84
DOSSIER Villes numériques, villes intelligentes ? 24/ www.urbanisme.fr 20 * 394 Automne 2014 BRUITS DE VILLE L’Italie de Rem Koolhaas 6/ PROJET Le retour attendu du renouvellement urbain 18/ L’INVITÉ David Mangin 70/ LA REVUE villes / sociétés / cultures

Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER

Villes numériques, villes intelligentes ? 24/

www.urbanisme.fr

20 *

n°394

Aut

omn

e 20

14

BRUITS DE VILLE L’Italie de Rem Koolhaas 6/ PROJET Le retour attendu du renouvellement urbain 18/

L’INVITÉ David Mangin 70/

Aut

omn

e 20

14

LA REVUELA REVUE

Vil

les

nu

mér

iqu

es, v

ille

s in

tell

igen

tes

?

ville

s /

soci

étés

/ c

ultu

res

39

4

Page 2: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

ACHATS & ABONNEMENTS www.urbanisme.fr

©A

lber

to M

iran

da/

AFP

Imag

eFo

rum

©D

esvi

gne

Co

nse

il -

Jea

n-P

hil

ipp

e R

esto

y (R

egar

d d

u ci

el)

La ville vulnérable

Métropoles en France

DANS NOS PROCHAINS NUMÉROS

Innovation, universités et territoires

Penseurs et concepts

Page 3: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

3 no 394

Intérêt public, bien commun et territoires

 De l’Italie de Rem Koolhaas au parcours de notre « invité » David Mangin en passant par un roboratif dossier sur la ville numérique, ce numéro propose des pas de côté vis-à-vis de l’actualité de cet

automne centrée sur la réforme territoriale, tout particulièrement pour les élus et les professionnels de l’urbain. Les CAUE réunis en congrès en juin dernier sous l’intitulé « Intérêt public(s) » continuent de s’inquiéter pour leur existence dans un contexte de mise en cause des départements. Quant aux agences d’urbanisme, elles préparent leur rencontre nationale – à Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ».Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée par la mondialisation, les territoires apparaissent tout à la fois comme une planche de salut face à un État de plus en plus affaibli et comme vecteurs d’angoisse dans certaines situations de crise économique. C’est pourquoi la réforme territoriale en cours, notamment le regroupement des Régions et la redéfinition de leurs compétences, est une vraie opportunité de débattre de nouvelles politiques publiques efficaces, reposant sur la coopération entre tous les acteurs locaux, publics et privés. C’est la meilleure façon de répondre aux fractures qui menacent la cohésion sociale et territoriale.Nous avons déjà contribué à ce débat avec le hors-série (n° 49) récemment consacré aux défis de l’Ile-de-France, nous continuerons à le faire avec un autre hors série (n° 50) sur les métropoles en France (hors Ile-de-France, précisément), réalisé en partenariat avec le programme de recherche urbaine POPSU1. Car, contrairement à un discours trop répandu, les métropoles françaises ont aussi leurs fragilités. Ce n’est pas en les opposant aux autres espaces urbains et ruraux que l’on préparera la nécessaire solidarité territoriale de demain./ Antoine Loubière

! Plate-forme d’observation des projets et stratégies urbaines, programme de recherche partenarial associant l’État (à travers le Plan urbanisme construction architecture) et une dizaine de métropoles régionales.

ÉDITO villes / sociétés / cultures

LA REVUE

176, rue du Temple75003 ParisTél . : (33) 01 45 45 45 00Télécopie : (33) 01 45 45 60 [email protected]

Directrice de la publicationSophie Vaissière

Rédacteur en chefAntoine Loubièreurba. [email protected]

Rédacteur en chef adjoint et responsable du développementJean-Michel [email protected]

Rédactrice et responsable d’éditionAnnie [email protected]

Les titres , inter titres et chapeaux relèvent de la seule responsabilité de la rédaction.

Crédits photosCouverture : Alxpin/Getty ImagesPage 24 : John P. Kelly/Getty Images

GéranteSophie Vaissière

Service comptabilitéChristiane Bocat

Service abonnementsMarie-Christine BellocheLigne directe : 01 45 45 40 [email protected]

Régie publicitaire mmrAlbane Sauvage06 60 97 12 [email protected] Morel06 83 03 26 [email protected]

Conception graphique, réalisation

16 bis , avenue Parmentier75011 Pariswww.agencestratis .com

DirecteurFrançois Chevalier

Chef de projetMorgane Lefrançois/Julie Teurnier

Directrice artistique Catherine Lavernhe

Mise en pageHélène Doukhan

Diffusion en librairieDif ’Pop81, rue Romain Rolland93260 Les LilasTél . : 01 43 62 08 07Télécopie : 01 43 62 07 42

ImpressionImprimerie SNAG & Centrale

est éditée par la SARL Publications d’architecture et d’urbanisme au capital de 532 500 euros (groupe CDC)RCS Par is : 572070175Commission par itaire n° 1015 T 87217ISSN : 1240-0874Code TVA : FR-1357-2070175Dépôt légal : septembre 2014

©D

.R.

Page 4: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

4

6 BRUITS DE VILLEL’Italie de Rem Koolhaas, une peinture de l’époque par Françoise Moiroux

9 ARTPanorama 16par Annie Zimmermann

10-11 PROFESSIONSCAUE, Acte II par Jean-Michel Mestres

Les équipements dans leur diversité par Isabelle Merle-Ronseaux, Bernard Lensel

12 MÉTIERSQuels urbanistes en 2030 ?par Antoine Loubière

13 GRAND PRIXFrédéric Bonnet par Antoine Loubière

13 HOMMAGEFrançois Monjal par Ariella Masboungi

14 Saint-Denis de La Réunion, métropole ultramarine par Éric Boutouyrie

16 Port-au-Prince, les dilemmes de la reconstruction par Philippe Revault

18 PROJET Le retour attendu  du renouvellement urbain par Jonathan Bourdessoule

19 Les espoirs de Creil20 Nice veut intégrer le quartier des Moulins dans sa Silicon Valley

DOSSIER24 Villes numériques, villes intelligentes ?

25 Édito par Emmanuel Eveno et Jean-Michel Mestres

26-27 Comment l’intelligence vînt aux villes par Emmanuel Eveno

28-30 D’un modèle européen à des villes modèles par Alain d’Iribarne et Emmanuel Eveno

31-33 Des villes Internet aux nouvelles gouvernances territoriales par Florence Durand Tornare

SO

MM

AIR

E

4 no 394

En couverture : Circuit board, Alxpin/Getty Images

21 Le Bateau Feu prend  un nouveau départ par Annie Zimmermann

22 ENTRETIEN avec Patrice Vergriete, maire de Dunkerque

Page 5: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

5

34-35 L’avenir de la smart city par Gabriel Dupuy

36-41 Sous bénéfice d’inventaire table ronde avec Anne Charreyron-Perchet, Jean Daniélou, Gabriel Dupuy, Emmanuel Eveno, Philippe Sajhau

42-43 L’intégration du numérique au cœur de l’organisation (Bordeaux) par Jean-Michel Mestres

43 Le discours de la méthode (Toulouse) par Emmanuel Eveno

44-45 « Le numérique permet de regarder les sujets autrement » entretien avec Karen Le Chenadec

46-47 La Cité des services entretien avec Bruno Marzloff

48-49 Un démonstrateur à l’échelle du quartier (Issy) par Jean-Michel Mestres

50-52 Expérimentations à Lyon Confluence par Jean-Michel Mestres

52 « La synthèse de la ville durable et de la ville intelligente » entretien avec Karine Dognin-Sauze

53-55 Pour une ville contributive par Clément Marquet, Nancy Ottaviano et Alain Renk

56-57 Habiter la ville intelligente par Mathieu Vidal

70 L’INVITÉDavid Mangin

77 CONTROVERSESNouveau syndicat pour nouveaux urbanistes? entretien avec Dominique Musslin

79 LIBRAIRIE

82 CHRONIQUELe Caire a urbanisé le désert par Marcel Belliot

83 AUTEURS

5 no 394

58-60 Vieillir intelligent ? par Alice Rouyer

61-62 Un Canada toujours branché ? par Ping Huang

63-64 Le modèle sénégalais par Ibrahima Sylla

65-66 Quand le PUCA enquête par François Ménard et Jean Daniélou

67-69 Les dangers d’une logique instrumentale par Francis Jauréguiberry

Page 6: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

6 no 394 

BRUITS DE VILLE

/ L’Italie de Rem Koolhaas, une peinture de l’époqueLe commissariat scientifique de Rem Koolhaas marque la 14e édition  de la biennale d’architecture de Venise, centrée sur le rapport à la modernité et sur les fondamentaux de la discipline. Dans « Monditalia », portrait contemporain  de l’Italie et exposition phare, le singulier a toujours déjà valeur universelle.

S ans oser conclure ouvertement à l’épuisement du modèle de showrooms nationaux des différents pays représentés, jaloux de leurs prés carrés, l’architecte néerlandais Rem Koolhaas a voulu

le contourner. Troquant le costume de commissaire de la biennale contre celui de chef d’orchestre, il l’a fait en invitant tous les pays à composer une partition unique à travers leur réponse à une même question, annoncée comme « provocatrice ». Quid de « l’absorption de la modernité » et de l’assimilation ou du rejet de ses préceptes universels en fonction des particularismes culturels de chaque pays ?Certains critiques ont vu dans cette interpellation collec-tive une tentative de relecture critique du mouvement moderne. Mais le postulat sous-jacent paraît davantage celui d’un jalon ou d’un paramètre fondateur, servant de prisme à l’analyse de la production architecturale des cent dernières années (1914-2014) avec en arrière-plan la question de la globalisation et de la standardisation. Il en ressort une « digestion douloureuse » dans les pays ayant été acculés à une modernisation au forceps, ou parfois inversement une intériorisation féconde, jaugée à l’aune du désir d’architecture ou de contemporain. Excepté les quelques rares à botter en touche, tous les pays jouent le jeu de la nouvelle règle édictée par Rem Koolhaas, en se sortant avec plus ou moins de bonheur de cet exercice critique ou introspectif. Le pavillon français paraît, lui, s’y soustraire en empruntant une voie didactique, sinon académique, faisant, somme toute, assez peu cas du réel.

RECENTRAGE DE LA DISCIPLINE…

Au-delà de la thématique de « l’absorption de la modernité » – ou bien, à travers elle dans les pavillons nationaux –, la biennale renvoie aux fondamentaux de la discipline. Ayant délibérément opté pour « une biennale de recherche », Rem Koolhaas, signe les deux grandes expositions, situées l’une dans le pavillon central des Giardini, l’autre dans le bâtiment de la Corderie sur le site des Arsenaux, ancien chantier naval de Venise. La première, « Elements of architecture », illustre les fondamentaux de l’architecture à travers la saga de l’évolution historique de toute une gamme de composants : murs, fenêtres, portes, sols, plafonds, toits, escaliers, rampes, balcons, escalators ou ascenseurs,

chauffages et même… toilettes ! Fruit d’un référencement encyclopédique et d’un programme de recherche mené au sein de la Harvard University Graduate School of Design, cet inventaire typologique en forme de méga installation mêle archéologie et nouvelles technologies de la construction. Mais, il ne parvient pas véritablement à faire sens, sinon peut-être dans le rapport dialectique établi avec la seconde exposition, « Monditalia », de même calibre que certaines ayant fait date à Beaubourg ou à la Grande halle de La Villette et de même veine que certaines éditions d’Archilab.

… ET OUVERTURE AU MONDE

À rebours d’« Elements of architecture », « Monditalia » met en scène l’extrême porosité du champ de l’architecture aux facteurs politiques, économiques et culturels ou même religieux, sans oublier les mythes fondateurs et les représentations collectives, les fantômes résurgents du passé, les lois de la nature… Elle dresse un portrait saisissant de l’Italie au fil d’un itinéraire géographique partant du sud pour rejoindre le nord du pays. Une quarantaine d’installations, conçues sous l’égide de Rem Koolhaas par de jeunes chercheurs de toutes disciplines, associés à des graphistes ou à des designers, jalonnent ce périple de ville en ville à travers la Péninsule. Les quatre-vingt-deux extraits de films italiens projetés en parallèle leur font écho. La danse contemporaine, à laquelle plusieurs espaces sont dédiés, renforce cette promiscuité entre l’art et l’architecture. L’immense voile de plusieurs centaines de mètres, qui serpente sur toute la longueur du bâtiment de la Corderie, guide insensiblement le passage du monde de l’architecture à celui du cinéma, comme pour mieux célébrer leurs affinités électives. Cette toile de fond du parcours reproduit la Tabula Peutingeriana, ancienne carte de l’Italie du ve siècle. Projection linéaire intrigante de la Péninsule au cœur de l’empire romain, elle n’aurait rien perdu aujourd’hui en pertinence. Dans leur enchaînement ou leur constellation, les installations présentées se veulent une photographie de la réalité complexe du « monde italien », sorte de « scan de l’Italie contemporaine ». Elles frappent le visiteur par leur efficacité autant narrative que plastique.La série d’études de cas, propres à chaque lieu ou thème

Page 7: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

7 no 394

L’Italie de Rem Koolhaas, une peinture de l’époque /BRUITS DE VILLE

revisité, interroge la pratique architecturale et plus largement la fabrique de la ville, passées au crible de problématiques contemporaines. Résistance des centres historiques à la pression du tourisme de masse dans une ville de pèlerinage comme Assise inscrite au patrimoine mondial depuis 2000, partage de l’espace public entre différents cultes emblématiques d’une recomposition religieuse de la société rurale italienne, « crise (d’occu-pation) des rez-de-chaussée » de Venise ou de Florence, depuis les inondations de 1966 ayant révélé la fragilité intrinsèque de leurs sous-sols… Malgré la très grande diversité des zooms, qui façonne l’originalité de ce portrait de l’Italie, le défi de sa cohérence paraît magistralement relevé. On peut voir dans nombre de situations décrites autant de paraboles. Ainsi en est-il de l’ancien hôpital San Giacomo à Rome, bradé au privé dans le cadre d’un train de mesures anti-crise au moment même où l’on redécouvre dans les archives nationales sa donation au peuple romain par testament du Cardinal Antonio Maria Salviati (1537-1602) tant que sa vocation d’institution de santé se verrait préservée. La spoliation illégale de ce patrimoine public voué à la marchandisation n’a pas tardé à se voir incriminée par les habitants.

LES ERREMENTS  DE LA SOCIÉTÉ ITALIENNE

L’interview-confession de Stefano Boeri, architecte du centre de conférences du G8 sur l’île de la Maddalena en Sardaigne, désaffecté aussitôt inauguré et interdit de filmer depuis, donne le ton de l’exposition. Au prix

d’une dilapidation de fonds publics, la démagogie de Silvio Berlusconi a en effet imposé le transfert inopiné de ce sommet dans la région des Abruzzes suite au tremblement de terre de 2009 survenu à L’Aquila. Le film vidéo des aveux de l’architecte italien à la sincérité aussi rare que poignante voisine avec celui du patient recyclage des matériaux encore à disposition sur le site par un autochtone manifestement aussi poète que philosophe. Ironie du sort, la biennale d’architecture a

ouvert ses portes sur fond de scandale politico-financier lié au grand chantier « Moïse », consistant en la construction de kilomètres d’énormes digues flottantes pour protéger la lagune de Venise. Des villas de la mafia aux espaces urbains marqués par l’histoire du terrorisme,

recensés dans tout le pays, les travers ou les errements de la société italienne se voient souvent épinglés. Ils le sont aussi dans certains des récits de ville mis en scène. Celui de la mise sur le marché immobilier de Milan 2, cité satellite des années 1970 commercialisée à grand renfort de propagande et de shows télévisuels à la faveur de l’invention d’« un urbanisme du direct » sponsorisé par Berlusconi, se révèle particulièrement décapant.Quelques décennies plus tard, les paysages de l’après-séisme sur les pentes de L’Aquila, rendus improbables par les différentes temporalités d’une reconstruction arbitraire, s’avèrent le produit d’un même système politico-médiatique.La question du legs de la modernité également en filigrane de ce portrait de l’Italie constitue un autre fil rouge. Une modernité en berne ou orpheline, si l’on en croit

Pavillon central de l’exposition « Elements of architecture »

On peut voir dans nombre de situations

décrites autant de paraboles

©G

iorg

io Z

ucc

hia

tti/

Bie

nn

ale 

de 

Ven

ise

Page 8: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

8 no 394 

les photographies de bâtiments en déshérence à la fois icones et ruines du miracle économique italien des années 1950-1960, tels ceux de l’architecte Luigi Nervi. Ou encore le destin fantomatique de Milano Marittima, ancien spot touristique à proximité de Ravenne, victime du naufrage d’un success-story balnéaire. La densité de la masse construite de cette station du littoral contraste en effet avec la vacance des trois-quarts du parc immo-bilier, conçu uniquement pour l’industrie du tourisme. Les expériences ou débats pédago-giques majeurs de la seconde moitié du xxe siècle, ayant concouru à redéfinir le champ de l’architecture, font, quant à eux, l’objet d’une vaste fresque historique. En vis-à-vis, une autre installation semble faire l’apologie du doute à travers une série d’interpellations de personnalités du monde de l’architecture. La condition post-moderne italienne se voit, elle, dépeinte à travers la prolifération de structures éphémères en vogue dans les années 1980, parmi lesquelles, à Venise, la scène flottante du concert des Pink Floyd face à la place Saint-Marc ou l’entrée provisoire de la première biennale d’architecture au large des Arsenaux, signée Aldo Rossi. Propagateurs d’un

nouvel imaginaire collectif, ces événements culturels, dont le modèle s’est répandu en Europe, appelaient à rompre avec la lourdeur idéologique des « années de plomb » au profit d’une inversion de valeurs, fondée sur l’hédonisme et le désengagement politique.

UN PORTRAIT SANS CONCESSION…

Le tour de force de ce regard documentaire sur le pays hôte de la biennale réside dans la démonstration faite, que « le particulier est toujours déjà l’universel, seulement à une échelle différente ». Au-delà de singularités culturelles ou de traits identitaires natio-naux, c’est de l’inconscient ou de l’imaginaire de la société, à laquelle l’architecture prête visage, dont il est question, autant que de ses vicissitudes. Peinture crue de l’époque, ce portrait de l’Italie voit sa portée phi-losophique décuplée en raison du miroir universel tendu à l’architecture d’autres pays, nombreux à pouvoir s’y reconnaître.Chacun garde en mémoire les polémiques soulevées par l’exposition « Mutations » à Bordeaux, conçue au tournant de l’an

2000 par Rem Koolhaas, Stefano Boeri, Sanford Kwinter, Nadia Tazi et Hans Ulrich Olbrist1. La mise en scène du développement paroxystique des mégapoles des pays les moins développés au moyen d’un déluge d’images avait frappé d’obsolescence le logiciel de pensée de toute une profession. Piquée au vif, cette dernière s’en était émue, voyant dans cette injonction à prendre acte de la réalité du monde, une apologie du chaos. Près de quinze ans après, « Monditalia » la réactualise en la

transposant à l’Europe. Bien que parais-sant moins sujette à polémique, on aurait sans doute tort de conclure au caractère plus consensuel de cette nouvelle mise en demeure. Dans l’exposition, la puis-sance de réfraction des « conditions du local et du global » régissant l’urbanisme contemporain n’épargne pas davantage la

profession, exhortée à plus de lucidité sur l’époque et à une conscience plus vive des mécanismes de la société. Délibérément ciblé cette année, où pour la première fois la biennale dure six mois et se prolonge jusqu’à fin novembre, le grand public ne se méprend aucunement sur la portée du message.A contrario, certains critiques, déplorant un « manque d’architecture » dans ce cru d’exception de la biennale, y ont vu « le testament » de Koolhaas lui-même. Est-ce par dépit à l’égard d’une pensée qui se refuse à tenir lieu de bréviaire et puise dans la recherche matière à ressourcer la discipline, voire à la refonder ? Sans l’apport scientifique des équipes réunies sous la bannière de « Monditalia », cette tentative de portraiture de l’Italie ne se montrerait pas aussi percutante. À cet égard, on ne peut que déplorer la non-édition d’un catalogue spécifique, si ce n’est pour l’exposition « Elements of architecture »./ Françoise Moiroux

! Cf. Urbanisme, n° 318, mai-juin 2001.

POUR EN SAVOIR PLUS Fundamentals

Biennale d’architecture de Venise 2014Du 7 juin au 23 novembre 2014de 10 h 00 à 18 h 00 tous les jours sauf le lundiwww.labiennale.org

Catalogue officiel de la biennale, Rem Koolhaas, Editions Marsilio (576 pages, 80 euros).

BRUITS DE VILLE/ L’Italie de Rem Koolhaas, une peinture de l’époque

©G

iorg

io Z

ucc

hia

tti/

Bie

nn

ale 

de 

Ven

ise

Exposition « Monditalia »

C’est de l’inconscient ou de l’imaginaire

de la société, à laquelle l’architecture prête visage,

dont il est question

Page 9: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

9 no 394

/BRUITS DE VILLE

ART/ Panorama 16Films, vidéos, installations, dispositifs multimédias : une belle année de créativité  

au Studio national d’arts contemporains du Fresnoy1. 

L a technologie, aussi sophistiquée soit-elle, n’est qu’un moyen. « Les œuvres transcendent les techniques utilisées pour devenir vraie poésie »,

commente avec satisfaction Alain Fleischer, directeur du Studio national d’arts contemporains. Cette seizième édition de l’exposition Panorama, fruit du travail des artistes étudiants et professeurs invités, avait pour thème Solus Locus2 et se répartissait dans les pièces d’une « forteresse blanche » auxquelles on accédait à partir d’un atrium, lieu de pénombre central ; ainsi l’avait souhaité le commissaire Matthieu Orléan3, en association avec le scénographe Ramy Fischler, pour permettre aux visiteurs, tour à tour, de percevoir la totalité du bel espace partagé et de s’immerger pleinement au sein de chaque œuvre du « labyrinthe ».C’est d’un assemblage qu’il s’agit, à l’image de notre société en constante recomposition, d’une constellation de fragments d’univers, publics ou intimes, à micro ou macro-échelle, et de leurs récits issus de captures du réel ou fantasmés – « mythologies, altérations, métamorphoses, hallucinations, morphing, fétiches »… Autant de sujets traités que de techniques de représentation, savamment employées et orchestrées.Parmi cette importante production, Lauren Moffatt, inspirée notamment par le « costume brouillé » du roman A Scanner Darkly de Philip K. Dick, présente des person-nages en relief qui se transforment à chaque mouvement selon un algorithme aléatoire en boucle, une « allégorie des démarches quotidiennes de détournement et d’échan-tillonnage » dans les médias. Guillermo Moncayo a réalisé un travelling avant sur des voies ferrées vétustes de Colombie, à la recherche d’une mémoire collective du

pays. Et Daphné Hérétakis a tourné en Grèce, recueillant des paroles d’adolescents le jour et filmant la nuit leur danse dans laquelle se cristallisent à la fois l’énergie de la survie et la structure de l’effondrement.Quant à Zhenqian Huang, il s’est intéressé à la zone minière française de Loos-en-Gohelle et à ses hauts terrils, l’un d’eux devenant le sujet de son film. Scientifique dans sa reconstitution virtuelle du passé et poétique en tant qu’hymne à la beauté du présent, Falling land synthétise nombre de questionnements sur la valeur du patrimoine humain./ Annie Zimmermann

! L’exposition, qui s’est tenue du 6 juin au 20 août 2014, a fait l’objet d’un catalogue (135 p., ill. noir & blanc et coul.) où l’on peut découvrir les artistes exposés et leur production, soit une cinquantaine d’œuvres, www.lefresnoy.net@ Lieu solitaire, ou unique. En référence à l’ouvrage Locus Solus de Raymond Roussel, publié en 1914.# Collaborateur artistique chargé des expositions temporaires à La Cinémathèque française.

Quelques œuvres

• Constantin Dubois Choulik, Ère de repos, film• Bernard Faucon, Mes routes, films• Robert Henke, Destructive Observation Field, installation• Daphné Hérétakis, Archipels, granites dénudés, film• Zhenqian Huang, Falling land, topologie du visage minier, film• Bertrand Lamarche, Téléphérique, photographie/sculpture• Lauren Moffatt, The Undbirding, installation/vidéo• Guillermo Moncayo, The echo chamber, film• Arash Nassiri, Tehran-Geles, vidéo

Bertrand Lamarche, Téléphérique Guillermo Moncayo, The echo chamber

Page 10: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

10 no 394 

BRUITS DE VILLE/

L es CAUE1 s’inquiètent de scé-narios qui affaibliraient leur action, voire qui pourraient

les faire disparaître. Ils se défendent cependant d’adopter une posture défensive et placent leur combat sous l’angle de la qualité architecturale, de leur rôle de conseil et de leur fonction de proximité qu’ils veulent promou-voir. Le président de leur Fédération nationale, Jean-Marie Ruan, insiste sur le « rôle essentiel que joue le Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement en matière de qualité du cadre de vie depuis sa création en 1977 », rappelant qu’il constitue une plate-forme d’expertises croisées bénéficiant autant aux particuliers qu’aux collectivités locales.Les CAUE plaident donc en faveur d’un « Acte II » – le terme n’est pas anodin – pour maintenir « vivants, solides et opérationnels » ces outils partenariaux. Ils le font en mobilisant leurs parties prenantes : l’Ordre natio-nal des architectes, l’Association des maires de France et l’Association des départements de France. Et proposent d’infléchir leur positionnement et l’exercice de leurs missions autour de cinq « axes de progrès » tenant compte des évolutions en cours.Ils souhaitent adapter le périmètre de leur mission à la métropolisation. La Fédération plaide pour un scénario d’avenir sur l’ensemble des territoires métropolitains.Les CAUE affichent la volonté de mieux articuler leur action avec les autres ingénieries, de manière « souple et ouverte », par une mise en réseau des acteurs. Ils entendent jouer un rôle accru de conseil aux particuliers et de démocratisation de l’accès à l’architecture, visant en particulier à intégrer systématique-ment la transition énergétique dans tout conseil architectural. S’agissant de l’urbanisme et du nouveau cadre défini par la loi ALUR, les CAUE

veulent déployer leurs compétences à l’échelle intercommunale et « mobi-liser plus fortement leur capacité de mise en relation entre maîtrise d’ouvrage publique et secteur privé ».Enfin, i ls veulent devenir des accompagnateurs de la transition énergétique, en jouant un rôle dans l’organisation du guichet unique du conseil en énergie. Jean-Marie Ruant n’en rappelle pas moins que trois piliers d’origine doivent être pré-servés : l’insécabilité des missions, la gouvernance partagée et une ressource fiscale dédiée.

DU GRAIN À MOUDRE

Invitée au congrès, Aurélie Filippetti, alors ministre de la Culture, a rassuré les participants en rappelant que leur « mission était cohérente avec celle du ministère pour promouvoir la qualité architecturale et la démocratisation de la culture architecturale ». La ministre en charge de l’architecture n’en a pas moins pointé l’« obsoles-cence » de leurs statuts et la difficulté du financement, qui doit être « précisé

et fiabilisé ». Les CAUE se disent gênés par les modalités de recouvrement de la ressource sur laquelle repose la majeure partie de leur financement, la taxe d’aménagement, instituée en 2012 dont le versement transite par les conseils généraux. Pour avancer, une mission de l’Inspection générale des Affaires culturelles a été décidée, à laquelle s’est joint le Conseil général de l’environnement et du développe-ment durable.La ministre a appelé les CAUE à mieux s’articuler avec les autres acteurs, notamment les architectes des ser-vices déconcentrés de l’État – un rapprochement a été entamé depuis 2012, via des conventionnements avec les DRAC autour du droit au conseil. Du grain à moudre, donc, pour les CAUE, dont la ministre a rappelé la nécessaire « indépendance ». En attendant les effets de la recompo-sition annoncée de l’organisation territoriale./ Jean-Michel Mestres

! Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement.

PROFESSIONS/ CAUE, Acte IIRéunis en congrès national à Paris les 10 et 11 juin autour du thème « Intérêt Public »,  les CAUE ne restent pas inactifs face aux échéances de la réforme territoriale.

Au 104 à Paris, le thème du congrès était mis en scène

©D

.R.

Page 11: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

11 no 394

/BRUITS DE VILLE

L a notion d’équipement regroupe une grande diversité de typologies de bâtiments. Elle constitue une véritable valise sémantique où le musée et le

théâtre côtoient la gare, où l‘hôpital rivalise avec le stade et le centre commercial, où l’école jouxte le cimetière. Avec leurs grands projets urbains, les décennies 1990 et 2000 ont exprimé la capacité de créer des images fortes à partir de lieux emblématiques destinés à marquer le territoire autant qu’à illustrer le dynamisme des décideurs politiques.Dans leur phase d’élaboration, ces projets sont séquen-tiels et faciles. À l’impulsion de la commande publique, succède l‘énergie des bâtisseurs et des techniciens, puis l’enthousiasme déclinant de la société civile qui parfois peine à gérer ces monolithes. Le monofonctionnel est beau, mais il est cher. Si la greffe ne prend pas, elle laisse des cicatrices.En Europe, c’est le musée Guggenheim de Bilbao ou en Chine le stade de Shanghai, tous deux inaugurés en 1997. Des concours prestigieux, des projets exemplaires, des sites introvertis aussi, qui cherchent souvent plus à se don-ner en spectacle qu’à dialoguer avec leur environnement.On apprend de ses limites. L‘ordre mondial nous rappelle à la crise et plus personne ne veut jouer au Monopoly. L’écologie et le développement durable invitent à l‘ascèse des projets, à la mutualisation des espaces, au partage des savoirs. Dans leur genèse même, les équipements délaissent la planification pour jouer sur l’hybridation des processus. Grâce à des démarches plus participatives intégrant le consultant, le financier, le politique, le concep-teur et l’usager, l’équipement se met en mouvement avant même de sortir de terre.La décennie 2010 semble ainsi ouvrir le champ d’une ville plus fluide où l’intensité urbaine s’exprime dans des centralités multiples, où le projet épouse le site et fait son devoir de mémoire. Les friches d’hier offrent des opportunités inattendues pour se réinventer, les lieux se mettent en connexion, la proximité joue avec l‘espace-temps, l‘échelle des territoires navigue du local au mondial. La brutalité des parcours ou des édifices ne fait plus recette car l’usager cherche le lien social et la découverte, il commence son voyage dans son salon ou devant son ordinateur. L’équipement devient acteur d’une immense chaîne urbaine, la ville foisonnante rejoint la ville mobile. La ville foisonnante doit aller au-delà des contraintes juridiques, mais une volonté politique est nécessaire pour créer des synergies et fonder des alliances supra locales. L‘urbaniste, s’il est à l’écoute

des entités paysagères et urbaines, peut développer des coopérations qui dépassent les limites administratives et urbaines, concevoir de véritables projets de territoire et être au service de la collectivité humaine./ Isabelle Merle-Ronseaux, Bernard Lensel

PROFESSIONS/ Les équipements dans leur diversité

La 11e rencontre franco-suisse des urbanistes organisée le 4 juillet à Divonne-les-Bains  était consacrée au thème « Équipements, coopération et rayonnement ».

De part et d’autre de la frontière

Aux portes de Genève, Divonne-les-Bains a accueilli  les participants de la rencontre franco-suisse à l’Esplanade du Lac. Cette salle de spectacles de 500 places, de haute qualité, prend place à côté du Petit Lac creusé dans les années 1960 pour permettre la construction de l’autoroute vers la Suisse. Entre Jura et Léman, cette réalisation visionnaire de l’ancien maire préfigure un parc périurbain de 500 ha dont le rayonnement ne saurait suivre les contours de ses frontières territoriales, tout comme l’hippodrome, événement unique autour du Léman, ou encore le projet d’extension de l’aéroport qui intéresse l’ensemble de l’agglomération. Divonne-les-Bains aurait-elle déjà trouvé une identité multiple, tant avec la République et le Canton de Genève qu’avec l’État de Vaud et la République française ?De son côté, le projet Microcity à Neuchâtel exprime la volonté de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) de concrétiser en termes territoriaux l‘archipel des connaissances. Microcity est un vecteur de sens entre le tissu industriel de l’Arc jurassien et la recherche universitaire, il devient le catalyseur du secteur des micro-techniques et participe au rayonnement international de la Suisse.

Da gauche à droite : Bernard Lensel, Nicolas Michelin, Gérard Produit, Étienne Blanc, Luc Malnati, Émmanuel Rey, Inès Lamunière

©D

.R.

Page 12: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

12 no 394 

MÉTIERS/ Quels urbanistes en 2030 ?L’université d’été des urbanistes organisée à Marseille du 28 au 30 août s’est penchée sur « les défis des territoires littoraux » dans une ville portuaire en pleine mutation.

Horizon 2030 pour l’université d’été 2015

Dix-huit ans après sa création en 1996, le Conseil français des urbanistes (CFDU) prépare déjà sa prochaine université d’été de 2015, en proposant aux divers acteurs de l’urbain d’imaginer les urbanistes dans quinze ans, donc à l’horizon 2030. Une échéance souvent retenue par les collectivités pour leurs projets de territoire et leurs exercices de prospective. « Constatant des évolutions notables, tant dans les organisations territoriales que dans les prises de compétences des professionnels et le développement de leurs outils », le CFDU se donne un an pour lancer les débats et collecter les contributions des différentes organisations de professionnels et de maîtres d’ouvrage autour de cette question : « Urbanistes en 2030, pour qui, comment ? ».Au-delà de ses associations membres, le CFDU se propose

d’interpeller 1 030 organisations de professionnels, d’élus, d’habitants intervenant dans le champ de l’urbanisme sur la manière dont elles imaginent les urbanistes dans quinze ans. Mais, pour Jean-Pierre Mispelon, les urbanistes doivent aussi s’interroger sur eux-mêmes et savoir notamment combien ils sont et où ils travaillent. D’où l’enquête qu’il souhaite lancer à travers « Urbanistes 2030 » pour affiner les estimations des uns et des autres en identifiant précisément les lieux d’emploi et le nombre de personnes concernées. On sait par exemple que le Collectif national des jeunes urbanistes parle de « 20 000 urbanistes en France ». Jean-Pierre Mispelon lui-même évoque le chiffre de 24 000 sur la base de calculs rapides. Mais l’essentiel pour lui est que ceux-ci acquièrent « un sentiment d’appartenance ».

BRUITS DE VILLE/

C’ est à Marseille, ville de lumière, que les urbanistes, « gens de l’ombre », selon la

formule de Jean-Pierre Mispelon, pré-sident du Conseil français des urba-nistes (CFDU), se sont retrouvés pour une 18e université d’été. D’ailleurs, le CFDU entend bien contribuer à les sortir du côté obscur pour sa prochaine université d’été en lançant la démarche « Urbanistes 2030 » (cf. encadré). Très bien organisée par

les urbanistes locaux, au premier rang desquels Janine Bellante, pré-sidente déléguée du CFDU1, cette manifestation a longuement évoqué « les défis des territoires littoraux ». En introduction, Ronan Le Delezir, maître de conférences à l’université de Bretagne-Sud, a brossé un remar-quable tableau des problèmes que connaît le littoral, « zone d’interface entre terre et mer », dont la définition n’est pas évidente. Mieux vaut donc parler des littoraux ou des zones littorales dans leur diversité, zones sensibles et fragiles soumises à des pressions multiples sur leur envi-ronnement, leurs ressources, leur espace… D’où son plaidoyer pour « une gestion intégrée du littoral », notamment dans le cadre des docu-ments d’urbanisme comme les SCOT. Ronan Le Delezir a pris soin de mettre à part les villes portuaires, « villes d’avenir » selon lui. Mais la gestion des ports est un enjeu politique puisque l’État conserve la tutelle des grands ports maritimes, alors qu’en Bretagne, par exemple, la Région a les ports dans ses compétences.

Le tropisme méditerranéen inhérent à la position géographique de Marseille a permis d’entendre plusieurs inter-venants sur les évolutions actuelles des ports du Maghreb. Les villes de Nice et Toulon ont également présenté leurs grands projets (plaine du Var). La Ville de Marseille et l’Établissement public Euroméditerranée ont été évidemment en vedette. En tout cas, pour Laure-Agnès Caradec, adjointe au maire de Marseille2 et présidente de l’agence d’urbanisme (AGAM), les enjeux de demain sont clairement ceux de la place de Marseille dans la Méditerranée et ceux de l’énergie et de l’eau./ A.L.

! Administratrice d’Urbanistes des territoires (UT), qui regroupe les professionnels des collectivités.@ En charge de l’urbanisme, du projet métropolitain, du patrimoine municipal et foncier ainsi que du droit des sols à la Ville de Marseille, elle est également vice-présidente de la Communauté urbaine Marseille Provence Métropole en charge de l’urbanisme, du Plan local d’urbanisme intercommunautaire (PLUI) et de l’aménagement communautaire.

https://sites.google.com/site/cfduurba/

©D

.R.

Page 13: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

13 no 394

la programmation urbaine comme porteur d’ambition, d’originalité, s’appuyant sur les inventions sociales et économiques et faisant interagir les fonctions urbaines. Action nomade qui concerne des territoires divers : Lyon, Rennes, Nîmes, Fort-de-France, Sète, Pantin, Strasbourg…La personnalité chaleureuse et originale de François Monjal s’illustre dans cet extrait de l’ouvrage dédié aux lauréats du Palmarès des jeunes urbanistes 2007 : « Défendre l’intérêt général et la notion de lieux publics diversifiés. L’espace public recouvre la notion de lieux où la rencontre se fait. Des lieux ouverts ou fermés mais au caractère convivial. Cela est d’autant plus important avec la montée de l’individualisme que chacun peut observer. Notre prochain travail sera de créer une agence de convivialité urbaine ! » Un beau programme que son décès prématuré ne lui aura pas laissé le temps de mettre en œuvre./ Ariella Masboungi

! Au sein d’Alphaville, François Monjal était associé à Bruno Yvin et Laurent Pinon.

/BRUITS DE VILLE

N é en 1965 à Firminy, ville où la Cité radieuse de Le Corbusier a marqué son enfance, Frédéric Bonnet est une personnalité attachante et com-

plexe. Polyglotte, il parle entre autres couramment le finnois et revendique 54 voyages en Finlande, ce qui lui a permis d’acquérir une connaissance profonde des liens entre nature, architecture et développement urbain dans ce pays. Ces liens sont d’ailleurs au cœur de son travail et de celui de l’agence Obras, qu’il a fondée en 2003 avec Marc Bigarnet, après dix ans de compagnonnage. Ce n’est donc pas un hasard si le jury du Grand Prix a salué « sa capacité à œuvrer sur tous les territoires, y compris les plus défavorisés, et à toutes les échelles de l’urbanisme : penser la nature comme outil de recomposition de l’urbain, apporter des réponses talentueuses, sobres et stratégiques adaptées à l’évolution du contexte de l’urbanisme, notamment en temps de crise ». Ce dernier aspect est à souligner car Frédéric Bonnet n’hésite pas à aller voir du côté des expériences alternatives contem-poraines, comme la scierie Ambiance Bois1.Il poursuit également une réflexion au long cours avec la philosophe Chris Younès sur la notion de milieu. Bref, le Grand Prix de l’urbanisme 2014 est allé à un praticien qui cherche à penser sa pratique ; sa participation active au comité de rédaction de la revue Urbanisme et maintenant son engagement dans la publication Tous urbains en sont

des expressions, tout comme son activité d’enseignant, longtemps à l’École d’architec-ture de Clermont-Ferrand, plus récemment à l’École d’architecture de la ville et des territoires de Marne-la-Vallée, ainsi qu’à Mondrisio en Suisse. Lauréat du concours Europan avec Marc Bigarnet, pour un parc magnifique qui sera finalement réalisé à Alicante, puis du premier Palmarès des jeunes urbanistes en 2005, on le retrouve maintenant concepteur de projets urbains et d’espaces publics dans plusieurs villes françaises, en particulier à Toulouse, Bordeaux, Saint-Étienne, au Havre, à La Défense… Il est aussi partie prenante de la définition des interventions publiques, tant au niveau territorial comme architecte-conseil de l’État qu’au niveau national, par exemple dans le cadre de l’Atelier « Territoires en mutation exposés aux risques ».C’est cet « engagement militant pour la ville » que le jury a souhaité également reconnaître. Le Grand Prix de l’urbanisme2 permettra à Frédéric Bonnet de lui donner une nouvelle dimension./ Antoine Loubière

! Cf. son article dans Urbanisme, n° 381, nov.-déc. 2011.@ Il lui sera remis par Sylvia Pinel, ministre du Logement, de l’Égalité des territoires et de la Ruralité, lors d’une cérémonie officielle à l’automne 2014.

