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DES AFFECTS EN MUSIQUE : DE LA CRÉATION À L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE Véronique Verdier ERES | Insistance 2011/1 - n° 5 pages 69 à 81 ISSN 1778-7807 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-insistance-2011-1-page-69.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Verdier Véronique, « Des affects en musique : de la création à l'expérience esthétique », Insistance, 2011/1 n° 5, p. 69-81. DOI : 10.3917/insi.005.0069 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris7 - - 201.214.60.73 - 06/07/2012 18h57. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris7 - - 201.214.60.73 - 06/07/2012 18h57. © ERES

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DES AFFECTS EN MUSIQUE : DE LA CRÉATION À L'EXPÉRIENCEESTHÉTIQUE Véronique Verdier ERES | Insistance 2011/1 - n° 5pages 69 à 81

ISSN 1778-7807

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Verdier Véronique, « Des affects en musique : de la création à l'expérience esthétique »,

Insistance, 2011/1 n° 5, p. 69-81. DOI : 10.3917/insi.005.0069

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DES AFFECTS EN MUSIQUE :DE LA CRÉATIONÀ L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUEVéronique Verdier

Véronique Verdier, docteur en philosophie, chercheur associé CHSPM (Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne), université Paris 1.

C’est en tant que philosophe que je souhaite aborder l’affectivité du phénomène musical. Dans cette perspective, j’ai choisi d’utiliser le terme d’affects en le comprenant dans une acception qui s’ancre dans la philosophie de Spinoza, je préciserai ce sens un peu plus loin. Pour le moment, j’aimerais que l’on entende par là le fait d’être touché, ému, et en particulier que l’on pense à cette expérience que l’on a tous pu faire un jour, le fait que la musique nous touche et nous affecte. Je partirai d’ailleurs de l’expérience de l’écoute musicale.En faisant une telle expérience, c’est-à-dire en écoutant de la musi-que, chacun peut le constater : la musique suscite des émotions, elle nous bouscule, nous bouleverse. Pour ma part, je peux penser à l’écoute d’un opéra de Mozart, aux Noces ou à La Flûte, par exem-ple, à l’ Orfeo de Monteverdi, aux Canzoni de Gabrieli, au Mandarin merveilleux de Bartok, à La Valse de Ravel, ou encore au Sacre du Printemps de Stravinsky. Toutes ces œuvres, le plus souvent en concert, ont chacune constitué des expériences inoubliables, tout comme certaines créations musicales contemporaines. Je pense à la création française des Espaces acoustiques de Gérard Grisey, au Concertini de Helmut Lachenmann, à Voi(rex) de Philippe Leroux,

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ou encore aux Six Miniatures en trompe-l’œil de Philippe Hurel. La magie des timbres, du rapport au temps, cette nouveauté, parfois radicale, m’ont personnellement touchée et impressionnée durablement.La musique suscite des émotions, mais peut-on dire pour autant que la musique exprime des émotions ? La nuance peut paraître subtile, mais elle me paraît importante. Il y aurait là comme une logique implacable : la musique suscite des émotions précisément parce qu’elle exprime des émotions. Or ce raisonnement me semble constituer un raccourci qui peut faire obstacle à l’écoute même de la musique en dispensant d’entrer dans le phénomène musical proprement dit ; et qui ne permet pas non plus de décrire précisément ce qu’est l’affectivité du musical, c’est-à-dire ce qu’éveille la musique dans le registre affectif.Tel est, pour moi, l’enjeu de cette réflexion sur les affects : il s’agit de tenter de reconquérir l’écoute du matériau musical ainsi que l’affect concret qui peut émerger de cette expérience.L’idée selon laquelle la musique exprime des émotions n’est pourtant pas une idée en l’air, elle a motivé des compositeurs et elle a fait l’ob-jet d’une codification tout à fait détaillée.Dans ses Règles de composition, Marc-Antoine Charpentier a établi une codification des émotions, ce qu’il appelle une « énergie des modes ». Il dresse une suite de dix-huit modes ayant chacun un caractère, un affect particu-lier. Le compositeur souhaite ainsi traduire d’une part et provoquer, d’autre part, différents affects.

