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vladimir, marine, et les autres À l’occasion de la parution de son dernier ouvrage Nous étions une frontière chez French Pulp éditions, rencontre avec une figure originale du thriller à la française. Dans ce roman politique qui mélange habile- ment petite et grande histoire, personnages réels et imaginaires, Patrick de Friberg fait sienne la maxime de Dumas : qu’importe de violer l’Histoire, pourvu qu’on lui fasse de beaux enfants ! Le résultat est un livre étour- dissant qui transcende les genres, une œuvre- monde tour à tour fantasque et enjouée, sombre et mélancolique, hilarante et tragique, qui parvient en quelques pages à raconter l’histoire secrète, passée et à venir, de l’Occi- dent depuis la fin de la Guerre froide. Trente années d’une guerre de l’ombre, de faux-sem- blants et vrais complots, qui se concluent par le retour du populisme, l’arrivée au pouvoir de Trump et Marine Le Pen, l’explosion de l’Union européenne et d’une (ultime) guerre nucléaire contre les armées innombrables du califat. Patrick de Friberg, Nous étions une frontière est-il un avertissement ? Patrick de Friberg — Le romancier, encore plus dans le genre que je pratique depuis vingt ans, est toujours un buvard, un condensé des doutes et des espoirs d’une société. La difficulté est sûrement de pouvoir transformer ce monde de peurs, mais aussi d’Espérance, en récit, si limité que nous sommes par les mots. Il est clair que notre rôle est d’expliquer plus que d’avertir, montrer que le bien et le mal ne sont qu’une position dans un monde qui ne reconnaît plus ses acquis de civilisation dès que la norme de pensée change. J’avoue que la littérature du nombrilisme qui nous entoure me semble un voile qui cache cette révo- lution qui couve. Par exemple, le traitement des révo- lutions méditerranéennes fut – c’est une habitude de riches – incroyablement orgueilleuse- un sentiment largement répandu que les peuples sont heureux chez nous, en révolte ailleurs. Je me sens plus proche et je entretien avec patrick de friberg sortie littéraire

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vladimir, marine, et les autres

À l’occasion de la parution de son dernier ouvrage Nous étions une frontière chez French Pulp éditions, rencontre avec

une figure originale du thriller à la française. Dans ce roman politique qui mélange habile-ment petite et grande histoire, personnages réels et imaginaires, Patrick de Friberg fait sienne la maxime de Dumas : qu’importe de violer l’Histoire, pourvu qu’on lui fasse de beaux enfants ! Le résultat est un livre étour-dissant qui transcende les genres, une œuvre-monde tour à tour fantasque et enjouée, sombre et mélancolique, hilarante et tragique, qui parvient en quelques pages à raconter l’histoire secrète, passée et à venir, de l’Occi-dent depuis la fin de la Guerre froide. Trente années d’une guerre de l’ombre, de faux-sem-blants et vrais complots, qui se concluent par le retour du populisme, l’arrivée au pouvoir de Trump et Marine Le Pen, l’explosion de l’Union européenne et d’une (ultime) guerre

nucléaire contre les armées innombrables du califat. Patrick de Friberg, Nous étions une frontière est-il un avertissement ?

Patrick de Friberg — Le romancier, encore plus dans le genre que je pratique depuis vingt ans, est toujours un buvard, un condensé des doutes et des espoirs d’une société. La difficulté est sûrement de pouvoir transformer ce monde de peurs, mais aussi d’Espérance, en récit, si limité que nous sommes par les mots. Il est clair que notre rôle est d’expliquer plus que d’avertir, montrer que le bien et le mal ne sont qu’une position dans un monde qui ne reconnaît plus ses acquis de civilisation dès que la norme de pensée change. J’avoue que la littérature du nombrilisme qui nous entoure me semble un voile qui cache cette révo-lution qui couve. Par exemple, le traitement des révo-lutions méditerranéennes fut – c’est une habitude de riches – incroyablement orgueilleuse- un sentiment largement répandu que les peuples sont heureux chez nous, en révolte ailleurs. Je me sens plus proche et je

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sortie littéraire

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le décris dans le roman, des anonymes massés contre le Mur de Berlin en 1989, inconscients qu’ils avaient bousculé, mis à terre la certitude pour l’incertitude, le dogme contre l’aventure.