©D

.R.

F rançois Monjal a dirigé la jeune et talentueuse équipe d’Alphaville1, agence de programmation urbaine, créative et militante. Il a largement contri-

bué à soutenir les actions expérimentales de l’État (ÉcoQuartiers et ÉcoCité, ateliers territoriaux et ateliers projet urbain, recherches sur « les grands territoires », nouvelles dimensions de l’urbain généralisé…). Avec Alphaville, il a surtout aidé des maîtres d’ouvrage, publics et privés, à penser leur devenir de manière stratégique. Il a soutenu les actions des collectivités innovantes et ambitieuses, avec enthousiasme et rigueur.C’est depuis 1993 que François Monjal, né en 1965, diri-geait Alphaville – clin d’œil de ses fondateurs, Christine Moissinac et Thierry Vilmin, à Jean-Luc Godard. Après des études scientifiques et de géoarchitecture à Brest, puis le DESS d’urbanisme de Sciences Po, il affronte une diversité de commandes et mène de front exercice professionnel et carrière d’enseignant à l’université de Marne-la-Vallée, au sein du master Génie urbain. Il développe l’art de

HOMMAGE/ François MonjalLe directeur d’Alphaville est décédé le 9 juin 2014 à l’âge de 48 ans.

GRAND PRIX/ Frédéric BonnetArchitecte urbaniste, fondateur de l’agence Obras.

Page 14: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

14 no 394 

/ Saint-Denis de La Réunion, métropole ultramarineDe retour à Saint-Denis dix ans après une première enquête, Éric Boutouyrie  saisit les mutations urbaines en cours et pointe les problèmes en suspens.

Sur le versant de la réhabilitation, les efforts entrepris pour lutter contre l’habitat insalubre commencent à produire leurs effets. La reconquête de friches urbaines dans le centre ancien dessine des nouvelles centralités avec leurs lots de rues piétonnes commerçantes, de restaurants ou de bars à la mode. Quelques poches d’habitats dégradés subsistent ici ou là, mais les habitations de fortune et les cases traditionnelles ne représentent plus que 4 % des résidences principales.

NOUVEAUX PROJETS D’AMÉNAGEMENT

Le centre-ville semble ainsi plus ouvert sur le monde, jonglant entre standards des métropoles occidentales et traditions créoles (55 édifices sont classés au registre national des Monuments historiques et la ville a obtenu le label Ville d’Art et d’Histoire). L’image forte de capitale administrative aux fonctions tertiaires supérieures semble donc en cours de transformation.De nouveaux projets d’aménagements viennent conforter cette mutation vers un statut de métropole ultramarine : équipements touristiques du front de mer, complexe de loisirs aquatiques, rénovation urbaine du quartier des Camélias. Mais l’exemple le plus caractéristique reste le projet urbain du Boulevard Sud. Cet axe de plus de dix kilomètres de long, sorti de terre en 2008 après

E n 2003, « Saint-Denis de la Réunion a tout d’une capitale mais rien d’une ville »1. Plus de dix ans après, qu’en est-il ? Ce chef-lieu à la géométrie postcoloniale est-il toujours à la

recherche d’une identité urbaine que ses habitants ont souvent recherchée ailleurs ? « L’esthétique de la laideur » du centre-ville est-elle encore d’actualité ?Le premier contact aérien confirme une dynamique urbaine déjà à l’œuvre il y a une décennie. On peut la résumer en ces termes avec le philosophe Jean-Luc Nancy : « Son dehors est de moins en moins la campagne au milieu de laquelle elle serait disposée, c’est plutôt le dehors indéfini de la ville elle-même qui s’éloigne et qui rurbanise toujours plus loin »2. En effet, Saint-Denis, avec trois de ses quartiers du Nord (le Brûlé, Saint-François, la Bretagne), s’étale imperturbablement dans les dents creuses et rurales des hauts de l’île tout en se densifiant : elle a gagné plus de 14 000 habitants depuis 1999 et sa densité est passée de 900 à 1 000 habitants/km2. On peut y voir les conséquences des politiques de défiscalisation (lois Paul et Girardin) qui stimulent la construction de logements collectifs. À l’échelle de la CINOR3 – ce « ter-ritoire capitale » qui offre un tiers des emplois de l’île –, Saint-Denis accueille plus de 80 % des logements neufs (environ 2 000 par an dont 60 % en collectif).

©G

aël S

artr

e

Page 15: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

15 no 394

dont trois avec des taux supérieurs à Saint-Denis : Saint-Pierre (44 %), Le Tampon (43 %) et Saint-Paul (39 %).^ Loi n° 2011-725 du 23 juin 2011 portant dispositions particulières relatives aux quartiers d’habitat informel et à la lutte contre l’habitat indigne dans les départements et régions d’outre-mer.& Une MOUS insalubrité (maîtrise d’œuvre urbaine et sociale) est un dispositif d’ingénierie technique et sociale qui a pour objet, en l’absence d’opérations programmées cofinancées par l’Agence nationale de l’habitat, de permettre le traitement, par une équipe spécialisée et dédiée à cet effet, de l’insalubrité diffuse à des échelles géographiques diverses (département, zones rurales, agglomérations, communes, quartiers).

Saint-Denis de La Réunion, métropole ultramarine /BRUITS DE VILLE

trente-cinq ans de travaux, a transfiguré l’image de la ville en venant décongestionner le Boulevard du Littoral asphyxié. Emprunté par plus de 60 000 véhicules par jour, il a été pensé comme l’embryon d’une centralité urbaine qui n’existait pas : des carrefours, jardins publics, terre-pleins centraux arborés et places sont devenus les espaces publics qui faisaient tant défaut. Les places des Palmiers, des Jeux de boules et des Vergers créoles sont largement fréquentées par les Dionysiens. Et une fois n’est pas coutume, on a injecté de la sensibilité dans un projet autoroutier en développant une réflexion sur l’urbanisation et l’appropriation des quartiers traversés.Reste pour cette ville (comme pour de nombreuses villes d’outre-mer) à faire face à de très fortes inégalités et à des difficultés sociales et économiques chroniques sur fond de paupérisation. Dernièrement, le classement des grandes villes les plus pauvres de France est venu le rappeler4. Saint-Denis, 19e ville de France au regard de sa population, y figure au sixième rang avec un taux de pauvreté égal à 36 %5. Ce taux est encore plus élevé dans certains quartiers situés en ZUS comme le quartier du Chaudron propulsé depuis 1991 dans la rubrique faits divers de l’actualité avec son lot de contestations, d’échauffourées et de pillages de commerces.

QUATRE ENJEUX MAJEURS

Malgré la persistance de ces fragilités socio-économiques, Saint-Denis regarde vers l’avenir, à l’instar de sa voisine du sud, Saint-Pierre. Le schéma de cohérence territoriale (SCOT) arrêté en mars 2013 est en train de dessiner les grands principes d’aménagement des dix prochaines années, avec une confirmation du maillage urbain actuel et la prise en compte de quatre enjeux majeurs : accueil de la petite enfance, gestion et valorisation des déchets, modes de déplacement doux et adaptation de la ville au vieillissement de la population. De son côté, la nouvelle géographie prioritaire de la politique de la ville concentre ses outils et ses moyens financiers sur des secteurs plus ciblés. Enfin, l’Agence nationale de l’habitat accompagne depuis 2012 la mise en place de la loi Letchimy6, notamment par le biais de formations à destination des services de l’État en partenariat avec le pôle national de lutte contre l’habitat indigne (PNLHI). Dans la continuité, une MOUS insalubrité7 pour accompagner des locataires et des propriétaires bailleurs est en cours de mise en place sur le centre de Saint-Denis.Ces transformations multi-territoriales annoncent pour les prochaines années une nouvelle urbanité que les politiques publiques devront à la fois initier, maîtriser et accompagner : expansion suburbaine, rétablissement de la ville-centre et densification, rénovation et réinvention des quartiers paupérisés, hyperconnexion à l’international. Autant d’éléments pour faire de Saint-Denis l’hyper capitale la plus australe de France./ Éric Boutouyrie

! Éric Boutouyrie, « Lettre de Saint-Denis de la Réunion », Urbanisme, n° 328, janv.-fév. 2003.@ Jean-Luc Nancy, La Ville au loin, La Phocide, 2011, p. 34.# La CINOR (Communauté Intercommunale du Nord de la Réunion), créée en 2001, regroupe trois communes : Saint-Denis, Sainte-Marie, Sainte-Suzanne.$ Louis Maurin, Violaine Mazery, « Les taux de pauvreté des 100 plus grandes communes de France », Compas Études, n° 11, Compas, janvier 2014.% Parmi les dix premières villes de France, on trouve quatre villes réunionnaises,

CHIFFRES CLÉS Population : 145 000 habitants (département : 820 000 habitants) Revenu fiscal médian : 13 000 euros (France métropolitaine :

19 000 euros) Taux de chômage : 26,5 % (45 % pour les 15-24 ans) 43 % des emplois dans l’administration publique, l’enseignement

et la santé 68 % des ménages sont locataires (21 % dans le parc social)

Source : INSEE Réunion, RP 2009

©G

aël S

artr

e

Le centre-ville réhabilité

Page 16: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

16 no 394 

Martissant, site démoli à 90 %

/ Port-au-Prince, les dilemmes de la reconstructionAprès le séisme du 10 janvier 2010 qui a frappé Haïti,  la reconstruction de Port-au-Prince a mobilisé ONG et bailleurs  de fonds internationaux. Mais cette intervention dite d’urgence  peut s’opposer à l’élaboration d’un vrai projet urbain.Par Philippe Revault, architecte urbaniste (ACT Consultants)

L e rythme d’apparition de situations urbaines vulnérables connaît actuellement une nette accélération. Ces situations résultent de catas-trophes naturelles (tsunami, séisme, sécheresse,

ouragan…) comme de conflits armés (Irak, Syrie, Lybie, Mali…). Leur médiatisation facilite la sensibilisation des pays du Nord et permet de drainer des aides financières conséquentes. Mais la coopération traditionnelle en matière d’urbanisme et d’architecture ne permet pas de répondre à la nouvelle demande politique de reconstruction post-désastre. Cette dernière ouvre le champ à de nouvelles pratiques professionnelles et à de nouveaux débouchés, notamment pour les urbanistes et architectes.Si l’efficacité des ONG fait chaque fois ses preuves dans la période d’urgence post-crise, la question est ouverte quant à leur efficacité dans la période post-urgence. Cela dès lors que les ONG et bailleurs de fonds modifient leurs

spécialisations respectives telles la santé, l’éducation, la nutrition… pour intégrer de nouveaux champs1 comme le logement, dans le but d’utiliser les fonds disponibles. Notre expérience2 au cours de la reconstruction de Port-au-Prince nous a permis d’évaluer leur part de responsabilité dans la crise locale, notamment dans le renforcement de la dépendance de Haïti vis-à-vis des pays du Nord.

RECONSTRUCTION  ET CONSOLIDATION

Dès le printemps 2011, le ministère des Travaux Publics, des Transports, des Communications et de l’Énergie (MTPTCE), aidé par la fondation FOKAL, lançait l’étude de schémas d’aménagement pour deux quartiers de Port-au-Prince. Le MTPTCE tenait à disposer d’un document d’urbanisme cohérent qui devienne le référent commun, le plan guide pour toutes les actions à mener sur ces quartiers, et qui puisse ainsi s’opposer au « chacun pour soi » de la plupart des ONG intervenant dans leur pré carré respectif sans en référer aux autorités nationales. À Port-au-Prince, plus de 80 % de la population habite dans des quartiers populaires dits « informels », non planifiés, d’où l’État est totalement absent. Les deux quartiers de Martissant et Baillergeau en sont une illustration.ACT Consultants a conclu la première phase « d’immersion et de cadrage » de deux mois par une esquisse d’a mé-na gement donnant les principales orientations ainsi que les actions structurantes à réaliser au plus tôt, sans

attendre la fin des schémas d’aménage-ment. Simultanément, nous constations que les stratégies menées par les bailleurs de fonds et la plupart des ONG s’accor-daient pour organiser une situation de transition en construisant des bungalows standard de 14 m2 par famille propriétaire

de maison détruite. Dans certains quartiers, d’autres ONG listaient les demandes des communautés présentes pour établir un projet d’aménagement communautaire.Les questions que nous nous posions étaient de deux ordres. D’une part, faut-il, après la période d’urgence, passer à une phase de transition pire, selon les habitants,

©D

.R.

À Port-au-Prince, plus de 80 % de la

population habite dans des quartiers populaires

dits « informels »

Page 17: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

17 no 394

Port-au-Prince, les dilemmes de la reconstruction /BRUITS DE VILLE

que la situation précédant le séisme ou faut-il passer directement à une phase de consolidation3 ? D’autre part, l’aménagement des quartiers sinistrés doit-il consister uniquement en une reconstruction à l’identique de ce qui existait avant le séisme, en apportant au besoin quelques améliorations demandées par les communautés ? Ou doit-on saisir l’opportunité, pour les secteurs les plus précaires et démolis à 90 %, de reconstruire autrement des quartiers qui s’intégreront à Port-au-Prince et ne seront plus perçus comme des « bidonvilles » ?

POUR UNE VISION À LONG TERME

Notre orientation principale est de penser la ville à vingt ans, de proposer une vision du futur à partir de laquelle pourront se décliner les actions à mener à court, moyen et long termes. Lors des premiers ateliers avec les associations d’habitants, celles-ci ont totalement soutenu cette perspective en affirmant qu’il n’est pas concevable de retrouver une situation urbaine, même améliorée, proche de celle de l’avant-séisme. Cette orientation fut présentée, débattue et acceptée par les autorités locales (groupe de pilotage) et les principales associations (ateliers).Nous sommes partis de l’hypothèse qu’il convenait en premier lieu de parler d’idées de ville et d’en débattre, puis de leur donner forme. Cette vision repose sur l’idée que c’est l’espace public qui fonde la ville et qui doit être prioritaire dans la reconstruction de Martissant et de Baillergeau – quartiers populaires résultant de la seule initiative individuelle –, donc les rues, équipements et services de base comme l’eau, l’électricité, etc. La trame des espaces publics doit redonner son sens à une géo-graphie marquée par les mornes et leurs ravines, espaces de risques majeurs tels inondations ou éboulements. Ils ont été projetés dans le plan guide comme des espaces arborés servant également à l’assainissement mutualisé des eaux grises des maisons proches.

Lors des ateliers sur le terrain, nous avons identifié deux systèmes viaires, l’un « maillé » dans les secteurs planifiés et l’autre « arborescent » dans les secteurs non planifiés, ce qui a été communiqué aux habitants, avec des dessins explicatifs comme clé de compréhension de leur environnement. Leur première question porta sur la possibilité ou non de passer d’un système arborescent au système maillé.Quant à l’habitat, il est possible de l’organiser dans les îlots définis par le nouveau maillage viaire, en opérant si possible des groupements de familles4 qui permettent une densification, l’apport de financements et de services mutualisés tels qu’eau, sanitaires, etc. Le principe est d’aider et d’encadrer les reconstructions de maisons pour offrir de meilleures conditions d’habitat, en faisant appel non au standard mais au type, mieux adapté à la diversité des situations familiales rencontrées. Cette expérience en cours montre que même un projet modeste peut répondre à l’ambition de rompre avec le cycle infernal de dépendance de Haïti aux pays donateurs, et lui permettre de développer son autonomie./ Philippe Revault

! Exemples : l’Organisation internationale des migrations (OIM), amenée à réaliser des routes nouvelles dans les quartiers sinistrés ; la Croix Rouge Américaine réalisant des schémas d’aménagement et des bungalows/logements.@ Suite à une consultation internationale, ACT Consultants associé à LGL, bureau d’ingénierie haïtien, ont réalisé pour le MTPTCE les schémas d’amé-nagement de Martissant (200 ha) et de Baillergeau (20 ha) à Port-au-Prince, dès mai 2011 ; la fondation FOKAL (Connaissance et Liberté) assurant la maîtrise d’ouvrage déléguée.# Dans une situation post-désastre naturel, il est d’usage de considérer trois phases successives : la phase d’urgence de six à douze mois, la phase de transition de douze à dix-huit mois et enfin la phase de consolidation ou durable sur plusieurs années.$ Cette notion résulte des ateliers où les associations ont proposé des groupements d’une dizaine de familles et ont même fourni des listes de familles volontaires, avec localisation actuelle et nouvelle localisation souhaitée pour cette mutualisation.

Baillergeau, bungalow jaunes de 14 m2, dispersés, construits par des ONG

©D

.R.

Page 18: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

18no 394

PROJET

La ZAC du Moulin à Creil

la ville : « pas d’urbanisme du pauvre » mais des objectifs ambitieux voués à transformer les quartiers défavorisés en territoires attractifs garants de la mixité sociale. Dans les couloirs des Journées d’échanges des acteurs de la rénovation urbaine (JERU), une tendance ressort : difficile d’avoir le recul nécessaire pour envisager le Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU) alors que l’actuel Programme national de rénovation urbaine (PNRU) n’est pas encore terminé.Jean-Pierre Turon, maire de Bassens (communauté urbaine de Bordeaux), espère par exemple que l’habitat ne sera pas négligé : « Il ne faut pas oublier les fondamentaux, c’est-à-dire le bâti. Il reste un certain nombre de quartiers où des démolitions et des rénovations doivent encore être faites. »

DES TRANSPORTS VERS L’EMPLOI

De son côté, le maire de Garges-lès-Gonesse (95) Maurice Lefèvre tient à rappeler certaines réalités : « À l’échelle de Garges, la plupart des emplois se trouvent au Bourget et à Roissy. On n’a pas de transports pour aller là-bas. L’objectif prioritaire n’est pas de créer des emplois dans les quartiers mais des transports vers l’emploi. » Avant même de naître, le NPNRU serait-il déphasé des réalités actuelles ? Catherine Arenou, maire de Chanteloup-les-Vignes (78), propose une autre piste. Quels que soient les outils mis à disposition, la détermination des élus pourrait faire la différence : « Notre PRU incluait déjà du développement économique. C’était donc possible d’en faire. On s’est battu pour avoir un hôtel d’entreprise et on a pu attirer une entreprise comme Lidl. Au début, elle ne voulait pas embaucher de gens du coin. Pour que ça change, on a dû taper du poing sur la table. » Et si finalement, la volonté politique primait sur le reste ?/ Jonathan Bordessoule

/ Le retour attendu du renouvellement urbainLors des Journées d’échanges des acteurs de la rénovation urbaine en juin 2014, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits de la femme, de la Ville, de la Jeunesse  et des Sports, avait dévoilé la nouvelle carte des 1 300 quartiers prioritaires  de la politique de la ville. Depuis, un remaniement a changé titulaires et intitulés  des ministères. Patrick Kanner est le nouveau ministre de la Ville, de la Jeunesse  et des Sports, avec Myriam El Khomri comme secrétaire d’État chargée de la politique de la Ville. Les acteurs attendent maintenant la liste des deux cents quartiers  du Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU).

«N e cherchons pas à ramener les zones les plus difficiles dans la moyenne. Nous devons viser l’excellence. » Sous les applaudissements nourris d’un audi-

toire en partie composé d’élus, le 17 juin dernier, Najat Vallaud-Belkacem fixe le cap de la nouvelle politique de

CHIFFRES CLÉS 700 communes (100 entrantes et 300 sortantes) 1 300 quartiers prioritaires, dont 200 quartiers « cœurs de cible » 5 milliards d’euros de subventions sur dix ans pour le NPNRU

©D

.R.

Page 19: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Le retour attendu du renouvellement urbain /PROJET

19no 394

Dans cette cité bétonnée à l’extrême, les coteaux boisés en bordure de site auront une importance vitale. Ils devront accueillir de nouveaux équipements, tout en reliant le quartier au reste de la ville grâce à des jardins suspendus. Toutefois, les incertitudes qui planent autour du futur périmètre d’intervention de la ZAC du Moulin inquiètent Anne Damagnez : « Nous sommes en pleine négociation pour définir le périmètre du NPNRU. Ce serait très gênant que les coteaux boisés n’y soient pas. Cela réduirait considérablement nos possibilités d’action. Si nous voulons raccrocher la ZAC du Moulin au reste de la ville, nous ne pouvons pas travailler sans accroches. » Avant d’envisager d’être inscrite au NPNRU, la ZAC du Moulin devra faire partie des territoires « cœur de cible » qui draineront l’essentiel des subventions. Avec un budget annuel d’investissement de 20 millions d’euros, le maire n’envisage pas vraiment d’alternative : « Les subventions sont essentielles pour nous. Sans elles, nous n’aurions pas retrouvé une certaine qualité de vie dans certains quartiers, comme au Plateau Rouher. L’argent économisé nous permettrait également d’investir dans d’autres quartiers qui ne sont pas subventionnés. » À titre d’exemple, le Plateau Rouher avait bénéficié d’une enveloppe de 85 millions d’euros pour son PRU. Dans ces conditions, un nouveau coup de pouce de l’État constituerait une sacrée bouffée d’oxygène./ J. B.

L’enjeu des coteaux

D e son centre-ville aux façades délavées en passant par le plateau Rouher où une copropriété délabrée fait grise mine aux côtés de logements sociaux

fraîchement rénovés, Creil (34 000 habitants) est marqué par une paupérisation palpable. Anne Damagnez, directrice de l’aménagement à la Ville, confirme ce constat : « Notre entrée dans la pauvreté commence dès le secteur de la gare où des marchands de sommeil se sont installés. Si une ville n’a qu’un seul quartier en difficulté, elle peut trouver les ressources pour le traiter. Mais, à Creil, la plupart des quartiers sont pauvres. Dans ce contexte, tout est démultiplié. » À l’ombre des zones ANRU – cinq dans l’agglomération creilloise – certains secteurs s’appauvrissent. La ZAC du Moulin – dont le taux de chômage est désormais le deuxième plus élevé de la ville – symbolise ce basculement. Le maire Jean-Claude Villemain a accueilli sa désignation dans les quartiers prioritaires avec soulagement : « Dans une logique de cohérence territoriale, c’était fondamental que la ZAC du Moulin soit retenue. Que ce soit socialement ou au niveau du bâti, c’est le secteur qui vit le plus mal à Creil. Les bâtiments ne sont plus aux normes énergétiques et le quartier est mal conçu, avec peu d’espaces structurants. »

UN ÉTRANGE PARADOXE

Construite à la fin des années 1970, la cité semble effec-tivement au bord de l’asphyxie avec ses routes étroites et ses trottoirs exigus. Victime de l’absence de bouclage de son axe principal, le quartier se distingue également par un étrange paradoxe : l’accès au centre-ville est plus rapide à pied qu’en voiture. Au niveau du bâti, les immeubles – dont les fresques ornant les murs ont perdu tout éclat – vieillissent. Un fossé se creuse même entre les lotissements de quelques étages gérés par Oise Habitat – régulièrement entretenus – et les trois tours vétustes de la rue Carpeaux en bordure de forêt. Une situation qui exaspère Jean Claude-Villemain : « L’essentiel des difficultés du quartier se concentre dans ces tours. Le bailleur qui gère cet îlot ne réhabilite pas ses logements et ne fait que du remplissage. Les gens qui viennent ici sont ceux qui n’ont pas le choix. » Un parking désaffecté gît en bas de ces tours. Anne Damagnes voudrait le remplacer par une salle polyvalente. Dans l’optique d’un NPNRU, elle insiste sur la nécessité de faire du « développement social ». On comprend sa motivation à la vue des rares lieux de vie du quartier. La coulée verte, recouverte de terre, n’en est plus vraiment une. Et la rénovation de l’unique galerie commerciale, noircie par un incendie en mai 2014, n’a toujours pas commencé.

/ Les espoirs de CreilLa ZAC du Moulin a fait son entrée dans la nouvelle géographie  

de la politique de ville. Enclavé sur les hauteurs de Creil, ce quartier de 6 000 habitants reflète la tendance à la paupérisation de nombreuses petites cités.

©D

.R.

Page 20: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

20no 394

PROJET/ Le retour attendu du renouvellement urbain

Comment vous imprégnez-vous de l’identité d’un territoire ?Clarel Zephir/  Je m’intéresse à son histoire et à son identité géographique. Les Moulins se situent entre les collines et le Var. On s’est rapidement dit qu’il y avait un travail à faire sur l’identité géographique du site. On a voulu ramener un peu de ciel dans ce quartier fermé et

infiltrer la qualité des collines environnantes. À l’intérieur des Moulins, on se sent asphyxié, enfermé. Il n’y a que de l’asphalte, c’est un vrai magma. Cela passait donc par des démolitions et la création d’une trame paysagère de haute qualité.

Pouvez-vous faire un premier bilan des opérations ?C. Z./ C’est difficile de faire un bilan sur un travail qui n’est pas encore assez engagé physiquement. On avait prévu des réhabilitations très ambitieuses en matière environnementale, mais le bailleur qui gère le quartier peine à atteindre ces objectifs. De plus, les réhabilitations se concentrent seulement sur une partie des Moulins. C’est problématique. De nouveaux bailleurs vont arriver. Un fossé risque alors de se créer entre les nouvelles résidences et le reste du quartier. Cela peut compromettre le PRU. Nous devons rester très vigilants. C’est à nous d’avoir une stratégie spatiale à moyen et long terme.

Comment préparer un éventuel NPNRU alors que le PRU prend du retard ?C. Z./ Dès la base, pour un tel projet, on se projette sur quinze ans et on réfléchit aux fondamentaux. En l’oc cur-rence, comment inscrire les Moulins dans la Plaine du Var ? Nous essayerons de nous projeter sur une échelle plus large. L’objectif sera de s’accrocher aux quartiers environnants, comme le quartier d’affaires de l’Arenas et la technopole Meridia, et d’imaginer une programma-tion alternative. Grâce aux opportunités fiscales, nous aimerions accueillir des pépinières d’entreprises et des start-up aux pieds des tours du quartier. Nous constatons aussi qu’il n’y a pas de réflexion globale à l’échelle de la Plaine du Var sur les équipements scolaires. Nous pourrions par exemple rénover le groupe scolaire des Moulins et l’ouvrir vers l’Arenas, qui n’a pas d’école. Cela apporterait de la mixité sociale.

Les bailleurs privés hésitent à investir dans le quartier. En partant de ce constat, n’est-ce pas utopique de vouloir accueillir des start-up ?C. Z./ Il faut se projeter sur le long terme. Dans plusieurs années, il y aura le bénéfice de l’Arenas et de Meridia. Cela va générer une très forte pression foncière. Les Moulins, qui sont dans la trame de la Plaine du Var, profiteront de ce dynamisme. La mixité sociale et le développement économique ne se font pas sur un claquement de doigt./ Propos recueillis par J. B.

/ Nice veut intégrer le quartier des Moulins dans sa Silicon ValleyDepuis quatre ans, Clarel Zephir, co-fondateur de l’Agence UP, mène une mission  d’architecte urbaniste coordinateur sur le PRU du quartier des Moulins à Nice. 

LE PNRU À NICE

La Ville de Nice (343 000 habitants) compte trois sites inscrits au Programme national de rénovation urbaine : Pasteur, l’Ariane (en deux parties) et les Moulins. Ce dernier (12 000 habitants) connaît une situation particulière. Traversée par une rue unique qui serpente entre tours, bâtiments en forme de fer à cheval et petits immeubles agencés comme dans un labyrinthe, la cité vit recroquevillée en périphérie de la ville. Mais, bordée par les collines de l’arrière-pays, elle se situe dans la Plaine du Var, cadre de l’OIN Éco-Vallée qui accueillera notamment une technopole (Meridia) et un quartier d’affaires international (Arenas).

Image aérienne du projet de rénovation urbaine du quartier des Moulins

©A

gen

ce U

P

Page 21: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

21no 394

P endant trois semaines inaugurales, du 16 mai au 6 juin 2014, le théâtre du Bateau Feu de Dunkerque a accueilli sans relâche, tous les spectacles étant gratuits. Il s’agissait de l’une des

requêtes – entendue par la municipalité – de sa directrice Hélène Cancel qui milite de longue date pour que l’art et la culture soient accessibles à tous. Ce fut le cas pendant les trois années de restructuration, quand la Scène nationale a roulé sa bosse hors les murs, dans des maisons de quartier, des espaces publics, « en promenade ». L’objectif était alors de « créer dans chaque lieu une communauté de gens autour d’un projet », explique Hélène Cancel, estimant que ce nomadisme « donnait énormément de liberté ». Liberté qu’elle souhaitait conserver dans le théâtre en dur, à la conception duquel elle a été associée dès le départ.Les maîtres d’œuvre, l’agence Blond & Roux architectes, avaient déjà à leur actif bon nombre d’équipements culturels (théâtres, salles de spectacle Zénith, salle

philharmonique, etc.). Ils ont répondu point par point aux attentes en proposant un bâtiment largement vitré, ouvert aux regards de part et d’autre, de plain-pied sur la place. Il est doté d’un hall d’accueil (avec bar) d’une capacité de sept cents personnes – le concept d’utilisation s’apparentant à celui du Lieu unique de Nantes, avec

des horaires étendus et des activités et services diversifiés.Côté performances, l’équipement devrait satisfaire l’ensemble de ses utilisateurs : grande salle de 708 places, petite salle de 189, salle d’échauffement (impérativement

requise par la direction) et loges confortables pour les artistes.Le Bateau Feu a ainsi de beaux jours devant lui, porté par une politique tarifaire stimulante : la plupart des spec-tacles sont proposés au prix unique de 8 euros – 5 euros pour les spectacles « jeune public ». Et le placement est libre, premier arrivé, premier assis. Pour un art vivant équitable./ Annie Zimmermann

/ Le Bateau Feu prend un nouveau départ

Dans le cadre des projets culturels soutenus par la Ville de Dunkerque,  la Scène nationale le Bateau Feu évolue désormais dans un équipement de qualité : 

un théâtre repensé, reconfiguré et agrandi.

Une identité reconstruite,

au service de nouvelles fonctionnalités

©A

.Z.

©Ér

ic L

egra

nd

Page 22: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

22no 394

« Il faut ouvrir la boîte à idées »Patrice Vergriete, le maire de Dunkerque, explique les nouvelles orientations de sa politique culturelle.

En tant que nouveau maire de Dunkerque, quelles orientations souhaitez-vous donner à la politique culturelle de votre ville ?Patrice Vergriete/ Le Bateau Feu est un bon exemple en la matière. Nous avons cette Scène nationale mais également le FRAC Nord - Pas-de-Calais, installé dans le quartier du Grand Large et qui a fait l’objet d’un nouveau bâtiment, de qualité lui aussi. Et le LAAC1, juste à côté du FRAC, a rouvert il y a quelques années. Bref, un certain nombre d’institutions culturelles ont émergé et fait leur place à Dunkerque, et elles existent fortement.Dans le cadre de ces institutions, il y en a une que nous souhaitons revoir en termes de projet, c’est le musée des Beaux-Arts, qui se trouve juste à côté du théâtre du Bateau Feu. Nous nous interrogeons actuellement sur son devenir. Nous ne sommes certes pas là pour définir la politique culturelle à la place de ses acteurs mais, en tout cas, il faudra redéfinir le projet muséal de cet équipement.En ce sens, notre but est de conforter les institutions culturelles, de leur donner des moyens, et le théâtre s’inscrit bien dans cette volonté : il donne au Bateau Feu la possibilité de s’exprimer dans une salle totalement adaptée qui lui ouvre beaucoup d’horizons. J’avais voté « pour » au conseil municipal, même si j’étais dans l’opposition à ce moment-là.Par ailleurs, nous avons pointé un certain nombre de

manques dans la politique culturelle à Dunkerque, par exemple en ce qui concerne l’accompagnement vers la professionnalisation. Nous parvenons bien à identifier un certain nombre d’artistes locaux, quel que soit l’art, danse, musique, théâtre, etc., mais, souvent, la politique d’accompagnement est un peu déficiente. Nous allons donc entreprendre des actions qui permettront de soutenir ces pratiques d’amateurs afin qu’elles évoluent petit à petit vers la professionnalisation. Nous avons ainsi un beau projet sur les Bains dunkerquois, un équipement situé juste à côté de la sous-préfecture, aujourd’hui désaffecté. Il s’agit d’une friche que nous aimerions transformer en un lieu culturel où se mélangeront musique, danse, théâtre, différentes pratiques d’amateurs en voie de professionnalisation. Car il manque à Dunkerque des lieux de répétition, une petite salle de 200 places pour une programmation un peu plus confidentielle, même si dans le nouveau théâtre il y en a une, mais elle reste avant tout le lieu du Bateau Feu. Il manque donc une programmation complémentaire de spectacles plus émergents, que nous allons encourager avec ce lieu des Bains dunkerquois.Nous allons aussi mettre en place un tremplin Jeunes talents, comme il en existe à Lille, également pour repérer des artistes et les promouvoir. Nous développerons ainsi un soutien à l’innovation culturelle. Nous avons envie de soutenir les pratiques, nous sommes davantage dans cet état d’esprit que dans la constitution d’une nouvelle institution.

À propos de l’actuel musée des Beaux-Arts, envisagez-vous la possibilité d’un changement radical ?P. V./ Aujourd’hui, il y a quelques difficultés. D’abord, en termes de contenu, les expositions y durent en général très longtemps. De plus, le bâtiment est très dégradé, on ne peut quasiment plus utiliser le premier étage. Une

petite partie seulement a été réhabilitée. Nous sommes donc en train de redéfinir ce que ce bâtiment pourrait apporter. Nous travaillerons bien entendu avec la conservatrice et l’ensemble des acteurs culturels du territoire. Tout est ouvert, je n’ai pas d’orientation précise. Mais il ne peut pas rester tel qu’il est, ni dans

sa forme ni dans son contenu.Il peut donc effectivement évoluer assez fortement. Pour cela, nous souhaitons une vraie concertation, un véritable échange, nous ne sommes pas dans l’urgence d’aboutir à une conclusion et à une décision. Nous rouvrons le débat muséal.

Nous allons aussi encourager

une programmation complémentaire

de spectacles plus émergents

Patrice Vergriete

©Ph

ilip

pe 

Hu

guen

/AFP

Page 23: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

23no 394

Le Bateau Feu prend un nouveau départ /PROJET

Ce temps de réflexion permettra d’accorder ce projet aux autres opérations à l’étude pour le centre-ville ?P. V./ Oui. Parce que nous allons modifier très fortement le projet urbain du centre-ville, qui ne va pas du tout ressembler à ce que souhaitait mon prédécesseur. Nous allons encourager l’ouverture du jardin. Un projet de médiathèque est aussi en cours d’étude. Il s’agira donc d’articuler ce que deviendra le musée des Beaux-Arts à tout cela, y compris au musée portuaire qui est en quelque sorte devenu le musée de la ville. Il faut ouvrir la boîte à idées.

Le projet de l’Arena a été définitivement stoppé ?P. V./ Oui, tout à fait.

Il ne vous semblait pas judicieux ?P. V./  L’Arena aurait coûté à la communauté urbaine entre 260 et 300 millions d’euros, dans un contexte de baisse des dotations de l’État et dans celui de la baisse démographique que connaît le Dunkerquois. Nous sommes

l’agglomération française qui perd le plus d’habitants, 1 000 par an, c’est considérable. L’INSEE prévoyant que nous serons 180 000 en 2030, vous nous voyez construire un équipement de 10 7 000 places ? De plus, le lieu n’était pas du tout adapté, juste à côté d’une zone Seveso, dans un secteur totalement enclavé, non desservi par les transports collectifs, ce n’était pas cohérent avec le développement urbain, et remettait complètement en cause la charte commerciale avec l’édification d’un hypermarché juste à côté qui aurait nui aux commerces de centre-ville alors qu’il faut les prioriser. Tout cela n’avait aucun sens urbain, aucun sens financier, aucun sens sportif même puisque les clubs devaient louer la salle, et donc finalement ils auraient été moins compétitifs avec une masse salariale encore moindre. Nous avons donc remis ce projet en cause et récupéré 200 millions d’euros, ce qui nous permettra d’investir dans des projets utiles au territoire dunkerquois, d’autant plus que l’emploi est l’une de nos priorités. Le développement économique de ce territoire est vital./ Propos recueillis par A. Z.1 Lieu d’art et action contemporaine.

QUELQUES ÉQUIPEMENTS CULTURELS DUNKERQUOIS

• Le bâtiment du LAAC (Lieu d’Art et d’Action Contemporaine) a été conçu par l’architecte Jean Willerwal, au milieu d’un Jardin de sculptures dessiné par le paysagiste Gilbert Samel associé à l’artiste Pierre Zvenigorodsky. Achevé en 1982, il a réaménagé en 2003 par les architectes Richard Klein et Benoît Grafteaux. On y trouve une riche collection de plus de 1 500 œuvres des années 1940 à 1980,

notamment de Karel Appel, Andy Warhol, César, etc. Le LAAC accueille aussi un cabinet d’arts graphiques.• L’actuel bâtiment du Musée des beaux-arts a été inauguré en 1973. À partir des années 1980, sa politique d’acquisitions, jusqu’alors éclectique, s’est orientée vers les peintures de l’école française du xviie et xviiie siècles et des écoles du Nord. Il propose également un cabinet d’objets

et un musée-laboratoire.• Installé dans un entrepôt de tabac du xixe siècle, le Musée portuaire est incontournable pour qui veut comprendre l’histoire du littoral, ses métiers et ses enjeux. Il expose ses collections à quai et trois bateaux à flot – un trois-mâts, une péniche et un magnifique bateau-feu rouge flamboyant, construit en 1947 et classé patrimoine maritime.

Au Bateau Feu, Le Roi Lear de William Shakespeare,

mis en scène par Christian Schiaretti

©M

ich

el C

aval

ca

Page 24: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER

Page 25: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

25 no 394

Avec les contributions et points de vue de Emmanuel Eveno, coordonnateur du dossier avec Jean-Michel Mestres /  Alain d’Iribarne / Florence Durand Tornare / Gabriel Dupuy / Anne Charreyron-Perchet / Jean Daniélou / Philippe Sajhau / 

Laurence-Marine Dupouy / Karen Le Chenadec / Bruno Marzloff / Karine Dognin-Sauze / Clément Marquet / Nancy Ottaviano / Alain Renk / Mathieu Vidal / Alice Rouyer / Ping Huang / Ibrahima Sylla / François Ménard / Francis Jauréguiberry /

 O n ne le dira jamais assez, l’intelligence des villes, celle que l’on peut en tout cas percevoir dans leur capacité propre à se renouveler et à se réinventer en permanence sous l’interaction de leurs parties

prenantes, a peu à voir avec la smart city. Cette cité futée, dont on ne sait pas encore si elle relève d’un coup de marketing génial ou si elle annonce une utopie mobilisatrice, comme l’avance Gabriel Dupuy, s’efforce plus trivialement et très rationnellement d’optimiser son fonctionnement, de mobiliser les nouvelles technologies pour simplifier la vie des habitants, de faciliter la concertation et la participation, de rendre les immeubles (bureaux, logements, commerces) plus vertueux dans leur impact environnemental, les systèmes de mobilité moins consommateurs en énergie et en temps…Cette smart city est la dernière-née des nombreuses expressions qui ont surgi dans l’histoire pour qualifier la relation complexe qu’entretiennent les villes et les technologies de l’information et de la communication. Alors que les villes numériques, au moins en France, ont été portées par les acteurs locaux, la ville intelligente est d’abord le fait d’acteurs industriels majeurs : opérateurs et équipementiers de télécommunications, constructeurs informatiques, intégrateurs de sys-tèmes d’information, opérateurs de réseaux électriques, distributeurs d’énergie, entreprises de travaux publics, promoteurs immobiliers, entreprises de transport… Le marché des technologies, qui sous-tendent les projets de villes intelligentes, est il est vrai estimé à 39 milliards de dollars en 2016 contre 10 en 20101. À voir la multiplication des annonces et des événements organisés autour de ces enjeux, on prend la mesure de l’accélération en cours. Les dernières rencontres en date, Innovative City à Nice et celle de Santander organisée sous l’égide des Nations Unies, en sont les meilleurs témoins.La ville s’équipe donc de plates-formes techniques truffées de capteurs disséminés dans l’espace urbain pour engranger de la donnée, gérer automatiquement ou améliorer la gestion d’un nombre toujours plus élevé de problèmes, en lien avec la croissance urbaine, l’augmentation de la population, son extension dans l’espace, l’émergence de nouveaux besoins, l’intégration de nouvelles échelles d’interaction. Une rationalité qui rassure certains, en inquiète d’autres, pose de nombreuses questions et doit être interrogée sous différents prismes.