Règles de composition (1690) Énergie des modes

Si Maj – Dur et plaintifSi min – Solitaire et mélancoliqueSib Min – Obscur et terribleSib Maj – Majestueux et joyeuxLa Maj – Joyeux et champêtreLa min – Tendre et plaintifSol min – Sérieux et magnifiqueSol Maj – Doucement joyeuxFa min – Obscur et plaintif (utilisé à la fin de l’acte V de Médée)Fa Maj – Furieux et emportéMib Min – Horrible et affreuxMib Maj – Cruel et durMi Maj – Querelleux et criardMi min – Efféminé, amoureux et plaintifRé min – Grave et dévôtRé Maj – Joyeux et guerrier (mode d’une fanfare dans Médée)Do min – Obscur et tristeDo Maj – Gai et guerrier

Cette codification est très précise et prétend permettre d’exprimer une palette d’affects bien déterminés, ce qui frôle parfois un schématisme un peu caricatural. Certes, cette codification est fondée en partie sur la pratique de tempéraments inégaux, les accords du clavecin et des instru-ments utilisant des tempéraments qui mettent en valeur des tensions ou des harmonies selon les modes utilisés. Cette énergie des modes est aussi renforcée par la facture instrumentale : il est indéniable, par exemple, que les flûtes à bec sonnent mieux dans certaines tonalités, les tons à

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bémol (ré et sol min, fa Maj) alors que pour les traversaux, il s’agit d’autres modes (ré Maj, si et mi min).Du croisement de cette codification et de ces contraintes instrumenta-les naît une symbolique liée à une combinaison instrumentale, à une instrumentation. Les flûtes allemandes ou traversaux en trio expriment une idée de plaisir, de joie, de charme alors que les flûtes à bec, par exemple, vont plutôt exprimer la douceur et le calme.Si l’adoption progressive d’un tempérament égal désolidarisera cette énergie des modes de son ancrage acoustique, il semble pourtant qu’un pli soit pris en ce qui concerne cette idée selon laquelle la musique exprimerait des affects. En particulier, la différence entre les modes majeurs et mineurs semble bien établie. Les modes majeurs sont gais, comme on l’apprend encore de nos jours en cours de solfège (dit de formation musicale) au conservatoire, alors que les mineurs sont tristes. Ce serait même grâce à cette différence d’affects qu’on les identifierait respectivement.Arthur Schopenhauer, dont on sait la place qu’il accorde à la musique dans sa philosophie, écrit à ce propos : « Ce qui tient vraiment de la magie, c’est l’effet des modes majeur et mineur. N’est-il pas merveilleux de voir que le simple changement d’un demi-ton, que la substitution de la tierce mineure à la majeure, fait naître en nous, sur le champ et infailliblement, un sentiment de pénible angoisse d’où le mode majeur nous tire non moins subitement ? L’adagio arrive, par ce mode mineur, à exprimer la douleur extrême ; il devient une plainte des plus émouvantes. L’air de danse en mineur semble raconter la perte d’un bonheur frivole et qu’on devrait mépriser, ou bien encore, il semble dire qu’au prix de mille peines et de mille tracas, on a atteint un but misérable 1. »Les différences de tempo musical renforcent l’affect exprimé par les différences de modes : « De même que passer immédiatement d’un souhait à l’accomplissement de ce souhait, puis à un autre souhait, rend l’homme heureux et content, de même une mélodie aux mouve-ments rapides et sans grands écarts exprime la gaieté. Au contraire, une mélodie lente, entremêlée de dissonances douloureuses, et ne revenant au ton fondamental qu’après plusieurs mesures, sera triste et rappellera le retard ou l’impossibilité du plaisir attendu 2. »

1. A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1984, p. 333.2. Ibid., p. 333.

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Certes, les modes majeurs et mineurs ne sonnent pas de la même façon, ils ne sont pas acousti-quement équivalents, c’est d’ailleurs en réalité pour cette raison qu’on les distingue ; de même, l’usage de différences de tempo fait varier la perception dynamique d’un morceau, mais faut-il pour autant leur associer de manière aussi systématique des affects ?Allant plus loin, Schopenhauer opère une description analogique du mouvement des sons graves aux sons aigus : pour lui, la superposition de l’harmonie et du chant correspond à l’échelle cosmologique des êtres avec la matière organi-que à la base et la conscience au sommet. La mélodie reproduit en somme les mouvements de la volonté, de la vie et des désirs de l’homme ; elle nous en dit les élans les plus secrets. « De là vient qu’on a toujours appelé la musique la langue du sentiment et de la passion, comme les mots sont la langue de la raison 3. »Pour Schopenhauer, la musique exprime l’af-fectivité et elle l’exprime bien mieux que ne le ferait la raison qui en demeure toujours à bonne distance. Toutefois, la musique n’exprime plus pour lui de sentiments particuliers, comme c’était le cas chez Marc-Antoine Charpentier : « Elle n’exprime pas telle ou telle joie, telle ou telle affliction, telle ou telle douleur, effroi, allégresse, gaieté ou calme d’esprit. Elle peint la joie même, l’affliction même, et tous ces autres sentiments pour ainsi dire abstraitement. Elle nous donne leur essence sans aucun accessoire, et, par conséquent, aussi, sans leurs motifs 4. » Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas tant pour Schopenhauer de se recentrer sur une expérience vécue dans sa qualité concrète, en