On retrouve dans Nous étions une frontière des sujets qui vous sont chers et que vous avez déjà distillés dans vos précédents romans : les guerres secrètes que se livrent les États à coups d’espions et d’opérations d’influence, en somme tout ce qu’on appelle Le grand jeu. D’où vous vient cet appétit pour le monde du Renseignement ?

L’écriture d’espionnage raconte l’histoire contemporaine en s’écartant du fait divers. Le grand critique Norbert Spehner m’a un jour expliqué com-ment il définissait les genres du polar en prenant pour exemple le mythe de Caïn et Abel. Le polar s’intéresse à la victime, Abel. Le Thriller s’intéresse au meurtrier, Caïn. Autour de ces deux genres, il y a le polar histo-rique, politique, scientifique ou ésotérique, mais tous suivent ce schéma. « Quant à l’espionnage, c’est le seul qui découvrira que Caïn et Abel couchaient avec le même Dieu et l’Histoire de l’humanité ne s’en est jamais remise ». Pour ma part, j’écris depuis mon passage aux Langues Orientales. Je suis entre les deux mondes, celui de la Russie certaine de son rôle et notre rêve d’une démocratie occidentale qui serait l’exemple parfait d’un paradis sur terre, répandu par notre économie ou nos armées, sans comprendre que nos forces sont des faiblesses pour les autres. Jeune étudiant, j’allais commenter les philocalies avec un voisin russe qui m’initia aux accents et aux jurons, ceux de Moscou ou de Leningrad. Une année nous avons fait de la vodka avec l’alcool pur qu’il ramenait du CNRS, pour que « mon initiation soit parfaite ». Une autre fois, il me présenta son frère qui revenait de Russie comme officier de Renseignement. Il tes-ta mon russe et me dit que je n’aurais aucune chance

dans les rues infestées par les bandes de gamins affa-més, ou alors fin saoul et à poil, « mais fais gaffe à tes dents trop blanches ». Il est aussi dans mes romans, une part de mon Lefort, il m’a fait découvrir la Passe-relle Bankovsky et les soirées des caves, quand parler arts libres était encore interdit sans cooptation. C’est vrai que je suis fasciné par le monde slave, ni orien-tal ni occidental, il est au cœur de mes écrits, surtout parce que je ne me suis jamais senti accepté, toujours regardé comme un étranger.

…Et en même temps, on sent que ce roman se démarque des précédents ?

Ce roman commence par les souvenirs de Gun-ther enfermé à 14 ans à Auschwitz. Il en parle à Berlin Est, après cinquante ans de dictature communiste. Il craint que la mémoire soit déjà effacée. J’ai voulu ex-pliquer la manipulation de la mémoire pour le gavage des élites aveugles, ce mécanisme éternel qui porte au populisme et à la guerre. Le mythe de la paix univer-selle hérité de la chute du Mur est mort, aucun poli-tique ne le voit aussi clairement qu’un romancier.

Vous êtes un spécialiste de la Guerre Froide, votre livre débute d’ailleurs lors de la chute du mur de Berlin. Après la fin de l’URSS cer-tains ont parlé de Fin de l’Histoire, suivie pendant quelques années d’un monde unipo-laire dominé par les démocraties libérales. Aujourd’hui, les États-Unis semblent affai-blis, des nouvelles puissances émergent et le populisme s’agite de nouveau. Le Retour de l’Histoire, pour un écrivain adepte du thril-ler, c’est du pain béni ?

La théorie de Francis Fukuyama ne tenait pas le lendemain de son écriture. Je préfère prendre à contre-pied celle de Lucien Febvre qui théorisait (déjà !) en 1956, « l’Histoire, c’est la Paix ». J’ai ruminé longtemps mon « La paix n’a pas d’histoire, la paix n’a ni frontière ni réfugiés ». Le retour de l’Histoire est tout simplement la conclusion de la perte, par les générations actuelles de la connaissance précise des mécanismes historiques. Quand on commence à résumer, caricaturer, oublier, alors tout est permis. Ma fonction d’écrivain, on peut parler de vocation tant elle est naturelle, serait que mes lecteurs sortent de mes romans avec une autre vue, un sourire, un pincement au cœur à savoir qu’ils peuvent agir sur l’histoire plus que les stratèges et les lobbies.