Que disent les industriels ? Comment les collectivités locales s’approprient-elles ces technologies ? Il est important de les écouter autant que de lire les analyses proposées par les chercheurs. Peut-on, en confrontant les uns aux autres, appréhender ce qui se joue derrière ce mot-valise de smart city ? Quelles avancées peut-elle représenter ? Quelle surveillance sociale met-elle en place en contrepartie ? Quelles nouvelles fractures peut-elle susciter ? Quelles formes de dépendance, certains disent de soumission, à la technologie installe-t-elle ? Pourra-t-on demain échapper à cette « intelligence » des réseaux ?Réduire la ville intelligente à la rencontre d’industriels et des pouvoirs locaux serait pourtant caricatural. Dans cette mutation vers une ville plus « agile », les citoyens ont aussi leur mot à dire. Pas seulement dans les formes renouvelées de la concertation mais aussi parce que les habitants ne sont pas les derniers à inventer, en dehors des propositions

officielles, d’autres manières de vivre en ville, privilégiant par exemple des formes inédites de partage (de voiture ou d’appartement) ou d’économie circulaire ou collaborative qui dessinent d’autres configurations de la ville intelligente.Pour appréhender cette smart city dans sa complexité, il faut encore la situer dans la continuité d’une histoire marquée par l’arrivée de

l’ordinateur. Dans la France des années 1960, l’informatique urbaine avait en effet été perçue comme un enjeu fondamental de l’administration des grandes villes, pratiquement une expérience de décentralisation avant la loi.Les « villes numériques » sont contemporaines de l’irruption d’Internet dans le paysage européen. Les villes intelligentes, elles, sont à la croisée entre le développement des TIC dans la ville et l’affirmation d’un nouveau paradigme du développement, celui qui porte sur le principe de durabilité… Comprendre ces enchaînements, c’est ne pas céder à l’injonction du moment.Rappelons enfin que cette ville intelligente est d’abord une ville expérimentale. Les quartiers « intelligents » n’en sont bien souvent qu’au stade des démonstrateurs. Il reste beaucoup d’inconnues à lever avant de répliquer les réussites et de passer à une échelle plus grande. Malgré les promesses de ses thuriféraires, la smart city est lente à sortir de terre./ Emmanuel Eveno et Jean-Michel Mestres! Selon ABI Research.

Villes numériques, villes intelligentes ?

Cette smart city est la dernière-née

des nombreuses expressions qui ont surgi dans l’histoire

pour qualifier la relation complexe qu’entretiennent

les villes et les TIC

Page 26: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

26 no 394

L’utopie phalanstérienne de Charles Fourier (1772-1837)

 L’expression smart city, que l’on traduit en français par ville intelligente, s’impose depuis quelques années comme synonyme de la ville expérimentale, innovante, réconciliée avec ses habitants. C’est en fait

la dernière-née des nombreuses expressions qui ont surgi pour qualifier la relation complexe qu’entretiennent les villes et les technologies de l’information et de la communication (TIC).Dans l’histoire des sociétés, les villes et les TIC ont été deux des modalités essentielles de fonctionnement de ces sociétés en contribuant à tisser les liens entre les individus en dépit des distances ou de l’entassement. On pourrait donc considérer que la condition urbaine a suscité une inventivité toujours renouvelée pour permettre aux communautés ou à la société de se reproduire.L’expression « TIC » a ceci de très ennuyeux qu’elle fait généra-lement référence à des technologies récentes, pour l’essentiel mises en œuvre après la « révolution industrielle ». Or, il est bien évident que des techniques ont toujours existé, elles sont inextricablement liées à l’invention du fait communautaire, clanique, tribal, social… Elles prolongent dans l’espace les liens physiques directs, les sens, ce qui permet à la micro ou

proto-société de contrôler son territoire plus efficacement : « [l’homme] se distingue de tous les autres animaux par le fait qu’il a réussi à créer ce que j’appellerai des prolongements de son organisme […]. L’ordinateur est un prolongement d’une partie du cerveau, comme le téléphone un prolongement de la voix… »1.Donc, bien que l’on ait essayé d’affubler à diverses périodes l’expression TIC d’un qualificatif de « nouvelles », il s’agit d’un exercice particulièrement vain si l’on admet que ces techniques traversent l’ensemble des temps historiques et ne cessent de se réinventer, de se ramifier, de s’affiner… De la même façon, si l’on suit ce raisonnement, il faudrait aussi sans doute renoncer à l’expression de « révolution » accolée à telle ou telle génération de technologie (Internet, numérique…).À chaque fois, les promoteurs de telle ou telle expression souhaitent clore un chapitre de l’histoire de ce couple tech-nologie/ville a priori indissoluble : il s’agit de présenter leur invention conceptuelle comme étant celle qui rassemble toutes les autres, en constitue en quelque sorte le point d’orgue.

ARCHÉOLOGIE DE LA VILLE INTELLIGENTE

Comme le signale Armand Mattelart, Charles Fourier avait imaginé, dans ses communautés utopiques qu’il appelait des phalanstères et qui peuvent s’apparenter à des villes, que la « transmission miragique » puisse être l’élément fondamental de la cohésion sociale : « Charles Fourier fait du langage des signaux la base de l’“unité universelle” et invente la “transmis-sion miragique” qui, relayée par la planète Mercure, met en correspondance Londres et l’Inde en moins de quatre heures »2 .Dans son roman Les Cinq Cents Millions de la Bégum paru en 1879, Jules Verne est peut-être l’un des tout premiers romanciers à mettre en scène le téléphone. Deux héritiers d’une richissime bégum (épouse d’un maharajah), l’un français, le bon docteur Sarrasin, l’autre allemand, Herr Schultze, s’opposaient violemment par l’entremise des villes que chacun avait créée sur le sol américain (le « nouveau monde ») avec sa part de fortune. Lorsque l’Allemand, fondateur de Stahlstadt (la ville de l’acier), décide de détruire France-Ville en envoyant un obus monstrueux, le bon docteur Sarrasin réagit en mobilisant les habitants par téléphone : « Grâce au téléphone […] nous pouvons tenir conseil à France-Ville en restant chacun chez soi »3. Si le roman a été écrit en 1879, l’invention du téléphone par Graham Bell date de 1876. L’agora

/ Comment l’intelligence vînt aux villesEmmanuel Eveno revisite l’histoire des relations des villes avec les TIC. Entre utopie et hybridation, retour sur l’émergence d’un concept.

©C

ost

a/Le

emag

e

Page 27: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

27 no 394

providentiellement reconstituée par le recours au téléphone répercute ainsi dans l’ère industrielle le modèle antique de la Cité athénienne.

L’INFORMATIQUE URBAINEL’arrivée de l’ordinateur dans la ville a eu pour effet de susciter de nouvelles propositions en termes de transformations sociales et urbaines. L’informatisation des administrations urbaines aux États-Unis avait en effet pour mission de « moraliser » le fonctionnement de collectivités locales fortement entachées de pratiques douteuses (corruption, népotisme, incurie budgétaire…).Dans la France des années 1960, l’informatique urbaine sera perçue comme un enjeu fondamental de la modernisation de l’administration des grandes villes, pratiquement une expérience de décentralisation avant la lettre (ou la loi). Ce n’est donc sans doute pas un hasard si l’une des premières villes françaises à se lancer dans l’aventure de l’informatique est Marseille, qui considère « que l’utilisation des ordinateurs peut être une évolution comparable à celle de l’imprimerie. La ville de Marseille, en tant que métropole, se devait d’anticiper sur des réalisations qui deviennent désormais inévitables »4.

SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION ET DÉVELOPPEMENT DURABLE ?

Les villes numériques sont quant à elles contemporaines de l’irruption d’Internet dans le paysage européen au cours de la décennie 1990. Elles se voulaient alors, au travers du Groupe de travail mis en œuvre par le commissaire européen Martin Bangemann, l’incarnation urbaine des programmes liés

au développement de la société de l’information au sein de l’Union européenne. L’un des modèles phares de cette ville numérique fut longtemps Amsterdam Digital Stadt, avant qu’il ne s’éteigne en 2003.Le modèle de la ville intelligente, pour autant qu’il y en ait un et qu’il soit unique, est en cours d’élaboration et de discussion depuis à peine une décennie. En première analyse, les villes intelligentes seraient donc la poursuite des dynamiques enclenchées dans les villes numériques, et ceci en rapport avec le choix de l’Union européenne de passer d’une société de l’information à une société de la connaissance (Stratégie du Conseil européen de Lisbonne, 2000).En fait, il ne faudrait pas se contenter d’en rester à cette esquisse de reconstitution généalogique. Il convient, au risque

de complexifier la lecture des enjeux et la compréhension des débats en cours, d’accepter le principe que les villes intelligentes soient hybrides. En effet, elles se trouvent à la croisée entre le développement des TIC dans les villes et l’affirmation d’une nouvelle

injonction du développement qui porte sur le principe de durabilité. Elles incarnent ainsi la rivalité entre deux référentiels fondamentaux : celui de la société de l’information et celui du développement durable./ Emmanuel Eveno

! Edward T. Hall, La Dimension cachée, Seuil, coll. Points, 1971, p. 6.@ Armand Mattelart, « Une éternelle promesse : les paradis de la commu ni ca tion », Manière de voir, hors-série : Internet, l’extase et l’effroi, Le Monde diplomatique, oct. 1996, p. 111.# Jules Verne, Les Cinq Cent Millions de la Bégum, Hetzel, 1879.$ Registre des délibérations du conseil municipal, compte rendu de la réunion du conseil municipal du 25 mars 1968, cote 68/129/F, Commission des Finances.

©PA

 Arc

hiv

e/R

oge

r-V

ioll

et

L’ordinateur « Power Samas » des British Regional Railways (1957)

Il convient d’accepter  le principe que  

les villes intelligentes soient hybrides

Page 28: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

28 no 394

 L’un des programmes fédéraux les plus marquants de la présidence de Bill Clinton aux États-Unis est celui qui prit le nom d’« Information Highway » (autoroutes de l’information). Piloté dès ses débuts

par le vice-président Al Gore, il fut pour l’essentiel incarné par le réseau Internet qui connut une diffusion spectaculaire, au point que l’on a parlé de « révolution Internet ».Face à ce qui fut alors appréhendé comme un défi planétaire, les réactions d’un grand nombre d’États ont été longtemps marquées par un mimétisme de la politique états-unienne. Il en est allé différemment de l’Union européenne, qui s’est efforcée très tôt (1993) de formaliser un modèle européen de société de l’information. Tandis qu’aux États-Unis l’expression « autoroutes de l’information » mettait l’accent sur les infras-tructures, le concept de « société de l’information » insistait sur les usages, sur l’organisation sociale, les choix de société1.Les politiques européennes mises en œuvre pour favoriser l’éclosion d’une société de l’information ont notamment été testées ou expérimentées en grandeur nature dans des villes qui ont ainsi pu se poser en villes-laboratoires de la société européenne de l’information. La question de savoir dans quelle mesure il est possible de dégager des points communs à ces différentes villes devient essentielle dès lors qu’il s’agit de produire un ou des modèles.Pour exister, un modèle doit être formalisé et l’ensemble des éléments qui le constituent doit être identifié clairement : système d’acteurs, type de partenariat, management du projet, choix techniques, modes de valorisation et de diffusion… Il doit présenter des traits originaux, passer par des phases d’expérimentation et proposer des solu-tions reproductibles, susceptibles d’être adaptées, recomposées, contextualisées dans d’autres situations. Fonctionnant comme une référence, un modèle livre des enseignements utiles pour assurer son redéploiement à des échelles plus ou moins larges et qui ont un certain rapport d’homologie. Enfin, un modèle produit des référentiels, aussi bien en termes d’actions qu’en matière de notoriété. Un modèle produit par un système d’acteurs et qui ne serait pas reconnu par ses pairs ne constituerait qu’un modèle imparfait. Reste enfin la question de sa pérennité ou de sa stabilité. Les bases technologiques et sociales du modèle se trouvent en effet soumises à la

double poussée des innovations technologiques, qui créent des générations successives d’artéfacts techniques, et du renouvellement des générations qui induisent des évolutions d’usages et d’attentes sociales.Les cas présentés ici correspondent à des métropoles qui ont acquis ou cherché à acquérir, au cours de la décennie 1990, ce statut de villes-laboratoires et de modèles européens de la société de l’information. Il semble toutefois qu’aient coexisté plusieurs types de modèle. On peut en identifier deux principaux, en fonction du poids des différents critères entrant dans leur constitution : modèles-expérimentaux d’un côté, modèles-école de l’autre.

MODÈLES EXPÉRIMENTAUX OU MODÈLES ÉCOLES ?

Amsterdam est l’un des exemples les plus connus. En 1994 est utilisée pour la première fois l’expression « ville numérique » à propos de l’expérience développée sous le nom de Digital Stadt2 . Elle correspond à une plate-forme numérique destinée aux acteurs associatifs de la ville, en particulier les associations de médias alternatifs et de hackers. Ce n’est que dans un second temps que l’expérience recevra l’appui de la municipalité. À la demande du responsable de la politique de l’information et de la communication de la ville d’Amsterdam, les acteurs de ces premières initiatives rédigent une proposition qui aboutit à la mise en place d’une expérience sociale d’une durée de dix semaines, au moment

des élections municipales (mars 1994). Il s’agit, dans la stratégie de la municipalité sortante, d’un « pari politique » inspiré par les propositions, lors de la campagne pour les élections fédérales aux États-Unis, du candidat Ross Perot avec son projet de « mairie électronique ». Après avoir incarné

l’un des modèles les plus achevés, la Digital Stadt s’arrête définitivement en 2003.Bologne, ville dirigée par le parti communiste italien, innove dans le domaine de la démocratie locale. L’expérience, qui débute le 9 janvier 1995, est avant tout une innovation municipale qui prend racine au sein du bureau pour les relations avec le public. Elle se traduit par l’ouverture de connexions gratuites au réseau Iperbole pour les citoyens et les organisations publiques. Il s’agit d’un réseau interactif

/ D’un modèle européen  à des villes modèlesRetour sur l’histoire. Ou comment, à l’échelle européenne, des métropoles et des petites villes sont passées du statut de laboratoire expérimental à celui de modèle. Par Alain d’Iribarne et Emmanuel Eveno

L’expression « ville numérique »  

est utilisée pour  la première fois en 1994  à propos d’Amsterdam 

Page 29: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

29 no 394

et présenté comme transparent. La ville devient opérateur d’accès pour garantir les droits des citoyens dans la nouvelle ère numérique. Cette stratégie est centrée sur une connexion gratuite et sur l’information en ligne. Bologne s’est longtemps posée en modèle de démocratie locale électronique. Bien que la municipalité qui avait initié ce projet n’ait pas été réélue en 2001, celui-ci existe toujours, même si son caractère expérimental s’est beaucoup émoussé.La capitale finlandaise Helsinki choisit à la fin de 1995 de mettre en œuvre un réseau métropolitain à haut débit. La municipalité s’associe avec l’opérateur des télécommunica-tions Elisa Communications ainsi qu’avec des sociétés telles que le constructeur informatique IBM, le constructeur de téléphones mobiles Nokia et l’université d’Helsinki. Est ainsi mis en œuvre un modèle tridimensionnel d’espace virtuel dans lequel les visiteurs peuvent accéder à des données remontant à 1805 et concernant la mairie.Vienne avait occupé le terrain politique en assumant la présidence de TeleCities depuis sa création au sein de l’asso-ciation européenne Eurocities qui assure la représentation des grandes villes auprès de la Commission européenne. La capitale autrichienne avait par ailleurs défini en 2000 un plan intitulé « The Strategy Plan for Vienna 2000 », cherchant à responsabiliser les acteurs de la ville et les citoyens dans ce processus d’informatisation.

Berlin comme Anvers semblent s’être inspirées du modèle d’Amsterdam DDS en élaborant une plate-forme de services qui est aussi une ville virtuelle mais qui ne se limite pas à fournir un accès ou à produire des services réservés aux seuls habitants. Les utilisateurs de DDS, ceux de Berlin Internationale Stadt ou ceux d’Anvers DMA ne se recruteront pas que dans ces villes. Berlin Internationale Stadt trouve ses origines dans un projet artistique connecté à divers clubs d’informaticiens. Il émergera en lien avec un petit fournisseur d’accès à Internet, Contrib.de. Assez proche du milieu des hackers et de la contre-culture, il a connu le même destin que la DDS

en devenant en 1996 une société privée.Barcelone affiche depuis le début des années 1990 son choix de devenir une métropole de rang mondial. Les jeux Olympiques de 1992 ont constitué un levier extrêmement important dans cette stratégie. Est alors engagée une politique

de rénovation urbaine ambitieuse, et un réseau à très haut débit capable d’assurer une bonne retransmission des Jeux sur les chaînes de télévision internationales est installé. La municipalité se lance dans toute une série de politiques de prestige. Le fait que Barcelone assure la vice-présidence de TeleCities est à replacer dans cette perspective.Parthenay, dans le département des Deux-Sèvres, est la ville française qui a été la plus engagée dans ce processus européen d’innovation sociale. Elle a pour particularité d’être une petite

En matière d’Internet,  la France a été considérée comme en retard jusqu’à  

la fin des années 1990

©W

olf

gan

g St

ahr/

LAIF

-RÉA

À Berlin (quartier du Kreuzberg), la Betahaus, une pépinière d’entreprises dédiée à l’économie numérique

Page 30: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

30 no 394

ville (la commune comptait autour de 12 000 habitants) et d’avoir assuré le leadership ou participé très activement à plusieurs projets européens.

UNE MONTÉE EN PUISSANCE DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

En matière d’Internet, la France a été considérée comme en retard jusqu’à la fin des années 1990, constat surprenant si l’on se rapporte à l’appétit d’innovations qui avait caractérisé les deux décennies précédentes (Plan de rattrapage des télécommunications, Plan télématique, Plan câble, Plan informatique pour tous). De fait, les choix technologiques et les investissements réalisés dans le cadre de ces plans gouvernementaux semblent avoir été, sinon un obstacle, du moins un frein à l’adhésion de la France à Internet, tandis que les collectivités locales étaient amenées à jouer un rôle important avec un rythme spécifique que nous appellerons la mise en œuvre d’un Internet territorial, constitutif d’un nouveau service public.L’État ne produira de politique publique sur les enjeux d’Internet qu’en 1997. Dans l’entre-temps, l’action publique est abandonnée à quelques collectivités locales qui s’imposent comme le groupe des pionnières. Le rapport de Bruno Lasserre, remis en 2000 au Premier ministre, le reconnaît implicitement : « Le déploiement des technologies de l’information et de la communication dans l’administration française résulte d’un double mouvement : d’abord, depuis le milieu des années 1990, une multiplication d’initiatives locales nées grâce à l’implication personnelle d’élus locaux ou d’agents motivés par ces nouveaux outils, et ensuite l’implication progressive du Gouvernement »2 .La plupart des rapports officiels décrivent un nombre limité de ces cas. Invariablement, un groupe de quelques collectivités à la démarche ambitieuse, plus habiles ou plus précoces, illustre ce qui se fait en matière d’Internet : Metz (dont le sénateur-maire a aussi été ministre des Télécommunications), Parthenay (Deux-Sèvres), Issy-les-Moulineaux, la Communauté urbaine du Grand Nancy, Castres (Tarn), Besançon (Doubs),

Amiens (Somme), Villard-de-Lans (Isère), le Nord-Ardèche, Brest (Finistère). Les Régions Bretagne, Pays de la Loire et Nord - Pas-de-Calais constituent les reliefs principaux d’un paysage qui n’en comporte guère. Les grandes métropoles brillent par leur absence.Il est possible de dégager des traits communs à ces villes, à commencer par l’investissement direct et enthousiaste des maires et des présidents d’inter-communalités. « Ils sont obligés d’être visionnaires », affirmait Jean-Marie

Rausch, député-maire de Metz. Les maires de Parthenay, d’Issy-les-Moulineaux, de Metz et, un peu plus tard, d’Amiens, de Marly-le-Roi, de Grande-Synthe, de Castres… sont autant d’incarnations de cette génération d’hommes politiques locaux pour qui Internet représentait une priorité et un atout.

LA LOGIQUE DE « LABELLISATION »Une part importance de la pertinence des modèles tient à leur capacité à faire école. Encore faut-il qu’ils soient reconnus par les pairs et que des groupes professionnels se reconnaissent aussi dans ces modèles (les « webmasters territoriaux », les « animateurs de lieux d’accès publics à Internet »). En l’absence d’une structure ministérielle dédiée à la mise en forme du monde de l’Internet, c’est la société civile qui s’en est emparée, ce qui a donné le label Villes Internet à partir de 2000. Sur quinze ans, près de 1 000 collectivités locales ont été labellisées par cette association. Elles sont réparties en catégories de niveaux, du plus faible (mention Villes Internet) au plus élevé (cinq arobases). Les villes pionnières se retrouvent en partie dans le groupe des villes à cinq ou quatre arobases et tendent ainsi à s’imposer comme des modèles à reproduire ou dont on peut s’inspirer. De façon très symptomatique, la première ville à avoir atteint cinq arobases, Parthenay, est aussi celle qui a longtemps été considérée comme l’un des modèles européens parmi les plus ambitieux et les plus crédibles… avant que les élections municipales de 2001 ne marquent, sinon un coup d’arrêt de l’expérimentation, du moins un passage d’un modèle-expérimental à un modèle-école./ Alain d’Iribarne et Emmanuel Eveno

! Dès le Livre Blanc « Croissance, compétitivité, emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le xxie siècle » (1993).@ http://www.dds.nl# Bruno Lasserre, « L’État et les technologies de l’information et de la communication : vers une administration “à accès pluriels” », Rapport au Premier ministre, coll. des rapports officiels, La Documentation française, 2000, p. 22.

©Fr

ed M

arva

ux/

RÉA Cyber-base du Grand Nancy

Page 31: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

31 no 394

Il met en lumière les tensions créées par les innovations comportementales et sociales issues de la démocratisation des outils numériques en réseaux.

UN PONT DE L’URBAIN AU RURALL’impact de la société numérique sur les concepts d’urbanité et de ruralité est marquant. Aujourd’hui, la demande de services urbains dans les territoires ruraux est impérieuse : information partagée, communication interactive, adminis-tration transactive, efficacité pour les urgences médicales ou de sécurité, mobilité choisie, concertation démocratique… C’est une opportunité de développement que les territoires

 La démocratisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication a un impact sociétal majeur sur la cité, la gouvernance, les services publics et les comportements citoyens. Pourtant, les

données sur les usages locaux des outils numériques en réseau sont rares. Depuis 1999, au travers de l’association Villes Internet1, plus de 1 600 collectivités locales ont participé à la constitution d’une base de données permettant de retracer les temps de diffusion et d’appropriation de ces technologies, et un observatoire a pu être construit dans le cadre des quinze éditions annuelles du label national Villes Internet. Il s’agit d’un véritable trésor en termes de données accumulées2 .

/ Des villes Internet  aux nouvelles 

gouvernances territorialesLes collectivités locales, aiguillonnées par les citoyens

connectés, sont à la pointe de l’émergence, de l’expérimentation et de la structuration du service public numérique.

Par Florence Durand Tornare, fondatrice et déléguée de l’association Villes Internet

©C

om

mu

nic

atio

n Iv

ry 9

4

Balade urbaine numérique à Ivry-sur-Seine, ou le numérique

au service de la redécouverte de la ville

Page 32: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

32 no 394

ruraux et leurs intercommunalités tentent de saisir pour lutter contre de trop classiques inégalités et assurer l’attractivité par la connectivité. Citons les Inforoutes de l’Ardèche ou le Pays des Achards qui transforment la vie quotidienne avec le numérique, dans le sens des « nouvelles ruralités » chères à Claudy Lebreton3.Depuis la diffusion des supports numériques mobiles, les modes de production d’opinions individuelles ont radicalement modifié l’expression citoyenne et politique. La décision politique ne peut plus se fonder sur les seuls points de vue des experts et instituts de sondage, la démocratie locale et nationale s’exprime de plus en plus en direct et d’en bas. Elle s’affranchit du passage par le haut en créant des mouvements d’opinion horizontaux et en coproduisant des actions locales qui influent sur l’organisation de la cité : covoiturage, revitalisation du patrimoine, veille écologique ou sanitaire, monnaie alternative, alertes voiries…Ces innovations provoquent une crise de la régulation politique que l’on peut espérer salutaire. Elle est vécue par les élus eux-mêmes qui transforment leurs pratiques : courrier mobile, parapheurs électroniques, conseils municipaux interactifs, mise en réseaux des citoyens actifs ou militants, campagnes électorales en ligne… Un véritable crowdsourcing de l’opinion publique permet la connaissance et la localisation des « influenceurs » et de leur zone d’influence.Certains grands élus, sénateurs et députés, se prêtent au principe de l’élaboration de la loi par mode collaboratif (via l’association Parlement et citoyens) et envisagent une révolution des modes de débat public, comme le montre le travail en cours de réalisation par la Commission nationale du débat public et ses partenaires (Institut de la concertation et association Debatlab, notamment). La gouvernance locale par la data pourrait émerger dès que le personnel politique comprendra qu’il peut être le premier bénéficiaire des données publiques ouvertes (cf. Etatlab et l’association Opendatafrance).Ce désordre démocratique observable dans des territoires où les élus locaux inventent de nouvelles formes de dialogue est-il le signe d’une rupture dans la refondation du politique ? Une refondation nécessaire si on tient compte de la montée de la défiance vis-à-vis des institutions, qui se manifeste par la poussée de l’abstentionniste lors des grands rendez-vous électoraux. Jusqu’à présent, les élus locaux avaient été épargnés par le désamour que les Français portaient aux élus. Avec les dernières élections municipales, le local perd son statut d’exception. Cela justifie de mettre en œuvre des nouvelles façons de faire dans le cadre de la démocratie locale ou de proximité. Le fameux suivi citoyen de la politique pourrait être enfin possible, l’éthique politique pourrait s’installer grâce, ou à cause, d’une transparence exigée par les citoyens.

POUR UNE CITÉ DES SERVICESCette population de citoyens actifs connectés interpelle l’acteur public pour qu’il assure un service public numérique à la hauteur de ses besoins. Il est urgent que les fournisseurs d’accès à la ville et l’ensemble de leurs partenaires s’équipent pour prendre en compte cette demande dans la réalisation des services, des plus classiques aux plus innovants : domotique urbaine, administration électronique, innovation sociale, éducation et accès à la connaissance, maîtrise de l’énergie, gestion des déchets. La solution de partenariats « publics privés

population » et de nouveaux modèles de marchés publics de l’innovation servicielle sont à penser avec les prestataires de l’économie numérique. Des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) aux start-up et à l’innovation numérique en passant par les TPE-PME face au client public, la question « comment agir ensemble ? » est posée. Elle a été débattue au congrès annuel du CINOV (Fédération de syndicats professionnels et des PME/TPE du numérique).Les entreprises ne peuvent produire des solutions numériques pour le secteur public, construire des datacenters, créer et gérer des clouds publics sécurisés sans se questionner sur le respect des règles républicaines et leurs exigences éthiques. Le cadre global de régulation par la loi (respect des données personnelles, droit à l’oubli, open data) est la tâche du gouvernement et notamment de la secrétaire d’État au Numérique, Axelle Lemaire, qui déposera fin 2014 un nouveau projet de loi Numérique.Localement ou par secteurs, les acteurs rédigent des chartes éthiques pour encadrer les comportements commerciaux. Plusieurs devoirs du service public y sont traduits, facilitant la co-production publique/privée des services locaux :• l’égalité de service pour tous les habitants, à commencer par les plus précaires, avec prise en compte des cas particuliers au regard de l’intérêt général (handicaps, moment de vie –

parentalité, maintien à domicile, période de chômage, vie citoyenne ou associative) ;• la continuité du service : engagement à rendre un service pérenne et durable (maintenance, formation de formateurs, propriété du service, accompagnement, avec

sécurisation de l’existant pour la continuité d’une politique publique efficiente administrativement) ;• gratuité et/ou tarif social : service universel de l’eau, l’énergie, la santé, le logement et l’accès à la connaissance. Fournir le bon débit n’est pas un objectif en soi, fournir le bon service à chacun à la mesure de ses moyens est la priorité.« Si c’est gratuit, c’est toi le produit », alertent les mouvements citoyens, signifiant que l’information fournie en utilisant le service a plus de valeur que la consommation du service lui-même. Le régulateur a donc du travail pour assurer le respect des individus et des collectifs, sujets de cette récolte passive de données. Et pourtant ce big data pourrait être une ressource positive pour le secteur public. Les données en temps réel produites par les cartes de cantine ou de transport sont déjà des sources pour une meilleure performance publique, sans parler du développement de l’économie numérique.

TERRITOIRE, VILLE, VILLAGE INTERNET, OUI, MAIS RESPONSABLE !

Les collectivités françaises ne sont pas en retard. Depuis quinze ans, elles encouragent l’innovation et se prêtent à des expérimentations pour comprendre et gouverner avec les nouvelles technologies. Elles accompagnent et participent à la « litéracy », avec des espaces publics numériques, des écoles et des guichets connectés, des administrations simplifiées et modernisées par la gestion de la relation aux citoyens. Elles contribuent au développement économique et à l’emploi en déployant de l’équipement et de la formation pour les entreprises locales, et pas uniquement les start-up.Elles travaillent avec leurs associations d’élus à coordonner des plans de modernisation et envisagent la structuration d’un véritable secteur du service public numérique avec en

Le big data pourrait être une ressource positive pour le secteur public

Page 33: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

33 no 394

Vers une meilleure signalétique du numérique urbain

ligne de mire plusieurs sujets qu’il faut qualifier de sociétaux.• La territorialisation du service public numérique, avec la question de la visibilité et de la matérialisation des services numériques, et notamment un travail sur la signalétique du numérique urbain.• L’impact du numérique sur le bâti et l’immobilier. Outre que les dimensions présentielles des services s’augmentent d’une dimension distancielle, elles se modifient dans leurs espaces physiques. Pour preuve, la réflexion menée au ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur sur l’évolution de la construction et des fonctionnalités des campus numérisés.• Les nouveaux référentiels de la perfor-mance publique. L’économie des services publics est impactée par le numérique, la productivité du secteur public étant meilleure dans les collectivités qui ont réalisé leur transition numérique : mutualisation des directions des systèmes d’information, achats groupés et économie circulaire pour les matériels et logiciels, simplification radicale des systèmes de communication avec par exemple la voix sur IP, organisation de clients légers dans les écoles et les médiathèques, guichets uniques avec paiements à distance…• Les voisinages modernes : les réseaux sociaux, souvent outils de l’individualisme, tendent pourtant vers l’épanouissement de l’altruisme si les collectivités y incitent en offrant des moyens d’échange. Des plates-formes personnalisées, peu médiatisées, sont déployées par des villes, moyennes le plus souvent, et proposées librement à la population qui y invente les usages. Des classiques petites annonces à l’échange de services, certaines évoluent vers une fonction d’entraide

et de soutien mutuel pour la vie quotidienne. Bourses aux vêtements et objets gratuits, réseaux de soutien à la parentalité (garde d’enfants, aide spontanée aux familles monoparentales, assistance aux devoirs pour les enfants de familles non francophones…), soutien aux personnes âgées, partage d’hébergement transitoire, organisation de fêtes ou d’événements hyperlocaux… Ce qui fait l’empathie sociale au cœur des résidences et des quartiers s’épanouit et se développe grâce à des logiques de réseaux qui portent ici à juste titre

leur qualificatif de sociaux.Les dernières élections municipales ont vu disparaître les élus délégués aux TIC, remplacés par des délégations diverses où le numérique est cité en complément (éducation et numérique, communication et numérique, démocratie locale et numérique…), signe que le mot

numérique pourrait s’effacer et que le phénomène sociétal est absorbé dans la gouvernance locale comme dans les pratiques citoyennes./ Florence Durand Tornare

! L’association Villes Internet continue d’accompagner les élus en faci-litant l’échange d’expériences avec le label national « Territoires, villes et villages Internet » (www.villes-internet.net).@ Une synthèse a été livrée dans l’ouvrage d’Emmanuel Eveno À la conquête des territoires en réseaux. Les réalités de l’internet territorial dans les communes françaises, Territorial éditions, 2010. Les données plus récentes ont permis de produire un Atlaas géolocalisé avec la DATAR/CGET www.atlaas.fr.# Claudy Lebreton, « Les territoires numériques de la France de demain », Rapport à la ministre de l’Égalité des territoires et du Logement Cécile Duflot, sept. 2013.

Des classiques petites annonces à l’échange  de services, certaines  

plates-formes évoluent vers une fonction d’entraide 

©D

. Sch

nei

der

/Urb

a Im

ages

Page 34: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

34 no 394

Pourquoi la notion de smart city fait-elle aisément son chemin dans les milieux de l’aménagement, de l’urbanisme, du management urbain, relayés bien sûr par les politiques et les médias ? Une première

réponse consiste à affirmer que de puissants acteurs du monde technologique (informatique, connectique, télécom-munications, opérateurs divers) poussent à la roue parce qu’ils croient déceler des marchés, surtout à l’exportation. Une deuxième réponse, non sans lien avec la précédente,

est que l’Europe a inscrit la promotion des smart cities à son agenda, comme elle l’avait fait naguère pour la ville durable. Même si ces deux réponses contiennent une part de vérité, elles ne suffisent pas. À mon avis, la raison principale tient à l’épuisement d’un modèle de développement urbain initié après la Seconde Guerre mondiale, repeint aux couleurs fraîches du développement durable depuis les années 1990. Il m’est difficile ici de développer toute l’argumentation nécessaire. Je constate simplement que les réseaux d’eau, d’énergie, de

/ L’avenir de la smart cityLa smart city est-elle en passe de détrôner la ville durable au registre des poncifs de l’aménagement urbain ? Pour répondre à la question, il faut dire pourquoi, comment et quand.Par Gabriel Dupuy, professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

©A

len

go/G

etty

 Imag

es

Page 35: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

35 no 394

transport sur lesquels reposait le développement urbain se heurtent désormais à une contradiction insoluble. Continuer de croître implique des dépendances (automobile, énergie, etc.) devenues insupportables. Cesser de croître conduit à des fractures sociales tout aussi insupportables.L’autre aspect de la crise est un réel malaise, sensible dans l’urbanisme, ses doctrines, ses méthodes. Les grands paradigmes urbanistiques issus du siècle dernier sont démantibulés à coup d’impératifs de durabilité dont les fondements sont très différents. Les urbanistes se voient nier toute scientificité par certains milieux académiques en même temps que leur légitimité est contestée par le public. Pour toutes ces raisons et pour d’autres il est temps de passer à autre chose. Pourquoi pas les smart cities, nimbées de scientificité via la technologie qui les promeut et permettant un renversement, du top down au bottom up, en faisant l’économie d’une révolution ?

AU CŒUR DE LA GESTION URBAINEComment la smart city peut-elle s’imposer ? En parcourant la littérature (abondante) et les comptes rendus d’expérimen-tations (rares), on discerne deux voies. La première, la plus perceptible, est ouverte par la multiplication des données et des capacités de traitement de ces données. Le big data est là car on dispose de masses inédites d’informations, via les téléphones portables, la wi-fi, sur les mouvements des urbains, leurs habitudes, leurs emplois du temps. Les satellites fournissent des images détaillées du monde, des usages du sol, du climat, etc. On est capable de traiter ces données en temps quasi réel pour adapter l’offre de services urbains, la rendre plus pertinente, plus économe, plus propre. On notera au passage que ce big data a des relents de big brother. Il faut de très grandes précautions pour qu’il réponde aux préoccupations du bottom up.L’autre voie est incrémentale. Le cheminement s’inscrit dans un temps plus long. En réalité, depuis l’avènement des réseaux techniques urbains au milieu du xixe siècle, on a cherché à s’informer sur leurs usages et, à partir de là, à améliorer leurs procédures de fonctionnement. Rappelons les premières mesures de consommations localisées pour les réseaux électriques urbains au début du xxe siècle, les débuts des comptages de trafic dans les années 1920, la prévision du débit des eaux pluviales par téléphone puis par les radars, l’utilisation des images de caméras pour la gestion du trafic. Autrement dit, l’« intelligence » a pénétré depuis longtemps au cœur de la gestion urbaine. L’automatisation se généralise dans les transports avec des métros sans conducteur, des locations automatiques de vélos et de voitures. Depuis le début du mois de juin 2014, à Boston, en vraie grandeur, des lignes de bus (Bridj) confor-ment en permanence leurs itinéraires aux données issues de Google Earth, Facebook, Foursquare, Twitter, Linkedin, sans parler des sources classiques du recensement et des études de trafic. Le jeune entrepreneur de Bridj, âgé de vingt-trois ans, a semble-t-il trouvé une « sauce d’algorithmes » capable de traiter cette masse énorme de données assez vite pour optimiser continuellement les itinéraires. Le système, qualifié de pop-up bus service, fait gagner du temps aux usagers qui délaissent maintenant le métro bondé. En d’autres termes, grâce au recueil de données en continu, à l’exploitation et à l’automatisation, la smart city devient jour après jour, par petites touches, une réalité. « L’intelligence » est à l’œuvre

dans de multiples services qui ipso facto deviennent smart. Pour autant, s’agit-il bien de smart city ? En d’autres termes, où est la ville, la nouvelle ville que semble annoncer l’expression smart city ?

UNE AUTRE MANIÈRE DE FAIRECeci nous amène à la troisième question : quand ? La mise en œuvre du big data par un big brother serait un big bang. Comme les ingrédients sont déjà disponibles, la smart city est à portée de main. La voie incrémentale serait certainement plus longue. Mais surtout, dans un cas comme dans l’autre, il y a très loin, des applications que l’on observe déjà, ou auxquelles les techniciens nous font songer telles les smart grids, à une city smart. Au fond, si l’on cherche à faire la ville autrement, en utilisant toutes les possibilités des NTIC pour que les habitants puissent participer à son architecture, à la configuration de ses réseaux et en tirer un avantage collectif,

il faut changer non seulement le contenu mais la manière de faire.L’urbanisme, l’aménagement et même le management urbain visent à mettre en place des règles valables à long terme que l’on cherche ensuite, tant bien que mal, à faire respecter. Avec la smart city, c’est tout

autre chose. L’essentiel est que l’information disponible à tout instant et en tout lieu puisse alimenter des boucles de rétroaction qui modifient dans le bon sens ce que la ville offre au citadin. Ce principe de feed-back loops qui est l’apport majeur des NTIC est susceptible de s’appliquer à de multiples domaines de la vie urbaine. La rétroaction peut aussi bien refléter la loi du marché (c’est ce qui sous-tend le schéma des smart grids) que transiter par un processus démocratique tel l’e-démocratie. Mais dans tous les cas, c’est bien le schéma actuel de la gestion urbaine qui est mis à mal. Il faudrait donc imaginer une réforme majeure, si ce n’est une véritable révolution dans les processus de décision urbaine, pour que la smart city s’impose vraiment. On aura compris qu’une réalisation dans le temps court est parfaitement irréelle. Cela n’empêche pas l’idée de smart city d’apparaître déjà comme une utopie mobilisatrice./ Gabriel Dupuy

©K

ath

erin

e Ta

ylo

r/T

he 

New

 Yo

rk T

imes

-Red

ux-

RÉA

Il faudrait envisager  une véritable révolution  

dans les processus  de décision urbaine

Ligne de bus Bridj à Boston, un pop-up service privé

Page 36: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

36 no 394

Gabriel Dupuy/ Tout d’abord, jetons-nous à l’eau pour donner une définition de la « ville intelligente » ou smart city. De quoi s’agit-il, pour chacun d’entre nous ?Anne Charreyron-Perchet/ Je ne pense pas qu’il y ait une seule définition. Entre Masdar à Abou Dabi, l’expérience de Caen en France et d’autres dans certains pays en dévelop-pement, il existe de grandes différences. Il y aurait plutôt des caractéristiques spécifiques qui vont dans le sens d’une ville intelligente. Deux critères me paraissent importants. Le premier, c’est l’intégration des différents réseaux – énergie, transport, habitat, etc. – qui va à l’encontre des approches sectorielles et qui a été rendue possible grâce aux technologies de l’information et de la communication [TIC]. Le deuxième, c’est le rôle donné à l’usager, à l’habitant. Jusqu’à présent, nous étions dans des approches top down où la collectivité décidait. C’est encore le cas mais l’habitant est devenu lui aussi producteur d’information. Il y a donc un certain rééquilibrage du rapport de force. Des systèmes existent depuis longtemps, par exemple en matière de transport dans la région Ile-de-France, où l’usager donne lui-même des informations sur la circulation. Il y a aussi le crowdsourcing ou bien la possibilité pour des habitants de donner leur avis en temps réel sur un projet d’aménagement. C’est totalement nouveau. Comme le fait que les usagers dialoguent directement entre eux, se mettent en relation pour le covoiturage par exemple, sans passer par une

collectivité ou un organisme central. Cela peut se faire aussi bien dans les pays en développement que dans les pays riches.