la dégageant d’une palette descriptive trop schématique, mais bien plutôt de dépasser tout ce qui pourrait être excessivement phénoménal dans l’expérience musicale. Cette affirmation s’inscrit en effet dans une perspective onto-logique dualiste, que l’on saisit particulièrement bien lorsque Schopenhauer précise : « Toutes les aspirations de la volonté, tout ce qui la stimule, toutes ses manifestations possibles, tout ce qui agite notre cœur, tout ce que la raison range sous le concept vaste et négatif de “sentiment”, peut être exprimé par les innombrables mélo-dies possibles ; malgré tout, il n’y aura jamais là que la généralité de la forme pure, la matière en sera absente ; cette expression sera fournie toujours quant à la chose en soi, non quant au phénomène, elle donnera en quelque sorte l’âme sans le corps 5. » Matière, phénomène, corps sont mis à l’arrière-plan et évacués d’une description de l’expérience musicale.Dès lors, Schopenhauer peut écrire que « [la musique] exprime ce qu’il y a de métaphy-sique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène 6 ». On voit ici le lien clairement posé par Schopenhauer entre affectivité et métaphysique : c’est parce qu’elle exprime l’essence de l’affectivité, et non plus les affects particuliers et concrets qu’elle expri-mait jusqu’alors, que la musique exprime une réalité supra-musicale. Phénomène physique, la musique ouvre sur un arrière-monde transcen-dant, elle devient une voie d’accès privilégiée à une réalité transcendante. C’est, en somme, renvoyer la musique à autre chose qu’à elle-même. Cette idée est farouchement contestée par Vladimir Jankélévitch.

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Dans La musique et l’ineffable, Jankélévitch remarque à juste titre que : « Directement et en elle-même, la musique ne signifie rien, sinon par association ou convention ; la musique ne signifie rien, donc elle signi-fie tout… On peut faire dire aux notes ce qu’on veut, leur prêter n’im-porte quels pouvoirs anagogiques : elles ne protesteront pas ! L’homme est d’autant plus tenté d’attribuer au discours musical une signification métaphysique que la musique, n’exprimant aucun sens communicable, se prête avec une docilité complaisante aux interprétations les plus complexes et les plus dialectiques. […] La musique a bon dos ! Ici tout est plausible, les idéologies les plus fantastiques, les herméneutiques les plus insondables, qui nous démentira jamais 7 ? »Ces significations ne s’élaborent en réalité qu’à grand renfort d’analo-gies et de transpositions, en particulier par le biais de correspondan-ces : « Correspondance entre le discours musical et la vie subjective, correspondance entre les structures supposées de l’Être et le discours musical, correspondance entre les structures de l’Être et la vie subjec-tive par l’intermédiaire du discours musical. Voici pour la première analogie : la polarité du majeur et du mineur correspond à deux grands éthos de l’humeur subjective, sérénité et dépression ; la dissonance tendue vers la consonance à travers les cadences et les appoggiatures, la consonance de nouveau troublée par la dissonance allégorisent l’in-quiétude humaine et le désir humain qui oscillent à l’infini entre vœu et langueur. Aussi la philosophie de la musique se réduit-elle pour une part à une psychologie métaphorique du désir 8. » Psychologie métaphorique du désir, belle formule, mais trompeuse, car réductrice, précisément parce qu’il s’agit d’une métaphore, et non d’une étude de la place effective du désir aussi bien dans la perception musicale que dans la composition. Réductrice, car on perd de vue qu’il s’agit d’une métaphore, dès lors tout est pris au pied de la lettre, et l’on perd tout lien avec l’expérience musicale dont il s’agit pourtant de rendre compte.Ainsi que l’écrit Jankélévitch : « Le tout est de s’entendre sur le sens du verbe Être et de l’adverbe Comme ; et de même que les sophismes et calembours glissent sans prévenir, c’est-à-dire en escamotant la discontinuité, de l’attribution unilatérale à l’identité ontologique, ainsi les analogies métaphysico-métaphoriques glissent furtivement du sens

3. Ibid., p. 332.4. Ibid., p. 334.5. Ibid., p. 335.6. Ibid., p. 335.7. V. Jankélévitch, La musique et l’ineffable, Paris, Le Seuil, 1983, p. 19. 8. Ibid., p. 21.

