différents à ce propos. Commençons par le pre-mier :

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1. La culture en tant que création

Le discours dominant est celui qui est relié à Clifford et Marcus et à la publication de Writing Culture en 1986. Rappelons que toute l’ethnologie précédente aurait supposé une culture supra-individuelle, une réalité externe, indépendante de nous. Les postmodernistes dé-clarent ce réalisme naïf un immense leurre. Ici encore, deux positions majeures dominent. Certains se contentent d’affirmer que la culture consiste en un ensemble de codes et de représentations dénuées de toute transparence et sans cesse contestées et réinterprétées, voire contradictoires. D’autres vont plus loin et affirment que la culture n’est pas quelque chose « en soi », qu’elle est carrément créée dans le processus même de l’enquête dite ethnographique, dans le rapport entre l’ethnographe et ceux avec lesquels il dialogue. Les deux va-riantes convergent et mènent aux mêmes conclusions. Que la culture soit sans cesse contestée et réinterprétée, ou qu’elle soit une création de l’enquête ethnographique, il s’ensuit que l’ethnographie elle-même est également création. Essayons d’apprécier certaines des implica-tions de ces deux critiques.

a. Disparition de l’autorité ethnographique et de l’auteur

L’ethnographie « moderne » était écrite par un ethnographe-auteur qui, sur le ton du monologue, présentait une réalité culturelle « cueillie » de ses informateurs. Si par contre la culture émane du pro-cessus même de dialoguer, elle est « dialogique » (adjectif qu’ils forment à partir du terme « dialogue ») ou même « polyphonique » (en ce qu’elle résulte souvent d’une conversation à plusieurs per-sonnes) et, dans ce contexte, aucune voix ne peut être privilégiée. Toute notion d’ « autorité ethnographique » disparaît du coup. L’eth-nographe perd toute autorité transculturelle ou méta-culturelle, toute position privilégiée que lui conférerait son apprentissage profession-nel et son terrain ethnographique. La qualité d’auteur est en fait parta-gée parce que, dans la prétendue cueillette de données l’ethnographe ne se limite pas à « extraire » les témoignages d’informateurs passifs.

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Puisque sa cueillette est dialogique, l’autorité du texte ethnographique ressort autant de l’acteur social que de l’ethnographe. Pis encore, tous les interlocuteurs sont également auteurs du « texte ».

b. L’ethnographie comme création littéraire.

Les ethnographes modernes croyaient en une réalité culturelle ex-terne, suffisamment transparente pour se laisser entrevoir et décrire, même si cette description était incomplète. Ils croyaient donc repré-senter, c’est-à-dire re-présenter un « original » qui existe ailleurs et qu’eux avaient eu l’heur d’appréhender à travers l’expérience ethno-graphique. Si une telle réalité n’existe pas (position postmoderniste), l’ethnographie ne peut être un exercice de description ou d’interpréta-tion car elle ne peut être que complètement « construite » par l’ethno-graphe ; c’est un artifice rhétorique et, comme tout artifice, une « in-vention », une « fiction » dans le sens anglais de « création littéraire ». Bref, l’ethnographie est un roman, une création littéraire.

c. Déplacement vers l’écriture

Si l’ethnographie est création littéraire, les questions de style et de rhétorique deviennent prioritaires. Les ethnologues postmodernistes focalisent désormais sur le texte et l’auteur, sur le style et non le contenu puisqu’ils considèrent ce contenu « fictif ». Ils analysent et dissèquent le processus d’écriture de l’ethnographie (d’où le titre, Writing Culture), étudient la rhétorique, la poétique et même la poli-tique de cette écriture. Puisque le style est inséparable de l’auteur ils s’attardent par conséquent à certains aspects de sa biographie, de son histoire intellectuelle : la façon dont son genre (homme ou femme), sa classe sociale, son origine ethnique, ses vues politiques, ses ambitions professionnelles et le contexte sociopolitique général dans lequel elle ou il évoluait, entre autres, ont pu influencer son « roman ethnogra-phique ». Ils étudient également la façon dont l’auteur(e) a créé son ou sa propre persona professionnelle dans le dialogue ethnographique et la production d’une ethnographie.