Jean Daniélou/ Mon approche est différente. Avec les termes de « ville durable », « ville frugale », on en appelle à un futur, un développement à venir, un horizon souhaitable. Or il me semble que la « ville intelligente », contrairement aux autres modèles urbains, est déjà à l’œuvre avec l’intégration des TIC dans la structure urbaine. Nous avons des smartphones, des smart cars, des smart grids : la ville intelligente fait exister l’espace urbain dans sa dimension informationnelle-com-municationnelle. Son organisation dépend de ces premières couches de données et d’outils informatiques que l’on cherche à augmenter. Ce développement progressif d’outils minuscules

fait de la ville une macrostructure technique de laquelle découlent des nouvelles formes d’organisation territoriale. C’est ce que nous appelons l’approche matérielle de la ville intelligente. La question est donc : comment peut-on dessiner l’avenir urbain à partir de

cette couche informationnelle ?

Emmanuel Eveno/ Vous abordez la ville intelligente dans une dimension très essentialiste : elle existe déjà en puissance, il suffit de lui donner corps. Cela ne doit pas nous exempter de définir l’« intelligence ».Pour cela, on a tout intérêt à refaire l’histoire des référentiels des grandes politiques publiques. Dans les années 1970,

/ Sous bénéfice d’inventaireDes chercheurs, une haut fonctionnaire et un représentant d’une grande entreprise (IBM) débattent de leur vision de la ville intelligente. Où l’on voit que l’idéal d’une ville plus facile confronté à son passage à l’acte pose autant de questions qu’il ne prétend en résoudre.

Anne CHARREYRON-PERCHETchargée de mission stratégique Ville durable, Commissariat général pour le développement durable

Jean DANIÉLOUchercheur associé au PUCA

Gabriel DUPUYprofesseur émérite à l’Université Panthéon-Sorbonne, membre du Conseil scientifique de Villes Internet

Emmanuel EVENOprofesseur à l’Université de Toulouse, chercheur au LISST-CIEU, président de Villes Internet

Philippe SAJHAUvice-président, Smarter Cities, IBM France

©D

.R.

Comment peut-on dessiner l’avenir urbain à partir de cette couche 

informationnelle ?

Page 37: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

37 no 394

on parlait de l’informatisation des collectivités locales. Il a ensuite été question de télématique municipale. Puis il y a eu la dynamique Internet dans le courant des années 1990. C’était une époque riche à la fois en discours prophétiques et en politiques publiques extrêmement ambitieuses. On a alors parlé de saut technologique.Aujourd’hui, on assiste à l’effacement de ce discours centré sur la relation entre les villes et les TIC, au bénéfice de quelque chose d’hybride qui se marie avec les référentiels du développement durable. La ville intelligente, c’est aussi la ville économe, la rationalisation des services. Ceux qui prennent le pouvoir, ce ne sont pas les gens situés au cœur du système informatique ou des réseaux, mais de plus en plus les énergéticiens, les transporteurs, etc.Dans mon laboratoire, nous travaillons à l’hypothèse que le développement des TIC est la conséquence du développement urbain qui rend nécessaire de nouvelles formes de concertation entre les acteurs, de nouvelles formes d’organisation de la production des services. À l’échelle du monde, nous constatons une diffusion extrêmement rapide de techniques qui ne sont pas forcément les plus sophistiquées.À Cotonou, par exemple, rien ne fonctionne. Ce qui permet à cette ville de s’en sortir, c’est l’association de deux technologies rudimentaires : les téléphones portables et les zems, ces petites mobylettes chinoises qui permettent les déplacements, l’acheminement des produits, etc. Donc, plus les villes sont compliquées, plus elles pourraient générer des usages à la fois innovants et triviaux. Mais sommes-nous là dans la ville intelligente ?Les villes intelligentes ont aussi à voir avec ce processus dont on parle de plus en plus : la métropolisation. Elles ne semblent pas concerner les villes petites ou moyennes.

Philippe Sajhau/ Le phénomène qui a porté la métropolisation sur le devant de la scène est l’augmentation de la population. Prenons les Chinois. Ils ont dépassé 50 % de population urbaine et 250 millions d’entre eux vont rejoindre les villes dans les vingt-cinq ans qui viennent. Or nous savons que les métropoles, qui n’occupent que 2 % du territoire de la planète, produisent 80 % du CO2 et que, globalement, on perd 1,6 % du PIB dans les embouteillages.Le deuxième phénomène, après 1970/informatique, 1980/télématique, 1990/Internet, c’est, en 2010-2014, ce que j’appellerais une révolution : une nouvelle génération de technologies portée par le cloud, l’analytique, la mobilité et les réseaux sociaux. Ces quatre technologies sont en train de modifier totalement les usages, les possibilités d’interaction et les business models. Le cloud, ce n’est pas uniquement une infrastructure à la demande, c’est le fait que n’importe quelle start-up en chambre peut développer un produit et arrêter au bout de trois mois si ça ne marche pas.La ville intelligente n’est donc pas un phénomène de marketing mais de fond, qui s’appellera peut-être autrement demain. Mais comment la situer par rapport à la ville numérique et à la ville durable ? Pour moi, elle est le support de la ville durable. Si, par exemple, être durable veut dire voyager intelligemment, il faut de l’information et des alternatives. Tout cela, le numérique va le permettre. Sous quatre conditions : premièrement, une plate-forme de données en temps réel et prédictives, permettant à l’ensemble des opérateurs de la

ville, privés ou publics, de travailler ensemble ; deuxièmement, l’association des citoyens ; troisièmement, l’ouverture des données aux acteurs du territoire ; et quatrièmement, une gouvernance transverse à l’échelle de la ville.

Gabriel Dupuy/ Pour nous, urbanistes, cette apparition de la « ville intelligente » n’est pas étonnante car l’urbanisme a toujours fonctionné, depuis pratiquement deux siècles, sur ces genres de modèles plus ou moins utopiques. Nous avons connu la city beautiful, la healthy city, la cité radieuse, récemment la ville durable, alors pourquoi pas la smart city ? Cela fait quand même réfléchir car le cimetière de ces utopies mobilisatrices

commence à être un peu chargé.Deuxième élément de réflexion : on n’a pas attendu l’évolution des technologies numériques pour essayer de mieux faire fonctionner les services urbains. En matière de trafic par exemple, c’est vieux comme le

Monde, les Romains comptaient déjà le passage des chevaux. Dans les années 1920, on a inventé un système automatique : un tuyau contenant de l’air et qui animait un compteur à chaque passage, ce fut une quasi-révolution. Et, juste après l’installation des égouts à Paris par Belgrand, a été mis en place un système de prévision des crues grâce à des capteurs

Ceux qui prennent  le pouvoir sont de plus  

en plus les énergéticiens, les transporteurs

©T

hie

rry 

Ard

ou

in/T

end

ance

 Flo

ue

Page 38: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

38 no 394

placés à la source de la Seine et de ses affluents. On peut multiplier les exemples de ce genre, qui montrent bien que l’on est toujours à la recherche de cette performativité, que les villes soient grandes ou petites, d’ailleurs.

Jean Daniélou/ La ville intelligente ne se développe pas seulement en vue de proposer des solutions en matière d’environnement urbain mais aussi de manière autonome. C’est peut-être là mon approche essentialiste. Au cours de mes recherches, j’ai lu un article de Mark Weiser, un chercheur au Xerox Parc à Palo Alto, qui s’appelait « Computer for the 21st Century » et qui parlait dans les années 1990 de l’intelligence « pervasive » et de l’ubiquitous computing. Il disait que l’intelligence n’était pas un gros ordinateur capable de reproduire les fonctionne-ments humains mais qu’elle consisterait en la multiplication d’objets qui se connecteraient les uns aux autres. Des objets

aux fonctionnalités très limitées mais possédant une très

forte réactivité à leur environnement – ce

qu’on pourrait appeler la strate m a té r i e l l e de la ville intelligente.

E m m a n u e l Eveno/ Nous

n’avons pas évoqué le phénomène dit

technopolitain. La technopole n’était pas la ville intelli-gente mais la ville dans laquelle on

rassemblait un certain nombre d’intelligences,

à la fois du monde de la recherche universitaire et des industries de la haute technologie. Son modèle matriciel était

la Silicon Valley. Il a eu un tel impact que les

acteurs publics ont cherché à la reproduire, chacun à leur échelle, dans le monde entier. Le risque, évidemment, c’est

que le terme se vide de son sens premier pour ne persister que sous forme d’un « marketing territorial », un outil de distinction avantageux, un label revendiqué par des acteurs soucieux de mettre leur territoire dans la carte mondiale des territoires attractifs. Un exemple de dérive s’est retrouvé dans l’Atlas que la DATAR avait réalisé il y a une vingtaine d’années. Quand elle a recensé les technopoles, il y en avait plus en France que dans le reste du monde. Or on voit bien que très peu de technopoles fonctionnent correctement. De plus, elles produisent une sorte de ségrégation fonctionnelle dans la ville.On peut redouter que la ville intelligente produise aussi des formes de ségrégation sociale et spatiale. Car, en gros, l’habitant intelligent de la ville intelligente, c’est celui qui

est équipé de smart outils. Quant aux autres, ils sont dans la fracture numérique, dont nous avons un spécialiste à cette table. Ne pas être équipé pose de singuliers problèmes en termes d’accès à la citoyenneté.

Philippe Sajhau/ Je pense au contraire que les technologies sont en train de réduire la fracture. Les smartphones concernent 30 % de la population mondiale, un milliard est actuellement en service. Et la tablette a apporté quelque chose : pas besoin de la débugger tous les trois mois comme le PC à cause des virus. Je reste donc optimiste.

Gabriel Dupuy/ Quelles sont, professionnellement, vos approches respectives de la ville intelligente ?Anne Charreyron-Perchet/ Au Commissariat général du développement durable, service transversal au sein du ministère de l’Écologie, nous nous posons évidemment la question de l’avenir des villes. La ville « intelligente » est l’une des perspectives, mais elle n’est pas la seule.Comparée aux pays d’Europe du Nord ou à d’autres, la France a un retard assez important. Nous avons réuni un groupe de travail, avec des villes, des entreprises du domaine des réseaux, du bâtiment, etc., pour essayer d’identifier les obstacles et les leviers sur lesquels on pourrait jouer pour faciliter le développement de projets innovants dans les villes.Nous avons essayé de faire le lien entre l’innovation – notamment le développement des TIC – et le fonctionnement des villes et de pointer les problèmes qui se posaient, en matière de gouvernance, de modèle économique, etc. Progressivement, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait susciter des projets en France. Des démarches ont été mises en œuvre au sein du programme des investissements d’avenir, qui a permis à certaines opérations d’émerger.

Jean Daniélou/ J’ai fait mes premières armes avec Anne Charreyron-Perchet. À ma sortie de Sciences Po, j’ai écrit un rapport sous sa direction, « La ville intelligente : état des lieux et perspectives en France », qui consistait notamment à faire une cartographie d’acteurs pour savoir qui faisait quoi en France. J’ai aussi travaillé avec François Ménard au PUCA, cette fois-ci sur le rapport « L’art d’augmenter les villes », et nous prolongeons actuellement notre réflexion sous la forme d’un séminaire visant à collecter de l’information chez différents acteurs pour enquêter sur ce concept.

Philippe Sajhau/ Pour moi, la ville intelligente consiste en quatre couches majeures.Première couche, celle des capteurs et de la collecte de données, issues soit des citoyens et des réseaux sociaux, soit des gens des métiers : réseaux d’eau, réseaux électriques, etc.Deuxième couche, celle du déplacement de ces données d’un point à un autre, et même de capteur en capteur, l’Internet des objets, etc. C’est le rôle des opérateurs de télécom.Troisième couche, celle de leur consolidation en temps réel, des comparaisons et de la prédiction afin de pouvoir anticiper les comportements et prendre des décisions appropriées.Quatrième couche, celle des usages, qui va bénéficier de toute l’inventivité possible, comme par exemple la création d’applications de services.

François Ménard/ Je souscris à la description de ces couches. En revanche, je pense que la captation de données existe

©Antoine Levesque

Smart Grid

Page 39: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

39 no 394

de longue date, ce n’est pas une nouveauté. Et il me semble que la notion de capteur prête à malentendu. Qu’est-ce qu’un capteur ? C’est moins le petit instrument miniaturisé sensible à son environnement que les interfaces d’usage des services dans la ville. Quand on utilise le passe Navigo dans le métro, on produit de la donnée. Quand on se déplace avec son téléphone, on en produit aussi.

Philippe Sajhau/ Et cela change complètement la nature de la gestion des services parce que ces capteurs sont gratuits.

Emmanuel Eveno/ Nous avons développé depuis plusieurs années un partenariat autour d’un projet qui s’appelle eAtlas FAO – Francophone Afrique de l’Ouest. Ce projet réunit des universitaires français, de mon laboratoire et des universités africaines, au Sénégal, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Bénin, en Mauritanie, au Burkina Faso, beaucoup de membres d’ONG et des collectivités locales. Dans ce partenariat, nous nous efforçons de faciliter le recours aux TIC et à Internet dans le fonctionnement des collectivités locales. Au départ, il s’agissait de tropicaliser des modèles qui ont fait leur preuve en France, en particulier autour de ce qui s’est passé depuis quinze ans avec le label Villes Internet, qui a notoirement servi à promouvoir la diffusion des « bonnes pratiques » en matière de TIC par les communes françaises. Or, dans le transfert entre les modèles français et les cas africains, ce qui marche le mieux c’est le détournement d’usages, d’où vont découler des produits d’une très grande banalité parfois, mais que les gens s’approprient facilement et qui peuvent avoir un impact significatif à la fois sur leur vie et sur l’organisation de la ville. Cela me paraît très pertinent, en particulier dans de grandes métropoles où rien ne fonctionne.

Gabriel Dupuy/ Je suis convaincu que la ville intelligente implique une recherche, des études interdisciplinaires. Il faut générer des connaissances nouvelles, complètement intégratrices d’informations, de données, de savoirs divers. Et

ce n’est jamais gagné. On parle beaucoup d’interdisciplinarité mais on la voit peu à l’œuvre.En gros, une grande partie des applications évoquées proviennent des sciences dites dures, alors qu’une ville est composée d’une société, d’individus, d’interactions, qui sont plutôt du ressort des sciences dites molles. On a tendance à penser numérisation, capacité de traitement des données, que l’on agite pas mal, avec des algorithmes, en croyant qu’on va y arriver. Mais est-on vraiment sur la bonne voie ? J’ai par exemple rencontré un biologiste japonais qui simule le fonctionnement des réseaux de transport à l’aide de champignons. Il l’a fait pour le réseau de métro de Tokyo et cela fonctionne très bien. En utilisant son savoir biologique, il parvient à s’imposer et à apporter des solutions. C’est un champ formidable pour regarder les choses autrement.

Considérons maintenant l’habitant. Les statisticiens estiment que 95 % des Français vivent dans un monde urbain ou sous influence urbaine. C’est colossal. Dans ces circonstances, circonscrire le périmètre d’une ville me semble un peu douteux… Alors, si l’intelligence arrive dans cette

configuration-là, comment les habitants vont-ils y contribuer et de quoi vont-ils bénéficier ?

Anne Charreyron-Perchet/ Saskia Sassen, une sociologue américaine, a dit quelque chose qui me semble très per-tinent : « The key is to urbanize technologies rather than to use technologies that desurbanize the city. » Je la cite souvent parce que, pour moi, elle pose bien la question de l’urbanisation des TIC. Au-delà, que peut-on dire ? Premièrement, ce sont les technologies qui doivent s’adapter aux habitants et non l’inverse.Deuxièmement, je suis d’accord à propos du détournement. Nous nous situons sur des flèches qui vont dans les deux sens, des technologies vers les usagers et des usagers vers les technologies. On ne peut pas considérer les uns sans les autres. Les industriels ne peuvent pas mettre en place de nouveaux services sans impliquer les usagers potentiels dans

Dans les villes d’Afrique de l’Ouest, ce qui 

marche le mieux, c’est le détournement d’usages

©M

att 

Mea

do

ws/

Get

ty Im

ages

Le Physarum Polycephalum, micro-organisme qui a inspiré à une équipe

de chercheurs anglo-nippone l’algorithme d’optimisation du métro de Tokyo

Page 40: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

40 no 394

leur conception dès le départ. Prenons l’exemple du compteur électronique Linky. Les ingénieurs d’ErDF ont conçu un outil hypersophistiqué, il n’empêche qu’ils sont tombés de haut quand ils l’ont testé. En revanche, la Ville de Nice a mis en place un dispositif très intéressant : un comité regroupant des habitants et, à chaque fois qu’elle veut lancer une innovation, elle la teste dans un premier temps auprès de ce panel. Et la Ville de Rennes, avec son système d’open data, a lancé un concours d’idées et des services proposés ont été mis en œuvre, la collectivité récupérant ainsi la créativité de sa société civile. C’est très positif.Troisièmement, les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel et apportent un plus en termes d’immédiateté d’information et de réactivité. Pour moi, tout cela s’imbrique.

Gabriel Dupuy/ Il y a aussi une alternative de longue date, défendue par un certain nombre de citoyens, c’est l’associatif. Toutes les commissions d’État publiques fonctionnent sur ce modèle.

Philippe Sajhau/ Nogent-sur-Marne, où je suis élu, est en ville de 30 000 habitants. Il semblerait donc que toucher l’habitant soit facile. Mais c’est extrêmement complexe. Traditionnellement, soit les villes utilisent des associations qui existent soit elles font des réunions de quartier. Tout cela est louable. Mais pas suffisant.En quoi le numérique peut-il aider ? Nous devrions utiliser les réseaux sociaux pour mieux savoir ce que pensent les gens. Nous pourrions aussi utiliser les citoyens pour diffuser de l’information, la faire remonter à la collectivité. Facebook est maintenant le troisième ou quatrième pays du monde. Et de nouvelles initiatives sont en train de sortir, des réseaux sociaux locaux, qui peuvent par exemple vous aider à emprunter une perceuse sur un réseau d’immeuble ou de quartier. Je pense que ce type de réseau peut également contribuer à favoriser le lien social.

Anne Charreyron-Perchet/ Et aider à développer une économie collaborative. Le prêt d’une perceuse contre des cours de maths par exemple.

Jean Daniélou/ À propos de la constitution de bases de données, les capteurs sont principalement des interfaces d’usage, mais les habitants, eux, sont devenus des capteurs généralisés, souvent inconsciemment et de façon passive. Frédéric Kaplan a parlé dans son ouvrage La Métamorphose des objets du concept de constitution du minerai biographique par l’usage des téléphones portables, des passes Navigo, etc. Ceux-ci permettent de construire pour chacun de nous une identité numérique qui nous est complètement invisible, et qui est ensuite utilisée comme donnée par des systèmes d’exploitation, quels qu’ils soient. On aborde souvent la fonction de l’habitant sous l’angle de la citoyenneté aug-mentée, améliorée, possédant une meilleure interaction avec la puissance publique, mais il y a aussi toute cette part de construction de données personnelles auxquelles le citoyen n’a souvent pas accès et qui constituent la matière première du fonctionnement des systèmes informatisés.À partir de là, on rejoint l’horizon de la ville intelligente. Comment se développe-t-elle ? Comment intègre-t-elle

l’usager, le citoyen, l’acteur, le consom-acteur – selon les néologismes en cours ? Je pense que deux visions s’opposent. Il y a ce qu’Antoine Picon dans son ouvrage Smart Cities a appelé la « tentation cybernétique », c’est-à-dire la tentation centralisatrice de prendre en charge toutes les données personnelles et de les agréger sans que le citoyen soit au courant et sans qu’il ne reçoive rien en retour.Et il y a le modèle décentralisé, donc pour le coup bottom up, qui consiste en détournements d’usage. On propose des outils numériques à l’habitant, qui s’en saisit mais ne les utilise pas comme on le lui proposait et définit lui-même un modèle par le biais de réseaux imprévus.Tout dépend de la marge de manœuvre que l’on laisse à l’usager, nous sommes dans cette expectative.

Gabriel Dupuy/ Puisque le mot a été prononcé, n’y a-t-il pas une « gouvernance », une politique, voire l’État, qui va orienter les choses dans un sens ou un autre ?Jean Daniélou/ Nous avons les briques matérielles de la ville intelligente mais pas l’organisation politique qui va avec. Notre objet dans les séminaires du PUCA est de faire émerger une idée de la ville intelligente qui prenne en compte à la fois l’habitant, les industriels et tous les autres acteurs pour les faire dialoguer sur l’élaboration d’une nouvelle gouvernance.

Emmanuel Eveno/ En ce qui concerne la tentation néocy-bernétique, je crois qu’il est tout à fait intéressant de la

rapprocher à tout un pan de la philosophie du pouvoir qui prend ses sources, d’une certaine manière, dans la philosophie des Lumières, dans la métaphore horlogère de Frédéric II de Prusse par exemple, qui disait que l’État le plus parfait est celui où l’intervention humaine finit par disparaître.

C’est une horloge bien réglée dont les mécanismes sont reproductibles et qui n’est pas susceptible d’être troublée par la corruption ou la faillite comportementale… L’horloge est juste, mathématique. Cette idée a été porteuse pendant un certain temps, notamment dans l’histoire de l’informatique. Et l’on s’est rendu compte que cette logique était soutenue par les ingénieurs parce que c’était eux qui avaient le pouvoir. Aujourd’hui, le pouvoir est en partage et il faut reprendre un dialogue. Je pense aussi qu’il ne faut plus envisager le détournement comme du braconnage mais passer à une autre modalité pour aborder ces sujets, celle de l’appropriation.Il se produit aussi quelque chose que l’on n’avait pas vu au début du développement d’Internet, c’est l’Internet territorial, avec ses logiques spécifiques qui renvoient à des actions très pratiques, très triviales, en lien avec la quotidienneté, sur des territoires de proximité. Du coup, je suis un peu gêné par le terme « révolution » usagère. J’ai l’impression qu’une bonne partie des innovations se font dans ce registre de proximité. Tout ce qui tourne autour de la géolocalisation en fait foi.

Philippe Sajhau/ Une ville intelligente est une ville qui répond au citoyen. Nous avons fait avec le Syntec un baromètre des villes numériques. Les trois principales motivations des usagers sont, sur 37 villes et communautés urbaines et par ordre d’importance, la qualité du service, l’attractivité et l’efficacité budgétaire. Le numérique peut donc permettre d’offrir de nouveaux services ou d’optimiser les services existants.

Nous avons les briques matérielles de la ville intelligente mais pas 

l’organisation politique  qui va avec

Page 41: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

41 no 394

Gabriel Dupuy/ À propos de redonner un vrai rôle à l’habitant, à l’usager, je ne suis pas sûr de partager votre optimisme. L’histoire est très éclairante. Prenons simplement le cas des compteurs électriques. Ils ont été l’objet d’une saga incroyable, il y a toujours eu bagarre entre l’opérateur et le consommateur. Et le compteur actuel, pas le Linky, résulte d’un compromis entre les deux parties. Puis EDF a essayé de lancer l’effacement des jours de pointe, sur la base du Minitel. C’était une bonne idée en soi, sauf que la technologie du Minitel étant ce qu’elle était, cela brimait énormément les gens, qui ne pouvaient pas prévoir quand on allait couper leur alimentation. Cette affaire a donc bloqué net. La saga du Linky est bien connue aussi. Et cela se produit sans arrêt, dans tous les domaines.De même pour la gouvernance mondiale d’Internet, c’est toujours la foire d’empoigne. Je crois que nous avons dépassé l’idée que l’on pourrait mettre en place une gouvernance consensuelle venant d’en haut.Il ne faut pas par ailleurs oublier d’autres modèles qui semblent fonctionner et qui sont des modèles économiques. Si on payait les gens, ça changerait un peu les choses, ils seraient peut-être prêts à vendre leurs données. Sans parler des voies alternatives que l’on n’a pas encore imaginées.Concluons maintenant sur l’horizon. Si nous nous retrouvions dans vingt ans, vous semble-t-il que cela aurait encore un sens de parler de ville intelligente ?

Philippe Sajhau/ Quoi qu’il en soit, il faut trouver de nouveaux moyens de faciliter la vie des gens. Elle est déjà difficile et nous serons de plus en plus nombreux sur la Terre. Il est certains que des choses se produiront, que nous n’imaginons pas, mais on voit cependant le mouvement qui se dessine : les gens veulent participer. Finalement, chacun d’entre nous pourrait être acteur de sa propre technologie, par exemple créer son application.

Emmanuel Eveno/ C’est souvent dans les grandes villes que les innovations ont lieu parce qu’il est urgent d’y apporter des solutions au débordement. Le nombre croissant de problèmes nous mènera peut-être à développer de nouveaux modèles alternatifs.

Anne Charreyron-Perchet/ Nous sommes dans un monde en transition – TIC, changement climatique, épuisement des ressources. Il me semble que, dans vingt ans, nous connaîtrons

une plus grande diversité, un système moins homogène qu’aujourd’hui, que nous devrons élaborer d’autres modèles de développement. Certaines sociétés resteront peut-être sur le modèle capitaliste actuel alors que d’autres s’orienteront vers une économie circulaire,

l’utilisation des ressources locales, auxquelles les TIC devront s’adapter.

Gabriel Dupuy/ Au cours des vingt dernières années, rien n’a vraiment changé. Vingt ans c’était court et tout était déjà dans la boîte. L’idée qui me semble nouvelle aujourd’hui, c’est que les usagers pourraient être les acteurs de leurs technologies. Je n’avais pas prévu ça. Irons-nous dans ce sens ?

Jean Daniélou/ Je pense que l’informatique pervasive est quelque chose d’acquis, technologiquement, et que, dans vingt ans, nous parlerons des formes politiques qu’auront prises ces technologies. Nous évoluons sans doute dans ce sens, d’une matérialité à l’organisation de cette matérialité. Voilà l’horizon, avec deux pôles opposés, la centralisation et le détournement. Où aurons-nous placé le curseur humain sur cette ligne ? C’est la question, en ce moment un peu bouillonnant où nous ne savons pas vraiment comment gérer ces technologies, qui nous gouvernent plus que nous ne les gouvernons./ Propos recueillis par Jean-Michel Mestres et Annie Zimmermann

Les usagers pourraient  être les acteurs  

de leurs technologies

©Fr

ank 

Wh

itn

ey/G

etty

 Imag

es

Page 42: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

42 no 394

«L a CUB s’intéresse à cette question depuis 2012, après avoir été sollicitée par de grandes entreprises commercialisant des solutions. La ville intelligente,

c’est d’abord l’intégration du numérique dans la gestion de la collectivité, afin de développer des solutions pour la fabrication, la gestion et l’animation de la ville. Il n’est pas question d’imposer une solution aux directions métiers. L’engagement dans une logique de smart city nécessite une approche stratégique et une démarche globale pour placer le numérique au cœur de l’organisation et investir le champ de l’évolution des modes d’administration du service public. La direction du numérique qui porte cette stratégie existe

depuis trois ans, le service des usages depuis quatre mois. Cette organisation a permis des progrès, même s’il reste à créer un véritable réflexe numérique dans toutes les équipes.

DES OUTILS ÉMERGENTSDans le cadre de la démarche smart city, nous avons monté le dispositif MétroLab pour mener des réflexions sur les grands domaines concernés. Des chantiers opérationnels ont été ouverts, notamment sur le site Bordeaux-Euratlantique. Avec un consortium d’entreprises, nous avons lancé une expérimentation de smart grid, en cours, sur un quartier à usage mixte. Autour de la participation citoyenne, nous avons travaillé sur un outil émergent d’analyse des sentiments, capable de capter des participations spontanées (réseaux sociaux, blogs, sites de presse…) et de les décrypter. L’intérêt est de recueillir des données sur des sujets qui peuvent être différents de ceux sur lesquels les citoyens sont amenés à se prononcer via les opérations de participation citoyenne et d’élargir le panel à des personnes qui ne sont pas des habitués de la participation classique. Il reste à trouver la bonne solution technique, mais nous sommes convaincus de l’intérêt de cette piste et de l’enrichissement en remontées d’informations qu’elle apporterait.Nous ne pouvons pas définir arbitrairement, dans nos bureaux, la nécessité de travailler sur tel ou tel service numérique sans avoir vérifié l’existence d’une attente chez l’utilisateur ni sans en avoir testé l’usage. De mars 2013 à juin 2014, nous avons lancé l’opération Les pionniers de la e-participation, avec un panel de cent personnes représentatives de la population de la CUB, associées à la définition des services numériques et à leur expérimentation. Munis de tablettes, les panélistes ont eu accès à un agenda de la participation, à un outil de concertation, à une boîte à idées et à un outil de signalement. Grâce à ce

/ L’intégration du numérique au cœur de l’organisationLes explications de Laurence-Marine Dupouy, responsable du service des usages et solutions numériques au sein de la direction du numérique de la communauté urbaine de Bordeaux (CUB).

UNE EXPERTISE D’USAGE

Alain Turby, maire de Carbon-Blanc, élu communautaire de la CUB avec délégation sur la métropole numérique, lors de l’événement de clôture des Pionniers de la e-participation : « Cette année nous a permis de confirmer l’intérêt de la mise en place d’une nouvelle forme de relation entre

la collectivité et le citoyen. Les Pionniers de la e-participation ont souligné à plusieurs reprises avoir apprécié de pouvoir donner leur avis et contribuer aux projets. De plus, les remontées issues de l’expérience d’usage ont trouvé un retentissement dans les actions et projets.

Preuve est ainsi faite de l’importance de tenir compte de cette expertise. Nous envisageons de mettre en place un laboratoire des technologies et des usages, afin de faire émerger des solutions innovantes et de faire expérimenter aux usagers des services numériques. »

©D

idie

r D

ou

stin

Lancement des Pionniers de l’e-participation

Page 43: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

43 no 394

À Toulouse, le changement récent de municipalité n’a pas remis en cause l’essentiel des projets portant sur le numérique1. La ville intelligente figurait parmi les

promesses de campagne du nouveau maire et président de la métropole. La nouvelle équipe s’est accordé un temps de réflexion pour poser une méthode qu’elle souhaite concertée avec les acteurs du numérique. Elle considère que le milieu socio-professionnel est l’un des plus aptes à intégrer les innovations de la ville intelligente. Il n’est pas question d’importer un modèle existant, mais de réfléchir à ce que pourrait être un modèle pour la ville. Bertrand Serp, vice-président de Toulouse Métropole en charge du numérique, souhaite dans un premier temps appréhender la demande sociale, il a saisi à cette fin le Conseil de développement de Toulouse-Métropole. Il veut porter sur le numérique un regard différent, à la fois plus entrepreneurial et avec un accent fort sur les services aux habitants.

MICRO-SOCIÉTÉ DU NUMÉRIQUEComme l’ont montré les travaux de Philippe Breton2, les individus travaillant dans le secteur informatique se distinguent par un certain nombre de caractéristiques qui tendent à les regrouper sous forme de tribus. Avec les années 1990 et le déferlement d’Internet, cette tribu s’est ouverte à une population plus large comprenant, outre les spécialistes de l’informatique, ceux des télécommunications, de l’audiovisuel, du multimédia. Elle a accueilli des autodidactes motivés et/ou enthousiastes qui ont acquis les compétences nécessaires pour créer des entreprises, occuper des emplois… Ces mondes sociaux fonctionnent avec un langage professionnel, des pratiques sociales et culturelles et des modes d’insertion dans les organisations qui leur sont spécifiques. Ils ont généralement un niveau de formation très supérieur à la moyenne et constituent une ressource en compétences de plus en plus demandée par le monde de l’entreprise. Ils représentent une partie de ce que l’INSEE considère comme des « cadres de fonctions métropolitaines », des acteurs essentiels au bon développement d’une métropole,

ils sont aussi des incarnations de ces « classes créatives » que l’on s’efforce d’identifier ci et là depuis les travaux de l’Américain Richard Florida3.L’élargissement de la tribu a permis de faire émerger une microsociété du numérique qui a conquis depuis une quin-zaine d’années une place éminente dans l’économie. Cette microsociété est au cœur de l’économie et de la société de la connaissance dont Toulouse, avec Paris et Grenoble, est l’un des hauts lieux français.L’importance de la microsociété du numérique à Toulouse a trois origines. La première la rattache au développement de l’enseignement supérieur sur le campus de Rangueil. Parmi les trois grands sites pionniers de la recherche et de l’ensei-gnement supérieur en informatique dans les années 1960, au-delà de Paris, on trouvait en effet Toulouse aux côtés de Grenoble et de Nancy. La deuxième est liée au choix opéré par la municipalité au début des années 1970 d’informatiser les services communaux. Toulouse sera l’une des grandes villes de l’informatique communale. Enfin, la place importante des informaticiens puis des professionnels du numérique ensuite s’explique par le statut de la ville comme capitale de l’aéronautique, industrie qui utilise de très nombreux professionnels de ces secteurs. Ce phénomène s’est encore renforcé depuis ces dernières années.Compte tenu de son poids et de son ancrage, cette microsociété du numérique contribue à forger l’identité de la métropole toulousaine. Il est donc logique que les acteurs politiques s’emparent des enjeux contemporains mais aussi des enjeux identitaires qui permettront d’asseoir son rôle de référence tant dans les villes Internet, les French tech et, bien évidemment, les villes intelligentes./ Emmanuel Eveno

! Label Villes Internet, Cantine numérique, Cluster Digital Place, French Tech.@ Philippe Breton, La Tribu informatique. Enquête sur une passion moderne, Métaillé, 1990.# Richard Florida, Cities and the Creative Class, New York, London, Routledge, 2005.

/ Le discours de la méthodeOu comment, à Toulouse, la nouvelle équipe municipale et métropolitaine

veut s’appuyer sur les attentes des acteurs du numérique.

dernier, l’usager peut alerter sur un défaut de fonctionnement d’un service (voirie, collecte, signalisation à feux, dessertes de bus). On voit tout de suite l’incidence sur l’organisation et l’importance d’un accompagnement car le professionnel peut se sentir remis en cause dans l’exercice de son métier, voire concurrencé par le citoyen. L’outil permet également la remontée de propositions. Les retours ont été très positifs du côté des usagers, plus partagés du côté des gestionnaires.Nous souhaitons déployer un outil similaire dans tous les domaines de compétence et pour tous les citoyens, à une envergure métropolitaine via une coopération avec les communes : il faut éviter d’obliger le citoyen à télécharger l’appli de Mérignac, celle de Bordeaux, celle de la CUB et

qu’il ait besoin de s’interroger sur qui est compétent et sur quoi. Nous jouons donc un rôle dans l’amélioration de la qualité et de l’accessibilité du service public ainsi que dans la modernisation de l’administration, en amenant les services à s’interroger sur les questions d’inter-opérabilité, de transversalité et de frontières. Nous avons par ailleurs en projet un portail donnant un accès direct à tous les services numériques, avec un identifiant unique et un stockage sécurisé des données personnelles dans un coffre-fort numérique. Nous envisageons de proposer aux communes d’y intégrer leurs propres services numériques, et d’enrichir ce portail avec des outils de nos partenaires (transports, bailleurs sociaux). » / Propos recueillis par J.-M. M.

Page 44: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

44 no 394

«Depuis 2000, la Caisse des Dépôts accompagne les collectivités sur les infrastructures haut débit, et aujourd’hui très haut débit, sur les

usages et sur les services numériques (services urbains, e-éducation, e-santé, e-administration, valorisation du patrimoine…). En matière de villes et territoires intelligents, notre approche se centre sur les enjeux environnementaux. L’enjeu est de partager avec les collectivités ce que le numérique peut apporter à la réalisation des objectifs de la transition écologique. C’est le cas en matière de mobilité et de transport, sujet

transversal majeur pour les acteurs publics nationaux et locaux. Le numérique peut rendre plus efficace le service proposé au voyageur. La Caisse des Dépôts a été le gestionnaire du Fonds national pour la société numérique dans le cadre du Programme d’investissements d’avenir. Dans le cadre de ce mandat de l’État, nous avons piloté un appel à projets (25 millions d’euros) pour accompagner les collectivités dans leurs projets de technologies sans contact (appelées Near Field Communication). Il a permis à une quinzaine de territoires de bénéficier de financements pour moderniser leurs offres de transport et passer notamment à la billettique sans contact ou sur mobile, de développer le stationnement intelligent…

DES SERVICES PERTINENTSMais le numérique permet également de regarder les sujets autrement. Cette approche est très prometteuse. Au lieu d’agir sur l’offre de transports, elle permet de jouer sur la demande. Car même si l’offre se développe (plus de lignes, plus de trains), la demande augmentera toujours plus vite. En dix ans, l’offre de transport ferroviaire en Ile-de-France a augmenté de 9 % alors que la demande a crû de 23 %. Elle doit encore doubler d’ici 2030. La création de nouvelles voies ou de nouveaux trains ne sera pas suffisante. Il faut donc faciliter le non-déplacement

pour améliorer la cohérence de la mobilité sur une aire urbaine, passer d’une mobilité subie à une mobilité choisie.La congestion des transports dans les grandes agglomérations est liée aux déplacements domicile-travail. Les trains de la SNCF sont remplis en moyenne à 25 % tout au long de la journée sauf à ces deux moments où l’occupation est, notamment en Ile-de-France, supérieure à 200 %. Or le télétravail se développe trop lentement en France. Pratiqué à domicile, en moyenne deux jours par semaine, il se heurte à des limites : ses conditions d’exercice (espace de travail, très haut débit) sans parler des conditions d’hygiène et de sécurité exigées par l’entreprise. Par ailleurs, le télétravail à

domicile ne rassure pas l’employeur, même si l’on sait qu’il ne diminue pas la productivité, au contraire. Aux Pays-Bas, se sont développés des télécentres proches du domicile (15 minutes à pied ou à vélo), où le salarié n’est plus isolé et où il dispose d’un environnement

professionnel de proximité (bureau, très haut débit, salles de réunion, cafétéria…). En France, les télécentres sont encore concentrés dans les centres-villes ou les quartiers d’affaires !Sans le numérique il ne peut y avoir de télétravail, mais ce n’est pas le seul point. C’est d’abord un problème de management. Quant aux collectivités locales, elles voient ces télécentres comme des équipements d’intérêt général participant à la transition écologique et au développement économique. La demande vient des diagnostics territoriaux réalisés par nos directions régionales. Celle d’Ile-de-France reçoit plusieurs demandes par semaine de collectivités qui veulent un télécentre sur leur territoire. Jusqu’à présent, il n’y avait pas d’acteurs privés en capacité de mettre en place et exploiter un télécentre et encore moins un réseau de télécentres. La Caisse des Dépôts s’est donc alliée au premier opérateur mondial de centre d’affaires, Regus, et à Orange pour créer Stop & Work, une société qui a pour objectif de devenir le premier opérateur de réseau de télécentres en France. La Caisse des Dépôts, qui a pris l’initiative de ce rapprochement, agit en investisseur répondant aux carences du marché. Stop & Work

« Le numérique permet de regarder les sujets autrement »Aux côtés des collectivités, la Caisse des Dépôts remplit un rôle original et innovant dans la construction des mobilités intelligentes. Karen Le Chenadec, responsable du Département développement numérique des territoires, explique comment.

Il faut passer  d’une mobilité subie  

à une mobilité choisie

Karen Le Chenadec

©J.

-M. P

etti

na

Page 45: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

45 no 394

loue et aménage des locaux qu’elle propose à des entreprises ou à des indépendants. Nous voulons monter des partenariats avec les collectivités pour qu’elles proposent par exemple des locaux à louer. Le premier télécentre ouvre à Fontainebleau à la rentrée 2014. Par ailleurs, nous préparons un guide à destination des collectivités, en partenariat avec la Région, la Préfecture d’Ile-de-France et le Conseil général de la Seine-et-Marne, qui aura une diffusion nationale. Ce guide répond aux questions méthodologiques, juridiques, économiques et organisationnelles que les collectivités se posent.Nous travaillons aussi sur un autre sujet, plus exploratoire, autour des données de la mobilité. Il existe de plus en plus d’offres de mobilité mais il y a une carence d’informations voyageurs intégrant tous les modes. Les acteurs qui produisent des données ne les partagent pas forcément, celles-ci restent en silo alors qu’elles permettraient à des entreprises d’imaginer des services innovants et donc au voyageur de privilégier des modes sous-utilisés, plus respectueux de l’environnement, ou plus efficaces. Nous avons travaillé pendant un an avec quatre grandes agglomérations (Lille, Lyon, Bordeaux et Nice) pour voir comment utiliser ces données et faire émerger des services pertinents. Sans gérer elles-mêmes ce service, elles peuvent devenir leaders en faisant travailler et en coordonnant tous les producteurs de données. Nous les accompagnons dans ce changement. Nous-mêmes regardons quel rôle jouer en tant que tiers de confiance pour les aider à valoriser ces données.