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figuré au sens propre et littéral ; ainsi les géné-ralisations anthropomorphiques et anthroposo-phiques négligent en toute impudeur la clause restrictive des images et prennent les comparai-sons pour argent comptant : c’est l’être-en-soi lui-même qui monte et descend sur les cinq fils de la portée ; c’est le mal d’exister onto-logique, et non plus seulement le pessimisme de Tchaïkovski, qui s’exprime dans le ton de Mi mineur ; plus généralement le microcosme musical reproduit en miniature les hiérarchies du cosmos 9. » Il poursuit : « La métaphysique de la musique qui prétend nous transmettre des messages d’outre-monde double l’action incan-tatoire de l’enchantement sur l’enchanté par un transfert illicite de l’en-deçà à l’au-delà, elle prolonge l’escamotage par l’escroquerie, et elle est par conséquent deux fois clandestine 10. » La critique est, on le voit, particulièrement virulente.Pour Jankélévitch, cette interprétation risque d’assigner la musique, ainsi que le compositeur, au rôle d’un simple intermédiaire. Car alors, « avant la musique sonore, phénomène acous-tique et sensible à l’oreille humaine, il y aurait une musique suprasensible ou supra-audible, quelque chose comme une musique en peine, une musique antérieure non seulement aux instruments susceptibles de la jouer, mais au créateur capable de la composer ; […] avant le phénomène physique, il y aurait donc la musi-que métaphysique 11 ». D’un statut subalterne, la musique sensible se trouve dévalorisée eu égard à ce modèle : « Finalement, la musique exprimée serait, pour cette musique-en-soi, plutôt une gêne et un appauvrissement qu’un

véritable moyen d’expression. […] Dans ces conditions on est amené à se demander si nos oreilles, loin d’être l’organe de l’audition, ne seraient pas plutôt la cause de notre surdité : l’ouïe nous met-elle en communication avec le monde sonore ou nous barre-t-elle la musique des anges ? Nous permet-elle d’entendre la musique sensible, ou nous empêche-t-elle de capter la musique intelligible 12 ? »On comprend l’enjeu de cette analyse. Pianiste et grand mélomane, Jankélévitch souhaite sauver le phénomène musical, dans une démarche très proche de l’inspiration phénoménologique husserlienne. C’est le monde sonore qui le concerne et lui seul, la musique sensible, celle qu’on entend. Présence sonore, la musique tient dans la phénoménalité de son être sensible, il n’y a rien à chercher derrière ou au-delà d’elle-même. Mais il y a, grâce à l’écoute, à s’éveiller au sensible, à devenir sensible au matériau sonore, au chatoiement des sonorités, à la musicalité et à la qualité de l’interprétation.La musique ne renvoie pas à autre chose qu’à elle-même, et c’est l’idée même que la musi-que exprimerait quelque chose, métaphysique hasardeuse ou affectivité, qui est rejetée par Jankélévitch lorsqu’il met à mal ce qu’il appelle le mirage de l’expression : « La musique est, malgré les apparences, incapable d’exprimer. Ici encore, nous sommes dupes de nos préjugés expressionnistes : la musique serait, comme tout autre langage, porteuse de sens et instru-ment de communication… Ou bien elle expri-merait des idées, ou bien elle suggérerait des sentiments, ou bien elle décrirait des paysages et des choses, raconterait des événements 13. »