«ma fonction d’écrivain serait que mes lecteurs sortent de mes romans avec une autre vue, un sourire, un pincement au coeur à savoir qu’ils peuvent agir sur l’histoire plus que les stratèges et les lobbies.»

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Vladimir Poutine est un personnage récur-rent de vos romans. Mettre en scène une personne réelle, connue du grand public comme Poutine, est-ce que c’est jouissif ou au contraire une contrainte supplémentaire, celle de ne jamais trop s’éloigner de la réali-té ? Que dirait Poutine s’il lisait votre livre ?

Mais Poutine lit mes livres ! Je les envoie tous à l’ambassade depuis toujours. J’ai même rencontré en 2004 l’ambassadeur avec Vladimir Volkoff. Poutine est un personnage de roman, mais je le décrie loin de la légende qui l’entoure d’homme arrivé au pouvoir par coup de chance. Je ne crois pas au grand ennemi, je fais dire à mon héros, le général Carignac que seuls les espions vivent et meurent sur les frontières, face à face, souvent le même pied posé en territoire ennemi. Par l’effet de miroir, ils le posent à l’opposé.

La Russie occupe une place centrale dans votre œuvre. Quel est votre sentiment sur les relations entre l’occident et la Russie, à l’heure actuelle ? Qu’est-ce qui fait que 30 ans après la chute de l’URSS, on en soit revenu à une situation d’affrontement ?

J’ai compris en 2000 que le sentiment de victoire de la Guerre froide de la part des Occiden-taux était aussi désastreux que celui des Français vis-à-vis de l’Allemagne dans les années 30. Invité chez un général russe, il me fit visiter son bureau dans lequel était accroché un étendard tsariste et celui d’un régiment soviétique. Il remarqua mon étonnement et m’expliqua qu’ils – les forces de sécurité – avaient fait la révolution de 90. Au lieu de foncer en 90 pour offrir notre aide à la reconstruc-tion, d’ouvrir l’Europe à la chrétienté slave, nos di-plomates ont regardé s’effondrer l’URSS en espérant qu’ainsi la paix devenait éternelle.

Dans votre livre, un ministre français se révèle être complètement cornaqué par les services secrets russes. Ce genre de compromission, à un tel niveau de responsabilité, c’est possible ?

Avez-vous remarqué qu’en France nous n’avons pratiquement jamais de traîtres démasqués ? Pourtant, ceux qui étaient traités en 1990 ont juste 30 ans de plus. Ils ont fait carrière, ils sont des notables, et le SVR ou le FSB ont toujours leurs dossiers bien alimentés. Il n’est pas farfelu de penser qu’ils ont reçu la visite d’un nouveau traitant avec de

gros dossiers sous les bras quand les Services russes ont terminé leur restructuration.

Il paraîtrait que le Renseignement est un métier de Seigneur. Pourtant beaucoup de vos personnages traînent une forme de mé-lancolie, voire de tragédie…

Le maître-espion a besoin d’une vision d’en-semble pour comprendre et manipuler son réseau au-delà des notions de bien et de mal qu’il a apprises, déjà parce que les nôtres ne sont comprises que d’une minorité. J’ai imaginé – en romancier – que la contrepartie était l’abandon d’une partie de son âme.

A contrario, un des personnages principaux de Nous étions une frontière, le général Carignac, est une sorte d’éminence grise joyeuse. Il jongle avec les morts, les peuples, et même ses propres hommes. Pourtant, à la différence des autres, c’est un Démocrite, un être débonnaire qui ne sombre jamais dans l’amertume.

Carignac n’est pas un surhomme, sinon il ne verrait pas le monde avec autant d’humour. C’est justement cet état d’âme qui fait de lui le personnage principal de ce roman.

Un Carignac dans la vraie vie, c’est possible ?

Je connais Carignac. Il est à l’origine un per-sonnage réel qui me permet de donner une vie à mon personnage. Il est fait d’expériences, d’abné-gation et de refus du commun. Bien entendu, mon général a dépassé l’original, il a acquis cette dose d’immortalité qui fait de lui un héros manipulé par son créateur pour servir mes récits. Je l’aime mieux avec les imperfections que je lui crée qu’avec celles que je ne connais pas !