OPEN DATAS’il n’y a pas d’acteur public au sein d’un territoire pour fédérer ces initiatives, il ne se passera pas grand-chose. Le plus complexe concerne la gouvernance Il faut que les producteurs de données s’associent et mettent dans un pot commun les données réutilisables. Cependant, l’open data n’est pas magique. Il faut aussi animer la communauté des entreprises qui ont un intérêt à développer les services. Ce rôle peut revenir à la collectivité. L’autre risque est d’avoir une plate-forme par agglomération, avec des modèles techniques et des licences différents. La start-up qui en aura besoin

devra se connecter sur chacune. Peut-on imaginer une couche supérieure qui donne de la visibilité à ces données et disposer ainsi d’un dispositif multi-territorial ? Nous examinons cette possibilité avec quelques agglomérations, en réflexion avec d’autres acteurs publics.La question des données est au cœur de la ville intelligente. C’est à partir d’elles que les entreprises proposent des services innovants. Comment la collectivité peut-elle s’organiser pour les collecter, en garder la gouvernance et décider de leur libre usage pour éviter que des industriels n’en aient l’exclusivité ? On touche à la souveraineté des données de la ville et du territoire, sujet essentiel qui concernera demain toutes les thématiques de la ville intelligente. Les données personnelles constituent un autre aspect de la question. S’agissant de l’énergie, c’est un sujet très délicat. Quel rôle peuvent jouer les collectivités pour faire respecter la confidentialité et le bon usage de ces données issues des capteurs et des futurs compteurs intelligents, qui sont des données personnelles de leurs habitants et que les industriels vont produire et s’échanger ? Là encore, nous réfléchissons au rôle que nous pouvons jouer à leurs côtés.Enfin, nous tenons à ne pas limiter ces services « intelligents » aux grandes villes, mais à en faire bénéficier tous les territoires, jusqu’aux petites villes de 10 000 habitants. Nous menons une étude avec l’AdCF et l’APVF sur les besoins et offres smart city pour les petites villes et leurs territoires, trop souvent délaissés par les industriels, et pourtant porteurs de grands bénéfices. »/ Propos recueillis par Jean-Michel Mestres

POUR EN SAVOIR PLUS

Pour sensibiliser les grandes entreprises aux vertus du télétravail, la Caisse des Dépôts a fait réaliser par l’ENS Cachan une étude sur les externalités des télécentres, téléchargeable sur le site www.valoffre.caissedesdepots.fr

Une nouvelle génération de télécentres permettrait de développer le télétravail

©G

uil

lau

me 

Leb

lan

c

Page 46: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

46 no 394

Comment le consultant spécialisé dans les questions de mobilité appréhende-t-il la ville intelligente ?Bruno Marzloff/ Le terme anglais de smart fait peser des ambiguïtés sur le projet de ville qu’il porte. La connotation numérique – donc une intelligence qui procède de l’objet – lutte avec l’intelligence des hommes qui la rêvent, la conçoivent, la façonnent, la vivent et la pratiquent.

Le malentendu est là. Tout part, il y a dix ans, de la mutation d’IBM imaginée par Sam Palmisano, son CEO [Chief Executive Officer], qui se débarrasse du hardware (cédé à des entreprises chinoises) pour se concentrer sur la data et les services. Il faut admettre la lucidité d’une vision qui conçoit une ville servicielle. Mais, la smart city, dans sa « tentation cybernétique » (le terme est d’Antoine Picon) vise l’intégration modélisatrice d’une gouvernance numérique. C’est encore la machine qui dicte la forme de la ville.À un siècle de distance, nous aurions pu, à l’identique, parler de ville intelligente avec Ford. Ce dernier installe durablement le modèle triomphant de la massification de l’automobile et consolide ce faisant un modèle social, le salariat. On a mis du temps à admettre la contradiction du fordisme ; entre son système industriel de production et son modèle consumériste afférent de mobilité. Leurs productivités respectives s’opposent. Une voiture utilisée 5 % du temps avec un taux d’occupation de 20 % se conclut par un taux d’efficience de 1 %, soit une productivité dérisoire. C’est l’impasse de la ville intelligente.Elle explique la vision qui a germé chez ceux qui ont inventé BlaBlaCar, qui érige la productivité de la consommation par le partage. On consomme autant de mobilité en exploitant moins de ressources. On construit une communauté fonctionnant sur la base d’une place de marché qui fait circuler la donnée. L’issue est un service. Ce site de covoiturage a connu un succès fulgurant, passant en un an de 3 millions à 7 millions d’abonnés. D’autres déclinaisons du modèle de partage fleurissent, dans l’usage de la voiture comme dans d’autres domaines ; AirBnb dans l’hôtellerie, par exemple. C’est de cette contradiction qu’il faut repartir pour formuler la cité intelligente. Les usagers sont manifestement plus réalistes que les industriels, même s’il a fallu que les contraintes économiques et les injonctions environnementales s’en mêlent.

Assiste-t-on à une forme radicale de mise en cause des formes de mobilité ?B. M./ Le modèle dans lequel nous vivons devient insupportable pour un nombre croissant de personnes. Pensons aux commuters de la seconde couronne francilienne qui passent en moyenne 2 h 20 par jour dans une voiture ou dans les transports en commun. Face à cette inflation de mobilité subie, comment rééquilibrer le dispositif ? Il reste à élaborer des scénarios permettant de diminuer le poids du parc automobile et de multiplier par deux son efficience. Nous avons en France 482 véhicules pour 1 000 ménages. Est-il indispensable, dans ces conditions, d’avoir une voiture pour deux personnes en France ?Il faut aussi interroger l’autre origine du modèle actuel de mobilité, le Plan Voisin que Le Corbusier élabore en 1920 : son urbanisme fonctionnel coïncide avec le développement de l’automobile, lequel nourrira ensuite une extension urbaine infinie. Celle-ci échappe à toute maîtrise. Entre 1960 et 2010, les surfaces urbaines ont doublé. Comme le rappelle Martin Vanier, 80 % de la population est désormais métropolisée, soit qu’elle habite en métropole, soit qu’elle la fréquente régulièrement.Le passage du xxe au xxie siècle souligne que l’écosystème

de mobilité motorisée a atteint ses limites. Les séquelles de l’écartèlement domicile-travail s’étendent au transport public. La SNCF avec son réseau Transilien en vient à considérer de transporter moins de voyageurs (« Nous sommes demandeurs de démobilité », déclare la SNCF) ! Car si elle enregistre un taux d’occupation moyen de

40 % de ce réseau, ce taux grimpe à 200 % lors des pointes de trafic des commuters se rendant et revenant de leur travail. Ce modèle n’est plus soutenable, ni au plan économique ni écologique, sans parler de la santé et du stress du voyageur. C’est pourquoi Gares & Connexions, la filiale de la SNCF, a lancé un appel à idées pour les gares de la seconde couronne parisienne dans la perspective de réduire les déplacements des commuters en leur offrant dans ces gares des services du type tiers lieux, télécentres comme à Amsterdam ou bureaux partagés.Comment éviter au commuter une partie de ses déplacements vers le centre de l’agglomération ? La question est posée aux différents opérateurs, aux autorités organisatrices, mais aussi aux principaux « générateurs de cette mobilité obligée », les entreprises qui font perdurer un modèle obsolète d’organisation du quotidien. L’analyse de notre dernier ouvrage acte que

/ La Cité des servicesBruno Marzloff, directeur du bureau d’études Chronos, dénonce l’obsolescence de l’actuel modèle de mobilité motorisée et évalue les bénéfices potentiels de nouvelles filières servicielles.

Comment éviter  au commuter une partie  

de ses déplacements  vers le centre  

de l’agglomération ?

©T

hie

rry 

Mar

zlo

ff

Page 47: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

47 no 394

le modèle du travail épouse progressivement la société de services et acquiert de fait une certaine agilité1. Comment en profiter pour réduire les nuisances des mobilités motorisées ?

Peut-on réellement pallier les défauts de la ville grâce au numérique ? Quelles solutions voyez-vous apparaître ?B. M./ Essentiellement, la mise en place de filières servicielles. C’est le cas avec Waze, application collaborative d’optimisation du trafic routier nourrie par les utilisateurs eux-mêmes. Mais si l’application – quelque 70 millions d’abonnés dans le monde –, permet à certains d’éviter les embouteillages, elle ne traite pas la fuite en avant d’une demande croissante. Waze fait perdurer le modèle infrastructurel. C’est également vrai de la Google Car, une voiture qui roule avec de la data : plus de pédales, plus de volant, plus de conducteur… ! Cette illusion fascinante conclut deux siècles d’ère industrielle et nous oblige à sortir du cadre du transport pour résoudre les enjeux de la smart mobility.La question qui se pose est alors de savoir comment on passe de la ville intelligente et dépendante à une ville intelligible et maîtrisée ? Comment prendre appui sur l’expérience du citadin intelligent ? L’intelligence procède des usages, des communautés et de leurs services, pas d’innovations techniques incrémentales comme la voiture électrique ou communicante. Ne jetons pas le bébé de l’optimisation numérique (dont on recueille quelques bénéfices appréciables) avec l’eau du bain, mais admettons que le numérique se mette au service d’un autre projet de ville. C’est pourquoi, au lieu de la smart city nous suggérons la Cité des services. Plus que ville, la cité renvoie à des fondamentaux de la société urbaine et adresse

l’idée d’un bien commun, concept intemporel. Ensuite, parce que la bascule dans l’économie des services change tout !

Justement, ce citoyen intelligent est connecté en permanence et peut bénéficier d’un flux d’informations croissant concernant la ville ?B. M./ Le numérique a fait surgir une forme d’éditorialisation inédite de la ville et favorisé une circulation horizontale des informations dans les communautés. Considérant la formidable extension des services qui en découle, Chronos et Le Hub conduisent depuis 2010 le chantier multipartenarial DatAct associant grands comptes et territoires. Le récent cahier2

« Comment concevoir une régie de données territoriales ? » décrit comment, dans une telle régie, l’ensemble des data produites sur un territoire par différents acteurs convergent et produisent quelque chose d’inédit ; à la fois des services, l’esquisse d’une autre

économie, voire un autre modèle d’urbanité. L’expérimentation engagée à Plaine Commune (Seine-Saint-Denis) avec la Région Ile-de-France depuis le début de l’année 2014, brasse les data des citadins mais aussi de la SNCF, d’ERDF, de la Région… et imagine les services et le mode de partage de la data.Les enjeux ? Que les individus comprennent la puissance de ce qu’ils produisent et en acquièrent la maîtrise d’usages. Que les collectivités en tirent profit et façonnent la confiance entre les parties. Que les entreprises négocient des stratégies servicielles innovantes. C’est la condition de la fabrication de nouveaux services urbains. Il y a une vie dans la data sans Google !/ Propos recueillis par Antoine Loubière et Jean-Michel Mestres

! Sans bureau fixe, Fyp éditeur, 2013.@ La Gazette des communes, n° 2221, 12 mai 2014.

Au lieu de la smart city  nous suggérons  

la Cité des services

Dans les locaux de BlaBlaCar, entreprise de covoiturage

©H

amil

ton

/RÉA

Page 48: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

48 no 394

Comment une ville peut-elle intégrer les réseaux élec-triques intelligents, les smart grids qui affichent pour promesse d’optimiser la production, la distribution et la consommation d’énergie à l’aide des technologies

numériques ? Les enjeux sont connus : répondre aux impératifs de la transition énergétique, contourner les difficultés du stockage de l’électricité, accompagner la montée en puissance d’une production décentralisée de l’énergie (énergies renouvelables), le développement des voitures électriques et l’évolution des modes de consommation… Les réponses de ces smart grids en sont encore au stade expérimental. Là où un réseau classique adapte la production à la demande, le réseau intelligent doit permettre le contraire, en décalant certaines consommations ou en encourageant le consommateur à utiliser l’énergie à l’heure où elle est abondante et moins chère. Il doit aussi faciliter la production et l’utilisation locale des énergies renouvelables. En France, à l’échelle de l’utilisateur, la révolution passe par l’installation d’un compteur communicant qui est encore l’objet de bien des débats. Trois cent mille sont d’ores et déjà

en fonction. Trois millions devraient être installés par ERDF d’ici 2016 et, à l’horizon 2020, tous les logements devraient en être dotés, soit 35 millions d’unités.Pour répondre à la question urbaine, le mieux est d’aller voir de près l’un des premiers quartiers pilotes, Seine Ouest à Issy-les-Moulineaux. Quelques rues disposent ainsi de lampadaires pilotés à distance et équipés d’un boîtier permettant de

connaître précisément leur consommation. Un peu plus loin, un autre lampadaire est équipé de deux lampes. La première, destinée au trottoir, reste allumée en permanence ; l’autre est asservie à un détecteur de mouvement. L’éclairage devient maximal au passage d’une

voiture puis retombe à 10 %. L’éclairage public représente aujourd’hui 40 % de la facture énergétique d’une collectivité.Des immeubles de bureaux participent également à l’expéri-mentation. La tour HQE Sequana (Bouygues Telecom) cherche la bonne manière de lisser les crêtes de consommation avec l’aide de Schneider Electric. La solution imaginée consiste à faire fonctionner la climatisation le jour en utilisant du froid produit la nuit précédente et conservé sous forme

/ Un démonstrateur  à l’échelle du quartierUn quartier d’Issy-les-Moulineaux expérimente le réseau électrique intelligent. Des premiers pas pour comprendre les enjeux et les problèmes soulevés.

Les réponses  des smart grids en 

sont encore au stade expérimental

©A

nto

ine 

 Lev

esq

ue

Issy Grid

Page 49: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

49 no 394

de glace. L’immeuble, comme d’autres dans le quartier, est également équipé de panneaux photovoltaïques sur le toit. À deux pas de là, le nouveau poste de distribution d’ERDF, équipé de technologies communicantes, va accueillir des batteries de voitures électriques recyclées qui stockeront l’énergie produite avant de la réinjecter dans le réseau pour répondre aux besoins du quartier. « Elles contribueront à l’équilibre général du système. Nous sommes encore dans une expérimentation microscopique. Nous travaillons pour des solutions qui aboutiront dans cinq ou dix ans », explique Anne-Marie Goussard, directrice d’ERDF 92-95.

« OÙ COMMENCE LA VIE PRIVÉE ? »Un peu plus loin dans le parking de l’immeuble de Bouygues Télécom, des voitures électriques en autopartage attendent leurs utilisateurs. Rechargées entre deux déplacements en optimisant les tarifs, elles sont accessibles aux collaborateurs de l’entreprise par l’intermédiaire d’une plate-forme de réservation. Ils peuvent s’en servir pour se rendre sur autre site de la société ou à un rendez-vous, mais également à titre personnel. Vingt-deux véhicules sont ainsi mis à la disposition des 1 900 collaborateurs de l’entreprise, dont onze pour le seul immeuble d’Issy. En moins de trois ans, ils ont parcouru 170 000 km.Du côté des habitants, la révolution est encore lente à se déployer. Cent soixante-six compteurs communicants sont installés sur le quartier. Un chiffre dérisoire ? « Il y a un an, dix foyers seulement en étaient équipés. Dans un an, ils seront 1 000. La progression ne sera pas linéaire », répond Guillaume Parisot, directeur innovation de Bouygues Immobilier. Ces mêmes habitants bénéficient d’une double installation : l’une tournée vers le réseau, avec le compteur communicant d’ERDF, l’autre orientée vers un audit plus fin de leur consommation par équipement. Il est rendu possible par l’installation d’un plug qui permet également d’éteindre un appareil à distance à l’aide d’un smartphone.« À l’échelle d’un quartier de 5 000 habitants et de 10 000 emplois, nous sommes dans un laboratoire de la vraie vie », commente-t-il. Le triptyque Ville, Énergie, Numérique soulève des problèmes technologiques mais aussi des questions plus fondamentales, notamment celle de l’usage des données

personnelles que ces smart grids vont recueillir. « Comment concilier services rendus aux citoyens et respect de la vie privée ? Il est indispensable de protéger celle-ci », reconnaît Guillaume Parisot. Autre mutation, rendue nécessaire par ces expérimentations : le travail en partenariat. Aux côtés de Bouygues Immobilier, Bouygues Énergies et Services et Bouygues Telecom d’un côté et EDF et ERDF de l’autre sont réunis dans Issy Grid, Alstom, Schneider Electric, Microsoft, Total et Steria. Le budget de réalisation du projet est de 2,5 millions d’euros. « Aucune entreprise n’a les compétences suffisantes dans les trois domaines d’activité. Nous sommes allés au plus simple en constituant un consortium. » Il s’agit d’un groupement contractuel (ni GIE ni société) avec un mandataire et des règles de gouvernance. La ville s’est associée à sa signature sans en faire partie, même si elle participe aux réunions. « Il a fallu six mois pour parler le même langage. »

UN BESOIN DE SOUPLESSEPour le directeur Innovation du promoteur immobilier, l’expérimentation démontrera qu’un réseau intelligent peut fonctionner techniquement et en termes de gouvernance. En revanche, la mise au point d’un modèle d’affaires et de création de valeur pour le client et la collectivité paraît plus complexe. « Tout le monde est convaincu qu’il existe un lien direct entre ce programme et l’attractivité du territoire. Reste à savoir comment il se traduira. Une chose est sûre : ce modèle économique sera transverse. » Jusqu’à présent, si des expérimentations étaient menées sur chacun de ces sujets, aucune ne l’était sur l’ensemble des briques et dans un lieu unique. D’où l’intérêt d’Issy Grid. « Nous avons besoin d’un statut de démonstrateur, avec un cadre réglementaire allégé, en contrepartie d’un engagement d’un retour d’expériences vers le législateur », poursuit Guillaume Parisot. « Par exemple, si, le week-end, un bâtiment tertiaire produit de l’énergie non utilisée, il n’a pas le droit de la revendre à la maison d’en face qui peut en avoir besoin. Il faut passer par le gestionnaire d’énergie qui, lui, ne connaît pas les besoins des uns et des autres. Autre exemple : pour contourner l’absence du stockage dans les prérogatives d’ERDF, nous avons dû demander l’accord de la Commission de régulation de l’énergie. Elle a accepté le caractère expérimental de notre projet. »/ Jean-Michel Mestres

LA « VILLE FUTÉE » VUE PAR BOUYGUES IMMOBILIER

Quelle vision de la ville intelligente a un grand promoteur immobilier ? Réponse de Guillaume Parisot (directeur innovation Bouygues Immobilier) : « C’est une formidable opportunité de faire mieux notre métier et de rendre les villes plus désirables. Mais il faut aborder la smart city avec beaucoup d’humilité. Le terme même de ville “intelligente” est un peu prétentieux, tout cela à cause d’une

traduction inappropriée de smart, on devrait plutôt parler de ville “futée”. Nous voulons créer une ville plus simple à vivre, où il est plus facile de travailler ou de se divertir, en profitant de l’opportunité offerte par les technologies numériques. Il n’y a pas de modèles, il y a autant de smart cities que de villes.Il faut partir de la ville et comprendre comment, avec le numérique, on peut optimiser la gestion de

problématiques urbaines (énergie, transports, gestion des déchets), redonner de l’information à l’habitant et créer des communautés d’intérêts. Le numérique est un facilitateur de concertation urbaine en offrant des possibilités qu’on est loin d’avoir toutes explorées. Il s’agit de remettre le citoyen au centre des projets urbains en les interrogeant, en les faisant participer et en favorisant leurs

retours. L’open data est un autre enjeu : certaines collectivités commencent à mettre en libre-service leurs données, permettant ainsi aux habitants d’accéder à des informations jusque-là difficiles à obtenir. Des start-up s’en saisissent pour imaginer de nouveaux services. La smart city devient ainsi le terreau d’un développement économique local. C’est un moment passionnant. »

Page 50: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

50 no 394

Lyon Smart Community ou comment profiter de l’un des plus vastes projets urbains d’Europe, entre Saône et Rhône, pour distiller de l’intelligence urbaine au stade de la démonstration. Devant un Forum des acteurs, le

13 juin dernier, Pierre Joutard, directeur délégué de la SPL Lyon Confluence, insiste sur le sens de l’expérimentation : « Ce qui s’invente ici doit pouvoir être répliqué dans d’autres quartiers du Grand Lyon. » Pour conduire ce démonstrateur, le Grand Lyon a établi en 2011 un partenariat avec NEDO, l’agence publique japonaise responsable du soutien aux activités de R & D dans les domaines des nouvelles énergies et des technologies industrielles et environnementales. À la suite d’un appel à projet public au Japon, le groupe Toshiba a été retenu pour mener le consortium japonais chargé de la réalisation du démonstrateur. Quatre expérimentations sont en cours, quatre « tâches » ou « volets » selon le vocabulaire utilisé.La première porte un nom japonais, Hikari, qui signifie lumière naturelle. Il désigne, sur l’Ilot P, au bord de la place nautique, un ensemble de trois bâtiments (12 000 m2 au total) à usage mixte (bureaux, résidentiel et commerces) et à énergie positive. Conçu par l’architecte Kengo Kuma et réalisé par Bouygues Immobilier, Hikari doit être livré en 2015. Ce programme, dont l’intelligence est informatique, doit permettre de consommer entre 50 et 60 % de moins que ce qu’imposent les normes actuelles. « Nous voulions démontrer que l’on pouvait réaliser

un bâtiment à énergie positive en faisant de l’architecture et dans les conditions réelles d’un appel d’offres classique », souligne Maxime Valentin (SPL Lyon Confluence). Laurent Wittig (Bouygues Immobilier) résume : « Nous marions des usages très différents. C’est leur complémentarité voire leur antagonisme qui permettra à l’immeuble d’être vertueux. »Un cloud récupérera les informations des bâtiments pour anticiper leurs usages au cours des vingt-quatre heures suivantes. Le système les communiquera aux équipements de contrôle afin d’optimiser les usages énergétiques. Il pourra le faire à l’échelle des trois îlots et commencer ainsi la mutualisation. Autre innovation : la présence d’un millier de capteurs de présences et de mouvements. Comme l’explique Alain Kergoat, directeur de la division Smart Community de Toshiba Systèmes France, « l’image base center sensor comptera le nombre de présences dans une zone. Le bâtiment sentira ainsi ses occupants et adaptera les modalités de confort à son utilisation réelle ». Dernière innovation : la production d’énergie locale grâce à des panneaux photovoltaïques et des systèmes de cogénération, énergie qui pourra ensuite être stockée. « Un système de batteries intelligentes puissantes (100 kWh) permettra de lisser les usages et d’éviter les pointes de consommation », poursuit Alain Kergoat.Deuxième expérimentation menée à l’invitation de NEDO : un service d’autopartage de trente véhicules électriques dénommé Sunmoov’, destiné aux entreprises présentes à La

/ Expérimentations  à Lyon ConfluenceLyon Smart Community est l’un des quarante projets de Grand Lyon Métropole Intelligente. Il associe des industriels de différents horizons.

©D

esvi

gne 

Co

nse

il/J

ean

-Ph

ilip

pe 

Res

toy 

(Reg

ard 

du 

ciel

) Hikari, un ensemble de trois bâtiments à usage mixte et à énergie positive

Page 51: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

51 no 394

comprendre quasiment en temps réel comment le quartier fonctionne énergétiquement, quels sont ses usages, de quelles productions il est capable », avance Eymeric Lefort, directeur de la mission énergie au Grand Lyon. « Cette fonction n’existe pas à l’échelle d’un quartier. La collecte des données et leur agrégation sont indispensables pour aller vers un quartier à énergie positive, consommant le moins possible et utilisant au mieux son énergie propre. »« La vocation du CMS est de donner à toutes les parties prenantes de la ville des informations précieuses », précise Alain Kergoat (Toshiba). Sa mise en œuvre n’en est pas moins complexe. « Qui va payer le coût du déploiement au service d’un bénéfice collectif ? Cette question permettra de réaliser le passage vers la ville intelligente », poursuit Eymeric Lefort.Le CMS se heurte déjà à un certain nombre de freins. L’acceptation sociétale du service n’est pas le moindre. « La donnée est agglomérée à un endroit, elle est rendue anonyme, les règles de confidentialité sont respectées. Elle est ensuite analysée. Quand vous rendez publique l’analyse, des craintes se manifestent : pourquoi un tel outil disposerait-il de l’information sur la consommation de mon immeuble ? Qu’est-ce qui me garantit de ne pas être stigmatisé ? Il faudra démontrer la valeur ajoutée du système. »La démonstration n’en restera pas là. « Il faut élargir le débat au niveau de la transition énergétique et donner plus de pouvoirs

Le CMS, futur outil de pilotage énergétique ?

Confluence et ouvert aux individuels. « Il doit accompagner le développement économique de la zone tout en permettant de limiter l’accroissement du trafic automobile », indique Christophe Debouit (NEDO Europe). Pour l’utiliser, il suffit de s’inscrire sur Internet : on réserve pour un temps donné, on prend le véhicule et on le ramène sur une place de parking garantie.

DES PRÉVENTIONS À LEVERL’originalité tient surtout à la gestion de l’énergie. « Au retour, nous sommes capables d’apprécier à tout moment quelle charge il reste dans le véhicule afin d’orienter le client soit vers des bornes classiques soit vers des bornes permettant de recharger les voitures en 20 minutes », explique Paul Debra, directeur de Sunmoov’ (Transdev). Fin 2014, le système sera auto-alimenté par des panneaux photovoltaïques installés à proximité. « Nous alimenterons nos voitures et réinjecterons dans le réseau ce que nous n’utiliserons pas. » Paul Debra rappelle la valeur sociale de l’autopartage. « Une voiture partagée, ce sont six ou huit voitures en moins sur la route. » Il reste bien des préventions à lever, qu’elles concernent les véhicules électriques, leur autonomie ou les contraintes du système. Pour l’heure, ce sont davantage des usagers des transports en commun qui ont adopté Sunmoov’ plutôt que les habitués de la voiture individuelle.Troisième application : ConsoTab. « Ce volet du projet a une dimension sociologique, explique Christophe Debouit. Nous mettons gratuitement des tablettes à disposition des habitants de la Cité Perrache, un ensemble de logements sociaux des années 1930 géré par Grand Lyon Habitat, en bordure du quartier de La Confluence. » Plus de deux cents locataires volontaires peuvent ainsi suivre de près leur consommation énergétique (gaz, eau et électricité), affichée en euros. « L’expérience permet de mieux connaître nos locataires et de voir sur quels leviers nous pouvons agir », explique Patrick Rousseau, directeur du patrimoine et de l’aménagement urbain de Grand Lyon Habitat. Les résidents volontaires bénéficient d’un accompagnement pour lever leurs appréhensions.

L’ACCEPTABILITÉ SOCIÉTALE DU SERVICELa quatrième « tâche », enfin, prend la forme d’un community management system (CMS) qui doit collecter et analyser les données énergétiques des trois expérimentations, avant d’être étendu à d’autres bâtiments. « Ce CMS permettra de

VU PAR LES JAPONAIS DE NEDO

Le discours sur la ville intelligente ne connaît pas de variations entre Lyon et Tokyo. Que dit Masaaki Yamamoto, directeur général de la division Smart Community de NEDO, partenaire du Grand Lyon ? « Le modèle d’urbanisme visé par NEDO est celui d‘une communauté durable permettant d’économiser de l’énergie tout en vivant plus agréablement. Pour réaliser ces économies, une production locale est indispensable, en particulier d’énergies renouvelables comme le photovoltaïque et l’éolien. Sur le plan

de la consommation d’énergie, il faut identifier la situation à chacune des échelles de la ville : les foyers, le bâtiment, le quartier. Nous devons être capables de rendre plus efficaces énergétiquement non seulement les nouveaux quartiers mais aussi les quartiers plus anciens. Il est enfin nécessaire de rendre la ville plus intelligente au niveau des systèmes de transport.Ce modèle d’urbanisme souhaitable doit être réalisé à travers une approche globale. Le rôle de la communauté

urbaine est donc très important pour la réussite de la démonstration, car celle-ci est non seulement technologique, mais aussi sociale. Il faut donc une initiative locale très forte pour impliquer les habitants.Lyon est notre principal projet de démonstrateur de smart community en Europe. Le plus important est de contribuer au développement des smarts communities dans le monde par la diffusion et la mise en valeur des résultats de cette démonstration conjointe. »

Page 52: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

52 no 394

« La synthèse de la ville durable  et de la ville intelligente »Karine Dognin-Sauze, vice-présidente du Grand Lyon en charge de l’innovation et des nouvelles technologies, livre sa vision.

«V ille intelligente et ville durable sont souvent associées, ce qui peut prêter à confusion. Au Grand Lyon, nous avons

dissocié les deux démarches pour éviter de se perdre face à la complexité que pose la mutation des villes à l’échelle d’une métropole. Mais nous les articulons afin d’atteindre un degré de réalisation et de consistance. La double préoccupation de contribuer à la transition énergétique et de prendre à notre compte les objectifs de l’Agenda 21 a été placée au cœur des priorités dès 2007. Gérard Collomb, sénateur-maire et président du Grand Lyon, a ouvert le chantier à partir du constat que les grandes villes étaient avant

tout les solutions aux problèmes posés. Si le Grand Lyon n’avait que peu de prise directe sur les émissions de CO2 de son territoire, il avait la capacité à réunir les collectivités, les industriels, les associations, les bailleurs sociaux, pour convenir d’un engagement collectif et de la mise en œuvre d’un programme d’actions. Soixante-seize acteurs sont engagés dans vingt-six actions concrètes qui ont permis de faire en deux ans l’économie de 100 000 tonnes de CO2.L’an dernier, nous avons lancé la démarche Grand Lyon Métropole Intelligente pour tirer profit de ce que pouvaient apporter ces nouvelles technologies à l’échelle de notre territoire. Notre ambition est de nous prémunir face à la fragilité énergétique, de construire ce fameux modèle de développement pérenne et d’organiser une densité urbaine plus heureuse. Grand Lyon Métropole Intelligente ne répond pas à l’injonction des nouvelles technologies comme une fin en soi, mais plutôt à la nécessité de l’innovation pour ouvrir un cycle de progrès. Il s’inscrit dans la continuité de l’histoire de l’agglomération, de son identité et de ses atouts, à la fois industriels et immatériels. Il doit contribuer à une nouvelle forme de croissance, en

permettant la transformation et l’émergence de secteurs industriels, en organisant la transformation de la ville et en laissant une place aux acteurs économiques.

UNE FORCE CRÉATIVENous voulons proposer aussi une nouvelle expérience urbaine en soutenant l’émergence de nouveaux services, en facilitant la vie des Lyonnais. Nous prêtons une attention particulière à ce que ces nouvelles technologies soient associées à une force créative provenant des acteurs de la ville. L’expérimentation est apparue comme la voie la plus efficace. Cela impliquait d’ouvrir l’espace public à de nouvelles ressources comme la donnée et d’associer des acteurs locaux, nationaux et internationaux. L’audace n’est pas de prétendre faire une ville intelligente à partir d’un ou de plusieurs projets dans un seul champ, mais de soutenir quarante expérimentations dans les domaines de l’énergie, des mobilités, des nouveaux services ou de la santé pour former une démarche globale.Le quartier de La Confluence doit montrer comment l’agglo-mération lyonnaise est le laboratoire de la ville du futur, cette ville du xxie siècle qui mariera, nous l’espérons, l’écologie, le progrès social, l’innovation, la richesse et le bien-être. Il est la synthèse entre ce que pourraient être la ville durable et la ville intelligente. C’est le terrain de rencontres d’acteurs d’horizons variés et de métiers différents, associés pour conduire ces projets. Lyon Smart Community est le plus audacieux et le plus complexe de ces projets. Il mêle différents usages, la construction et la mobilité, de nouveaux services énergétiques et un nouvel outil de gestion énergétique. C’est l’un des rares quartiers labellisés WWF dans le monde. Mais le plus puissant des labels restera l’adhésion des habitants de ce quartier qui doit devenir le deuxième cœur de la ville. »/ Propos recueillis par J.-M. M.

©G

ran

d Ly

on

aux territoires pour mieux gérer le système », affirme Eymeric Lefort. Demain, la ville intelligente concernera aussi les réseaux d’eau, l’approvisionnement alimentaire, la gestion des déchets. « Dans le projet de restructuration du Pôle d’échange multimodal de Perrache, il est prévu un espace de logistique urbain (ELU) pour éviter de faire entrer de gros camions en centre-ville, explique Maxime Valentin (SPL Lyon Confluence). Des petits camions prendront le relais et livreront les marchandises la nuit. Nous voulons installer une centrale photovoltaïque sur le toit de ce centre d’échanges pour produire 1 MGW. »La smart community n’est qu’une étape. « La suivante, plus compliquée, concernera les derniers watts à trouver. » Et d’avouer

non sans candeur : « Nous devons anticiper les demandes des utilisateurs. S’ils n’en ont pas encore l’idée, il faudra les former pour qu’ils soient les premiers demandeurs. » Invité à conclure, le sociologue Julien Damon, professeur à Sciences Po, pointe le risque d’une société de l’ultra-surveillance. « Ce sera pire au bureau que dans le logement », s’inquiète-t-il. Autre danger : la fragilité du système et son corollaire, le risque de panne ou d’attaque terroriste. Le dernier risque concerne la fracture numérique. « Tout le monde ne maîtrisera pas la technologie de la même façon. » La ville intelligente devra aussi apporter la preuve qu’elle ne se transformera pas en une smart big brother city./ J.-M. M.

Karine Dognin-Sauze

Page 53: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

53 no 394

La Web@cademie, une école gratuite pour les jeunes sortis du système scolaire classique

 La ville est en constante évolution, sa complexité ontologique inépuisable. Réduire la ville intelligente à un système de systèmes à optimiser, au sein duquel devraient se multiplier les services, constitue une

double impasse.D’abord, cette approche tend à exonérer de repenser les fondamentaux des organisations urbaines du xxie siècle, car cette ville smart est envisagée au seul prisme d’une amélioration superficielle de systèmes urbains qui dysfonctionnent parce qu’ils ont été conçus avant la prise de conscience environnementale et la révolution Internet. Ensuite, penser améliorer la qualité de vie en ville par la multiplication exponentielle de services numériques destinés à des citadins-consommateurs passifs semble nier certaines évolutions sociologiques récentes : l’apparition de citoyens actifs créateurs de leurs propres

services et l’exclusion que peuvent créer de facto certains services payants.Face à ces constats, comment trouver une formule convenable qui permettrait d’articuler les expertises, de construire un sens général et humain à partir des spécialisations et en les dépassant ?

LA NÉCESSITÉ D’UNE MISE À JOURLes sociétés humaines connaissent une transformation profonde que certains nomment « métamorphose numérique »1. Le caractère disruptif de cette métamorphose frappe profondément les organisations politiques, économiques et sociales. Dans le même temps, la multiplication des tablettes et smartphones génère des possibilités de nouvelles implications de la société civile, à chaque instant, dans toutes sortes d’activités auparavant

/ Pour une ville contributive

Du côté des architectes et des urbanistes, les discours sur la ville du futur tenus par les industriels de la smart city semblent peu crédibles.

Comment croire que l’avenir de la ville se résumerait à celui des services, dans une vision où des systèmes techniques connectés

auraient la capacité de créer une ville intelligente ?Par Clément Marquet, philosophe, Nancy Ottaviano, architecte, et Alain Renk, architecte urbaniste

©B

run

o C

ou

tier

/GN

O/P

ictu

reta

nk

Page 54: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

54 no 394

cloisonnées. Cela génère aussi des quantités de données dont on imagine à peine encore les modalités d’exploitation2 . Si bien que le problème n’est déjà plus la ville numérique mais la ville au temps du numérique. Dès lors, comment réaliser la rencontre entre les connaissances usuelles des concepteurs urbains et le monde contemporain hybride avec ses dimensions physiques et numériques si étroitement liées ? Comment apporter les avancées produites par ces rencontres aussi bien aux villes, pour des bénéfices qualitatifs et durables, qu’aux entreprises, pour que leurs solutions soient plus productrices d’intérêt public ?Il s’agit, en toute conscience, de profiter des nouvelles technologies pour remettre de la transversalité et favoriser des synergies là où règnent les silos métiers et les déperditions d’énergie. Ce qui nécessite de multiples changements de culture, l’établissement d’alliances inédites, la création de concepts adéquats, le développement d’outils adaptés.Les concepteurs urbains doivent prendre complètement acte de la métamorphose numérique. L’impact du numérique dans les métiers de la conception architecturale et urbaine est souvent réduit à l’amélioration des outils de représentation du projet. Mais, au-delà, ce que l’on doit percevoir avec acuité, c’est que ces outils sont connectés et articulent le micro-local et l’échelle globale : la connexion est générale. Bâtiments, objets, hommes sont reliés à travers des modes de connexion qui modifient les façons d’habiter, de travailler et d’apprendre. Concrètement, les appartements des travailleurs auto-entrepreneurs questionnent les bureaux, les lieux des MOOC3 les écoles, la télémédecine les maisons de retraite. L’enjeu complexe reste d’articuler ces éléments, à la fois pour leur distribution à l’intérieur des édifices et pour leur répartition territoriale, afin de créer des villes habitables.Des avancées telles que le passage des schémas directeurs – rigides – aux plans guides – ouverts – sont à l’œuvre. C’est pertinent mais cela reste à des échelles et à des vitesses encore trop faibles. Pour reprendre la main sur un monde

urbain qui semble leur échapper, les urbanistes, les architectes et les designers urbains en général pourraient proposer une mise à jour de leurs concepts, un renouvellement de leurs pratiques pour être capables d’intégrer les innovations sociales et techniques contemporaines. En particulier en construisant les conditions d’un travail collaboratif avec la société civile, de la programmation à la conception jusqu’à la finalisation des projets.

POUR UN PASSAGE À L’ACTEPlus que jamais, les concepteurs urbains ont la capacité de redonner de la cohérence, du sens à des territoires urbains soumis à des contraintes contradictoires. Cela ne se fera pas en étant indifférent à la numérisation du monde. Au contraire, c’est en l’analysant et en interagissant que l’on pourra augmenter la vitalité des territoires et multiplier les capacités de réalisation des personnes et des organisations. De nouvelles alliances peuvent et doivent accompagner ce changement : entre politiques, industriels, habitants, praticiens et chercheurs. Le monde de la recherche nourrit ces démarches en profondeur, à l’image de l’initiative Futuring Cities portée par l’Institut Mines-Télécom, à laquelle nous participons et qui est un exemple signifiant de la capacité à relier intérêt public, innovations technologiques, industriels et territoires urbains. Par ailleurs, notre pratique se fait à travers l’exploration et l’articulation de deux pistes.La première est culturelle. Elle est liée à l’« impératif délibératif »4 qui se déploie avec vigueur depuis quelques années, à la fois dans et hors le numérique. Elle fait face à un certain épuisement de la démocratie participative ainsi qu’à une crise persistante de la démocratie représentative. Ici, il semble que le numérique possède une vitalité conceptuelle et pratique potentiellement capable de dégripper les ordres établis. Dans cette transformation politique par le faire, l’ouverture et la transparence des processus de décision, les pratiques collaboratives et l’innovation ouverte se déploient.