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d. L’impossibilité d’évaluer

Si l’ethnographe crée un univers culturel plutôt que d’en représen-ter un, tout ethnographe est donc une sorte de romancier de l’exotique. En tant que création littéraire son ethnographie doit par conséquent être soumise à une forme de critique littéraire et il devient alors im-possible de privilégier une interprétation puisque aucun barème ne permet de « pondérer » une interprétation en littérature. Certaines exé-gèses sont plus convaincantes pour des raisons esthétiques ou subjec-tives, parce qu’elles apparaissent plus astucieuses ou au diapason des sensibilités à la mode, autant de raisons qu’il est impossible d’opéra-tionnaliser. En principe, dix excellents ethnographes pourraient aller au même endroit, étudier les mêmes choses, « inventer » dix ethnogra-phies totalement divergentes sans qu’il soit le moindrement possible de les hiérarchiser selon un étalon fiable.

e. Disparition de toute « vérité »

Il est donc radicalement impossible de déclarer « vraie » l’une de ces créations ethnographiques même si quelques-unes peuvent pa-raître plus convaincantes. Toute prétendue vérité n’est qu’illusion puisque la culture est toute subjectivité, création de l’ethnographe dans son dialogue avec les acteurs sociaux. Au mieux, les vérités de l’ethnographie sont partielles parce que la culturelle est plurielle, inco-hérente.

Mais certains postmodernistes ne s’arrêtent pas à cette mise en cause de la « vérité ». Ils affirment que les acteurs sociaux construisent leur univers culturel. Toute tradition (donc toute « his-toire »), par exemple, est par conséquent pure invention, ce qui éli-mine toute idée de continuité, et de causalité, historiques. Mais il y a plus. Pour ces postmodernistes tout est « texte » (tout événement, acte, tout « ce qui se passe » ou « se dit » est texte) et affirment que tous les textes (donc tous les événements) sont reliés entre eux ; c’est ce qu’on peut appeler la « clause d’intertextualité ». Selon cette clause tout in-flue sur tout, de sorte qu’il est impossible et illusoire de vouloir isoler

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une ou des « causes » pour expliquer un phénomène. Un phénomène ne s’explique pas, il se « raconte », de sorte que la narration de petits événements de la vie courante, les petits « contes » de l’expérience personnelle et quotidienne remplacent l’antique prétention historique. Si on nie toute causalité, il va de soi qu’on largue encore plus allègre-ment l’idée même de déterminisme.

Faisons un bilan provisoire : en l’absence de toute causalité, de tout déterminisme et de toute vérité il s’ensuit nécessairement que toute tentative de théoriser relève de la pure chimère et, a fortiori, que tout méta-discours, tout méta-narratif ou méta-théorie (fonctionna-lisme, marxisme, structuralisme, et tous les soi-disant « programmes de recherche ») sont intrinsèquement trompeurs.

f. Disparition de la notion même de « culture »

Pour certains, non seulement l’autorité ethnographique est une im-position hégémonique, mais la notion même de culture l’est égale-ment. La notion de culture est indissociable de celle de « différence », elle peuple l’univers d’ « Autres » différents de soi, que nous allons étudier. Ce faisant, nous les transformons jusqu’à un certain point en « objets » d’enquête et, qui plus est, nous allons les étudier en tant qu’Occidentaux. L’ethnologie n’est pas un projet arabe ou ouest-afri-cain ; ce n’est pas le projet des colonisés, mais des colonialistes. Au terme de cette réflexion, certains en sont amenés à contester la dicho-tomie objet/sujet qu’ils perçoivent au cœur de la notion de culture et du discours ethnographique. Puisque la « culture » externe appartient à un univers moderne, un univers réaliste qui traite la culture de « chose », nier la réification de la culture en vient à nier la notion même d’altérité qu’elle véhicule, ou dont elle est tributaire. En faisant sauter la notion traditionnelle de culture on fait exploser la notion d’altérité et, ce faisant, par un mouvement de ricochet on fait dispa-raître la notion de culture elle-même. C’est la position que soutiennent certains auteurs contemporains, Abu-Lughod en particulier.

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2. Les effets de la globalisation

Parallèlement, une série d’auteurs « déconstruisent » les catégories traditionnelles de l’ethnologie à partir de considérations reliées à la globalisation. L’échec du colonialisme et les transformations internes à notre propre culture, nous l’avons vu, ont fragmenté les cultures et rattaché ces fragments ici et là, de façon contingente. Les cultures postmodernes se compénètrent et on ne peut plus les dire circons-crites, discontinues, puisque leurs frontières sont désormais brouillées, puisqu’elles se morcellent et que de nouvelles entités se recomposent à partir de ces parcelles, des entités dont les parties sont tout au moins hybrides, sinon contradictoires. Il n’y a plus d’identités « authen-tiques », seulement des collages, des créations hybrides, de sorte que l’ethnographie doit se mettre à l’heure de la postmodernité et doit elle-même se présenter fragmentée, discontinue, contradictoire, un collage de vignettes, un pastiche, et s’ériger en critique de notre propre culture.