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Mais la musique n’est pas faite pour les traductions juxtalinéaires, ni pour les parallélismes.Cela ne veut pas dire pour autant que la musique n’ait rien à voir avec les affects. Bien au contraire, mais d’une tout autre façon : « La musique exalte la faculté de sentir, abstraction faite de tout sentiment qualifié, que ce soit regret, amour ou espérance ; la musique éveille dans notre cœur l’affectivité en soi, l’affectivité non motivée et non spécifiée 14. » La musique éveille en nous la puissance d’être ému. Loin d’exprimer terme à terme une émotion particulière, ou de renvoyer à une abstrac-tion conceptuelle, telle la chose-en-soi, la musique en elle-même et par elle-même, de façon immanente, nous touche et nous émeut. Ici s’engage une relation étroite entre l’écoute du monde sensible sonore, de la matière musicale et l’émotion qui en émerge.Pour accéder à une telle expérience, encore faut-il se recentrer sur l’écoute musicale et ne pas oublier que la musique s’adresse d’abord à l’oreille, car comme l’écrit Jankélévitch : « Tous les prétextes sont bons pour ne pas écouter ; entre celui qui pense à autre chose et l’auditeur qui dort, il y a tous les degrés de la somnolence et de la rêvasserie. Igor Stravinski a spirituellement raillé cette forme futile de la mélomanie. La plupart des hommes demandent à la musique la légère griserie dont ils ont besoin pour accompagner leurs associations d’idées, rythmer leur songerie, bercer leurs ruminations : la musique ne leur sert même plus à envelopper le drame dans l’atmosphère lyrique de l’opéra, elle est deve-nue pour eux, au sens ironique de Satie, simple musique d’ameuble-ment, mélodieux bruitage sous-tendu aux repas et aux conversations : […] fond musical pour hommes affairés. L’auditeur se dit : pensons à autre chose ! et le musicographe décide à son tour : parlons d’autre chose ! par exemple de la biographie et des amours du compositeur, ou de son importance historique. Les conférenciers babillent, vagissent ou rugissent. Et quant aux écrivains, ne sachant à quoi se prendre, il leur arrive d’aimer le musicien pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la musique ; on s’intéressera, par exemple, à Debussy ou Satie en raison des séduisantes implications littéraires ou artistiques de leurs œuvres 15. » Pourtant, ne pas écouter la musique, c’est la garantie de ne pas éprouver ce que la musique peut véritablement susciter.

9. Ibid., p. 23.10. Ibid., p. 23.11. Ibid., p. 37.12. Ibid., p. 37.13. Ibid., p. 36.14. Ibid., p. 77. Se référant à Schopenhauer, Jankélévitch donne toutefois un autre sens à l’affect-en-soi. Cet affect n’est pas une idée abstraite, transcendante, mais la puissance émotionnelle qui se niche au cœur de l’auditeur. une abstraction qualitative, comme il l’écrit, l’effet d’ensemble que la musique a le pouvoir d’instiller. 15. Ibid., p. 127-128.

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Alors qu’écoute-t-on ? Des sons, rien que des sons ! La musique est affaire de perception et l’acuité perceptive est capitale, en particulier, si l’on souhaite découvrir de nouvelles musi-ques. La musique contemporaine présente en effet peu de repères, une absence de mélodies, des harmonies mises à mal, des orchestrations aventureuses. Mais il me semble que ces repères ne sont en fait pas plus fiables pour écouter la musique dite classique. C’est ce que j’aimerais mettre en évidence en reprenant des idées qu’Henri Maldiney a développées dans un arti-cle consacré à la peinture et à l’abstraction. Dans Le faux dilemme de la peinture : abstraction ou réalité, Maldiney souhaite éclairer d’un même regard peinture abstraite et peinture figurative. Que voit-on dans un tableau ? Non pas tant des représentations imagées que des mouvements d’énergie dans l’espace. À la limite, la peinture figurative fait très souvent écran à la perception picturale. Car on oublie une chose : « Un même élément du tableau, comme il a deux fonctions, celle d’indiquer un objet et celle plus fonda-mentale d’induire un rythme, a également deux dimensions : une dimension extérieure repré-sentative et une dimension intérieure rythmi-que. Il est à la fois un signe et une forme 16. » La primauté du rythme sur l’image ou de la forme sur le signe est pour Maldiney la caractéristi-que d’une grande peinture qui requiert, de la part du spectateur, une approche particulière : « Dès que le spectateur abandonne son attitude imageante, dès qu’il renonce à percevoir le tableau comme une réplique ornée de la nature, il se produit un remaniement global de la vision et personnages ou paysage émergent à une vie

nouvelle qu’animent non plus les souvenirs du monde quotidien, mais la lumière unique de Vermeer 17. »La perception picturale, qui se donne comme à nu dans la peinture abstraite, consiste à saisir les tensions, centripètes et centrifuges, les lignes de force d’un tableau, sa dynamique visuelle et énergétique. Ce n’est plus alors une image, stati-que, que l’on perçoit, mais un mouvement.Cette perception, véritablement esthétique, qui se désolidarise de l’objet et se laisse conduire par le rythme des formes ou de la lumière se trouve elle-même au plus près de ce que Maldiney appelle l’abstraction créatrice du pein-tre. En effet, selon lui, l’artiste ne perçoit pas des objets, il est sensible à un certain rythme sous la forme duquel il vit sa rencontre avec les choses. Parfois sous la forme insistante de la couleur. Maldiney évoque la quête incessante du bleu de Cézanne, ou du jaune de Van Gogh. Tel est le sens de l’abstraction : « Abstraire, c’est extraire du monde arythmique de l’action les éléments capables de s’émouvoir et de se mouvoir rythmiquement 18. » Maldiney prend le mot émouvoir en son sens littéral : ce qui met en mouvement, ce qui instaure une dynamique. Voilà pourquoi, en ce sens, l’abstraction n’est pas un parti pris moderne, tardif et limité à une période de l’histoire de l’art, mais bien l’acte même de l’art : saisir, mettre en évidence, créer, composer des mouvements, des rythmes, que ce soit par le biais de représentations ou pas.Ce qu’écrit Maldiney pourrait être repris pour décrire la perception musicale. En effet, dès qu’un auditeur renonce à ses schémas d’écoute : repérer une mélodie, écouter dans un opéra le