Depuis quelques années, la stratégie que nous développons consiste à orienter les pratiques de conception de la ville vers la recherche de synergies, en s’inspirant des utopies concrètes des pionniers de l’Internet et du logiciel libre5. Ce qui a engendré la création de la start-up UFO dédiée à la fabrication d’outils numériques

capables de matérialiser cette vision6.La seconde piste est épistémologique. Il ne s’agit évidemment pas d’importer tels quels les concepts et pratiques du numérique, mais de nous les approprier en les adaptant à une pensée de la ville et de l’homme qui puisse servir de cadre conceptuel. Nous avons besoin d’une mise à jour de la compréhension de la ville, objet multiple et hétérogène, composé par des assemblages urbains humains et non humains, des agencements d’infrastructures et d’informations. Ces agencements prennent des formes multiples qui, à travers le temps, peuvent se révéler fertiles (favorables à l’émergence de projets collectifs, d’échanges) ou destructrices (tendant à entraîner un repli des individus sur eux-mêmes). La résilience d’une ville, qualité tant recherchée en ces temps où l’incertitude règne, dépendra de la diversité de ses assemblages, de leur capacité à se renouveler, à donner prise aux habitants et aux innovations, pour faire advenir des lieux d’individuation collective7.Dans notre travail, nous avons sélectionné trois principes issus

©A

PHP-

HEG

P-V

ois

in/P

han

ie/A

FP Im

ageF

oru

m

Consultation en télémédecine entre les hôpitaux Vaugirard et Georges Pompidou (Paris)

Il s’agit de profiter  des nouvelles technologies 

pour remettre  de la transversalité  

et favoriser des synergies

Page 55: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

55 no 394

du monde numérique – intelligence distribuée, méthode agile, neutralité des réseaux – dont nous proposons la translation au monde physique à travers le concept de la ville contributive.L’intelligence distribuée suppose qu’un ensemble de comporte-ments individuels autonomes puissent participer à entretenir la vitalité d’une cohérence globale. Passer de la ville intelligente à la ville des intelligences induit de se rapprocher du concept de l’empowerment. Il ne s’agit pas tant de changer les rôles que de soutenir une articulation plus fluide des compétences de chacun. Les outils numériques sont transverses, ce type d’innovation touche aux pratiques. L’enjeu est de réussir l’intégration de cette disruption dans des processus où, selon des cadres légaux resserrés et des temporalités verrouillées, les manières de fabriquer la ville sont fortement contraintes.Les méthodes agiles remplacent les développements linéaires, réticents aux itérations, par des briques de code en interaction, semi-autonomes et infiniment recombinables. Nous traduisons ces caractéristiques à travers une nouvelle méthodologie que nous avons développée pour la conception de formes urbaines que nous nommons le « design urbain adaptatif ». Les représentations numériques interactives et partageables ainsi que la géométrie fractale font intégralement partie de cette façon de projeter.

INNOVATION PAR ASSEMBLAGE

La neutralité des réseaux, pour le numérique, consiste à garantir que « les opérateurs télécoms ne discriminent pas les communications de leurs utilisateurs, mais demeurent de simples transmetteurs d’information. Ce principe permet à tous les utilisateurs, quelles que soient leurs ressources, d’accéder au même réseau dans son entier »8. Transposé à l’urbanisme, ce principe a pour vocation de garantir que certains espaces de la ville restent indéterminés et ouverts aux innovations à travers le temps. D’un point de vue opérationnel pour les villes, le concept clé peut se résumer par l’expression « innovation par assemblage ». Ce qui consiste à réserver des espaces architecturaux ou urbains destinés à accueillir des combinaisons de programmes sociaux et/ou techniques qui peuvent muter, se transformer de manières temporaires et singulières. Autant de zones d’autonomies temporaires9 pour augmenter la créativité et la résilience d’un territoire.Les méthodes et outils développés par UFO et appliqués par R + P10 ont déjà été mis pour partie à l’épreuve sur des territoires tels que Rennes, Montpellier, Évreux et Helsinki. Nous réfléchissons actuellement avec la ville d’Ivry aux conditions de mise en place d’un plan guide interactif permettant d’impliquer la société civile et l’ensemble des parties prenantes dans l’aménagement du projet Confluences.Saskia Sassen remarque que le modèle de ville du futur proposé par les industriels qui promeuvent la smart city « manque une opportunité d’urbaniser les technologies qu’il mobilise, et, futilement, recherche l’élimination de l’incomplétude »11. En accord avec elle, nous défendons l’idée d’une intégration saisie par la société civile des systèmes techniques à la ville, comme un enjeu démocratique donnant la capacité de vivre pleinement la complexité et la richesse du fait urbain. S’ils acceptent de décentrer leurs rôles à travers les pratiques collaboratives et ouvertes issues de la culture du numérique, les concepteurs urbains auront un rôle majeur à jouer pour créer l’horizon commun des villes à venir./ Clément Marquet, Nancy Ottaviano et Alain Renk

! F. Jutand (dir.), La Métamorphose Numérique. Vers une société de la connaissance et de la coopération, Alternatives, 2013.@ Cf. David Heinzmann, « New sensors will scoop up “big data” on Chicago », http://articles.chicagotribune.com# Massive Open Online Course, cours en ligne ouverts et massifs permet-tant aux participants de suivre des formations à distance.$ L. Blondiaux, Y. Sintomer, « L’impératif délibératif », Rue Descartes, n° 63, 2009/1, p. 28-38.% S. Broca, Utopie du logiciel libre, Le Passager Clandestin, 2013, p. 19 : « L’utopie concrète est […] étroitement liée au présent, et ce dans ses trois dimensions. En tant que critique, elle fait ressortir des aspects du monde social qui sont d’autant plus inacceptables qu’ils ne sont pas irrémédiables. En tant qu’ensemble de pratiques, elle s’incarne dans des actions et des mouvements. En tant que vision positive, elle témoigne de certaines aspirations propres à une époque donnée. »^ Pour plus de précisions, cf. notre application UnlimitedCities (http://unlimitedcities.org) ainsi que les analyses de N. Ottaviano, « Villes sans limite : rouages d’un dispositif d’innovation », Actes du colloque 01Design.9, Europia, Lille, 2014, p. 99-114.& B. Stiegler, Ars Industrialis, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, Champs essais, 2006.* https://www.laquadrature.net/fr( Hackim Bey, TAZ, Zone autonome temporaire, L’Éclat, [1985] 1997.) R + P agence d’architecture et d’urbanisme, www.rp-architects.org1 Saskia Sassen, « Open Source Urbanisme », www.thenewsignificance.com

©D

idie

r D

ou

stin

Tablette utilisée par les Pionniers de l’e-participation (Communauté urbaine de Bordeaux)

Page 56: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

56 no 394

 Les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont parfois présentées comme constitutives d’une troisième Révolution industrielle (J. Rifkin). Et, à une autre échelle, la ville – sans la personnifier,

quoique les discours englobants donnent parfois l’impression qu’elle s’autonomise et s’affranchit presque de ses propres habitants – voit son organisation et son fonctionnement clairement bouleversés par le numérique. De la même manière qu’elle a été marquée par l’introduction de l’électricité ou de la voiture (et ses routes), avec aussi des réseaux et des infrastructures. Évidemment, première différence fondamentale : l’invisibilité des réseaux des TIC, enterrés ou déployés sur des ondes. Et une seconde, incidente : les conditions de leur usage, fixe devant un terminal connecté mais aussi et surtout en toute

« liberté géographique », à partir d’un équipement mobile. Ce qui change bien des choses.Néanmoins, les usages que permettent les TIC ne sont pas complètement nouveaux et, si l’on parle désormais de « villes intelligentes », elles n’étaient pas tout à fait « idiotes » jusqu’alors, ou passives en matière d’intégration de l’innovation. Cette « course à l’innovation » est une antienne relativement classique, y compris pour les élus locaux. Ainsi, la ville de Curitiba au Brésil, par exemple, était reconnue « ville la plus innovante au monde » en 1996, lors du deuxième Sommet mondial des maires et urbanistes. Et l’on admet généralement que le premier bouleversement, en France, en matière d’open data (un des piliers de la ville intelligente), fut l’accès pour tous aux documents administratifs autorisé par la loi Cada du 17 juillet 1978.

ENTRE UTOPIE ET EXPÉRIMENTATION PRAGMATIQUE ?

Quelques « villes intelligentes » bâties de toutes pièces ont vu le jour ici ou là, à Songdo (Corée du Sud), Masdar (Émirats Arabes Unis) ou encore Fujisawa (la « ville Panasonic », Japon). Mais, loin de ces villes laboratoires, de nombreuses expériences, peut-être moins ambitieuses mais bien pragmatiques, se déroulent partout dans le monde. Elles ont ceci d’intéressant que, au-delà de leur modèle, elles rappellent la continuité de la construction de l’urbain et la nécessité de laisser l’habitant au centre du projet. Car c’est lui qui vérifie la pertinence de l’usage, même si cet usage lui est parfois imposé, et c’est

lui qui permet son intégration dans la communauté.Dans ce contexte de mutation urbaine, la recherche identifie actuellement, de façon assez consensuelle, trois types de change-ments pour l’habitant-citoyen-usager de la

ville intelligente : la participation accrue, la coproduction de données et l’interactivité.La participation à la vie de la cité – dont la prise de connaissance des décisions est déjà une première étape – a véritablement progressé avec la mise en ligne des différents documents relatifs aux conseils municipaux, mais ne peut qu’augmenter

/ Habiter la ville intelligenteSi le concept de ville intelligente a investi depuis quelques années le débat public, on semble parfois oublier, derrière les grandes postures théoriques, quand elles ne sont pas purement mercantiles, l’élément constitutif de la ville elle-même, son architecte et son usager : l’humain.Par Mathieu Vidal, enseignant-chercheur

La nécessité  de laisser l’habitant  au centre du projet

Sur l’écran, « Big brother is watching you ». Film de Michael Radford d’après le roman 1984 de George Orwell (1949)

©V

idal

Page 57: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

57 no 394

avec les sondages ou consultations en ligne ou encore avec les forums (officiels ou non) qui permettent au plus grand nombre d’apporter son point de vue. L’étape suivante étant celle du budget participatif – dont Porto Alegre est l’un des chantres (tout comme désormais Hambourg ou Toronto) – qui permet symboliquement au citoyen de se réapproprier sa ville grâce à un pouvoir de décision direct sur une partie plus ou moins importante du budget.Cette « coproduction » de données peut prendre différentes formes, directes ou indirectes. Nice a par exemple mis en place une application pour smartphones permettant aux usagers d’indiquer les dysfonctionnements repérés dans la ville, d’où un véritable gain de temps pour les services concernés, mais qui pose aussi sans doute d’autres questions, comme celle de l’évaluation par le citoyen de l’efficacité de la prise en compte et du traitement de l’information qu’il a transmise… Rennes Métropole se positionne également sur ce créneau de la coproduction, avec notamment l’ouverture des données de ses différents réseaux et l’incitation, par le biais de concours, à réaliser des applications visant à animer le territoire.

LA FRACTURE NUMÉRIQUEL’« interaction » homme-machine ou entre usagers, que certains appellent « réflexibilité » (cf. J. Denis), renvoie à l’usager une information susceptible de modifier son comportement : affichage de la température, messages de pollution ou d’accidentologie, vitesse, etc. Mais il peut également s’agir d’alertes par texto concernant une action culturelle à venir, des risques d’inondation, l’absence d’un enfant à l’école, etc. Les exemples sont déjà extrêmement nombreux et ces pratiques devraient continuer à développer et se déployer.Cette ville intelligente, en construction continue, semble laisser présager, pour son usager, un fonctionnement s’articulant autour de deux caractéristiques : d’une part, un échange permanent de données entre différents types d’acteurs et, d’autre part,

des usages en continu répondant à l’hyper mobilité et facilités par la géolocalisation qu’autorisent les terminaux mobiles.Mais parler de « ville ultraconnectée », semble évacuer de fait la question de la fracture numérique. La pénétration des TIC dans la société semble certes inéluctable mais on peut néanmoins s’interroger sur la place des éventuels réfractaires ou exclus des technologies.Pour les autres, on peut augurer une ville « où le numérique ne s’ajoute plus à notre monde mais s’y substitue » (D. Kaplan, FING), rendant inéluctable une appropriation des TIC par le citoyen mais lui permettant – ou plutôt promettant – d’optimiser ses positionnements idéologiques, ses échanges interpersonnels, ses modes de déplacement et de consommation, etc.En effet, pourquoi ne serait-il pas possible d’envisager, de façon généralisée (et avec les dérives afférentes potentielles) et en toute simplicité ou transparence pour l’usager, des services publics ou commerciaux accessibles en ligne 24/24, des publicités ou des offres ciblées en fonction de l’arrivée à proximité d’un magasin, la géolocalisation des enfants, du conjoint – voire même du futur conjoint – grâce à son terminal mobile (qui servira également de moyen de paiement), l’incitation à l’utilisation de l’électricité aux moments particulièrement creux, l’utilisation globale de la vidéoprotection, etc. ?Mais se posent également les questions de la sécurité et de la déconnexion possible, au moins pour un temps donné non disqualifiant, de ce « système d’exploitation urbain » omniprésent et rappelant des scénarios de science-fiction (Big Brother, Minority Report, Le Cinquième Élément, Matrix, etc.) dont on tend parfois à se rapprocher. Aussi, les évolutions potentielles semblent plus que jamais justifier l’importance des organismes de régulation et de respect de la vie privée, au profit des usagers, afin que ceux-ci ne deviennent pas uniquement des usagers-clients du système urbain mais continuent d’en être les acteurs, et notamment les citoyens./ Mathieu Vidal

Panahome, la ville créée par Panasonic à Fujisawa (Japon)

©K

o S

asak

i/T

he 

New

 Yo

rk T

imes

-RED

UX

-RÉA

Page 58: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

58 no 394

Selon les projections de l’INSEE, un Français sur trois aura plus de 60 ans en 2060 contre un sur quatre en 2014. Le nombre des personnes âgées d’au moins 75 ans devrait doubler pour atteindre 12 millions

d’individus, soit 16,3 % de la population.On peine à imaginer un monde vieillissant où seraient quotidiennement manipulés écrans tactiles, smartphones, dispositifs ambiants communicants, intégrés dans les murs des maisons, dans le mobilier urbain, voire à même les vêtements,

les objets familiers et peut-être les corps. Chacun étant relié à une matrice aux immenses potentialités de stockage et de traitement de l’information. Déjà, la géolocalisation nous repère pour nous mener à bon port ; le badge nous identifie, nous ouvre ou ferme les accès, l’agenda organise notre temps. Nous confions à notre smartphone nos billets de cinéma, de transport, nos secrets bancaires. Nous stockons dans des mémoires nos amis, contacts, réseaux, nos goûts et préférences, nos opinions et les clefs de nos identités.

/ Vieillir intelligent ?L’allongement de l’espérance de vie associé à l’érosion de la natalité ont pour conséquence un vieillissement démographique sans précédent. Dans ce contexte, comment s’opérera la convergence qui semble inéluctable entre transition démographique et transition numérique ?Par Alice Rouyer, géographe-urbaniste, maître de conférences, Université de Toulouse 2 Jean-Jaurès

À 98 ans, Mireille Caunesil a dénoncé sur un blog la chaleur étouffante dans sa maison de retraite à Grenoble

©Ph

ilip

pe 

Des

maz

es/A

FP Im

ageF

oru

m

Page 59: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

59 no 394

Tous ces actes, traces, trajectoires nous rendent intelligibles.Cette intelligibilité de nos vies, nous la confions à des dispositifs sociotechniques que nous souhaitons domestiques, comme des familiers nous assistant, nous servant en toute discrétion, et qui restent des instruments. C’est ce qui apparaît de prime abord et que relaient les médias. Mais est-ce bien cela ? S’agit-il d’anticiper nos désirs ou de les orienter ? La ville intelligente est-elle le lieu de la liberté et de la jouissance ou bien celle du gouvernement de nos conduites ?Dans un article récent, le psychanalyste Serge Hefez présentait Internet comme « une mère monstrueuse, une Big Mother toute puissante, celle qui a tout à la fois terrorisé et enchanté notre âme de nourrisson en comblant tous ses besoins, en devinant ses pensées les plus secrètes, en dirigeant avec douceur et persuasion son existence dans ses moindres aspects et pour son plus grand bien »1. Dans le foisonnement des dispositifs apparemment serviles que nous manipulons, sans doute est-il important d’être conscient des dépendances que nous instaurons et de savoir jusqu’où et de quelle manière nous consentons à être gouvernés.La ville intelligente est à la fois un lieu de pratiques et le support matériel et organisationnel de dispositifs ambiants. En dépit de leur variété, beaucoup de ces applications peuvent se lire au prisme de cette figure ambivalente de la relation maternelle suggérée par Serge Hafez. D’un côté, elle est l’alma mater qui nous permet, en tout espace et en tout temps, de consommer, d’accéder à des services, loisirs, distractions, informations. D’un autre côté, elle est la figure protectrice qui répond à notre anxiété du monde ambiant, nous aide à limiter le risque, comble notre aspiration à la sécurité. Elle est une dépendance consentie à l’encontre d’une entité que l’on suppose bienveillante et sans laquelle nous nous sentirions vulnérables.

DESIGN UNIVERSEL OU GÉRONTO-TECHNOLOGIES ?

La sociologie de la vieillesse a abondamment traité du thème de la relation des personnes âgées aux technologies2 . Celles-ci sont réputées être technophobes, alors même qu’elles inves-tissent quotidiennement des environnements sociotechniques en constante évolution : véhicules, équipements ménagers, distributeurs de billets, procédures administratives, etc. Certes, le maniement de ces objets intelligents par les sexagénaires, les nonagénaires ou les centenaires diffère. L’ergonomie des interfaces est plus ou moins aisée en fonction des changements physiologiques dus à l’avancée en âge, mais aussi en fonction des savoir-faire et savoir-être respectifs. La variété des usages reflète également l’hétérogénéité sociale des utilisateurs, la diversité des dispositions individuelles et des histoires de vie. Ainsi l’usage des TIC est-il plus important parmi les populations aisées, qui vivent mieux et plus longtemps.Parce qu’elles seront à l’origine d’une grande part des dépenses d’équipement, de santé et de loisirs, les classes d’âge élevé sont devenues le nouveau fer de lance de la croissance économique et de l’innovation. Parmi les secteurs de cette « silver économie », les technologies dites « de l’autonomie » occupent une place privilégiée. Selon le rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective de décembre 20133, les personnes âgées constitueraient trois segments de marché : les seniors « actifs et en bonne santé » – dont les usages sont

peu différents de ceux des catégories plus jeunes – les seniors fragiles4 et les personnes dépendantes5. Les technologies de l’autonomie concernent ces deux dernières catégories et relèvent de deux objectifs distincts : mettre à la portée de ceux dont les capacités fonctionnelles s’érodent, les mêmes services et produits que ceux destinés au reste de la population ; proposer des objets et applications focalisés sur la sécurisation, la surveillance, l’assistance, pour des personnes souffrant d’incapacités avérées : des « géronto-technologies ».Le premier objectif découle du principe d’accessibilité universelle : les dispositifs techniques doivent donner pouvoir et capacité d’agir au plus grand nombre. La loi de 2005 pour l’égalité

des droits et des chances, la participa-tion et la citoyenneté des personnes handicapées, accordait à ce principe une place centrale. Le terme renvoyait indifféremment à l’accès matériel au logement, aux lieux publics, aux espaces publics, ou aux interfaces techniques

d’accès à l’information. Cette accessibilité universelle impacte la conception architecturale et l’urbanisme, les transports, les outils de communication, les objets de la vie quotidienne…Le second objectif est fondé sur une conception déficitaire de la vieillesse, qui appelle prothèses et compensation. Il est particulièrement valorisé par le milieu biomédical. Son périmètre privilégié est celui du domicile. La « maison intelligente » devient ainsi le relais de l’hôpital ou du cabinet du médecin : elle enregistre et transmet des informations sur l’activité et l’état physiologique de ce qu’il convient bien de nommer le patient. Actuellement, ces dispositifs tendent progressivement à sortir du logement et accompagnent les personnes dans leurs mobilités. La téléassistance sort des murs et investit l’espace urbain.

UN NOUVEL ORDRE PROTECTIONNELSi, dans le contexte de l’après-guerre, le rapport Laroque6 faisait le constat de l’indigence d’une partie importante de la population âgée et de l’indignité de ses conditions d’existence, la transition démographique a désormais pour conséquence l’ébranlement des mécanismes inhérents à la protection sociale. Le vieillissement démographique a un coût pour la collectivité (dépenses de santé, retraites, allocation personnalisée d’autonomie - APA) qu’il convient de réduire. La figure qui domine les politiques de l’âge est désormais celle de la personne fragile ou dépendante, à laquelle s’ajoute celle de la personne isolée. En fait, la « dépendance », telle que définie pour bénéficier de l’APA, ne concernait en France métropolitaine, selon la DREES et au 1er janvier 2012, que 1,17 million de personnes soit 7,8 % des 60 ans ou plus. À l’horizon 2060, selon le scénario intermédiaire établi par le ministère des Affaires sociales, le nombre de personnes âgées dépendantes atteindrait 2,3 millions, soit 9,8 % des 60 ans et plus.L’objectif gouvernemental est désormais de faire reculer le seuil de l’espérance de vie sans incapacités et de rationaliser le soutien aux personnes confrontées à l’érosion de leurs capacités fonctionnelles ou en perte d’autonomie. Ce qui impose de progresser en matière de design universel du cadre de vie, de technologie de la vigilance et de l’autonomie, de médecine. Les dispositifs intelligents participent pleinement à cette conception d’un environnement protecteur : habitat adapté et intermédiaire, aménités urbaines accessibles. L’exposé

Parmi les secteurs  de la « silver économie »,  

les technologie dites  « de l’autonomie » occupent  

une place privilégiée

Page 60: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

60 no 394

des motifs de la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement déposée le 3 juin 2014 au Conseil des ministres abonde en ce sens.Néanmoins, la manière de concevoir ces dispositifs intelligents à l’échelle de la ville, du quartier, du logement est aussi révélatrice d’une modification importante d’un ordre protec-tionnel caractérisé, selon Didier Vrancken7, par des modalités d’actions plus décentralisées, territorialisées, individualisées, mises en œuvre par le biais de partenariats et de réseaux d’acteurs variables. Le profilage individualisé du parcours de vie et de santé, l’attention accordée au contexte de vie et à la biographie singulière de la personne âgée dans la définition d’une assistance, s’accompagne de l’exigence qu’elle soit partie prenante du gouvernement de sa conduite. Il s’agit bien pour elle d’anticiper de façon réflexive, de s’organiser, de définir un « projet de vie ». Cela suppose de modifier ses comportements, de s’équiper en conséquence, de choisir les bons produits, d’adapter les solutions choisies à ses moyens…La conjonction de la ville intelligente et des nouveaux paradigmes libéraux de la protection sociale induit la production d’un nouveau « dispositif de sécurité » au sens où l’entendait Michel Foucault8. Cette modalité adjoint au système disciplinaire – qui surveille, diagnostique et transforme les individus par la mobilisation d’un faisceau convergent de techniques et procédures – le nouvel impératif de la prévision, de l’anticipation, du calcul : toutes techniques permettant de gouverner la pluralité des individus. Les dispositifs intelligents et les modalités de traitement des big data permettent ainsi de rendre intelligibles les conduites et de les canaliser, tout en s’accommodant de la diversité et de l’inégalité croissante des situations./ Alice Rouyer

! S. Hefez, « Big Mama », Le 1, n° 10, 11 juin 1914.@ S. Pennec, F. Le Borgne-Uguen (dir.), Technologies urbaines, vieillis-se ments et handicaps, Rennes, coll. Recherche santé sociale, ENSP, 2005 ; V. Caradec, « Générations anciennes et technologies nouvelles », Gérontologie et société, numéro spécial, 2001, pp. 71-91 ; F. Bouchayer, C. Gorgeon, A. Rozenkier (dir.), Les Techniques de la vie quotidienne. Âges et usages, DREES, collection MiRe - CNAV, 2002.# C. Bernard, S. Hallal et J.-P. Nicolaï, La Silver Économie, une opportunité de croissance pour la France, Commissariat général à la stratégie et à la prospective, déc. 2013.$ La fragilité est définie comme un état de santé vulnérable dû à une réduction des réserves fonctionnelles des systèmes physiologiques de l’organisme.% Est considérée comme dépendante, selon la définition de l’INSEE, une personne qui a besoin d’aide pour accomplir les actes essentiels de la vie quotidienne (s’habiller, se déplacer, faire la cuisine…). La dépendance est mesurée, dans le cadre de l’allocation personnalisée autonomie (APA) par la grille AGGIR (Autonomie gérontologique groupe iso-ressources), grille nationale d’évaluation de la perte d’autonomie chez les personnes âgées de 60 ans ou plus.^ Le rapport Laroque fait suite à la mise en place par Pierre Laroque, en 1960, d’une Commission d’étude des problèmes de la vieillesse. La publication du rapport « Politique vieillesse », en 1962, a contribué à la mise en œuvre d’un plan « d’humanisation des hospices » et au déve-loppement du maintien à domicile.& D. Vrancken, Le nouvel ordre protectionnel. De la protection sociale à la sollicitude publique, Lyon, Parangon, 2010.* M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Seuil, réédition 2004.

Maison intelligente pour handicapés conçue par l’IUT de Blagnac (31)©

Éric

 Cab

anis

/AFP

 Imag

eFo

rum

Page 61: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

61 no 394

Àla fin des années 1990, le Canada a été le premier pays du Monde à installer l’Internet dans l’ensemble de ses écoles et bibliothèques publiques, se situant ainsi dans le peloton de tête des pays industrialisés

en termes de connexion numérique1. En 2013, il se retrouvait toutefois au 11e rang des 34 pays de l’OCDE en taux de pénétration des réseaux fixes à haut débit2, après avoir occupé la 6e place en 2005. Le fossé semble donc s’être creusé entre les populations d’usagers favorisés et défavorisés, en milieu urbain comme rural.

L’E-INTÉGRATION CANADIENNELancée en 1998, la stratégie « Un Canada branché » avait pour objectif de mener le pays au premier rang mondial en la matière ; sur cette lancée avait émergé le thème de l’accès aux TIC et de leur appropriation par les communautés défavorisées, qui s’était ensuite matérialisé dans un programme

d’accès communautaire (PAC). Ce PAC visait notamment à contribuer au développement du commerce électronique et à réduire le « fossé numérique ». Pendant une dizaine d’années, il a permis de construire un réseau national de centres d’accès communautaire à Internet (CACI) : lieux physiques offrant des ordinateurs connectés à l’Internet mais aussi concept pédagogique avec accompagnement et formations personnalisées. Cependant, malgré ses résultats positifs, il n’a pas été épargné par les politiques de réduction des dépenses publiques en matière de programmes sociaux : au printemps 2012, il a été aboli après dix-sept ans d’existence.Aujourd’hui, l’objectif gouvernemental d’un taux de pénétration similaire à celui du téléphone, c’est-à-dire de plus de 98 %, n’est toujours pas atteint : en 2012, près de deux ménages canadiens sur dix (17 %) n’avaient pas accès à Internet3. Conscientes de ces disparités, les autorités déploient leurs efforts pour tenter de les réduire mais les actions sont insuffisantes

/ Un Canada toujours branché ?

Après l’enthousiasme des débuts, que sont devenues les initiatives et politiques d’inclusion sociale par le numérique à Montréal ?

Par Ping Huang, docteure en études urbaines, Université du Québec à Montréal

©H

ero

 Imag

es/G

etty

Imag

es

Locaux d’une « entreprise créative »

Page 62: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

62 no 394

ou peu adaptées aux besoins, ne concernant souvent que l’infrastructure. Les technologies évoluant rapidement, il est indispensable pour les citoyens de les maîtriser et de se les approprier afin de contrecarrer ces nouvelles inégalités. Dans ce contexte émergent des organismes communautaires qui proposent des voies alternatives où les TIC, en tant que dispositifs visant l’inclusion, s’insèrent dans un répertoire d’actions collectives s’adressant à une population qui doit faire face à l’exclusion et à la pauvreté, telles les personnes âgées.En effet, un important clivage est constaté entre la jeune génération et l’ancienne dans la province du Québec : en 2012, 48,9 % des personnes âgées de soixante-cinq ans et plus naviguaient sur Internet contre 79,7 % pour l’ensemble des adultes4. Aussi des organismes communautaires se sont-ils implantés dans des quartiers défavorisés de Montréal, avec pour mission de démystifier l’informatique auprès des personnes âgées. Internet est ainsi vu comme un moyen de briser l’isolement social et d’améliorer la qualité de vie de ces dernières.

AIDER LES PERSONNES ÂGÉESVilleray - Saint-Michel - Parc-Extension est l’un des arron-dissements les plus défavorisés de Montréal. En 2006, le taux des personnes y vivant au-dessous du seuil de pauvreté après imposition s’élevait à 49,5 %. En 2011, on y comptait 17 735 personnes de 65 ans et plus, dont 6 085 vivaient seules5. C’est pourquoi un organisme à but non lucratif comme La Maison des grands-parents de Villeray6 se consacre à impliquer ces aînés auprès des jeunes générations à travers des activités de soutien scolaire ou d’aide aux jeunes mères de famille, afin de favoriser et valoriser la transmission et le partage d’expériences. De leur côté, les jeunes communiquent aux anciens leurs connaissances en informatique.« Des formations personnalisées sont possibles, du sur-mesure pour que les personnes âgées puissent aller à leur rythme sans trop difficulté et apprendre avec plaisir jour après jour. […] Il s’agit surtout de formations à la navigation sur Internet, à l’envoi

de courriels, à l’utilisation d’une imprimante, etc. […] Certains aînés veulent simplement acquérir le vocabulaire du numérique pour ne pas ressentir le clivage avec les jeunes générations. Lors d’un cours de quarante-cinq minutes, une dame m’a demandé : “C’est quoi un blog ? C’est Facebook ? J’entends ces mots tout le temps à la radio” » 7.Une des possibilités qu’offre l’usage d’Internet est la création

et l’entretien de liens sociaux. Les pratiques observées chez les personnes âgées, par exemple l’utilisation du courrier électronique et la possibilité d’y joindre des photos, des messageries instantanées, des vidéoconférences, etc. leur permettent de maintenir des contacts avec leurs familles et leurs proches ou même parfois de nouer de nouvelles relations.La métropole québécoise abrite d’ailleurs une importante commu nau té chinoise qui, d’après les statistiques socio-

économiques, vit mal. Le revenu moyen d’un membre de cette communauté est de 23 255 dollars contre 32 074 dollars pour la communauté locale8. Une part importante des aînés d’origine chinoise vivant seuls dans les logements sociaux du centre-ville, un organisme tel Service à la Famille chinoise

du Grand Montréal9 a lancé des démarches pour aller à leur rencontre et les accompagner dans une initiation à l’informatique. Trente-cinq pour cent des participants à ces formations sont des personnes d’environ quatre-vingt-cinq ans. Souvent, après quelques séances d’atelier, elles deviennent très interactives, acquièrent une autonomie et retrouvent confiance en elles-mêmes, améliorant ainsi leur capacité de s’exprimer et de (re)prendre leur place dans la société./ Ping Huang

! Le Canada avait par ailleurs expérimenté la télégraphie commerciale en 1846, le premier câble sous-marin nord-américain en 1852, le premier satellite géostationnaire non militaire en 1972, etc.@ En taux de pénétration des réseaux mobiles à haut débit, le pays se situait au 25e rang. Source : OECD Broadband Portal.# Statistiques Canada, 2012.$ NETendances, CEFRIO, 2012.% «Profil sociodémographique Villeray - Saint-Michel - Parc-Extension », Ville de Montréal, 2009 et 2014.^ http://www.mgpv.org& Entrevues, 2011.* Lors du recensement de 2006, 89,9 % des 91 900 personnes d’origine chinoise résidaient dans la région métropolitaine. Source : ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec, « Portrait statistique, de la population d’origine ethnique chinoise ».( www.famillechinoise.qc.ca

Les TIC s’insèrent dans un répertoire d’actions 

collectives à destination des exclus

©A

lain

 Le 

Bac

qu

er/P

ictu

reta

nk

Page 63: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

63 no 394

La société de l’information étant avant tout un « projet politique », il importe d’avoir une vision claire et une bonne compréhension des enjeux liés aux politiques publiques autour du numérique.

Au début des années 2000, alors que le Sénégal venait de changer de régime, le gouvernement nouvellement installé a fait montre d’une grande détermination à faire du secteur des télécommunications un pilier majeur de l’économie du pays. Cet engagement s’est traduit par l’élaboration d’un certain nombre de documents ayant pour but de structurer la vision du Sénégal sur les technologies de l’information et de la communication (TIC). Dans ce domaine, on trouve la Loi n° 2001-15 du 27 décembre 2001 portant le nouveau code des télécommunications et abrogeant celui de 1996 ; la lettre de politique sectorielle des télécommunications (2005) ; le document de Stratégie de croissance accélérée (2007) ; la Loi d’orientation sur la société de l’information, la Loi sur la protection des données à caractère personnel, la Loi sur les transactions électroniques et la Loi sur la cybercriminalité (2008). Puis, presque plus rien.

PEU D’IMPACT SUR LA VIE QUOTIDIENNEL’intérêt du changement de régime ne réside clairement pas dans la substitution d’un État libéral à un régime social-démocrate. Pas plus que dans une nouvelle vision qui serait en rupture avec celle qui l’a précédée car, en profondeur, les choix politiques du régime socialiste n’ont pas été remis en cause. L’intérêt de la période 2000-2012 dans l’histoire des TIC au Sénégal tient plutôt à deux facteurs remarquables.Le premier est que les TIC ont gagné davantage de place dans le discours et dans l’action politiques, comme en témoigne l’acte symbolique de la création, pour la première fois dans ce pays, d’un ministère de la Communication et des technologies de l’information (février 2001). Deuxième facteur : le Sénégal s’est positionné sur la scène internationale, mais avec l’image contrastée d’un « géant au pied d’argile » avançant résolument vers la société de l’information. Le président Abdoulaye Wade initie des programmes d’envergure régionale et mondiale, dont les plus importants sont en lien avec le nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) et la solidarité numérique (proposition de création d’un Fonds de solidarité numérique lors de la PrepCom 2 qui s’est tenue du 17 au 25 février 2003 à Genève).Les réalisations pouvant être attribuées à la politique de l’État sénégalais en matière de promotion de l’utilisation des TIC

/ Le modèle sénégalaisAlors que le concept de smart city ou ville intelligente fait florès à travers le monde, notamment dans les pays du Nord, il semble

avoir du mal à s’implanter au Sénégal. Pourtant…Par Ibrahima Sylla, docteur en géographie

©Y

. So

ula

bai

lle/

Urb

a Im

ages

Page 64: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

64 no 394

restent symboliquement considérables, même s’il est difficile de faire un rapprochement avec la ville intelligente. En effet, on a assisté à un renouvellement et un renforcement du dispositif informatique de divers services de l’État : refonte des sites web ministériels ; installation d’un intranet gouvernemental ; création de cartes d’identité et d’électeur numériques ; mise en service d’un portail Internet consacré à l’information sur les démarches administratives. Bien que ces différentes actions aient marqué la vie des citoyens en introduisant un certain nombre de changements, elles n’ont eu que très peu d’impacts sur leur vécu quotidien. Plusieurs études ont d’ailleurs mis en évidence le caractère limité de ces projets et le faible niveau d’appropriation des outils mis en place.

IMPLIQUER LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

En raison d’une compilation de politiques dénuées de stratégie clairement définie quant au numérique, l’action publique, qui est supposée impulser une dynamique d’utilisation des TIC dans le cadre des villes intelligentes, est restée finalement inefficace. À l’analyse, elle semble même tributaire de la figure d’Abdoulaye Wade, qui a fait preuve de grandes capacités d’initiatives dans le domaine des TIC et de la société de l’information. Toutefois, ni lui-même (notamment durant les quatre dernières années de son mandat présidentiel), ni les membres du régime installés à son départ ne sont parvenus à mettre en place les conditions de l’émergence de véritables villes intelligentes comme piliers des stratégies de développement urbain.Le rôle des collectivités ne pourra sans doute pas être occulté dans ce processus de transformation structurelle et fonc-tionnelle envisageable des villes sénégalaises. Leur absence remarquée dans la formulation de la vision nationale sur les TIC a eu pour effet une stagnation de l’innovation au niveau des démembrements de l’État. Les projets réalisés à l’échelle des collectivités ont été, dans la majorité des cas, initiés de

l’extérieur par des partenaires aux logiques d’intervention pas toujours adaptées aux réalités locales. Un cas bien connu est celui des systèmes d’information populaire (SIP) mis en place à partir de 1997 dans plus d’une vingtaine de collectivités à l’échelle nationale. Le caractère précoce de ce projet (à l’époque, le Sénégal était connecté officiellement à Internet depuis juste un an), la nature de l’initiative, la forte médiatisation dont elle a fait l’objet à l’international et la timidité des résultats enregistrés sur le plan social donnent raison aux analystes qui soupçonnaient dans ce projet un effet de mode. L’initiative Villes Internet Afrique qui a été lancée en 2007 par les acteurs du programme eAtlas Francophone de l’Afrique de l’Ouest illustre également les difficultés à structurer, de façon isolée de l’action publique centrale, une dynamique d’appropriation durable des TIC pour la gouvernance des villes.

DES MUTATIONS AUX ALLURES D’OPPORTUNITÉS

Les statistiques nationales relatives aux TIC révèlent toutefois une forte progression de l’appropriation et de l’usage de ces outils par la population. Le téléphone mobile, en particulier, ouvre de larges perspectives en raison de son niveau avancé de développement (taux de pénétration de 103,67 % en mars 2014) et de sa prédisposition à soutenir la création et la fourniture de services de communication dans un contexte

social profondément marqué par l’oralité. Il importe d’ailleurs d’insister sur quelques facteurs à même d’influer sur l’évolution des usages du numérique dans la ville. Le Sénégal s’est engagé dans une dyna-mique de « communalisation intégrale » avec la nouvelle réforme politique dite « acte III » de la décentralisation. Tel que

stipulé dans les textes, les territoires jadis constitués par les communautés rurales deviennent des communes. Une telle évolution entraîne l’apparition de nouvelles demandes vis-à-vis des services publics, aussi bien en termes de production de ces services que de leur mode de délivrance. Par conséquent,

l’utilisation des TIC pour répondre à ces nouvelles exigences demeure un défi que le pouvoir public ne peut manquer de relever.En définitive, au regard de la disponibilité des TIC et du contexte relativement propice, la création de villes intelligentes semble réaliste, du moins dans certaines régions comme celles de Dakar, Thiès, Kaolack et Saint-Louis. Il est certes à craindre que l’analphabétisme des populations, l’insuffisant niveau d’accessibilité technique et financière des TIC ainsi que les coupures d’électricité freinent encore l’épanouissement du numérique. Mais le succès des services de transfert d’argent à l’échelle du pays pourrait aussi montrer qu’il est non seulement possible de produire du service public par les mêmes canaux, mais que l’on peut aussi amener les populations, notamment les citadins, à s’approprier durablement ces dynamiques d’innovation. S’il n’est plus utopique de payer ses factures de service via des terminaux mobiles ou par Internet, il ne devrait pas l’être non plus de formuler voire d’accomplir des procédures dématérialisées. De toute évidence, l’État et les citoyens ont tout à gagner dans ces processus./ Ibrahima Sylla

La création de villes intelligentes semble réaliste, 

du moins dans certaines régions comme celles  

de Dakar, Thiès, Kaolack et Saint-Louis

©N

ico

las 

Th

ibau

t/PH

OTO

NO

NST

OP/

AFP

L’opérateur Tigo à Dakar

Page 65: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

65 no 394

 Il semble que la ville intelligente soit devenue le modèle de développement technique et urbain susceptible, au moins dans le discours, de rendre les métropoles plus durables, plus démocratiques, plus fluides, moins

engorgées… en un mot : « optimisées ». L’optimisation, cela signifierait tout d’abord la fin des dysfonctionnements propres à la ville moderne dont les infrastructures techniques ont atteint un niveau de croissance critique entraînant la production d’externalités négatives qui remettent en cause la dépendance à ces infrastructures2 . Ainsi le gaspillage d’énergie, la pollution automobile liée aux embouteillages, la raréfaction des ressources hydriques, etc. L’intégration de capteurs aux réseaux traditionnels, le traitement massif de données ainsi que l’information en temps réel font partie des technologies qui participeraient à une meilleure gestion des systèmes urbains. La ville se verrait alors revêtue de ce que Rabari et Storper ont appelé une « peau digitale » (digital skin)3 capable de connecter tous les éléments, tous les individus les uns aux autres, afin de mieux les connaître et de mieux les maîtriser. La dimension « connective » de l’optimisation indique que ce terme recouvrerait également l’idée d’une meilleure transmission de l’information des services urbains aux citoyens, mais aussi des citoyens aux services urbains. Cela se traduirait par l’essor de l’e-administration, ainsi que par l’usage de plates-formes numériques comme FixMyStreet, permettant aux citoyens de relayer et de géolocaliser en temps réel via l’application idoine les dégradations de l’environnement urbain. L’organisation centralisée et pyramidale des services se verrait subvertie au profit d’un rôle plus grand laissé aux usagers de la ville. L’intelligence en milieu urbain aurait pour conséquence politique l’avènement d’une démocratie horizontale dans laquelle chacun pourra interpeller la puissance publique, et on peut supposer que cela entraînerait également une plus grande transparence de l’action publique.Dans la grammaire des futurs urbains4, l’évolution urbaine induite par la ville intelligente semble répondre à trois enjeux majeurs affectant actuellement les villes : l’enjeu écologique ; l’enjeu de gouvernance des infrastructures techniques vieillis-santes ; l’enjeu démocratique.Ce que l’adjectif « intelligent » promet dans nombre de discours, que ce soit celui des acteurs industriels comme IBM qui font leur entrée sur le marché de la ville5, celui des acteurs historiques comme Veolia, Suez environnement et Bouygues (dont la branche Bouygues Energie et services

propose, à partir des questions énergétiques, de déployer des solutions « smart » à l’échelle de la ville), ou encore celui des acteurs publics comme le Grand Lyon (qui a mis en place une « stratégie Smart City »), c’est aussi bien une résolution des problèmes pluriséculaires de la cité (la ville sera mieux gérée et le citoyen sera plus écouté) que la prise en compte d’enjeux actuels comme le réchauffement climatique.