Concrètement, à quoi tout cela a-t-il abouti ? L’euphorie initiale des déconstructions s’exprima par une critique épistémologique fon-damentale, qui ne porte plus sur la vie sociale ou les acteurs sociaux, leurs comportements, leurs intentions et leurs interprétations mais sur l’ethnographe-auteur, sur l’ethnographe comme écrivain, que l’on soumet à une véritable critique littéraire comme on le ferait d’un ro-mancier. On scrute son style, ses omissions, ses a priori. En dernière analyse, si l’anthropologie de Geertz pouvait apparaître comme un discours au deuxième degré (un discours - ethnographique - à propos du discours social), on pourrait dire de l’entreprise post-moderne, dans sa dimension épistémologique, que c’est un discours au troisième degré (un discours sur le discours ethnographique).

Chez certains, cette critique déboucha tout simplement sur l’expé-rimentation rhétorique, sur une nouvelle forme d’écriture ethnogra-phique dans laquelle l’ethnographe est lui-même sujet et objet de son récit ethnographique, dans le contexte de dialogues, réels ou fictifs. Le « Je », avec tout son bagage d’idiosyncrasies, partage la scène avec les

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autres, et certaines ethnographies ne sont que des autobiographies eth-nographiques, en quelque sorte. L’ethnographe y présente l’ethnogra-phie au fil de son insertion sur le terrain, de son expérience, un peu à la manière de Tristes Tropiques (Lévi-Strauss). D’autres ethnographes vont écrire leur ethnographie sous forme de dialogues, pour redonner au texte le caractère dialogique de l’expérience ethnographique. No-tons toutefois que ces dialogues sont également des constructions rhé-toriques. Il ne s’agit pas de mettre sur papier les dialogues tels qu’ils se sont produits sur le terrain, mais de construire des dialogues fictifs qui tentent de rendre la saveur particulière de l’expérience de terrain. Certains auteurs vont jusqu’à briser la séquence narrative tradition-nelle, logique et séquentielle, pour lui substituer des textes fragmen-tés, à facettes multiples, ou simplement des collages de vignettes.

Enfin, parce qu’elle veut abolir la distinction entre sujet et objet et la notion même d’altérité, cette nouvelle ethnographie s’est réorientée vers les terrains traditionnellement occupés par la sociologie, le roman ou la critique culturelle. On fait entre autres l’ethnologie du quotidien, des éboueurs, ou des dynasties financières. Par bonheur nous possé-dons un document des plus récents, un collectif dirigé par George Marcus, l’un des co-directeurs avec Clifford du célèbre ouvrage col-lectif de 1986, Writing Culture, qui fait en quelque sorte un bilan des quinze années qui se sont écoulées depuis. Le constat est incroyable-ment décevant. Les deux thèmes qui ressortent, c’est l’idée tout à fait banale de l’ethnologue-citoyen, et la « recherche multi site ». À quoi est-ce que cela rime ? À l’idée que l’on doit désormais travailler sur-tout chez soi, dans sa propre société, mais non pas dans le cadre tradi-tionnel des « études de communauté ». On doit choisir des sujets qui nous forcent à entrer en contact avec des gens qui sont reliées de fa-çons multiples, et souvent conflictuelles, à une organisation, ou à un phénomène ; ceci résume la recherche « multi site ». En bout de route, on débouche sur une sorte de microsociologie, qui chez certains prend le ton de la narration d’une expérience personnelle. Cette microsocio-logie ne cherche plus à circonscrire une « communauté », elle s’adresse à toutes sortes d’organisations contemporaines : le nouveau type d’organisation familiale ou les litanies de la Génération X (un thème standard de la sociologie et de la démographie de la famille, ou des rapports intergénérationnels), les dilemmes des maisons d’édi-tions, ou de la recherche dans un laboratoire d’une compagnie phar-

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maceutique, ou des ONG, entre autres. Au total, quand on regarde la masse incroyable de grands énoncés, on ne peut que conclure que « La montagne avorta d’une souris »

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