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livret plutôt que la musique, voire, en concert, lire ce livret en version traduite plutôt que de l’écouter, chercher une symbolique affective, il peut accéder au matériau musical proprement dit, de quoi la musique est faite.À l’écoute du monde sonore, ce ne sont pas alors des phrases, des mélodies avec leur accompagnement, lui-même soigneusement orches-tré, que l’on perçoit. Ces éléments sont pratiques pour analyser une pièce musicale ou pour parler de la musique, mais bien étroits pour rendre compte de la richesse et de la diversité de l’expérience esthé-tique. Si l’on y prête attention, on perçoit en réalité des mouvements d’énergie dans le temps, selon la juste formulation du compositeur Jean-Luc Hervé.Il me semble qu’une pièce musicale, qu’elle soit classique, contem-poraine, improvisée, traditionnelle, se présente avant tout comme une dynamique temporelle et énergétique, avec des moments de tension et de détente, une organisation et une composition de matériaux qui nous font parcourir un itinéraire dans le temps.

C’est dans un même élan que la perception musicale, qui est la perception de dynamiques dans le temps, de mouvements d’énergie, de contrastes, suscite, comme en écho, une dynamique affective chez son auditeur. Une dynamique que j’aimerais éclairer à la lumière de la description des affects de Spinoza.On le sait, le registre affectif constitue un champ diversifié, varié, contrasté et qui se développe selon deux grands axes : l’accroissement et la diminution, qui sont respectivement vécus, selon les termes de Spinoza, selon les infinies nuances des deux grands affects de joie ou de tristesse. Lorsque j’accrois ma puissance d’être, en quelque domaine que ce soit, action, compréhension, relation, ce mouvement d’accroissement est vécu qualitativement sous la forme d’une joie. « La Joie est le passage d’une perfection moindre à une plus grande perfection 19. » Par perfec-tion, on comprendra simplement la situation dans laquelle nous nous trouvons à un moment donné 20. La joie n’est pas un état émotionnel, elle est comprise en un sens éminemment dynamique. La dynamique inverse de réduction d’être est vécue selon une modalité négative, d’où les expériences très déceptives de concerts médiocres…

16. H. Maldiney, « Le faux dilemme de la peinture : abstraction ou réalité », dans Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994, p. 7.17. Ibid., p. 8. La saisie de la forme, loin d’éloigner du phénomène pictural, permet au contraire d’en saisir la matérialité.18. Ibid., p. 18. 19. B. Spinoza, Éthique, trad. Robert Misrahi, Paris, PUF, 1990, p. 207.20. Je ne peux que souligner, sans pouvoir développer cette idée, l’importance capitale de la définition spinoziste de la perfection par la réalité. « Par réalité et par perfection j’entends la même chose. » Définition VI, Partie II, Éthique, op. cit., p. 102.

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Il me semble que cette définition dynamique permet de comprendre au plus près ce qui se joue dans l’expérience musicale. Les différences de dynamiques, au sein d’une même œuvre, procurent des affects différents, et le composi-teur sait se jouer d’une palette très diversifiée de jeux sur les contrastes, sur les attentes suscitées, sur les ruptures de rythmes, sur l’imbrication de différentes temporalités et de différentes dyna-miques. Ce sont ces dynamiques musicales qui suscitent par elles-mêmes et en elles-mêmes des dynamiques affectives variées, qui se déroulent durant une temporalité qui est organisée et structurée, le temps de l’œuvre.