VILLE INTELLIGENTE : LES MOTS ET LA CHOSE

Il est probable que cette façon de présenter ce modèle urbain trahisse une confiance immodérée dans les solutions techniques, ainsi qu’un utopisme laissant croire à la possibilité d’un avenir urbain radieux grâce auquel la ville aura abandonné tout ce qui menace de la conduire vers les pires dystopies. Nous avons développé au PUCA une approche critique de cette rhétorique qui a fait de la ville intelligente un lieu commun de l’utopisme.Jouons un instant sur les mots. L’utopie, qui signifie

/ Quand le PUCA enquêteLe PUCA1, organisme incitatif de recherche et d’expérimentation

commun au ministère de l’Écologie et au ministère de l’Égalité des territoires et du logement, organise un cycle de rencontres

sur « la ville intelligente ». Eléments de problématiques.Par François Ménard, chargé de mission au PUCA, et Jean Daniélou, chercheur associé au PUCA

©Pe

tro

vich

9/G

etty

 Imag

es

Page 66: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

66 no 394

étymologiquement « en aucun lieu », désigne un espace imaginaire où règne un gouvernement idéal. Cette représen-tation d’une idéalité attendue, qui s’élaborerait dans un futur possible, est devenue une figure récurrente dans les discours s’attachant à décrire l’avenir des villes. Autrement dit, c’est un lieu commun, un topo, que d’en appeler à ce lieu sans lieu. Notre intention première est d’extraire le syntagme « ville intelligente » de cette topique, afin de lui donner un autre lieu qui est celui de l’enquête sur sa constitution matérielle.Dans notre premier travail de synthèse intitulé « L’art d’augmenter les villes, (pour) une enquête sur la ville intelligente », nous avons cherché à décrypter le sens de l’adjectif « intelligent ». Il s’agissait à ce moment, pour nous, de renverser l’approche unilatérale de cette question (quels sont les enjeux socio-économiques et les promesses politiques apportés par l’intégration des technologies de l’information et de la communication à tous les niveaux de granularité de l’espace urbain ?), dans le but de montrer que la base matérielle de la ville se transformait radicalement, et que c’était en prenant en compte ce phé-nomène qu’il serait possible de comprendre ultérieurement ses implications sociopolitiques. Nous avons donc tenté d’analyser l’essor du rôle des TIC dans l’organisation physique de l’espace urbain, et avons identifié l’informatique pervasive comme l’élément qui, dans l’histoire des techniques, a été la condition de possibilité d’une informatisation d’un système aussi vaste que celui de la ville.Le concept d’informatique pervasive, parfois appelée infor matique ubiquitaire, est une modalité d’évolution de l’informatique décrite par Mark Weiser dans son article séminal intitulé « The Computer for the 21st Century »6. La principale caractéristique de l’informatique pervasive est la multiplication d’ordinateurs embarqués et fondus dans l’environnement quotidien dont la faculté est de réagir aux altérations de cet environnement, sans

UN CYCLE DE RENCONTRES

Animé par François Ménard, chargé de mission au PUCA, et par Jean Daniélou, auteur d’un précédent rapport pour le Commissariat général au développement durable sur les acteurs de la smart city, ce cycle de rencontres a pour objet de débattre d’un certain nombre d’enjeux inscrits en filigrane dans le syntagme « ville intelligente » : non les formes de l’intelligence urbaine, non pas la perspective lointaine d’une ville automatisée, mais bien de ce qui, sous cette formule, se déploie sous nos yeux. Ouvert aux chercheurs, aux acteurs de la production urbaine, aux experts et aux entreprises, ni promotionnel, ni dénonciateur, ce séminaire entend être un lieu d’échange préfigurant de possibles axes de recherche pour les années à venir. Son programme est structuré autour de cinq journées, de juillet à décembre 2014. Séance introductive : « Qu’est-ce que la ville intelligente ? ». Quatre séances suivantes : « La smart city : consécration ou disparition de la ville des réseaux ? », « La ville intelligente est-elle soluble dans le développement durable ? », « Gouverner la ville par les données. Des usages démocratiques de l’urban data », « Interstices et terminaisons : la condition locale dans la ville intelligente ».

que cela ne nécessite de la part des utilisateurs une action spécifique. L’adjectif « intelligent » est un dérivé de ce tournant de l’informatique, qui ne fait donc pas tant référence à une quelconque faculté cognitive qu’à l’« intelligence ambiante », extension conceptuelle de la notion d’informatique pervasive insistant sur les facultés de réaction des objets informatisés peuplant l’environnement physique. Ainsi conçue, la ville intelligente se révèle être un processus sociotechnique dont les premières réalisations matérielles sont effectives, comme

peuvent en témoigner la croissance de l’Internet des objets (le MtoM par exemple), la multiplication des applications sur les smartphones, les smart grids, et l’émergence des tableaux de commande et de contrôle (dash board) dans la conduite des infrastructures. Loin d’être une utopie, nous pensons que la ville intelligente est

une logique d’urbanisation technologique déjà enclenchée et dont l’évolution doit être soigneusement auscultée afin de dessiner à l’avance quels en seront les principaux enjeux de gouvernance./ Jean Daniélou et François Ménard

! Plan urbanisme construction architecture.@ Gabriel Dupuy, « Entretien », in « L’art d’augmenter les villes », 2013 (téléchargeable sur le site du PUCA), p. 30.# Chirag Rabari, Michael Storper, « The Digital Skin of The City », in « Working Papers du Programme Villes & Territoires », Sciences Po, janv. 2013.$ Jean Daniélou et François Ménard, « L’art d’augmenter les villes », 2013, p. 5.% La vision stratégique d’IBM est délivrée dans le document « Des villes plus intelligentes pour une planète plus intelligente : apporter une croissance et une prospérité durables par une utilisation stratégique de la technologie ».^ Mark Weiser « The computer for the 21st Century », Scientific American, vol. 265, n° 3, sept. 1991, pp. 94-104.

rp.urbanisme.equipement.gouv.fr/puca/

La ville intelligente se révèle être un processus sociotechnique dont les premières réalisations 

matérielles sont effectives

©Ph

ilip

pe 

Lop

par

elli

/Ten

dan

ce F

lou

e

Page 67: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

67 no 394

 Les technologies d’information et de communication (TIC) sont emballantes ! Dans le sens d’enthousiasmantes, pleines de promesses et même quasi magiques pour ceux qui les expérimentent pour la première fois. Leur

capacité à faciliter la vie, à permettre une meilleure gestion du temps et planification des déplacements, à réguler les flux et à répondre avec plus d’agilité aux contraintes urbaines n’est plus à démontrer. Mais, comme un cheval qui s’emballe, leur développement va manifestement beaucoup plus vite que la réflexion sur leurs effets sociaux. Le danger réside en ce qu’elles risquent de rendre irréversibles des situations non voulues ou non prévues, dont on aura ensuite à pâtir dans notre quotidien et dont il faudra payer l’amendement au prix

fort. Il est donc indispensable de s’interroger sur ce qu’elles peuvent nous enlever si on les maîtrise mal.

INSTRUMENTALISATION DU RÉEL ET PERTE DU SENSIBLE URBAIN

Les TIC appliquées à l’urbain sont des outils de facilicitation du quotidien, synonymes d’économie de temps et d’énergie. Les technologies de géolocalisation et de Near Field Communication, d’informatique ambiante invisible et omniprésente, nous ont, en l’espace d’une décennie, introduits dans un monde où il est possible d’être constamment informé sur ce qui nous entoure. La réalité s’en trouve ainsi « augmentée ». Mais augmentée de quoi ? Notre proximité est constamment « sous-titrée »

/ Les dangers d’une logique instrumentale

Réalité augmentée ? Augmentée de quoi ? Et, du même coup, diminuée de quoi ? C’est à cette question et à d’autres tout aussi

cruciales que Francis Jauréguiberry, professeur de sociologie à l’Université de Pau, apporte ses réponses et met en garde.

©A

lain

 So

ldev

ille

/Pic

ture

tan

k

Visite audio-guidée au Rijksmuseum

d’Amsterdam

Page 68: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

DOSSIER/ Villes numériques, villes intelligentes ?

68 no 394

d’informations qui sont, pour l’heure et dans l’écrasante majorité des cas, de type utilitaire et fonctionnel.Il est à craindre que l’espace urbain en vienne à être vécu comme simple ensemble fonctionnel qu’il s’agit d’utiliser ou de consommer au mieux. Notre rapport à la ville devient certes plus efficace et rentable mais risque aussi de s’en trouver définitivement désenchanté. Y aura-t-il des lieux et des endroits dont on pourra encore faire l’expérience à partir de nos seuls sens, de notre propre sensibilité, subjectivité et intériorité, de façon non assistée ? Sera-t-il encore possible de flâner, de s’arrêter, de se perdre et même de prendre la direction d’un embouteillage sans paraître pour cela décalé voire incivique ?Car c’est une chose d’arriver dans un lieu, ou face à une peinture ou une sculpture, d’en faire une expérience sensible, subjective et pourquoi pas poétique à partir de sa propre intériorité – quitte à, dans un second temps, chercher à en savoir plus sur tel ou tel point précis – et c’en est une autre de n’aborder ce lieu ou objet qu’à travers le prisme des informations de type encyclopédique ou pratique délivrées par un smartphone. Ce phénomène est déjà parfaitement repérable dans certains musées et sites touristiques où la majorité des visiteurs se déplacent avec un audio-guide : ils regardent en fonction de ce qu’ils entendent et ne s’intéressent qu’à ce qui est signalé comme remarquable, passant à autre chose dès que les commentaires cessent. Dans un monde où il faut aller à l’essentiel et vite, on risque de ne voir que ce qui aura été sélectionné en amont comme « remarquable » ou « bénéfique ». Or il y a encore des lieux que l’on fréquente pour leur ambiance, la qualité qu’on leur prête, l’émotion qu’ils peuvent susciter ou l’imprévu qu’ils permettent. Il s’agit là d’une alchimie étrange et fragile. Il ne faudrait pas que

cette atmosphère soit vidée de son âme par une approche instrumentale et utilitaire.Il n’est évidemment pas question de poser les TIC comme porteuses d’une seule logique visant à l’instrumentalisation du monde. Certaines applications permettent de découvrir des sites sous des aspects inédits, ludiques ou poétiques, tout comme des associations se sont emparées de ces nouvelles possibilités de mettre en relation lieux et habitants pour susciter des formes de connaissance et de solidarité inédites. Mais force est de reconnaître que, pour l’instant et dans l’expérience de la ville intelligente, la logique instrumentale et utilitaire l’emporte. Un nouvel équilibre est sans doute à

trouver dans un mélange où l’on pourrait profiter du savoir et de l’utile sans se couper du sensible et du subjectif.Appliquant cette problématique à l’aména-gement des espaces publics, les collectivités

locales doivent tout faire pour rendre leurs services à la fois géolocalisables et disponibles de façon ubiquitaire aux usagers. Pouvoir suivre en temps réel les flux et les dynamiques urbaines afin de mieux s’y orienter et de pouvoir en profiter davantage devient une exigence de base. Mais, en faisant cela, les collectivités ne doivent pas perdre de vue qu’une ville, un quartier ou un lieu n’est pas seulement un ensemble de services, mais aussi, et parfois surtout, une ambiance, des lieux d’improvisation où le lien social doit se donner à voir. Ce qui veut dire que les services, applications et ressources transitant par les TIC doivent composer avec les lieux, leurs singularités, leurs originalités et leurs personnalités.Le danger techniciste réside dans le fait de penser que, plus l’environnement sera technique, plus il y aura d’informations et de services en ligne, mieux ce sera. On sait pourtant déjà, au plan professionnel, que la surabondance d’informations rend

Pour l’instant,  la logique instrumentale  

et utilitaire l’emporte

©Jo

an B

ard

elet

ti /

Pict

ure

tan

k

Écran du système de vidéo-surveillance

d’un village du Var (40 habitants)

Page 69: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Villes numériques, villes intelligentes ? /DOSSIER

69 no 394

impossible leur traitement efficace, peut se muer en bruit et conduire à des situations de stress. Et qu’au niveau privé, la peur de ne pas être sur le bon réseau au bon moment et de perdre ainsi une opportunité est aussi productrice d’inquiétudes pouvant conduire à certaines conduites pathologiques. La question est donc de savoir quels types d’infrastructures informationnelles les responsables politiques des villes vont programmer et dans quelle mesure. Ils peuvent (comme c’est presque toujours le cas actuellement) les confier à des cabinets d’experts, ceux-ci vendant des services clé en main. Les décisions appartiennent alors à des techniciens dont la logique n’est pas toujours celle des utilisateurs ou spécialement ouverte à la participation citoyenne. Ces services pourraient pourtant être mis en place de façon collaborative, à partir des attentes et des expériences des usagers. S’ouvrirait ainsi un énorme chantier d’écoute, de participations croisées et de mise en design de la réflexivité citadine. Si tel était le cas, des débats et pourquoi pas des luttes auraient toute chance d’avoir lieu, la mise en place de nouveaux environnements devenant un véritable enjeu social, politique et culturel.

DÉCONNEXION VOLONTAIRE ET ANONYMAT URBAIN

L’inégalité vis-à-vis des TIC a d’abord été pensée en termes d’accès ou non aux équipements et connexions. La notion de fracture numérique, telle qu’elle fut majoritairement exposée dans les années 1990, renvoie donc exclusivement à un problème technique, avec des info-riches et des info-pauvres.La lutte contre cette inégalité s’est muée en enjeu des politiques d’aménagement territorial. Il est révélateur d’observer comment, par exemple en France à la fin des années 1990, régions et départements se sont battus pour avoir les meilleurs taux de connexion et d’équipement. Derrière le droit à l’accès au nom d’un principe d’égalité, une volonté de puissance est toutefois clairement discernable : pour ses dirigeants, un territoire mal connecté risque en effet de rester en arrière, de se couper des courants mondiaux, de se transformer en péninsule éloignée. Une pleine intégration, tant économique que sociale et culturelle, nécessite une innervation du territoire la plus fine possible par les réseaux le plus performants.Dès le début des années 2000, une catégorisation beaucoup plus fine et segmentée en termes d’inégalités d’usages et d’appropriation apparaît dans nombre d’études de terrain. L’idée transversale est que la capacité des individus à s’approprier les TIC dépend non seulement de leur capital économique, mais aussi de leur capital culturel et cognitif. Selon les études menées, ce sont plutôt le capital culturel et scolaire, le savoir-faire et les compétences techniques ou encore le milieu social et les réseaux de sociabilité qui sont mis en avant pour mesurer les disparités discriminantes. Il y a ceux capables de chercher une information adéquate en fonction de leurs besoins et attentes, de la traiter, de lui donner du sens et de la hiérarchiser, et ceux qui n’ont pas les moyens d’y parvenir.Mais rien n’est dit sur une forme particulière de non-usage : la déconnexion volontaire. Rarement totale, cette déconnexion est plutôt segmentée et partielle. Elle semble se développer au fur et à mesure que l’idéal de la société de l’information (tout le monde constamment connecté) semble plus proche.

Nos recherches montrent qu’elle concerne des personnes qui ne sont ni en difficulté économique (majoritairement couches moyennes et supérieures), ni culturellement marginalisées (elles possèdent un diplôme, un emploi et ont des activités sportives ou culturelles) ni en déficit cognitif face aux technologies (elles les manipulent depuis des mois ou des années). Il est donc hors de question de les classer parmi les retardataires ou les réfractaires au progrès. Au contraire, il s’agit la plupart du temps de personnes parfaitement intégrées, très connectées et sachant parfaitement utiliser ces technologies, qui rejettent les excès de cette mise en connexion généralisée et décident d’en limiter les effets négatifs.Les thèmes mis en avant par ces usagers attentifs sont ceux de l’anonymat, de la confidentialité et du droit à ne pas être géolocalisé. Des territoires peuvent avoir un degré de réflexivité fort en récoltant en temps réel certaines données (places de parking libres, stocks de vélos en libre accès, zones rouges en termes d’embouteillages, taux de pollution, etc.) qui ne sont que la somme des traces numériques laissées par les usagers et computées grâce à des systèmes experts. Il existe d’ores et déjà des applications remarquables en la matière dans plusieurs villes. Mais cette nouvelle intelligence urbaine pose une double question : celle de la préservation de l’anonymat et de la participation volontaire de chacun.Les technologies doivent pouvoir être déconnectées, au moins de façon individuelle, sans mettre pour cela les personnes en danger et sans conséquence désastreuse. Dans une automobile, la possibilité de déconnecter le système de conduite assistée est obligatoire. Il s’agit d’un principe de précaution élémentaire. De la même façon, le taux d’intrusion

des TIC doit pouvoir être contrôlé par les usagers, en particulier dans la collecte des données personnelles. Celui qui, dans une ville collaborative ou intelligente, décide de se passer de ces technologies ou plutôt de certains de leurs services doit pouvoir continuer à pratiquer la ville sans dommage et sans être assimilé à un paria. Dans un environnement sécuritaire

ou très tendu de lutte, contre le terrorisme par exemple, on peut aussi imaginer qu’un refus à être géolocalisé ne soit pas interprété comme un acte suspect. Face aux exigences collectives, l’autonomie individuelle doit être sans cesse rappelée et défendue.Le droit de ne pas avoir à décliner où l’on est (locational privacy), les endroits que l’on fréquente, ce qu’on y fait – à moins d’enquête policière ordonnée par un juge après délit – est fondamental. Cela implique une opacité sur laquelle se fonde à la fois le grand jeu social de l’urbain, la distinction du privé et du public ainsi que la liberté individuelle, y compris le droit à la dissimulation. La transparence à laquelle peuvent conduire les technologies de géolocalisation et de localisation des activités représente un indéniable danger. L’imprécision et l’opacité sont indispensables. Dans notre société de risques, ceux liés au détournement des données, à leur stockage non autorisé et à leur exploitation à des fins commerciales ou de surveillance sont grands. Face à ces risques, des principes éthiques, politiques et organisationnels régissant ces dispositifs doivent être clairement explicités de façon à ce que les utilisateurs puissent en rester maîtres… même si l’on sait que cette capacité de contrôle est socialement très inégalement répartie./ Francis Jauréguiberry

Cette nouvelle intelligence urbaine pose une double 

question : celle de la préservation de l’anonymat  

et de la participation volontaire de chacun

Page 70: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

70no 394

L’INVITÉ

©C

arla

 Pin

illa

/El M

ercu

rio

Page 71: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

71no 394

/ David ManginGrand Prix de l’urbanisme 2008, auteur de plusieurs ouvrages

de référence, en particulier La Ville franchisée, David Mangin affiche un parcours de praticien, d’enseignant et de chercheur, en France

comme à l’étranger. Ce qui le rapproche de Rem Koolhaas avec lequel il partage l’intérêt pour la production de masse, l’urbanisme commercial, la fabrication

des mégapoles contemporaines, de Shenzhen au Grand Paris.

Où êtes-vous né ?David Mangin/ Je suis né à Paris. J’ai fait des études classiques dans les « bons lycées » parisiens. Après mon Bac, j’ai perdu une année à suivre les cours de maths sup, ce qui ne m’a pas passionné outre mesure car nous avons refait pour la vingtième fois la théorie des ensembles. C’était la mode de l’époque.

Les paysages de votre enfance étaient-ils uniquement parisiens ou avez-vous aussi   un ancrage en Province ?D. M./ J’ai toujours habité à Paris et travaillé dans la région. Mes parents habitaient rive gauche, je me suis ensuite installé rive droite et j’ai habité plusieurs arron-dissements différents. J’ai beaucoup marché dans Paris, au point que je ne le vois plus.

Quand avez-vous commencé vos études d’architecture ?D. M./ Après Mai-68, à l’école de Versailles. J’ai pu dialoguer, successivement, avec Philippe Panerai, Jean Castex et Jean-Charles Depaule, les trois auteurs de Formes urbaines, de l’îlot à la barre, qui étaient les grands passeurs de la pensée italienne, de l’analyse urbaine et de la sociologie de l’habitat. Sur leurs conseils, j’ai quitté l’école de Versailles pour aller à Paris-Belleville, où j’ai reçu l’enseignement de Bernard Huet et de ses épigones.Ensuite, j’ai fait mon service de coopération en Algérie, période qui a correspondu à un grand malentendu. Comme Bernard Huet était un admirateur de la ville arabo-musulmane, un certain nombre de ses élèves sont partis étudier les villes du Maghreb, en Tunisie notamment ; un autre groupe était allé en Algérie.J’ai été affecté à l’Université de Constantine, après l’Indé-pendance, à l’ère Boumédiène. C’était la grande période des villages socialistes et des grands ensembles de préfa-briqué lourd. Ces quelques professeurs français essayaient d’expliquer que la ville arabe avec ses cours et son tissu dense était bien plus intéressante que les solutions architecturales et urbaines françaises de l’après-guerre. Ce discours était assez mal reçu par les « progressistes » du FLN qui dirigeaient l’école. Nous nous sommes aussi

aperçus que seul un petit noyau trouvait tout à fait intéressantes les thèses sur la ville arabo-musulmane : c’était les futurs fondamentalistes islamistes. Après ce malentendu, ou contre-pied, je me suis réfugié dans les cours d’histoire…

Qu’avez-vous pensé de Constantine ?D. M./ Constantine est un site formidable, avec son université conçue par Oscar Niemeyer sur une butte, comme un Parthénon, à l’emplacement d’un ancien cimetière musulman. Cette faculté est magnifique : une ligne, une tour, un porte-à-faux. Mais les malheureux étudiants devaient s’y rendre à pied dans la boue parce qu’il n’y avait pas de bus. Et la tour avait été investie par une bureaucratie que l’on n’imagine pas, avec un planton posté tous les dix mètres. Tout le monde était très fier de ce monument, inaccessible à l’époque, mais sans doute pas l’école d’architecture, qui s’était réfugiée dans l’ancienne ville.Cependant, Niemeyer est venu faire une conférence à Constantine à la Casbah où était l’école. Les étudiants se sont arraché ses croquis sur le paperboard. Ils ont ensuite posé tous ensemble comme une équipe de foot, avec le petit gabarit de Niemeyer au milieu. Il doit exister quelque part une batterie de ces photos, qui montrent bien ce qu’est une star de l’architecture.

Vous êtes ensuite passé à la pratique architecturale ?D. M./ De retour en France, j’ai travaillé trois ans à l’AUA, chez Henri Ciriani, avec Vincent Sabatier. Ciriani venait de réaliser l’ensemble de logements de la Noiseraie à Marne-la-Vallée, qui a été une petite « bombe », un peu comme l’îlot les Hautes Formes de Christian de Portzamparc. Ce retour à la ligne droite, la fin de la mégastructure pour revenir à des bâtiments très ordonnés et rigoureux positionnés par rapport aux rues a été un tournant.Lors de ma formation en architecture à Versailles et à Belleville, j’avais privilégié les options urbaines. Ces trois ans proches de Ciriani m’ont permis, au bout du compte, avec ce dialogue quotidien et généreux à l’AUA de l’époque, d’avoir une formation assez complète.

Page 72: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

L’INVITÉ/ David Mangin

72no 394

 Puis vous devenez enseignant ?D. M./ Après trois ans à l’AUA, j’ai voulu faire une pause et je me suis tourné vers l’enseignement. Car si les salariés de l’AUA avaient gardé l’esprit collectif et pluridisciplinaire des débuts, les patrons étaient depuis plusieurs années en train de tracer leur propre chemin et l’AUA s’était transformée en une juxtaposition d’agences. J’ai aussi commencé à m’apercevoir que j’aimais bien écrire des livres et qu’il fallait les faire directement, sans passer par les programmes de recherche trop lourds à gérer. Avec Philippe Panerai, nous avons réalisé ce petit manuel sur la fabrique du tissu urbain qui s’appelle Projet urbain, et je me suis fortement investi dans l’enseignement et le projet politique des « Ateliers publics ».Dans le cadre de l’école, nous avons fait un projet pour Blois, avec notamment François Decoster de l’AUC, étudiant à l’époque, pour Jack Lang qui, ministre de la Culture, était devenu le maire de cette ville. Via Patrick Bouchain, nous avions proposé l’idée d’Ateliers publics d’architecture et d’urbanisme. C’était en 1981. À plusieurs, nous avons fondé un mouvement pour ces Ateliers publics, qui étaient inscrits dans le programme du Parti socialiste. Nous pensions qu’avec la décentralisation, les villes auraient plus de choses à faire et qu’il fallait peut-être aller travailler dans leurs structures. Nous nous sommes donné beaucoup de mal et nous avons sillonné la France pour monter des débats sur cette question, en prenant notamment l’exemple anglais. Puis, en 1983, il y a eu le virage de la rigueur, et le ministre de l’époque, sous la pression notamment des architectes libéraux, même de gauche, a dit qu’il ne ferait rien. Le clivage portait sur notre demande d’une part de maîtrise d’œuvre à l’intérieur des Ateliers publics. Évidemment, c’était un point d’achoppement avec le monopole d’un architecte formé prioritairement à la profession libérale.

À travers Banlieues 89, le pouvoir politique permettait aussi à beaucoup d’architectes   de faire des petits projets.D. M./ Banlieues 89 a été l’émergence médiatique de la question des banlieues, qui existait bien avant, notamment dans les écoles depuis 68. Il y a eu des divergences entre Ateliers publics et Banlieues 89. Nous avons à un moment donné essayé de faire alliance, mais la personnalité de Roland Castro le menait plutôt à un dialogue personnel avec le pouvoir. De plus, nous avancions avec une doc-trine assez structurée sur la notion de projet urbain qui ressuscitait de vieilles querelles, issues des scissions de l’Atelier Arretche notamment.Dans l’esprit de Banlieues 89, « faire des coups », répondre à des concours d’idées pouvait avoir son utilité péda-gogique, mais, avec les Ateliers publics, nous voulions effectuer un travail de fond, de longue haleine, sur les espaces publics, sur les infrastructures, etc. D’ailleurs, peu de projets sont sortis de Banlieues 89, ou seulement sur les grands ensembles. Nous réfléchissions à une plus vaste échelle, nous nous intéressions aux villes dans leur ensemble, pas seulement à leurs banlieues. Nous tra vaillions vraiment dans la perspective de la décentralisation et du périurbain naissant.

Et la SEURA ?D. M./ J’ai rejoint la SEURA au milieu des années 1990. C’était à l’époque une petite agence fondée par Alain Payeur et Philippe Panerai, rejoints ensuite par Florence Bougnoux et Jean-Marc Fritz. Nous avons commencé à répondre à des concours, nous avons gagné celui de Richard Lenoir puis des concours de projets urbains de plus en plus importants, jusqu’aux Halles en 2004. Entre-temps Philippe Panerai était parti fonder sa propre agence.L’année 2004, c’est celle du concours des Halles mais aussi de la sortie de La Ville franchisée.

Mais vous êtes resté enseignant…D. M./ Parallèlement, voulant « comprendre pour agir », selon la formule de Germaine Tillion, et continuer à ensei-gner, je me suis mis à réfléchir à la ville contemporaine.

Notamment parce que j’éprouvais une grande frustration à ne pas comprendre comment fonctionnait ce qu’on appelait alors la « ville émer-gente ». Je lisais bien de temps en temps ce qui était publié sur ce thème mais cela ne donnait pas beaucoup de clés sur les mécanismes réels.

Entre d’un côté les sciences humaines, l’économie ou les spécialistes comme François Ascher qui ont milité pour prendre en compte l’élargissement des modes de vie et des modes de villes, et de l’autre des propos d’architectes comme ceux de Rem Koolhaas sur la « ville générique », c’était, de mon point de vue, assez insuffisant pour notre métier d’architectes et urbanistes. Je me suis donc lancé dans cette réflexion et j’ai eu le déclic à Chandigarh – cette ville faite pour l’automobile et sans automobiles à cette époque-là. En comparant « l’urbanisme de secteur » tel que le proposait Le Corbusier et en regardant ensuite – bien avant Google – les cartes Michelin, j’ai dessiné ensemble les infrastructures routières, les zones commerciales et

J’éprouvais une grande frustration à ne pas

comprendre comment fonctionnait ce qu’on

appelait alors la « ville émergente »

©SE

UR

A

Le nouveau jardin des Halles à Paris, SEURA Architectes

Page 73: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

David Mangin /L’INVITÉ

73no 394

les formes des lotissements des maisons individuelles. Et, en enquêtant, j’ai à peu près compris les interactions. J’ai alors trouvé le système des petits schémas permettant de montrer des dynamiques plutôt que d’essayer de repro-duire des études de cas compliquées et pour lesquelles on n’avait même pas de cartes valides tellement les choses évoluent vite. Ces schémas se sont révélés parlants pour les gens parce qu’ils s’y reconnaissent et s’y retrouvent.Comme professeur invité, je suis aussi allé à Singapour et, de là, trois ou quatre années de suite en Asie, puis aux États-Unis pour savoir si ces analyses étaient pertinentes dans d’autres continents émergents ou non.Sur la base de cette grille de lecture de différentes villes du monde, la question était : « Quelle alternative proposer ? ». C’est toujours difficile de faire des livres uniquement de diagnostic. Finalement, je me suis dit qu’il fallait que j’essaie de forger deux ou trois idées assez simples pour essayer de faire évoluer les choses vers une moindre dépendance automobile – tous ces thèmes qui sont désormais partagés. D’où l’idée de chercher une formulation, et je suis arrivé à celle de « ville passante », qui ne me paraissait pas trop abstraite : « ville passante » veut dire, à mon sens, garder la capacité minimale à traverser les territoires, traverser les villes, tous modes confondus. Il n’y a rien de pire qu’une ville avec de grands blancs sur sa carte, que l’on ne peut pas traverser parce que le système viaire, les infrastructures ne le permettent pas. Ce qui, de plus, enclenche ou résulte de ces phénomènes de « club » ou de « ghetto », de « ville franchisée », car si la ville franchisée évoque l’urbanisme commercial de produits stéréotypés, elle correspond aussi, dans mon esprit, au changement de statut de l’espace public, à la dimension domaniale du terme.

Voyez-vous les choses évoluer depuis dix ans ?D. M./ Oui, mais il faut être patient. Deux exemples pour rester optimiste. Le premier concerne l’urbanisme commercial. On assiste à des évolutions et à des prises de conscience. Les opérateurs, par exemple, ont refusé des tramways, en disant qu’ils allaient prendre la place de parkings, qu’on ne mettait pas de caddies dans les tramways, et que, par ailleurs les trams faisaient venir des populations indésirables à faible pouvoir d’achat. Mais, lorsque certains grands maires ont dit à certains grands opérateurs de la distribution : « Si vous ne voulez pas évoluer, je vais prendre un autre opérateur qui acceptera le tram et le reformatage de ses parkings », qu’ils l’ont fait et que cela s’est avéré rentable, tout le monde s’y est mis.Le second exemple est celui de la densification des formes urbaines pavillonnaires, dont on nous a expliqué que le modèle incontournable était celui de la maison isolée au milieu de la grande parcelle. Crise foncière et immobilière aidant, on accepte aujourd’hui des formes de maison individuelle beaucoup plus denses, voire des extensions à partir des pavillons existants. En revanche, la « ville passante » contre la ville des « environnements sécurisés » en cul-de-sac reste un combat permanent.

Ce qui peut nous amener au Grand Paris ?D. M./ Même si j’ai compris assez vite la part d’instrumen-talisation politique, avec l’étude déconnectée de l’équipe

RATP de Christian Blanc pour faire le « Grand 8 », j’ai pris la consultation du Grand Paris comme une double opportunité : m’intéresser à une ville capitale de 12 millions d’habitants, et pouvoir faire une équipe pour échanger avec des chercheurs, des consultants, des praticiens etc., sur une échelle de ville incomparable avec celles que j’avais regardées auparavant.Il s’agissait pour moi d’essayer de comprendre une « mégapole ». Le terme de « métropole » piège tout le monde, y compris le législateur, qui essaie d’appliquer à Paris des solutions pensées pour des villes de 500 000/ 1 000 000 habitants. J’ai eu une pratique personnelle de vivre au centre, dans l’Est et l’Ouest parisiens, et j’ai pu constater que 12 millions d’habitants ne fonctionnent pas du tout comme 500 000. C’est ce que j’ai tenté de démontrer dans mon dernier ouvrage Paris/Babel, une mégapole européenne1.Dans ce travail sur le Grand Paris, il y a trois aspects. Le premier est celui de la consultation, en participant d’abord au groupe Descartes, puis en constituant autour de la SEURA une seconde équipe dans le cadre de l’AIGP 2. Le deuxième aspect a été de prendre part à un certain nombre de grands projets, à Rosny 2, au triangle de Gonesse et surtout aux Ardoines, avec la question de l’arrivée du Grand Paris Express. Et le troisième est le

©SE

UR

A

Aménagement du centre-ville de Pessac, SEURA Architectes

DATES

1949/ naissance à Paris.1996/ rejoint l’agence SEURA2004/ concours des Halles et parution de La Ville franchisée2008/ Grand Prix de l’urbanisme

Page 74: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

L’INVITÉ/ David Mangin

74no 394

master dont je m’occupe, qui s’appelle Paris Babel, où l’on défriche de nouveaux champs. C’est le grand privilège de s’occuper du master Métropoles à l’école de Marne-la-Vallée et de chercher des thèmes de mémoire, de les coordonner. Cela donne une grande satisfaction car les étudiants se prennent au jeu, ils font des enquêtes très diverses, sur des sujets qui ont été laissés pour compte par les consultations, par exemple le cosmopolitisme, le comparatisme, l’économie présentielle, la gestion de la ville sous tous ses aspects (le nettoyage, la sécurité la nuit, etc.), la dimension physique du numérique ou ce que j’appelle « les grandes machines ». Sur ce dernier point, nous faisons des dessins depuis quatre ans pour représenter le Meccano des grands lieux de correspondances et d’articulation de la mégapole, ce qu’on appelle depuis « les mangroves », sur lesquelles nous sommes en train d’écrire à SEURA un livre2 relatant les leçons de l’expérience parisienne et des expériences internationales. L’idée est de démontrer que ces réseaux ne sont pas des systèmes fermés – c’est un système ouvert qui se fait progressivement – et qu’il y a des leçons à en tirer pour le Grand Paris3.Car une des questions du Grand Paris, en attendant Godot, c’est-à-dire en attendant les réalisations annoncées des politiques publiques, est comment gère-t-on l’urbanisme tendanciel ? C’est-à-dire ce qui se passe au fil des lignes

du RER et du TER, là où l’on trouve du foncier moins cher, et qui souligne les contradictions entre l’idée de maîtriser l’étalement urbain et ce fil de l’eau. C’est essentiel d’y réfléchir si on veut éviter un Grand Paris à deux ou trois vitesses, avec des gens exclus de la proche banlieue à cause du prix de l’immobilier, repoussés plus loin et avec le sentiment de ne pas avoir le niveau de services qui commence à arriver dans les banlieues qu’ils ont quittées bon gré mal gré.

L’échelle de la région Ile-de-France est-elle la plus évidente pour vous ?D. M./ Grosso modo, oui. Dans le système français, nous avons une mégapole de 12 millions d’habitants et des métropoles régionales d’un million d’habitants. C’est un système macrocéphale avec les bourgs, les petites villes, les villages qui sont maintenant, pour certaines fonctions, attirés par les villes qui se trouvent à 100 km du centre. Ce sont à la fois les phénomènes centripètes et centrifuges qu’il faut aujourd’hui réévaluer, y compris avec les effets du futur métro NGP.

Serait-il intéressant de pérenniser la forme Atelier international du Grand Paris ?D. M./ Il y a eu deux AIGP, il en faut maintenant un troisième. Le premier atelier a permis un défrichage. Le deuxième est lourd à gérer, avec ses quinze équipes qui ont des intérêts intellectuels voire professionnels différents. Je pense qu’il faudrait maintenant recibler à partir de mini appels d’offres sur un certain nombre de sujets à propos desquels des équipes pourraient se regrouper, voire être rejointes par d’autres. À mon avis, il y a des demandes

de plans B4 pour toutes ces politiques publiques qui ont été lancées. Je ne pense pas que le Grand Paris Express va se faire dans sa totalité, pour des raisons budgétaires et de planning et pour des difficultés physiques sur un certain nombre de territoires, voire

même des raisons de pertinence de trafic suffisant. On tend à oublier que, juste après la consultation du Grand Paris de 2008, la grande crise est tombée, ce qui change considérablement les perspectives.Et pourtant on continue, de façon incantatoire, à parler de 70 000 logements par an en sachant qu’on ne va pas les faire ; on continue à parler de CDT alors qu’on ne sait pas comment les financer ; le Grand Paris Express continue à développer un système de métro souterrain alors qu’il y a d’autres problèmes non résolus concernant le réseau routier, voire le réseau autoroutier, les transports en commun ; il faudrait aussi optimiser du foncier le long des grands axes routiers autour des centralités commerciales et pas uniquement autour des gares.

Comment faire pour sortir des logiques sectorielles ?D. M./ Pour décloisonner, il faut changer de méthode. Je rappelle souvent l’exemple barcelonais. Si les Barcelonais ont pu être les meilleurs en Europe en matière de projet urbain et se renouveler constamment, c’est qu’ils ont réussi à mettre en place, après le franquisme et dans la perspective des jeux Olympiques de 1992, un système

Une des questions du Grand Paris, en attendant les réalisations annoncées,

est comment gérer l’urbanisme tendanciel ?

Aménagement de l’arrivée de l’A7 à Marseille, SEURA Architectes©

SEU

RA

QUELQUES PROJETS

Douai, écoquartier du Raquet, quatre parcs habités, 2005-2020 Toulouse, Aerospace campus, 2010-2019 Nice, Écovallée Plaine du Var, 2011 Paris-Les Halles, espaces publics, 2005-2016 Pessac, aménagement du centre-ville, livré en décembre 2012 Marseille, A7 Leclerc, infrastructure 2006-2013

Page 75: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

David Mangin /L’INVITÉ

75no 394

où il y a eu, par exemple, une confrontation entre les ingénieurs de la voirie, les purs « transporteurs » et un certain nombre d’architectes urbanistes comme Solà-Morales ou Bohigas. Chacun a fourbi ses arguments lors du séminaire de Sarrià5. Ensuite, des séminaires ont eu lieu sous l’autorité de grands élus pour favoriser des politiques moins sectorisées. Le mal dont souffre le Grand Paris, c’est la puissance de ses logiques sectorielles, politiques et techniques, qui empêchent d’avancer.Mais rien n’est inéluctable : il est quand même frappant de voir qu’un certain nombre de grandes villes se sont réformées (Lille, Bordeaux, Nantes…) même si elles n’ont pas vraiment réglé les problèmes de l’offre pavillonnaire du dumping bas de gamme de leur grande périphérie. Il y a un savoir-faire, la compétence est là. Mais, entre le leadership politique et la crise économique qui touche les collectivités locales et l’État, un certain nombre de grands projets précédemment réalisés via par exemple les OIN ou les établissements publics ne trouvent pas leur financement. Ce qu’on pouvait faire il y a cinq ans, on ne peut plus le faire aujourd’hui. Il faut donc aussi faire évoluer ces projets-là à partir du mot d’ordre « optimiser » : optimiser le foncier, les infrastructures, les bâtiments, transformer les bureaux en logements, etc., tout cela suppose d’être assez inventif, et que les maîtrises d’ouvrage aussi se réforment. Je pense que l’AIGP a aidé à soulever ces questions, mais il y a un palier que l’on n’arrive pas à franchir car, comme le dit Pierre-Alain Trévelo, nos méthodes de planification sont très largement dépassées.