«je suis entre les deux mondes, celui de la russie certaine de son rôle et notre rêve d’une démocratie occidentale qui serait l’exemple parfait d’un paradis sur terre, répandu par notre économie ou nos armées, sans comprendre que nos forces sont des faiblesses pour les autres.»

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Dans le livre, les deux maîtres-espions Ca-rignac et son alter ego Akhmediov se livrent pendant 30 ans un véritable duel, avec leur cerveau –ou presque– pour seules armes. Que pensez-vous des gadgets kitsch et des ex-ploits à la James Bond qui sont parfois utili-sés comme une marque de fabrique ? Existe-t-il une école française du genre ?

C’est intéressant cette question… Elle est peu présente, pourtant dans l’œuvre de Fleming, mais surtout apparaît dans sa filmographie. Elle traduit la fascination de l’école du roman d’espionnage américain pour les outils permettant d’éviter d’expliquer la chute d’un montage – d’un homme — par le facteur humain seul. Il n’y a pas de gadget chez John Le Carré ou Percy Kemp, ces deux écrivains contemporains qui sont les maîtres du genre. Nous nous intéressons plus à la conséquence d’une mort violente qu’au détail de la balle ou du mécanisme qui l’a provoqué.

Une partie du livre se passe en 2019, un fu-tur proche assez apocalyptique : infiltration russe, fin de l’UE, Marine Le Pen présidente sort de l’Otan, signe un accord de défense avec la Russie de Vladimir Poutine pendant qu’un état islamique en pleine expansion conquiert petit à petit l’Espagne. Paris est même attaquée par des avions français ven-dus au Qatar quelques années plus tôt ! Plai-sir d’écrivain ou sincère inquiétude quant à la situation politique française ? L’actualité est-elle en train de vous donner raison ? Quelles sont les probabilités que ça arrive ?

Je pense inévitable le retour, tôt ou tard, du populisme et la fin des idéaux démocratiques issus de l’après-guerre. Cela implique la concurrence, la militarisation des États, la diplomatie de tensions qu’une étincelle peut transformer en guerre. Trump

a réussi là où personne ne l’attendait. J’ai écrit au début de la campagne qu’il gagnerait après avoir vu un reportage de l’ex-équipe du Petit Journal qui montrait cette Amérique oubliée, cette majorité qui n’était pas née dans les grandes métropoles et qui ne rêvait qu’à croire que grâce à un seul homme, il retrouverait la seule décence de promettre un avenir meilleur à leurs enfants. J’ai eu ce sentiment – et j’en ai fait part – avant les révolutions du Maghreb, ces clans riches et vieux qui refuseraient de mourir pour un pays, alors que leurs vies, leurs immenses richesses étaient chez nous. Idem pour la Syrie, ce clan jeune et qui risquait de tout perdre en ne se battant pas jusqu’à la mort. Nos politiques ne voyaient qu’une grande cause universelle de démocratie, pas la réalité dans laquelle ces pays s’enfonceraient dans la guerre. Marine Le Pen a gagné le jour où elle a imaginé sa vague « bleu Marine ». Elle parle aux oubliés de nos élites, ils sentent qu’ils ont un rôle à jouer dans sa ré-volution. Je veux décrire un mécanisme, plus qu’un point de vue politique, une horlogerie de la révolte qui existe depuis que Caïn a créé la cité.

Pour finir en musique, Nous étions une fron-tière est aussi très marqué par le Jazz. Qu’est-ce que la chute du mur de Berlin, l’apocalypse nucléaire et Chet Becker ont en commun ?

Le jazz est la seule religion qui permettrait de sauver la paix, j’en suis si conscient que je suis prêt à prendre les armes au moindre son d’un violon classique. Ai-je bien répondu ? •

nous étions une frontièrep at r i c k d e f r i b e rg

French Pulp éditions15 mars 201718,99€ | 460 pages

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Grâce à des intrigues haletantes et sa connaissance pointue du milieu du Renseignement, Patrick de Friberg (1964) construit depuis deux décénnies une oeuvre romanesque unique en son genre. Sa capacité à traiter des sujets d’actualité a suscité auprès du public un regain d’intérêt pour le roman d’espionnage, et fait de lui une figure originale du thriller français.

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