Helmut Lachenmann mesure parfaitement l’en-jeu d’une création musicale : il expliquait lors d’un entretien succédant à la création française de Concertini que son exigence est la même qu’il s’agisse de son propre travail de composition, de celui de ses interprètes ou de l’écoute du public. Il pense qu’on ne devrait jamais se retrouver au terme d’une création tout à fait au même point qu’auparavant. Son désir profond est d’en sortir changé et transformé et de susciter cette même dynamique en autrui. Et il ajoutait, en un sens qui m’apparaît profondément spinoziste que, lorsqu’elle nous transforme dans le sens de l’ac-croissement, l’écoute peut se déployer comme un moment heureux.Ce que l’on cherche, par l’écoute musicale, c’est précisément un tel accroissement d’être. Affinant nos préférences musicales, devenant de plus en plus sensible et ouvert à des œuvres musicales diversifiées qui se répondent les unes les autres, on peut engager une dynamique

d’amplification éminemment positive, tout à fait concrète et existentielle.L’expérience musicale, lorsqu’elle ouvre sur de nouvelles sonorités, de nouveaux timbres, de nouveaux agencements, qui étaient jusque-là inconnus, voire inimaginables et inouïs, lorsqu’elle amplifie et démultiplie ainsi les possibilités du domaine musical, ou lorsqu’elle marque les retrouvailles avec des pièces déjà entendues qui se prêtent à merveille à la réécoute permettant d’en découvrir les infinies nuances, cette expérience s’avère source d’une véritable joie.Il me semble que c’est aussi dans une telle dynamique que s’engage un compositeur. En élaborant une œuvre, le compositeur a précisé-ment affaire à un matériau sonore, il manie et agence des timbres, des hauteurs, des textures, il organise un parcours musical dans le temps. Et, pour ce qui nous intéresse ici, il éprouve son engagement sur un mode affectif. Mais ce n’est pas seulement lorsqu’une œuvre est achevée qu’un sentiment surgirait alors, un sentiment, par exemple, de plus ou moins grande satisfac-tion quant au résultat obtenu. Cet aspect quali-tatif est présent avant même le commencement d’un acte créateur, c’est-à-dire avant la réalisa-tion effective d’une œuvre proprement dite.Dans Le Principe espérance, Ernst Bloch décrit ce moment où un sujet a une idée en tête, un projet et est animé du désir de réaliser ce qui est seulement en émergence. « Cette disposition est déjà en soi une contradiction qui veut être résolue, elle est cet état intenable, aussi angoissé qu’heureux, de ne pas être ce que notre nature ne demande réellement qu’à être, et d’être

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précisément ce qu’elle est en ne l’étant pas encore 21. » L’affect vécu au commencement revêt un double aspect : à la fois l’insatisfaction de ne pas tenir ce que l’on désire faire, de ne pas avoir déjà créé ce que l’on projette de réaliser, mais aussi une effervescence propre aux commen-cements. On y est, sans y être ! On n’y est pas encore tout en étant sur le point de… Cet état est intenable car il est vécu sous la forme d’une tension critique, mais cette tension est toutefois suffisamment prégnante pour mettre un créateur en mouvement.Décrivant les phases de la création, Ernst Bloch écrit qu’après un temps de maturation pendant lequel le sujet a une idée en tête et est animé de la ferme détermination d’atteindre ce qu’il recherche, se produit une brusque éclaircie. Le sujet éprouve alors comme une libération. « Cette solution surgit comme d’un bond, par une voie apparemment si directe, c’est-à-dire que l’on perd si facilement toute notion de ce qu’a été la longue période d’effervescence incubatoire, qu’[elle] éveille non seulement un sentiment de bonheur dû à la délivrance mais semble tenir du miracle et passe de ce fait pour un présent magique, ou plus exactement fut longtemps considérée comme telle 22. » Miracle appa-rent, car fruit d’un réel travail, un travail qui est occulté par la magie d’un moment vécu dans une sensation conjointe de bonheur et de légèreté extrême.Bloch décrit ici aussi bien ces moments où un créateur trouve une idée, résout une difficulté, que le commencement d’une œuvre. Car si avant de commencer une œuvre, l’affectivité se présente comme contrastée, l’acte du commencement proprement dit se caractérise par une forme de satisfaction : un contentement est éprouvé, celui, déjà purement formel, de l’engagement et de la décision prise. On a commencé ! On peut certes avoir très mal commencé et être sommé de recommencer. Mais on s’est élancé, on a cessé de reporter, d’attendre ou d’hésiter, on a réussi à jeter les bases d’une œuvre donnée. Ce moment, souvent bref et ténu, est, il me semble, un moment de coïncidence où un désir atteint son but, du moins en partie, ce qui n’est pas rien.Si la longue et progressive réalisation d’une œuvre est traversée par des moments critiques, des difficultés, des tâtonnements, des doutes, des questionnements, et donc par une affectivité en dents de scie, lors de son achèvement, l’affect éprouvé est aussi une forme de positivité : la

21. E. Bloch, Le principe espérance, tome I, trad. Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, p. 152.22. Ibid., p. 152.