À la Biennale de Venise, son commissaire Rem Koolhaas est revenu aux « fondamentaux »,   donc à la doctrine. Il se trouve que vous avez   des objets communs d’intérêt, Singapour,   les lieux des flux, etc.D. M./ Ce que j’ai peut-être de plus commun avec Koolhaas, c’est de m’intéresser à la quantité, aux quantités plus pré-cisément, et à comment la quantité peut devenir la qualité. Le slogan que j’avais trouvé pour le Grand Paris – « ce qui serait extraordinaire serait de changer l’ordinaire » –, c’est cela qui m’intéresse. Ne jamais mettre de côté la production courante, trouver des solutions pour l’incorporer ou l’intégrer afin qu’elle ne devienne pas anti-urbaine. Il y a des pays où la production ordinaire, l’autoconstruction, le bricolage arrivent à fabriquer progressivement du tissu urbain, ce qui est primordial ; et il y en a d’autres où la production de masse retombe un peu dans les mêmes impasses que celles de l’après-guerre. C’est aussi pour ça que je me suis intéressé à la « ville franchisée ». Parce que j’avais l’impression que 90 % de ce qui était produit, personne n’en parlait. En ce moment, je réfléchis au thème des nouveaux urbains. On dit toujours que l’on a dépassé les 50 % d’urbains dans le monde. Mais il en reste 25 % à venir dans certains continents. Dans quelles conditions arriveront-ils, dans quelles conditions parviendront-ils à vivre ou à survivre ? Ce que le journaliste Doug Saunders exprime très bien dans son ouvrage Du village à la ville : Comment les migrants changent le monde et avec sa notion de village-tremplin.Je me suis donc remis à voyager ces deux dernières années, de Shenzhen à Dakar, de São Paulo à Calcutta : quelles sont

les conditions minimales de proximité à des services, quelles sont les limites de l’économie informelle ? Comment tous ces dispositifs peuvent-ils fonctionner ? Je trouve que nous sommes très européocentrés. Nous sommes les champions des projets urbains « à l’européenne », avec un effet ZAC répétitif. Ce qui m’intéresse, ce sont les faubourgs, la ville en train de changer. C’est d’ailleurs plus large que les faubourgs. À São Paulo, ce sont des kilomètres de favelas consolidées qui sont la ville dominante.

De ce point de vue, Shenzhen vous paraît-elle emblématique ?D. M./ Les anciens villages sont devenus urbains, des

Page 76: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

L’INVITÉ/ David Mangin

76no 394

cités-dortoirs où l’on a pu loger les ouvriers à très bas prix. Ils se sont densifiés et ont créé une ville plus complexe qu’il n’y paraît. Les usines ont été repoussées à l’extérieur, voire délocalisées très loin, ou bien elles ont été robotisées. Maintenant, Shenzhen tente de devenir une place financière et aussi de développer le loisir de masse. Les anciennes usines sont transformées en bureaux, en centres commerciaux ou en lofts.Inspirée par Singapour, c’est cette planification capitalo-communiste extrêmement bien organisée, où sont fixés des objectifs qui correspondent à des cycles : passer de la jungle à la plate-forme pétrolière, être d’abord un des ateliers du monde en produisant des composants électroniques, puis devenir une place financière, une ville universitaire, un territoire de loisirs et de culture, etc. Avec dix ans pour réaliser chaque phase. C’est le modèle

de Singapour à présent. La ville est passée de 200 000 habitants à 12 millions en vingt ans, alors qu’à Paris cela a pris des siècles. La quantité et la vitesse.C’est passionnant, et bien sûr il y a des enjeux politiques, religieux, économiques, sociaux, etc. Nous avons mille choses à en apprendre, notamment en matière de souplesse et de possibilité d’évolution du bâti ou de solutions de mobilités légères. C’est sur ces sujets que j’essaie d’éclaircir mes idées, pour échanger et importer autant qu’exporter.

Ces villes-mondes tentaculaires sont-elles   vos préférées ?D. M./ Ce sont ces parties-là des villes qui m’intéressent, les parties qui bougent, comme disait Georges Perec. Et ce sont souvent des villes où il y a un mode de déplacement prédominant : Los Angeles, la voiture, Venise, la marche et le bateau, Tokyo, les transports en commun, etc.J’aime aussi les villes qui ont été fondées par les marins, elles sont toujours belles même si elles sont devenues difficiles à apprécier car, en général, elles ont été pol-dérisées ou bien les ports ont bougé. Comme les villes d’Asie par exemple, Hong Kong, Singapour…Mais il ne faut pas se limiter aux chiffres, la question de la forme urbaine est très importante. Ce qui m’étonne toujours, c’est la distorsion flagrante entre ce que l’on voit dans les livres d’histoire des villes et la réalité. Plus proche de nous, la ville neuve d’Édimbourg du xviiie siècle, par exemple, ne peut pas se comprendre sur plan, ni même sur vue satellitaire. Son système de « bandes » est d’une modernité géniale, mais il faut être sur place pour s’en rendre compte. Idem pour l’architecture. Le Capitole de Chandigarh, si vous ne l’arpentez pas, jamais vous ne comprendrez les liens entre ses soubassements et les bâtiments, le passage par les grandes cours anglaises à ciel ouvert qui à la fois articulent et harmonisent l’ensemble. Ce sont ces relations qui font l’intelligence du projet.

Finalement, comment reliez-vous vos itinéraires de praticien, d’enseignant et de chercheur ?D. M./ « Comprendre pour agir », dessiner des dynamiques et des stratégies sont mon mode de fonctionner, je ne conçois pas l’un sans l’autre. Mais, évidemment, ce n’est pas déductif. Il y a un décalage entre le moment où certaines idées prennent forme, les sites et les situations. Ce décalage est important à intégrer pour mieux accepter la frustration de ne pas voir aboutir des projets ou des idées confrontées à la dure réalité des modèles économiques. Il y a un moment où pourtant ils se rencontrent, et les idées sont réappropriées et jugées applicables par vous ou par d’autres./ Entretien réalisé par Antoine Loubière et Annie Zimmermann

! David Mangin, Paris/Babel, une mégapole européenne, Éditions de La Villette/École d’architecture de Marne-la-Vallée, 2014.@ SEURA architectes, Mangroves urbaines, émergences des réseaux de transports, Les Presses des Ponts, à paraître.# Marion Girodo. « Le Meccano des stations parisiennes : quelques leçons pour le Grand Paris », Les Rendez-vous de la mégapole, équipe SEURA pour l’AIGP, 2013.$ David Mangin, « Un, deux, trois plans B pour le Grand Paris », Libération, 29 août 2014.% David Mangin, « Les trottoirs de Barcelone », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 360, déc. 1988.

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

 Projet urbain(David Mangin, Philippe Panerai), Parenthèses, 1999, réédition 2006

 La Ville franchiséeFormes et structures  de la ville contemporaineÉditions de la Villette, 2004

 Les HallesVilles intérieures/Interior CitiesProjets et études SEURA 2003-2007 (Florence Bougnoux, Jean-Marc Fritz, David Mangin), Parenthèses, 2008

 La Ville passanteDavid Mangin Grand Prix  de l’urbanisme 2008(sous la direction d’Ariella Masboungi), Parenthèses, 2008

 Paris/BabelUne mégapole européenne(sous la direction de), École d’architecture de la ville & des territoires à Marne-la-Vallée/Éditions de la Villette, 2013

À PARAÎTRE

 Desire lines[conception graphique  de Suzanne Shannon]1 200 dessins et photographies en noir et en couleur, Parenthèses, 2014

 Du Far West à la villeLe devenir des sites  commerciaux(sous la direction de), Parenthèses/MEDTL, 2014

 Mangroves urbainesÉmergences des réseaux  de transport(SEURA architectes), Presses des Ponts

Page 77: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

77no 394

CONTROVERSES

Pourquoi ajouter un syndicat à la mouvance associative déjà complexe des urbanistes ?Dominique Musslin/ D’abord, une mise au point. Le « foisonnement » actuel des organisations est le résultat d’un constat fait dans l’élan de la décentra-lisation : constituée majoritairement de professionnels libéraux, l’association revendiquant à l’époque la représen-tation des urbanistes n’avait pas su ou pu prendre en compte les nouveaux modes d’exercice du secteur public et parapublic. Cette carence est à l’ori-gine d’une démarche qui a débouché dans les années 1990 sur la création du Conseil français des urbanistes (CFDU). Le CFDU fédère différentes associations de professionnels, certaines de niveau national par mode d’exercice, d’autres sur une base régionale. Une partie de ces associations n’ont plus de vie associative (notamment dans le secteur parapublic et l’État). En outre, leur projet initial, la constitution d’un organisme de qualification, est une question qui mérite désormais d’être réexaminée. Certaines associations qui préexistaient continuent à jouer leur rôle, comme Urbanistes des territoires (UT) et d’autres, comme le Collectif national des jeunes urbanistes (CNJU) viennent fédé-rer la parole des jeunes professionnels, parole trop longtemps ignorée. Dans cette situation, la question de l’ensemble du dispositif (formation, titre, quali-fication, organisation représentative) mérite désormais d’être réexaminée en regard des dispositions législatives qui vont donner de nouvelles responsabilités aux urbanistes dans le champ des politiques publiques.Cela étant rappelé, la création d’un syndicat professionnel répond à des préoccupations d’une autre nature et s’inscrit dans une double logique.D’abord, toute profession en est dotée et son rôle est d’en

défendre les intérêts. Qu’il s’agisse des médecins, des opticiens, deux professions dont on a entendu récemment les réactions dans le débat sur la réforme de la santé, ou de bien d’autres, toutes les professions disposent d’un outil d’actions qui agit en particulier dans les échanges

avec des organismes publics, comme le ministère du Travail par exemple. La création d’un syndicat professionnel est donc le signe d’une maturité pour une profession forte de plus de 20 000 membres.Ensuite, notre activité d’urbanistes a

fortement évolué depuis le début des années 1980, en s’autonomisant très largement de celle de l’architecture. Elle voit les salariés devenir très largement majoritaires du fait du développement de l’activité publique de l’urba-nisme et de l’assistance à maîtrise d’ouvrage au sein des structures associatives comme les agences d’urbanisme, les CAUE, les PACT-ARIM ou encore les EPL.

/ Nouveau syndicat pour nouveaux urbanistes ?

Dans la continuité de la présentation dans Urbanisme des positions  des différentes organisations professionnelles, Dominique Musslin, 

président du Syndicat des nouveaux urbanistes (SNU),  revient sur la création de celui-ci et sur ses objectifs.

Notre activité d’urbanistes a fortement

évolué depuis le début des années 1980

©La

ure

nt 

Ro

uss

elin

Page 78: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

78no 394

Qui sont ces « nouveaux urbanistes » ? S’agit-il d’une nouvelle génération que vous appelez de vos vœux ? Ou d’urbanistes exerçant déjà leur métier mais qui seraient peu ou pas représentés ?D. M./ Ne confondons pas « nouveau » et « jeune ». La nouveauté à laquelle fait référence notre titre est celle de la transformation de nos pratiques professionnelles, transformation déjà largement entamée. Jeunes ou seniors, les urbanistes exercent leur profession d’une manière très différente d’il y a trente ans. La composition urbaine n’est plus au cœur de l’exercice professionnel.Cet exercice renvoie désormais à des champs qui ont émergé depuis les lois de décentralisation et qui requièrent des compétences différentes, « nouvelles », pour la pré-paration de décisions politiques concernant la ville et les territoires. Le rapport de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat présenté par Pierre Jarlier, par ailleurs président de la commission urbanisme de l’Association des maires de France, est sans équivoque à cet égard : « Loin de se réduire à un aspect réglementaire, le travail de l’urbaniste vise à définir et mettre en forme le projet territorial des collectivités locales. Son rôle est d’anti-ciper les dynamiques d’urbanisation en apportant aux élus locaux une aide à la décision politique leur permettant d’arbitrer sur les localisations les plus cohérentes (activité, emploi, logement, réseaux de transport) pour la gestion optimale des mobilités, de mener une action foncière adéquate et de conduire des projets de renouvellement urbain ».

Vous mettez l’accent sur le « droit du travail ». Cette prise de position s’appuie-t-elle sur le constat de l’absence de représentation syndicale des urbanistes salariés bénéficiant d’un contrat de travail de droit privé ?D. M./ Oui, nous constatons l’absence d’une représen-tation syndicale qui prenne en compte la spécificité des urbanistes salariés. Dans leur résolution1 commune du 22 mai 2014, le SNU, UT et le CNJU ont souhaité alerter les pouvoirs publics sur la nécessité de mobiliser les compétences professionnelles des urbanistes.Pour les trois organisations, trois priorités doivent être mises à l’agenda pour consolider la profession : la certification professionnelle des diplômes d’urbanisme de l’enseignement supérieur ; la reconnaissance des compétences et des qualifications des urbanistes exerçant dans la fonction publique territoriale et d’État2 ; une protection sociale commune en matière de droit du travail pour les urbanistes bénéficiant d’un contrat de travail de droit privé.Concernant le troisième point, le SNU souhaite ouvrir des pistes de réflexions sur la sécurisation du ou des statuts et des conditions de travail des urbanistes. Selon les enquêtes nationales du CNJU, on considère que 60 % des urbanistes diplômés qui rentrent dans la profession exercent en tant que salariés avec un contrat de droit privé. Au sein du secteur privé, distinguons les employeurs des agences d’architecture privée, qui n’embauchent tout au plus que 5 à 6 % des urbanistes dans un domaine minoritaire, la

composition urbaine, et ceux de la consultance privée en assistance à maîtrise d’ouvrage (entre 20 et 26 % des débouchés professionnels), qui ont trois points communs : ils sont des salariés disposant d’un contrat de travail de droit privé ; leur revenu est assuré parce que la structure qui les emploie reçoit des fonds publics ; le cœur d’activité de ces urbanistes consultants en assistance à la maîtrise d’ouvrage (AMO) est celui de l’analyse et la prospective territoriale, de la conduite des projets urbains et terri-toriaux. Et, dans une moindre mesure, de l’animation de ces projets et de la production d’opérations, ce dernier domaine d’activité dépassant celui de la composition urbaine chez les urbanistes diplômés.

Vous venez d’adopter des positions communes avec Urbanistes des territoires et le CNJU. Quelles sont les évolutions rapides que vous attendez des pouvoirs publics en matière d’organisation de la profession ?D. M./ La « feuille de route » du SNU porte en priorité sur l’élaboration d’une convention collective. Un examen

approfondi montre que la mise en place d’une convention collective des urbanistes se heurte à trois obstacles : la mise en place d’une même conven-tion commune au secteur privé et au parapublic semble difficile à mettre en œuvre ; seules les agences d’urbanisme pourraient à la limite y prétendre, mais les autres secteurs, qu’ils soient ou non

déjà sous ce régime, ne pourraient pas en relever ; aucune fédération, ni la FNAU ni la FNCAUE ni la FNPACT-ARIM ne pourra continuer à y prétendre à l’avenir. La loi est en effet en train d’évoluer et mettra en exergue des secteurs d’emploi composés d’un nombre de salariés plus significatif que les 1 000 /1 500 actuels de chaque fédération.La seule perspective plausible consisterait à imaginer une convention collective de la consultance en AMO pour les structures de droit privé remplissant des missions d’intérêt général pour le compte des maîtres d’ouvrage compétents en urbanisme (les collectivités territoriales et leurs groupements). Cette convention collective pré-senterait trois avantages : protéger les structures de droit privé où exercent les urbanistes qui sont consultants en AMO, protéger les urbanistes salariés de ce secteur et bien entendu tout autre salarié de ces structures et faire masse en regroupant un nombre de salariés suffisant pour constituer une branche professionnelle./ Propos recueillis par A. L.

! http://www.jeunes-urbanistes.fr@ Sur le sujet, on se reportera à la note de Pierre Mélinand sur « Les urba-nistes dans les régimes statutaires de la fonction publique territoriale. De la préfiguration d’un cadre d’emplois à “l’épuration technique” » (juin 2010).

Pour en savoir plushttp://nouveauxurbanistes.wordpress.com

CONTROVERSES/ Nouveau syndicat pour nouveaux urbanistes ?

60 % des urbanistes diplômés qui rentrent

dans la profession exercent en tant que salariés avec

un contrat de droit privé

Page 79: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

79no 394

LIBRAIRIE

histoire avec un étonnant luxe de documents – chapeau à l’éditeur qui a su se mettre au diapason. L’ouvrage est tiré d’une thèse de doctorat mais, que voulez-vous, on ne le sent pas. Sauf dans la richesse des témoignages recueillis et la méti-culosité des sources citées. L’auteur a voyagé, beaucoup, aux quatre coins des États-Unis. La bibliographie est judicieusement classée par ordre chronologique, jusqu’aux parutions les plus récentes, suggérant ainsi que cette histoire est toujours en cours. La dernière double page ne laisse d’ailleurs guère planer l’équivoque : une route américaine toute droite avec une citation de Kerouac, « Au fond, qu’est-ce qui est arrivé après ? Voilà la seule raison d’être de la vie ou d’une histoire ».

LA MESSE EST DITE ?

Mais le problème avec la « contre-culture », c’est que l’on y fourre souvent un peu tout et son contraire… Tout compte fait, se centrer ainsi sur l’objet architectural permet aussi d’éviter de mettre Malcolm McLaren dans le même sac que Guy Debord, c’est mieux. Plus difficile aussi, avec

l’architecture et les contradictions qu’elle porte en elle, de céder à la tentation de la vulgate. Si certaines « expériences » (par exemple celles d’Ant Farm) peuvent apparaître un peu anecdotiques avec le recul, Drop Zone conserve toute sa magie, Arcosanti demeure incontournable et le Sea Ranch le point culminant du post-modernisme américain balbu-tiant. Colorado, Arizona, Californie, nous y sommes.Et la vieille Europe ? Le do-it-yourself y est certes vanté, du moins en théo-rie… Alors que près de 60 000 dômes furent érigés aux États-Unis, on reste en effet frappé en France par l’absence relative de traductions constructives. Quelques habitats flottants, la péniche d’Éric Boucher, une poignée de dômes, celui de Jean Soum à Seix, des cabanes, celles de Georges Maurios ou Pierre Lajus, mais aussi quelques courants régionalistes de qualité – je pense à la Bretagne de Claude Petton, Bernard Guillouët et Erwann Le Berre.L’une des clés d’explication se trouve peut-être dans l’ouverture du livre : Caroline Maniaque y revient sur l’édi-torial du numéro que L’Architecture d’aujourd’hui consacre en août 1976 à nos rapports complexes avec nos voisins américains. Surprise : Bernard Huet n’y fait à aucun moment réfé-rence à la contre-culture. Le même avait pourtant lancé dès son arrivée à la tête de la revue un très inspirant dossier sur l’« Architecture douce » paru en juin 1975. Après mai 1981, la messe est (temporairement) dite : finis le solaire et le bioclimatique depuis la baisse tendancielle du prix du baril après 1978, et adieu l’intérêt des médias pour les « expériences écolos », désormais la Gauche est au pouvoir, place au(x) sérieux. Au revoir les pueblos et les freaks ! L’alternance aurait donc compromis l’alternative ?/ Jean-Louis Violeau 248 pages, 32 euros

À l’inverse d’une subculture, une « contre-culture » pré-tend changer le monde dans

lequel elle s’inscrit. Celui de la fin des années 1960 en Amérique du Nord est autant dominé par la prospérité que par un doute profond, déjà, sur son bien-fondé. Comme en Europe, c’est majoritairement la « jeunesse » au sens large qui s’interroge. Et elle préfère tenter l’aventure vers l’Ouest plutôt que vers l’Est. Architectural Design, Domus et L’Architecture d’aujourd’hui regardent dans le même sens – la bataille idéologique est décidément sans merci ! Actuel prend le relais dès 1970, et les parutions californiennes du Whole Earth Catalog (1968) ou de Shelter (1973) sont des succès jusqu’au cœur du cinquième arrondissement parisien. Par exemple, La Face cachée du soleil, ouvrage tiré du diplôme d’architecte de Frédéric Nicolas, Marc Vaye et Jean-Pierre Traisnel soutenu à l’UP7, se vendra à 50 000 exem-plaires (pendant qu’Actuel tire chaque mois à 60 000) ! Tout cela grâce aux bons services du jeune enseignant Jean-Paul Jungmann qui ouvrit toutes grandes les portes de l’imprimerie de l’École des Beaux-arts aux jeunes impétrants…Caroline Maniaque reconstitue cette

/ Go West !Des architectes au pays de la contre-cultureCaroline Maniaque, Parenthèses, 2014, nombreuses illustrations

©K

imb

erly

 Wh

ite/

Co

rbis

Page 80: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

80no 394

LIBRAIRIE/

/ New YorkRéguler pour innover. Les années BloombergSous la direction d’Ariella Masboungi et de Jean-Louis Cohen,Parenthèses, 2014

Les années (2002-2013) de la municipalité new-yorkaise conduite par Michael Bloomberg, homme d’affaires richissime, sont celles de l’après-16 septembre 2001, de l’après-traumatisme de l’attaque terroriste contre les Twin Towers. Mais elles s’inscrivent aussi dans la continuité des mandats de Rudolf Guilani (1994-2001) placés sous le signe du retour (parfois brutal) à l’ordre public. L’ouvrage collectif dirigé par Ariella Masboungi et Jean-Louis Cohen, qui s’appuie sur un atelier Projet

urbain organisé les 7 et 8 juillet 2011, dresse un portrait riche et détaillé de la transformation permanente de cette métropole hors du commun. Si la promenade aérienne de la High Line est le symbole le plus connu des mutations de la dernière décennie, bien d’autres projets méritent d’être mis en valeur, pas seulement dans Manhattan mais aussi dans les autres boroughs, Brooklyn, le Bronx ou Queens. L’essentiel exprimé par Ariella Masboungi est de saisir la logique et les principes mis en œuvre pour conduire ces projets : « une culture très spécifique de la négociation et de la régulation flexible ». Contrairement à une certaine vulgate, le « laisser-faire » est loin de régner outre-Atlantique en matière urbaine et New York, en particulier, est marquée par « des actes forts de planification », souligne Jean-Louis Cohen. Des responsables et des professionnels new-yorkais restituent les démarches récentes. Quant à Christian de Portzamparc, il raconte comment il joue avec le règlement pour ses projets architecturaux. Un ensemble passionnant qui donne envie de prendre l’avion…/ A. L. 224

pages, 26 euros

/ Urbanism in the Age of Climate ChangePeter Calthorpe, Island Press, 2013

Peter Calthorpe, architecte né en Angleterre en 1949, est l’un des membres fondateurs du Congress for the New Urbanism, mouvement né à Chicago en 1992 et qui promeut un urbanisme plus dense et compact. Il exerce à San Francisco au sein de l’agence d’urbanistes, planificateurs et architectes Calthorpe Associates. Son dernier ouvrage en date est centré sur les États-Unis. Pour l’auteur, la fin du sprawl est indispensable, pour des raisons d’économie et d’énergie. Puisque l’on a souvent reproché au courant du New Urbanism de se focaliser sur les échelles du

bâtiment et du quartier, Peter Calthorpe promeut une approche régionale. Il s’appuie sur le cas devenu mythique de Portland et relate également les expériences de Salt Lake City ou de la Californie, avec le passage de petites opérations vertueuses à Sacramento dans les années 1970 à un engagement en faveur d’une planification métropolitaine. Ce court essai est tonique, bien illustré et vivant. Son propos reste toutefois assez classique. On peut regretter que l’auteur ne discute pas les critiques à l’encontre des politiques anti-sprawl, notamment leurs effets sur les prix des logements, les choix des modes de transport ou les surcoûts en matière de gestion urbaine. Cela aurait permis de mesurer l’adhérence potentielle du projet promu aux dynamiques actuelles des villes des États-Unis./ Xavier Desjardins (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR Géographie-Cités) 139 pages, 25 euros

/ Le projet urbain :l’expérience singulière des agences d’urbanismePoints FNAU 3, Gallimard,coll. Alternatives, 2014

La Fédération nationale des agences d’urbanisme (FNAU) a lancé une collection d’ouvrages collectifs baptisée « Points FNAU » et consacrée aux pratiques des agences dans différents domaines. Trois sont parus simultanément.Les Métamorphoses de l’autoroute urbaine (Points FNAU 1) propose de revenir sur l’histoire de ces autoroutes et de mettre en lumière les réalisations et projets en cours qui adaptent ces infrastructures aux besoins actuels des villes et de leurs habitants, en France comme à l’étranger (Madrid, New York, San Francisco, Séoul).Pour des espaces publics ordinaires de qualité (Points FNAU 2) est conçu comme un recueil de bonnes pratiques issues d’expériences menées par trois agences d’urbanisme (Bordeaux, Nantes et Rennes), avec une préface de David Mangin. Il décline en sept thématiques les conditions de réussite de l’aménagement de ces espaces.Le projet urbain : l’expérience singulière des agences d’urbanisme (Points FNAU 3) dresse un état des lieux de la question en s’appuyant sur des exemples concrets rassemblés par une trentaine d’agences. Une brève histoire du projet urbain, une table ronde entre directeurs d’agence (Tours, Marseille, Lille, Toulouse, Reims) animée par Nathan Starkman, avec la participation de Brigitte Bariol, déléguée générale de la FNAU, et des entretiens avec des concepteurs et des aménageurs complètent cette approche pragmatique de la posture des agences./ A. L. 142 pages, 29 euros

Page 81: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

no 39481

/LIBRAIRIE

/ Le retour de la bicycletteUne histoire des déplacements urbains en Europe de 1817 à 2050Frédéric Héran, La Découverte, 2014

Cet ouvrage milite pour une politique de la ville cyclable. Il s’agit de constituer une stratégie d’en-semble et non d’accumuler des actions dispersées : aménager les pistes sans discontinuités et sans obstacles, penser en termes de réseaux ou de système urbain (y compris dans les périphéries), gérer le stationnement. Et donc exiger la généralisation des zones « apaisées », c’est-à-dire limiter à tout prix la vitesse, qui reste la cause principale des accidents. La ville de Nantes avec 75 ha de zones « 30 » dont 8 ha de ZTL (zone à trafic limité, déjà initiée en Italie en 1989) en est un exemple.

L’auteur développe quelques regards prospectifs, en soulignant la faiblesse des travaux sur l’écomobilité ou sur la sortie du système tout-automobile. Pour lui, la rareté du pétrole, la pollution, les coûts des transports deviennent des questions majeures qui doivent nous inciter à rêver d’une ville adaptée à l’écomobilité. Il conclut habilement par des images d’une bande dessinée de Sempé, Rien n’est simple, où la bicyclette est mise à l’honneur.Quelques regrets cependant autour de ce livre stimulant : nous aurions voulu en savoir plus sur la fabrication des bicyclettes depuis la fin du xixe siècle, le rôle des constructeurs et leurs glissements vers la fabrication des automobiles (Peugeot semble un exemple) ; aurait aussi été bienvenue une réflexion sur les rapports entre le vélo présenté comme système individuel de mobilité et l’individualisme si souvent dénoncé dans notre société urbaine./ Jean-Paul Blais 160 pages, 17,90 euros

/ Quel droit pour un urbanisme durable ?Sous la direction de Vincent Le Grand, Mare et Martin, 2014

À l’heure du détricotage d’une loi ALUR tout juste adoptée, comment concilier la frénésie réformatrice structurelle du droit de l’urbanisme et l’instabilité qui l’accompagne avec une exigence de produire « mieux » et plus vite ? Un des mérites de cet ouvrage est de ne pas tomber dans la mièvrerie d’objectifs législatifs souvent louables… mais qui se traduisent par des mesures contre-productives.Élise Carpentier rappelle ainsi que le lien entre la réforme permanente du droit, la complexification

des textes et l’augmentation du contentieux est loin d’être une question nouvelle (elle remonte au moins aux années 1970…).Les contributions de praticiens tels que Lionel Carli et Véronique Lavallée confirment leurs difficultés, face à une prolifération législative qui conduit à rigidifier l’ensemble de la production urbaine, des études à la construction en passant par l’aménagement. Au passage, le mélange d’auteurs de disciplines et professions variées a le mérite de rappeler que le droit n’est pas qu’une affaire de juristes. Enfin, si les contributions sont résolument critiques, elles ne s’affranchissent pas pour autant de propositions concrètes : voir celles de Yann Gérard et surtout de Vincent Le Grand et d’Étienne Fâtome. Ce dernier rappelant que seuls deux articles sont obligatoires dans le règlement du PLU…/ Clotilde Buhot 182 pages, 18 euros

/ Rem. Le bon, la brute…Jean-Louis Violeau, Éditions B2, collectionContre-cultures, 2014

Beaucoup voyant en Rem Koolhaas un mystère glorieux, nombre d’autres opinent du bonnet et confortent le mythe. Ce n’est pas le cas de Jean-Louis Violeau qui, sous sa plume de sociologue, nous livre une présentation alerte, fouillée et (enfin !) non teintée d’idolâtrie du personnage. Ce livre au petit format agréable, du coup on le garde volontiers dans sa poche ou dans son sac, en dit plus que bien d’autres publications sur le « pape » de l’architecture1 – ou plutôt de la réflexion architecturale ou urbaine car il n’a pas construit beaucoup, en particulier en France – dont chaque slogan, savamment concocté et lancé à un judicieux instant T, est gobé comme pain béni par ses zélateurs.Ce récit analytique et très documenté est donc bienvenu. Il va bon train, rebondissant d’idée en idée avec une agilité de pensée qui relie aisément temps, lieux, acteurs et événements de la saga Koolhaas, tout en les situant dans le contexte social et intellectuel plus large de l’épopée post-moderne – devenue « post-architecture » ? On y voit comment s’en sont allés mainstreams et contre-courants, théories et pratiques, « pour en arriver où, au juste ? » L’enquête est passionnante. D’autant qu’à chaque performance ou revirement idéologique du héros néerlandais on se sent soi-même invité à s’interroger sur ses propres opinions, ce qui est salutaire./ A. Z. 108 pages, 11 euros

! Cf. les excellentes caricatures de Koldo alias Klaus, étudiant à la Graduate School of Design de Harvard, publiées dans le cahier central du livre.

Page 82: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

82no 394

CHRONIQUE

Le Caire a urbanisé le désert

Vingt ans après avoir participé à la conception du schéma directeur  du Grand Caire, Marcel Belliot est retourné dans la capitale égyptienne.

Illustré par Jean-Louis Pagès

L es orientalistes ne sont pas tous d’accord sur la ville qui a servi de cadre aux Mille et Une Nuits. Si bon nombre évoquent Bagdad, beaucoup penchent aussi

pour Le Caire… et je ne leur donnerai pas tort. Seule une moderne Shéhérazade pourrait décrire les métamorphoses de la métropole égyptienne. Fondée par les Arabes il y a treize siècles, elle a connu les splendeurs fatimides et mameloukes avant de s’endormir sous la férule ottomane. Réveillée par l’expédition française de Bonaparte, elle s’est lancée au xixe siècle dans une entreprise de modernisation dont l’occupation anglaise a signé l’échec politique. La capitale de l’Égypte abritait 500 000 habitants en 1900. Emportée par la fièvre de l’urbanisation, elle en comptait deux millions et demi en 1950, dix millions en 1990 et plus de 16 millions aujourd’hui.Pour les besoins d’un exposé sur l’histoire urbaine de quelques grandes villes du monde – Le Caire était du lot – je me suis replongé cet hiver dans mes travaux des années 1990, lorsque je dirigeais l’équipe franco-égyptienne chargée de l’aménagement du « Grand Caire ». Ce retour aux sources m’a donné envie d’y revenir. C’était en mai dernier, pendant les derniers jours de la campagne prési-dentielle. Vingt ans après, j’ai retrouvé la ville tout à la fois immuable et métamorphosée.Les trois années de troubles et de liberté mêlés que vient de traverser le pays n’auront sans doute été qu’une paren-thèse. La plupart des Égyptiens rencontrés m’ont semblé impatients de refermer la page des Frères musulmans, et l’élection du général Al-Sissi a traduit plus de soulagement que d’enthousiasme. L’armée a repris fermement le contrôle du pays et la société égyptienne n’aspire plus désormais qu’au retour de la paix civile et de la prospérité…Du côté de l’économie, le pays est à l’arrêt. Nous étions deux étrangers dans mon hôtel du centre-ville et à peine une dizaine dans l’immense nécropole de Sakkarah. Le Khân el Khalili était vide de touristes et la circulation m’a paru très fluide…La ville n’a jamais été très propre, mais la vacance du

pouvoir pendant ces trois années a visiblement laissé des traces. Les ordures s’accumulent un peu partout et les canaux sont ourlés de barrières de gravats. Les quartiers d’habitat informel se sont largement étendus, en surface comme en hauteur.La vieille ville s’est plutôt embellie. Le nouveau parc urbain de Al Azhar est magnifique et l’artère centrale de la ville fatimide, la Qasaba, est maintenant pavée et dotée de vrais trottoirs. Les monuments mamelouks et les demeures ottomanes n’ont rien perdu de leur magie et les palais Harawi et Sennari, restaurés dans les années 1990 avec l’aide de la Coopération française, ont particulièrement bien vieilli.

Un « nouveau Caire », sorte d’Héliopolis du xxie siècle, a surgi dans le désert orien-tal, là où le schéma direc-teur prévoyait d’implanter des New Settlements pour les classes moyennes et p opu l a i r es . L a r gement dimensionné, abondamment planté et bien desservi par le Boulevard périphérique (Ring Road), New Cairo alterne quartiers résiden-tiels, grands équipements commerciaux et espaces de loisirs. Directement inspiré de l’Amérique du Nord et des

pays du Golfe, ce modèle urbain peut se discuter mais il a de l’allure et il a permis d’urbaniser le désert, enjeu majeur du « parti d’aménagement » du schéma directeur.Le Caire était une grande ville cosmopolite. Elle est devenue une immense mégapole où les contrastes sociaux se sont accusés et où la pauvreté se rencontre à chaque pas. Les défis qu’elle a à affronter sont immenses mais ses habitants sont toujours aussi accueillants et chaleureux. Dans tous les quartiers que j’ai pu visiter, je n’ai senti aucune tension vis-à-vis des étrangers… même si, visuel-lement, la rue a beaucoup changé. L’emprise de l’islam est devenue très forte et les femmes sont presque toutes voilées avec, surtout chez les jeunes, des coquetteries de couleurs et de tissus parfois bien peu « islamiques » Shéhérazade n’a visiblement pas dit son dernier mot !/ Marcel Belliot

Page 83: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

/ DOSSIER

Alain d’Iribarne1 , docteur

en sciences économiques,

directeur de recherche

de classe exceptionnelle

au CNRS, a été directeur

du Programme interdisciplinaire

sur les technologies, le travail ,

l’emploi et les modes de vie

du CNRS ainsi que du

dépar tement Sciences

humaines et sociales du CNRS.

Gabriel Dupuy2 , ingénieur

de l’École Centrale de Paris ,

docteur en mathématiques

et en sciences humaines

et sociales, diplômé

de l’Université de Ann Harbor

aux États-Unis, est professeur

émérite d’aménagement

à l’université de

Paris 1-Panthéon-Sorbonne.

I l a dir igé l’ Institut d’urbanisme

de Paris et le PIR-Villes

du CNRS.

Florence Durand Tornare3

a fondé le réseau associatif

Villes Internet dès 1999

pour contribuer au

développement de politiques

publiques afin de mettre les

outil s numériques en réseaux

au service de la démocratie.

Elle est également présidente

de l’association Solidarités

Numériques, vice-présidente

de l’association Debatlab

et directrice associée

de La suite dans les idées.

Emmanuel Eveno4 ,

coordonnateur du dossier,

est géographe, professeur

à l’Université de Toulouse,

directeur du LISST-CIEU

(Laboratoire interdisciplinaire

Solidarités, Sociétés, Territoires

– Centre interdisciplinaire

d’études urbaines) et président

de l’association Villes Internet .

I l conduit une recherche

sur les relations entre vil les

et techniques de l’information

et de la communication (TIC)

dans une perspective à la fois

historique et géographique.

Ping Huang5 , docteur

de l’Université du Québec à

Montréal , poursuit sa recherche

post-doctorale au sein

du Centre d’études sur

l’intégration et la

mondialisation – Institut

d’études internationales

de Montréal . Ses recherches

por tent entre autres sur les

politiques publiques en matière

de TIC et la gouvernance

d’Internet en Chine.

Francis Jauréguiberry6 est

sociologue, professeur à

l’Université de Pau et directeur

du laboratoire SET (Société

Environnement Territoire) au

CNRS. Ses recherches por tent

sur les nouvelles formes

d’identité et de sociabilité

générées par l’extension

des TIC . Sur ce thème,

il a notamment publié :

Les Branchés du por table.

Sociologie des usages (PUF).

Après une formation en

philosophie, Clément Marquet7

réalise actuellement

une thèse en sociologie

sur l’appropriation de la vil le

par le numérique à Télécom

ParisTech et collabore dans

ce cadre avec la star t-up UFO.

Nancy Ottaviano 8 est

architecte, doctorante

en aménagement et urbanisme

au sein de l’équipe de recherche

LAA, laboratoire LAVUE (UMR

7 218 CNRS), où elle f inalise

sa thèse « Incarner demain,

pratiques de l’innovation

numérique de la transformation

de la vil le ».

Architecte et urbaniste,

Alain Renk a co-fondé l’agence

d’architecture et urbanisme

R + P et la star t-up

technologique UFO. I l est

conseiller stratégique pour la

vil le et par tenaire fondateur

de l’initiative « Futuring Cities »

de l’ Institut de recherche

Mines-Télécom.

Alice Rouyer est géographe-

urbaniste, maître de

conférences au dépar tement

de géographie, aménagement

et environnement de

l’Université de Toulouse II-Jean

Jaurès et chercheure au LISST-

CIEU. Elle s’intéresse à

l’ar ticulation entre politiques

urbaines et politiques

de la vieil lesse.

Maître-assistant au

dépar tement de géographie

de l’Université Cheikh Anta

Diop et directeur régional de

l’ONG Lead Afrique

francophone, Ibrahima Sylla

est docteur en géographie,

diplômé des universités

de Dakar et de Toulouse

Le Mirail . Sa thèse a por té

sur la problématique des usages

sociaux des TIC .

Mathieu Vidal9 est enseignant-

chercheur en géographie

et aménagement au Centre

universitaire Jean-François

Champollion d’Albi et

chercheur au LISST-CIEU.

I l s’intéresse notamment

aux stratégies des collectivités

locales et de déploiement

des services publics sur les

territoires, ainsi qu’aux

rapports TIC/territoires

et aux usages des TIC .

/ AUTRES RUBRIQUES

Marcel Belliot10 , ingénieur et

urbaniste, a notamment animé

l’équipe franco-éyptienne

chargée de l’aménagement du

« Grand Caire » et dir igé le Plan

de transpor t du Grand

Beyrouth. Actuellement

urbaniste conseil , i l préside

depuis 2011 l’association de

professionnels « AdP - Villes en

développement ».

Jean-Louis Pagès11 , architecte

urbaniste, a réalisé des schémas

d’aménagements en Ile-de-

France (IAURIF), en Guyane,

à l’ î le Maurice, en Égypte,

au Liban. I I a publié plusieurs

études il lustrées, dont

Silhouettes urbaines. L’exemple

du Caire (édition spéciale

de l’ IAURIF, 1994).

Éric Boutouyrie12 , géographe

et sociologue, docteur en

géographie, a commencé sa

carrière à l’ î le de La Réunion

dans le champ de la politique

de la vil le, puis a été

enseignant-chercheur dans

dif férentes universités (Paris 7,

Paris 1 et Arras). I l est

actuellement chargé de mission

dans une agence de l’État .

Françoise Moiroux13 , titulaire

d’un DEA en sciences sociales

(EHESS Paris), collabore

régulièrement à la presse

spécialisée en architecture

et en urbanisme. Elle a été

commissaire scientif ique

de l’exposition « Les

Olympiades Paris XIII , une

modernité contemporaine »

au Pavillon de l’Arsenal

en 2013.

Jonathan Bordessoule ,

diplômé en aménagement

du territoire et en journalisme,

travaille pour la presse écrite

grand public et spécialisée

française après un séjour

au Québec, où il a notamment

collaboré à La Presse (Montréal).

Philippe Revault , architecte,

urbaniste, est membre de la

société ACT Consultants depuis

1990. Professeur de l’École

d’architecture de Paris-La

Villette jusqu’en 2009, il est

consultant auprès de l’UNESCO

pour le patrimoine

architectural et urbain

du monde de l’ Islam.

1

3

6

7

2 8 12

13

10

11

5

Pho

tos

: D.R

.

4

9Ils ont participé à ce numéro

Page 84: Villes numériques, villes intelligentes ? 24/Paris, les 17 et 18 novembre – sur la question du « bien commun territorial ». Dans une France crispée sur ses acquis et angoissée

Aut

omn

e 20

14

LA REVUE

Vil

les

nu

mér

iqu

es, v

ille

s in

tell

igen

tes

?3

94