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satisfaction d’avoir achevé une œuvre, symé-trique de celle du commencement. L’œuvre n’existe plus à titre de projet, de façon plus ou moins ouverte, mais elle se donne à titre de réalité. Elle existe très concrètement, elle va pouvoir être entendue.La joie de terminer peut être vécue dans une véritable euphorie. Gérard Grisey en témoigne dans son journal. Il écrit ainsi, le 14 août 1989 : « Aujourd’hui, à 13 h15, j’ai terminé Le temps et l’écume dans un état de bonheur et d’hallucina-tion. Après un an et demi de travail et ces deux derniers mois d’épuisement (il m’est arrivé de travailler de 9 heures à 23 heures avec une seule pause-piscine d’une heure !…), je ne parviens pas à croire que je suis parvenu au bout 23. » Ou encore, le 20 mars 1996, jour de printemps : « Après des mois de travail, après de longues semaines acharnées et sans relâche, je termine le 3e mouvement de Vortex temporum. Quel bonheur ! Je n’ai jamais autant travaillé. Jamais aussi le temps ne m’a pris ainsi à la gorge. À l’avenir repousser toute commande pour un délai raisonnable. La musique doit rester pour moi un art de vivre 24. » Ce contentement n’est pas béat, il ne gomme pas l’ensemble des diffi-cultés par lesquelles est passé le compositeur. Mais un véritable bonheur est éprouvé, le mot n’est pas faible pour désigner un vécu qui ne l’est pas moins. Le fait de mener une œuvre à son terme, d’y mettre la dernière touche consti-tue un autre moment de coïncidence entre ce qui est visé et ce qui est vécu, une autre étape dans la réalisation d’un désir.Il y a dans cet affect un apport essentiel de la création pour le créateur qu’il faut retenir faute

de quoi on risque d’analyser le mouvement créa-teur à l’aune de ses seuls manquements, de ses ratés, de ses défaillances. Or, l’obstination d’un créateur me semble se justifier par ces rares mais réels moments de satisfaction vécus, qui ne sont pas toujours a minima, comme on vient de le voir. S’y dessine la suite d’une activité créatrice : la poursuite d’une recherche, le passage à une autre période, un bouleversement… S’y dessine la relance d’un désir, s’y dessine la dynamique de toute une existence.

Résumé : La musique provoque des émotions, elle nous bouscule, nous touche, nous bouleverse, souvent durablement. Mais peut-on pour autant dire que la musique exprime des émotions ? Cette nuance peut paraître subtile, mais grâce à elle s’ouvre la possibilité d’entrer dans le phénomène musical et de saisir l’affect concret qui peut émerger de cette expérience. L’écoute est envisagée comme saisie active de la dynamique d’une œuvre musicale, une écoute qui suscite, comme en écho, une dynamique affective chez l’auditeur.

Mots-clés : Affects, écoute, phénomène, matériau, dynamique, Schopenhauer, Jankélévitch, Spinoza, Bloch, Grisey.

Summary : Music causes emotions, it heurts, touches, often for a long while. But can we say that music expresses emotions ? This distinction could appear a little bit subtle, but it appears necessary to get into the musical phenomenon and to catch the concret affect that emerges from this experience. The listening is analysed as a perception of the dynamic which opera-tes into a musical work, a listening that produces, like an echo, an affective dynamic in the subject.

Keywords : Affects, listining, phenomenon, material, dynamic, Schopenhauer, Jankélévitch, Spinoza, Bloch, Grisey.

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Resumen : La música provoca emociones, nos molesta, nos toca, nos revuelve, a menudo duraderamente. ¿ Pero podemos decir por eso que la música expresa emociones ? Este matiz puede parecer sutil, pero gracias a ella se abre la posibi-lidad de entrar en el fenómeno musical, y de coger el afecto concreto que puede emerger de esta experiencia. La escucha es contemplada como enfoque activo de la dinámica de una obra musical, una escucha que suscita, como en eco, una dinámica afectiva en el oyente.

Palabras clave : Affecto, escucha, fenómeno, material, dinámica, Schopenhauer, Jankélévitch, Spinoza, Bloch, Grisey.

23. G. Grisey, Écrits ou l’invention de la musique spectrale, Édition établie par Guy Lelong, Paris, MF, 2008, p. 319.24. Ibid., p. 325-326.

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